Les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt

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Cybergeo : European Journal of Geography Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Bernard Debarbieux Les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Bernard Debarbieux, « Les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 672, mis en ligne le 02 avril 2014, consulté le 03 avril 2014. URL : http://cybergeo.revues.org/26277 ; DOI : 10.4000/cybergeo.26277 Éditeur : CNRS-UMR Géographie-cités 8504 http://cybergeo.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://cybergeo.revues.org/26277 Document généré automatiquement le 03 avril 2014. © CNRS-UMR Géographie-cités 8504

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Cybergeo : European Journalof GeographyEpistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique

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Bernard Debarbieux

Les spatialités dans l’œuvre d’HannahArendt................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueBernard Debarbieux, « Les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt », Cybergeo : European Journal of Geography[En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 672, mis en ligne le 02 avril 2014,consulté le 03 avril 2014. URL : http://cybergeo.revues.org/26277 ; DOI : 10.4000/cybergeo.26277

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Les spatialités dans l’œuvre d’HannahArendtLes spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt

1 Hannah Arendt compte parmi les philosophes du XXe siècle qui ont le plus attachéd’importance à l’espace. Cela n’a pas échappé à d’autres philosophes (notamment Canovan,1994; Macaulay, 1992; Besse, 2003; Goetz et Younès, 2009; Tassin, 1991, 1999). Cela n’apas échappé non plus à des auteurs qui étudient la dimension spatiale des pratiques sociales,des politologues et des sociologues surtout, mais aussi quelques géographes (par exempleLussault, 2007 ; Dikeç, 2012 ; Howell, 1993). Mais que ce soit chez ces philosophes ou chezces chercheurs de science sociale, c’est souvent une seule des propositions qu’Arendt formulesur l’espace, ou une seule des acceptions du terme, que l’on retient au détriment des autres.

2 En effet, les façons qu’Arendt a de mobiliser la notion d’espace, dans ses ouvrages majeurs etau fil de notes personnelles, tous écrits entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1970,publiés de son vivant ou à titre posthume1, tout comme dans les propositions qui en résultent,sont étonnamment variées et, au premier coup d’œil, hétérogènes. L’usage du mot « espace »lui-même fait le plus souvent référence à des concepts très différents spécifiés par un ensemblede qualificatifs et substantifs  : «  espace de liberté  », «  espace de l’apparence  », «  espacepublic », « espace cosmique », etc. Un ensemble d’autres termes, parfois définis, rarementexplicitement positionnés les uns par rapport aux autres, semblent relever du même domainesémantique : place, territory, world, home, habitat, position, location, etc. Par ailleurs, elles’est attelée à des questions très variées – l’histoire de l’antisémitisme et de l’impérialisme,les formes du totalitarisme, une anthropologie philosophique de la condition humaine, unethéorie du politique, une philosophie de la pensée, une analyse de la culture de masse etdes implications de l’exploration du cosmos, etc. – qui ont encouragé cette démultiplicationdes concepts. Enfin le vocabulaire prend souvent chez Arendt des formes hétérogènes -métaphoriques, analytiques, ou normatives - dans l’écriture et dans l’argumentation.

3 Autrement dit, la traque systématique des références à la question spatiale dans l’œuvred’Arendt permet de constituer un riche ensemble de trophées certes, mais le chasseur revientpresque toujours bredouille de propositions liant explicitement ces références. Jamais Arendt,qui a pourtant laissé quantité de traces de ses intentions et de ses renoncements, ne donneles clefs d’une possible cohérence d’ensemble sur la question de l’espace. Jamais elle n’aaffiché l’ambition d’édifier une théorie de l’espace, ni même une théorie de la spatialitéhumaine. Dès lors, elle semble donner raison à ceux qui utilisent ses propositions par piècesindépendantes les unes des autres. Toutefois, si l’œuvre d’Arendt devait être traversée, mêmesur un mode largement implicite, par une conception d’ensemble des questions spatiales, onpeut difficilement prélever une pièce, sans l’appauvrir de ce qui la lie aux autres, sans la rendremême proprement inintelligible. La question est donc de savoir si une telle conception peutêtre déduite de son œuvre, à défaut de la trouver formulée par l’auteure elle-même.

4 C’est à cette question que je m’attèle ici. Pour y répondre, je procèderai en trois temps.Dans une première partie, ce texte présentera de façon analytique les concepts spatiaux àl’œuvre dans les écrits d’Arendt. Il s’agira de rendre compte, à des lecteurs non familiers del’œuvre de la philosophe, de l’étendue et la diversité interne de son vocabulaire spatial, quitteà prendre le risque d’un exposé didactique. Dans une seconde partie, ce texte montrera quela philosophe a souvent analysé les drames de la modernité comme autant de tensions entredes formes d’espaces différents. Enfin, dans une troisième partie, ce texte suggérera qu’au-delà des concepts pris isolément (partie 1) et leur mise en tension dans l’analyse historique(partie 2), un principe de cohérence d’ensemble liait entre elles trois conceptions de l’espace,autrement dit trois spatialités. Il proposera alors que ce principe ne réside ni dans une théorie

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implicite de l’espace, ni même dans une théorie sociale à proprement parler, mais dans le typed’ontologie qui traverse son œuvre et en particulier, dans sa façon de penser les identités desêtres et des choses et la pluralité des humains.

5 En se faisant porteur d’une telle proposition, ce texte pourrait prétendre avoir une portéeproprement philosophique. Ce n’est ni dans mes intentions, ni dans mes compétences. Defait, ce texte se souciera à peine des filiations ou hybridations d’influences philosophiquespourtant perceptibles dans l’œuvre d’Arendt. Il ambitionne plutôt de proposer à des lecteursissus des sciences sociales une analyse transversale de cette œuvre qui apporte davantage depropositions spatiales qu’on ne le pense habituellement.

Les concepts spatiaux invoqués dans l’œuvre d’HannahArendt

6 Il n’est pas superflu de commencer par rappeler ce que Hannah Arendt met derrière chacunde ces concepts spatiaux qu’elle utilise.

La Terre, l’espace cosmique, la nature et le lieu7 La Terre (Earth), tout comme « l’espace cosmique » dans lequel elle s’inscrit, sont mentionnés

comme des entités spatiales empiriques dont la connaissance scientifique permet de construiredes représentations, notamment à l’aide d’outils de pensée spécifiques – comme l’espacede la géométrie notamment – et d’instruments techniques, comme le téléscope de Galilée(CHM, CC). Pour Arendt, c’est cette objectivation des espaces terrestre et cosmique et lerecours, pour les concevoir, à l’espace de la géométrie, qui a rendu possible l’invention detechniques2 nombreuses, notamment les techniques de déplacement (avions, chemins de fer,engins spatiaux, etc.). Elle voit dans leur diffusion la source de modifications radicales dansl’évolution récente des conditions de vie des humains, notamment dans les conditions de lamaîtrise de l’étendue et la vitesse de nos mobilités, et la cause du "rétrécissement des distancesgéographiques" (OT2 200)3.

8 Mais à vrai dire, ni la terre, ni l’espace cosmique, ni même le temps en tant que tels,n’intéressent vraiment Arendt s’ils ne sont pas rapportées à la vie humaine. Dès 1951, elleécrivait : « Il semble que ne nous soient donnés d’une manière générale que : la Terre pournous offrir une place où dresser nos tentes au sein de l’univers (donc l’espace) ; la vie en tantqu’intervalle de temps pour notre séjour (donc le temps) ; et la ‘raison’«  (JP, sept 1951).Son intêret pour la terre et l’espace cosmique participe surtout de son projet de traiter de la« condition humaine » et non pas, comme le veut une certaine tradition philosophique, dela « nature humaine ». La condition humaine réfère au postulat qui est le sien selon lequell’humanité, tout comme les individus et les groupes qui la composent, ne peuvent être comprisque si on les rapporte aux conditions matérielles et spatiales de leur existence. Elle est trèsexplicite à ce propos dès l’introduction de Condition de l’Homme Moderne : « La Terre est laquintessence même de la condition humaine » (CHM 34).

9 On pourrait reconnaître là la trace d’une conception quasi-écologique de la vie humaine, bienqu’Arendt ne la qualifie jamais comme telle. Plus précisément, il lui arrive parfois de réfléchiraux conditions matérielles d’existence concrète des groupes humains et à leurs conséquencespratiques. Ainsi, elle est convaincue que la pauvreté des sols de l’Afrique australe sur lesquelss’établissent les Boers a contribué à l’adoption d’un mode de vie mobile (OT2 121 et sq.) ; elleest convaincue aussi que la nature hostile à laquelle ont été exposés les passagers du Mayfloweren débarquant en Amérique et les distances considérables avec lesquelles le peuple américaina du composer ensuite ont influé sur les formes politiques et juridiques qu’il a adoptées (ER245). Mais ce type de développement est assez rare dans son œuvre bien que la préoccupationcorrespondante la traverse : « les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu’ilsrencontrent se change immédiatement en condition de leur existence » (CHM 43).

10 Le lieu (place), selon Arendt, relève principalement de cette physique du monde. Fidèle àl’acception qu’Aristote donne à ce concept, elle réfère le lieu à l’impossibilité pour deuxchoses ou deux êtres de se trouver au même endroit en même temps. Evoquant les situationsde co-présence des humains dans l’espace public, elle écrit : « la place (location) de l’un ne

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coïncide pas plus avec la place (location) d’un autre que deux objets ne peuvent coïnciderdans l’espace » (CHM 98).

Le monde11 Le monde (world), selon Arendt et la tradition phénoménologique dans laquelle elle a été

formée, « renferme un grand nombre de choses, naturelles et artificielles, vivantes et mortes,provisoires et éternelles  » (VE 34), mais des choses qui sont liées entre elles par leurcaractéristique commune de « paraître » aux humains. C’est donc parce que les choses dela Terre apparaissent aux humains qu’elles participent de leur monde. Dès lors, le « monden’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommeset condition générale de la vie » (CHM 92).

12 Toutefois, ce monde fait de choses qui apparaissent aux humains n’intéresse véritablementArendt que quand il résulte d’une mise en commun et stabilise ce commun : « le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous (…) est lié aux productions humaines, aux objetsfabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de cemonde fait par l’homme. Vivre ensemble dans le monde : c’est essentiellement qu’un monded’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux quis’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même tempsles hommes » (CHM 92)4. Il faut aussi que les choses, pour être de ce monde commun, soientobjets de paroles échangées entre ceux qui en font l’expérience : « A moins de faire parler delui par les hommes et à moins de les abriter, le monde ne serait plus un artifice humain maisun monceau de choses disparates auquel chaque individu isolément serait libre d’ajouter unobjet » (CHM 264).

Activités humaines, domaines public et privé et espace del’apparence

13 Cette importance conférée à la parole est confortée par la différenciation des activités humainesà laquelle elle procède dans Condition de l’Homme Moderne. Elle y distingue trois « facultéshumaines générales qui naissent de la condition humaine » (CHM 39) : le travail, l’œuvre etl’action.

14 Le travail (labor) correspond à la faculté que les humains ont de garantir leur existencebiologique et leur reproduction. Il est l’ « activité qui correspond au processus biologique ducorps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruptionsont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital » (CHM 41).Cette activité est commune aux humains et aux animaux ; elle lui fait parler de l’homme quitravaille comme d’un animal laborens. A ce titre, le travail relève de la « nature », et donc dela Terre, ou de ce qu’elle appelle le « domaine de la nécessité ».

15 L’œuvre (work), par contre, permet aux humains d’échapper à leur condition naturelle.«  L’œuvre fournit un monde ‘artificiel’ d’objets, nettement différent de tout milieunaturel » (CHM 41). Elle est le produit de l’homo faber, « l’homme artisan et fabricateur,qui a pour besogne de faire violence à la nature afin de construire une demeurepermanente…  » (CHM 379). L’oeuvre procède donc de la production d’artefacts quis’inscrivent dans la durée, quand le travail lui, est éphémère, cesse quand l’activité de l’humaincesse elle-même : « (une) maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme,que lorsque la totalité des objets fabriqués est organisée au point de résister au procès deconsommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi, de leur survivre » (CC268-9).

16 L’action (action) est « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes » (CHM41). Par la parole, qui est son instrument privilégié, elle est la faculté première par laquelleles humains construisent leur monde commun. L’action a son espace propre - l’espace del’action (space of action)5, principalement défini par l’agencement de personnes qui débattentensemble. Plus fondamentalement, l’espace de l’action suppose la diversité de « points devue  » et des «  perspectives  », au sens optique du terme, que des individus interagissantadoptent  ; en effet tous occupent des lieux différents, et chacun voit les objets, mais aussichacun des interlocuteurs, lui apparaître de façon différente. C’est sans doute ce caractère,

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décisif aux yeux de Arendt, qui justifie qu’elle emploie rarement l’expression « espace del’action »6. Elle lui préfère parfois celui d’ « espace intermédiaire », souvent celui d’ « espacede l’apparence »7 (space of appearance) : « L’espace de l’apparence commence à exister dèsque des hommes s’assemblent dans le mode de la parole et de l’action » (CHM 259).

17 Pour Arendt, cet espace de l’apparence est fondamentalement de nature politique. Il est cequi confère aux humains ce qu’elle appelle le pouvoir. Ce faisant, elle prend à contrepied laplupart des théories du politique en usage et qui ont été au cœur de la philosophie depuisdes siècles. Sur ce point, elle s’éloigne d’Aristote qui pensait que l’homme était un animalpolitique (zoon politicon) par nature ; elle s’éloigne aussi de toute conception substantialistede la politique et n’y voit qu’une relation établie dans un contexte spécifique où l’agencementdes protagonistes est déterminant « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. Il n’existedonc pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espaceintermédiaire et elle se constitue comme relation » (QP 33). Dans son Essai sur la Révolution,elle approfondit cette idée : « le pouvoir ne peut voir le jour que si des hommes se réunissenten vue de l’action, et il disparaît quand, pour une raison ou pour une autre, ils se dispersentet s’abandonnent les uns les autres » (ER 257). Dans le même ouvrage, elle illustre aussilonguement cette idée avec le pacte que souscrivent les voyageurs du Mayflower au momentde mettre le pied en Amérique, puis avec la mention de l’idéal de « républiques élémentaires »de Jefferson (ER 368), mais aussi avec le rôle qu’ont joué les petites assemblées, conseils etsoviets notamment, dans les révolutions européennes (ER ch6). Dans sa façon de subordonnerle pouvoir au rassemblement des hommes soucieux de se saisir de la politique, Arendt s’éloignedonc des conceptions qui font du politique un simple attribut de l’Etat : « le pouvoir (power)ne désigne pas une autorité instituée qui représenterait une puissance de commandementsuprême (à savoir, dans la théorie politique moderne, l’Etat) et imposerait l’obéissance à desindividus qui lui seraient soumis, mais le simple fait que des hommes agissent » (CC 212-214).

18 C’est la spécificité de l’espace de l’apparence, clairement distingué des conditions matériellesdans lesquelles les humains travaillent et oeuvrent, qui motive cet autre distinguo entredomaine public et domaine privé. Elle emprunte ce distinguo à Aristote, et l’illustreprincipalement par les prototypes que lui fournissent l’antiquité grecque et romaine. Ledomaine public est celui de l’action et de la parole ; il se construit dans la discussion des affairespubliques  ; le domaine privé est celui des activités familiales et productives. Pour Arendt,le distinguo domaine public – domaine privé recoupe donc la différenciation des activitéshumaines : « certaines choses, tout simplement pour exister, ont besoin d’être cachées, tandisque d’autres ont besoin d’être étalées en public. Si nous considérons ces choses, sans nousoccuper du lieu où (regardless of where) nous les trouvons dans telle ou telle civilisation,nous verrons que chaque activité humaine signale l’emplacement qui lui est propre dansle monde » (CHM 115). Le domaine public est ainsi indissociable de l’idée « que tout cequi apparaît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicitépossible » (CHM 89). Il « offre à tous un lieu de rencontre (common meeting ground) » (CHM97).

19 A l’opposé, le domaine privé est celui dans lequel « les plus grandes forces de la vie intime – lespassions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres… » (CHM89). Il est aussi celui d’ homo faber qui, « pour être en position d’ajouter constamment denouvelles choses au monde deja existant, doit lui-même être isolé du public, abrité et cachéloin de lui » (CC 278). Plus généralement, l’isolement (isolation) est la condition de l’homofaber et de l’animal laborens, quand, de leur côté, «  les activités véritablement politiques,actes et discours, ne peuvent être menées sans la présence d’autrui, sans un espace constituépar le nombre (space constituted by the many) » (CC 278).

20 Les concepts de domaine public et de domaine privé se rapportent donc, dans l’œuvred’Arendt, à des espaces différenciés. Les activités y diffèrent, mais aussi les formes tangiblesdans le cadre desquelles ces activités prennent place. Car le «  lieu (location) des activitéshumaines » est plus qu’une circonstance de leur réalisation ; il en est une condition majeure. Eneffet Arendt postule ce qu’on pourrait appeler une matérialité conditionnelle de l’action : « le

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seul facteur matériel indispensable à l’origine de la puissance (power) est le rassemblementdes hommes. Il faut que les hommes vivent assez près les uns des autres pour que les possibilitésde l’action soient toujours présentes : alors seulement, ils peuvent conserver la puissance, etla fondation des villes, qui en tant que cités sont demeurées exemplaires pour l’organisationpolitique occidentale, est bien par conséquent la condition matérielle la plus importante dela puissance » (CHM 261).

21 Le distinguo entre domaine public et domaine privé est aussi rapporté à la loi et au travail dulégislateur. En effet, Arendt rappelle à plusieurs reprises que l’idée de nomos dans la Grèceantique renvoie à l’idée de partition spatiale - nomos vient d’un verbe (nemein) qui signifie« répartir, posséder, résider » (CHM 105)8. « (Le foyer, la propriété) apparaît dans la citégrâce aux limites qui séparent les unes des autres les maisons familiales. La loi s’identifieà cette frontière qui, autrefois, avait été en effet un espace, une sorte de no man’s landentre le privé et le public, abritant et protégeant les deux domaines tout en les séparantl’un de l’autre » (CHM 104). Par ailleurs, la loi n’identifie pas seulement des propriétaires ;elle conditionne le statut des citoyens dans l’espace public : « A l’origine, être propriétairesignifiait, ni plus ni moins, avoir sa place en un certain lieu du monde et donc appartenir à lacité politique, c’est à dire être le chef de file d’une des familles qui, ensemble, constituaientle domaine public. Cette parcelle privée s’identifiait si complètement avec la famille qui lapossédait que l’expulsion d’un citoyen pouvait entraîner non seulement la confiscation de sesbiens, mais même la destruction de sa maison » (CHM 102).

22 Si la loi instaure ce partage entre domaine privé et domaine public, elle participe aussi d’unpartage spatial d’une autre nature, celui qui isole la ville antique de son environnement. La loi« était littéralement un mur à défaut duquel on aurait pu avoir une agglomération, une villemais non pas une cité, une communauté politique. Cette loi-muraille était sacrée, mais seull’enclos était politique. Sans elle, un domaine public ne pouvait pas davantage exister qu’unterrain sans palissade ; l’une abritait, entourait la vie politique comme l’autre hébergeait,protégeait la vie biologique de la famille » (CHM 104-5). La loi participe donc d’une opérationde partition spatiale qui spécifie autant la forme de la ville dans le cadre de laquelle elle sedéploie que celle du collectif qu’elle façonne ; quant aux murs de la ville, ils délimitent autantun espace physique, qu’une institution, un collectif et un espace juridique. C’est ce qui lui fairedire que « le législateur ressemble à l’urbaniste et à l’architecte, et non à l’homme d’Etat ouau citoyen » (QP 116-7).

Le territoire23 Le mot territoire est employé de multiples façons par Arendt. Exceptionnellement, il fait

référence, quoique de façon très vague, à ce qui s’apparente à un besoin anthropologiqed’appropriation de l’espace exploré. Dans un article qu’elle consacre à l’exploration spatiale,elle suggère que la connaissance du cosmos par la science a inévitablement conduit à l’envoid’engins et d’astronautes et à sa conquête, car « à la différence des autres créatures vivantes,(l’homme) désire être chez lui dans un ‘territoire’ aussi vaste que possible » (CC 353).

24 Mais le terme de territoire est beaucoup plus systématiquement associé à deux entités dumonde social, la nation et l’Etat, le territoire de l’Etat-nation n’étant que le produit, dansun contexte historique particulier, du couplage des deux. Quand le concept est rapporté àla seule nation, il est conçu à la fois comme un espace physique – le socle sur lequel lanation se déploie et ses individus travaillent et produisent leurs œuvres – et comme un objetmobilisé dans une forme de conscience collective. C’est à cette seconde condition qu’il peutêtre qualifié de « home » : « Les nations avaient fait leur apparition sur la scène de l’histoire ets’étaient émancipées lorsque les peuples avaient acquis une conscience d’eux-mêmes en tantqu’entités culturelles et historiques, et une conscience de leur territoire avec leurs frontièrespermanentes, où l’histoire avait laissé des traces visibles, dont la culture était le fruit du labeurde leurs ancêtres » (OT2 190).

25 Ces références combinées, dans sa conception du territoire national, au « labeur » des ancêtres,aux « traces visibles » de l’histoire et à la « conscience » du territoire amènent Arendt, à la façonde beaucoup de ses contemporains et des auteurs du XIXe siècle, à recourir aux images du sol et

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de l’enracinement. Il ne s’agit pas pour elle d’adhérer aux théories organiques du nationalismequi sont exclusivement matérialistes  ; il s’agit plutôt de souligner le rôle des paysanneriesdans l’émergence des nations et des territorialités nationales. D’ailleurs, c’est ce qui lui faitsuggérer, en adoptant un point de vue fortement eurocentré, que les peuples nomades sontdépourvus d’idée nationale et territoriale9 et que les Boers, adeptes d’une mobilité permanente,«  s’étaient transformés en tribu (…), avaient perdu le sentiment européen du territoire  »(OT2 138). C’est ce qui lui fait écrire aussi que les peuples d’Europe Centrale de la fin duXIXe siècle ne disposaient pas d’une paysannerie suffisamment autonome pour ouvrir la voieà une territorialité nationale comparable à celle des peuples d’Europe occidentale (OT2 256).

26 Le territoire étatique est une combinaison d’une autre nature. Il est certes étendue matérielle,mais aussi, et surtout, l’étendue sur laquelle se déploie une institution, l’Etat. Pour rendrecompte de sa nature, Arendt, une fois encore, invoque le droit ; c’est par le droit, parce que cedernier est régi par un « principe territorial » (EJ 422). que la territorialité étatique se déploie.Le territoire étatique apparaît alors comme l’étendue sur laquelle s’étend l’exercice de la loi,mais aussi l’étendue en vertu de laquelle est défini le statut de citoyen : « Un citoyen est pardéfinition un citoyen parmi des citoyens d’un pays parmi des pays. Ses droits et ses devoirsdoivent être définis et limités, non seulement par ceux de ses concitoyens mais aussi par lesfrontières d’un territoire » (VP). La frontière du territoire étatique acquiert ici une valeursimilaire à celle des murs de la cité antique.

27 La territorialité étatique est donc ce qui convertit l’étendue sur laquelle se déploie la loi enterritoire, et la population en communauté de citoyens. A ce titre, elle est condition d’exercicede la liberté. En effet, la liberté pour Arendt n’est pas une valeur abstraite, ni une formed’intériorité10 mais une « réalité politique vivante » que seule la loi circonscrit et garantit :« les lois sont les clôtures positivement établies qui enferment, protègent et limitent l’espacedans lequel la liberté n’est pas un concept mais une réalité politique vivante » (VP). Toutcomme la loi, la liberté est donc une réalité spatiale : « La liberté, où qu’elle se manifeste entant que réalité tangible, possède toujours ses limites spatiales. La chose est d’autant plusclaire dans le cas de la plus grande et la plus élémentaire des libertés négatives, la libertéde mouvement ; les frontières du territoire national ou les murs de l’Etat-cité entouraient etprotégeaient l’espace dans lequel l’homme pouvait évoluer en toute liberté » (ER 408).

28 L’œuvre de Hannah Arendt est donc marquée par un usage abondant de concepts spatiauxet un souci permanent de révéler la dimension spatiale des concepts sociaux et politiques (lapolitique, la nation, le pouvoir, la loi, l’Etat, la liberté, etc.) auquel elle a recours. Si le sensdes concepts spatiaux est parfois fluctuant, si aucun texte n’énonce une structure explicite àce vocabulaire, ces concepts composent néanmoins un ensemble qui fournit une trame à unelarge partie de l’œuvre de la philosophe.

La dimension spatiale des formes d’aliénation et desdrames de la modernité

29 Plus révélateur encore de l’attention d’Arendt aux questions spatiales, ces dernières jouent unrôle important dans l’analyse qu’elle propose des problèmes et des drames qui ont émailléles décennies qui vont du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle - la colonisation etl’impérialisme, l’antisémitisme, les mouvements et les régimes totalitaires, l’explosion dunombre des apatrides, les camps de concentration et d’extermination – et des transformationsqui s’inscrivent sur le long terme de la modernité occidentale, comme le changement de statutde la propriété privée ou encore « l’aliénation par rapport au monde ». En effet, la plupart deces drames et de ces transformations sont analysés par Arendt comme autant de tensions entredes formes spatiales que la première partie de ce texte s’est contentée de distinguer.

Earth and World alienation30 Un premier ensemble de tensions réside entre les types d’espace qui sont à l’œuvre dans les

façons de penser la Terre, empruntées aux sciences physiques et mathématiques, et ce qu’elleappelle le monde. Elles sont rassemblées sous le double diagnostic de « l’aliénation par rapportà la terre » (Earth alienation) et de « l’aliénation par rapport au monde » (world alienation).

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31 Dans Condition de l’Homme Moderne, Arendt procède longuement à l’analyse de ce qu’elleappelle la double tentation de fuite de l’homme moderne : fuir « la terre pour l’univers », etfuir « le monde pour le Moi » (CHM 39). La première participe de l’attirance des humains pourl’espace cosmique. Dès les premières pages du livre, elle illustre cette attirance par l’envoid’un premier satellite orbital en 1957. L’évocation de cette performance technique la conduità réfléchir à l’hypothèse, fortement médiatisée dans ces années-là, de la sortie massive deshumains du monde terrestre pour coloniser d’autres planètes. Cette « conquête de l’espace »est décrite comme un prolongement des « plus glorieux exploits » de la science moderne. Maiselle dit aussi de ces exploits qu’ils sont « les plus déconcertants » (CC 345). Car, dans la fouléede Koyré11, Arendt attribue à la science et à la puissante révolution culturelle qu’elle induitla responsabilité de l’aliénation par rapport à la terre : cette « aliénation (…) est devenue, estrestée, la caractéristique de la science moderne » (CHM 334). En se plaçant dans le sillagede plusieurs auteurs, des philosophes de l’antiquité à Einstein, en passant par Descartes etKafka, elle illustre cette révolution culturelle par l’adoption d’une posture réflexive guidéepar les outils de la géométrie et de la physique : imaginer le cosmos, mais aussi ce qu’elleappelle la « nature », en se plaçant par la pensée au « point d’Archimède ». Il s’agit d’un pointd’observation imaginaire « extérieur à la terre à partir duquel il serait possible de déplacer, dedégonder pour ainsi dire, la planète elle-même » (CC 353). Dans ce même texte, elle précise :« notre capacité actuelle de ‘conquérir l’univers’ est due à notre aptitude à manier la natured’un point de l’univers extérieur à la terre » (CC 354). Pour Arendt, cette image vaut aussipour caractériser les connaissances relatives à la structure infime de la matière et la puissancetechnique que ces connaissances ont conféré aux humains, notamment avec cet autre objettechnologique qui attire l’attention de ses contemporains qu’est la bombe atomique. Cettecapacité d’objectivation du cosmos et de la matière que permet cette posture, au prix d’unrenoncement au monde des sens et à un usage ordinaire du langage12, confère aux humainsune puissance nouvelle et considérable de transformation de l’existant, voire de destruction :« Dès l’instant où l’homme a appris à la (la nature) maîtriser à un degré tel que la destructionde toute vie organique sur terre au moyen d’instruments inventés par l’homme est devenueconcevable et techniquement réalisable, il s’est aliéné par rapport à la nature (…) L’homme duXXe siècle s’est émancipé par rapport à la nature exactement comme l’homme du XVIIIe siècles’est émancipé par rapport à l’histoire. L’histoire et la nature nous sont devenues égalementétrangères dans le sens où l’essence de l’homme ne peut plus être comprise dans les termesde l’une ou l’autre de ces catégories » (OT2 300)13. Science et technologie modernes sontdonc, pour Arendt, aux sources de cette première forme d’aliénation qui détache, au moinspotentiellement, les humains de leur condition terrestre et naturelle.

32 Cette aliénation par rapport à la terre se double d’une aliénation par rapport au monde quiconsiste pour l’humain à perdre « sa place dans le monde ». Puisque, comme je l’ai déjàrappelé, le concept de monde réfèrait principalement dans l’œuvre d’Arendt à la constructiond’un commun entre les humains, l’aliénation par rapport au monde désigne surtout l’ « atrophiede l’espace de l’apparence et (le) dépérissement du sens commun » (CHM 270). Elle associeaussi cette seconde forme d’aliénation aux résultats de la science puisque cette dernière atout fait pour « s’affranchir de toutes (l)es préoccupations anthropocentriques, c’est à direauthentiquement humanistes » (CC338) qui seules peuvent garantir l’existence d’un mondecommun. Mais elle l’associe aussi à un événement fondateur de l’époque moderne, quasi-contemporain de l’invention du télescope par Galilée  : La Réforme14. En effet, la Réformea inauguré, avec l’expropriation des biens du clergé, une série de vagues d’expropriationstouchant un nombre toujours croissant de personnes qui se trouvaient alors détachées dulien, autant matériel que symbolique, qui les enracinait à un « home » : « l’expropriation etl’aliénation par rapport au monde coïncident, et l’époque moderne, en dépit de tous les acteursdu drame, a commencé par aliéner du monde certaines couches de la population » (CHM321). Elle voit dans la Réforme le premier acte d’un processus, étalé sur plusieurs siècles, detransformation du statut social et politique de la propriété ; en vertu des liens étroits qu’ellevoit entre propriété, loi et activités humaines (cf supra), l’expropriation menace autant lasécurisation du domaine privé que la condition d’accès des propriétaires au domaine public ;

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avec la modernité, la propriété tend à devenir un simple attribut de la personne et unemarchandise rendant possible l’accumulation de richesses : « La propriété a perdu sa valeurd’usage privé, qui était déterminée par son emplacement (location), pour prendre une valeurexclusivement sociale déterminée par sa perpétuelle mutabilité (…) Ainsi la propriété moderneperdant le caractère qui la rattachait au monde vint-elle se localiser dans la personne,autrement dit dans ce qu’un individu ne peut perdre qu’avec la vie » (CHM 111). De modalitétangible du sens du monde et de la condition civique dans la cité classique, la propriété seraitdevenue un simple mode d’appropriation d’une parcelle de terre à valeur marchande.

33 Plus généralement, en particulier dans l’ouvrage le plus théorique dans lequel s’inscrit saréflexion sur la propriété, Arendt fait découler l’aliénation par rapport au monde de lamétamorphose des domaines public et privé et de leurs relations. Outre la valeur analytique,très originale, de la trilogie des activités humaines – travail, œuvre, action – qu’elle y propose,Condition de l’Homme Moderne contient une thèse sur la transformation de leur rapportstout au long de la modernité. Le travail et l’œuvre, qui relèvent du domaine privé dansl’antiquité gréco-romaine, ont vu leur importance et leur visibilité publiques s’accroître au fildes siècles. Avec ce qu’elle appelle notamment «  l’avènement du social » et de formes degouvernement guidées par des objectifs utilitaristes dans la production économique commedans la gestion de la société, Arendt observe une atrophie symétrique de l’action et del’espace des apparences, et donc un appauvrissement de la dimension politique du domainepublic. Elle assimile cette transformation à la propension croissante des gouvernements etdes administrations à considérer les affaires publiques sur un modèle qui prévalait dans ledomaine privé, celui de la famille, à considérer donc « les peuples, les collectivités politiquescomme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d’une gigantesqueadministration ménagère » (CHM 66). Le domaine public, une fois envahi par les questionssociales, devient essentiellement animé par le souci d’une régulation des comportementsguidée par le conformisme, au détriment de la possibilité pour les individus d’y exister de parleurs actions : « le comportement a remplacé l’action comme mode primordial de relationshumaines » (CHM 80).

34 La publicisation du travail et de l’œuvre et « l’avènement du social » ont donc déplacé dansle domaine public des activités qui étaient le propre du domaine privé. Ce mouvement ainduit cette fuite du « monde pour le Moi » dans laquelle Arendt voit une des caractéristiquesprincipales de la modernité. Le domaine privé, selon Arendt, est alors devenu le refuge del’intimité et de la pure subjectivité de l’individu  : «  la découverte moderne de l’intimitéapparaît comme une évasion du monde extérieur, un refuge cherché dans la subjectivité del’individu, protégé autrefois, abrité par le domaine public. » (CHM 111). Or, l’intimité et lapure subjectivité sont considérées par Arendt comme étant sans lieu, comme je le rappeleraiplus loin.

La « tragédie de l’Etat-nation » et le drame des apatrides35 Une deuxième série de tensions entre les types d’espaces distingués par Arendt a trait à la

transformation de la territorialité étatique. L’émergence et le triomphe des Etats-nations, danslaquelle elle voit le produit de «  la conquête (…) de l’Etat par la nation  » (OT3  112), aconduit à fondre la territorialité des nations et celle des Etats et, au passage, à bouleverserla carte politique de l’Europe. Le principe national veut que le territoire commun soit définien fonction de sa capacité à circonscrire et emblématiser un collectif conçu principalementsur un mode naturel ou culturel. Ce principe, dit-elle, a triomphé du principe étatique quiprivilégiait la souveraineté et la capacité à embrasser des populations hétérogènes. « L’Etatavait hérité comme sa fonction suprême la protection de tous les habitants de son territoiresans considération de nationalité et il était supposé fonctionner comme l’institution juridiquela plus haute. La tragédie de l’Etat-nation fut que la conscience nationale du peuple vintinterférer avec ces fonctions. Au nom de la volonté du peuple, l’Etat fut obligé de nereconnaître comme citoyens que les ‘nationaux’, de ne garantir la pleine jouissance des droitscivils et politiques qu’à ceux qui appartenaient à la communauté nationale par droit d’origineet fait de naissance. Ce qui signifiait que l’Etat se transformait partiellement d’instrument

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de la loi en instrument de la nation  » (OT2  191). En outre, s’il «  traduit essentiellementcette perversion de l’Etat en instrument de la nation  », le nationalisme contribue aussi à« l’identification du citoyen au membre de cette nation » (OT2 193)15.

36 Cette «  tragédie de l’Etat-nation  », née de la fusion de la territorialité étatique et de laterritorialité nationale, est une des sources de deux catastrophes sur lesquelles elles s’arrêtelonguement.

37 L’antisémitisme, d’abord. Si Arendt estime que les causes de l’antisémitisme sont nombreuses,pour partie économiques, pour partie liées à « l’avènement du social », elle montre aussi quecertaines ont à voir avec l’émergence de la territorialité des Etats-nations16. Si avant que cesEtats-nations triomphent, les Juifs avaient pu bénéficier d’une bienveillance des Etats et d’unereconnaissance particulière, en étant notamment le « symbole de l’intérêt commun des nationseuropéennes » (OT1 50)17, la montée en puissance de l’Etat-nation et de la nationalité commeprincipe de citoyenneté, couplée avec le relatif déclin des grandes familles juives dans labanque et le commerce, conduit à une réévaluation de la place des Juifs dans la société devenuenationale : « plus la condition des Juifs devenait l’égale de celle des autres populations, plusles caractéristiques qui les en différenciaient devenaient surprenantes » (OT1 104). Dès lors,elle a pu comprendre que les théoriciens du sionisme aient pu œuvrer à ce qui apparaît commeune relative normalisation de la condition territoriale des Juifs, même si elle est constammentrestée critique sur les modalités de cette normalisation.

38 La condition des sans-Etat (statelessness) et des apatrides (homelessness)18 constitue pourArendt le second des drames nés de la généralisation des Etats-nations. Leur multiplication àla faveur du règlement de la Première Guerre mondiale et des politiques étatiques de l’entre-deux-guerres, notamment dans les régimes totalitaires, constitue pour elle « le phénomène demasse le plus nouveau de l’histoire contemporaine » (OT2 266). En effet, la généralisation desEtats-nations en Europe, puis l’utilisation de l’arme de la dénaturalisation contre des minoritéset des opposants, a piégé des millions d’individus qui ne pouvaient trouver leur place dans lenouveau système territorial : « Personne ne s’était rendu compte que le genre humain, depuissi longtemps conçu à l’image d’une famille de nations, avait atteint le stade où quiconque étaitexclu de l’une de ces communautés fermées, si soigneusement organisées, se trouvait du mêmecoup exclu de la famille des nations » (OT2 292-3). Dès lors l’apatride ne pouvait espérer desalut qu’à la condition « de se sortir du labyrinthe de barbelés dans lequel les événements lesavaient jetés » (OT2 291).

39 Cette condition d’apatride est interprétée par Arendt comme « être privé d’une place dans lemonde » (OT2 297), la source d’un état de homelessness. La condition d’apatride, telle quela décrit Arendt, devient alors emblématique de cette collision des types d’espaces dont rendparfaitement compte cette citation : « La première perte que les sans-droits ont subie a été laperte de leur patrie (home), ce qui voulait dire la perte de la trame sociale dans laquelle ilsétaient nés et dans laquelle ils s’étaient ménagé une place distincte dans le monde ». Certes,elle admet que le phénomène n’est pas nouveau dans l’histoire de l’humanité, mais ce qui pourelle « est sans précédent, ce n’est pas la perte de la patrie, mais l’impossibilité d’en retrouverune. Tout à coup, il n’y a plus un seul endroit sur terre où les émigrants puissent aller sanstomber sous le coup des restrictions les plus sévères, aucun pays où ils aient une chance des’assimiler, aucun territoire où ils pourraient fonder leur propre communauté. En outre, celan’avait pour ainsi dire rien à voir avec un quelconque problème de surpopulation, ce n’était pasun problème d’espace, mais d’organisation politique19 » (OT2 292-3). Autrement dit, le dramedes apatrides ne résulte en rien d’un problème d’espace terrestre ; il doit tout à l’impossibilitépour eux de construire un monde qui s’accorde à la territorialité des Etats-nations.

40 Quelques pages plus loin, Arendt discute du paradoxe qui réside dans une promotion des droitsde l’homme, à prétention universelle, dans le cadre de ce maillage d’Etats-nations qui constitueprécisément la menace principale en la matière. Elle esquisse alors une équivalence entre lacondition d’apatride et la privation de l’accès à ce qu’elle nommera, quelques années plus tard,l’espace de l’apparence : « être fondamentalement privé des droits de l’homme, c’est d’avoiret avant tout être privé d’une place dans le monde qui donne de l’importance aux opinions etrende les actions significatives » (OT2 297).

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41 La montée en puissance des Etats-nations est donc analysée par Arendt comme une sourced’aliénation par rapport au monde et de tragédies individuelles. Mais leur déclin, qu’elle faitremonter aux sources de l’impérialisme, amplifié par le totalitarisme, a engendré d’autresproblèmes et d’autres tragédies, qui eux aussi, sont pour partie interprétés sur un mode spatial.

L’expansion, l’impérialisme et le corps politique de l’Etat-nation42 La conquête de l’espace cosmique était interprétée par Arendt comme une sorte de

pulsion motivée par la possibilité de concevoir un espace infini et d’en explorer la partla plus accessible. La conquête de la surface de la terre par les sociétés européennes estprésentée comme résultant d’une pulsion comparable. Elle prend notamment la forme de« l’impérialisme » dont elle identifie l’apogée entre les années 1880 et la Première Guerremondiale. Elle ne reconnaît dans cette passion aucune finalité véritable si ce n’est « l’expansionpour l’expansion  » (OT2 24). Cette conquête aurait répondu comme mécaniquement à lamise à disposition d’espace par le progrès des techniques – le « retrécissement des distancesgéographiques » (OT2 200) - et à l’appétit des humains pour l’espace disponible. Pour cetteraison, dans le volume qu’elle consacre à l’impérialisme, elle se plait à citer plusieurs foisCecil Rhodes qui incarne, selon elle, et de façon exemplaire, cette obsession expansionniste :« l’expansion ; tout est là » (OT2 20). Elle le cite même en exergue de ce même volume :« Si je le pouvais, j’annexerais les planètes ». L’invocation de cette passion pour l’étenduedisponible, cette « prétention totalitaire à la domination de la terre » (OT3 14), atteste à elleseule de la propension qu’a Arendt à analyser les forces qui animent l’humanité en termesd’espace.

43 Mais ce sont aussi les modalités mêmes et les conséquences de l’impérialisme qui sontanalysées à l’aide des divers concepts spatiaux qu’elle adopte. Plus précisément, elle s’attardeprincipalement sur un problème majeur  : celui de la fragilisation du socle idéologique desEtats-nations à laquelle l’impérialisme conduit. Dans ce nouveau contexte, les Etats européensse déploient sur des étendues qui n’ont plus rien à voir avec les territoires nationaux quileur servent d’assise et de justification. Ils incorporent des populations perçues commefondamentalement différentes qu’ils ne veulent pas intégrer à la communauté nationale. Cespopulations sont alors spécifiées à l’aide du concept de race20 et gérées non plus sur un modepolitique mais « bureaucratique ». L’espace des empires coloniaux, édifié sur un imaginairede l’espace disponible et le souci d’en tirer avantage, entrait en collision avec le territoirede l’Etat-nation conçu comme garant d’égalité et de liberté pour les nationaux qui l’habitent.Arendt identifie donc, dans le projet impérialiste, une « contradiction interne entre le corpspolitique de la nation et la conquête considérée comme un moyen politique » (OT2 28), quiin fine « ne pouvait que détruire l’Etat-nation » (OT2 22). Et Arendt d’y voir le signe parmid’autres des contradictions fondamentales, éminemment spatiales, de la modernité : « Qu’unmouvement d’expansion pour l’expansion se soit développé dans des États-nations qui étaient,plus que tout autre corps politique, définis par des frontières et des limitations à toute conquêtepossible, voilà bien un exemple de ces écarts apparemment absurdes entre cause et effet quisont devenus la marque de l’histoire moderne. » (OT2 32)

Totalitarisme et Camps de concentration44 Le totalitarisme constitue la seconde forme principale de décadence de l’Etat-nation qu’étudie

Arendt. Il est aussi la seconde forme politique post-nationale dont elle identifie les tensionsen termes spatiaux. Mais cette fois, les types d’espaces mobilisés sont plus nombreux et leurarticulation plus complexe.

45 Tout comme l’impérialisme, le totalitarisme constitue une forme de négation de l’Etat-nation.« International dans son organisation, universel dans sa visée idéologique, et planétaire dansses aspirations politiques » (OT3 165), le mouvement totalitaire vise une forme de dominationuniverselle qui fait fi de toutes les règles de la coexistence entre les Etats et les nations. Mais ens’emparant de l’Etat, « il se met manifestement dans une situation paradoxale », mettant uneinstitution territoriale spécifique au service de ses ambitions universalistes. Il lui revient ausside composer avec la nation correspondante bien que l’imaginaire national ne fasse pas partie

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de ses bases idéologiques. Arendt suggère alors que la propagande nationaliste est devenuel’instrument privilégié, quoique paradoxal, de la conquête extérieure. En effet, la propagandejoue selon elle un rôle décisif dans la gestion des masses et la négation des individualités.Elle dit de la propagande des régimes totalitaires qu’elle parvient à couper les masses de laréalité, à installer la « tranquillité macabre d’un monde entièrement imaginaire » (OT3 110) :« L’efficacité de ce genre de propagande met en lumière l’une des principales caractéristiquesdes masses modernes. Elles ne croient à rien de visible, à la réalité de leur propre expérience ;elles ne font confiance ni à leur yeux, ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, quise laisse séduire par tout ce qui est universel et cohérent en soi  » (OT3 107). Autrementdit, la propagande totalitaire constitue la forme la plus aboutie de négation de l’expériencephénoménologique.

46 En se déployant au temps des «  sociétés de masse  » et en ayant recours aux instrumentsde la propagande, ces régimes totalitaires accentuent aussi la propension de ces sociétésà s’organiser comme des rassemblement d‘«  individus atomisés  » (OT3-193). Ils œuvrentactivement à isoler les individus les uns des autres et à détruire l’espace politique parla vertu duquel ils pouvaient dans le même temps se différencier et se lier les uns auxautres. C’est ce que permet de faire la loi dans les régimes totalitaires, qui pervertit l’idéemême de loi des démocraties antiques et modernes. En effet, «  les lois positives dans lesrégimes constitutionnels ont pour rôle de dresser des barrières et d’aménager des voiesde communication entre les hommes (…) Les barrières des lois positives sont à l’existencepolitique de l’homme ce que la mémoire est à son existence historique : elles garantissent lapréexistence d’un monde commun… » (OT3 289-90). A l’inverse, la « terreur totale » (totalterror) qui constitue le stade avancé du totalitarisme, organise les choses différemment : « Auxbarrières et aux voies de communication entre les hommes individuels, elle substitue un cerclede fer qui les maintient si étroitement ensemble que leur pluralité s’est comme évanouie en unHomme unique aux dimensions gigantesques (OT3 290) (…) En écrasant les hommes les unscontre les autres, la terreur totale détruit l’espace entre eux » (OT3 291).

47 L’attention qu’elle porte aux camps de concentration et d’extermination dont ces régimestotalitaires se sont faits les spécialistes ne s’explique pas seulement par la stupeur et l’effroiqui saisit les contemporains d’Hannah Arendt peu avant qu’elle rédige les Origines duTotalitarisme. Elle la justifie clairement, dans cet ouvrage comme dans son compte-rendudu procès d’Eichmann, plus tardif, par le fait qu’elle y voit une sorte de quintessence de cesrégimes, et notamment une forme particulièrement poussée de leur façon de penser l’espacedes humains. En effet, les camps constituent pour Arendt la « véritable institution centraledu pouvoir d’organisation totalitaire  » (OT3  244)  ; le souci de ces régimes de détruireles individualités et la spontaneité dont les individus sont capables en temps normal trouvedans les camps un véritable laboratoire : « Le dessein des idéologies totalitaires n’est doncpas de transformer le monde extérieur, ni d’opérer une transmutation révolutionnaire de lasociété, mais de transformer la nature humaine elle-même. Les camps de concentration sontles laboratoires où l’on expérimente des mutations de la nature humaine… » (OT3 277).Là encore, l’argumentation adoptée par Arendt passe par une réflexion en termes d’espace.Le totalitarisme et la propagande totalitaire enclenchent un mécanisme de négation desmondes individuels  ; les camps de concentration poussent la négation plus loin encore,notamment en coupant les individus de leur entourage, en interdisant la parole et l’action ;l’extermination, en s’en prenant à la matérialité des corps, constitue le terme de ce mêmeprocessus. L’enfermement des déportés dans les trains, les camps et les chambres à gazparticipe de ce long processus spatial de ségrégation, de dépossession, d’expulsion, et aupassage de dénationalisation, de déplacement forcé, bref de déracinement et de privation de laliberté d’être là où chacun le souhaite, de privation de home et de mouvement.

Synthèse provisoire48 L’analyse qui précède a montré, pour ceux qui en doutaient encore, combien l’œuvre d’Hannah

Arendt est traversée par une réflexion sur l’espace. Son vocabulaire fait une place considérableà un ensemble de termes qui relèvent de ce domaine sémantique. Les thèses qu’elle défend

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mettent régulièrement en scène des tensions entre des types d’espaces différenciés, voireantagonistes.

49 Plus important, il est rare que ces termes spatiaux soient employés de façon métaphorique.Certes, on pourrait être tenté de voir dans la phraséologie d’Arendt et en particulier dans saconception de l’espace politique, de l’espace de l’apparence, de l’espace-entre-les-hommes,une immense métaphore qui de fait assimilerait la distance à la différence, l’éloignementà la différenciation sociale21, et l’extrême rapprochement à la négation des individualités.Ce doute sur le caractère métaphorique est alimenté par l’absence de protocoles précisd’observations empiriques et le faible nombre de développements relatifs aux modalitésconcrètes selon lesquelles les hommes composent avec l’espace. Elle n’emprunte pas non plusaux sciences sociales et à la psychologie, dont elle se défie explicitement22, ce type de matériauempirique. Seuls quelques travaux d’historiens et des témoignages, notamment de survivantsdu génocide juif, trouvent grâce à ses yeux, en particulier dans les Origines du Totalitarisme et,évidemment, Eichmann à Jérusalem. Cette relative absence des analyses empiriques peut fairepenser parfois que des similitudes décrites dans des contextes différents ont moins de valeuranalytique que métaphorique : que penser notamment du recours au concept d’ « espace del’apparence » pour désigner aussi bien l’espace configuré par plusieurs individus en situationde co-présence que le périmètre d’application de la loi et «  l’espace de liberté  » qu’ellecirconscrit23 ? Que penser aussi de l’équivalence perceptible entre pluralité des individus etpluralité des peuples24 ? Dans les deux cas, l’argumentation d’Arendt n’accorde pas la mêmeimportance à la dimension phénoménologique de l’expérience  : le territoire de la loi et lapluralité des peuples sont des abstractions, contrairement aux expériences auxquelles ils sontrapportés. Dans les deux cas aussi, elle ne donne pas de place manifeste aux différentielsd’échelle, spatiale ou sociale. Cette façon de procéder peut conduire à penser par exempleque l’espace-qui-est-entre-les-hommes dans le cas du territoire étatique est métaphoriquementtransposé de l’espace de l’apparence de la co-présence.

50 Et puis, il y a ces quelques images récurrentes, parfois explicitement présentées commemétaphoriques (comme dans ER 408), qui ponctuent son œuvre, celles du « désert » et del’ « oasis » notamment. Le désert désigne chez Arendt une étendue qui ne serait pas partieprenante d’un monde commun  : par exemple, elle parle de désert pour qualifier l’absencede monde commun aux diverses civilisations antiques préexistant à leur rassemblement sousl’autorité romaine25 (QP 125)  ; elle évoque aussi le désert, agité de «  tempêtes de sable »,que produisent les régimes totalitaires en éradiquant la possibilité même d’un espace del’apparence et d’un domaine public garant de liberté individuelles (QP 136). A l’inverse,elle invoque l’image de l’oasis pour qualifier aussi bien la polis, que l’espace de liberté (ER408) garanti par la loi, autrement dit des lieux et des espaces où peut se déployer l’espace del’apparence.

51 Mais s’il ne faut pas minimiser le rôle des métaphores spatiales dans l’écriture d’HannahArendt, il ne faut pas non plus en exagérer l’importance. Beaucoup de concepts spatiaux -comme ceux de terre, d’expansion, de lieu, de propriété, etc. - sont assurément descriptifset analytiques. Beaucoup de ses analyses de l’espace-entre-les-hommes s’appuient sur desobservations directes ou indirectes, comme dans le cas des camps de concentration etd’extermination. Et surtout, l’approche phénoménologique qui est la sienne dans de nombreuxtextes lui fait parler de « points de vue » ou de « perspectives » au sens le plus littéral, optique,de ces expressions.

52 Les types d’espaces qu’elle distingue et leur mise en tension jouent donc un rôle majeur,analytique, dans sa compréhension des activités humaines et des formes d’organisationpolitiques, et normatif pour les formes d’action qu’elle appelle de ses voeux. Au-delà de ladiversité de ses objets d’étude, l’idée que la politique est d’abord et avant tout une questiond’espace et de position dans le domaine public atteste d’une cohérence d’ensemble qui mérited’être étudiée indépendamment de sa force métaphorique.

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Identité, Pluralité et Commun53 Et pourtant, comme je l’ai rappelé dès l’introduction, si la dimension spatiale des êtres, des

choses, des expériences et des actions humaines apparaît centrale dans la matrice de sa pensée,elle ne fait jamais l’objet d’une théorisation à proprement parler. Quand bien même il arriveparfois, comme dans la conclusion des Origines du Totalitarisme ou les dernières pages del’Essai sur la Révolution, de reformuler une question en termes d’espace, cette reformulationne prend jamais la forme d’une théorie de l’espace en tant que telle.

54 Cette absence d’une théorie de l’espace dans l’œuvre d’Arendt pourrait être expliquée deplusieurs manières sans doute. Je propose ici la thèse suivante  : l’explicitation d’une tellethéorie est superflue dans la mesure où Hannah Arendt subordonne la cohérence d’ensemblede ses énoncés spatiaux à une ontologie complexe dont son usage des concepts d’identité et depluralité rendent parfaitement compte. Les types d’espaces qu’elle distingue peuvent alors êtrerapportés à un nombre limité de spatialités subordonnées à ce qu’elle appelle l’identité et lapluralité. Dans ce contexte, le terme de spatialité, tel que j’utiliserai à partir de maintenant, nedésigne pas un type d’agencement ou d’arrangement spatial, mais une conception de l’espace,une façon de concevoir l’espace comme principe d’intelligibilité26.

Ontologie des places et ontologie des positions55 Dans ses textes et souvent au sein d’un même texte, Arendt distingue et combine deux

ontologies : une ontologie des êtres et des choses et une ontologie des points de vue sur lesêtres et les choses. En cela, elle s’apparente à de nombreux auteurs de la première moitié dusiècle ou contemporains de son œuvre.

56 L’ontologie des êtres et des choses est celle qui postule l’existence d’une réalité matérielleau sein de laquelle il serait possible d’objectiver des entités, d’isoler des objets, etc. Cetteontologie des êtres et des choses est chez Arendt une ontologie de la matérialité terrestre etde l’espace cosmique, mais aussi des corps et des artefacts humains comme une ville ou unetable pour reprendre deux exemples déjà cités.

57 L’ontologie des points de vue sur les choses s’inspire de la tradition phénoménologique  ;elle est faite d’êtres et d’objets tels qu’ils apparaissent aux hommes. Cette ontologie requiertl’exercice des sens : « Rien ne paraîtrait, le mot ‘apparence’ n’aurait aucun sens, s’il n’existaitde tels récepteurs des apparences… dans ce monde où nous entrons, apparus de nulle part,et dont nous disparaissons en direction de nulle part, Etre et Paraître coïncident. » (VE, 1,34, souligné par elle). Dans cette perspective, les choses sont du monde des humains dans lamesure où elles sont « faites pour se voir, s’entendre, se toucher, être senties et goûtées pardes créatures sensibles dotées de sens appropriés (…) Il n’est rien au monde, ni personne dontl’être même ne suppose un spectateur. En d’autres termes, rien de ce qui existe, dans la mesureoù cette chose paraît, n’existe au singulier ; tout ce qui est est destiné à être perçu » (VE,1, 34)27.

58 Chacune de ces ontologies conditionne une spatialité qui lui est propre : l’ontologie des pointsde vue repose sur un espace construit par les sens ; elle suppose ce spectateur dont la positionau milieu d’un ensemble d’êtres et de choses conditionne la spatialité dans lequel il évolue. Al’opposé, l’ontologie des choses suppose une toute autre spatialité, celle d’un espace empiriquepostulé par les sciences physiques et biologiques qui attribuent une localisation, un lieu ausens artistotélicien, appelons cela ici une place, aux choses à l’aide des formes d’abstractionque ces dernières mobilisent, notamment les espaces de la géométrie28.

59 Ces deux ontologies et les spatialités qui leur correspondent ne sont pas spécifiées commetelles dans les écrits d’Hannah Arendt ; mais elles sont constitutives de deux concepts centrauxde son oeuvre : celui d’identité et celui de pluralité.

60 Une chose ou un être est doté d’une identité propre qui, pour Arendt, ne doit rien à la façonselon laquelle elle apparaît au regard des humains. Un chose ou un être a une existence en soiet cette existence doit beaucoup au fait que cette chose ou cet être a son lieu propre, c’est-à-dire une place qui lui est spécifique et qui de ce fait ne peut être occupée par aucun autre.Mais dans le monde des hommes, c’est l’apparence sous laquelle cet être ou cette chose (dotéd’une identité propre) est perçu qui prime, et plus encore, la pluralité des points de vue que les

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humains adoptent sur cette chose ; cette pluralité conditionne ce qu’Arendt appelle la réalité(reality) : « la réalité (…) résulte de la somme des aspects que présente un objet unique àune multitude de spectateurs. Lorsque les choses sont vues par un grand nombre d’hommessous une variété d’aspects sans changer d’identité, les spectateurs qui les entourent sachantqu’ils voient l’identité dans la parfaite diversité, alors, alors seulement, apparaît la réalitédu monde, sûre et vraie » (CHM 98). Arendt reprend l’argument 15 ans plus tard : « rien dece qui existe, dans la mesure où (une) chose paraît, n’existe au singulier ; tout ce qui est estdestiné à être perçu. Ce n’est pas l’homme, mais les hommes qui peuplent notre planète. Lapluralité est la loi de la terre » (VE, 1, 34, souligné par elle). La pluralité des points de vue estdonc constitutive de la réalité du monde tout comme l’identité physique des objets communssur lesquels convergent ces points de vue est constitutive du réel de la terre. Cette propositionl’invite symétriquement à voir dans la négation de la pluralité des points de vue la négationmême de la possibilité d’un monde  : «  (dans le contexte de la tyrannie et de la société demasse) les hommes deviennent (…) prisonniers de leur propre expérience singulière, qui necesse pas d’être singulière quand on la multiplie indéfiniment. Le monde commun prend finlorsqu’on le voit sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seuleperspective » (CHM 99). Pluralité des points de vue d’une part, et identité propre des êtreset des choses d’autre part, participent donc de deux ontologies différentes, chacune ayant saspatialité propre : celle des positions versus celle des places. Mais les points de vue portanttoujours sur quelque chose, et la pluralité des points de vue convergeant vers les mêmes choses,l’ontologie des positions requiert nécessairement, selon Arendt, l’ontologie des places pourse déployer.

L’identité du « qui »61 Toutefois, chez Arendt, la notion d’identité renvoie aussi à une autre chose qu’à celle, propre,

des êtres et des choses ; elle renvoie aussi à « l’identité personnelle » qui constitue la pierrede touche de sa conception du politique. Cette identité personnelle n’est pas synonyme decette identité du Moi qui, depuis les travaux de Descartes et surtout de Locke, est le pendantdans le domaine de la conscience de l’identité des choses réelles. Cette conscience du Moin’est certes pas absente de l’œuvre d’Arendt ; mais non seulement elle n’y voit pas une formed’identité ; en outre, comme je l’ai déjà rappelé, elle voit dans l’importance que lui attachent lessociétés modernes l’expression d’une forme d’aliénation par rapport au monde, cette tentationrécurrente de fuir « le monde pour le Moi » (CHM 37)29.

62 Hannah Arendt préfère, pour des raisons analytiques et normatives, circonscrire une identitépersonnelle, publique et politique, tout en espace et en action cette fois. Dans Condition del’Homme Moderne, elle développe longuement le distinguo, souvent repris depuis, entre le«  qui  » et le «  ce que  » de l’individu  : «  Dès que nous voulons dire qui est quelqu’un,notre vocabulaire même nous entraîne à dire ce qu’il est. Nous nous embrouillons dans unedescription de qualités qu’il partage forcément avec d’autres qui lui ressemblent ; nous nousmettons à décrire un type, un ‘caractère’ au vieux sens du mot, et le résultat est que son unicitéspécifique nous échappe » (CHM 238). Pour le dire autrement, cette identification du « ceque » attribue des places aux individus conformément aux conventions sociales en vigueur,conformément aussi aux pratiques de sciences humaines et sociales qu’Arendt critique defaçon récurrente pour cette raison notamment30. Arendt lui oppose cette identité du « qui »qui ressort du registre de l’action : « En agissant et en parlant, les hommes font voir qui ilssont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques et font ainsi apparition dans lemonde humain » (CHM 236).

63 Cette identité du « qui » diffère des « identités physiques (qui) apparaissent sans la moindreactivité, dans l’unicité de la forme du corps et du son de la voix » (CHM 236). Elle est lagarantie de ce qu’elle appelle l’individualité mais aussi l’humanité : « La parole et l’actionrévèlent cette unique individualité. C’est par elles que les hommes se distinguent au lieu d’êtresimplement distincts ; ce sont les modes sous lesquels les êtres humains apparaissent les unsaux autres, non certes comme des objets physiques, mais en tant qu’hommes. Cette apparence,

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bien différente de la simple existence corporelle, repose sur l’initiative, mais dont aucun êtrehumain ne peut s’abstenir s’il veut rester humain » (CHM 232)31.

64 Cette identité du « qui » n’est pas non plus une extension de la conscience de soi du sujet, toutau contraire, car « le ‘qui’ est implicite en tout ce que l’on fait et tout ce que l’on dit (…) ilest presque impossible de le révéler volontairement (…) au contraire, il est probable que le‘qui’, qui apparaît si nettement, si clairement aux autres, demeure caché à la personne elle-même » (CHM 236). Cette identité personnelle n’existe donc pas sur le mode privé. Elle estcertes individuelle, mais elle requiert la présence des autres, et surtout les autres dans leurpluralité ; elle requiert aussi l’interaction publique ; car l’action « correspond à la conditionhumaine de la pluralité (…) ce sont des hommes et non pas l’Homme, qui vivent sur terre ethabitent le monde » (CHM 41).

La spatialité de l’action65 Arendt subordonne cette identité du « qui » et l’individualité à ce qu’elle appelle l’espace de

l’apparence ; en effet : « s’il n’y a point d’espace d’apparence, si l’on ne peut se fier à laparole et l’action comme mode d’être ensemble, on ne peut fonder avec certitude ni la réalitédu moi, de l’identité personnelle, ni la réalité du monde environnant » (CHM 269)32. L’espacede l’apparence serait consubstantiel à l’identité personnelle. Et pas plus que l’identité du quine peut être rapportée à l’identité propre de l’individu ou à la conscience de soi, l’espace del’apparence ne peut conçu dans le seul cadre des deux spatialités précédemment distinguées.En effet, l’espace de l’apparence a ceci de particulier qu’il est un agencement dessiné parl’action et la parole, et non un simple agencement de corps et d’objets, ni un simple ensemblede points de vue. Dès lors, il se caractérise par une temporalité propre : il « a ceci de particulierqu’à la différence des espaces qui sont l’œuvre de nos mains, il ne survit pas à l’actualité dumouvement qui l’a fait naître : il disparaît non seulement à la dispersion des hommes (…)mais aussi au moment de la disparition ou de l’arrêt des activités elles-mêmes » (CHM 259)33.

66 Puisque pour Arendt cet espace de l’apparence est celui dans lequel se déploie l’action, jepropose d’appeler la spatialité correspondante la spatialité de l’action. De fait, elle diffèredes deux précédentes ; elle n’est pas celle, objectivable, des êtres et des choses qui permetde rapporter chacun à un lieu ou une place, ni celle des points de vue, même si elle requiertl’une et l’autre, c’est à dire l’existence préalable de ce réel objectivable et la mobilisation dela diversité des points de vue sur les choses : « Dans les conditions d’un monde commun, cen’est pas d’abord la ‘nature commune’ des hommes qui garantit le réel (reality) ; c’est plutôtle fait que, malgré les différences de localisation (position) et la variété des perspectives quien résulte, tous s’intéressent toujours au même objet » (CHM 98). L’identité propre des êtreset des choses, qui est partie prenante de la spatialité des lieux et des places, et la pluralité despoints de vue sont donc des conditions de la construction de mondes communs. Car « si l’onne discerne plus l’identité (sameness) de l’objet », alors rien n’empêchera « la destruction dumonde commun » (CHM 98). Pour cette raison, « l’objectivité du monde (son caractère d’objetou de chose) et la condition humaine sont complémentaires » (CHM 44)

67 La spatialité de l’action n’est donc ni la spatialité des places, ni la spatialité des positions ;elle est celle par laquelle les individus, en mobilisant l’une et l’autre, sont amenés à prendreposition. C’est en cela qu’elle est politique et qu’elle est une modalité de la révélation del’identité du « qui ».

La polis et le territoire comme complexes de spatialités68 Le caractère ternaire des spatialités, perceptible dans l’action et la parole entre des individus

en situation de co-présence et d’interaction, vaut aussi selon Arendt à un autre niveau, pourles corps politiques constitués à condition que ceux-ci garantissent la pluralité et la liberté.Son apologie de la polis, quoique nuancée sur certains points, va de pair avec la célébration deson identité. Or l’identité de la polis est manifestement pensée sur un double mode, matérielet politique : « Tout comme il faut d’abord construire les murs de la ville (…) avant qu’ilpuisse y avoir une ville identifiable dans leur enceinte et entre leurs limites, de même la loidétermine-t-elle la physionomie particulière de ses habitants qui les distingue de toutes les

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autres villes et de leurs habitants. La loi est le rempart érigé et fabriqué par un seul hommeà l’intérieur duquel est créé l’espace proprement politique où se meut librement la pluralité.(…) La loi est pour ainsi dire ce à partir de quoi une polis a commencé sa vie ultérieure : ellene peut la supprimer sans renoncer à sa propre identité… » (QP 116-7). L’identité de la polisrequiert donc à la fois une spatialité matérielle et objectivable, celle de l’ontologie des êtreset des choses – un bâti cerné de remparts – et une spatialité de l’action – celle par laquellel’identité du « qui » peut se révéler, dans le respect de la pluralité et de la liberté garanti parla loi et la volonté collective de construire un monde commun.

69 Cette dualité de l’identité de la polis permet de mieux comprendre aussi l’élargissement dusens qu’Arendt donne au concept de territoire au fil de ses travaux. Comme je l’ai rappelé endébut d’article, le terme territoire réfère d’abord chez Arendt à deux types d’entités : d’unepart une étendue matérielle, « étendue de terrain », voire un sol, sur laquelle un groupe déploieun mode de vie et de travail ; d’autre part, une aire juridico-politique sur laquelle se déploiel’autorité de l’Etat et la loi. Mais au fur et à mesure qu’elle précise ses idées sur « l’espacede l’apparence », Arendt fait aussi du territoire un espace dessiné par les pratiques et l’actionqui lient les nationaux et les citoyens entre eux. C’est dans les dernières pages d’Eichmann àJérusalem qu’elle est sans doute la plus explicite à ce propos ; elle écrit : le « territoire est unconcept juridique et politique et pas seulement un terme géographique. Essentiellement, unterritoire n’est pas tant une étendue de terrain que l’espace entre les individus d’un groupedont les membres sont liés entre eux, à la fois séparés et protégés les uns des autres, par toutessortes de rapports (…) De tels rapports ne se manifestent spatialement que dans la mesure oùils constituent eux-mêmes l’espace à l’intérieur duquel les membres d’un groupe entretiennentdes rapports les uns avec les autres » (EJ 456)34. Simple étendue de terrain sur laquelle sedéploie un collectif humain et l’autorité de l’Etat, le territoire devient aussi, au fil des écritsd’Arendt, un espace politique configuré par les interactions que nouent entre eux ceux qui s’yinscrivent.

70 Dès lors, les concepts spatiaux les plus centraux de l’œuvre d’Arendt – espace de l’apparence,territoire, polis, etc. - illustrent tous ce même souci de distinguer et de coupler trois spatialitésdifférenciées  : celle de l’espace objectivable par laquelle les êtres et les choses peuventêtre subordonnés à des places ou des emplacements et aux lieux correspondants  ; cellede l’espace phénoménologique par laquelle les humains, dans leur pluralité, occupent despositions relatives et adoptent des points de vue différenciés ; et celle de l’action et de la parolepar laquelle les humains construisent des mondes communs en mobilisant des objets communset leurs points de vue respectifs et en prenant position.

71 Dès lors, la critique de la modernité qui court à travers l’œuvre d’Arendt peut être comprisecomme une critique de la désarticulation des identités et des spatialités vues comme combinéesdans ce qu’elle appelle le monde. Des sciences et des nationalismes, Arendt dit qu’ilscontribuent à promouvoir l’idée que les individus ne seraient que des occurrences équivalentes,des sortes d’atomes sociaux35 placés dans un espace ad hoc, sans tenir compte de leur pluralitéconstitutive36 garante de leur individualité. La modernité apparait alors comme le cadre danslequel est inlassablement promue l’identité du même (sameness), menaçant toujours un peuplus l’identité du « qui ».

72 Sa critique du totalitarisme pointe de façon plus manifeste encore la désarticulation des formesd’identité et de spatialité. Car, nous dit-elle, les totalitarismes ont tout à la fois vidé desa substance le domaine public, en privant les citoyens de la possibilité de configurer cetespace de l’apparence nécessaire à l’expression du pouvoir politique, substitué la propagandeà l’expérience phénoménologique, et, dans le contexte extrême des camps, privé des millionsd’individus d’identité civique d’abord (de patrie et de home donc), d’individualité ensuite(donc de faculté de penser)37, et enfin d’identité biologique (et donc de lieu physique) enamputant progressivement les diverses dimensions spatiales de leur être, de leurs expérienceset de leur existence commune.

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Épilogue : l’amour et la pensée73 Ce texte est parti du constat que l’œuvre d’Hannah Arendt était ponctuée de nombreux

concepts spatiaux et qu’Arendt donnait une grande importance à la caractérisation spatialed’un grand nombre de ses concepts politiques  : le politique lui-même, mais aussi l’action,la liberté, le totalitarisme, la propagande, la loi, etc. Il est aussi parti du constat que malgrécette abondance de références spatiales, Arendt ne se soucie jamais d’énoncer une théorie del’espace. Ce texte conclut sur l’idée que la diversité des évocations de l’espace dans l’œuvred’Arendt peut être rapportée à trois spatialités, trois conceptions de l‘espace : la spatialité desplaces, la spatialité des positions et la spatialité de l’action. Ces trois spatialités participentensemble de l’ontologie de la philosophe. Mais elles ne réfèrent pas à des modes d’existencede l’espace indépendants les uns des autres  ; elles constituent plutôt des modalités dontl’articulation dans la condition et l’expérience humaines garantissent l’existence de mondescommuns. Faute d’articulation, les individus sont menacés par des périls divers, le désert et laloneliness, et risquent d’être réduits à l’état d’atomes sociaux.

74 On peut trouver une ultime source de validation de cette interprétation dans ce qu’Arendt ditde deux activités, parmi les plus nobles à ses yeux, qui ont en commun d’échapper à cettearticulation des spatialités du monde commun : l’amour et la pensée. En effet, pour Arendt,parce qu’elles ne participent pas de ce monde commun, elles ont un régime de spatialité quileur est propre.

75 Quand Arendt parle d’amour, ce n’est pas pour célébrer l’idée d’amour pour un peuple ou pourune patrie dont elle dit qu’elle n’a jamais eu de sens pour elle38 ; c’est parfois pour célébrerl’amour pour une idée, comme « l’amour de la liberté ». Mais pour Arendt, l’amour est d’abordet avant tout cette relation entre deux êtres qui ne participe pas du monde précisément parce quela condition de leur individualité respective s’évanouit ; en effet, dans la relation amoureuse,« cet entre-deux qui crée en même temps une distance et un lien, ce qui en tant que tel constituel’espace au sein duquel nous nous mouvons et nous comportons les uns envers les autres, estcoupé » (JP, Novembre 1951) ; « dans la relation particulière privée de monde (worldless) del’homme à l’homme, telle qu’elle nous apparaît dans l’amour et parfois dans l’amitié (…) lemonde, disparaît sous l’emprise de la passion enflammée » (QP 137). Pour le dire autrement,la relation amoureuse est pour Arendt est une façon d’exister ensemble au singulier et nondans la pluralité.

76 Quand Arendt travaille sur le concept de pensée, objet qui l’occupe de façon croissante à partirdes années 1960, elle se voit conduite, en invoquant Aristote une fois encore, de la caractérisersimultanément par l’isolement et l’a-spatialité. Dans la Vie de l’Esprit, à la question « Où est-on quand on pense ? », elle répond « nulle part » (VE1 224). Elle motive cette idée par le faitque la pensée, au sens où elle l’entend, à la fois extrait celui qui pense du monde des sens –« Penser désensibilise » (JP 2, 952) écrit-elle en 1969 en se référant à Rilke – et le fait composeravec l’universel ; à ce titre celui qui pense échappe à l’emprise de l’expérience phénoménaleet de l’espace de l’apparence : « le moi pensant qui se meut parmi les universels, les essencesinvisibles, se trouve, à strictement parler, nulle part ; c’est un apatride, au sens le plus fortdu terme » (VE 224)39. Mais contrairement à ce qu’on a pu écrire à ce sujet, la pensée n’estpas « hors-lieu » sauf à concevoir le lieu très différemment d’Arendt elle-même. Au contraire,Arendt explique que la pensée requiert l’isolement, ou mieux la « solitude » »40, autrement ditun lieu physique détaché de l’emprise du monde commun.

77 En outre, amour et pensée sont apparentés par le fait qu’Arendt conçoit la seconde aussi surle mode de la dualité sans pluralité. En effet, si la pensée requiert la solitude, cette solitudesignifie que celui qui pense peut « être ensemble avec lui-même (…) ; dans la solitude, end’autres termes, je suis à ‘moi-même’, en compagnie de mon moi, et donc deux-en-un (…)Toute pensée, à proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi etmoi-même » (OT 308)41. Amour et pensée se caractérisent donc par une dualité sans distancephysique, sans « entre-deux », entre les termes de la dualité. Pour cette raison l’un et l’autresont a-politiques : « L’amour est, de nature, étranger-au-monde (unworldly) et c’est pour cetteraison plutôt que pour sa rareté qu’il est non seulement apolitique, mais même antipolitique -la plus puissante peut-être de toutes les forces antipolitiques » (CHM 309).

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78 Amour et pensée, tels qu’Arendt les entend, constituent donc des illustrations en négatif desa conception de l’articulation des spatialités du monde commun. L’un et l’autre ne sont pas« hors-lieu », mais « hors-monde ». Le lieu physique de ces activités a beau exister il est sanspertinence, tout comme le sont les points de vue, et les positions correspondantes, que lesindividus impliqués dans ces activités pourraient adopter. Cet « hors-monde » de l’amour etde la pensée, comparé à la « négation du monde » postulée par la science et prépétrée par letotalitarisme, montre à lui seul que la dimension spatiale de l’œuvre d’Arendt ne convoie nidéterminisme, ni manichéisme.

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Notes

1 La liste des ouvrages utilisés ici figure à la fin de ce texte. Tous sauf deux ont d’abord étépubliés en anglais. Les citations utilisées sont extraites de traductions en français dont je ne discuteraiqu’exceptionnellement la pertinence, quand bien même la traduction des termes spatiaux présente parfoisd’étonnantes variations d’un traducteur à l’autre, voire même au sein d’une même traduction.2 « les techniciens qui forment aujourd’hui l’écrasante majorité des ‘chercheurs’ ont fait descendre surterre les résultats des savants » (CC 347).3 Une courte note dans son Journal de pensée semble faire référence à cette évolution, tout en ouvrantune perspective plus large : « Tout gain de temps est une perte d’espace. S’ensuit-il qu’un gain d’espaceest une perte de temps ? » (JP, juillet 1955, 2, 729)4 Ou encore, le monde « repose sur la présence simultanée de perspectives, d’aspects innombrables souslesquels se présente le monde et pour lesquels on ne saurait imaginer ni commune mesure, ni commundénominateur » (CHM 97-8).5 Parfois traduit aussi par « espace d’action »6 On ne trouve cette expression citée qu’une fois dans CHM quand elle parle du théâtre de la guerrede Troie (CHM 199)7 Les traductions en français de ce concept naviguent entre «  espace d’apparence  », «  espace del’apparence » voire « espace de l’apparition ».8 Elle rappelle aussi que si l’étymologie de lex en latin est différente, évoquant la relation, la frontière etson Dieu (Terminus) qui séparaient domaines public et privé dans la Rome antique étaient plus vénérésencore qu’en Grèce. Voir aussi à ce sujet ER 275-7.9 Quand elle discute du rôle des objets dans la configuration de l’espace d’action, elle écrit : « à moinsd’un artifice humain pour les abriter, les affaires humaines seraient aussi flottantes, aussi futiles etvaines que les errances d’une tribu nomade » (CHM 264-5). Cette métaphore en dit long sur le caractèretrès ethnocentré de la réflexion d’Arendt sur la question de la territorialité.10 Arendt se distingue ici clairement des approches classiques qui pensent la liberté sur un mode intérieur– «  l’espace intérieur où le moi est à l’abri du monde… l’intériorité comme lieu d’absolue liberté àl’intérieur du moi » (CC 190) – ou comme exercice du libre arbitre.11 Le livre de Koyré, From the Closed world to the Infinite Universe, est publié en 1957, soit un an avantCHM. Elle le cite 4 fois dans CHM.12 « Le savant … a été forcé sous la contrainte des faits et des expériences, de renoncer à la perceptionsensorielle et, de là, au sens commun grâce auquel nous coordonnons la perception de nos cinq sensen une conscience totale de la réalité. Il a aussi été forcé de renoncer au langage ordinaire qui, mêmedans ses raffinements conceptuels les plus sophistiqués, reste inextricablement lié au monde des sens età notre sens commun » (CC 338)13 Ou encore : il est « vraisemblable que c’est la planète que nous habitons qui partira en fumée du faitde théories entièrement déconnectées du monde des sens et qui défient toute description dans le langagehumain » (CC 345).14 Elle considère que l’invention du télescope, l’exploration du globe et la Réforme avec «l’expropriation du clergé qui ouvre la voie à l’accumulation de la richesse sociale » (CHM 315) sontles trois grand événements qui « fixent le caractère » de l’époque moderne à ses débuts.15 Du coup, elle reconnaît quelques vertus aux empires, du moment qu’ils se sont souciés del’incorporation des peuples conquis dans la sphère publique. C’est selon elle le cas de l’empire romainauquel elle attribue l’invention de « l’idée d’un ordre politique extérieur aux limites du corps propred’un peuple ou d’une cité  », une capacité à organiser la «  politisation (…) de l’espace entre lespeuples » (QP125).

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16 Rappelons que pour Arendt, l’antisémistisme est un trait des sociétés modernes – « il faut replacerl'antisémitisme moderne dans le cadre plus général du développement de l'Etat-nation » (OT1) - quile distingue de l’antijudaïsme qui l’a précédé et qui était essentiellement motivé par des considérationsreligieuses.17 Dans les mêmes pages, elle cite aussi l’article « Juif » de l'Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,écrit par Diderot lui-même, dans lequel il est écrit que les Juifs "sont devenus des instruments par lemoyen desquels les nations les plus éloignées peuvent converser et correspondre ensemble. Il en est d'euxcomme des chevilles et des clous qu'on emploie dans un grand édifice et qui sont nécessaires pour enjoindre toutes les parties" (cité dans OT1 p 52). Elle retient de Diderot que la forme spatiale des relationsentretenues par une certaine élite juive en Europe s’accommodait fort bien de la territorialité des Etats.18 On se fie ici aux traductions de Caloz-Tschopp (2003) et à la discussion qui les motive.19 On remarquera au passage qu’ici, le terme « espace » est entendu dans son acception physique ouquasi-écologique, et pas encore dans celle de « l’espace de l’apparence ».20 Arendt explique longuement que le modèle raciste adopté dans les colonies permet de garantir lesentiment d’unité des colons et des nations dont ils se réclament. Ainsi la nation anglaise ne «pouvaitplus compter sur les frontières de son pays pour maintenir sa cohésion» (OT2 133) ; le racisme permet derenouveler les formes de cette cohésion dans un contexte spatial renouvelé. Elle cite alors Charles Dilkequi explique que le racisme colonial constituait «un guide dont le monde présent avait grand besoin, leseul lien sûr dans un espace sans bornes» (OT2 113).21 Par exemple quand elle suggère que la loi dans la Rome antique est objet de constantes négociationsentre patriciens et plébéiens à Rome, et du coup prétexte de leur constante redéfinition mutuelle et dela réinvention constante de leurs relations: «  la res publica, la chose publique, qui pris naissance àpartir de ce contrat (entre patriciens et plébéiens), était localisée dans l’espace intermédiaire entre lesdeux factions autrefois ennemies » (QP116). Ici la distance sociale semble prendre le pas sur la distancespatiale.22 Voir la troisième partie de ce texte23 Par exemple, dans les dernières pages de l’Essai sur la Révolution : «ces ‘espaces de liberté’ - que(…) nous pourrions appeler des espaces d’apparition » (ER 408))24 Voir notamment sa comparaison entre la polis grecque qui, selon elle, ménage la pluralité desindividus, et la res publica et la « politique étrangère » romaine qui ménage la pluralité des peuples(QP 114)25 « dans le meilleur des cas, des liens s’établissaient (entre ces civilisations), comme des fils ténus,comme des sentiers dans un paysage inhabité » (QP 125)26 Notons au passage qu’Arendt n’utilise pas le concept de spatialité sauf quand, exceptionnellement,elle cite un auteur qui lui en a l’usage, comme le philosophe des sciences E.A. Burt dans CHM (334).27 Ou encore : «pour nous l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes– constitue la réalité » (CHM 89)28 Le distinguo entre place et position adopté ici s’inspire de l’usage différencié des mots dans CHMnotamment, bien qu’il ne soit pas constant ni explicité. On notera que la traduction française a négligéla portée de ce distinguo comme on le constate dans cet extrait (la mise en gras de certains termes estde mon fait) : « Car si le monde commun offre à tous un lieu de rencontre (common meeting ground),ceux qui s’y présentent y ont des places (locations) différentes et la place (location) de l’un ne coïncidepas plus avec la place (location) d’un autre que deux objets ne peuvent coïncider dans l’espace (thanthe location of two objects). Il vaut la peine d’être vu et d’être entendu parce que chacun voit et entendde sa place (position), qui est différente de toutes les autres. Tel est le sens de la vie publique  ; parcomparaison, la plus riche, la plus satisfaisante vie familiale, n’offre à l’homme que le prolongement oula multiplication du point (position), qu’il occupe avec les aspects et perspectives que comporte cettelocalisation » (CHM 98).29 Rappelons, si besoin était, que le projet de Condition de l’Homme Moderne consiste notamment à« comprendre la nature de la société » (CHM 37) qui a conduit à une telle aliénation et à une tellesurvalorisation de l’intimité  : «  la découverte moderne de l’intimité apparaît comme une évasion dumonde extérieur, un refuge cherché dans la subjectivité de l’individu, protégé autrefois, abrité par ledomaine privé. » (CHM 111).30 En ciblant aussi bien la psychologie, que l’économie politique d’Adam Smith ou encore les théoriescomportementalistes, Arendt dénonce la «  prétention totale des sciences sociales qui, en tant que‘sciences du comportement’, visent à réduire l’homme pris comme un tout, dans toutes ses activités, auniveau d’un animal conditionné à comportement prévisible » (CHM 84). En d’autres termes, ces scienceshumaines et sociales auraient, tout comme les sociétés modernes dont elles sont le reflet, privilégiél’identité propre des choses et la spatialité des lieux et des places, et négligé la pluralité des points devue et l’espace de l’apparence. Elle établit plus précisément un clair parallèle entre cette conceptionde l’homme qui prévaut dans les sciences humaines et sociales et le triomphe de la normalisation des

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comportements dans les sociétés modernes  : «  La société exige toujours que ses membres agissentcomme s’ils appartenaient à une seule énorme famille où tous auraient les mêmes opinions, les mêmesintérêts (…) elle exige un certain comportement, imposant d’innombrables règles qui, toutes, tendentà ‘normaliser’ ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploitsextraordinaires » (CHM 78-9).31 C’est cette apologie de l’individualité qui motive une partie de sa critique du nationalisme quand ilpostule un naturalisme et une « répétition plus ou moins réussie du Même » (QP 33) qui rend secondairevoire impensable la différenciation interne des nations  ; c’est elle qui motive aussi sa critique desidéologies totalitaires parce qu’elles « expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois etéliminent les coïncidences en inventant un pouvoir suprême et universel qui est censé être à l’origine detous les accidents » (OT3 108) ; c’est elle qui motive enfin sa critique des régimes totalitaires: « Dans unrégime totalitaire parfait […] les hommes sont devenus Un Homme » (OT3 214). Au stade ultime de leurdéveloppement, avec les camps de concentration et d’extermination, les régimes totalitaires ont promu« l’assassinat de l’individualité » et engendré ainsi « une horreur qui éclipse largement l’atteinte à lapersonne juridique et politique et le désespoir de la personne morale » (OT3 270). « L’expérience descamps de concentration montre bien que des êtres humains peuvent être transformés en des spécimensde l’animal humain et que la ‘nature’ de l’homme n’est ‘humaine’ que dans la mesure où elle ouvre àl’homme la possibilité de devenir quelque chose de non naturel par excellence, à savoir un homme » (OT3270-1)32 Ou encore : « le domaine public était réservé à l’individualité : c’était le seul qui permettait à l’hommede montrer ce qu’il était réellement, ce qu’il avait d’irremplaçable » (CHM 80)33 C’est ce qui fait dire à Arendt que « l’espace intermédiaire », qu’elle appellera plus tard « l’espacede l’apparence » est un « espace historico-politique » bien différent du lieu ou du contexte spatial danslequel sont fixées par exemple des normes morales : « Tout ce qui est conclu l’est entre des hommeset demeure valable aussi longtemps que cet espace intermédiaire le demeure (…) dès que cet espaces’évanouit, les normes s’évanouissent littéralement avec lui » (JP 2, janvier 1952, 200)34 Il semble bien que ce développement doive beaucoup au rôle que confère Arendt aux dernières pagesde EJ. Il s’agit pour elle d’arguer de la légitimité de l’Etat d’Israël à avoir organisé le procès de l’anciencriminel nazi sur son propre sol, alors que les crimes dont il est accusé ont été perpétrés ailleurs et avantque cet Etat n’existe. Elle donne raison à Israël au nom de la continuité qu’elle voit entre les relationsinterpersonnelles entre les Juifs avant 1948 et la création du nouvel Etat: «Il n’y aurait jamais eu d’Étatd’Israël si le peuple juif n’avait créé, et maintenu, son espace relationnel propre et particulier à traversdes siècles de dispersion, avant de s’approprier son ancien territoire » (EJ 424).35 les masses sont le produit d’une « société hautement atomisée » (OT3 55).36 Il est utile de rappeler qu’aux yeux d’Arendt quelques nations échappent à ce procès, notamment lanation américaine dont elle dit, tout au long de son Essai sur les Révolutions notamment, qu’elle est néede la célébration de l’action et de la pluralité et qu’elle continue de cultiver les vertus de l’une et del’autre près de deux siècles après sa naissance.37 «  L’assassinat de l’individualité, de ce caractère unique dont la nature, la volonté et le destinont pourvu également tous les hommes (…) engendre une horreur qui éclipse largement l’atteinteà la personne juridique et politique et le désespoir de la personne morale  » (OT3 270). Cettedestruction de l’individualité procède aussi de l’animalisation des individus : « L’expérience des campsde concentration montre bien que des êtres humains peuvent transformés en des spécimens de l’animalhumain et que la ‘nature’ de l’homme n’est ‘humaine’ que dans la mesure où elle ouvre à l’homme lapossibilité de devenir quelque chose de non naturel par excellence, à savoir un homme » (OT3 270-1)38 « Je n’ai jamais aimé de ma vie ‘aimé’ aucun peuple, aucune collectivité – ni le peuple allemand, ni lepeuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni rien de tout cela : J’aime uniquement mesamis et la seule espèce d’amour que je connaisse et en laquelle je crois est l’amour de personnes » (Lettreà G. Scholem, publiée dans G. Scholem, Fidélité et Utopie, Calmann-Levy, 1994, p 222).39 A rapprocher de cette autre citation extraite du même texte: « Les philosophes aiment ce ‘nulle part’à l’égal d’un pays » (VE 225) bien que la parallèle avec « l’amour du pays », dont elle dit par ailleursqu’il ne fait pas sens pour elle, jette un voile d’ironie sur cette évocation des philosophes.40 En effet, s’il arrive à Arendt de parler de la pensée comme activité qui requiert l’isolement (isolation),la plupart du temps, elle réserve ce concept tantôt à sa description du domaine privé dans lequel devraients’exercer le travail et l’œuvre, tantôt au résultat de la privation de monde commun (l’isolement est décritalors comme source de loneliness) comme quand elle évoque l’ «isolement d‘individus atomisés» (OT3193) au sein de la société de masse. Voir sur ce sujet (Shuste, 2012)41 Ou encore : « penser est un dialogue silencieux entre moi et moi-même » (JP août 1968, 887)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bernard Debarbieux, « Les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt », Cybergeo : European Journalof Geography [En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 672, misen ligne le 02 avril 2014, consulté le 03 avril 2014. URL : http://cybergeo.revues.org/26277 ; DOI :10.4000/cybergeo.26277

À propos de l’auteur

Bernard DebarbieuxUniversité de Genè[email protected]

Droits d’auteur

© CNRS-UMR Géographie-cités 8504

Résumés

 Cet article étudie les concepts spatiaux à l’œuvre dans les écrits d’Hannah Arendt et laproblématisation spatiale des questions politiques et anthropologiques auxquelles elle aconsacré plusieurs ouvrages majeurs. Il conclut avec l’idée que la diversité des propositionsspatiales chez Arendt peut être ramenée à trois spatialités, trois conceptions de l‘espace : laspatialité des places, la spatialité des positions et la spatialité de l’action. Ces trois spatialitésne réfèrent pas à des modes d’existence de l’espace indépendants les uns des autres  ; leurarticulation dans son analyse de la condition humaine et des «  mondes communs  » estsubordonnée à deux concepts qui occupent une place plus centrale encore dans l’œuvred’Arendt : l’identité et la pluralité. This paper focuses on the spatial concepts that Hannah Arendt has referred to throughout herwork. It also underlines how spatial is her analysis of the main political and anthropologicalquestions she has addressed in her most famous books. It concludes that the diversity ofthe spatial proposals in Arendt’s work is organized with three spatialities or conceptions ofspace: The spatiality of places, the spatiality of positions, and the spatiality of action. Thesespatialities do not refer to three independant modes of existence of space; they are articulatedin her analysis of human condition and of “common worlds” and subsumed to two othersconcepts, even much more central, in her work: identity and plurality.

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Mots-clés : Arendt, espace, spatialité, politique, identitéKeywords : Arendt, space, spatiality, politics, identity