Directeur de Publication Hamid CHAIBI, Directeur des Affaires Administratives et Générales Événement
Logiques de la contestation et symbolique spatiale, l’exemple de la place Abd el Hamid Karameh à...
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Mémoire de fin d’année Master en Science Politique
Logiques de la contestation et symbolique spatiale,
l’exemple de la place Abd el Hamid Karameh à
Tripoli (Liban)
Par Sylvain Mercadier
Sous la direction de Chawki Douayhi
Université Saint-Joseph Institut de Sciences Politiques
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Plan du Mémoire
Remerciements p. 4
Introduction p. 5
1ère partie : Une sociohistoire de la ville de
Tripoli, étapes d'un développement tumultueux
1) L'entrée turbulente dans la "modernité"
A) Déclassement administratif, développement industriel p. 11
B) Exode rural et croissance démographique dichotomisation et
contestation dans la ville p. 13
C) Transformation et/ou crispation des mœurs p. 15
2) La planification de la ville nouvelle: l'incarnation
de l'Etat face aux vieux quartiers décatis
A) Modernisation p. 15
B) Coercition p. 17
C) Substitution p. 20
3) Le renouveau du leadership de la notabilité Tripolitaine
à l’aune de la reconfiguration politique Libanaise
A) Critères traditionnels du leadership p. 22
B) Reconfiguration dans le leadership, entre rupture et continuité P. 23
C) Intérêts personnels ? p. 24
D) Mouvements alternatifs : progressisme et islamisme p. 26
4) L'âge d'or de la Zaâma Karameh
A) Consécration de la Zaâma p. 27
B) Extensions urbaines modernes au service de la Zaâma p. 28
C) Erection de la statue (1963), triomphe et discorde p. 29 Transition p. 31
2e partie : La place Abd el Hamid Karameh face aux
mutations sociales depuis la guerre civile Libanaise, entre
contestation et réappropriation spatiale
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1)La place, lieu de cristallisation des conflits sociaux
qui traversent la ville
A) D’une place à l’autre: le glissement de le centralité urbaine p. 33
B) Emeutes de 1967 p. 34
C) La mise à bas de la statue : remise en question de l’ordre issu de l’indépendance,
affirmation d’une nouvelle identité contestataire durant la guerre p. 39
D) Conflit de représentation, conflit de dénomination p. 40
E) Conflit de légitimité et pratiques discursives p. 41
F) Effort de reconquête de souveraineté p. 43
2) Evènements récents à Tripoli : nouvelles dynamiques dans la
région Tripolitaine dans les dix dernières années : montée de
l’islamisme au Liban et pratiques contestataires ostentatoire sur la
place Abd el Hamid Karameh
A) Tutelle Syrienne et essentialisation des identités (1990 – 2005) p. 46
a) Tripoli, Mère des Pauvres p. 48
b) Revitalisation de la rhétorique sacrée p. 48
B) Développements récents du message contestataire :
recherche de visibilité par la prière publique sur la place p. 50
a) Les Mosquées salafistes : nouveau pôle de la contestation p. 51
b) Déploiement des contestataires p. 52
C) Incidence du conflit Syrien dans la dynamique
de la contestation Tripolitaine p. 55
3) Relecture des dynamiques de contestation à Tripoli
A) Le géosymbole p. 57
B) Sémiologie urbaine p. 61
C) Hétérotopie p. 64
Conclusion p. 65
Annexes
1) Photographies p. 68
2) cartes p. 77
3) tableaux p. 79
Bibliographie p. 83
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Remerciements
Je tiens à remercier plusieurs personnes, pour la plupart sans lesquelles ce mémoire
n’aurait pas vu le jour sous la forme qu’il a pris. Je tenterais de les citer par ordre
d’importance à ce sujet.
Tout d’abord, à Monsieur Bruno Dewailly, chercheur à l’IFPO, qui a généreusement
partagé ses connaissances, et sans qui, je dois le dire, ce mémoire n’aurait pas eu la
même profondeur, je dis un grand merci, et fais part de ma profonde reconnaissance.
Merci à Hachem Dalati, qui a, de manière très professionnelle, arrangé nombre
d’interviews avec des personnalités Tripolitaines qui m’ont permis de compléter mes
travaux avec des informations précieuses.
Merci à Monsieur Chawki Douayhi, mon directeur de mémoire, qui m’a accompagné
sur ce travail, fournissant des conseils pertinents et des encouragements tout le long.
Merci à Khaled Ziadeh et Atef Atieh, qui m’ont tous les deux offert de leurs ouvrages
relatifs à mon sujet de mémoire, qui ont partagé leur science, et fait preuve d’une
hospitalité toute Libanaise à mon égard.
Je tiens à remercier Judy el-Asmar, et Moussa Beshara qui ont tous deux pris de leur
temps pour m’aider dans mes travaux sur Tripoli, malgré qu’ils soient très occupés.
Merci à Nahla Shahal pour ses conseils et ses informations pertinents sur la ville de
Tripoli.
Merci à Omar Rifaï et Vanda Vercautereen-Bouchet, amis de longue date et
camarades d’universités sans qui je n’aurais peut-être jamais mis les pieds au Liban.
Merci à Youssef Bou-Maroun et Cyrille Wardé, qui ont partagé leurs temps de
rédaction avec moi dans l’esprit d’unir nos forces et de trouver l’énergie de travailler
sérieusement.
Merci à Hind Darwich, Mohammed Abi-Samra, Adam Shamseddine, et Toufik
Alloush pour leur aide.
Je tiens également à remercier trois enseignants qui ont marqué mon parcours
éducatif sans qui je n’aurais pas acquis autant de connaissances et un esprit aussi
critique et méthodique: Thierry Bourgeois, Nicolas Laurens et Carole
Maigné-Quenet
Enfin, un grand merci à ma famille, et à mes parents en particulier, pour leurs
encouragements et leur soutien constant.
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Introduction
Nous proposons ici une réflexion sociologique critique concernant les
logiques et les dynamiques d'appropriation de l'espace dans le cadre de la capitale du
Nord-Liban, la ville de Tripoli. Plus précisément, cette étude se focalisera sur la place
Abdul Hamid Karameh ( كرامي الحميد عبد aussi connue sous le nom de place de la ,(ساحت
Lumière, (ou de l'Illumination, selon la translittération de Sahet an Noor/ النور ساحت )1
Pendant un petit peu moins d'une année, nous avons analysé le caractère particulier
de la capitale du Nord-Liban et de cette place, pour tenter d'en dégager des élément
digne de nous enseigner sur la représentation que les habitants de cette ville pouvait
en avoir, tant elle nous semble chargée de signification, cristallisant nombre
d'antagonismes qui jalonnent la ville de Tripoli, tout comme la société Libanaise,
voire l’ensemble socio-culturel qui s’étend à toute la région . Aussi, est-il important
de noter qu'une bonne part de la dynamique sociale qui entoure les manifestations
populaires dont Tripoli est régulièrement le théâtre, nous semble intrinsèquement
liée à cette place, élément qui sera largement développé dans notre étude.
Ce travail s'est fait en plusieurs étapes, avec notamment une première phase
d'accumulation de données théoriques et bibliographiques. A ce sujet, la littérature,
quelque peu succincte sur le sujet, a toutefois permis de constituer un corpus
satisfaisant. Une deuxième phase de travail a donné lieu à des entretiens qualitatifs,
pour la plupart de type semi-directifs, de manière à compléter la réflexion initiale.
Nous avons ainsi conduit près d'une trentaine d'entretiens semi-directifs auprès de
personnalités de la ville, de spécialistes, ainsi qu'après d'un échantillon aléatoire de
1 Tout au long de notre étude, nous adopterons la terminologie officielle de Sahet Abd el Hamid
Karameh telle qu'elle apparait sur les cartes, et les documents publiés par la municipalité, par souci
d'objectivité, si l'on peut se permettre ce terme. Dans ce cas précis en effet, la dénomination de cette
place semble (et c'est bien révélateur) manifestement dénuée toute objectivité. Aujourd'hui, presque
plus personne à Tripoli ne l'appelle du nom du Zaïm qui marqua la première moitié du XXe siècle, et
à qui la place et dédiée et lui préfèrent généralement son autre dénomination faisant consensus: Sahet
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Tripolitains. En parallèle, nous avons mené une enquête sous la forme de
questionnaires distribués auprès d'une cinquantaine de personnes dans différents
quartiers de la ville afin de jauger l'état d'esprit des habitants de Tripoli concernant
les questions relatives à notre étude.
Ces travaux, et les questions qu'ils entendent éclairer sont, comme nous l'avons déjà
mentionné, une réflexion sur les différentes dynamiques sociales (le mouvement) qui
animent Tripoli (l'espace). Il apparait que celles-ci sont directement liées à la
configuration socio-urbaine qui la caractérise. Cette configuration nous semble être
elle-même le résultat d'une transformation de l'espace et de la société Tripolitains
tout au long du dernier siècle, sans être toutefois dénuée de contradictions et de
rejets de sa part.
De fait, les nombreuses fractures (géographiques, économiques, idéologiques etc...)
qui segmentent la capitale du Nord-Liban sont au cœur de l'explication des
mouvements sociaux tels qu'ils s'expriment lors de manifestations et du déploiement
spatial qu’ils y reproduisent.
Aussi, le fait que les manifestations débouchent régulièrement sur la place Abdul
Hamid Karameh évoque selon nous une logique de symbolique des lieux qui anime
le corps social, entre autres facteurs explicatifs.
Parallèlement, l'héritage social et culturel de la ville dans son cadre régional offre un
schéma similaire quant au déroulement des manifestations du fait qu'il se retrouve
reproduit dans d’autres agglomérations, notamment en Syrie. Il se caractérise par un
mouvement de contestation qui naît dans la vieille ville, principalement, suivant la
prière du vendredi, et qui s'avance vers les parties dégagées de l'agglomération, pour
venir aboutir devant les infrastructures qui représentent l'autorité centrale, et donc
le destinataire du message de la contestation.
Ce schéma récurrent d'évènements de contestation qui a animé, entre autres, la ville
an Noor. Comme nous le verrons dans notre étude, la dénomination de la place est une posture
idéologique à part entière, élément important dans nos travaux.
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du Nord-Liban, s'est vu répété de manière quasi cyclique ces dernières décennies.
De plus, il s'est également reproduit en Syrie au début des révoltes arabes, dans sa
phase pacifique. On retrace ce phénomène jusqu'à la période du mandat Français,
date à partir de laquelle de profondes transformations socio-politiques, mais aussi
urbanistiques et technologiques, ont favorisé son apparition, bien que Tripoli, "ville
mutine" selon les dires de Volney 2, semble cultiver son antagonisme avec le
centralisme et la coercition d’Etat depuis bien plus longtemps encore.
Au-delà de cet aspect dynamique, on s'interrogera également sur les composantes
abstraites que le phénomène soulève. Dans l'esprit de Michel Seurat, qui sous-titrait
si éloquemment son article sur la Assabiyyah3 urbaine de Bab et Tebbâneh avec
l'évocation d'une "ville dans la tête", nous tenterons d'approfondir la question en y
ajoutant les concepts développés par différents chercheurs comme Joël Bonnemaison
(le géosymbole) ou encore Guy di Méo (la sémiosphère), pour ne citer qu'eux, et qui
pourront éclairer notre réflexion.
La ville est plurielle dans la mesure où elle est représentée individuellement par les
habitants qui l'occupent, mais plus en détails, elle se subdivise en différents
ensembles du fait valeurs que chaque quartier, ou chaque association d’individus
véhiculent en eux-mêmes.
La place Abdul Hamid Karameh, de par sa localisation à l'interface entre la vieille
2 Volney visite la Syrie Ottomane (et donc le Liban) entre 1783 et 1786. Cf. Michel Seurat, le quartier
de Bâb-Tebbâné, in Syrie l'Etat de Barbarie, PUF, 2012, p. 240 3 La Assabiyya, que l’on peut traduire par esprit de corps selon De Slane, par Group Feeling chez
Rosenthal est un terme typiquement Khaldounien élaboré par le grand sociologue du Moyen Age
après une étude minutieuse des comportements socio-politiques des sociétés Arabes, Berberes et
Musulmanes. Il désigne les phénomènes d'allégeance dans la société à un leader (zaïm), ce faisant
créant un lien unificateur et indissoluble entre tous les membres de cette société, qui relève, malgré
tout, de l'ordre de l'imaginaire, et "n'a aucun fondement réel". Mais l'essentiel est de former un
groupe cohérent et soudé pour obtenir un poids dans la société globale. Il renvoie à des associations
aussi diverses que la milice de Bab et tebbâneh, au noyau alaouite qui contrôle l’appareil d’Etat
Baathiste en Syrie... Seurat (op. cit. 2012) emploie le terme de nomos, et Elizabeth Picard en fait la
grammaire des mobilisations politiques arabes (cf. E. Picard, "les liens primordiaux, vecteurs de
dynamiques politiques", in Picard, E. (dir.) La Politique dans le Monde Arabe, Armand Colin, 2006,
pp. 55-57). Cependant,
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ville (bastion de l'identité Tripolitaine), et la ville nouvelle (centre de pouvoir) et
située aux portes de la cité selon le point du vue du voyageur qui arrive de Beyrouth,
offre une configuration riche en symbolique, et fait donc naturellement office de
plateforme privilégiée pour les manifestants et le symbolisme.
Une attention toute particulière a été portée aux travaux de Mr. Khaled Ziadeh,
sociologue lui-même natif de Tripoli. Ses différents ouvrages et articles qui ont trait
à la ville (voir bibliographie) nous apparaissent effectivement d'un grand éclairage,
dans la mesure où sa relation intime à la ville et son profond entendement mêlé à des
témoignages subtilement analysés, apportent une lumière significative sur les
questions ayant trait à notre étude.
En effet, ses écrits concernant la ville et le long mûrissement de sa pensée sur le sujet
se sont avérés incontournables pour nous aider à cerner des éléments qui, sinon,
nous auraient échappé, comme l'analyse de la mentalité des classes moyennes,
inscrite dans l'ère du temps, qui a motivé la rupture avec un mode de vie
soudainement perçu comme dépassé (la phase d’occidentalisation d’une part de la
société Tripolitaine au début du XXe siècle). Plus encore, son interprétation des
rapports de force sous-jacent qui accompagne la période de transformation qui nous
concerne, et notamment leur réinscription dans la géographie de la ville, sont des
données incontournables que nous prendrons soin de mobiliser.
Nous voudrions organiser notre étude autour d'une double problématique:
- Comment la structure de la ville Tripolitaine selon sa nature et ses fractures
héritées de son histoire récente, jouent-t-elles sur la configuration des phénomènes
de contestation, et sur le choix de la place Abdul Hamid Karameh en particulier
comme lieu de débouché des manifestations ?
- Deuxièmement, comment ces phénomènes si prégnants dans la capitale du
Nord-Liban ont-t-ils eux-mêmes eu une influence sur la façon dont les Tripolitains
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perçoivent leur environnement, c'est-à-dire comment Sahet abd el Hamid Karameh
a-t-elle pu modifier leur façon de penser la ville, et, comment est-elle révélatrice des
logiques qui jalonnent la ville ?
Afin d'apporter des éléments de réponses à ces questionnements, nous orienterons
notre réflexion autour des hypothèses suivantes: la dichotomie entre les différents
ensembles de la ville sont vecteurs de sens et structure l'espace selon des logiques
abstraites.
Ces logiques conditionnent, ou du moins influent sur les dynamiques sociales,
notamment les manifestations populaires, amenant à leur reproduction selon des
schémas cycliques, et renforçant par là même la sémantique spatiale de la ville dans
l'imaginaire de ses habitants.
Le développement de notre réflexion se fera en suivant un plan en trois parties.
Nous reviendrons, dans une première partie, sur la sociohistoire de la ville, et sur les
étapes de son développement jusqu’à la création de la place, afin de mettre en
lumière les transformations de la société, de son environnement ainsi que de la classe
politique à l'aune de la reconfiguration politique qui aura marqué son histoire
récente. Nous verrons comment la création de la place qui porte le nom d'un ancien
leader de la ville, n'est pas anodine et est dès son inauguration, un acte politique de
la part d'un clan4 puissant et devenu incontournable dans la ville. Cette partie sera
également l'occasion de développer la question du rejet qu'a manifesté une frange de
la société Tripolitaine envers les institutions, les modes de vie et les espaces
modernes qui ont fait leur apparition dans ville alors qu'une partie s'en imprégnait.
Dans notre partie suivante, nous voudrions évoquer la consolidation du rôle de
plateforme de la contestation à Tripoli, depuis la guerre civile.
Devenue d’un enjeu et d’une charge symbolique importante et cristallisant les
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antagonismes de la ville, la place se retrouve être le lieu de manifestation par
excellence pour la part de la population Tripolitaine qui se perçoit comme déshéritée
par une conjoncture défavorable à l'épanouissement de leur communauté.
Il s'agira de mettre en lumière la persistance chez les Tripolitains du sentiment de
dépossession, se traduisant par un rejet, sinon un défi lancé à l'Etat par le biais de sa
mobilisation populaire, ainsi que par l'exhibition de symboles propre à marquer une
souveraineté locale sur un espace qui tend à échapper aux forces vives de la ville.
Non seulement, depuis la fin de la guerre civile, la place n'a pas perdu son rôle de
catalyseur des forces de contestation, mais on peut voir que ce rôle s'est même
amplifié, tout en réaffirmant des tendances propres à la culture Tripolitaine plus
anciennes comme l'idéal de ville-sanctuaire, qui tient lieu de refuge pour ses "fils",
face à une autorité centrale perçue comme allochtone et forcément néfaste.
Cette partie sera également l’occasion d’aborder une réinterprétation, ou plutôt une
relecture des phénomènes évoqués dans les précédemment au travers des concepts
de la sémiologie urbaines et des apports de la science géographique pour faire la
lumière sur toute la portée auquel ces phénomènes se rapportent.
En ramenant la question phénomènes sociétaux à sa dimension géographique, nous
espérons pouvoir, de manière pertinente éclairer les enjeux qui entourent notre sujet
et en rappeler les racines, qui, nous semble-t-il sont intrinsèquement liée à l’espace à
la réappropriation et à l’appartenance et, parallèlement, à la dissociation et la
fracturation des lieux et des ensembles sociaux.
4 La "zaâma" زعامتال , c'est à dire le leadership, une famille de notable puissant qui joue un rôle
prépondérant dans les affaires politiques de la ville voire au-delà. On veut ici parler de la zaâma
Karameh
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1ère partie : Une sociohistoire de la ville de Tripoli,
étapes d'un développement tumultueux
1) L'entrée turbulente dans la "modernité"
A) Déclassement administratif, développement industriel
On peut dire que la ville de Tripoli rentre dans l'ère "moderne" dans la
deuxième moitié du XIXe siècle. Entamée timidement, cette transformation se
manifeste tout d'abord par l'implantation d'écoles, souvent religieuses, tenues par des
ordres missionnaires5 venus d'Europe, la construction de nouveaux axes routiers,
ainsi que par l'installation de complexes industriels6, notamment celui de Bahsas, au
sud de la ville. Une autre transformation majeure est la modification du statut
administratif, puisque Tripoli vient désormais faire part du Moutassarifat dont
Beyrouth est la capitale, reléguant la ville au rang de simple capitale de région, ce
que les notables et la population peinent à accepter.7
Ce changement de statut annonce les prémisses d'une mutation irréversible qui
5 Si les premiers Ordres, notamment ceux des Cappadociens et des Jésuites s'installent à Tripoli dès le
milieu du XVIe siècle, il faudra attendre l'ère des réformes du Tanzimat (1839 - 1876) pour que
fleurissent les écoles religieuses. Carmélites, Franciscains, Evangélistes Américains, ou encore Société
Orthodoxe Impériale Russe, pour ne citer qu'eux, s'implantèrent, formèrent leurs ouailles et
inculquèrent, principalement à l'élite Chrétienne de la ville des valeurs nouvelles issues des pays dont
ils arrivaient et qui allait paver la voie à une transformation de la société dans son ensemble. Ils furent
également concurrencés par les Franc-Maçons, qui divulguèrent leurs principes libéraux. Cf. Kh.
Ziadeh, Neighborhood and Boulevards, reading through the Modern Arab City, Palgrave Macmillan,
2011, pp. 80 – 85. Du coté musulman, le très respecté sheykh Husayn al Jisr avait aussi fondé
al-madrasa al-wataniyya (l’école nationale) qui enseignait les disciplines comme la géographie, les
mathématiques et le français entre autres. Sheykh Husayn al Jisr prônait la compatibilité entre la
doctrine islamique traditionnelle et les sciences modernes. Cf. Tine Gade, Battle over minds and meanings among religious leaders within the Islamic field in Tripoli, Forsvarets Forskninginstitutt,
Mars 2009, p. 34. 6 Cf. Bruno Dewailly et Catherine le Thomas, Pauvreté et conditions socio-économiques à Al-Fayhâ :
Diagnostic et éléments de stratégie AFD, 2009, p. 20. Aussi disponible sur :
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/66/34/50/PDF/Transformation_du_leadership_-Dewaily_versi
on_HAL-SHS.pdf), p. 3.; Voir aussi Michel Seurat, le quartier de Bâb-Tebbâné à Tripoli, (Liban,), in
Syrie, l'Etat de Barbarie, PUF, 2012, pp 239-240.
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auront un impact globalement négatif sur la ville, bien qu'on puisse également
déceler dans cette période un essor économique, notamment au milieu du XXe
siècle, mais qui sera vite atténué, sinon stoppé net, notamment par les affres de la
guerre civile. Ainsi, Tripoli sera une victime notoire, sinon ressentie 8 de ce qui est
l'avènement de l'Etat-Nation, et par extension, de la fin du califat qu'incarnait la
Sublime Porte. C’est donc un grief important pour cette ville dont la population est à
majorité Sunnite, branche prédominante de l'Oumma, et considéré comme le
courant "Orthodoxe" de l'islam, tout comme la majorité du Bilad esh Shâm9.
De fait, le discours Tripolitain sur l'existence d'un complot ourdi par d'autres
communautés, ainsi que par l'étranger est omniprésent depuis lors dans le discours
teinté de confessionnalisme, très présent à Tripoli.
De nature conservatrice10, Tripoli est depuis de nombreux siècles un pôle intellectuel
et religieux de renommée. Les Fuqahas11 tripolitains s'adonnaient notamment aux
discours nostalgiques vantant le passé glorieux de la ville de Tripoli, autrefois
surnommée "Dâr el 'ilm"12, entretenant par là même, un sentiment de cohésion et
d'identité locale. Ils prenaient également part aux intrigues politiques de la ville. 13
Tripoli, à majorité sunnite, entretenait jusqu'alors des liens importants avec
l'arrière-pays sunnite qui s'étend jusqu'à Homs voire même au-delà. Le
Moutassarifat, premièrement, puis l'avènement du Mandat Français octroyé par la
7 Cf. Bruno Dewailly, Transformations du leadership Tripolitain, l’exemple de Nagib Mikati, in
Franck Mermier (dir.), leaders et partisans au Liban, ed. Karthala, Janvier 2012. 8 Dans "L'espace public à travers le prisme du pouvoir : quelques éléments de réflexion à partir d'un
cas tripolitain (Liban)" (URВАМА Université de Tours 2002, disponible sur la plateforme en ligne
"Persée"), Bruno Dewailly soutient que le malaise local sur ce sujet est aussi le résultat de l'entretien
d'un sentiment d'injustice par les notables locaux. cf. p. 298. 9 C’est-à-dire la grande Syrie, l’ancienne province Ottomane qui regroupait le Liban et la Syrie
d’aujourd’hui. 10
c'est notamment la ville de naissance de Rashid Rida, intellectuel de tradition islamique réformiste,
proche du Hanbalisme, courant sunnite rigoureux, et précurseur du Salafisme. cf. Tine Gade, Return
to Tripoli, op. cit. p. 34. 11
(فقيه) pluriel de Faqih ,فقهاء , spécialiste de la jurisprudence islamique. 12 ( علم ال دار en arabe), c'est-à dire "maison de la connaissance", 13
cf. Khaled Ziadeh, op. cit., 2011, p. 54.
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Société des Nations, qui isole Tripoli de son hinterland naturel14 à la suite des
accords de Sykes-Picot, viendra ajouter au malaise social, que les autorités religieuses
et la notabilité locale n'auront de cesse d'exacerber.
Façonnant de nouveaux Etats, et créant des institutions parfois de toutes pièces, les
autorités Françaises œuvrant au Liban trouvèrent éventuellement, le compromis
dans la constitution de la nouvelle République Libanaise, avec une formule tentant
de trouver un équilibre entre les différentes aspirations soutenues, parfaitement dans
l'esprit de la logique du consociativisme, au risque de se transformer en une "double
négation" les ambitions de deux antagonismes.15
La naissance du Liban se construit donc sur une tentative de réconcilier des
antagonismes, tentative qui se transformera en un statu quo éventuellement délétère
et dont l’équilibre durable relèvera de la quadrature du cercle.
B) Exode rural et croissance démographique, dichotomisation et contestation dans la
ville
Tripoli articulée autour du fleuve Abou Ali, devra s'agrandir sous la pression
démographique, résultant principalement d'un exode rural massif en cette période de
paupérisation des campagnes et de développement des activités industrielles sur la
côte. Des poches de pauvreté constituées d'habitat informel et vétuste viendront se
scinder au début du XXe siècle aux quartiers périphériques de la vieille ville, surtout
dans sa partie orientale, ainsi, parfois, sur les flancs des collines avoisinantes (el
Qobbé, Abi Samra) ou encore Bab et Tebbâneh.
Parallèlement, lors de la période des changements sociaux du début du XXe siècle,
l'élite politique moderne qui se constitue dans la région a trouvé dans le progrès
14
Tripoli est située à une douzaine de kilomètres de la frontière Syrienne; ancien débouché maritime
de Homs, elle perd peu à peu de ses bénéfices économiques avec l'avènement de frontières, il faut le
dire, mises en place en dehors des réalités locales, tout du moins dans le cas Tripolitain
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technologique et l'évolution de la communauté internationale des ressources
nouvelles pour consolider son pouvoir16. Elle en profite également pour s'installer
dans de nouveaux quartiers. Les quartiers modernes construits sous le Mandat
(1920-1943) vont venir s'adosser au quartier du Tell17, déjà créé par les Ottomans. En
effet, présents pendant à peine plus de vingt années, les Français vont tout de même
faire construire plusieurs ensembles, dont le fameux "quartier français"18. La création
de la ligne de tramway 19 entre le centre, depuis la place du Tell, et le port de Mina,
issue de la volonté de réunir les deux municipalités 20 va paradoxalement dynamiser
la partie occidentale de la ville et achever de creuser le fossé entre un ouest moderne
et en mouvement, et un Est urbain, surtout sur la rive droite, largement délaissé et
paupérisé.
C) Transformation et/ou crispation des mœurs
C'est l'avènement d'un nouveau mode de vie, dans un espace neuf et neutre, où la
classe aisée et les expatriés, alors importante à Tripoli, vient se détendre dans des
cafés modernes, aller au cinéma, déambuler etc... en rupture avec les habitus qui
caractérisent la société musulmane de l'époque. Elément symbolique de cette
15
Cf. Georges Naccache, "deux négations ne font pas une nation" l'Orient (journal), 10 Mars 1949. 16
Cf. Bertrand Badie, les deux Etats, pouvoir et société en Occident et en terre d'Islam, Seuil, 1997,
pp. 186-187. 17
Littéralement, la colline; il s'agit du quartier situé à l'Ouest de la vieille ville, développé à cette
époque autour d'un tertre de sable qui donna son nom à son environnement direct. 18
Cf. Kh. Ziadeh, op. cit. 2011 pp. 87-100.cf. Kh. Ziadeh, op. cit. 2011, p. 61. 19
Cf. Kh. Ziadeh, op. cit. 2011, p. 61. 20 La municipalité de Tripoli est créée en 1877 et celle de Mina en 1883. La municipalité ne cessera de
s’aggrandir pour venir englober nombre de communes jouxtant la ville même, finissant par former
La Fédération des municipalités d’Al‐Fayhâ’a, qui regroupe les municipalités de Tripoli, al Mina et
Beddawi. Au début du XXe siècle, la place du Tell prend définitivement le rôle de centre de la ville et
de la modernité, (cf. Catherine Le Thomas et Bruno Dewailly op. cit. , 2009, p. 19) avant de se voir
concurrencée un demi-siècle plus tard par la place Abdul Hamid Karameh. A propos de la place du
Tell, Kh. Ziadeh dit : "[elle] aurait pu devenir une sorte d’extension naturelle de la vieille ville, une porte menant à un autre monde, un portique au travers duquel la population aurait finalement pu s’extirper de sa séclusion séculière" in Kh. Ziadeh, op. cit, 2011, p. 51.
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rupture, c’est l’apparition des femmes (de plus sans voile) dans l’espace public.21
A cette époque, le nouveau centre-ville, le quartier du Tell, est la vitrine de la
modernité de la ville et au faîte de son prestige. Il commença à se développer à la fin
du XIXe siècle, et beaucoup de l’élite, ainsi que des marchands s’y sont installés
faisant de ce quartier un véritable centre de pouvoir.22
A contre-pied de ce mouvement, la périphérie sociale entretient à son tour son
dynamisme politique et sa capacité de reproduction dans une activité de rejet ou de
protestation qui s'alimente de la persistance dans cette scène politique extérieure.
Imitant une tendance récurrente au Moyen-Orient, à l'aune de la nouvelle donne
politique caractérisée par la chute de l'Empire ottoman et donc du Califat, ainsi que
la mise en place de nouvelles institutions modernes calquées sur les systèmes
politiques Européens, cette société entend dénoncer la subordination de l'élite
politique moderne à l'étranger (d'autant plus aisée que c'est sous la tutelle directe de
ces puissances étrangères que la modernité s'invite, et souvent avec son lot de
violence, tant physique que symbolique). Contestataire donc, cette société lésée lui
oppose les "authenticités", les "identités" et le "refus d'aliénation".23
2) la planification de la ville nouvelle: l'incarnation de
l'Etat face aux vieux quartiers décatis
A) Modernisation
Les premières reformes urbanistiques et infrastructurelles sont initiées par Medhat
Pacha (1822 -1884), alors gouverneur de la province Syrie (de 1879 à 1881). Celui-ci
21
Cf. Khaled Ziadeh, Vendredi Dimanche, Acte Sud, 2011, p. 33. 22
Cf. Kh. Ziadeh, Trablus, al’a’ila wa al-siyasa [Tripoli Famille et Politique] (en arabe), in La vie
publique au Liban : expressions et Recomposition au Politique, J. Bahout et Ch. Douayhi (ed.), cahiers
du CERMOC n°18, Beyrouth, 1997 pp. 31-40. 23
Cf. Bertrand Badie, op. cit., 1997, pp. 186-187.
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projeta notamment la construction de routes et l’amélioration de la sécurité. Il
encouragea les notables de la région à financer des projets d'intérêt local, comme le
réseau de tramways à Tripoli, mais aussi des mosquées, et le parc du Tell, tout
comme le Sérail et la tour de l’horloge (qui fut achevée en 1898). 24
L'influence progressiste qu'inspira le mouvement des Jeunes Turcs au début du XXe
siècle allait également être marquante sur le développement de Tripoli. Dans cette
lignée, un gouverneur de la région, Azmi Beyk, allait laisser une empreinte
prépondérante sur Tripoli, en ordonnant le traçage en 1908 d'une longue avenue
rectiligne qui allait connecter la Tripoli de l'intérieur avec al-Mina, port situé à
quelques deux kilomètres de la vieille ville. Paradoxalement, comme le souligne
Khaled Ziadeh :
"Cette avenue reste, avec ses magasins à l'Européenne, aujourd'hui
encore, l'artère la plus moderne, et a conservé le nom de son créateur" 25
Les projets pionniers entrepris dans les dernières décennies de la période Ottomane
ont laissé une forte empreinte sur la ville, et furent suivis par ceux des
administrateurs du Mandat Français. Initiés aux canons urbanistiques positivistes tels
celui du courant Haussmannien, ou des projets de modernisation des médinas de
l’empire colonial d’Henri Prost, les différents urbanistes qui marquèrent la ville dans
sa phase de croissance tentèrent ainsi de tracer définitivement un trait avec le passé.
De plus, l'érection de nouveaux bâtiments officiels (Sérail, Hospice...) et espaces
publics (place, jardins...) accompagne une tendance historique qui est l'évolution des
mœurs, et des idéaux, en plus que d'être une tentative d'imposition d'une nouvelle
conception de la ville, faisant fi des agencements traditionnels qui caractérisent la
24
Cf. ʻAbd al-ʻAzīz Dūrī, The Historical Formation of the Arab Nation: A Study in Identity and
Consciousness, Taylor & Francis, 1987. 25
Cf. Kh. Ziadeh, Vendredi Dimanche, Actes Sud, coll. Sindbad, 1996, pp. 14 -15.
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cité dite "Orientale". 26
Ainsi, les autorités qui se succèdent à Tripoli tentèrent de montrer que la ville était
résolument tournée vers l'avenir. La percée de grandes artères sont synonymes de
nouvelles pratiques de l'espace, de nouvelles activités, et d'anonymat dans un espace
devenu impersonnel.
A cela s'oppose le dédale de la vieille ville, où l'intimité des lieux pousse jusqu'à la
promiscuité, chose que les nouvelles élites voulaient abolir, ou du moins dont elles
voulaient s'extirper afin de tirer un trait définitif avec le passé, quitte à faire cela au
détriment de l’héritage et de l’espace de vie le plus dense de la ville. Durant ces
travaux de remembrement, nombre de monuments historiques de la ville
disparurent au nom de la nécessité impérieuse de désenclaver la ville.27
B) Coercition
A ces critères s’ajoutent d'autres caractéristiques de l'urbanisme haussmannien, et
dont l’idée maîtresse était de permettre un meilleur écoulement des flux: d'une part
des hommes et des marchandises pour une meilleure efficacité économique, d'autre
part de l'air et de l'eau, en adéquation avec les théories hygiénistes héritées des
"Lumières"28.
Il nous semble aussi important de noter que ces évolutions de style, en rupture totale
avec les précédents, ne sont pas étrangères à un désir des autorités, non seulement de
faciliter, mais aussi de contrôler plus efficacement les flux humains. En effet, c'est un
26
En ce qui concerne la typologie de la ville Orientale, cf. Eugène Wirth, La vie privée en tant que
dominante essentielle des villes de l'Orient Islamique, in Naciri M. et Raymond A. (dir.) Sciences Sociales et Phénomènes urbains dans le monde Arabe, ALMA, Casablanca : Fondation du roi
Abdul-Aziz Al Saoud pour les études islamiques et les sciences humaines, 1997, pp. 123-130.
27 Afin de mettre à bien leurs projets, les urbanistes n'hésitèrent pas à détruire de nombreux édifices
construits entre la période Mamelouke et l'ère Ottomane, cf. Kh. Ziadeh, op. cit. 1996, pp. 12-14
28
Cf. L’urbanisme hier et aujourd’hui. Et demain... ?, Jean-Claude Poutissou, in Les Publications de l'AUEG.
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fait notoire que les grandes avenues permettent un meilleur contrôle des foules, et
un déplacement plus efficace des forces de l'ordre, comme les avenues parisiennes
qui allaient permettre à la cavalerie d'intervenir plus rapidement pour juguler des
mouvements d'insurrection car ils permettaient aux forces de sécurité d'arriver sur
les lieux d'une manifestation ou d'une émeute plus rapidement. A cela s'ajoute le fait
que, comme à Paris et toutes les villes bouleversées par la vague du modernisme, la
restructuration de l'habitat allait disperser les foyers de la contestation. 29
En opposition, la vieille ville, espace "indompté" avec son dédale de ruelles, est
imperméable à toute coercition par une autorité extérieure. En ce sens, il nous
rappelle les Traboules Lyonnaises, passages construits au travers des cours
d'immeubles, et particulièrement complexes, étant tantôt un raccourci pour
l'habitué, tantôt un labyrinthe pour l'élément venu de l'extérieur. 30
Dans le cas Tripolitain, il est notoire que, durant la période du Mandat Français, les
manifestants se repliaient fréquemment sur la vieille ville pour éviter les
arrestations, s’y barricadant littéralement.31
Plus tard, en plus de la vieille ville, la confrontation avec l’Etat se manifestait aussi
dans certains quartiers défavorisés (surtout el Qobbeh et Bab et Tebbâneh) dans les
années 1960. Les rebelles les plus recherchés se réfugiaient fréquemment à Beddawi
pour échapper à la justice. Finalement, les mouvements de "résistance populaire",
sous la houlette de Ali Akkawi qui dénonce la pauvreté, voient notamment le jour à
29
Cf. Lettre de Haussmann à Persigny, 22 juin 1857, cité dans Georges-Eugène Haussmann, Monique
Rauzy, Hatier, 2002. 30
Particulièrement utile pour fuir un agresseur, les traboules lyonnaises servirent cet objectif durant
la révolte populaire des canuts (1831-1834), ensemble de révoltes ouvrières faisant face à l'armée; ou
encore aux résistants durant la seconde guerre Mondiale fuyant la Gestapo. Cette similarité avec les
mouvements contestataires qui émanent de Tripoli n’est selon nous, pas le fruit du hasard et traduit
bien un phénomène de constitution d’une identité de quartier en opposition à une autorité
allochtone. 31
Cf. Kh. Ziadeh, Neighborhood and boulevard, 2011, op. cit. pp 34-35.
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Bab et Tebbâneh32 où est symboliquement proclamé le "Dawla al‐Matlubin".33
Selon Khaled Ziadeh, ces modifications profondes apportées au tissu urbain à cette
période participe d'une :
"[…]volonté de briser l'antique carcan de la vieille cité ; Les
constructions auraient pu s'étendre par exemple, vers les vergers, ce qui
aurait permis de garder intact les quartiers anciens. Mais la modification
de l'espace urbain est un discours qui s'adresse à tous les membres du
corps social [...] en vérité, les nouvelles constructions ne pouvaient
manquer de toucher la zone anciennement urbanisée, dans la mesure où
les nouveaux quartiers n'en étaient qu'un simple prolongement, une
extension ou encore un élargissement [...].34
L'utilité de ces remaniements de l'espace, de la "rationalisation" du bâti et des voies
de communication est donc bien au moins en partie de l'ordre de la surveillance, une
manœuvre en vue de maitriser l'espace, les flux, les groupes, dans la logique
coercitive à laquelle s'est appliquée l'autorité Mandataire tout au long de sa présence
en Syrie et au Liban.35
A ce sujet aucun lieu ne symbolise mieux à cette époque, cette volonté de contrôle
de la ville que la place du Tell. Comme le souligne Khaled Ziadeh à nouveau, et de
manière particulièrement pertinente et éloquente:
32
Cf Bruno Dewailly et Catherine le Thomas, op. cit. 2009, p. 20, et Michel Seurat, op. cit. 2012, pp.
259 – 264. 33
دولة المطلُبٌن"" L’État des recherchés par la justice. 34
Cf. Kh. Ziadeh, op. cit. 1996, p. 15. 35
Il est à noter que cette logique obsidionale, durant le Mandat Français, atteint son paroxysme à
Damas, où la vieille ville se voit littéralement encerclée par un boulevard circulaire, lui-même
flanqué d'un réseau de barbelé et de guérites censés contenir les forces contestataires envers le
Mandat Français dans cet espace insoumis, tout en contrôlant les flux entre la périphérie policée et
cet espace central abandonné aux rebelles, et sujet à de nombreux bombardements. A ce sujet,
consulter Philip Khoury, Syria and the French Mandate, The politics of Arab Nationalism, 1920 - 1945, Princeton University Press, 1987.
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En ces jours [de turbulences] la place prenait l’aspect d’une forteresse
imprenable. Les rangs de police qui faisaient normalement respecter
l’ordre enflaient et su multipliait sur tout l’espace de la place. Leur
mission était de garder un œil sur les manifestants de protéger les
bâtiments gouvernementaux et juguler l’anarchie générale. C’était un
espace fragile malgré les apparences, prompt à la colère et encore plus
facilement vandalisé. Durant sa seconde manifestation post-ottomane,
elle devint un monument polyvalent pour l’appareil d’État en émergence
et elle accueillait régulièrement les confrontations de la période du
Mandat. […] Pendant [cette] période, la population en venait parfois à
déferler en dehors de la vieille ville pour se confronter aux soldats
Français et à la police. Les Français laissaient en général aux Corps
Sénégalais la tâche de contenir la foule furieuse. […]. Il y eut beaucoup
de batailles rangées. Si elles se terminaient par une défaite, les gens se
retiraient dans le ventre de la cité et se barricadaient dans le marché. Si
ils sortaient vainqueurs, ils investissaient triomphalement la place.
Les parades et les festivités organisées par le régime étaient des étalages
de domination à part entière, alors que les décorations spontanées qui
emplissaient la place les jours de fête représentaient en quelque sorte un
mandat populaire. Les défis comme ceux-ci enrobaient la place de cette
connotation si spéciale. C’était le vrai visage de la ville, et son lieu
d’expression le plus éloquent. Quiconque contrôlait la place, contrôlait
l’intégralité de la cité. 36
C) Substitution
Concernant les nouvelles artères tracées, Khaled Ziadeh note que la création de ces
nouvelles voies de communication constitua:
36
Cf. Kh. Ziadeh, op. cit. 2011, pp. 34-35. Cette traduction en Français, ainsi que les suivantes dans
ces travaux émanant de cette source, sont de nous-même.
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"[une] véritable calamité" pour cette "cité ancienne qui a perdu la force
de résister. Le percement de nouveaux axes, décidé en plein accord de la
ligne droite, du plus court chemin et de la voiture, devait dévorer des
quartiers entiers et en mutiler affreusement d'autres"37
En parallèle, Khaled Ziadeh tente d'analyser la logique de cette "dialectique de la
substitution" qui, si elle ne fait pas l'unanimité au sein de la population Tripolitaine,
est toutefois perçue par une part non négligeable de la population comme une
nécessité pour combler le retard que la région a observé. Le principe d'imitation est à
l'ordre du jour, et les modes de vies s'occidentalisent pour la nouvelle classe
moyenne et au-delà:
"Aux démolition succèdent des constructions plus vastes encore;
l'accroissement de la surface construite semble devoir passer au préalable
par la destruction. A la fin du siècle passé, le mouvement d'urbanisation
possédait une identité que proclamaient ouvertement les édifices élevés
sur le modèle français, italien ou autre, une identité qui englobait tous les
aspects de la vie. Les habitants des quartiers anciens et modernes se
distinguaient par leur manières de s'habiller, leurs occupations
professionnelles, leur loisirs, tandis que la croissance urbaine partait à
l'assaut de la vieille ville." 38
Cette dialectique, qui accompagne la transformation de la société, a, et c’est très
révélateur, très peu d’emprise sur la vieille ville sur le plan de la transformation des
mœurs. Celle-ci, malgré les assauts de la modernité, le grignotement de ses franges
par les projets de modernisation et l’éloignement croissant des centres de décision,
tout comme la mobilisation croissante de la société pour des causes ouvertement
profanes reste égale à elle-même, voire se crispe de plus en plus sur son identité et
son idéologie de bastion de l’authenticité, et de vivier de la contestation.
37
Cf. Kh. Ziadeh, op. cit. 1996, pp. 20-21.
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3) Le renouveau du leadership de la notabilité
Tripolitaine à l’aune de la reconfiguration politique
Libanaise
A) Critères traditionnels du leadership
A l’aune de cette frénésie de modernisme, il apparait opportun de se pencher sur la
structure de pouvoir qui marque Tripoli à cette époque, d’autant plus qu’une fois
l’indépendance acquise, ce sont ces hommes de pouvoir locaux qui prendront en
main la planification de l’espace dans la Tripoli Post-Mandataire.
L'évolution de la notabilité à Tripoli est un phénomène qui a été relativement bien
étudié. Traditionnellement, Plusieurs cercles de solidarités existent au sein des
quartiers: cercle consanguins, religieux ou encore qabadays 39. Quant aux dignitaires,
ils modèrent quand ils le peuvent l'appétit des leveurs impôts pour le compte des
habitants.
Historiquement, les notables avaient un rôle de représentants des populations locales
auprès des autorités de la Sublime-Porte. Répartis entre les communautés, ces élites
devaient répondre à certains critères . Rappelons, à titre d’exemple, les critères que
combine Abd el Hamid Karameh, zaïm par excellence, critères qu’énumère Bruno
Dewailly :
Il incarne les valeurs qui priment : Il est perçu comme bon […] honnête
[…]et sage, prêt à se sacrifier […], fortuné […] et dispose du soutien de
familles de notables et d’un appareil de lutte avec de puissants qabadayes
38
Cf. Kh. Ziadeh, op. cit. 1996, p. 20. 39
Littéralement hommes de mains, ces groupes, affiliés à un homme politique, accomplissent les
besognes sur le terrain, plus ou moins musclées selon les circonstances. Ils bénéficient généralement
d’une forte popularité dans leur quartiers, et surtout chez les membres de leur "clan" politique.
Page | 23
de quartier. 40
Principalement hérités par la famille, ces derniers étaient complétés par sa notoriété
et son aura auprès des masses selon son charisme et sa valeur.
Traditionnellement, sept familles41 se partageaient le spectre politique de la ville, et
sont entrées en politique au-delà du cercle de leurs communautés. Ces notables,
devaient répondre à plusieurs critères: Biens matériels, pouvoir, richesse, honneur,
biens immobiliers bonnes mœurs, connaissances…
B) Reconfiguration dans le leadership, entre rupture et continuité
Dans le contexte de transformation des rapports socio-politiques, les grandes familles
restent des forces mobilisatrices. Leur influence repose sur les services qu'ils rendent,
payés en termes de loyauté selon la logique classique du clientélisme. Cet équilibre
assure la paix et la stabilité dans les quartiers.42
Certaines nouvelles familles commencèrent très tôt à jouer un rôle important. Des
familles d'industriels et de diplomates (Grec-Orthodoxe notamment), religieux et de
la connaissance. Au XVIIIe, les marchands se sont joints à cette première catégorie.
Le XIXe siècle a ainsi vu l'entrée des politiciens à temps plein dans l'arène,
émancipés des catégories premières, sans toutefois les voir disparaitre.
A la nouvelle donne du Mandat se superpose donc une nouvelle praxis de la
politique, sur un modèle "démocratique". A ce jeu, donc, la notabilité Tripolitaine
s'exerce sans difficulté, polarisant autour de figures locales (comme dans le reste du
pays d'ailleurs) les rivalités politiques. Naquit ainsi la rivalité endémique entre les
Moqqadem et les Karameh.
Aussi, la rhétorique politicienne des leaders s'articule-t-elle en grande partie sur la
40
Cf. Bruno Dewailly, op. cit. 2012, p. 2. 41
Les fameuses "a’ilat sabaâ", سبعة عائالت , sept familles qui se dominaient la vie politique Tripolitaine à
l’époque. 42
cf. Philip Khoury, 1987, op. cit.
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relation avec la puissance Mandataire. Tantôt prônant la collaboration (les Jisr, les
Moqqadem...) tantôt la contestation (surtout les Karameh).
Comme le dit Bruno Dewailly 43:
"La disparition brutale de l'autorité centrale ottomane de référence et
l'incorporation dans une nouvelle société dans laquelle elles ne sont plus
majoritaires sont les deux grands traits de l'intégration de Tripoli à la
nation Libanaise. [C'est dans ce contexte qu'] Abd el Hamid Karameh
(1890-1950) vient incarner l'opposition au mandat Français. Figure
emblématique du "zaïm"(leader populiste), Abd el Hamid Karameh sait
jouer du refus du projet de scission Libanaise du Bilad esh Sham, fibre
panarabe pour mobiliser la population en quête de leadership capable de
faire entendre leur voix.
Abdul Hamid Karamé a permis le passage de l'hégémonie des grandes familles sur la
scène politique à une nouvelle donne, amenant plus d'opportunités à d'autres
acteurs, diversifiant l'opinion, facilitant les manifestations etc...
Dès lors, le leader adopta un discours nationaliste, et un rapport nouveau avec ses
supporters, se mêlant au peuple et court-circuitant les intermédiaires. Populiste,
cultivant l’image d’un homme parmi les autres, Abd el Hamid Karameh se trouvait
toujours au-devant les manifestations et fit de nombreux séjours en prison qui
paradoxalement, lui inculquèrent l’idée d’adhérer à l’Etat Libanais, principe contre
lequel il avait initialement fondé sa popularité 44
C) Intérêts personnels ?
Ces leaders nationalistes45, (généralement pour la plupart issus de la classe des
propriétaires terriens absentéistes, s'ils n'ont pas un héritage de dignitaire local) ne
peuvent empêcher de donner le sentiment que leurs vocation nouvelle n'est pas
43
cf. Bruno Dewailly : La transformation du leadership Tripolitain, 2012, op. cit. p. 3. 44
cf. Bruno Dewailly, 2012, op. cit, p. 3. 45
Pour une définition du nationalisme arabe, cf. infra, note Gresh p. 30.
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dénuée d'ambitions personnelles. Ils ont surtout réussi à retranscrire leur puissance
ou leur autorité et leur légitimité traditionnelle dans la nouvelle donne politique
mise en place durant le Mandat Français.
L’instrumentalisation de la situation, notamment par les Karameh, si elle met parfois
en péril la survie de la zaâma, permet surtout de reproduire un état de fait, à savoir
une mainmise par quelques familles de privilégiés.
Cependant, les idéaux défendus corps et âme par les leaders, souvent aux premiers
rangs des manifestations, s’effacent à partir du moment où le statu quo qui assure le
pouvoir est menacé.
Comme le montre Bruno Dewailly:
"Sur la scène nationale, [Rachid] Karameh 46 passe un temps pour être
indépendant, mais sa proximité avec le président Chéhab et l’inclinaison
nationalisme arabe de son père le rend proche du mouvement Nahjiste 47.
La défaite de 1967 et le repli des bases fedayin48suscitent une montée en
puissance des mouvements populaires de gauche. A la tête du Conseil,
Rashid Karameh décide d’imposer à l’OLP un contrôle de ses activités.
Ainsi Karameh prend ouvertement le parti de la légalité libanaise au
détriment du nationalisme arabe. Au sein des milieux populaires
Tripolitains, son positionnement est révélateur du penchant du zaïm à
défendre prioritairement les intérêts des notables et de la bourgeoisie
locale".49
Ce comportement calculateur porte un coup à la popularité des Karameh et accroît le
46
Il est le fils de Abd el Hamid, son héritier direct du pouvoir de la zaama, et un leader
incontournable à Tripoli et au Liban jusqu’à son assassinat durant la guerre civile en 1978. 47
De l’arabe Nahj, qui signifie "suivre un chemin clair", et qui renvoie à l’idée de planification et au
programme politique de Fouad Chéhab (étatisation institutionnalisation et modernisation). 48
La résistance palestinienne, qui se déploie massivement au Liban au lendemain de la défaite de
1967, et du Septembre Noir Jordanien (1970), amenant les troubles qui mèneront à la guerre civile
huit ans plus tard.
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ressentiment des masses sensibles à la cause Palestinienne et désireux de voir la
société évoluer vers plus d’inclusion et d’égalité. En refusant aux Palestiniens une
libre circulation et un soutien direct, il se met ainsi une partie de la population de
Tripoli à dos, cela étant principalement, encore une fois, les franges de la population
de la vieille ville, mais aussi des nouveaux quartiers populaires qui ont vu le jour
comme Bab et Tebbâneh et Qobbeh.50
D) Mouvements alternatifs : progressisme et islamisme
Face aux partis qui reproduisent les structures de pouvoirs issues de l’ère Ottomane,
deux mouvements, multiformes vont voir le jour. Le premier est l’ensemble des
partis d’inspiration marxiste (parti communiste, parti Baath, parti Syrien National
Socialiste etc… Ces mouvements, qui, si ils ne sont pas dénués de leaders et pratiques
clientélistes, ont toutefois une base populaire solide et seront par période, capable de
remettre en question l’hégémonie des grands leaders Karameh en tête. 51
En second viennent les mouvements islamistes qui, bien qu’au stade embryonnaire,
sont, dès les années soixante, en formation. Le pionnier en ce domaine sera le
sheykh Salem al Shahhal (né en 1927, on le surnomme le Grand Sheykh, pour sa
stature de doyen de l’islamisme engagé à Tripoli), qui fondera l’"Association
Musulmans" (al Jama’a Muslimun)52. Le Sheykh Shahhal rassemblait ses fidèles
autour de la grande mosquée et dans les lieux adjacents et orientait sa rhétorique
dans la lutte contre les mouvements progressistes qu’il considérait comme
hérétiques. Son fils, Da’i al islam Shahhal se veut le fondateur du salafisme à Tripoli.
49
Cf. B. Dewailly, op. cit. 2012, p. 4. 50 La dichotomie entre une "rive gauche rendue aux populations paisibles des quartiers résidentiels et commerçants" et une "rive droite "qui abrit[e] les « classes dangereuses »" ne sera jamais mieux rendue
que par la tentative de R. Karameh, alors président du Conseil, de séparer au tournant de l’année 1983
la ville en deux selon les limites du fleuve Abou Ali. Cf. Michel Seurat, 2012, op. cit., pp. 242-243.
Cet épisode ne peut nous empêcher d’ajouter dans la situation Tripolitaine, une dimension toute
matérialiste d’opposition de classes. 51
Cf. Khaled Ziadeh, 1997, op. cit. 52
cf. Tine Gade, op. cit, 2009, pp. 37-38.
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Autre mouvement, le Hizb u-Tahrir (parti de la libération), mouvement islamiste
fondé par Takkieddine al-Nabbani dans les années quarante.
On verra aussi l’émergence d’un mouvement comme l’association islamique
(jamaiyya islamiyya), dans les années soixante, directement inspirée du mouvement
des Frères Musulmans Egyptiens et/ou Syriens. Cette association, plateforme du
Sheykh Fati Yakan (né en 1933), sera une organisation importante, prônant le retour
au Califat, et promouvant le djihad ainsi que la prédication53, la moralité et
l’éducation selon les principes musulmans. Ce mouvement prend ses racines dans la
doctrine de Sayyid Qutb et sera un des premiers mouvements à caractère salafiste au
Liban.54
Si ces deux ensemble, progressistes et islamistes s’opposent sur de nombreux points,
ils ont en commun d’être des mouvements populaires et d’opposition, par excellence
le creuset des populations des quartiers marginalisés, et adoptant une rhétorique
anticonformiste visant à transformer en profondeur la société. Ce seront ces
mouvements qui mobiliseront, suite à l’indépendance, contre la nouvelle
intelligentsia politique Tripolitaine et Libanaise, s’insurgeant contre des politiques
jugées iniques et dont le bastion sera naturellement situé dans les espace qui, par le
passé échappaient aux autorités : la vieille ville, les quartiers populaires de Bab et
Tebbâneh et el Qobbeh, mais aussi au-delà.
4) l'âge d'or de la Zaâma Karameh
A) Consécration de la Zaâma
53
La Da’awa (دعوة), prédication) est une invitation au non musulman à écouter le message de l'Islam.
Elle désigne la technique de prosélytisme religieux utilisée par différents courants musulmans pour
étendre leur aire de diffusion. 54
Cf. Tine Gade, 2009, op. cit. p 37.
Page | 28
Pour revenir à l’avènement de la Zaâma Karameh, rappelons que, en renonçant
finalement, en 1937, au rêve de Grande Syrie, Abd al Hamid Karameh intègre
l'arène politique Libanaise et jouera un rôle de premier plan à l'échelle nationale en
s'imposant comme parti Panarabe et hostile au Mandat, Les Karameh s'arrogent une
popularité incontestée auprès des masses Tripolitaines de par leur statut de
rejectionnistes du diktat mandataire.
La montée de leur popularité permet même à Abd el Hamid Karameh à accéder à la
présidence du conseil en Janvier 1945. A sa mort en 1950, Abd el Hamid Karameh
est rapidement succédé par son fils, Rachid (1921-1987), bien que l'oncle de ce
dernier, Mustapha lui conteste brièvement le leadership. 55
B) Extensions urbaines modernes au service de la Zaâma
C'est dans ce contexte, qu'en 1947, Ernst Egly, architecte engagé par la municipalité
de Tripoli, propose un nouveau plan de réaménagement de la ville de Tripoli.
Celle-ci, à nouveau trop congestionnée et exiguë dans les frontières qu'ont laissé les
Ottomans et les architectes du mandat Français précédents, nécessite une nouvelle
extension.
Les nouveaux aménagements vont s'étendre autour du quartier Tell, alors cœur de la
ville. Egly travaille en relation avec Abdul Hamid Karameh, alors zaïm incontesté de
Tripoli, et président de la municipalité de la ville. 56
La nouvelle extension comprend plusieurs bâtiments administratifs, dont, le nouveau
Sérail. Il est traversé par un grand boulevard, nouvelle porte d’entrée de la ville
depuis Beyrouth, qui débouche sur une place circulaire, grand rond-point, où
convergent quasiment toutes les avenues majeures de la ville.
Surement pas le fruit du hasard, cette place est surplombée par le palais de la famille
Karameh. Passée cette place, on s’engouffre dans la ville en direction du Tell.
55
Cf. B. Dewailly, op. cit. 2012, p. 3. 56
Entretien avec Bruno Dewailly.
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Incontestablement, on peut dire qu'Egly travaillera à mettre en scène l'hégémonie de
Karameh au travers des nouvelles artères et bâtiments de la ville tels qu'ils
apparaitront sur le plan de celle-ci.
En effet, le palais des Karameh, une fois la place Abdul Hamid Karameh achevée, se
retrouve au cœur de la nouvelle ville, surplombant le rond-point qui faisait
désormais office de porte d'entrée de la ville pour les voyageurs arrivant de
Beyrouth, et desservant les différents quartiers, dans toutes les directions, suivant un
plan en étoile
C) Erection de la statue (1963), triomphe et discorde
Le prestige et l’hégémonie des Karameh est d’autant plus affirmé au moment où la
place viendra porter le nom de la figure charismatique d’Abdul Hamid Karameh,
alors qu’une statue à son effigie y fut installée à l'instigation de Rachid Karameh. La
statue fut installée en son centre en grande pompe en 1963, avec la présence notoire
du président de la République Libanaise, Mr. Fouad Chéhab.
Représentant l’ancien leader de Tripoli dont la statue est tournée, main levée vers les
voyageurs arrivant de Beyrouth, la place Abdul Hamid Karameh devient donc le
théâtre où le leadership de la zaâma est symboliquement le plus achevé et mis en
scène, sans pour autant faire l'unanimité.
En effet, la présence d'une statue représentant une forme humaine, d'autant plus
une personnalité ayant marqué la vie politique Tripolitaine quelques décennies
préalablement à son érection, suscite la grogne des milieux conservateurs de la
ville, qui y voient une atteinte aux principes de base de l'islam, apparentant la
statue à une forme d'idolâtrie, et en opposition avec les recommandations
Page | 30
concernant l'aniconisme.57
C'est effectivement la première fois qu'une statue d'un homme politique est érigée à
Tripoli, et une des premières au Liban.Cette controverse peut sembler triviale, mais
elle sert toutefois de catalyseur des masses conservatrices pour exprimer leur
opposition à l’instauration aussi ostentatoire de symboles de l’hégémonie de la zaâma
Karameh sur Tripoli.
Dans le même temps, la place Abd el Hamid Karameh vient jouer le rôle de vitrine
de la modernité pour la classe moyenne de la ville. A la frontière entre deux monde,
la place cristallise la dualité de Tripoli, que le "Boulevard", officiellement connue
sous l’appellation d’avenue Fouad Chéhab58, vient séparer : à l’Ouest les quartiers
nouveaux, le nouveau Sérail, siège des institutions centrales59, et à l’Est, la vieille
ville qui cultive sa différence.
57
Dans le Coran (V, 90), il est clairement dit: « Ô croyants ! Le vin, les jeux de hasard, les statues [ou
« les pierres dressées », selon les traductions] et le sort des flèches sont une abomination inventée par
Satan; abstenez-vous-en et vous serez heureux. ». Ainsi l'islam fait souvent appel à des artifices pour
représenter les formes humaines ou animales (calligraphie...), mais se garde bien de les dépeindre
directement, tout comme les statues à la gloire des hommes marquant la civilisation musulmane sont
quasi inexistantes, afin de conjurer toute forme d’idolâtrie. 58
Surement pas anodine, l’appellation de ce boulevard, du nom du président vient d’autant plus
renforcer l’idée d’un Etat Libanais comme fait accompli. Fouad Chehab, après l’intermède de 1958,
accède au pouvoir, et, dans la vague du courant Nahjiste (voir note page 21) qu’il instaure, s’emploie à
renforcer les institutions Libanaises. C’était aussi un proche de Rachid Karameh, et ce dernier fut son
premier Ministre. 59
Il est à noter que le Sérail fait face à une mosquée, que des instances religieuses ont réclamée pour
contrebalancer la puissance symbolique que représentait un bâtiment administratif du pouvoir central
et profane. L’implantation d’une mosquée de l’autre cote du boulevard permettait aux autorités qui le
demandèrent de réaffirmer la qualité de ville pieuse de Tripoli, tout en rappelant aux fonctionnaires
de l’Etat, que Dieu est l’ultime souverain. A ce sujet, nous voudrions citer Khaled Ziadeh : "L’identité
de la ville était un enjeu conflictuel, comme le montre le projet de l’organisation islamique Makârim
al-Akhlâq qui décida de construire une mosquée et une grande salle de conférences en face du Sérail.
De la sorte, les voyageurs allant de Beyrouth à Tripoli pouvaient voir le Sérail, symbole du pouvoir de
l’État, et la mosquée, symbole de la ville musulmane", in Kh. Ziadeh, Place Abdul Hamid Karameh ou
Place de la Lumière à Tripoli : conflit de dénominations, in Liban, espaces partagés et pratiques de
rencontre, Franck Mermier (dir.) Cahiers de l’Ifpo | n° 1 : Beyrouth : 2008
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Nous l’avons vu, Tripoli a été sujette à de nombreuses mutations durant la
première moitié du XXe siècle. La modernisation et la planification de l’espace
n’a cependant pas réussi à diluer les clivages qui jalonnent la ville, si ce n’est à les
amplifier, opposant un centre qui contrôle les organes de pouvoir et tournée alors
que la vieille ville (et ses périphéries orientales, véritables ghettos) stagnante et
délaissée, ne parvient pas à trouver sa place dans cette donne qui de toute façon,
tente de la submerger. Un temps courtisés et mobilisés par les notables
reconvertis au jeu politique Libanais, les opposants au pouvoir central vont peu à
peu se désolidariser de ces allégeances classiques, rejoignant pour beaucoup des
partis politiques moins phagocytés par un leadership, et résolument plus
idéologiques. Ce sera l’âge d’or des partis nationaliste, Baath, Communiste etc.
qui joueront un rôle de premier plan à l’aune de la guerre civile, avant de laisser
le pas à un nouvel acteur affublé des oripeaux d’un islam unificateur: le
mouvement Tawhid.
L’arrivée de ce nouvel acteur au moment de la grave crise qui voit le départ de
l’OLP de la ville et l’entrée de l’armée Syrienne dans la lutte pour le contrôle de
Tripoli, allait avoir des conséquences durables sur Tripoli, puisqu’il voit la
réapparition d’acteurs islamiques en politique, un temps violents, et depuis la fin
de la guerre, convertis au jeu démocratique, même si une portion non
négligeables de milices salafistes notamment continueront de s’exprimer par la
violence pour le contrôle de l’espace à Tripoli.
Dans ce déroulement historique, nous avons vu comment les places de la ville
tiennent lieu d’espace d’expression de la force par l’autorité centrale, qui y
affiche également ouvertement son désir de transformation de la société, quitte à
en arriver aux extrêmes de la coercition pour y parvenir.
La nature fondamentalement étrangère au corps social de la ville de cette autorité
qui naît du démantèlement de l’empire Ottoman, et de l’implantation d’une
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puissance étrangère voulant y calquer son modèle de gouvernement lui vaudra
une contestation équivoque, qui s’exprima par un corpus d’expression varié,
allant de la manifestation pacifique à l’insurrection, en passant par le vandalisme.
Dans notre seconde partie, nous reviendrons sur ces évolutions, tout en tentant
d’analyser comment les phénomènes de contestations qui persistent depuis sont
significatifs d’un désir de réappropriation des marges de la vieille ville par des
mouvements plus ou moins organisés, qui agissent régulièrement en défiance par
rapport à l’autorité centrale, comme elle en a pris l’habitude depuis longtemps, et
en réaffirmant sa légitimité par l’usage de symboles dans les espaces publics de la
ville, ainsi que dans le discours de la contestation, imprégnant leur espace
d’influence d’une atmosphère significative.
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2e partie : La place Abd el Hamid Karameh face
aux mutations sociales depuis la guerre civile
Libanaise, entre contestation et réappropriation
spatiale
1) La place, lieu de cristallisation des conflits sociaux
qui traversent la ville
A) D’une place à l’autre: le glissement de la centralité urbaine
Alors que la place Abd el Hamid Karameh est inaugurée, et vole la vedette de la
modernité à son aînée, la place du Tell, cette dernière n’en reste pas moins, pour
quelques années encore le cœur du pouvoir central. Symbolisé par l’ancien Sérail, ce
bâtiment construit par les Ottomans, et qui concentrait les activités administratives
et répressives (la prison notamment) de l’Etat, la place du Tell est encore le nœud qui
lie la ville à la politique et au pouvoir :
La place Publique, véritable cœur de la ville nouvelle, était d’autant plus
sensible aux incidents de l’histoire. Son pouls était branché sur la
politique, tant locale que nationale et la moindre secousse […]
provoquait des vagues qui venaient l’assaillir. […] A ces heures de
gloire, lorsqu’elle était comme une femme pétillante, invitant le regard
envouté de la population de toute la ville, la place était gardé par des
rangs de policiers à l’ombre du vieux palais à l’architecture Ottomane 60
60
Cf. Kh. Ziadeh, 2012, op. cit. p. 32
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Alors que la place Abd el Hamid Karameh, n’est encore qu’un espace symbolisant la
modernité et le dynamisme économique de la ville, qu’elle a par ailleurs enlevé à la
place du Tell, qui les incarnait jusque dans les années cinquante, la place du Tell
cristallise le rapport de force entre l’autorité de l’Etat et les populations
contestataires.
B) Emeutes de 1967
Cependant, cette situation n’allait pas durer. A Tripoli, un évènement allait venir
bouleverser la nature de la place du Tell. La guerre de 1967, et la débâcle des armées
arabe face à la blitzkrieg Israélien allait réveiller la colère des habitants de la vieille
ville, qui couvait depuis bien longtemps contre leurs autorités, et changer à jamais la
configuration de la ville. L’insurrection populaire allait donc affaiblir l’autorité que
le gouvernement applique traditionnellement sur la place du Tell, et permettre une
première réappropriation du cœur de la cité.
Nous citons ici-bas un long extrait d’un des ouvrages de Khaled Ziadeh, qui est
particulièrement éclairant sur le sujet:
Nous n’avions plus peur de la place et de ceux qui la gardait. La guerre en
avait subtilisé son aspect effrayant. Le cinquième jour de la guerre, la
place n’était plus en moyen d’imposer le couvre-feu, ni de se protéger
derrière l’espace ouvert qui la séparait de la vieille ville. Des gens de tout
âge se massèrent dans le marché et les ruelles et déferlèrent en des vagues
furieuses, pressées par le choc amer de la Défaite.61 Ils venaient de toutes
les directions et de tous les quartiers, jusque tard dans la nuit. Ils vinrent
par milliers et emplirent la place comme elle ne l’avait jamais été. La
même foule revint aussi le lendemain matin, infatigable et irrépressible.
La cinquième nuit, […] après un demi-siècle de lutte, la place publique
61
i.e. la défaite de 1967, à la suite de la guerre de six jours qui oppose les armées Arabes à Israël. La
Defaite est connue sous le nom de Naksa (نكسة), le Revers.
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tomba aux mains de la foule livide. C’était un évènement qui n’avait pas
d’antécédent dans la mémoire collective. Les gardes et sentinelle
s’évaporèrent et le peuple - subjugué et le cœur brisé par les nouvelles
désastreuses – prirent leur revanche sur la place qui les défiait depuis
cinquante ans. Ils y cherchèrent le spectre de leur ennemi dans ses
moindres recoins, ils traquaient son image et en évacuaient les symboles.
Ils brisèrent les baies vitrées des galeries [du Sérail], détruisirent les
meubles et mirent le feu à des boutiques comme pour purifier la place de
ses horribles péchés. Dans cette bataille rangée entre deux moitiés de la
ville, ils étaient déterminés à conquérir avec rien moins que de la haine
d’un côté, et du dédain de l’autre. […] La haine vainquit le dédain et prit
sa revanche sur l’arrogance et l’orgueil. Pendant deux jours et deux nuits,
ils tinrent position, et leur nombre augmenta régulièrement, si bien que
la foule s’étala jusque sur les rues adjacentes. Ils venaient déclarer leur
furie et régler leur compte avec le passé et le présent. Rien ne pouvait
calmer.
L’ouragan de cette passion, de la cinquième nuit jusqu’au septième jour,
dans les annales de la guerre. 62
S’ensuit une transformation en profondeur de la place, dont l’élément le plus
symbolique est le démantèlement du Sérail, qui n’est pas sans rappeler la prise et
destruction de la Bastille ou bien l’incendie du palais de Justice de Vienne en 1927
63:
Au début de la deuxième semaine, la place avait été profondément
62
Cf. Kh. Ziadeh, 2012, op. cit. pp. 34-37. 63
Le 15 Juillet 1927 ; cet épisode allait profondément marquer le sociologue et intellectuel Elias
Canetti, qui passera une grande partie de sa vie à réfléchir sur les phénomènes de masse et de
puissance, s'interrogeant sur "l'instinct de masse" (l'homme, par peur de l'inconnu, se réfugie au sein
de la masse, seule apte à le préserver de la phobie du contact) et les manifestations de puissance qui en
résultent. Il en tirera un ouvrage (Masse et Puissance, Gallimard, 1960, 2012) monumental qui lui
vaudra, avec ses autres écrits, et sa pensée en général, le prix Nobel de littérature en 1981.
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transformée, tous les magasins et les immeubles qui avaient jusqu’alors
solidement tenu en place pendant des décennies prirent un nouvel aspect
hanté. En l’espace de quelques jours ils avaient soudainement entré dans
une nouvelle ère et n’allait jamais retrouver de leur éclat.
L’ancienne place avait disparu à jamais. […] La bâtisse au double
escalier64 fut abandonnée. […] Il semblait que son abandon précipité fut
un présage des évènements à venir : une retraite avant l’assaut de la
populace. […] La démolition se fit petit à petit, acte de loisir en revanche
pour tout ce que ce bâtiment avait représenté les trois décennies
précédentes. La structure fut démantelée par les autorités municipales
pendant que les manifestations se déroulaient. Un sentiment soudain
d’allégresse s’empara de nous lorsque nous arrivâmes à l’emplacement où
la police avait l’habitude de se positionner pour en garder la devanture.
La clameur s’intensifia à en devenir assourdissante. Nous voulions nous
assurer que cette place allait définitivement nous appartenir.
Dans ces derniers jours, quand la bâtisse n’était rien de plus qu’une
carcasse vide, nous nous préparions à une invasion crépusculaire. Nous
l’avion déjà envahie de jour, il était temps de l’envahir de nuit. Dès que la
nuit pointa, nous nous embusquâmes dans la pénombre des murs ruinés,
et attendions le signal pour mener notre attaque. La police avait
abandonné le terrain et laissé la place sans maîtres.
Acte hautement symbolique, la destruction du Sérail venait signifier à l’autorité
centrale que la cité ne l’avait jamais acceptée, qu’elle ne saurait à nouveau s’imposer
au peuple Tripolitain, et que l’espace qu’elle administrait et sécurisait était désormais
La Naksa 65, (la défaite de 1967), à laquelle ironiquement, le Liban (alors présidé par
64
i.e. le Sérail 65 Cf. note 61.
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Charles Hélou), n’avait pas participé, avait tout de même enflammé les esprits
Tripolitain du fait de la tendance généralisé dans les quartiers populaires, au
Nassérisme ou Nationalisme arabe. La défaite des armées arabes allait sonner le glas
de la vigueur de ce courant66, et éloignait d’autant plus l’idée que les tripolitains
avaient de rejoindre la grande famille de la République Arabe Unie, à laquelle un
segment important de la population Libanaise s’opposait. Inévitablement, le Sérail
était associé avec ces opposants, et sa destruction revenait à s’en défaire
symboliquement.
En démolissant la bâtisse, ils avaient effacé un pan de l’histoire et inséré
un nouveau. Cette forme de réécriture avait toujours été leur objectif. Ils
s’employaient désormais calmement à détruire les repères comme pour la
libérer pour une modernité creuse et spécieuse qui allait alors la
remplacer.
Lorsque le Sérail fut enlevé, la place semblait nue et hirsute. Le site ne fut
jamais reconstruit malgré tous les grands projets de la Municipalité. Dans
les deux décennies qui suivirent, elle resta à la merci de toutes sortes
d’abus et les autorités abandonnèrent l’idée d’imposer un couvre-feu quel
que soit la gravité de la situation. La cité avait repris la place et en avait
forcé l’ouverture.67
Ainsi s’efface progressivement la place du Tell comme lieu par excellence de
l’expression du pouvoir. Aujourd’hui, on n’y retrouve plus de bâtiments
administratifs. A peine la municipalité s’est-elle installée de l’autre côté du jardin du
Tell. Les bâtiments de l’administration centrale se déplacèrent alors dans le nouveau
Sérail, qui fut construit à quelques pas de la place Abd el Hamid Karameh68.
66 Cf. Basma Kodmani, Une génération ébranlée par la défaite, Le Monde Diplomatique, Manière de
voir, Juin 2007. 67 Cf. Kh. Ziadeh, 2011, op. cit. p. 31. 68
voir note 42.
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L’épisode de la réappropriation populaire de la place du Tell est significatif d’un
phénomène de résistance et de contre-stratégies déployées pour, à la manière d’une
catharsis, expier une injustice commise par l’autorité en perte de légitimité. Les
travaux de Ridha Lamine sur la périphérie de Sousse semblent confirmer, dans une
plus large mesure, que le phénomène est loin d’être circonscrit au seul
Proche-Orient :
La mal-gouvernance urbaine est un vaste problème qui ne peut être posé
qu’en rapport étroit avec la mal-gouvernance de l’ensemble de la société
et, plus précisément, celle de la société civile en rapport avec l’État.
Nombreuses sont les pratiques, en apparence déviantes, qui ne peuvent
être interprétées que comme des contre-stratégies déployées par les
habitants face aux stratégies adoptées par les acteurs publics.
Insalubrités, incivilités et insécurités sont des manifestations qui
semblent exprimer, de prime abord, des déficits de civisme et de
citoyenneté, mais qui peuvent aussi être interprétées comme des moyens
de lutte contre des actions, des procédures et des normes mises en œuvre
sans concertation et sans implication des acteurs concernés.69
En parallèle, la fin du Nassérisme allait affaiblir le courant progressiste qui
marquait alors une part importante de la population libanaise. S’il ne disparait
pas, loin de là, il allait peu à peu laisser un vide de puissance idéologique, que
les courants à caractère islamistes allait peu à peu venir combler, aidé en cela,
entre autre, par l’avènement de la révolution islamique en Iran quelques
années plus tard, mais aussi la diffusion d’un islam rigoriste inspiré de la
doctrine wahhabite qui domine en Arabie Saoudite, et donc sur les lieux Saints
de l’islam, et qui prend aussi place dans l’université al Azhar du Caire, grand
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pôle de la pensée musulmane en Egypte.
C) la mise à bas de la statue : remise en question de l’ordre issu de l’indépendance
et affirmation d’une nouvelle identité contestataire durant la guerre
S’il est une constante dans l’histoire récente de Tripoli, c’est celle de la remise en
question permanente de l’ordre établi et des équilibres de pouvoirs. La zaâma
Karameh ne devait faire exception à la règle. La statue du Zaïm Abd el Hamid,
véritable symbole de l’âge d’or de cette zaâma, n’eut qu’une présence brève sur le
rond-point. Installée en 1963, elle fut sévèrement abimée par des bombardements
dès le début de la guerre civile puis mise à terre 70 une dizaine d’année après les
évènements de la place du Sérail. Pendant une dizaine d’années, la place Abd el
Hamid Karameh resta nue jusqu’à la formation du mouvement Tawhid, mouvement
islamiste, qui allait bientôt s’imposer dans Tripoli au début des années quatre-vingt.
L’avènement du mouvement Tawhid se situe dans la lignée du courant intellectuel,
le mouvement de la Sahwa71, et qui prend source enArabie Saoudite prônant une
version d’autant plus radicale du Salafisme inspiré du Wahhabisme.72 Ce revirement,
dans Tripoli, d’une culture du socialisme, du nationalisme arabe 73, voire du
communisme, à un monolithe idéologique islamiste est une période charnière dans
69
cf. Ridha Lamine, Déficits de citadinité et mal-gouvernance urbaine dans les nouvelles périphéries de Sousse, 2009, revues de l’EMAM. 70
Ironiquement, il n’y a pas consensus sur la date du bombardement qui a abimé la statue. Tous deux
spécialistes, Mm. Fuad Traboulsi et Atef Atieh avancent deux dates différentes :
respectivement l’année 1978 et, plus précisément le 24 Novembre 1976 (entretiens menés auprès des
deux auteurs mentionnés). 71
de l’éveil, en arabe; الصحوة 72
Ce mouvement reproche aux souverains du golfe leur luxure et leur alliance contre nature avec les
Etats-Unis (cf. Tine Gade, 2009, op. cit. pp. 54-57). 73
Nous entendons par nationalisme arabe, le nationalisme qawmi tel que défini par Alain Gresh dans
son article "Il y a cinquante ans naissait l’Organisation de libération de la Palestine". Comme il le dit,
L’arabe distingue le nationalisme arabe qawmi et le nationalisme régional iqlimi qui fait référence au
nationalisme local, égyptien, syrien, etc., vu de manière plutôt négative, tandis que le nationalisme
qawmi est par nature un nationalisme panarabe et révolutionnaire. Cf. note pour l’article
ttp://orientxxi.info/magazine/il-y-a-cinquante-ans-naissait-l,0641.
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l’histoire de la ville74. Des lors, les femmes remettent le voile en public, nombre
d’hommes se laissent pousser la barbe, et les cinémas et autres lieux de loisirs
importés sont fermés, pour ne citer que ceux-là.75 Ce mouvement décida finalement
d’ériger sur la place un symbole équivoque : une calligraphie en fer représentant le
nom de dieu, « Allah », soit le symbole qui trône encore au centre de la place jusqu’à
aujourd’hui.
D) Conflit de représentation, conflit de dénomination
Cette sculpture, tout comme la statue qui précédait, allait enflammer les débats dans
la ville, et cristalliser les antinomies de la société tripolitaine. Khaled Ziadeh, dans
une étude, relève que les dissensions sociales retranscrites dans le débat qui entoure
la statue en elle-même, se retrouvent également dans la dénomination de la place :
"La sculpture [de Allah] fut installée sur un socle en béton avec cette
inscription gravée sur la base : « Tripoli, citadelle des musulmans » (
المسلمٌن قلعة, طرابلس ). Dorénavant, le rond-point s’appelle « place de la
Lumière ». La majorité des Tripolitains l’appelaient « place de Dieu »,
alors que d’autres continuaient à la nommer "place de la statue ".76
Force est donc de constater qu’aujourd’hui, l’appellation de la place est une prise de
position, ce qu’a confirmé nos recherches: les personnes interrogées affirment
emprunter tel ou tel nom (saht an noor, saht allah ou saht abd el hamid Karameh)
plutôt qu’un autre, pour désigner la place, ce qui n’est rien de moins qu’une posture
idéologique. Ainsi le partisan de son nom d’origine se voudrait le garant de la
légitimité étatique voire de l’ordre circonscrit par la zaâma Karameh dans le jeu
74
On notera que dans ce cas-ci, c’est la force d’opposition qui est renversée. Les anciens partis
d’inspiration marxistes sont déclarés mécréants et sont combattus avec ferveur, des dizaines de
communistes sont froidement exécutés pour cause d’apostasie, alors que l’Etat Libanais, lui, est déjà
exsangue. Cf. Michel Seurat, 2012, op. cit. p. 275. 75
Cf. Tine Gade, 2009, op. cit. p. 45. 76
Cf. Kh. Ziadeh, Place Abdul Hamid Karamé ou Place de la Lumière à Tripoli : conflit de
dénominations, in Liban, espaces partagés et pratiques de rencontre, Franck Mermier (dir.) Cahiers de
l’Ifpo | n° 1 : Beyrouth : 2008.
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politique Tripolitain, ou bien voudrait exprimer son acceptation de la position de la
municipalité en tant que représentant d’une autorité émanant d’un système politique
qu’incarne la République et l’Etat Libanais. Pour lui, il n’y a qu’un nom pour la
place, et c’est celui d’Abd el Hamid Karameh.
Le partisan du nom de Allah, quant à lui, fait étalage de sa ferveur et de son
conservatisme, tout comme il s’aligne sur le credo qui veut que il n’y a d’autre
légitimité que celle du Tout-Puissant. En ce sens également, il s’inscrit dans la
longue lignée des acteurs politiques tripolitains qui ont "rejetés", ou tout du moins
contestés l’Etat sous sa forme moderne depuis la chute de l’empire Ottoman.
Cette attitude, porte en en soi au moins une contradiction dans le cadre d’une
manifestation, dans la mesure où le principal destinataire d’un message de
contestation à cette occasion reste avant tout l’Etat. C’est d’autant plus significatif
lorsqu’elle a lieu à Saht Abd el Hamid Karameh, dans la mesure où le Sérail, le
bâtiment qui concentre les activités administratives est situé, comme nous l’avons
déjà mentionné, a à peine cent mètres du rond-point, sur l’avenue principale de la
ville, ce qui est loin d’être anodin.
E) conflit de légitimité et pratiques discursives
Il est également très curieux de voir comment la place en est venue à incarner un
esprit de légitimité dont les acteurs se disputent la postérité. Tout porte à penser que
les différents mouvements politiques qui y convergent se sentent investis du devoir
de se déployer sur la place (c’est-à-dire d’y imprimer leur marque, de "marquer"
l’espace de leur existence). A partir de là, les autres forces qui y agissent apparaissent
comme un obstacle qui explique le marasme de la société Tripolitaine.
Ce sentiment est aisément retranscrit dans les discours des Tripolitains, dans la
mesure où ils s’impliquent dans le débat, ce qui est souvent le cas, et la conversation
avec les Tripolitains et les entretiens menés avec des habitants ou des acteurs s’est
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donc montrée révélatrice des logiques présupposées:
"Ils veulent nous voler la place, et la ville en général" s’exclame Khaled I., passant
rencontré sur le boulevard Fouad Chéhab; "Si Tripoli est aussi misérable, c’est de
leur faute". Il est ici fait allusion aux mouvements de manifestations islamistes, qui,
en 2012, ont fait des prières de manière ostensible sur la place Abd el Hamid
Karameh, et ont ainsi bouché la circulation pendant plusieurs jours pour
revendiquer la libération de prisonniers salafistes arrêtés et incarcérés à la prison de
Roumieh, il est vrai, sans jugement.77
De la même manière, on peut entendre dans les rues de Tripoli des commentaires
comme "On ne peut pas toucher le signe "Allah", il est à sa place ici, la statue [de
Abd el Hammid Karameh] n’était pas la bienvenue à Saht Allah" avancera Ahmed K.
rencontré au Souq el Khodra ; Si on touche la statue, il y aura un conflit avec les
musulmans de la ville, et ça, personne n’osera le faire".
Ce conflit de légitimité est relevé par Khaled Ziadeh, qui cite en détail les épisodes
d’un débat public qui fut publié dans un journal Tripolitain, Al-Tamaddun. Le débat
eut lieu l’été 200278, et, montre les dissonances entre les partis du débat, les
tentatives de modérations, les solutions proposées pour résoudre le problème de la
place, de sa dénomination et de son habillage (statue ou sculpture).
Et Khaled Ziadeh de conclure ses travaux en notant:
" La statue était censée rassembler des valeurs contradictoires. Outre des
valeurs explicites comme l’appartenance à la République et le soutien à
l’indépendance, elle manifestait aussi, de manière implicite, l’importance
de la famille Karameh et l’omniprésence de son pouvoir local et de son
77
Le prisonnier Shadi Mawlawi, (disciple du Sheikh salafiste Oussama Al-Rafii, qui officie à la
mosquee Taqwa) a permis de mobiliser beaucoup de monde, les contestataires pensant pouvoir le faire
libérer rapidement, mais il fallut un an et demi pour y parvenir (d'où les sit-ins à Sahet abd el Hamid
Karameh ; voir infra; entretien avec Ahmad el Ayyoubi). 78
cf. Kh. Ziadeh, 2008, op. cit. pp. 7-9.
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leadership légué à ses enfants. La démolition de la statue découlait d’une
volonté politique qui s’opposait à l’appartenance de Tripoli à l’État et aux
valeurs de l’indépendance, mais qui a pu aussi déstabiliser le pouvoir
local de Karameh. L’inscription imposante du nom d’Allah à la place de la
statue de Karameh est significative d’une force oppositionnelle radicale
revendiquant une identité urbaine et partie prenante des conflits et
enjeux pour le pouvoir local."79
L’évocation d’une force oppositionnelle semble effectivement ici pertinente. Le
mouvement Tawhid, composé de la fusion de multiples milices locales,
véhiculait une idéologie profondément antisystème. 80
F) Effort de reconquête de souveraineté
Après la guerre, la question de savoir que faire de la sculpture, et de la statue, ou
encore de la dénomination de la place furent l’objet de débats passionnels, qui n’ont
d’ailleurs toujours pas fini de secouer la ville ;
" Un quart de siècle après la disparition de la statue de Karameh, et
vingt ans après l’installation à sa place de la grande inscription
Allah, la mairie de Tripoli a installé, autour de la place en question,
des poteaux portant l’inscription « Place du Leader Abdul Hamid
Karameh », rappelant ainsi son ancien nom, quasi ignoré et presque
79
Ibid. 80
A ce sujet, cf. Michel Seurat, le quartier de Bâb-Tebbâneh, in Syrie l'Etat de Barbarie, PUF, 2012.
Seurat relève : "[Les mouvements Tripolitains se caractérisent notamment par leur] méfiance et rejet de l’Etat, l’antiétatisme relevant du domaine de la fitra (Etat naturel). […] La lutte contre la Syrie se fait par habitude, la lutte contre l’Etat par atavisme […] Le rapport à l’Etat [est une] composante principale et non négociable de l’identité de la jamâa (association ou groupe, ici la milice tripolitaine
de Khalil Akkawi, initialement une faction du mouvement Tawhid, dont le leader retire le serment
d’allégeance (bay’a) pour se replier sur son quartier, Bab te Tebbâneh […] Si seulement il y avait un Etat, ajoute-t-il (nous sommes en 1983, en pleine guerre civile libanaise), car au moins lui donnerait-il de se définir par rapport à lui (et contre lui)." Cf. pp. 240 et 243.
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oublié."81
Si la municipalité a tenté de réhabiliter le nom de l’ancien leader, c’est peut-être
parce que des membres de cette zaâma y siégeaient alors encore, mais c’est aussi et
surtout parce que la sculpture et la nouvelle appellation de la place est une initiative
qui déniaient intrinsèquement à la municipalité et à une autorité centrale la
légitimité et la responsabilité qu’elle avait de donner du sens aux lieux de la ville 82
En installant ce marqueur, elle parvient donc à réexister et à récupérer des pans de
souveraineté perdus pendant la guerre.
Aussi voyons-nous comment, par opposition à cette souveraineté classique d’une
institution moderne, la substitution de la statue par le symbole divin relève d’une
éternelle volonté de ses habitants délaissés de recouvrer une souveraineté tant
abstraite 83 soit-elle sur la ville pour lui rendre sa "Karama", sa dignité 84 usurpée par
l’ "autre", tant abstrait soit-il lui aussi, mais incarné par les forces régulières,
Libanaises ou Syriennes.
Sur ce sujet, Michael Johnson a montré que les milices réinventaient un sens de
communauté issu du chaos de la guerre civile, et usaient d’un discours qui expliquait
la confusion hérité de l’iniquité de la société en opposant l’"honneur"et la "Honte" 85
81
Cf. Kh. Ziadeh, 2009. Op. cit. 82
Entretien avec Fayçal Karameh et Ziad Ghaleb. 83
Au sujet de la signification derrière l’érection du signe, le Sheykh Bilal Said Shaaban, fils du
fondateur du mouvement Tawhid et actuel chef du parti politique issu de cette milice, soutient que le
signe Allah fut installé en grande partie pour signifier aux Syriens, force d’interposition et assiégeur
de Tripoli, que la ville ne compte pas d’autre maître que le Créateur (entretien avec Sheykh Bilal Said
Shaaban). 84
Concernant le thème de la « dignité du mouvement, c’est une notion que Michel Seurat a relevé
comme centrale dans le discours des chefs de milice pour justifier et mener leur lutte. Seurat relève
que Khalil Akkawi, ancré dans le quartier de bab et Tebbâneh préféra ses activités militaires dans ce
quartier, plutôt que de se perdre dans des intrigues politico-militaires en dehors de l’espace de sa
milice; "comment gagner Tripoli sans perdre Tabbaneh" s’interroge Michel Seurat, sur ce calcul du
leader qu’il ausculte. Cf. Michel Seurat, le Quartier de Bab et Tebbâneh, op.cit. 85
Cf. Michael Johnson, All honourable men: The Social Origins of War in Lebanon, London, 2001, p.
20.
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De fait, toute la dynamique de contestation qui s’est mise en place depuis la
formation du mouvement Tawhid jusqu’aux dernières manifestations à caractère
islamiste, participent d’un effort de retrouver une souveraineté sur un espace qui
avait été considéré comme confisqué au peuple Tripolitain86. L’enjeu est de le
réinvestir afin de faire valoir leur opposition aux politiques de l’Etat central, où des
factions politiques (souvent le mouvement du 8 Mars, la coalition dont le Hezbollah
est le principal parti, et qui est accusée de prendre la nation en otage, de déposséder
les sunnites et de faire le jeu de l’Iran au détriment du pays) s’efforcent de
marginaliser les habitants de Tripoli.
Il participe également d’un mouvement de rejet de l’évolution de la société, dont on
peut penser qu’elle est vécue comme une anomie sociale.87 En restructurant la
société Tripolitaine autour d’idéaux comme l’islam, les leaders du mouvement
Tawhid espèrent remettre ses habitants sur le droit chemin, la baisse de ferveur étant
souvent invoqué pour expliquer la défaite face à ses ennemis. 88
La dynamique de contestation à Tripoli, allient donc une certaine idée de justice
( ،العدالة ) sociale, considérée comme usurpée par un gouvernement (نظام) (synonyme de
86
Dans Le quartier de Bab et Tebbâneh à Tripoli (op. cit.), Michel Seurat rappelle que, avant même le
début de la guerre civile, les principaux mouvements de contestions populaires de Tripoli avaient été
évincés de la rive gauche de Tripoli, pour se "retrancher" dans les quartiers populaires de la rive
droite (surtout à Bab et Tebbâneh), où ils furent alors assiégés par l’armée libanaise. C’est le fameux
épisode de l’Etat des Hors-la-loi (dawla al matlubin), plus symbolique qu’autre chose (cf. op. cit. p.
242). L’avènement du mouvement Tawhid et son emprise sur la ville va permettre aux miliciens
reclus de déferler sur Tripoli pour y imposer leur marque sous l’égide du sheykh Said Shaaban, avant
que l’armée syrienne, (devenue force d’interposition entretemps) ne reprenne le dessus par une
campagne de trois semaines de bombardements qui n’est pas sans rappeler les conflits qui sévissent
aujourd’hui en Syrie. Déjà, en 1982, le bombardement de Hama, (témoin d’un soulèvement de la
branche locale des Frères Musulmans. Cf. M. Seurat, 2012, op. cit., première partie), par l’armée avait
profondément marqué les Tripolitains qui depuis craignaient de subir le même sort. Ce fut chose faite
en Octobre 1986, où Bab et Tebbâneh essuya un massacre en bonne et due forme (300 morts). A ce
sujet, cf. D. Meier et F. Ilias, La nouvelle dynamique libanaise, un cheminement périlleux vers la refonte de l’entente nationale, in Maghreb Mashrek, #205, automne 2010, p54. 87
Concept Durkheimien, venant du grec anomía, littéralement "absence de loi, ordre ou structure",
l’anomie social est l'état d'une société caractérisée par une désintégration des normes qui règlent la
conduite de l'humain et qui sont censées assurer cet ordre social. 88
cf. Basma Kodmani, 2007, op. cit.
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dépossession), et de réappropriation spatiale après un cantonnement hérité de la
période du Mandat Français89, même si elle joue parfois trop allègrement du registre
de la victimisation90 sans être pour autant toujours capable de justifier cette prise de
position. Ne peut-on pas à nouveau y voir une "fitra", une disposition naturelle?
2) Evènements récents à Tripoli : nouvelles dynamiques
dans la région Tripolitaine dans les dix dernières années :
montée de l’islamisme au Liban et pratiques contestataires
ostentatoire sur la place Abd el Hamid Karameh
A) Tutelle Syrienne et essentialisation des identités (1990 – 2005)
Plusieurs évènements vont entretenir un mouvement de contestation orienté vers la
place Abd el Hamid Karameh, et surtout, un ressentiment de la part des espaces de la
ville traditionnellement contestataires envers l’autorité. Le premier est la
continuation de la tutelle syrienne sur le Liban à la suite des accords de Taëf en
1989. Ce fait accompli va exacerber le sentiment des Tripolitains de vivre sous
occupation et donc entretenir la contestation91. Rappelons comment, selon les dires
du fils du leader du mouvement Tawhid, le signe de Allah installé sur la place était
89
Il nous semble toutefois important de noter que la rhétorique des Tripolitains ne fait que rarement
allusion à cet épisode, déjà vieux de presque un siècle. Cependant, on détecte dans le discours
Tripolitain un manque de confiance chronique envers l’Etat, les institutions, les élus etc… qui est lui
directement issu de cette période. Les résultats de notre enquête, que nous dévoilons en annexe
parlent d’eux même. 90
Ainsi, Ahmad el Ayyoubi n’hésite pas à avancer que les débordements et les actes de violences qui
sont notoires durant les manifestations qui ont lieu sur la place sont le fait d’éléments ayant infiltré
les manifestations pour les discréditer et minimiser son impact sur la politique globale. (Interview
avec Ahmad el Ayyoubi, employé de la "irtiqaa way radio" et spécialiste des mouvements islamiques
et extrémistes). 91
Rappelons comment la force d’occupation Syrienne, durant cette période s’attelait à contenir les
éléments qui lui résistaient, et allaient jusqu’à manipuler les élections Libanaise, et Tripolitaine en
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un camouflet destiné au régime assiégeur. Les mouvements de manifestation durant
cette période ont peut être conservé de leur vigueur grâce à cette symbolique92, bien
que ce mouvement (i.e. le Tawhid) ait fini par s’allier au régime Syrien, laissant le
champ de la contestation à de nouveaux acteurs.
Depuis leur mandat sur le Liban, les Syriens ont toujours su l’importance qu’il y avait
à contrôler Tripoli et la répression y est souvent violente. Fidèle à ses habitudes, la
masse mobilisée pour s’ériger face à l’autorité utilisera la vieille ville et les bastions
populaires de Bab et Tebbâneh et de la vieille ville pour dissimuler ses manifestants
et activistes. Tentés par moments par la "sortie", ils se dirigent vers la place Abd el
Hamid Karameh pour s’exposer, et se rabattre sur leur espace de prédilection quand
le danger de la répression pointe.
L’implantation progressive de cellules salafistes plus ou moins proches d’al Qaeda 93
va indirectement, au lendemain du retrait Syrien, lancer une nouvelle ère de
contestation, dominée par une "rue Sunnite" relevée contre l’Etat. L’engrenage de la
violence qui va opposer l’armée au mouvement du Fatah al Islam en 200794 va ainsi
revigorer la rhétorique d’une minorité sunnite prise d’assaut.
L’arrestation de nombreux activistes salafistes parfois djihadistes, détenus dans des
conditions difficiles, parfois sans jugements, exacerbe le mécontentement de leurs
sympathisants, et depuis ces années, les banderoles et les affiches à l’effigie des
islamistes et des sheykhs dont les militants réclament la libération sont monnaie
courante. On retrouve les plus grandes de ces affiches sur la place Abd el Hamid
Karameh 95
tête. Cf. Paul Rijsel, La Municipalité de Tripoli : entre pouvoirs locaux et services de l’Etat, Urbama,
Tours, 2001, p. 4 92
Entretien avec Sheykh Bilal Said Shaaban, dirigeant du mouvement Tawhid. 93
Cf. Fidaa Itani, "Enquête sur l’implantation d’Al-Qaeda au Liban", le Monde Diplomatique, Février
2008. 94
En 2007, pendant plusieurs mois, l’armée va s’opposer à ce mouvement proche d’Al Qaeda au
travers des conflits sanglants dans le camp Palestinien de Nahr el Bared, conflit qui fera près de
deux-cent morts. Cf. Fidaa Itani, op. cit. 2008. 95
Voir photos en annexe.
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a) Tripoli, Mère des Pauvres
Toutefois, il ne faut pas perdre d’esprit le fait que l’animosité des Tripolitain envers
leurs dirigeants et leurs institutions est surtout le fait d’un marasme économique
endémique, de la constatation quotidienne d’inégalités flagrante face à
l’enrichissement ostentatoire d’une minorité qui bénéficie de privilèges quand la
majorité des Tripolitains peine à subvenir décemment aux besoins les plus basiques.
Tripoli a, aux yeux des populations de sa région, le surnom de "Umm el Faqara",
mère de la pauvreté ; un surnmon qui résume bien la réalité de Tripoli, qui accueilla
longtemps les plus défavorisés de son arrière-pays et qui jusqu’à aujourd’hui est le
théâtre d’une ségrégation sociale bien visible. La ségrégation sociale se retranscrivant
allègrement en une ségrégation spatiale, elle n’a pas fini de relever les espaces
populaires contre le cœur de la ville, qui concentre les infrastructures économiques
et politiques.96
De fait, nombre de manifestations, dont certaines qui eurent lieu sur la place Abd el
Hamid Karameh visaient directement des politiciens de la ville, comme ce fut le cas
pour Najib Mikati (milliardaire ayant fait fortune dans les télécommunications,
hommme politique Tripolitain et ancien premier ministre du gouvernement Sleiman
(Juin 2011-Février 2014), qui mobilisa une foule nombreuse contre sa politique,
jugée contraire aux intérêts de la ville et des sunnites en général (voir photo). Ainsi,
si l’étendard de la "dignité" et de la "justice" sont teintés d’une rhétorique
confessionnelle, et donc sacralisée, force est de constater qu’elle a souvent trait à des
thématiques bel et bien profanes depuis l’engagement de Ali Akkawi et de ses
Shababs.97
b) Revitalisation de la rhétorique sacrée
96
Cf. Michel Seurat, op. cit. 2012, p. 262. 97
Cf. Pierre André Chabrier, La guerre des Pauvres à Tripoli, ‘assabiyyat urbaines à l’épreuve de la
crise Syrienne, in Villes Arabes, Conflits et Protestations, Confluences Méditerranée #85,
l’Harmattan, printemps 2013, p. 93.
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En ce sens, la revitalisation d’un corpus religieux pour renforcer la rhétorique
politique nous rappelle l’analyse faite par Bourdieu, et déjà évoquée par Tine Gade,
d’une absolutisation du relatif :
Mobiliser l’ordre symbolique contribue directement à maintenir l’ordre
politique. Les institutions religieuses contribuent à donner à des alliances
aléatoires et temporaires un sentiment d’absolu (l’absolutisation ou la
rationalisation du relatif) en imposant des schémas de perception de
pensée et d’action objectifs en adéquation avec les structures politiques.98
A ce sujet, on pourrait aussi mobiliser la pensée de Georges Balandier qui remet le
traditionalisme dans son contexte historique et culturel:
"La notion de Traditionalisme reste imprécise. Elle est vue comme
continuité, alors que la modernité est rupture. Elle est le plus souvent
définie comme par la conformité à des normes immémoriales, celles que
le mythe ou l'idéologie dominante affirme et justifie, celles que le
traditionalisme transmet par tout un ensemble de procédures. Cette
définition n'a pas d'efficacité scientifique. En fait, la notion ne peut être
déterminée avec plus de rigueur que si l'on différencie les diverses
manifestations actuelles du traditionalisme"99
On serait donc amenés à remettre l’islamisation du discours politique dans son
contexte socio-politique, à savoir l’hégémonie grandissante depuis quelques
décennies de puissances régionales se réclamant de l’islam (Iran et Arabie Saoudite),
et de la déliquescence des courants de pensée progressistes et profanes tels que le
nassérisme et le baathisme ou encore le communisme, remplacés par une rhétorique
sacrée qui facilite la mobilisation des masses par les dirigeants et s’associe bien avec
une culture encore généralement imprégnée des idéaux religieux.
98
Cf. Tine Gade, op. cit. 2009, pp. 94-95.
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Enfin, nous voudrions évoquer l’analyse faite par Ridha Lamine dans ses travaux sur
la périphérie de Sousse, qui nous éclairera sûrement :
Le regain de piété, sans être totalement étranger à la montée de
l’intégrisme, est surtout synonyme de reconfiguration des liens sociaux
basée sur l’adhésion aux mêmes croyances et pratiques religieuses. La
mosquée, tout en étant un lieu de culte, devient de ce fait un lieu de lien
social. La pratique de la prière quotidienne dans la mosquée du quartier
— y compris celle de l’aube pour certains — tend à remplacer la prière au
domicile qui était la règle pour beaucoup de pratiquants. La prière dans la
mosquée s’expliquerait par le sentiment fort d’appartenance à la même
communauté religieuse créé par le partage en commun du lieu de prière.
Par ailleurs, le recours à la religion comme lien social est de plus en plus
un mode d’affichage de l’appartenance communautaire qui permet aux
catégories sociales les plus fragiles de bénéficier de solidarités et de
sociabilités qui sont devenues pour eux problématiques en dehors du
champ religieux. Face aux difficultés d’insertion par l’emploi, par les
revenus stables, ou toute autre valeur, les plus démunis socialement
croient trouver les solutions à leurs problèmes dans les réseaux de
solidarité et de sociabilité qui se tissent à l’intérieur et autour des
mosquées.100
B. Développements récents du message contestataire : recherche de visibilité par
la prière publique sur la place
C’est dans ce cadre que, à partir de 2012, les manifestations sur la place Abd el
Hamid Karameh vont prendre une tournure nouvelle : le sit-in d’islamistes et la
99
Cf. Balandier G., 1967 : Anthropologie politique, Paris, PUF., pp. 202-203. Cité par Kh. Ziadeh
(2008) p. 10. 100
cf. Ridha Lamine, Déficits de citadinité et mal-gouvernance urbaine dans les nouvelles périphéries de Sousse, 2009, revues de l’EMAM., p. 9.
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prière, hebdomadaire, tous les vendredis sur le rond-point, où la circulation est alors
littéralement bloquée et déviée par des hommes de main qui répondent au nom des
organisateurs de la manifestation, occasionnant des embouteillages monstres. Ces
évènements sont motivés, comme mentionné précédemment, pour obtenir la
libération de militants salafistes incarcérés dans la vague de répression qui a touché
le pays après les évènements de Nahr el Bared.
Suivant ce schéma si commun dans les villes du Bilad esh Sham, les manifestants,
naturellement assemblés après la prière du vendredi, espace de rassemblement par
excellence, et harangués par un khatib (c’est-à-dire un prêche) mobilisateur, sortent
de la mosquée et se dirigent vers la place Abd el Hamid Karameh pour y exprimer
leurs griefs.
a) Les Mosquées salafistes : nouveau pôle de la contestation
Cette fois, les manifestants émergent principalement des mosquées dirigées par des
prédicateurs salafistes, tel le sheykh Râfaî, de la mosquée Taqwa, proche du
rondpoint du fleuve, à deux pas du Souq el Khodra et du quartier de Bab et
Tebbâneh,101 et qui ont remplacé les mosquées principales de la ville comme bastion
d’une opposition mobilisable.102
Les mosquées officielles ont en effet, depuis le retour de l’Etat, des imams qui
ne font pas preuve de zèle en vue de mobiliser la communauté sunnite sur les
thèmes chers aux manifestants et qui occasionnent (indirectement) le plus de
troubles sur la place Abd el-Hamid Karameh. La politique du mufti de
Tripoli, qui donne les lignes à suivre pour les prêches du vendredi ne sont pas
101
La Mosquee Taqwa, sera par ailleurs le théâtre d’une violente explosion, tout comme une la
mosquée al Salam, toutes les deux salafistes, le 23 Aout 2013 à Tripoli, et qui fera en tout près de 45
morts. Ces évènements sanglants et traumatisants renforcèrent le ressentiment anti-alaouite puisque
les éléments de l’enquête menée par les forces de sécurité pointèrent dans la direction de Rifaat Eid,
chef du parti Arabe Démocratique, et prête-nom du parti politique de la communauté alaouite. La
semaine suivant ces attentats, le Sheykh Râfai se résigna toutefois à prêcher dans sa mosquée
désaffectée (entretien avec le Sheykh Râfai).
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laissés au hasard, et, bien qu’elles ne soient pas toujours consensuelles, se
gardent bien de remettre en question certains points comme l’ordre public, et
surtout les institutions de l’Etat.103
Ainsi, les manifestations émanant des mosquées Hanafites104 sont toujours
d’actualité et concernent des sujets moins sensibles comme les caricatures
Danoises du prophète.105
De fait, les manifestations se forment en général au seuil des mosquées ne
dépendent pas des institutions de la République : mosquées salafistes, ou
Ahbèches 106 pour la plupart situées dans les quartiers populaires comme Abi
Samra, el Qobbeh ou la vieille ville.
b) Déploiement des contestataires
Les manifestations qui prennent place à Sahet Abd el Hamid Karameh dans le
courant de l’année 2012, (c’est-à-dire les sit-ins et les prières publiques) ont parfois
débordé en affrontement entre bandes 107 et les forces de l’ordre, bien que dans
l’ensemble les épisodes de prières publiques se déroulèrent dans le calme, si ce n’est
102
Les principales mosquées de la ville, la mosquée Mansourieh Kbireh et la mosquée Taynâl,
dépendantes de Dar el Iftah, l’organisation du culte musulman sunnite et institution d’Etat. 103
Entretiens avec le Sheykh Shaar, Mufti de Tripoli et du Akkar, ainsi qu’avec les sheykh Abu
Ibrahim, qui prêche a la mosquée de Taynâl, et sheykh Ali, prêchant à la mosquée Mansourieh Kbireh 104
Le rite Hanafite est un des quatre Madhab, ou jurisprudence islamique. Les quatre écoles
(Chaféite, Malékite, et Handbalite, en plus de celle précédemment citée), relativement proches les
unes des autres, autorisent les imams à puiser dans les registres qui ne sont pas initialement le leur,
selon le Sheykh Shaar, Mufti de Tripoli). Pour une définition succincte des quatre Madhabs, cf.
Maurice Godelier, Au Fondement des Sociétés Humaines, ce que nous apprend l’Anthropologie,
Albin Michel, 2007, p. 232 (note). 105
Ainsi, l’ensemble des imams de la ville ont organisé des manifestations en relation à ce sujet qui a
profondément scandalisé les milieux musulmans. Entretien avec le Sheykh Ali, imam de la mosquée
Mansourieh Kbireh. 106
L’Association des projets de bienfaisance islamique, plus connue sous le nom d’Al-Ahbache. Il
s’agit d’un groupe soufi, fondé par M. Abdallah Al-Harari, un Ethiopien – d’où le surnom Ahbache, «
éthiopiens » en arabe. Ce groupe a été instrumentalisé à différentes occasions par les services de
renseignement syriens... Cf. Fidaa Itani, op. cit. 2008 (note). 107
Pour Ahmad el Ayyoubi, les debordements sont le fruit de voyous (za’ran), qui prennent des
substances (byikhdou haboub), et viennent "saboter" les manifestations. Certains casseurs seraient
donc envoyés pour discréditer les mouvements islamiques qui manifestent civilement. Entretien avec
Ahmad el Ayyoubi
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pour l’obstruction à la circulation des véhicules.
La prière sur le rond-point "de Dieu" marque le dernier épisode de la contestation
sur la place. Jusqu’alors inconnu dans la capitale du Nord Liban, elle marque un
tournant dans la mesure où cette forme de désobéissance civile (il n’y a pas
d’autorisation pour ces évènements), est un coup de force teinté d’islamisme qui voit
des membres de milices s’emparer, bien que le temps de quelques heures seulement,
d’un carrefour central de la ville et y exercer leur autorité, exhiber leurs armes (voir
photo), afin de permettre à un sheykh salafiste d’y faire son prêche. Les
revendications, qui rentrent sur un agenda purement sunnite, participe d’une
mouvance globale au Liban, qui découle d’un vide de pouvoir de la communauté
sunnite dans les institutions politiques depuis l’assassinat de Rafik Hariri en 2005.108
Le Hezbollah et ses alliés politiques sont en effet de plus en plus visés par la
rhétorique de cette rue sunnite qu’elle accuse de maintenir dans l’inertie politique et
d’instrumentaliser les institutions d’Etat pour servir leurs intérêts, qui sont,
éventuellement, ceux de l’Iran et de la Syrie de Bachar.109 En combinant l’acte de
contestation et celui de rituel sacré (la prière du vendredi), les manifestants espèrent
ainsi entourer leurs revendications d’une aura toute divine.
Ces manifestations posent aussi la question du déploiement des hommes armés sur la
place Abd el Hamid Karameh durant les manifestations de 2012. Comme le notait
déjà Michel Seurat :
108
A ce sujet, cf. Tine Gade, Tripoli (Lebanon) as a microcosm of the crisis of Sunnism in the Levant, Science Po Paris, 2012, p. 14. 109
Faut-il rappeler que le régime Baathiste Syrien, officiellement laïque, mais est de facto gouverné
en grande partie par une élite Alaouite (minorité musulmane de Syrie et du Liban) qui domine les
institutions et l’armée? Si le régime baathiste ne s’emploie pas à discriminer inutilement les sunnites,
communauté majoritaire en Syrie, un plafond de verre l’empêche manifestement de se hisser aux
rangs élevés de l’armée, ou de certaines institutions gouvernementales, sauf lorsque le chef de l’Etat
en décide autrement. (Voir a ce sujet Gilbert Achcar, Le Peuple Veut, une exploration du
soulèvement Arabe, Acte Sud, 2013, pp. 248-269) Cette réalité n’a que trop incité les Syriens et les
Tripoliains à user de la rhétorique confessionnelle pour justifier un soulèvement armé contre leurs
dirigeants et/ou assiégeurs.
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Jamais une assabiyya n’empiètera d’une rue sur le territoire de l’autre, et
quand il lui arrive de sortir du "quartier" et de "s’étendre" dans la ville,
c’est au terme d’un accord politique entre diverses factions .[…] Pour
paraphraser Muqqadasi, on serait tenté de penser qu’à Tripoli tout est
"’ayyâr"110, ce qui exprimerait assez bien le sentiment général d’une
population excédée de voir les miliciens de tous bords envahir les rues de
la ville […].111
Aujourd’hui, les faits n’ont pas changé, et nos informations semblent corroborer que
le déploiement des hommes armés encadrant les fidèles venus prier sur la place soit
le fruit d’un accord tacite entre les organisateurs de ces manifestations et des
responsables Tripolitains.112
Dans le sens inverse, c’est de l’initiative d’un consortium de commerçants issus du
centre-ville, et dont les activités sont situées aux alentours de la place abd el Hamid
Karameh, qu’est venu l’entente avec les autorités religieuses contestataires afin de
mettre un terme aux manifestations sur la place, vu le préjudice que ces incidents
causaient à leurs intérêts, et à l’économie de la ville en général. 113
Peu à peu, les sit-ins s’estompent, remplacés par des cycles de violence entre les
quartiers de Bab-et-Tebbâneh et Baal Mohsen. L’armée investit le rond-point et y
installe un poste fortifié entourant un tank et une petite unité de soldats, également
cerclé de fil de fer barbelés.
110
Le terme de ‘ayyâr, (عٌار) se réfère à une personne associée à un ordre guerrier, entre les IX et XIIe
siècle en Irak et Iran. Le terme signifie littéralement vagabond, et s’associe naturellement au registre
d’une chevalerie toute Quichottienne, renvoyant encore une fois à l’honneur et la pureté. Dans
l’extrait de Seurat, on peut y voir une référence au fait que tout est "conflictualisé" du fait du de la
violence qui frappe la ville et ses quartiers. 111
Cf. Michel Seurat, 2012 op. cit. p. 251. 112
Ahmad el Ayyoubi est catégorique sur ce sujet: aucun mouvement armé ne peut s'afficher sur la
place publique sans la protection et l'aval d'un mouvement ou d’homme politique en charge dans le
secteur concerné. Entretien avec Ahmad el Ayyoubi. 113
C’est ainsi que des businessmen ont négocié sous l'égide de Ahmad el Ayyoubi avec le sheykh
Rifaï l'interdiction pour ce dernier de boucler la place dans le futur. Entretien avec Ahmad el
Ayyoubi.
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C. Incidence du conflit Syrien dans la dynamique de la contestation
Tripolitaine
Déjà en 1984, Michel Seurat, évoquait les "messages codés" 114 que les miliciens
s’envoyaient au travers d’actes de violence : un pion déplacé quelque part au
Moyen-Orient, voire au-delà, appelle nécessairement à une réaction d’ordre
militaire qui aura une incidence entre les quartiers de Bab et Tebbâneh et Jebel
Mohsen :
[…]Bâb Tebbâné acquiert aux yeux des dirigeants de Damas un statut de
« bouc émissaire », du moins si l’on en croit Khalîl : « Il suffit que l’un des
leurs soit malmené en Argentine pour que le lendemain on reçoive une
pluie d’obus sur le quartier ! 115
Aujourd’hui, de la même manière, les épisodes de violences qui caractérisèrent la
capitale du Nord-Liban depuis le début de l’insurrection armée en Syrie, tel une
caisse de résonnance faisant écho à des évènements qui la dépassent, trouvent leur
justification dans cette crise voisine. Preuve en est que Tripoli n’a pas perdu de ses
liens avec son arrière-pays.
Ainsi, les Alaouites, du Jebel sont assimilés à des éléments allochtones, agent au
service d’un régime illégitime dans la capitale du Sunnisme au Liban.
Et Michel Seurat de citer dans la conclusion de son article sur Bab et Tebbâneh le
célèbre article d’Albert Hourani pour renforcer la compréhension de cet
antagonisme :116
Albert Hourani oppose en quelques pages bien pesées l’« idéologie de la
ville » à celle de « la montagne » : un cadre institutionnel aux horizons
114
Cf. Michel Seurat, op. cit. 2012, p. 255.
115 Cf. Michel Seurat, op. cit. 2012, p. 271.
116 Cf. Michel Seurat, op. cit. 2012, p. 282.
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aussi vastes que flous d’un côté, la construction nationale de l’autre. […].
Le prisme communautaire apparaît bien d’un rendement heuristique plus
grand, dans le champ de production des idéologies. Certes on a vu
qu’historiquement il y avait superposition des deux lignes de clivage
entre ville et montagne, d’une part, et communautaire, d’autre part, entre
sunnites et minorités confessionnelles. C’est grosso modo l’idéal-type de
la ville arabe. Mais on a vu aussi qu’avec le début de la « modernisation »,
et donc précisément depuis que se pose le problème de la construction
nationale, la ville est « traversée » par les différentes communautés qui
sont venues s’y installer. Lieu de contact donc, la ville est ainsi devenue,
de préférence à la montagne, le lieu où se pense la construction nationale,
au sens du « vivre ensemble ». A. Hourani montre bien du reste à propos
de l’« idéologie de la montagne », que ce projet de construction nationale
qu’elle porte est, tout de même, conçu au départ autour du noyau
maronite et en fonction de lui seul. […].117
Michel Seurat associe la communauté Alaouite à ces "gens" de la montagne, (à
laquelle se rapporte également la communauté maronite, grande architecte du projet
de l’Etat Libanais) littéralement descendus participer aux intrigues politiques locales
au détriment de la population citadine118.
Il associe à cette idée une autre considération qui suppose que les actes de violence
qui rythment la confrontation entre Bab et Tebbâneh et Jebel Mohsen participent
d’une négation de la ville en tant que telle. Il entend par là que bien que les miliciens
soient, comme tous les Tripolitains attachés à leur ville, ils se montrent capables de
117 Pour plus de détails, Cf. Ideologies of the Mountain and the City: Reflections on the Lebanese
Civil War, in Hourani, Albert, The Emergence of the Modern Middle East, University if California
Press, Berkeley and Los Angeles, 1981 (chap. 11) 118 A ce sujet, Georges Corm rappelle souvent dans ses pages et ses interventions, que la destruction
du centre-ville de Beyrouth et au-delà fut en grande partie le fruit de populations rurales, achevant
symboliquement de consumer une vieille rivalité.
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la détruire dans le but, bien paradoxal, de chercher à la sauver. Seurat aura noté que
ces milices s’inscrivent dans une logique dite préclausewitzienne119 : elles ne
cherchent pas la destruction de leur ennemi, mais essaye plutôt à le contenir, dans
une logique de défendre leur quartier d’une agression, ce qui nous ramène à la
sempiternelle notion de tentation obsidionale, et de l’iniquité de la violence dans
cette capitale du Nord Liban.
L’antagonisme quasi inné qui fracture les deux quartiers, engendreront des violences
rythmeront l’actualité libanaise du début du conflit Syrien jusqu’au désarmement
des milices sous l’auspice de figures politiques religieuses et locales au Printemps
2014.
La tournure qui, progressivement devient de plus en plus confessionnelle dans le
cadre du conflit Syrien, opposant une majorité sunnite contenue et une minorité
alaouite régnant sans partage a donc fini par être le prisme de lecture dominant dans
les milieux islamisés, pour expliquer la violence.
L’implication de plus en plus directe de cellules islamistes composées de combattants
issus de Tripoli aux côtés des rebelles Syriens ne va pas arranger la situation, et on
assistera peu à peu au redéploiement d’une martyrologie qui passe par l’affichage de
grands portraits des combattants morts en Syrie ou dans les heurts qui opposent Bab
et Tebbâneh à son rival, Jebel Mohsen. On retrouvera ces posters dans tous les
quartiers où les islamistes sont présents, c’est-à-dire les périphéries orientales de la
ville ainsi que dans la vieille ville. Le seul espace de la ville moderne, (mis à part à la
proximité directe des mosquées situés dans cette partie de la ville) où s’exposeront ce
genre d’affiche, sera la place Abd el Hamid Karameh.120
119 Cf. Michel Seurat, op. cit., 2012, p. 241.
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3) Relecture des dynamiques de contestation à Tripoli
A) le géosymbole
Il nous semble primordial d’aborder la question des dynamiques de la contestation
Tripolitaines au travers des différents éléments de la symbolique qui y sont liés. La
symbolique des lieux notamment, en tant qu’élément abstrait se rapportant à un lieu,
et donc à une donnée matérielle (rue, place, bâtiments…) est une construction de
l’esprit qui vient donner du sens chez l’individu, et le groupe social, à cet espace.
Nous voudrions mobiliser les écrits de quelques auteurs sur le sujet.
Joël Bonnemaison, géographe, a développé le concept de géosymbole dans sa
discipline pour expliquer les dynamiques spatiales d’un groupe ethnique qu’il
étudiait dans le pacifique. Loin de se borner au domaine de la science
anthropologique des sociétés primitives, nous pensons que son concept est tout à fait
mobilisable dans le sujet qui nous concerne.
Bonnemaison définit le géosymbole comme suit:
- Un géosymbole peut se définir comme un lieu, un itinéraire, une
étendue qui, pour des raisons religieuses, politiques ou culturelles prend
aux yeux de certains peuples et groupes ethniques, une dimension
symbolique qui les conforte dans leur identité. […]
Il poursuit également sa réflexion sur le sujet :
Il existe ainsi toute une lecture de l'histoire à partir de la relation vécue
et quasi-charnelle que les hommes nouent à leur territoire. […]. L'espace
des géographes se déplie ainsi selon des niveaux de perception successifs,
un peu comme les psychologues distinguent au sein de l'esprit humain
des niveaux différents qui vont du conscient à l'inconscient. Il existe un
120
Voir photos en Annexe
Page | 59
espace objectif, celui des structures géographiques, plus loin un espace
subjectif ou vécu, et au-delà un espace culturel, lieu d'une écriture
géosymbolique. - Toute société regroupe ainsi en un ensemble spatial
plus ou moins harmonieux ou plus ou moins tendu ces différents niveaux
de perception et donne à chacun de ces types d'espace une configuration
au sol, une signification et un rôle particulier. […]
- La réflexion sur la culture conduit à approfondir le rôle du symbolique
dans l'espace. Les symboles prennent d'autant plus de force et de relief
qu'ils s'incarnent dans des lieux.
- L'espace culturel est un espace géosymbolique chargé d'affectivité et de
significations: dans son expression la plus forte, il devient
territoire-sanctuaire, c'est-à-dire un espace de communion avec un
ensemble de signes et de valeurs. L'idée de territoire devient alors
associée à celle de repliement et de conservation culturelle.121
On comprend aisément comment la place Abd el Hamid peut venir jouer le rôle de
géosymbole sans égal dans la ville : grande place dégagée, centrale et ouverte vers
toutes les directions de la ville, de par le plan en étoile du réseau routier qui y
converge, sculpture religieuse, inscription, elle aussi à caractère religieux, la place
remplit nombre de critères pour faire office de géosymbole, tout comme elle
conforte les islamistes dans le caractère religieux de leur espace. La confrontation de
symboles représentant la notabilité locale (l’ancienne statue, le nom initial, et le
palais des Karameh) et l’autorité centrale (le nouveau Sérail), vient accentuer la
stature de chef-lieu de la confrontation pour la place dont nous traitons.
Les géosymboles se retrouvent dans d’autres espaces de la ville, et la vieille ville
121
Joël Bonnemaison, Voyage autour du territoire, in: Espace géographique. t.10 n°4, 1981. pp.
249-262. Egalement disponible sur la plateforme en ligne "Persée".
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recèle de ses repères qui confortent les Tripolitains qui y vivent dans leur identité de
quartier.
Pour reprendre Bonnemaison :
On sait du reste depuis quelques années, qu'il n'y a pas de mouvement de
libération nationale qui ait une chance de survivre et à plus forte raison
de l'emporter, s'il n'a pas quelque part un sanctuaire- symbole, un
territoire caché où il pourra se replier sur lui-même et mieux ressurgir.122
Par exemple, la vieille ville, avec sa structure si typiquement médiévale, est en
soi, un vecteur de sens, et un symbole d’authenticité du lieu, en opposition aux
quartiers modernes, planifiés et artificiels.
Des géosymboles comme la statue de Dieu sont, depuis la "réislamisation" de la
société sunnite Tripolitaine, venus jalonner l’espace de la ville. On retrouve
une demi-douzaine de place et statues qui sont directement liées à un symbole
religieux, parfois imitant directement celui de la place Abd el Hamid
Karameh : A Bab et Tebbaneh, (voir photos) un rond-point est surmonté d’un
signe Allah. On retrouve un symbole spatial similaire sur un rond-point en
direction d’al Mina: Une sculpture à 5 piliers représente les cinq obligations du
musulman, et elle est aussi surmontée d’un signe "Allah" (voir photo).
Enfin, dans le quartier d’Abi Samra, on retrouve deux ronds-points avec, en
leur centre, des petites mosquées, comportant des inscriptions religieuses
dessus, dont le nom des califes de l’islam (voir photos).
Tous ces symboles, sont le fruit d’une volonté d’imprégner les musulmans de la
ville dans une atmosphère sacralité et spirituelle. On imagine bien que les
organisation et associations de quartier qui les ont installées espèrent gagner en
prestige et en notoriété auprès des Tripolitains, obtenant par là-même de la
122
Cf. J. bonnemaison, op. cit. p. 257.
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légitimité, et s’associer avec une identité authentique, qui viendra faire la
dignité du quartier, sanctuaire par excellence.
Autre symbole notoire dans les quartiers populaires : les banderoles à effigie
des militants islamistes emprisonnés, et des combattants Tripolitains morts au
combat aux cotés des rebelles en Syrie. Cette martyrologie qui imprègne de
nombreux lieux, (bien que depuis la résolution du conflit entre
Bab-et-Tebbâneh et Jebel Mohsen, elle soit moins visible, surtout dans le souk
de la vieille ville), fait baigner l’habitant du quartier dans une atmosphère de
guerre sainte omniprésente. Les shababs123 sont par ce phénomène idéalisés, et
on n’a plus de doute sur le territoire qui les soutient.
Cette essentialisation des espaces est, une nouvelle fois, un des phénomènes
récurent de l’évolution sociale et urbaine des villes du Moyen-Orient. Nous
avons vu comment l’exclusion sociale crispait les identités et favorisait
l’apparition d’ilots que sont les quartiers, où l’identité particulière vient alors
s’inscrire dans l’espace par ses symboles. Plus encore, ils codifient l’espace
auprès des populations vivant hors de ces quartiers, qui les associent alors avec
une image de bastion islamiste où l’insécurité règne. 124
B) Sémiologie Urbaine
L’objet de cette recherche est de réfléchir sur l’influence que les signes visuels,
géographiques et urbains, exercent sur l’identité collective des habitants d’une ville.
Pour cela, nous considérons le regard comme un sens privilégié et la sémiotique
123
Littéralement les jeunes; à entendre au sens de combattants du quartier 124
Cette essentielisation se fait a plusieurs echelles. On pourait retrouver l’ecchelle nationale, où le
Liban se voit associé à un champ de bataille, surtout depuis la Guerre civile (1975-1990), et les
différentes guerres avec Israël (années 90, 2000, 2006…). Tripoli a auprès des Libanais l’image d’une
ville d’islamistes, et peu de gens y vont sans y etre contraints. Ensuite, les différents quartiers de la
ville sont paré d’une identité plus ou moins islamiste et/ou de violence, la plus prononcée étant celle
des deux quartiers rivaux de Bab et Tebbaneh et Jebel Mohsen.
Page | 62
comme un outil qui peut nous permettre de faire des interprétations de la relation
qui s’établit entre ceux qui habitent la ville et les images des espaces publics.
Il nous semble pertinent de relever et de méditer, comme l’a fait Umberto Eco qui
dit que la sémiotique "peut être considérée comme la science qui travaille tous les
phénomènes culturels comme s’ils étaient des systèmes de signes".125
Par la suite, les entretiens que nous avons menés, les questionnaires que nous avons
distribués, puis analysés pour en extraire des éléments pertinents sont autant de
"reflets" au sens qu’en donne Lorenza Mondada 126. Plus encore, comme l’auteure
l’avance :
L’espace comme contexte des pratiques interactionnelles et des pratiques
de production discursive permet d’interroger les modes de configuration
spatiale par les pratiques : il est réflexivement structuré par la façon dont
elles y prennent place, dont elles exploitent ou imposent certaines
dimensions en s’y ajustant. […] Que ce soit dans le discours des
aménageurs, des politiques des usagers ou des chercheurs universitaires et
dans les conflits, alliances, télescopages, l’espace est parcouru par une
parole qui cherche à en produire l’intelligibilité pour l’action présente,
mais aussi future ou passée. […] Les paroles sociales interagissent d’une
manière qui n’est ni unique ni univoque : elles constituent un concert de
voix différentes et divergentes irréductibles mais plus ou moins fortes
pris dans une polyphonie relevant d’une politique de la représentation
qui s’articule doublement : dans l’énonciation des descriptions, des
images des versions plurielles, de l’espace et dans l’intervention de
125
Umberto Eco, 1968/1972 La Estructura Ausente. Barcelona, Lumen. 126
; Les reflets englobent les récits de vie, les entretiens, brefs les discours (Mondada emploie le
terme de "pratique discursive"), qui, bien que subjectifs, permettent d’accéder à la réalité en
articulant le discours et l’espace que vit l’interlocuteur et qui est l’objet de notre analyse. Cf. Lorenza
Mondada, Pratiques discursives et configurations de l’espace urbain, in Logiques de l’espace, Esprit des lieux, Géographie à Cerisy, Michel Lussault, Jacques Lévy (dir.), Mappemonde, Belin, 2000, p.
166 ;
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porte-paroles hétérogènes dont les discours sont dotés de plus ou moins
d’efficacité, de persuasion, de puissance performative.
Si l’analyse des données récoltées sur le terrain sur un sujet comme le nôtre ne peut
pas nous permettre d’aboutir à l’élaboration d’une explication monolithique et
définitive, du fait de la multiplicité des versions descriptives qui contribuent à la
construction et au devenir de la ville, on ne peut en revanche renoncer à élaborer,
comme nous l’avons fait depuis le début de nos travaux, à esquisser des tendances et
des schémas qui sont les structures de la ville de Tripoli. La dynamique de la
contestation qui émane des quartiers populaires et défavorisé, dont la vieille ville est
le cœur est un exemple de structure qui s’articule sur l’espace dans lequel les acteurs
opèrent. Autant d’actions qui sont retranscrites en signes, et en "reflets", soit les mots
et les images que le discours véhicule, qui accompagnent l’action et qui la
structurent.127
Les travaux de Guy di Méo128 sur la sémiosphere nous semblent intéressant à
mobiliser pour agrémenter notre compréhension :
" Sur le socle que dresse la réalité socio culturelle, le territoire témoigne
d'une appropriation à la fois économique et politique (sociale donc) de
l'espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière
d'eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité."[…]"Le territoire est
une réordination de l'espace [...]. Il peut être considéré comme de
l'espace informé par la "sémiosphère" c'est à dire par l'ensemble des
signes culturels qui caractérisent une société." […] pour Claude.
Raffestin, une "sémiotisation de l'espace" ou, si l'on veut, ces
127
Cf. L. Mondada, in M. Lussault et J. Lévy, op. cit. 2000, pp. 168-169. 128
Cf. Guy di Méo, in Michel Lussault, Jaques Lévy, logiques de l'espace, esprit des Lieux, p.42
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"arrangements territoriaux" qui naissent des articulations et de
combinaisons de signes à différents échelles, constituent ce qu'il appelle
le processus d' "écogénèse territoriale.
On voit bien comment la place Abd el Hamid Karameh, et les différents de la ville de
Tripoli évoqués plus tôt s’inscrivent dans cette logique de sémiotisation dans la
mesure où ils ont pris dans la ville une fonction particulière. Fonction d’espace de
confrontation pour la place, et d’exhibition de l’appareil ou d’Etat, ou de l’hégémonie
d’une famille puissante. Ces formation de territoire, au sens culturel du terme
comme évoqué plus tôt est central dans la compréhension du processus de
contestation et de ses dynamiques.
C) Hétérotopie
La dynamique sociale Tripolitaine, justement, nous rappelle le concept développé
par Foucault, qu’il qualifie d’organisation globale de lieux, trouvant leur véritable
signification social du fait de leur agencement.129
Dans ces conditions, territorialiser un espace consiste, pour une société, à y
multiplier les lieux, à les installer en réseaux à la fois concrets et symboliques.
Comment ne pas voir le lien avec les dynamiques sociales de Tripoli ? C’est
précisément le principe de la réappropriation qui nous vient à l’esprit quand on
évoque ce principe.
129 Cf. M. Lussaul et J. Lévy, op. cit. pp. 38-40.
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Conclusion
Dans cette étude, nous avons tenté de mettre en lumière entre les logiques de
la contestation et la symbolique spatiale en nous basant sur l’exemple de la place Abd
el Hamid Karameh à Tripoli. Apres un siècle fort en rebondissement et
transformation sociales et spatiales, Tripoli a toutefois conservé une tendance qui lui
est propre depuis longtemps : la contestation, et une identité forte, que vient
renforcer la structure de la ville. La réalité qui oppose un pouvoir central et un
espace populaire marginalisé et stigmatisé a occasionné tout au long du siècle dernier
des épisodes plus ou moins violents de mobilisation populaire, fruit d’un sentiment
profond de rejet de ce que les institutions nouvelles venaient représenter.
L’utilisation de la place comme espace de débouchement des manifestations n’est pas
une chose nouvelle. Il participe d’une logique pragmatique qui veut que la foule en
mouvement veut prendre la mesure de sa puissance et se mettre en scène.
L’incidence de symboles très évocateurs sur la place Abd el Hamid Karameh
semblent ne faire qu’amplifier cette dynamique. Le Sérail, comme lieu où se
concentrent les activités administratives et judiciaires de l’Etat d’une part, et le signe
de Allah au centre de la place, qui vient remettre la question de l’identité au cœur du
sujet.
L’utilisation de repères spirituels pour envelopper la rhétorique de la contestation est
le fruit d’une histoire intime que Tripoli entretient avec l’islam, et que les leaders
n’ont de cesse de mobiliser, l’associant à des thèmes comme ceux de la dignité, et de
la justice.
Cependant, si ces manifestations sont nombreuses, elles n’ont pas le monopole de la
contestation à Tripoli, qui voit également une société civile arriver à mobiliser sur
des thèmes et selon une rhétorique parfaitement profanes.
La mobilité de la masse de contestation depuis l’espace de sociabilité (les souqs, la
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mosquée…), depuis l’espace densément peuplé de la vieille ville et des quartiers
populaires de la rive Est de Tripoli (bab et Tebbâneh, el Qobbeh…) vers un espace
d’interface avec la ville moderne, vers laquelle a lentement glissé le dynamisme
économique et l’autorité politique est, comme nous avons tenté de le montrer,
intrinsèquement lié à cette réalité socio-urbaine que viennent renforcer les symboles
dispersés dans la ville, et qui témoignent d’une volonté de réappropriation de
l’espace par les habitants de ces quartiers, mais également aussi par la volonté de
réaffirmer leur nature d’acteurs à part entière dans le sujets à l’ordre du jour, et que
les pontes de la politique ont par trop souvent tenté de neutraliser.130
Il serait intéressant à l’avenir d’élargir cette thématique à d’autres villes, pour tenter
d’y déceler une tendance universelle, ou du moins récurrente. Ainsi, il nous semble
que le mouvement de contestation qui a frappé le Monde Arabe en 2011-2012 a
montré de nombreuses similitudes avec la dialectique de la contestation Tripolitaine.
A Alep, Manama (Dawar al Lulu)131, Sana’a (Sāḥat al-Taghyīr)132 etc…
On pourrait surement étendre la problématique à d’autres contextes sociaux et
politiques. Nous pensons notamment au mouvement occupy Wall Street, ou, plus
loin, aux manifestations qui furent nombreuses en Irlande du Nord, Prenant souvent
naissance dans les banlieues Catholiques, le dimanche, à la suite de la messe et
aboutissaient devant l’hôtel de ville. Ce fut notamment le cas de Bogside, où eut lieu
le fameux Bloody Sunday en 1972.
Cette réalité nous ramène à la question de la rencontre entre le champ culturel et la
130
Comme lorsque Rachid Karameh envisageait de séparer la ville en deux le long du fleuve Abû ‘Alî.
Le plan de partage de la ville le long du fleuve, prend ici une autre signification, de « classe »
oserait-on dire : tentative d’isoler le Tripoli paisible et industrieux, des quartiers turbulents
« contaminés par la politique. Cf. Michel Seurat, op. cit. 2012, note 23. 131
cf. Jean-Paul Burdy, La Place de la perle à Manama ou la territorialisation confessionnelle de l’affrontement politique au Bahreïn, in Villes Arabes, conflits et protestations, op. cit. pp. 33-48
Cf. Laurent Damesin, « La Place du Changement et la Place de la Libération à Sanaa : espaces
révolutionnaires et contre-révolutionnaires », Arabian Humanities [En ligne], 2 | 2013, mis en ligne le
09 septembre 2013, consulté le 05 mai 2014. URL : http://cy.revues.org/2548. 132
Cf. Laurent Damesin, op. cit. 2013
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contestation. Cette convergence semble participer d’une nécessité pour les
mouvements de contestation de donner du sens à leur initiative, sens qui passe par
l’étalage d’une symbolique retranscrite directement dans l’espace. Le rituel de la
prière et de la manifestation semble donc être, en partie le fruit d’une volonté
d’associer deux activités expiatoires, et de venir interpeller les responsable d’une
injustice face à leur responsabilités devant les hommes, mais quoi de plus efficace de
les confronter également à la justice divine ?
Cette analyse est un élément d’analyse et ne correspond pas en soi à l’explication
totale et définitive de la réalité qui caractérise les mouvements de la contestation à
Tripoli et dans les autres parties du monde.
La compréhension de ces phénomènes complexes de "sémiologisation" de l’espace
urbain et de la contestation, dont les logiques naviguent entre les différentes sphères
des sciences sociales nécessite donc une approche pluridisciplinaire et une méthode
rigoureuse. Comme le disait Roland Barthes :
"Celui qui voudrait esquisser une sémiotique de la cité devrait être à la
fois sémiologue (spécialiste en signes), géographe, historien urbaniste,
architecte et probablement psychanalyste"133
Ne répondant que succinctement aux premières catégories scientifiques que Barthes
énumère, et n’ayant pas de connaissance sérieuses dans les deux dernières, il est clair
que nous ne pouvons répondre que de manière limitée aux problèmes que posent la
sémiologie urbaine.
133
Cf. Carlos Recio Dávila, Les images de la ville. Une approche à la sémiotique urbaine, "Penser la
ville – approches comparatives, Khenchela, Algérie, 2008.
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Annexes
1) Photographies
1) La place Abd el Hamid Karameh durant une manifestation visant l’homme
politique Najib Mikati. A droite, l’Avenue s’élance vers le Sud, le signe Allahh est
tourné dans cette direction, comme l’était la statue d’Abd el Hamid Karameh.
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2) La place Abd el Hamid KArameh un jour normal. Le boulevard qui s’elance à
droite part vers le quartier du Tell.
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3) Les panneaux installés par la municipalité pour rappeler le nom initial de la place.
4) Le monument de la place de la paix dans le quartier de Bab-et-Tebbaneh
Page | 71
5) Le monument représentant une mosquée miniature sur la place du Sheykh
Mohammed rifa’at Qawi, dans le quartier de Abi Samra.
Page | 72
6) Monument représentant une mosquée miniature dans sur la place du docteur Abd
al Majayr al Râfaî dans le quuartier d’Abi Samra. On retrouve les noms des califes et
d’autres personnages important des debuts de l’islam sur les blancs de la coupole.
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7) La place Abd el Hamid Karameh aujourd’hui. On aperçoit le palais de la famille
Karameh en haut a droite, entouré d’arbres. Les batiments qui le séparent du
rond-point sont venus plus tard. Coupant la place du palais, ils sont significatifs d’un
recul de l’hegemonie des Karameh sur la ville, même s’ils parvinrent encore à
empêcher la construction d’un immeuble a étage juste au niveau du palais. Garant
ainsi un vis-à-vis sur la place et rappelant leur présence.134
8) La place Abd el Hamid Karameh aujourd’hui. On aperçoit sur l’immeuble en face
les grandes banderoles à l’effigie des prisonniers salafistes dont les manifestations
nombreuses à Tripoli et au Liban, réclament la libération.
134 Entretien avec Nahla Shahal
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9) Une place a caractere islamique sur la rue port Said, pres du quartier d’Al Mina.
Les cinq colonnes rapellent au passant les cinq pilliers de l’islam : Shahada
(profession de foi, Iqam al salat (la priere cinq fois par jour) la zakat (l’aumône faite
aux pauvres), Soum al ramadan (le jeune du mois saint du Ramadan) et enfin le Hajj
al Beit, (le pelerinage aux lieux Saints de la Mecque).
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10) prière en plein air par des manifestants salafistes, et presidee par le Sheykh Dai
al-islam al Shahal, sur la place abd el Hamid Karameh en 2012. Au premier plan a
droite, un homme de main, talkie walkie au gilet, gère la circulation et assure le bon
fonctionnement de la prière.
11) Une tente installée par les manifestants salafistes sur la place Abd el Hamid
Karameh durant les manifestations de 2012.
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12) Des Hommes armés paradent sur la place Abd el Hamid Karameh et posent pour
une photo avec la sculpture au nom d’Allah en second plan.
13) La Place Abd el Hamid Karameh au faîte de sa gloire dans les années soixante.
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2) Cartes
1) carte de la ville de Tripoli dans les années 60. D’apres J. Gulick, in Tripoli, a
Modern Arab city. La première ligne de fracture entre la vieille ville et les quartiers
modernes est clairement visible. On voit également clairement comment l’avenue
Fouad Chéhab s’est imposée comme l’artère principale de la ville. Ensuite, reliée par
l’avenue Azmi(Nord-Est), entre autres, le port d’Al Mina seulement récemment
rentré dans le giron de Tripoli est alors clairement distinct.
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Légende :
1: route 2 : chemin de fer 3 : limite de quartier
4 : zone entièrement ou presque entièrement construite 5 : zone d’agriculture et d’élevage
2) Carte de Tripoli au début des années 80 d’après Michel Seurat, accompagnant son
article paru dans la revue du Cermoc Mouvements communautaires et espaces
urbains au Machreq. Ici, la fracture qui apparait le mieux est celle entre les deux
rives du fleuve (nahr) Abou Ali. Les quartiers à l’est (rive droite) sont déjà les plus
paupérisés et marginalisés, tandis que les combats entre Jebel Mohsen et Bab et
Tebbaneh font rage. Le camp Palestinien de Beddawi, est situé à la périphérie de
cette rive droite, et celui de Nahr el Bared, dix kilomètres plus au Nord.
Page | 79
3) Questionnaire
Nous avons, comme travail de terrain, élaboré un questionnaire que nous avons distribué à
près d’une cinquantaine de personne dans toute la ville de Tripoli. Le but était d’amasser des
informations qui nous permettraient de compléter nos recherches, et d’entrevoir des
perspectives personnelles quant aux sujets sur lesquels porte notre étude.
Ce type de données, issues de questionnaires dits directifs, si elles nous ont permis d’amasser
des éléments intéressants sur le degré de connaissance et les perspectives de quelques
Tripolitains, n’a toutefois pas pu être retenu comme des informations valides pour alimenter
nos travaux. Cela est dû en partie au fait de la difficulté de formuler des questions qui
parviennent à mener à des réponses pertinentes et alimentant la compréhension de notre
sujet.
En cela, ce ne sont pas les questionnés qui sont à blâmer, mais plutôt le fait que l’entretien
directif que constitue le questionnaire n’est tout simplement pas suffisant pour aboutir à
l’expression de la compréhension et de sentiments, propres aux interrogés (Les réponses aux
questions passent à côté d’informations que d’autres techniques d’entretiens permettent
d’obtenir bien plus facilement).
De fait, après avoir mené pendant quelques semaines cette méthode d’entretien, nous nous
sommes réorientés vers les entretiens de type semi-directifs, bien plus à même de produire
de la connaissance qui soit facile à mobiliser, et qui, dans l’ensemble, est plus pertinente.
Nous reproduisons ci-dessous le questionnaire tel qu’il a été présenté aux interrogé, en y
intégrant quelques éléments pour rendre compte, tant soit peu, d’informations relatives à
notre sujet.
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Questionnaire pour Tripoli
Le Questionnaire a été uniquement distribué en arabe ; les traductions présentes ci-dessous
ont étés ajoutées par la suite afin d’en faciliter la compréhension. En gras figurent les
réponses produites par un éléments de notre échantillon
Veuillez répondre aux questions suivantes :وهذه بعض األسئلة التً أود طرحها علٌكم
nom األسم )اإلختٌاري(:
âge: العمر
profession: المهنة
quartier de résidence: العنوان أو منطقة السكن
هل تزور طرابلس غالبا ؟ كم مرة تقرٌبا ؟ وإن كنت من سكان طرابلس كم مرة تمر من جوار )ساحة النور - 1
Venez-vous souvent en ville à Tripoli ? Venez-vous souvent à la place al Noor (i.e, la place
Abd el Hamid Karameh)? A quelle fréquence?
Tous les jours
2-هل لدٌك معلومات عن تارٌخ الساحة ؟
Que savez-vous de l’histoire de la place Al Noor?
La place al Noor portait autrefois le nom du leader Abd el Hamid Karameh, avant que le
mouvement Tawhid ne l’ "islamise" et en fasse le symbole de la forteresse musulmane.
بحسب معلوماتك, كٌف ومتى أصبحت الساحة مكانا للتظاهر ؟ وإذا ال تعتبرها كذلك, ٌرجى ذكر ذلك - 3
Depuis quand la place est-elle un lieu de manifestation ? pourquoi ?si vous considerez que
elle n’en est pas un, veuillez expliquer?
En 2012, avec la montée des Salafistes dans la ville
لكرامً( أو غٌرهبرأٌك, ماهو اإلسم الذي ٌعبر أكثر عن هذه الساحة : )ساحة هللا( , )ساحة النور( , )ساحة عبد الحمٌد ا - 4
Quel nom utilisez-vous le plus naturellement pour designer la place ?
Abdul Hamid Karameh car il n’a pas de connotation religieuse
هل أنت على إطالع على الخالف القائم حول إسم الساحة ؟ - 5
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Avez-vous une idée du débat ou de la discorde qui entoure le nom de la place ?
Non, mais je veux l’appeler Sahet Abd el Hamid Karameh
هل تعتبر أن هذه الساحة هً مركزا لألنشطة السٌاسٌة والتظاهرات الشعبٌة ؟ أو ال تعتقد بأن لها هذه الرمزٌة والدور ؟ - 6
هل لدٌك أي تحفظ على وجود كلمة >هللا< فً وسط الساحة؟ ولماذا؟
Considérez-vous la place comme un lieu de manifestation politique ? Selon vous, la place
comporte-t-elle une dimension symbolique du point de vue politique en liaison avec les
manifestations qui s’y déroulent? Que pensez-vous du signe « Allah » qui s’y trouve ?
La place n’a pas de symbolique particulière ; plutôt, les manifestants cherchent à paralyser la
ville. Je ne suis pas d’accord avec le nom de Allah, car c’est un nom qui veut imposer la
supériorité de l’islam sur la ville, or Tripoli est une ville où Musulmans et non-musulmans
ont toujours cohabité.
هلى تعتقد أن استخدام الساحة لألنشطة السٌاسٌة وبنفس الوقت وجود كلمة >هللا< فٌها ٌضفً علٌها طابعا معٌنا ؟ - 7
Pensez-vous que l’utilisation politique de la place et que son signe religieux donne une
connotation particulière à la place ?
La place a pris une connotation religieuse. De fait, les gens venant de l’extérieur de la ville
s’en méfient, et évitent de passer sur la place à cause de sa réputation.
تى فً األٌام العادٌةهل تحاول تجنب المرور من الساحة فً أٌام التظاهرات أو ح - 8
Evitez-vous de passer près de la place si vous le pouvez ?
Non
هل الحظت تطورا فً مسار التظاهرات فً مدٌنة طرابلس فً العقود األخٌرة؟- 9
Voyez-vous une évolution dans les revendications des manifestants ?
Oui, aujourd’hui, les manifestants, qui émanent des mosquées, expriment leur soutien aux
rebelles syriens
هل ترغب ان تهتم البلدٌة أكثر فً تحسٌن البنى التحتٌة, والطرقات ... فً محٌط الساحة. - 10
La municipalité devrait-t-elle s’impliquer plus dans l’entretien de la place ?
Oui, elle devrait commencer par enlever les signes religieux de la place, car ils ne sont pas
représentatifs de l’ensemble de la communauté Tripolitaine.
هل تعتقد بأن الحكومة والبلدٌة تقوم بواجباتها فً طرابلس - 11
Avez-vous confiance en votre municipalité ?
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Non
ومتك ونواب منطقتك ؟هل تثق بحك -1 2
Avez-vous confiance en votre gouvernement et en vos représentants ?
Non
بحسب رأٌك, لماذا ٌتظاهر الناس فً الساحة ؟ - 13
Selon-vous, pourquoi les manifestants prennent-ils la rue ?
Pour faire libérer les prisonniers salafistes et effrayer les gens
4هل تجد مطالب المتظاهرٌن فً الساحة شرعٌة ؟ -1
Y a-t-il des demandes que vous jugez justifiables émanant de Saht an Noor ?
Il est vrai que les prisonniers salafistes ont des droits et qu’ils doivent avoir un procès
équitable.
Données statistiques
Abi
Samra
El
Qobbeh
Bab et
Tebanneh
Vieille
ville
Al
Mina
Mutran Tell total
Journaliste I I 2
Enseignant I I I I 4
Commercant II I I I I 6
Femme au
foyer
I II I I I 6
Employé de
magasin
I I I III III 9
Chômeur II III II III III 13
étudiant I II 3
Mécanicien II I 3
artiste I 1
artisan I 1
Total 4 10 6 5 6 9 8 48
Analyse des données récoltées :
Au-delà de la sectorisation socio-économique des questionnés que le questionnaire permet
d’esquisser, les questionnaires nous auront permis de relever quelques données que nous
voudrions reproduire ci-dessous :
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Polarisation : On remarquera dans les réponses données, une structuration de
l’argumentation des questionnés en différents groupes. Une tendance prend le parti des
manifestants et associe clairement la place à cet espace de contestation légitime.
Le second conteste pour sa part la connotation islamique qui entoure la place depuis les
années quatre-vingt. Ainsi, il associe les manifestants à la classique image du voyou : les
zaâran, qui plus est, endoctrinés par l’islam politique.
Une tendance générale, qui transcende tous les groupes (sexe, occupation, lieu de
résidence, et éventuelle idéologie) est celle de la méfiance envers les représentants,
locaux (municipalité), comme nationaux ; ces derniers s’attirant la plus grande part de
méfiance.
Enfin, on notera qu’il n’a pas été possible de déterminer une "tendance" marquant les
quartiers en ilots homogènes vecteurs d’une pensée particulière. Ainsi, d’un quartier
comme Abi Samra, grand pôle islamique dans la ville (on y compte plusieurs mosquées
salafistes, ainsi que des quartiers généraux d’organisation islamiques (Jamaâ islamiyé,
Harakèt Tawhid…), ont émané des éléments de réponses qui ne s’inscrivent pas
forcément dans la pensée contestataire et sympathisant avec les courants islamistes.
En dernier lieu, une part de rationalité et de pragmatisme que nous ne pressentions pas a
émané de ces questionnaires : une grande part des interrogés comprend l’utilisation de la
place Abd el Hamid Karameh comme un lieu de manifestation du fait de sa situation
géographique et de sa disposition : située au centre de la ville, disposée en étoile et donc
carrefour incontournable de la ville, il permet aux manifestants de gagner en visibilité
tout comme de provoquer un maximum de dérangement, but éventuel de la
manifestation.
Aussi, cette place étant située à proximité de la vieille ville, il permet un repli rapide des
manifestants, limitant les mesures répressives des forces de l’ordre, ce que les interrogés
avaient bien à l’esprit. Cela explique pourquoi un rondpoint comme celui du fleuve,
pourtant proche de Bab et-Tebbaneh, vivier de contestataires et du souq el Khodra, n’a
quasiment jamais gagné la faveur des manifestants. C’est d’autant plus vrai que la
répression y serait probablement violente car c’est un espace dégagé.
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