Une avant-garde populaire? Musique rock, (post)modernisme et culture de masse

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1 Une avant-garde populaire? Musique rock, (post)modernisme et culture de masse 1 Christophe Den Tandt Université Libre de Bruxelles 2007 1. Musique rock et avant-garde : le mariage de John et Yoko Backbeat (1994), un film de Iain Softley, offre une description romancée d’un moment clé de la carrière des Beatles. 2 En 1960, les musiciens, sous contrat dans un club de Hambourg, se lièrent d’amitié avec deux jeunes beatniks allemands, Astrid Kirchherr et Klaus Voorman. Selon le film, cette rencontre déclencha une fascination mutuelle: d’un côté l’énergie de jeunes prolétaires anglais nourris de musique populaire américaine; de l’autre, deux européens passionnés d’art moderne. En réalité, les profils socioculturels des musiciens et de leur deux amis étaient moins incompatibles qu’on ne le supposerait: Stuart Sutcliffe, alors bassiste des Beatles, était non seulement un fan de rock ’n’ roll mais aussi un peintre expressionniste abstrait qui, malgré une mort prématurée, s’est acquis la reconnaissance des milieux artistiques britanniques. A court terme, l’esthétique avant-gardiste prônée par Kirchherr et Voorman n’influença que le style capillaire des musiciens: les Beatles abandonnèrent la coupe de cheveu à la Presley qu’ils affichaient jusqu’alors et empruntèrent à Voorman le style géométrisant qui les rendit célèbres pendant les premières années de leur carrière. A plus longue échéance, l’initiation de John Lennon et Paul McCartney à un univers artistique dépassant le périmètre de la culture populaire servit de base aux expérimentations musicales que les Beatles développèrent dans des albums tels que Revolver (1966) et Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967). Cette alliance artistique se concrétisa sur un autre registre lors du mariage de John Lennon avec Yoko Ono, une artiste de l’avant-garde new yorkaise. Backbeat esquisse donc un récit d’origine inédit pour la musique rock des années 1960. Au lieu de se focaliser sur l’appropriation de la musique afro- américaine par des musiciens blancs (un élément qui reste évidemment fondateur), le film attire l’attention sur une coalition culturelle moins souvent mise en lumière: le rock ’n’ roll, soupçonné de simplisme musical et de commercialisme, s’est développé à travers un dialogue avec les avant-gardes modernistes et postmodernistes, et donc avec des pratiques artistiques dotées d’un capital culturel bien plus élevé que ce que la culture de masse du début des années 1960 ne pouvait offrir. 3 Dans cet article, je me propose d’examiner ces interactions entre musique 1 Cet article est paru initialement dans la revue Degrés n° 131-132 (automne-hiver 2007), pp. j 1- j 23. 2 Softley, Iain (réal.), Backbeat, Channel Four Films/Polygram Entertainment, 1994. 3 J’utilise ici la périodisation anglo-américaine de l’art expérimental du vingtième siècle, qui distingue la période moderniste (de 1890 à la deuxième guerre mondiale) de la période postmoderniste (des années 1960 jusqu’au présent). Voir Bradbury, Malcolm, et Macfarlane, James, «The Name and Nature of Modernism», in Bradbury, Malcolm, et Macfarlane, James (éds.), Modernism, Harmondsworth, UK, Penguin Books, 1976, pp.19-55; Hassan, Ihab, The Postmodern Turn: Essays

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Une avant-garde populaire?

Musique rock, (post)modernisme et culture de

masse1

Christophe Den Tandt

Université Libre de Bruxelles

2007

1. Musique rock et avant-garde : le mariage de John et Yoko

Backbeat (1994), un film de Iain Softley, offre une description romancée d’un

moment clé de la carrière des Beatles.2 En 1960, les musiciens, sous contrat dans

un club de Hambourg, se lièrent d’amitié avec deux jeunes beatniks allemands,

Astrid Kirchherr et Klaus Voorman. Selon le film, cette rencontre déclencha une

fascination mutuelle: d’un côté l’énergie de jeunes prolétaires anglais nourris de

musique populaire américaine; de l’autre, deux européens passionnés d’art

moderne. En réalité, les profils socioculturels des musiciens et de leur deux amis

étaient moins incompatibles qu’on ne le supposerait: Stuart Sutcliffe, alors bassiste

des Beatles, était non seulement un fan de rock ’n’ roll mais aussi un peintre

expressionniste abstrait qui, malgré une mort prématurée, s’est acquis la

reconnaissance des milieux artistiques britanniques. A court terme, l’esthétique

avant-gardiste prônée par Kirchherr et Voorman n’influença que le style capillaire

des musiciens: les Beatles abandonnèrent la coupe de cheveu à la Presley qu’ils

affichaient jusqu’alors et empruntèrent à Voorman le style géométrisant qui les

rendit célèbres pendant les premières années de leur carrière. A plus longue

échéance, l’initiation de John Lennon et Paul McCartney à un univers artistique

dépassant le périmètre de la culture populaire servit de base aux expérimentations

musicales que les Beatles développèrent dans des albums tels que Revolver (1966)

et Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967). Cette alliance artistique se

concrétisa sur un autre registre lors du mariage de John Lennon avec Yoko Ono,

une artiste de l’avant-garde new yorkaise.

Backbeat esquisse donc un récit d’origine inédit pour la musique rock des

années 1960. Au lieu de se focaliser sur l’appropriation de la musique afro-

américaine par des musiciens blancs (un élément qui reste évidemment fondateur),

le film attire l’attention sur une coalition culturelle moins souvent mise en lumière:

le rock ’n’ roll, soupçonné de simplisme musical et de commercialisme, s’est

développé à travers un dialogue avec les avant-gardes modernistes et

postmodernistes, et donc avec des pratiques artistiques dotées d’un capital culturel

bien plus élevé que ce que la culture de masse du début des années 1960 ne pouvait

offrir.3 Dans cet article, je me propose d’examiner ces interactions entre musique

1 Cet article est paru initialement dans la revue Degrés n° 131-132 (automne-hiver

2007), pp. j 1- j 23. 2 Softley, Iain (réal.), Backbeat, Channel Four Films/Polygram Entertainment,

1994. 3 J’utilise ici la périodisation anglo-américaine de l’art expérimental du vingtième

siècle, qui distingue la période moderniste (de 1890 à la deuxième guerre

mondiale) de la période postmoderniste (des années 1960 jusqu’au présent). Voir

Bradbury, Malcolm, et Macfarlane, James, «The Name and Nature of Modernism»,

in Bradbury, Malcolm, et Macfarlane, James (éds.), Modernism, Harmondsworth,

UK, Penguin Books, 1976, pp.19-55; Hassan, Ihab, The Postmodern Turn: Essays

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rock et avant-garde. La discussion se limitera à vingt années de production

musicale, du milieu des années 1960 au milieu des années 1980. La période ainsi

définie débute avec les premiers échanges entre rock et avant-garde et couvre deux

cycles de création culturelle significatifs.

L’interface du rock et de l’avant-garde est abordée ici sous une double

perspective. Elle peut en effet être décrite dans un premier temps comme un pur

phénomène intertextuel — un jeu d’appropriation stylistique qui, du point de vue

d’un public acquis à l’expérimentation moderniste, pourrait ressembler à une pose

ou un effet de mode. J’aimerais cependant privilégier une hypothèse qui affecte

plus profondément la structure du domaine musical en question. Un segment

important de la musique rock a joué le rôle de ce que l’on pourrait appeler une

avant-garde populaire. Ce terme délibérément paradoxal désigne une pratique

artistique qui intègre dans les canaux de médiation de la culture de masse les

expérimentations esthétiques des avant-gardes (post)modernistes, brisant ainsi le

carcan élitiste de l’art expérimental du XXe siècle. Comme le dit John Cooper

Clarke, un poète anglais lié au mouvement punk, le rock a permis aux membres de

la classe ouvrière «d’accéder à des domaines tels que le surréalisme ou dada».4 Par

là même, il a rempli une des fonctions principales attribuées aux avant-gardes

postmodernes: la vulgarisation de l’expérimentation moderniste.5 Ce modernisme

vulgarisé ne s’est pas cantonné aux pratiques esthétiques: il s’est aussi fait sentir

dans la modification des styles de vie. La musique rock — comme, avant elle, le

jazz et l’art moderne en général — a permis la création de nouveaux

positionnements dans le champ social.

2. Avant-gardes psychédélique, Postpsychédélique, Punk, postpunk

Si l’on se risque à une périodisation du rock expérimental, quatre moments

principaux se dessinent entre les années 1960 et 1980: les périodes psychédélique,

postpsychédélique, punk et postpunk. La première couvre la deuxième moitié des

années 1960. On peut lui donner comme origine le moment où Bob Dylan se

convertit à la musique électrique (1965), et comme fin la mort de Jimi Hendrix

(1970). À part Dylan et Hendrix, les musiciens les plus connus qui y ont contribué

sont les Beatles, The Jefferson Airplane, Frank Zappa, The Grateful Dead, The

Doors, The Velvet Underground ou Pink Floyd à leurs débuts. Ces années

fondatrices ont vu s’affirmer la revendication d’un rock «progressif» ayant pour

but l’expérimentation musicale et scénique. L’époque postpsychédélique s’étend de

1970 jusqu’à l’apparition du punk vers 1975. Elle comprend des musiciens tels que

Pink Floyd dans sa maturité, Genesis, Yes, Emerson Lake and Palmer, Supertramp,

ou, selon les morceaux, Led Zeppelin.6 Comparé à l’atmosphère aventureuse de la

fin des années 1960, le postpsychédélisme représente un moment de stabilisation et

de professionnalisation — une forme de néoclassicisme. Ce n’est pas un hasard si

cette génération de musiciens a pris comme modèle la musique dite sérieuse, et

notamment la virtuosité des instrumentistes classiques. Ironiquement, malgré son

académisme affiché, le postpsychédélisme constitue une période de cooptation

commerciale: il marque le moment où le rock à prétention artistique devient un

produit de consommation de masse.

in Postmodern Theory and Culture, Columbus: Ohio State University Press, 1987,

pp.46-83, 91-92. 4 Clarke, John Cooper, «Interview», The New Musical Express, 7 juillet 1979, p.31,

citation traduite par Christophe Den Tandt. 5 Voir Hassan, Ihab, The Postmodern Turn, p.41, pp.91-95.

6 Le néologisme «postpsychédélique» me semble plus précis d’un point de vue

musical et chronologique que d’autres termes — art rock, rock progressif, ou

musique planante — qui ont été utilisés pour désigner cette période de la musique

populaire.

3

En revanche, les groupes punk (Iggy and the Stooges, The Damned, The

Ramones, The Sex Pistols, The Clash, Buzzcocks) opposèrent au

professionnalisme postpsychédélique une pratique musicale brute, énergique et en

principe accessible à des musiciens sans expérience préalable. Comme le dit Paul

Weller, chanteur et guitariste des groupes postpunk The Jam et The Style Council,

le but du punk était de «jeter» la mythologie et le style de vie du rock ’n’ roll «par

la fenêtre».7 Cette période d’énergie intense fut brève (de 1975 à 1977 en Grande

Bretagne). De par son caractère nihiliste, le punk n’avait pas pour vocation de

léguer un corpus musical à la postérité. Sa dynamique est en cela semblable au

dadaïsme. Le critique rock anglais Simon Reynolds souligne que le mouvement

prit fin, paradoxalement, avec la commercialisation du premier album des Sex

Pistols, le groupe phare de la scène punk britannique.8 Le postpunk, plus

constructif, s’est développé de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années

1980, avec des groupes tels que Public Image Ltd., Television, Devo, Wire, The

Talking Heads, XTC, Siouxsee and the Banshees, Joy Division, Cabaret Voltaire,

ou The Cure. Au contraire du postpsychédélisme, le postpunk ne s’est pas profilé

comme un avatar commercial du mouvement qui le précédait. John Lydon,

chanteur successivement des Sex Pistols et de Public Image Ltd., déclarait en 1978

que les groupes postpunk, comme les punks eux-mêmes, désiraient «changer le

business de la musique», mais «de manière plus habile, cette fois-ci»9 — c’est-à-

dire avec des meilleures capacités de résistance face à la cooptation médiatique. Si

certains groupes postpunk atteignirent le statut de vedettes (U2, The Cure), la

plupart ne quittèrent jamais le périmètre de la musique alternative.

Une telle périodisation, forcément schématique, ne rend pas compte des

continuités créatrices qui se sont développées indépendamment des limites des

mouvements successifs. Frank Zappa, associé au mouvement psychédélique, était

déjà actif en tant que musicien depuis la fin des années 1950. De même, en pleine

normalisation postpsychédélique, des musiciens tels que Robert Fripp, Brian Eno,

Gavin Bryars ou The Residents ont assuré la persistance de projets véritablement

novateurs. Les mêmes continuités caractérisent les structures qui sous-tendent la

création musicale — maisons de disque, producteurs, réseaux de distribution,

animateurs radio. La maison de disque Virgin, au début des années 1970,

commercialisait les productions postpsychédéliques de Mike Oldfield. A la fin de

la décennie, Virgin signa un grand nombre de groupes punk et postpunk (The Sex

Pistols, XTC, Magazine), défendant ainsi une musique en principe incompatible

avec ses premières productions. John Peel, l’animateur radio de la BBC spécialisé

en rock alternatif, aida à lancer la carrière de dizaines de groupes depuis le

psychédélisme jusqu’au milieu des années 1980. Il serait donc plus exact de dire

qu’à partir du milieu des années 1960, certains musiciens ont créé une position

inédite dans le champ culturel — la possibilité de pratiquer un rock expérimental

—, et que cette pratique fut réactivée avec plus ou moins d’assiduité par diverses

personnalités ou institutions pendant les décennies ultérieures.

Le développement chronologique interne de la musique rock doit, dans

notre perspective, être également inscrit dans le champ plus vaste du

postmodernisme. Nous verrons en effet que l’évaluation de l’impact artistique de la

musique rock est étroitement liée aux débats portant sur les avant-gardes

postmodernes. Il y a en fait deux manières de décrire les rapports du rock à ce

contexte culturel. D’une part, les premiers théoriciens du postmodernisme ont

7 Weller, Paul, «Interview», The New Musical Express, 25 décembre 1982, p.34,

citation traduite par Christophe Den Tandt. 8 Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again: Postpunk, 1978-1984, London,

Faber and Faber, 2005, p.5, citation traduite par Christophe Den Tandt. 9 Lydon, John, «Interview», The New Musical Express, 23 décembre 1978, p.22,

citation traduite par Christophe Den Tandt.

4

inclus l’ensemble du rock expérimental dans ce mouvement, car, en tant que

musique de masse à prétentions artistiques, il remplissait l’ambition postmoderne

de brouiller la frontière entre culture élitiste et populaire.10

D’autre part, il est plus

prudent de réserver le label postmoderne aux développements de la musique rock

— le punk et le postpunk — dont les pratiques sont spécifiquement semblables aux

manifestations du postmodernisme dans d’autres domaines (littérature, cinéma).

C’est d’ailleurs seulement dans les années 1980 que le terme postmoderne est entré

dans le discours de la musique rock, désignant soit la scène alternative postpunk,11

soit, dans un sens péjoratif, les vedettes de la culture vidéo des années 1980.12

3. Le rock expérimental comme art méta-industriel

S’il paraît simple de reconstituer le récit historique du rock expérimental, la

légitimité esthétique de cette pratique musicale semble moins facile à établir. Le

concept paradoxal d’avant garde populaire s’expose aux objections non seulement

des défenseurs du modernisme artistique mais aussi, de manière peut-être plus

surprenante, des musiciens rock et de leur public. Il règne en effet dans le champ

de la musique populaire elle-même une ambivalence, sinon une suspicion, vis-à-vis

de l’expérimentation artistique. D’un côté, les pratiques avant-gardistes semblent

découler de l’éthos de rébellion qui caractérise le rock depuis ses débuts.13

Le rock,

comme plusieurs critiques académiques l’ont remarqué, poursuit ce que Gilles

Deleuze et Félix Guattari appellent des «lignes de fuite» — un désir

d’émancipation infini.14

Dans un contexte qui en principe interdit d’interdire, les

musiciens se doivent de pratiquer des appropriations transgressives — des

emprunts à des domaines artistiques radicalement extérieurs à leur pratique

musicale initiale. C’est au nom de cet esprit d’émancipation que les Beatles —

dans «Love You To»15

et «Tomorrow Never Knows»16

— s’approprient les

instruments et les mélodies du raga indien, et qu’ils introduisent dans «Penny

Lane»17

un solo de trompette inspiré des concertos brandebourgeois de Jean

Sébastien Bach. Le même geste de transgression incite Frank Zappa et Captain

Beefheart à s’inspirer de la musique sérielle ou à adopter les stratégies dadaïstes de

l’anti-art.18

Cependant, ces gestes de transgression coexistent avec une thématique de

l’authenticité et du respect de la tradition, donnant voix à ce que Deleuze et

10

Voir Hassan, Ihab, The Postmodern Turn, p.41, p.94; Jameson, Fredric,

«Postmodernism and Consumer Society», in Foster Hal (éd.), The Anti-Aesthetic:

Essays on Postmodern Culture, Port Townsend, US, Bay Press, 1983, p.112. 11

Vers la fin des années 1980, MTV USA diffusait un programme intitulé

Postmodern MTV, consacré aux nouveautés du rock alternatif. 12

Voir Goodwin, Andrew, «Popular Music and Postmodern Theory», Cultural

Studies, vol. 5, no. 3, octobre 1991, pp.174-190; Goodwin, Andrew, «Music Video

in the (Post)Modern World», Screen, vol. 28, no. 3, été 1987, pp.36-55. 13

Voir Grossberg, Lawrence, We Gotta Get Out of This Place: Popular

Conservatism and Postmodern Culture, New York, Routledge, 1992, pp.178-79;

Pratt, Ray, Rhythm and Resistance: The Political Use of American Popular Music,

Washington, Smithsonian Institution Press, 1990, pp.139-40. 14

Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille plateaux: Capitalisme et Schizophrénie

2, Paris, Minuit, p.15. Voir aussi Grossberg, Lawrence, We Gotta Get Out of This

Place, pp.48-53. 15

Beatles, The, «Love You To», in Revolver, London, EMI, 1966, LP PMC 7009. 16

Beatles, The, «Tomorrow Never Knows», in Revolver, London, EMI, 1966, LP

PMC 7009. 17

Beatles, The, «Penny Lane», in Magical Mystery Tour, Parlophone, 1967, CDP 7

48062 2. 18

Voir Miles, Barry, Frank Zappa, London, Atlantic Books, 2004, pp.24-25.

5

Guattari appellent le désir de «reterritorialisation» — la volonté d’ordre et de

clôture.19

Dès les années 1960, musiciens et journalistes ont définit certains champs

musicaux — le blues, le folk, la country and western — comme sources

privilégiées, sinon exclusives du rock, donc comme des domaines garantissant le

plus haut degré d’authenticité musicale. Intégrer d’autres influences — musique

classique ou contemporaine, musiques dites ethniques ou «du monde» — semble

dans cette perspective un égarement. Le premier album du groupe anglais Dire

Straits exprime clairement ce traditionalisme: ses chansons glorifient des styles du

passé («Sultans of Swing»)20

ou décrivent l’expérimentalisme artistique comme

une pose élitiste qui relègue dans l’ombre le travail des véritables artisans de l’art

(«In the Gallery»).21

La musique de Dire Straits, toute en virtuosité contrôlée,

incarne cet idéal artisanal. Dans un tout autre registre, les musiques les plus

violentes de la scène rock (heavy metal, punk) utilisent leur propre radicalisme

comme critère d’authenticité: les textures sonores brutes et intenses servent de

signes naturels d’un esprit de révolte qui est dépeint comme l’essence même du

genre, toujours en passe d’être trahi par un relâchement ou une hybridisation.

Au contraire des deleuziens, je ne crois pas qu’il faille condamner par

principe ces revendications d’authenticité: le désir de reterritorialisation manifeste

une aspiration légitime des musiciens à stabiliser la position qu’ils occupent dans le

champ culturel. En particulier, elles sous-tendent les mécanismes permettant à la

musique de structurer sa mémoire et ses critères de canonicité — mécanismes

auxquels l’art canonique (y compris expérimental) fait d’autre part massivement

appel.22

L’essentiel, du point de vue de la recherche, est d’être attentif à la

dynamique complexe d’un champ qui affirme simultanément sa volonté

émancipatrice et son attachement à une tradition. Cette complexité est perceptible,

par exemple, dans le geste par lequel les musiciens anglais du début des années

1960 (The Rolling Stones, The Animals, The Who) s’approprièrent le rhythm ’n’

blues américain (Muddy Waters, Elmore James, Bo Diddley). D’une part, il

s’agissait d’un acte de transgression privilégiant une musique ignorée tant par le

public britannique que par le public blanc américain. D’autre part, on y décèle une

revendication d’authenticité célébrant une tradition dépeinte comme porteuse de

valeurs éternelles.

Les partisans du haut modernisme (l’art expérimental élitiste) se sont

montrés, on s’en doute, infiniment plus sceptiques que les fans de rock quant au

potentiel d’expérimentation artistique des produits de l’industrie de la culture. Je ne

peux retracer ici les relations complexes qui opposent — mais aussi relient —

modernisme et culture populaire.23

Rappelons seulement que des artistes et

théoriciens majeurs du modernisme ont mesuré l’intégrité de l’art moderne en

partie par le fait que celui-ci parvenait à se couper radicalement de la culture de

masse. Theodor Adorno, un théoricien moderniste marxiste, fondateur de l’Ecole

de Francfort, a critiqué cette massification de la culture de manière aussi brillante

que peu nuancée. Prenant comme exemple la musique commerciale américaine des

années 1940, qu’il appelle péjorativement et abusivement «jazz»,24

Adorno

19

Deleuze, Gilles, et Guattari, Félix, Mille plateaux, p.17. 20

Dire Straits, «Sultans of Swing», in Dire Straits, Vertigo/Phonogram LP 6360

162, 1978. 21

Dire Straits, «In the Gallery», in Dire Straits, Vertigo, 1978, LP 6360 162. 22

Voir Den Tandt, Christophe, «Men at Work: Musical Craftsmanship, Gender,

and Cultural Capital in the Classic Rock Canon», in Christophe Den Tandt (éd.),

Reading Without Maps? Cultural Landmarks in a Post-Canonical Age: A Tribute

to Gilbert Debusscher, Bruxelles, P.I.E. - Peter Lang, 2005, pp.379-400. 23

Voir Jameson, Fredric, «Postmodernism and Consumer Society», pp.111-13 24

Adorno, Theodor W., «On Popular Music», in Storey, John (éd.), Cultural

Theory and Popular Culture: A Reader, New York, Harvester, 1994, p.208.

6

démontre que l’industrie de la culture est dominée par une logique complémentaire

de «standardisation»25

et de «pseudo-individualisation».26

Les grands succès du

«jazz», selon Adorno, ramènent inévitablement le public vers la même expérience

familière.27

Cependant, afin de préserver un semblant de créativité individuelle, ces

morceaux doivent camoufler leur propre standardisation. Pour ce faire, ils font

appel à des arrangements «audacieux», des notes «inquiètes», «sales», ou

«fausses»28

qui ne remettent pourtant pas en question l’homogénéité machiniste de

leur mode de production. Ce jeu entre norme commerciale et pseudo-transgression

a pour but de renforcer le ciment social:29

la culture de masse n’ignore pas

l’aspiration à la nouveauté, mais elle subordonne celle-ci à la satisfaction de rester

toujours en terrain sûr.30

Au contraire, les artistes qu’Adorno admire — les

musiciens modernistes de l’Ecole de Vienne, par exemple — n’hésitent pas à

mettre en danger la perfection de leur style par une confrontation avec l’expression

chaotique de la souffrance.31

Leur recherche d’une dissonance radicale fait

apparaître une vérité négative qui, pour Adorno, a valeur de jugement critique par

rapport au système social.32

Les arguments d’Adorno interpellent non seulement la musique populaire,

mais aussi l’ensemble du postmodernisme. Dans les années 1970, lorsque ce terme

fut introduit dans le vocable académique des pays anglophones, une controverse se

développa quant à la valeur des pratiques artistiques auxquelles il pouvait

s’appliquer. Les défenseurs du nouveau mouvement affirmaient que les avant-

gardes des années 1960 et 1970 présentaient un caractère ouvert et ludique qui leur

conférait l’attrait d’un expérimentalisme démocratique, contrebalançant l’élitisme

des grands artistes modernes. C’est précisément en raison de son caractère

spontanéiste que «le mouvement Hippie ... Woodstock [et] la musique rock»

étaient cités comme des pratiques emblématiques de la postmodernité.33

Au

contraire, dans les années 1960 et 1970, les partisans du modernisme élitiste —

Hilton Kramer, Daniel Bell — se rangeaient au point de vue d’Adorno: ils

affirmaient que les avant-gardes postmodernes n’offraient qu’une version abâtardie

des mouvements novateurs du début du 20e siècle.

34

Le débat prit un tour nouveau au milieu des années 1980, quand le

postmodernisme, initialement compris comme un nouveau stade de l’avant-garde,

fut redéfini comme étant la culture de la société de l’information.35

Il fallait donc

déterminer s’il était possible de discerner une valeur esthétique ou critique dans des

pratiques artistiques qui se compromettent constamment avec les structures de

médiation technologiques du capitalisme. Les vidéos musicales, qui connurent un

25

Ibidem, p.205. 26

Ibidem, p.208. 27

Ibidem, p.203. 28

Ibidem, p.209. 29

Ibidem, p.212. 30

Ibidem, p.209. 31

Voir Adorno, Theodor W., et Horkheimer, Max, Dialectic of Enlightenment,

London, Verso, 1997(1944), p.130. 32

Ibidem. 33

Hassan, Ihab, The Postmodern Turn, p.42, citation traduite par Christophe Den

Tandt. 34

Voir Hassan, Ihab, The Postmodern Turn, pp.217-18; Jameson, Fredric,

«Theories of the Postmodern», in Postmodernism, Or, The Cultural Logic of

Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991, p.57, p.61. 35

Voir Jameson, Fredric, «Postmodernism, or the Cultural Logic of Late

Capitalism», New Left Review, vol. 146, no. 2, 1984, pp.59-92; Baudrillard, Jean,

Simulacres et Simulations, Paris, Editions Galilée, 1981, pp.9-68; Baudrillard,

Jean, Amérique, Paris, Grasset, 1986, pp.31-33.

7

développement spectaculaire avec la création de MTV en 1981, semblaient

incarner de manière caricaturale ce positionnement paradoxal de la culture

postmoderne. Une étude célèbre d’E. Ann Kaplan décrit le clip musical comme un

genre qui, dans un format intégralement soumis à la standardisation industrielle,

fait un recours constant aux procédés supposément novateurs du cinéma

moderniste.36

Les vidéos poussent donc à l’extrême la fusion entre culture

populaire, expérimentation artistique et capitalisme globalisé. Elles incarnent par là

même le cauchemar d’Adorno: la popularisation de l’avant garde par les canaux du

consumérisme.

Les vidéos musicales dépassent l’horizon de la présente étude. Cependant,

certaines observations formulées par Kaplan à leur égard peuvent être transposés

aux stades antérieurs du développement de la culture rock, donc à des époques où

pratiques musicales et normes industrielles étaient moins intimement fusionnées.

L’essai de Kaplan suggère en effet qu’il serait erroné de considérer les médiations

technocapitalistes comme un facteur externe à la dimension culturelle du rock

expérimental. On ne peut attendre de ce dernier qu’il rivalise avec des auteurs tels

que James Joyce, Marcel Proust ou Virginia Woolf, qui ont réussi à conquérir une

position autonome dans le champ littéraire. Au contraire, la contribution culturelle

majeure du rock expérimental a été d’ordre méta-industriel ou métacommercial: le

rock, comme l’écrit le sociologue de la musique populaire Simon Frith, «effectue

une critique de ses propres moyens de production».37

Il offre le spectacle de

négociations complexes entre contraintes industrielles et ambitions artistiques. Ces

transactions se jouent à deux niveaux. D’une part, elles concernent le statut que les

musiciens occupent dans l’industrie de la culture, en particulier leur relation vis-à-

vis des maisons de disque et des réseaux de distribution (travaillent-ils ou -elles

pour des labels indépendants ou pour des multinationales de la culture?). D’autre

part, dans leur dimension artistique, ces négociations déterminent la manière dont

les musicien(e)s peuvent s’approprier, subvertir, ou même abandonner les formats

de la musique commerciale (longueur des morceaux, texture sonore, choix entre

musique instrumentale ou vocale, thématique des textes).

C’est sous cette logique qu’il convient de comprendre l’évolution qui mène

du psychédélisme au postpunk. Selon ses ambitions esthétiques explicites, la

musique psychédélique (The Byrds, the Beatles, Jimi Hendrix, The Jefferson

Airplane) cherchait à reproduire l’expérience des drogues hallucinogènes, censées

favoriser une expansion de l’esprit. Sur le plan artistique, ceci amena les musiciens

du milieu de années 1960 à développer un surréalisme populaire — un choix

esthétique qui transparaît dans l’iconographie (affiches, pochettes de disque,

scénographie) et les pratiques musicales (effets sonores simulant les états de

conscience altérés, improvisations). Musiciens et public trouvaient dans le

mouvement d’André Breton le précédent prestigieux d’un courant artistique dont

les membres désiraient transfigurer le réel, y compris à travers l’expérience de la

drogue.38

D’un point de vue historique, le recours au surréalisme s’explique aussi

par l’influence du mouvement Beat (Allen Ginsberg, William Burroughs), encore

actif au début du psychédélisme, et donc à même de transmettre à la nouvelle

36

Voir Kaplan, E. Ann, Rocking Around the Clock: Music Television,

Postmodernism and Consumer Culture, New York, Routledge, 1987, pp.33-48. 37

Frith, Simon, Sound Effects: Youth, Leisure, and the Politics of Rock ’n’ Roll,

New York, Pantheon Books, 1981, p.11, citation traduite par Christophe Den

Tandt. 38

Voir Benjamin, Walter, «Surrealism», Reflections: Essays, Aphorisms,

Autobiographical Writings, New York, Shocken Books, 1978(1966), p.183, p.190;

Balakian, Anne, «Breton and Drugs», Yale French Studies, vol. 50, 1974, pp.95-

107.

8

génération d’artistes une esthétique spontanéiste compatible avec la dimension

libertaire de la musique rock.

Simultanément, ces emprunts à l’avant-garde historique expriment la

revendication d’une pratique artistique libérée des contraintes industrielles. Le

geste par lequel Bob Dylan se convertit à la musique électrique en 1965 illustre

cette dynamique de rupture. Le parcours de Dylan est complexe, il est vrai, car, au

départ, le chanteur se détacha non de l’industrie du disque, mais bien d’une

communauté artistique — la musique folk — qui avait elle-même réussi à s’assurer

un statut d’autonomie dans le champ culturel américain. La résistance au

commercialisme des musiciens folk avait cependant été acquise au prix d’une

orthodoxie sourcilleuse, restreignant le choix de l’instrumentation (musique

acoustique) et des textes (paroles traditionnelles ou politiquement progressistes).39

Dylan s’affranchit de ce carcan pour développer une musique en apparence plus

proche de l’industrie du disque (le public rock, en pleine Beatlemania, était en

pleine croissance), mais qui n’en transgressait pas moins les normes commerciales:

les morceaux électriques de Dylan sont longs, leurs paroles surréalistes ou

symbolistes sont obscures; au contraire des succès habituels du hit parade, ils ne

traitent ni de romances sentimentales ni de rébellion adolescente; leur texture

musicale s’appuie sur une coalition stylistique à l’époque inédite entre folk, blues

et rock ‘n’ roll.40

Quand il défendit ce répertoire sur scène, Dylan dut pendant un an

affronter non seulement le scepticisme de la presse, mais aussi les huées de son

propre public.

De même, mais dans un registre moins conflictuel, la commercialisation de

Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band41

des Beatles (1967), considéré comme le

premier album concept de l’histoire du rock, signale le désir d’échapper au format

fragmentaire du commerce du disque. Au lieu de servir de complément commercial

à un ou plusieurs hit singles, chacun limité à trois minutes, cet album s’impose

comme une oeuvre nécessitant une réception globale, semblable à celle de la

littérature ou de la musique sérieuse. Le poète beat Allen Ginsberg avait déjà perçu

cette ambition chez les Beatles, lorsqu’il remarqua à propos d’«Eleanor Rigby»,42

un morceau antérieur à Sgt. Pepper’s, que les musiciens anglais étaient parvenus à

intégrer un véritable texte de poésie lyrique dans un morceau musique populaire.43

Sur le plan musical, la revendication d’autonomie artistique des musiciens

psychédéliques s’exprima par le déploiement d’une virtuosité instrumentale et

d’une liberté créatrice comparables à celle des musiciens de jazz modernistes

(Charlie Parker, Miles Davis). Avant le psychédélisme, les instrumentistes de la

musique rock étaient tenus de se limiter à de courtes interventions, reprenant

souvent les thèmes du couplet ou du refrain. Jimi Hendrix, le musicien le plus

aventureux de la deuxième moitié des années 1960, s’affranchit de ces normes avec

le plus de panache. Dans ses oeuvres les plus radicales («Moon, Turn the Tides ...

Gently Gently Away»,44

«Voodoo Chile, Slight Return»),45

Hendrix abolit les

39

Voir Marcus, Greil, Invisible Republic: Bob Dylan’s Basement Tapes, London,

Picador, 1998 (1997), pp.21-23. 40

Voir Dylan, Bob, Highway 61 Revisited, CBS, 1966, LP S 62572 CS 9189. 41

Beatles, The, Sgt Pepper’s Lonelyhearts Club Band, Parlophone, 1967, CDP 7

46442 2. 42

Beatles, The, «Eleanor Rigby», Revolver. London, EMI, 1966, LP PMC 7009. 43

Ginsberg, Allen, «Interview», in Espar, David, McCabe, Daniel, Bippart, Vicky

(réals.), «So You Want to Be a Rock and Roll Star», documentaire télévisé, in

Dancing in the Streets: A History of Rock and Roll, cassette VHS, London, BBC

Worldwide, 1998(1996). 44

Jimi Hendrix Experience, The, «Moon, Turn the Tides ... Gently Gently Away»,

in Electric Ladyland, Polydor, 1968, LP 2310270 C 2657-012.

9

distinctions conventionnelles entre couplet et refrain et laisse sa virtuosité

s’exprimer d’un bout à l’autre du morceau.

Enfin, les aspirations à l’autonomie artistique s’exprimèrent par le canal de

la scénographie psychédélique. Les groupes expérimentaux de la fin des années

1960 s’approprièrent la pratique du spectacle total, un programme esthétique

d’origine wagnérienne qui eut une influence décisive sur un grand nombre d’avant-

gardes théâtrale du vingtième siècle.46

Pendant la première décennie du rock ‘n’

roll (1955-65), les concerts suivaient encore la logique du music hall: plusieurs

artistes partaient en tournée et jouaient un répertoire court, visant principalement à

assurer la promotion des singles commercialisés au moment de la tournée. Les

groupes qui se démarquèrent le plus explicitement de cette pratique — The Velvet

Underground aux Etats-Unis, Pink Floyd en Grande Bretagne — le firent dans le

contexte de happenings mettant en jeu des moyens d’expression multiples. En

février 1966, The Velvet Underground entamèrent une collaboration avec Andy

Warhol, qui donna lieu à un spectacle multimédia intitulé «The Exploding Plastic

Inevitable».47

Les membres du groupe y développaient des improvisations

musicales au sein d’une scénographie qui incluait des danseurs, des projections de

diapositives et de films, des éclairages kaléidoscopiques et stroboscopiques, ainsi

que des appels à la participation du public. Quelques mois plus tard, Pink Floyd se

firent un nom au sein de la scène underground londonienne grâce à des concerts qui

mélangeaient des standards du rhythm ‘n’ blues et des improvisations

psychédéliques, et lors desquels les musiciens étaient visuellement recouverts par

des projections d’énormes diapositives kinétiques. La texture mobile de celles-ci,

constituée d’une dispersion de bulles en mouvement, était produite par de l’huile

ou des gels chauffés artisanalement entre deux lames de verre par une lampe à

souder.48

Le passage au postpsychédélisme intervint au moment où les innovations

introduites sur le mode de l’improvisation se révélèrent compatibles avec de

nouvelles pratiques commerciales. Cette transition fut d’autant plus discrète que,

même pendant la deuxième moitié des années 1960, il n’y eut pas de coupure

complète avec l’industrie du disque: Pink Floyd, à leur début, produisirent des

chansons novatrices («See Emily Play»; «Arnold Layne»), mais cependant

assimilables par les palmarès commerciaux. Dans ce contexte, il n’y avait pas lieu

de soupçonner une cooptation honteuse dans le fait que certains albums

(post)psychédéliques — Dark Side of the Moon de Pink Floyd, par exemple (1973)

— se maintiennent dans les hit-parades littéralement pendant des années, offrant

ainsi à l’industrie du disque des ressources de rentabilité inédites pour des produits

pourtant nimbés de l’aura de la contre-culture. Ces oeuvres des années 1970

semblaient mener à la perfection les ambitions esthétiques du psychédélisme: elles

affichaient, une cohérence musicale remarquable, elles offraient aux musiciens la

liberté de développer des compositions quasi-symphoniques et leurs pochettes

servaient de vitrine à des innovations graphiques. De même, lorsque les groupes

postpsychédéliques donnaient des concerts devant des auditoires toujours plus

grands, au moyen de dispositifs d’amplification et de scénographie de plus en plus

45

Jimi Hendrix Experience, The, «Voodoo Chile, Slight Return», in Electric

Ladyland, Polydor, 1968, LP 2310269 D 2657-012. 46

Voir Debusscher, Gilbert, De Decker, Jacques, van Crugten, Alain, «Théâtre», in

Weisgerber, Jean (éd.), Les avant-gardes littéraires du XXe siècle, Vol II,

Budapest, Akadémia Kiadó, 1984, p.838. 47

Voir Heylin, Clinton, From the Velvets to the Voidoids: A Pre-Punk History for

a Post-Punk World, New York, Penguin Group, 1993, p.17. 48

Voir Harris, John, The Dark Side of the Moon: The Making of Pink Floyd’s

Masterpiece, London, HarperCollins, 2005, p.24; Mason, Nick, Inside Out: A

Personal History of Pink Floyd, London, Phoenix, 2005(2004), p.50.

10

impressionnants, ils semblaient développer de manière légitime les innovations de

la fin des années 1960.

C’est précisément dans le développement de la technologie que l’on décèle

la logique économique du processus de professionnalisation qui s’imposa au début

des années 1970. Le mode de production musicale postpsychédélique est une forme

rationalisée des expérimentations développées au milieu des années 1960 entre

autres par les Beatles et leur producteur George Martin lors de la création de Sgt.

Peppers (1967), par les Beach Boys lors de l’enregistrement de Pet Sounds (1966)

ou par Jimi Hendrix lors des sessions d’Electric Ladyland (1968). Pendant ces

années charnières du psychédélisme, les musiciens et leurs producteurs inventèrent

l’enregistrement multipiste et reconnurent la nécessité de se réserver des sessions

de travail bien plus longues que les quelques jours alloués aux albums du début de

la décennie.49

Cependant, ce qui était une aventure créatrice au milieu des années

1960 devint une norme professionnelle quelques années plus tard, quand les studios

les mieux équipés adoptèrent l’enregistrement analogique sur 24 pistes, un outil

superbe techniquement mais nécessitant des investissements énormes. A la même

époque, les tournées prirent l’allure d’expéditions militaires, amenant les musiciens

à se vanter du nombre de semi-remorques requis pour le transport de leur

matériel50

. Cette escalade technologique entraîna une clôture de la profession: seuls

des groupes jouissant d’un soutien financier considérable de la part de leur maison

de disque pouvaient envisager d’enregistrer et de donner des concerts selon des

normes de qualité élevée, considérées maintenant comme allant de soi. Dans une

déclaration célèbre, Robert Fripp, le guitariste de King Crimson, compara la scène

rock du milieu des années 1970 à un troupeau de «dinosaures».51

Fripp décida de

dissoudre provisoirement son propre groupe afin d’échapper à ces contraintes. Sa

réaction confirme que l’autonomie offerte par la scène postpsychédélique avait peu

à voir avec une liberté créatrice en rupture avec la logique économique. Elle

ressemblait plutôt au statut privilégié de travailleurs hautement qualifiés dans une

profession protégée.

Le professionnalisme postpsychédélique fut une des cibles principales de

l’esthétique brute de la musique punk. Pour être plus précis, deux dimensions

concurrentes coexistaient au sein de ce mouvement d’insurrection musicale. D’une

part, dans le contexte de la crise de la fin des années 1970, les punks exprimaient

une revendication d’authenticité — un retour à une musique violente aux accents

prolétariens, supposément plus fidèle à l’essence du rock ’n’ roll.52

D’autre part, le

punk se profilait comme une avant-garde postmoderne, menant ce que l’on pourrait

appeler une guérilla métaculturelle contre l’appareil médiatique. Par des

provocations systématiques — des «machinations»,53

comme le dit Malcolm

McLaren, le manager des Sex Pistols —, les musiciens punk cherchaient à la fois à

mettre en lumière et à contourner les mécanismes des institutions culturelles et

commerciales — maisons de disques, médias, establishment musical

postpsychédélique. Ainsi, la contribution la plus marquante des Sex Pistols n’est

49

Voir Martin, George, «Record Production», in Martin, George (éd.), Making

Music: The Guide to Writing, Performing, and Recording, London, Pan Books,

1983, p.271. 50

Voir Torker, Frank, «Peter Watts, Road Manager interviewed by Frank Torker»,

in Pink Floyd, The Dark Side of the Moon, partition musicale, London, Pink Floyd

Music Publishers, s.d., p.11; Mason Nick, Inside Out: A Personal History of Pink

Floyd, p.210. 51

Hage, Juriaan, «Robert Fripp Interview», 10 février 1999, date de consultation

30 janvier 2007, <http://www.cs.uu.nl/~jur/interviews/fripp.100299.html>. 52

Voir Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again, p.xvii. 53

McLaren, Malcolm, «Interview», The New Musical Express, 9 août 1980, p.26,

citation traduite par Christophe Den Tandt.

11

pas de nature musicale, mais bien d’ordre métamédiatique. Leur musique, comme

celle de beaucoup d’autres groupes punk, a une valeur parodique: par sa simplicité,

elle ridiculise les ambitions artistiques de la génération précédente. De même,

Malcolm McLaren tourna en dérision la pratique des tournées de promotion en

organisant des concerts dans des lieux où l’insuccès du groupe était garanti: au lien

de faire jouer les Pistols à New York, haut lieu du punk américain, McLaren les

envoya dans le sud des USA se mesurer à des publics de country and western et de

heavy metal.54

Dans la même logique, mais avec un résultat inverse, le plus grand

exploit des Pistols consiste à avoir réussi à placer en première place du hit parade

britannique un morceau («God Save the Queen»)55

qui était interdit de diffusion à

la BBC et banni des ventes dans les grandes chaînes de magasins de disques. La

semaine où «God Save the Queen» accédait à la première place — en pleine année

de Jubilé d’Elizabeth II — on pouvait voir, en tête des palmarès affichés par les

grandes surfaces, un espace blanc — révélant par là même la censure qui régissait

l’industrie du disque.56

Le mouvement postpunk émergea à la fin des années 1970 lorsque des

musiciens liés à la scène punk désirèrent développer une pratique expérimentale

qui aille au delà de la simple provocation, mais qui tienne cependant compte de la

critique de l’establishment musical élaborée par leurs prédécesseurs immédiats. Les

groupes postpunk adoptèrent donc un positionnement vis-à-vis de l’industrie du

disque que l’on peut qualifier d’interstitiel ou d’alternatif, compatible avec le

discours postmoderne qui favorise les structures fluides et minoritaires.57

Dans de

nombreuses interviews, les musiciens postpunk expriment le désir d’échapper aux

catégorisations commerciales: Howard Devoto, chanteur de Magazine, déclara

n’avoir jamais eu «le sentiment d’appartenir à la scène rock»,58

un positionnement

revendiqué également par Daniel Miller, manager du label postpunk Mute

Records.59

Sur le plan musical et iconographique, la méfiance des musiciens

postpunk envers la machine promotionnelle et leur refus du professionnalisme les

amenèrent à produire une musique minimaliste et ironique, et à cultiver une image

publique discrète, en retrait des manifestations habituelles du vedettariat.60

«Nous

n’avons pas d’image», reconnaissait Robert Smith, chanteur de The Cure en 1979,

quelques années avant que le groupe ne devienne une des attractions les plus

populaires des années 1980.61

Ce parti pris d’impersonnalité se remarque sur les

pochettes des quatre premiers albums de The Cure: celles-ci n’affichent que des

photographies graphiquement brouillées, qui rendent les musiciens visuellement

inidentifiables et inversent donc la fonction publicitaire habituelle de ces images.62

54

Voir Thomson, Hugh, Smith, Yvonne, Letts, Don (réals.), «No Fun»,

documentaire télévisé, in Dancing in the Streets: A History of Rock and Roll,

cassette VHS, London, BBC Worldwide, 1998. 55

Sex Pistols, The, «God Save the Queen», Never Mind the Bollocks, Virgin

Records, 1977, LP 25593 XOT 56

Voir Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again, p.4. 57

Voir Deleuze, Gilles, et Guattari, Félix, Mille Plateaux, p.33; Foucault, Michel,

«Power and Strategies», in Power/ Knowledge: Selected Interviews and Other

Writings 1972-1977, New York, Harvester Wheatsheaf, 1980, pp.142-43. 58

Devoto, Howard, «Interview», The New Musical Express, 2 décembre 1978,

citation traduite par Christophe Den Tandt. 59

Miller, Daniel, «Interview», The New Musical Express, 2 mai 1981, p.32,

citation traduite par Christophe Den Tandt. 60

Voir Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again, pp.95-98. 61

Smith, Robert, «Interview», The New Musical Express, 6 octobre 1979, p.27,

citation traduite par Christophe Den Tandt. 62

Cure, The, Three Imaginary Boys, Fiction Records, 1979, LP 2383 539; Cure,

The, Seventeen Seconds, Fiction Records, 1980, LP 2442 174; Cure, The, Faith,

12

De même, les disques commercialisés par le label alternatif Factory ne présentaient

en général aucune image de musicien, et étaient parfois même dépourvus des

indications de base permettant d’identifier le produit (absence d’affichage du nom

du groupe sur l’avant de la pochette; absence de liste de morceaux sur la pochette

arrière).

Sur le plan économique, le postpunk s’est caractérisé par la consolidation

d’un réseau de production et de distribution alternatif à travers des firmes de

disques telles que Fast Product, Stiff, Fiction, Mute, ou Factory Records, et des

distributeurs tels que Rough Trade.63

Cette évolution s’appuyait, il est vrai, sur des

précédents importants. Chaque période créatrice de l’histoire du rock ’n’ roll —

années 1950, psychédélisme, punk — a été portée en partie par les efforts de

producteurs indépendants, de telle sorte que l’histoire économique de cette

musique peut se raconter sous la forme d’un conflit entre petits et grands

producteurs, ponctué de périodes de cooptation.64

Le postpunk se distingue de ces

précédents par le fait d’avoir donné à la scène musicale alternative une autonomie

durable. Les labels indépendants des années 1950 et 1960 — Sun Records ou

Tamla Motown — souscrivaient fondamentalement au même projet que les

grandes firmes de disque: lancer des vedettes. Au contraire, les labels postpunk

envisageaient leur autonomie comme une conquête politique: «nous sommes

politisés dans notre propre mode d’organisation» déclarait Geof Travis, manager de

Rough Trade, en 1979.65

Cet engagement marquait la résolution de commercialiser

des produits qui restaient minoritaires par rapport au marché du disque.

L’appartenance à la scène autonome était un élément clé de l’image que les

musiciens postpunk voulaient présenter à leur public. Siouxsee and the Banshees

durent se justifier laborieusement auprès de leurs fans lorsque, au lieu de s’orienter

vers un label indépendant, ils signèrent un contrat avec une grande firme de disque.

De même, à partir des années 1980, certains magasins de disques réservèrent des

rayons spécifiques pour les productions indépendantes, marquant ainsi l’émergence

d’un champ musical défini à la fois par son esthétique et ses pratiques

économiques.

4. Rock expérimental et émancipation

On discerne bien sûr une dynamique d’émancipation dans le processus qui permet

aux musiciens et au public rock de se positionner vis-à-vis de l’industrie des

médias en revendiquant des choix esthétiques (post)modernistes. Ce potentiel

libérateur ne doit cependant pas être surestimé. Comme l’indique Fredric Jameson,

la dimension «utopienne»66

de la culture de masse est circonscrite par des

«structures de cooptation»: les gestes d’émancipation se heurtent à des barrières

idéologiques et sociales.67

Définir avec précision la manière dont ces contraintes

idéologiques pèsent sur la culture rock nécessiterait d’examiner des paramètres

multiples — tranches d’âge, classes sociales, groupes ethniques. Deux axes ont,

Fiction Records, 1981, LP 2383 605; Cure, The, Pornography, Fiction Records,

1982, LP 2383 639 LP. 63

Voir Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again, pp.103-107. 64

Voir Peterson, Richard A., et Berger, David G, «Cycles in Symbol Production:

the Case of Popular Music», in Frith, Simon, et Goodwin, Andrew (éds.), On

Record: Rock, Pop and the Written Word, London, Routledge, 1990, pp.147-53. 65

Travis, Geof, «Interview», The New Musical Express, 10 février 1979, p.23

citation traduite par Christophe Den Tandt. 66

Jameson, Fredric, «Reification and Utopia in Mass Culture», in Signatures of the

Visible, New York, Routledge, 1992, p.27, citation traduite par Christophe Den

Tandt. 67

Jameson, Fredric, «Reification and Utopia in Mass Culture», p.25, citation

traduite par Christophe Den Tandt.

13

cependant, une pertinence particulière pour notre propos: le genre et les rôles

sociaux liés au marché du travail. D’une part, le rock véhicule les aspirations de

sujets qui, majoritairement, acceptent de se définir selon des normes masculines.

Dans ce champ culturel, les femmes, en tant que musiciennes ou fans, ont

traditionnellement été reléguées à des rôles subalternes. Cette logique

discriminatoire a fait l’objet de nombreuses études, et il n’est pas possible ici de

passer en revue tous ses aspects.68

Notons en bref que le caractère masculin de la

culture rock s’exprime à la fois dans la teneur explicite de son discours libertaire et

dans les pratiques concrètes qui lui ont permis de se construire. Comme d’autres

domaines de la culture anglo-américaine (les récits de la conquête de l’Ouest;

l’existentialisme d’Ernest Hemingway ou de Jack Kerouac), la culture rock déploie

un projet d’émancipation qui permet à des sujets masculins de s’insurger contre un

conformisme social auquel s’attachent des connotations maternantes et

infantilisantes.69

Simultanément, les mécanismes de transmission de la musique

rock — apprentissage musical, définition des critères d’authenticité et de

canonicité — s’élaborent au sein de peer-groups masculins (groupes de musiciens,

magasins de disques ou d’instruments, studios d’enregistrement) qui perpétuent

une logique d’exclusion.

D’autre part, j’ai indiqué dans des recherches antérieures que, au sein de ce

périmètre masculin, les aspirations à l’autonomie s’expriment par la négociation

d’identités définies en fonction du monde du travail.70

. Des sociologues du genre

— Lynn Segal, Robert Connell — ont montré que la vie professionnelle, avec ses

inégalités hiérarchiques mais aussi ses zones d’émancipation, sert de terrain de

définition pour des identités genrées: différentes fonctions professionnelles

génèrent différents profils masculins ou féminins, dotés de plus ou moins de

pouvoir ou d’autonomie.71

La culture populaire anglo-américaine a relayé ce

mécanisme de construction du genre en élaborant des récits — les westerns, les

fictions policières — qui offrent à leur public des modèles d’identification liés à la

vie professionnelle — le cowboy détaché du tissu social, le détective privé qui

maintient son autonomie dans le monde urbain, le procureur et l’avocat piégés

entre intégrité personnelle et vérités officielles.72

La musique rock s’inscrit dans

68

Voir McRobbie, Angela et Garber, Jenny, «Girls and Subcultures», in Hall,

Stuart et Jefferson, Tony (éds.), Resistance through Rituals, London, Routledge,

1991(1976), pp.209-222; Frith, Simon et McRobbie, Angela, «Rock and

Sexuality», Screen Education, vol. 29, hiver 1978-79, pp.3-19; Bayton, Mavis,

«Women and the Electric Guitar», in Whiteley, Sheila (éd.), Sexing the Groove:

Popular Music and Gender, London, Routledge, 1997, pp.37-49; Coates, Norma,

«(R)evolution Now? Rock and the Political Potential of Gender», in Whiteley,

Sheila (éd.), Sexing the Groove: Popular Music and Gender, », pp.50-64; Pratt,

Ray, «Women’s Voices, Images, and Silences», in Rhythm and Resistance, pp.143-

74; Reynolds, Simon et Press, Joy, The Sex Revolts: Gender, Rebellion and Rock

’n’ Roll, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1995. 69

Voir Reynolds, Simon et Press, Joy, The Sex Revolts, pp.2-18. 70

Voir Den Tandt, Christophe, «Men at Work: Musical Craftsmanship, Gender,

and Cultural Capital in the Classic Rock Canon», pp.379-400; Den Tandt,

Christophe, «From Craft to Corporate Interfacing: Rock Musicianship in the Age

of Music Television and Computer-Programmed Music», Popular Music and

Society, vol. 27, no. 2, 2004, pp.139-160. 71

Segal, Lynne, Slow Motion: Changing Masculinities, Changing Men, New

Brunswick, NJ, Rutgers UP, 1990, p.94-96. Voir aussi Connell, Robert, W.

Masculinities, Berkeley, University of California Press, 1995, pp.93-102. 72

Pour le western, voir Wright, Will, Sixguns and Society: A Structural Study of

the Western, Berkeley, University of California Press, 1975, pp173-75; pour le

14

cette tradition en offrant à ses fans soit le spectacle d’un travail non aliéné (le

musicien comme artisan autonome), soit la perspective d’une transcendance

radicale des contraintes professionnelles. Ce dernier positionnement s’obtient soit

par une révolte politico-sociale (le profil du rebelle, à la limite de la délinquance),

soit par la recherche d’une liberté artistique inconditionnée (le profil du génie

artistique). En revanche, la pratique musicale peut aussi faire miroiter une identité

managériale exprimant le fantasme de conquérir un rôle dominant au sein

l’industrie de la culture.

Dans la pratique musicale, ces profils professionnels genrés se déploient de

manière complexe: certains groupes de musiciens mobilisent plusieurs rôles

simultanément (artisanat et rébellion, par exemple) ou privilégient un profil ou

l’autre à différents stades de leur carrière. Schématiquement, on peut considérer

que les musiciens psychédéliques — Jimi Hendrix ou Jim Morrison — ont endossé

le profil du génie artistique. Au contraire, leurs successeurs postpsychédéliques

(Pink Floyd au milieu des années 1970), par leur culte de la technicité musicale,

aspiraient au statut d’artisans autonomes — un profil cependant contredit par leur

succès commercial, qui leur conférait objectivement une identité managériale. Le

punk était d’une part un mouvement de rebelles, mais d’un autre côté un avatar

postmoderne de l’idéal du génie inconditionné: la manipulation délibérée des

médias pratiquée par les musiciens punk exprimait le désir de transcender les rôles

professionnels institués — y compris les rôles de l’industrie de la culture — par le

biais de la démystification. Le postpunk offre en revanche un compromis paradoxal

entre artisanat et création inconditionnée: les musiciens de ce mouvement

cherchaient à éviter la cooptation qui guette à la fois les artisans et les génies

musicaux en déployant une technique musicale appliquée mais modeste, et en

gardant une conscience aiguë de leur positionnement médiatique. Leur pratique

ressemble, à cet égard, à une version distanciée de l’art brut, ou à la peinture naïve.

Au total, ces négociations identitaires ont pour enjeu la construction d’une

masculinité alternative: elles ont permis l’élaboration d’identités genrées qui

rejettent ou qui se réapproprient de manière non conventionnelle les supports

traditionnels de la masculinité (rivalité professionnelle et sportive, hiérarchie

militaire),73

Cet aspect de la fonction de la musique rock s’illustre concrètement

dans la biographie de nombreux artistes. Des musiciens américains tels que Lou

Reed, la cheville ouvrière du Velvet Underground, et Frank Zappa étaient des

adolescents excentriques cultivant des enthousiasmes culturels (existentialisme,

jazz expérimental, musique contemporaine) en rupture avec les centres d’intérêts

d’adolescents du même âge74

En Grande-Bretagne, les musiciens rock ont pu

développer ce type de trajectoire personnelle dans un cadre institutionnel

spécifique — l’enseignement artistique secondaire ou universitaire (Art Schools et

Art Colleges) dont sont issus un grand nombre d’artistes des années 1960: Keith

Richards (Rolling Stones), Eric Clapton, Jimmy Page (Led Zeppelin), Roger

Waters et Nick Mason (Pink Floyd). Même si les musiciens ont rarement été des

recrues modèles de ces institutions, ils y ont trouvé un espace d’épanouissement

personnel anticonformiste, tout en y intégrant des intérêts culturels qu’ils

n’auraient pu rencontrer ailleurs.

Ces parcours individuels suggèrent que l’autonomie gagnée par les

musiciens dans le domaine culturel permet la reconfiguration des aspects

psychologiques et sociaux de leur identité: l’expérimentation artistique rend

roman policier, voir Mandel, Ernest, Meurtres exquis: histoire sociale du roman

policier, Montreuil, PEC, 1986. 73

Voir Segal, Lynne, Slow Motion: Changing Masculinities, Changing Men, p.94;

Connell, Robert, W. Masculinities, p.93 74

Voir Miles, Barry, Frank Zappa, pp.21-30; Heylin, Clinton, From the Velvets to

the Voidoids, pp.4-10.

15

légitime l’exploration et l’élaboration de rôles sexuels en dehors des normes en

vigueur. Il est symptomatique que cette logique d’émancipation rappelle la

dynamique du modernisme historique. En effet, un des apports majeurs de l’art

expérimental de la fin du 19e et du début du 20

e siècle a été l’exploration et la

légitimation de modes de vie alternatifs, revendiqués à la fois dans les oeuvres

elles-mêmes et dans la redéfinition de la fonction d’artiste. Cette révolution du

mode de vie, qui inclut la contestation de la moralité sexuelle, a donné lieu, d’une

part, à la longue chaîne de procès pour censure dont l’art expérimental a fait l’objet

(Baudelaire, Gustave Flaubert, D.H. Lawrence, James Joyce, Henry Miller, Nagisa

Oshima). D’autre part, elle a servi de base au déploiement d’une utopie — la

définition de la sphère artistique comme domaine autonome du champ social,

libérée des contraintes de l’économie et de la discipline moralisatrice.75

C’est ce

même désir d’émancipation — limité, comme nous l’avons indiqué, par

d’importantes structures de «contènement» — que l’on remarque dans l’évolution

biographique des musiciens rock. A partir de la fin des années 1960, ceux-ci

affichaient des comportement tels que la bisexualité (David Bowie, Lou Reed),

l’androgynie hétérosexuelle (Rolling Stones), ou, simplement, le don juanisme

hétérosexuel qui fait partie du stéréotype du vedettariat musical. Simultanément les

structures culturelles et sociales qui ont encadré et soutenu la pratique de la

musique rock — clubs, concerts, festivals, stations de radio — ont défini un espace

qui a permis le développement de ces comportements anticonformistes. Cette

logique quasi-territoriale de la contre-culture est particulièrement visible aux États-

Unis, où, plus qu’en Europe, des institutions prêchant une morale conservatrice

contrôlent d’assez vastes segments du champ social et médiatique, et invitent donc

la définition de ce que l’on pourrait appeler un contre-territoire. Dans un tel

contexte, on perçoit clairement que ce qui peut être perçu comme une transgression

artistique et culturelle va de pair avec un positionnement social alternatif.

C’est précisément parce que la musique rock a défini, au sein d’un media

de masse, un espace où il était possible de combiner l’exploration de choix

artistiques novateurs, l’élaboration de nouveaux profils comportementaux, et la

recherche d’autonomie par rapport aux structures professionnelles et sociales

qu’elle a joué son rôle d’avant-garde populaire. Il convient bien sûr de nuancer

cette évaluation optimiste en soulignant que l’émancipation ainsi acquise paraît

constamment compromise par le statut de media de masse de la musique rock, un

positionnement qui détermine à la fois le sexisme structurel de son discours et sa

dépendance économique vis à vis de l’industrie des loisirs. Cependant, cette

remarque ne prend tout son sens que si l’on tient compte du fait que le modernisme

canonique lui-même n’a pu se développer en dehors de tout contènement

idéologique, et n’a donc pas pu pleinement développer l’utopie émancipatrice dont

il se voulait le véhicule.

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Baudrillard, Jean, Amérique, Paris, Grasset, 1986.

75

La création de la sphère artistique autonome à partir du milieu du 19e siècle est

l’objet de la sociologie de l’art de Pierre Bourdieu. Voir Bourdieu, Pierre, Les

règles de l’art: Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil,

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16

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