Les fantômes de l'Opéra: la figure de la cantatrice dans l’œuvre Alexandre Dumas père

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Les fantômes de l’Opéra : figures de la cantatrice dans l’œuvre d’Alexandre Dumas « La musique, c'est l'art nouveau de la France, c'est notre passion nouvelle, c'est notre étude de chaque jour, enfin c'est notre orgueil national » Jules Janin se fait l’écho dans la Revue et Gazette Musicale 1 du 26 février 1837 de l’engouement suscité pour un art dont le succès s’explique notamment par l’avènement du Grand-Opéra 2 et la popularité croissante de ses interprètes (le ténor Adolphe Nourrit, la soprano Maria Malibran), et ce malgré son caractère relativement élitiste 3 . Ce succès contribue à la naissance d’une critique musicale spécialisée à laquelle collaborent, avec plus ou moins de professionnalisme, des gens de lettres, dont Alexandre Dumas, que Maurice Schlesinger, nouveau 1 Fondée en 1827 par François-Joseph Fétis (1784-1871), musicologue belge et professeur de contrepoint et de fugue au Conservatoire de Paris, la Revue Musicale est la première revue spécialisée dans la musique en France. L’hebdomadaire, repris par l’éditeur Maurice Schlesinger (1798-1871), est rebaptisé Revue et gazette musicale en 1835. Il paraît jusqu’en 1880. A côté des comptes rendus de concerts et des critiques musicales, la Revue ouvrait ses colonnes aux écrivains : Balzac y publie Gambara en 1837, année où Dumas y fait paraître une première version d’Acté sous le titre « Histoire d’un ténor » (22 octobre-3 décembre 1837). Voir Katharine Ellis, Music Criticism in Nineteenth-Century France. La Revue et Gazette musicale de Paris, 1834-1880, Cambridge, 1995. 2 Opéra en quatre ou cinq actes né en France peu avant la Révolution de Juillet ; caractérisé par une distribution et un orchestre de grande envergure, il se donne pour but le spectacle total (chant, musique, théâtre, ballet) et puise souvent ses intrigues dans l’histoire. Le genre est inauguré avec la Muette de Portici (Auber, 1828), et illustré notamment par Robert le Diable (Meyerbeer, 1831), Guillaume Tell (Rossini, 1829), et La Juive (Halévy, 1835). 3 L’évolution du prix des places et les politiques musicales sont l’objet de débats. Voir Nicole Wild, « Le spectacle lyrique au temps du Grand- Opéra », p. 25, et Jane Fulcher, Le Grand Opéra en France : un art politique. 1820- 1870, Belin, 1988. Elle explique que les « billets de faveur » accordés le plus souvent à des hauts fonctionnaires sous la Restauration contribuaient à maintenir l’Opéra comme un lieu de privilèges dignes de l’Ancien Régime, où « aucun membre du ‘beau monde’ n’avait jamais à payer sa place » (p. 20). 1

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Les fantômes de l’Opéra : figures de la cantatrice dansl’œuvre d’Alexandre Dumas

« La musique, c'est l'art nouveau de la France, c'est

notre passion nouvelle, c'est notre étude de chaque jour,

enfin c'est notre orgueil national » Jules Janin se fait

l’écho dans la Revue et Gazette Musicale1 du 26 février 1837 de

l’engouement suscité pour un art dont le succès s’explique

notamment par l’avènement du Grand-Opéra2 et la popularité

croissante de ses interprètes (le ténor Adolphe Nourrit, la

soprano Maria Malibran), et ce malgré son caractère

relativement élitiste3. Ce succès contribue à la naissance

d’une critique musicale spécialisée à laquelle collaborent,

avec plus ou moins de professionnalisme, des gens de lettres,

dont Alexandre Dumas, que Maurice Schlesinger, nouveau1 Fondée en 1827 par François-Joseph Fétis (1784-1871), musicologue belgeet professeur de contrepoint et de fugue au Conservatoire de Paris, la RevueMusicale est la première revue spécialisée dans la musique en France.L’hebdomadaire, repris par l’éditeur Maurice Schlesinger (1798-1871), estrebaptisé Revue et gazette musicale en 1835. Il paraît jusqu’en 1880. A côté descomptes rendus de concerts et des critiques musicales, la Revue ouvrait sescolonnes aux écrivains : Balzac y publie Gambara en 1837, année où Dumas yfait paraître une première version d’Acté sous le titre « Histoire d’unténor » (22 octobre-3 décembre 1837). Voir Katharine Ellis, Music Criticism inNineteenth-Century France. La Revue et Gazette musicale de Paris, 1834-1880, Cambridge, 1995.2 Opéra en quatre ou cinq actes né en France peu avant la Révolution deJuillet ; caractérisé par une distribution et un orchestre de grandeenvergure, il se donne pour but le spectacle total (chant, musique,théâtre, ballet) et puise souvent ses intrigues dans l’histoire. Le genreest inauguré avec la Muette de Portici (Auber, 1828), et illustré notamment parRobert le Diable (Meyerbeer, 1831), Guillaume Tell (Rossini, 1829), et La Juive(Halévy, 1835).3 L’évolution du prix des places et les politiques musicales sont l’objetde débats. Voir Nicole Wild, « Le spectacle lyrique au temps du Grand-Opéra », p. 25, et Jane Fulcher, Le Grand Opéra en France : un art politique. 1820-1870, Belin, 1988. Elle explique que les « billets de faveur » accordés leplus souvent à des hauts fonctionnaires sous la Restauration contribuaientà maintenir l’Opéra comme un lieu de privilèges dignes de l’Ancien Régime,où « aucun membre du ‘beau monde’ n’avait jamais à payer sa place » (p.20).

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rédacteur en chef de la Revue et Gazette musicale, a convaincu de

participer à sa publication, où Berlioz s’essaye en retour à

l’écriture de nouvelles4: de Stendhal, dilettante consommé, à

Villiers de l’Isle-Adam déchiffrant Wagner au piano, l’opéra

constitue un élément capital de la culture des écrivains, qui

fournissent comptes rendus d’opéras, anecdotes concernant les

professionnels du métier5 – chanteurs, imprésarios,

compositeurs –, et n’hésitent pas à prendre position dans les

querelles musicales, dont la plus célèbre oppose école

allemande et école italienne6.

Le roman du XIXe siècle, en faisant une place accrue à la

musique et en particulier au chant, tend un miroir à ces

scènes mondaines à l’opéra ou dans les salons : on ne recense

pas moins d’un millier d’œuvres qui, entre 1800 et 1848,

mettent en scène un personnage de chanteur ou de musicien7,

témoignant du prestige accordé par le romantisme à l’art

4 Alexandre Dumas figure dans la liste des contributeurs à la Revue de 1834à 1837. Il y publie « Ballade de Bourbon l’Archambault » (n˚13 dimanche 29mars 1835) ; « La Juive » (n˚17 dimanche 26 avril 1835) – compte rendu dela représentation de l’opéra de Halévy, livret de Scribe ; « Le châteaud’Aremberg » (3 mai 1835) ; « Lettre au rédacteur » (n˚27 dimanche 2juillet 1837) ; « Histoire d’un ténor » (n˚43 dimanche 22 octobre 1937-dimanche 3 décembre 1837).5 Notamment dans Le Corricolo, chapitres IV, V et VII où la difficile relationentre Domenico Barbaïa, directeur du Théâtre San Carlo de Naples, etRossini, est plaisamment illustrée ; et dans Mes Mémoires, chapitre CCXVII,où Dumas rend hommage à son ami Nourrit et envoie quelques piques à LouisVéron (1798-1867), directeur de l’Opéra depuis 1831.6 Dans Les Mohicans de Paris, le frivole Camille de Rozan, représentant desdilettanti, préfère Rossini, tandis que le grave Colomban prend le parti deMozart. Joseph-Marc Bailbé confirme que les romans font largement écho àce débat : voir Le roman et la musique en France sous la Monarchie de Juillet, Minard,1969, chapitre V p. 91.7 Joseph-Marc Bailbé, Op. cit. Si Balzac se détache au premier rang avecSarrasine, Gambara et Massimila Doni, de très nombreux auteurs mineurs ontconstruit leur intrigue autour d’un personnage de chanteur ou de musicien,et ont sacrifié au thème de la soirée musicale.

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lyrique et à la figure de la cantatrice. Lorsqu’il écrit dans

la seconde moitié du siècle Pauline, La Femme au collier de Velours, Le

Trou de l’Enfer et Les Mohicans de Paris, c’est en connaisseur sinon en

spécialiste8 que Dumas aborde la question de la performance

vocale dans ses romans, où il fait figurer, à côté des divas

réelles, des cantatrices de fiction dont le point commun est

d’avoir, à l’origine de leur carrière, une souffrance ignorée

survenue dans une existence antérieure qu’elle a brutalement

interrompue. Olympia (Le Trou de l’Enfer), Colomba (Les Mohicans),

Antonia (La femme au collier de velours), dans une moindre mesure

Pauline9, sont les fantômes de femmes immolées – violée, veuve,

trahie, ou condamnée : comme s’il fallait que la femme meure

afin que naisse l’artiste.

Il s’agira donc de voir comment la cantatrice, interprète

occasionnelle ou professionnelle du spectacle, est le support

d’une dramatisation de l’héroïsation qui renouvelle et dépasse

les clichés romantiques, et d’esquisser une piste de réflexion

sur la manière dont cette figure est constituée en medium, et

incarne un manifeste esthétique et politique qui sert la

8Comme illustration de sa familiarité avec cet univers, que Dumas – qui apourtant tâté du violon – se défend de revendiquer, un passage savoureux oùla dénégation fait figure de semi-confirmation : « (…) comment voulez-vousque je (…) m’expose vingt fois dans une page, à faire un barbarismemusical, en prenant la clef de sol pour la clef d’ut, et que, sans respectpour les vieilles étiquettes, je fasse hausser devant le bémol le ton queje ferai baisser devant le dièze : il en est des notes comme des femmes,elles ont leur hiérarchie en mineur et en majeur, il peut m’arriver deconfondre l’une avec l’autre, d’inviter la ronde, cette grave présidente, àune gigue, et la triple croche, cette fringante grisette, à un menuet. »(Revue et Gazette Musicale, n27, 2 juillet 1837, « Lettre au Rédacteur », p. 2).9 Pauline n’est pas cantatrice de profession, tout comme le personnagebalzacien de Julie d’Aiglemont, qui chante dans les salons ; elles’apparente par ailleurs à d’autres héroïnes dumasiennes que la musiquedépossède de leur identité avec des conséquences plus ou moins funestespour elles (voir infra).

3

représentation dumasienne de l’art au service de la bonne

révolution.

Si Dumas sacrifie à la « scène à faire » que constitue le

spectacle mondain, dont il énumère les poncifs et épingle

parfois les ridicules, c’est surtout pour faire ressortir

l’entrée en scène ou apparition de la cantatrice ;

l’interprète, née d’une transformation quasi-fantastique,

livre une performance qui suscite fascination et terreur ; la

vocation de la cantatrice, révélée à elle par ses épreuves,

s’impose entre incarnation et transfiguration.

Entrée en scène ou «   Apparition   »

Les fantômes chantants font leur apparition au cœur d’un

dispositif optique savamment travaillé où s’opposent le

spectacle mondain, que Dumas égratigne avec humour en mettant

à nu ses enjeux, et la réalité incontestable du talent de

l’artiste : le « groupe moqueur et rieur » reçu par la

duchesse de Berry fait un « profond silence » au moment où

Olympia, cachée derrière un paravent et masquée, commence à

chanter, parce que « la douleur de Desdemona [passe] dans

toutes ces âmes, tout à l’heure si frivoles et si heureuses10».

La comédie sociale des spectateurs

Le salon fictif de Mme de Marande (Les Mohicans de Paris), un

vrai bal costumé donné par la duchesse de Berry (Dieu dispose) ou

10 Le Trou de l’Enfer, éd. Claude Schopp, Paris, Phébus, 2008, IIIe partie,chapitre 2 « Nostradamus », p. 350. Les références suivantes, données entreparenthèses, renvoient à la même édition.

4

une représentation de Robert le Diable 11 à l’Opéra (Le comte de

Monte-Cristo) fournissent donc le prétexte à une comédie sociale,

avec ses emplois caractéristiques : le dilettante, les lions, les

blasés qui dorment ou digèrent à l’opéra. Albert de Morcerf,

qui en dépit de sa place réservée dans la fameuse loge

infernale12 recommande à Monte-Cristo « Dormez, mon cher comte,

dormez, l’Opéra n’a pas été inventé pour autre chose », est

tout cela à la fois, et méprise ceux qui, à l’instar du

parvenu Danglars, veulent à tout prix y paraître malgré leur

avarice : « Nul n’est friand de loges qui ne coûtent rien

comme un millionnaire13».

La condensation dramatique concerne l’intrigue

Le spectacle est donc d’abord dans la salle, puisque

l’opéra et le salon fonctionnent comme des lieux de

condensation dramatique, à la manière de la scène théâtrale14 :

ils permettent de mêler différents personnages et de nouer des

moments clé de l’intrigue, fonctionnalité qu’exploite Monte-

11 Opéra en cinq actes de Giacomo Meyerbeer, sur un livret d’Eugène Scribeet Germain Delavigne, dont l’argument, mi-légendaire, mi-historique, sedéroule dans la Sicile du XIIIe siècle. La première a lieu le 21 novembre1831 à l’Opéra de Paris et remporte un succès considérable. 12 Le baron Herbel y a également sa place : « C’est dans la loge infernaleque s’échafaudent toutes les gloires futures, ou se démolissent toutes lesgloires présentes », précise Dumas complaisamment. Voir Les Mohicans de Paris,éd. Claude Schopp, Paris, Gallimard, 1998, vol. 1, chapitre CLXX « Où ilest question de Carmélite », p. 1362. Les références suivantes, donnéesentre parenthèses, renvoient à la même édition. 13Le Comte de Monte-Cristo, éd. Gilbert Sigaux, Paris, Folio, volume 1, ChapitreLIII « Robert le Diable », p. 664. Les références suivantes, données entreparenthèses, renvoient à la même édition. 14 Olivier Bara rappelle qu'on ne concevait pas de représentation théâtralesans intervention de la musique, et que « notre vision contemporaine,percevant une fracture profonde entre le théâtre et l'opéra, estanachronique pour le XIXe siècle ». Voir Le spectaculaire dans les arts de la scène : duromantisme à la Belle époque, Paris, éditions du CNRS, 2006.

5

Cristo lorsqu’il emmène Haydée à l’Opéra afin qu’elle y

reconnaisse Fernand (LIII, p. 679), puis lorsqu’il s’y rend

exprès pour que la provocation adressée à lui par Albert

(LXXXVIII, p. 1091) se fasse aux yeux de tous.

C’est que le lieu est précisément pensé comme et construit

pour contenir un regard multiple, dispositif optique

amplificateur qui permet de poser l’opéra comme un foyer de

fantasmes : richesse, pouvoir et possession se mesurent dans

cette enceinte par le regard, sans cesse sollicité par une

profusion quasi magique de feux et de reflets : quand Colomba

se produit, « la salle ruisselait de fleurs, de diamants et de

lumière » (CCCXXXVII, p. 2645); Hoffmann voit « une salle

parfumée de fleurs, resplendissante de riches costumes,

ruisselante de diamants15». L’architecture des salles favorise

une pulsion scopique, qui de fascinée, peut devenir un regard

prédateur : avant de chanter avec lui, Pauline dit sentir

comme un contact physique le regard d’Horace « peser » sur

elle16 ; à l’opéra, la danseuse Arsène, qui est dans un rapport

de doubles avec la chanteuse Antonia17, semble soumise au

regard amplifié du Docteur à travers sa lorgnette :

« Qu’elle allât à droite, à gauche, en arrière ou en avant, jamais lesyeux d'Arsène ne quittaient la ligne des yeux du docteur et unevisible corrélation était établie entre les deux regards. Bien plus,Hoffmann voyait très distinctement les rayons que jetait la boucle ducollier d'Arsène, et ceux que jetait la tête de mort du docteur, serencontrer à moitié chemin dans une ligne droite, se heurter, se

15 La Femme au collier de velours, chapitre IX « Le jugement de Pâris », p. 152 Lesréférences suivantes, données entre parenthèses, renvoient à même édition.16 Pauline, éd. A.-M. Callet-Bianco, Paris, Gallimard, 2002, chapitre VIII, p.110. Les références suivantes, données entre parenthèses, renvoient à lamême édition.17 L’une est la chaste fiancée de Hoffmann, l’autre une danseuse de l’Opéraqui excite son désir, et leurs images se superposent de manière récurrentedans son esprit.

6

repousser et rejaillir en une même gerbe faite de milliersd'étincelles blanches, rouges et or. » (X, p. 164)

Le fantasme de possession suscité est à la fois visuel, pour

Hoffmann :« La lorgnette rapprochait tellement les objets à ses yeux que deux outrois fois Hoffmann étendit la main, croyant saisir Arsène qui neparaissait plus être au bout du verre qui la reflétait, mais bienentre les deux verres de la lorgnette. Notre Allemand ne perdait doncaucun détail de la beauté de la danseuse, et ses regards, déjà sibrillants de loin, entouraient son front d'un cercle de feu, etfaisaient bouillir le sang dans les veines de ses tempes. » (X, p.164-165)

Et auditif, comme en témoigne l’obsession de Lord Drummond,

décrit comme « l’amoureux d’une voix », et qui avoue lui-même

l’être « comme on l’est d’une femme ». Le dilettante veut donc

empêcher Olympia de chanter pour tout autre que lui et va

jusqu’à payer les théâtres pour qu’ils ne l’engagent pas. A

ses protestations, il réplique : « Je veux être le seul à

posséder les célestes dons que vous distribuez ; je ne veux

les partager avec personne » (III, chap. 8, p. 405-406).

La scène théâtrale ou mondaine est donc pour la

cantatrice à la fois le lieu privilégié d’apparition et une

arène sur laquelle elle ne se risque pas sans péril.

L’imposition du masque   : comment devient-on cantatrice   ?

La figure de la cantatrice se décline en trois

instances : celles qui, comme Olympia et Colomba, se

produisent en public professionnellement ; celles qui sont

destinées à le faire (Antonia) ; celles qui chantent de

manière occasionnelle et mondaine (Pauline). Toutes ont subi

une expérience traumatisante : Olympia se jette dans un

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gouffre parce qu’elle a été forcée de céder à un homme par

chantage ; Colomba a tenté de se suicider avec son amant mais

lui a survécu ; la mère d’Antonia est morte sur scène d’avoir

trop chanté, elle-même meurt à cause de la trahison d’Hoffmann

; Pauline enfin est enfermée par un époux qui lui laisse le

choix entre mourir de faim et avaler du poison.

La cantatrice comme revenante

Sa souffrance, et la mort symbolique ou réelle qui en

résulte, fait de la cantatrice une revenante. Ainsi Julius,

lorsqu’il voit Olympia, s’écrie :Si tu es Christiane (…) si c'est toi qui, transfigurée, grandie,idéalisée, reviens pour me consoler dans ce monde ou pour m'emmenerdans l'autre, parle, ordonne, relève-toi. Je t'aime et je suis à toi.Réunissons-nous où tu voudras. Vis avec moi, ou que je meure avectoi ! (Chapitre X « Fidelio)

Quant à Pauline18, dès sa première apparition, elle semble

condamnée : « (…) tout ce qu’on savait d’elle, c’est qu’elle

paraissait fort souffrante (…) » (I, p. 30). S’il est vrai que

sa performance vocale date d’avant son empoisonnement, celle-

ci est racontée après celui-là, dans le cadre du récit

rétrospectif de Pauline, lui-même enchâssé dans celui

d’Alfred, qui raconte d’abord les circonstances terribles dans

lesquelles il retrouve la jeune femme, quasi emmurée vivante,

« comme une ombre » dit-il. Dès ce moment elle est condamnée

puisqu’elle a bu le poison, mais ce n’est qu’au chapitre VII

que Pauline raconte sa rencontre avec son mari, de sorte que

la soirée musicale, ainsi placée, peut apparaître18 L’héroïne de Dumas porte le même prénom que la sœur de Maria Malibran.Pauline Viardot débute en 1838, après la mort de sa sœur, suscitant chezcertains admirateurs de la Malibran l’impression de voir le fantôme decette dernière.

8

paradoxalement comme postérieure à l’expérience fatale.

Antonia et Pauline, pâles héroïnes trop tôt disparues,

rejouent l’une et l’autre le mythe orphique : une première

version de l’histoire de Pauline racontée par Dumas dans ses

Impressions de voyage19  évoque la jeune fille et son chevalier

servant Alfred comme « deux ombres qui, pareilles à Orphée et

à Eurydice, semblaient remonter de l'enfer ». Les linéaments

du mythe affleurent dans la Femme au collier de velours,

métaphorisant l’art comme évocation d’une perte. Il faut en

effet qu’Antonia meure pour que Hoffmann tente de l’évoquer

par l’écriture – ce que suggère l’intertextualité avec Le Violon

de Crémone20, la nouvelle d’Hoffmann qui a inspiré Dumas ; mais

auparavant il doit d’abord perdre jusqu’à son image puisque le

médaillon qu’elle lui a donné redevient vierge. Clairement

évoqué dans la nouvelle, le mythe d’Orphée pose la musique

comme initiation : « (…) le violon [est], sinon un Dieu, du

moins le temple d’où un dieu pouvait sortir » ; et c’est avec

le violon, selon Gottlieb Murr, qu’ « Orpheus, notre maître à

tous, attirait les animaux » (IV, p. 109). Mais Orphée est

aussi celui dont la musique charme le dieu des Enfers afin

qu’Eurydice morte lui soit rendue ; on comprend que, comme

lui, Hoffmann usera de son art pour tenter de faire revivre

Antonia, qui de son vivant déjà semble fantomatique : c’est

par son violon qu’il la convoque une première fois et la fait

19 Alexandre Dumas, En Suisse (1832), édition électronique de la Société desAmis d’Alexandre Dumas, Chapitre LI “Pauline”,http://www.dumaspere.com/pages/bibliotheque/chapitre.php?lid=v8&cid=5220 E.T.A Hoffmann, Contes fantastiques, Paris, Garnier Flammarion, 1979, p. 217-238. Cette nouvelle est racontée à la première personne par un narrateur àqui il arrive une aventure similaire à celle du personnage mis en scène parDumas.

9

« apparaître, pareille à une ombre évoquée par une harmonie

céleste » (IV, p. 111) puis une deuxième fois dans la même

circonstance, « ombre évoquée (…) elle était apparue, poétique

vision » (V, p. 120). En partant pour Paris « Hoffmann la

regarda s'éloigner comme Orphée dut regarder Eurydice

fugitive » (VI, p. 129). Et une fois arrivé à Paris il avise

dans sa chambre une tapisserie qui « représentait Orphée

jouant du violon pour conquérir Eurydice » (VIII, p. 140).

Lorsqu’elle chante avec Horace, Pauline s’explique le

sentiment ambigu qu’il lui inspire par une autre référence

littéraire et musicale, motivée sans doute par

l’interprétation par le même Horace d’un lied de Schubert sur

un texte de Goethe : « la présence de cet homme me pesait,

comme celle de Méphistophélès à Marguerite » (VIII, p. 105).

Mais, hormis le fait que cette comparaison pose Pauline en

avatar de Marguerite, revenue d’entre les morts afin de

raconter son histoire21, Dumas établit par ces variations

faustiennes un jeu réflexif complexe avec l’intrigue du

roman : dans Dieu dispose, Samuel Gelb est explicitement désigné

dès le premier chapitre comme « Méphistophélès » et Julius

comme « Faust » (I, p. 14), tandis que Christiane (la future

Olympia) et son double dans l’économie du récit, la chevrière

Gretchen, unissent comme Marguerite « la figure de la vierge et

celle de la femme que le désir masculin a perdue22 ». Dans La

21 Le présent de l’écriture de Dumas, qui introduit le récit d’Alfred,lequel introduit à son tour le récit de Pauline, est affiché commepostérieur à la mort de la jeune fille. Pour le lecteur, c’est donc bien lavoix d’une morte qui se fait entendre.22 Thiery Santurenne, L'opéra des romanciers: l'art lyrique dans la nouvelle et le romanfrançais, 1850-1914, L’ Harmattan, 2007, p. 75. Samuel lance un défi aux deuxfemmes, et commence par perdre Gretchen avant de forcer Christiane.

10

Femme au Collier de velours, c’est encore la figure de Marguerite

décapitée qui fournit la clé de la surimpression, dans

l’imagination tourmentée d’Hoffmann, d’Antonia, Arsène et la

Du Barry. Le collier de velours de la danseuse, « large de

quatre lignes à peine » et attaché par une agrafe en forme de

guillotine, rappelle en effet l’apparition de Marguerite à

Faust lors de la nuit de Walpurgis : « Quels délices ! Quelles souffrances !/Je ne peux me séparer de ceregard/Comme il est étrange que ce joli cou ne doive/Etre orné qued’un unique ruban rouge, /Pas plus large que le dos d’un couteau ! » -Méphistophélès : « Elle peut aussi porter sa tête sous le bras ; /CarPersée la lui a tranchée » (v. 4201-4208)23.

L’ambiguïté du collier rappelle également les « bals de

victimes » organisés sous le Directoire et la Restauration, au

cours desquels des parents de suppliciés s’attachaient autour

du cou un ruban rouge pour figurer la décollation. Ce motif

établit un des nombreux liens entre musique et Révolution

(voir infra). Largement mis en valeur lors de la première soirée

à l’Opéra, il annonce le destin d’Arsène, également préfiguré

par l’exécution de l’ancienne favorite royale. Quant à

Antonia, elle est rattachée à cette configuration par une

métaphore étrange sur sa facilité vocale : elle chante « sans effort, sans une seule corde au cou », mais « lacorde de la musique n’est pas la seule qui résonne dans le cœur des

23 Goethe, Faust (v. 4201-4208), traduction française Jean-François Laplénie.FaustWelch eine Wonne! Welch ein Leiden!Ich kann von diesem Blick nicht scheiden.Wie sonderbar muss diesen schönen HalsEin einzig rotes Schnürchen schmücken,Nicht breiter als ein Messerrücken! Mephistopheles.Ganz recht! Ich seh’ es ebenfalls.Sie kann das Haupt auch unterm Arme tragen;Denn Perseus hat’s ihr abgeschlagen. –

11

jeunes filles, (…) il y a une autre corde, bien autrement frêle, bienautrement vibrante, bien autrement mortelle : celle de l’amour » (VI,p. 120)

Lorsque Hoffmann, deux fois parjure, brise cette corde,

Antonia meurt.

La cantatrice est donc, à travers ses multiples avatars,

le réceptacle de pulsions sadiennes confirmées par l’éloge du

divin marquis fait par le Docteur devant Hoffmann, à qui il

vante les mérites de Justine (X, p. 161)24. On retrouve en effet,

d’un roman à l’autre, la même sensualité morbide dans

l’étalage des douleurs subies par la femme conduite, comme

Pauline, « presque en victime, à cet autel de la mélodie »

(VII, p. 86), et qui justifient le génie de la cantatrice :

le narrateur insiste sur la nature instinctive de leur talent.

Elles ont certes toutes reçu un début d’éducation musicale

pour conserver à l’intrigue un minimum de réalisme, mais le

malheur et la souffrance décuplent leurs facultés ou plutôt

les révèlent : Colomba a eu « un maître bien autrement

sérieux » que Porpora, Pergolèse ou Rossini « et que l’on

appelle le Malheur! » (CLXXII « La romance du saule », p.

1381). Chanter est pour elle une souffrance dont jouit le

spectateur, comme le confirment toutes les occurrences de la

scène de représentation25 – la plupart du temps il s’agit de la

Romance du Saule chantée par Desdemone26, dont le déroulement24 « Voyez-vous, monsieur, repris le docteur avec enthousiasme, Justine, c’esttout ce qu’on peut lire de plus immoral, c’est du Crébillon fils tout nu,c’est merveilleux ». 25 Pauline (XVIII) ; Le Trou de l’Enfer (III, 10) ; Les Mohicans de Paris (CLXXII) 26 Otello, opéra en trois actes de Gioacchino Rossini créé le 4 décembre 1816au Teatro del Fondo de Naples. L’exécution de la Romance du Saule,immortalisée par Maria Malibran, constitue un passage quasi-obligé dans laplupart des romans qui mettent en scène des chanteuses (Voir Joseph-MarcBailbé, Op. Cit.). Dumas y sacrifie dans Les Mohicans de Paris (CLXXI), Le Trou de

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suit le même schéma et culmine avec l’évanouissement de la

victime sous les applaudissements du public. Ainsi Carmélite-

Colomba « ne chante pas : elle pleure, elle souffre, elle fait

pleurer et souffrir » ; et pour elle « cette romance était un

martyre continuel, et chaque note s’enfonçait dans son cœur,

froide et douloureuse comme la lame d’un poignard » (CLXXII,

p. 1379).

Mais cette souffrance est, sinon libératrice, du moins

bénéfique à celle qui, rappelée à la vie malgré elle et sans

son amant, « a une immense douleur, non pas à oublier, mais à

endormir » (chapitre 170 p. 1364). On peut évoquer la piste

psychanalytique pour expliquer cette thérapie par la musique,

qui permet une évocation cathartique du vécu douloureux

transposé en rôle dramatique. Le remède fonctionne

pareillement sur Olympia dont le principal « médecin » a été

le compositeur Cimarosa. « La miraculeuse guérison s'est accomplie un jour de Pâques à lachapelle Sixtine. La musique, porte ouverte sur l'autre monde, l'afait rentrer dans celui-ci. En entendant ces psaumes divins, ellepleura de joie et elle fut sauvée. » (III, 7, p. 415).

La musique exerce sur les chanteuses une influence qui n’est

pas sans rappeler la magnétisation et l’hypnose pratiquées par

Joseph Balsamo, Gilbert ou Jacques Mérey sur des sujets

féminins27. Comme Andrée de Taverney, Lorenza ou Eva, les

l’Enfer (III, 2), mais également les Confessions d’une favorite, Paris, Passage duMarais, 1999, (XXVII).27 Joseph Balsamo se fait aimer de Lorenza hypnotisée, alors que la jeunefille éveillée le fuit : « Quand Lorenza veille, (…) elle a peur du savantBalsamo, elle a peur du beau Joseph. (…)- Et quand Lorenza dort ? - Oh ! c'est autre chose alors ; (…) Et elle voudrait vivre et mourir prèsde lui (…) » (chapitre LVI « La double existence ou le sommeil); Le docteurJacques Mérey s’aperçoit que la musique plonge Eva, donnée pour une chétiveidiote, dans une transe dont elle ressort épuisée mais stimulée et plus

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chanteuses sont pendant un temps dépossédées d’elles-mêmes et

comme sous l’emprise d’une volonté extérieure28, ce qui se

traduit dans la narration par leur capacité à incarner

pleinement leur personnage, ou plutôt à le laisser prendre

leur place : quand Olympia chante, « Elle s’identifie

tellement à ses personnages qu’elle ressent toutes leurs

sensations et qu’elle souffre réellement avec eux ». Cette

dépossession est peut-être le pendant artistique de l’épisode

de folie vécu par Olympia, Colomba et Pauline au moment du

traumatisme originel29, folie dont Olympia et Colomba,

autrefois prénommées Christiane et Carmélite, ne se guérissent

qu’au prix d’un dédoublement de personnalité.

Christiane-Olympia et Carmélite-Colomba portent deux

noms qui soulignent le dédoublement de la femme sacrifiée et

de l’artiste, et la séparation radicale entre leur existence

d’artiste et leur vie antérieure. Elles ont également subi une

transformation physique qui les rend méconnaissables et en

même temps fascinantes :  Oui, c'était elle, mais non plus la Carmélite (...) aux jouesempourprées, au teint brillant, au front éclatant de candeur etd'innocence; non plus la Carmélite à la lèvre souriante (...) Non, laCarmélite nouvelle, c'était une grande jeune femme dont les cheveuxnoirs retombaient toujours avec la même nonchalance et le même luxesur ses épaules; mais les épaules étaient de marbre! C'était le mêmefront (...), mais le front était d'ivoire! C'étaient les mêmes joues,(...) mais, aujourd'hui, décolorées, pâlies et devenues d'une étrange

éveillée (chapitre VIII « Prima che spunti l’aura »). 28 La contrainte est clairement visible dans le cas d’Andrée de Taverney,qui se « tor[d] dans de violentes convulsions » lorsqu’elle est interrogéesous hypnose par Gilbert (Ange Pitou, XXIII), et à qui Balsamo pose« impitoyablement le bout [d’une] verge d’acier sur la poitrine (…) »,« tyrannie » qui lui fait venir l’écume aux lèvres (Joseph Balsamo, IX).29 Gamba raconte que la chute de Christiane « avait tout cassé dans saraison » (XXI, p. 784) ; Carmélite a des crises depuis la mort de Colomban,et Pauline ouvre des « yeux hagards » et a des gestes « convulsifs »lorsqu’Alfred la trouve (IV, p. 61).

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mateur! Les yeux (...) lançaient toujours des flammes, mais lesétincelles étaient devenues des éclairs, et, le cercle bistré qui lesenveloppait faisait que ces éclairs paraissaient sortir d'une nuéed'orage.Puis ses lèvres, autrefois de pourpre; (...) ses lèvres avaientseulement atteint (...) la pâle nuance du corail rose; mais, il fautle dire, par cela même, elles complétaient à merveille ce singulierensemble qui faisait toujours de Carmélite une beauté de premierordre, mais qui donnait une teinte fantastique à cette beauté ».(CLXXI, p. 1373)

Pour sa première apparition publique, Carmélite est décrite

comme un « spectre splendide30» ; à ses amies, qui redoutent un

« combat (...) au-dessus de (s)es forces », elle réplique par

« (...) quelque chose comme le pâle reflet d'un sourire de

morte » et assure « Ce n'est point la femme qui va chanter,

(...) c'est l'artiste » (CLXXII, p. 1377).

Entre incarnation et transfiguration

Cette transformation fait de la cantatrice un équivalent

féminin du surhomme dumasien. En effet, la souffrance et la

mort symbolique endurées par ces femmes outragées font pendant

au cachot du château d’If dont Dantès ressurgit en Monte-

Cristo pour châtier ses ennemis, piliers du régime ; à ces

souterrains gothiques où un conjuré dépossédé de son identité

première, Salvator, conspire l’avènement de la Révolution. On

peut à ce titre postuler que la ligne de partage entre Terreur

et « bonne » Révolution est la même pour Dumas qu’entre la

dépossession par la musique, qui figure un peuple livré à lui-

même et violent31, et magistère de l’Artiste, guide du peuple30 Revenue de la mort comme Edmond Dantès, elle en garde la même pâleurspectrale qui fait redouter à une mondaine d’avoir croisé Lord Ruthven enla personne de Monte-Cristo.31 Le parallèle, suggéré dans la Femme au collier de velours, est plus évidentdans La fille du marquis, qui se déroule aussi pendant la Terreur: Eva y incarneun peuple à l’éducation inachevée qui se laisse entraîner à des

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dans la conquête raisonnée de sa liberté. Les revenantes

ressortent de l’épreuve grandies et triomphent de leurs

bourreaux : Olympia est forte en face de Samuel, que

Christiane redoutait32; Carmélite chanteuse affronte Camille de

Rozan, quand la femme lui avait cédé (CCLXXII). Olympia est

décrite comme une Christiane augmentée, dont le teint

désormais mat a subi la même transformation que celui de

Dantès devenu Monte-Cristo33:On y sentait la force sous la bonté, et, sous la grâce de la femme,une décision virile. Une immense profusion de cheveux d'un or fauve et superberuisselaient, comme une auréole de flamme, le long de ses temps, ettourbillonnaient derrière sa tête. Son teint, d'une pâleur rayonnante,avait l'éclat mat d'un marbre blond. Des mains d'impératrice, une taille fière et souple, et sur toute sapersonne ce signe particulier que l'art imprime à ses élus pour lesdistinguer de la foule. (Le Trou de l’Enfer, IIIe partie, chapitre VII, p.393)

Christiane était délicate, fine, suave, charmante, transparente ;c'était le duvet de la jeunesse, la fleur de la grâce. Olympia, forte,ferme, beauté éclatante et souveraine, la fierté dans la puissance, lasérénité dans le génie, avait la taille bien plus ample, le teint plusbrun, les cheveux bien plus foncés. (Le Trou de l’Enfer, IIIe partie,chapitre X, p. 419)

Colomba au contraire est l’ombre de Carmélite, mais une ombre

redoutable qui provoque à la fois « admiration et terreur »

débordements coupables. Ses fautes sont précédées de performancesthéâtrales ou musicales qui l’épuisent et la mettent hors d’elle-même :« Je ne sais pas moi-même ce que je jouais ; il me serait impossible deremettre à sa place une des notes de cette improvisation. (…) Commetoujours, elle me laissa mourante. » (IX). Voir Lise Queffélec-Dumasy,« Roman dramatique et théâtre de la Révolution : Création et Rédemption » inDix-Neuf-Vingt, Revue de littérature moderne, n˚3, mars 1997, p. 39-58.32 Le Trou de l’Enfer, troisième partie, chapitre X « Fidelio », p. 420 : lorsquele regard de Samuel « croisa celui de la cantatrice, cet homme de bronzefrémit ». Ensuite il ne parvient pas à lui faire baisser les yeux. 33 XXII, p. 234. « Sa figure ovale s’était allongée, sa bouche rieuse avaitpris ces lignes fermes et arrêtées qui indiquent la résolution ; (…) sonteint (…) avait pris cette couleur mate qui fait, quand leur visage estencadré dans des cheveux noirs, la beauté aristocratique des hommes duNord ».

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(CCLXII, p. 1374)34 : Dumas s’inscrit en cela dans la

littérature de la deuxième moitié du XIXe, qui affirme que la

femme fait peur, qu'elle est cruelle, et peut tuer. Permettre

à une femme d'accéder au statut de cantatrice revient donc à

« lâcher dans l'espace social une créature potentiellement

dangereuse35».

Ainsi transformée, la cantatrice inverse l’épreuve subie

en sacerdoce accepté. Olympia et Colomba, contrairement à

Antonia et Pauline, survivent pour incarner un modèle cher aux

romantiques, celui de l’Artiste libre et indépendant. Colomba,

« pauvre et fière (…) veut demander à l’art une existence que

lui refuseraient ses travaux d’aiguille » (CLXX, p. 1364).

Olympia oppose à Lord Drummond sa liberté36 :

34 Epurer une voix inculte revient décupler ses pouvoirs, en lui apprenantl'étiquette et les artifices du théâtre. De fait il y a des cantatricesmaléfiques comme il y a des surhommes négatifs : à Samuel Gelb, « Monte-Cristo du Mal » selon Claude Schopp, correspondrait peut-être LadyHamilton, dont les dons artistiques servent la politique réactionnaire desBourbon de Naples : « Dès le premier couplet, je m’étais (…) emparée del’esprit de mes auditeurs » (XLVIII, p. 355). 35 Thierry Santurenne, Op. Cit., p. 67.36 Leur déclaration de principe se retrouve dans la bouche d’une autreartiste dumasienne, Eugénie Danglars : « Moi ruinée! Et que m'importe? Neme reste-t-il pas mon talent? Ne puis-je pas, comme la Pasta, comme laMalibran, comme la Grisi me faire ce que vous ne m'eussiez jamais donné,quelle que fût votre fortune, cent ou cent cinquante mille livres de renteque je ne devrai qu'à moi seule, et qui, au lieu de m'arriver commem'arrivaient ces pauvres douze mille francs que vous me donniez avec desregards rechignés et des paroles de reproche sur ma prodigalité, meviendront accompagnés d'exclamations, de bravos et de fleurs? Et quand jen'aurais pas ce talent dont votre sourire me prouve que vous doutez, ne meresterait-il pas encore ce furieux amour de l'indépendance, qui me tiendratoujours lieu de tous les trésors, et qui domine en moi jusqu'à l'instinctde la conservation? » « Ce que j'ai toujours désiré, ambitionné, voulu,c'est la vie d'artiste, la vie libre, indépendante, où l'on ne relève quede soi, où l'on ne doit de compte qu'à soi » (Le comte de Monte-Cristo, XCV p.1162). Si cette fille de banquier millionnaire n’a pas connu le même sortque Pauline, Christiane ou Carmélite, l’interdit social qui pèse sur sonorientation sexuelle et sa décision de l’assumer constituent une épreuvesuffisante pour légitimer l’artiste.

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« Quand j'avais fait de vous un ami, vous voulez vous faire mon maître! Je me dégage et je romps. Je vous rends votre argent, et je vousreprends mon amitié. L'argent ? Si vous avez cru me tenir par ce lien,vous vous êtes trompé. Je n'en ai jamais eu besoin que pour donner.Quant à moi, je ne connais pour luxe et pour vraie richesse que l'art,et je ne serai jamais plus fière que dans une petite chambre sous lestoits, où je chanterai comme un oiseau. »

Cette indépendance vis-à-vis des conditions matérielles, sauf

lorsqu’il s’agit de redistribuer ses richesses, la cantatrice

en fait preuve également à l’égard des hommes, pour devenir

une vestale de l’Art. C’est ainsi que l’on désigne à Colomba

la Scala de Milan « Voilà ton couvent » et Rossini « voilà ton

dieu » (CCLXI, p. 2644). Quant à Olympia, rebaptisée « prima

donna du peuple » et « diva des faubourgs », elle est « plusfroide et plus chaste qu'un marbre », et ne veut plus se consacrer

qu’à ce qu’elle embrasse comme une mission divine : « Dieu ne m'a pas donné une voix pour que je me taise, et lapuissance d'émouvoir la foule pour que je m'éloigne de la foule. (…) Le théâtre, c'est le piédestal, c'est le trépied enflammé d'où laprêtresse rend ses oracles aux multitudes et répand le dieu qui ladévore. Vous voulez que je descende du trépied et que je rampe àterre. Vous voulez que j'éteigne la divinité dans mon âme et que jeredevienne femme. » (III, 8, p. 405).

Ce manifeste politique est celui des prophètes romantiques, et

plus particulièrement du roman dumasien, dont le projet avoué

est d'initier les foules37. Or Dumas confère à l’Opéra un rôle

particulier dans ce processus, puisqu’il associe étroitement

la représentation musicale à l’avènement des révolutions : les

intrigues des romans sélectionnés s'échelonnent entre 1793 à

1830, période encadrée par deux révolutions. Les Mohicans de Paris

37 Alexandre Dumas, Les Compagnons de Jéhu, Paris, Phébus, XXXVI : « Du jour oùnous avons mis la main à la plume – et il y aura de cela bientôt trente ans– soit que notre pensée se concentrât dans un drame, soit qu'elle s'étendîtdans un roman, nous avons eu un double but : instruire et amuser. » Et nous disons instruire d'abord ; car l'amusement, chez nous, n'a étéqu'un masque à l'instruction.

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s’achèvent sur les Trois Glorieuses et surtout par un concert

de Colomba au Théâtre-Italien qui a détrôné l’Opéra,

symboliquement trop associé à la Restauration38 ; Olympia

réapparaît dans la section significativement intitulée « Les

coulisses d’une Révolution », et cette révolution est annoncée

par un opéra d’Auber39, La Muette de Portici :

Vers le milieu d'avril 1829, on jouait à l'Opéra la Muette, alors danssa nouveauté et dans sa vogue. Ce n'était pas seulement la musique d'Auber, si vive et si française,qui faisait courir Paris aux représentations de la Muette. Il y avait,dans le sujet même, un rapport intime avec la situation politique donton ne se rendait pas compte, et qui prenait les esprits à leur insu.La révolution prochaine, encore invisible à l'horizon, semblait serefléter d'avance dans cette révolte du peuple de Naples. Tous lesinstincts de liberté qui allaient éclater si formidablement tout àl'heure, et jeter par terre un trône séculaire, trouvaient leurexpression dans les notes insurgées d'Auber. L'air si entraînant :

Amour sacré de la patrieSoutiens l'audace et la fierté ;

à mon pays je dois la vie,Il me devra la liberté !

était chaque fois bissé et acclamé. Un gouvernement intelligent auraitétudié ces symptômes de l'esprit public, et se serait conduit enconséquence. Mais les gouvernements ne se doutent jamais desrévolutions que le lendemain. (XIV, p. 454 « Un drame dans la salle »)

38 Sous la Restauration l’Opéra dépend de la cassette royale et représente,avec ses fastes et sa société privilégiée, l’Ancien Régime ; la symboliquedu lieu explique sans doute le choix de celui-ci pour l’assassinat du ducde Berry le 13 février 1820. Voir Jane Fulcher, Op. Cit., chapitre 1 « LaMuette de Portici et la nouvelle politique de l’Opéra ». 39 Opéra en cinq actes dont le livret est écrit par Eugène Scribe etGermain Delavigne. Il met en scène la révolte populaire menée à Naples parMasaniello au XVIIe siècle, et connaît un immense succès lors de sacréation à l’Opéra de Paris le 28 février 1828. La représentation qui enest donnée à Bruxelles au Théâtre de la Monnaie le 25 août 1830 dégénère enémeutes au moment de l’air « Amour sacré de la patrie ». L’indépendance dela Belgique est proclamée peu après. Le lien entre musique et révolutionest également illustré sur le mode comique par l’impossibilité qu’éprouveGamba à se retenir de chanter des chansons interdites, comme laMarseillaise : « (…) depuis que je suis en France, toutes sortes derefrains séditieux, comme la Marseillaise ou le chant du départ, me montentaux lèvres malgré moi (…) » (IX, p. 414).

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Le parallèle entre Opéra et Révolution sous-tend également

l’aventure d’Hoffmann, qui voyage jusqu’à Paris pour aller à

l’Opéra, et se trouve confronté à des gens qui « hantent »

l’Assemblée et la Convention comme les théâtres : lorsqu’il

demande où loger « pour tout voir » (VII, p. 136), on lui

recommande une adresse proche de la place de la Révolution, où

la guillotine trône au centre d’un théâtre dont elle

constitue à la fois la machinerie et le spectacle. On apprend

ainsi que c’est « la première chose que les étrangers visitent

en arrivant », et qu’il s’agit là d’ « un beau spectacle »

(VIII, p. 143) ; Hoffmann est ensuite témoin de l’exécution de

la Du Barry, scène offerte à une multitude d’« yeux

flamboyants » et couronnée par l’ « éclair fauve » de la

guillotine, dont le pendant est la scène à l’Opéra où Arsène,

point de mire de tous les regards, porte au cou une agrafe en

forme de guillotine qui jette des « feux éblouissants ». Le

fonctionnement identique des deux scènes est d’ailleurs

souligné par le narrateur, qui rappelle que, « Comme sur la

place de la Révolution, il y avait foule sur le boulevard où

se trouvait, à cet époque, le théâtre de l’Opéra ». (IX, p.

149). Opéra et Révolution se superposent également dans les

Confessions d’une favorite, lorsque Lady Hamilton évoque les

principaux événements qui jalonnent le début de la Révolution

avec des mots qui pourraient s’appliquer à une revue des

spectacles du moment : « Nous arrivâmes le 26, tout juste pour voir une émeute : nous étions

servis à souhait. (…)Sir William avait fait toute diligence, afin d’assister à l’ouverture des

états généraux, nous eûmes l’incendie et le pillage des magasins deRéveillon.

Nous vîmes la chose des premières loges. » (XXXIX, p. 289).

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L’esthétique dumasienne déployée dans ces romans est celle

d’une condensation des arts chère aux romantiques et qui

annonce l’esthétique wagnérienne de l’opéra comme totalité,

théorisée dès 1849 avec le Vaisseau fantôme40. En effet le roman

dumasien, en rendant hommage à Hoffman et Goethe en même temps

qu’à Schubert, à Shakespeare ou à Rossini, ambitionne une

totalité artistique dont la figure de la cantatrice est

l’emblème par excellence : les scènes où elle chante sont à la

fois une peinture, une description musicale, et un commentaire

du texte chanté. Cette condensation culmine dans Les Mohicans de

Paris, où la performance vocale devient, par le passage au

présent, les mentions assimilables à des didascalies41 – qui

montrent un Dumas fin connaisseur de l’opéra de Rossini, et la

description du décor, une reproduction, dans l'espace

romanesque, de l'ambition de spectacle total qui est celle de

l'opéra, y compris dans sa dimension de décor factice : les

scènes mondaines de Pauline sont « figées », comme si elles

n’étaient que le décor de la représentation du destin tragique

de l’héroïne42. La porosité de la scène révolutionnaire et de

la scène théâtrale, accentuée par la tonalité fantastique,

40 Les romantiques établissent entre les arts des équivalences, et rêventl’artiste polyvalent: Berlioz réinterprète Shakespeare d'un point de vuelittéraire, Delacroix s'intéresse à la musique, List écrit à Berlioz queRaphaël et Michel Ange lui font mieux comprendre Mozart etBeethoven...Vigny, La Beauté idéale « Musique, poésie, art pur deRaphaël/Vous deviendrez un Dieu, mais sur un même autel ». Dumas condensetout cela en une scène des Mohicans de Paris : Pétrus peint Rose-de-Noël enMignon, tandis que Jean Robert traduit les vers de Goethe en français pourJustin qui les met en musique (CXXIX, p. 1062-1070).41 CLXXII « La romance du saule ».42 Pauline, éd. Anne-Marie Callet-Bianco, Préface, p. 20-21 : « Unereprésentation (…) en trompe-l’œil ».

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installe également l’aventure d’Hoffmann dans un décor qui

disparaît après la mort d’Arsène :« Il ne trouva rien qui lui rappelât l'hôtel où il était entré laveille, où il avait passé la nuit, d'où il venait de sortir.Comme ces palais féeriques qui s'évanouissent quand le machinisten'a plus besoin d'eux, l'hôtel de la rue Saint-Honoré avaitdisparu après que la scène infernale que nous avons essayé dedécrire avait été jouée. » (XVIII, p. 232)

La narration relève donc bien de l’esthétique du grand-opéra,

grande machine faite de décors et d’illusion.

Enfin, si l’œuvre d’art elle-même est un fantôme comme

l’affirme Maître Gottlieb (IV, p. 102)43, on peut se demander

si Dumas, Orphée désabusé, ne tenterait pas par l’écriture de

retrouver sa révolution deux fois perdue, la première au

lendemain des journées de 1830, la deuxième lors des émeutes

de juin 1848.

Isabelle Safa

LASLAR (Université de Caen)

43 « (…) qu’est-ce que connaître l’œuvre sans l’artiste ? C’est connaîtrel’âme sans le corps ; l’œuvre c’est le spectre, c’est l’apparition (…) ». 

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