La chair et son secret: Transfiguration du fétiche et incertitude symbolique au sud-Gabon

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Politique africaine n° 115 - octobre 2009 99 Florence Bernault La chair et son secret : transfiguration du fétiche et incertitude symbolique au Sud-Gabon En 2002 et 2007, pendant que les politiciens locaux et nationaux font campagne au sud-Gabon, la ville de Mouila se passionne pour la construction d’un monument consacré à son génie local, la sirène Murhumi. Combinant le vocabulaire de la Vierge et des calvaires chrétiens, des Mami Wata et des marchandises, des compétitions claniques et du sacrifice, Murhumi rappelle la prégnance des fétiches dans la lutte pour le pouvoir et l’accès aux biens. Mais cet article montre surtout qu’une nouvelle incer- titude symbolique préside désormais à la manière dont les gens imaginent les relations entre objets matériels, pouvoir des fétiches et images qui les représentent. «L’homme noir, malgré ses pouvoirs, n’a pas trouvé les rouages 1 Juin 2002, jour de recherche ordinaire à Mouila, capitale provinciale du Sud-Gabon. Joseph Tonda et moi découvrons l’existence de Murhumi, sirène de la rivière Ngounié, et recueillons assez vite un important corpus de récits sur ses dons aux habitants, son goût de l’invisible et du secret, ses apparitions imprévisibles et ses colères. Mais en cet été 2002 où la ville prépare les fêtes de l’Indépendance (17 août), d’autres enjeux surgissent. Les autorités municipales veulent placer une statue en bois de la Sirène 2 dans un mauso- lée de béton et fer forgé sur la grande place de la mairie [fig. 1]. Les membres d’un des plus importants clans punu de la ville, les Dibur-Simbu, revendiquent la possession de Murhumi et s’irritent des initiatives municipales pour mettre la main sur le génie 3 . Comme le résume « l’honorable » député de la 1. Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 6 juin 2002. 2. Nous employons indifféremment les termes de Sirène, Mami Wata, génie, fétiche, esprit, ancêtre, déité, divinité ou dieu en parlant de Murhumi, choix justifié par la flexibilité du répertoire français utilisé à Mouila pour parler des êtres sacrés et par la variabilité des positions de Murhumi dans la cosmologie politique locale. 3. Entretien avec E., du clan Dibur-Simbu, Mouila, 1 er juin 2002. Au sein de l’espace urbain de Mouila, la Sirène est aussi le point de convergence de multiples compétitions lignagères, qui ne peuvent

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Politique africaine n° 115 - octobre 2009

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Florence Bernault

La chair et son secret : transfiguration du fétiche et incertitude symbolique au Sud-Gabon

En 2002 et 2007, pendant que les politiciens locaux et nationaux font campagne au

sud-Gabon, la ville de Mouila se passionne pour la construction d’un monument

consacré à son génie local, la sirène Murhumi. Combinant le vocabulaire de la Vierge

et des calvaires chrétiens, des Mami Wata et des marchandises, des compétitions

claniques et du sacrifice, Murhumi rappelle la prégnance des fétiches dans la lutte pour

le pouvoir et l’accès aux biens. Mais cet article montre surtout qu’une nouvelle incer-

titude symbolique préside désormais à la manière dont les gens imaginent les relations

entre objets matériels, pouvoir des fétiches et images qui les représentent.

« L’homme noir, malgré ses pouvoirs,n’a pas trouvé les rouages 1. »

Juin 2002, jour de recherche ordinaire à Mouila, capitale provinciale du Sud-Gabon. Joseph Tonda et moi découvrons l’existence de Murhumi, sirènede la rivière Ngounié, et recueillons assez vite un important corpus de récitssur ses dons aux habitants, son goût de l’invisible et du secret, ses apparitionsimprévisibles et ses colères. Mais en cet été 2002 où la ville prépare les fêtes de l’Indépendance (17 août), d’autres enjeux surgissent. Les autoritésmunicipales veulent placer une statue en bois de la Sirène 2 dans un mauso-lée de béton et fer forgé sur la grande place de la mairie [fig. 1]. Les membresd’un des plus importants clans punu de la ville, les Dibur-Simbu, revendiquent la possession de Murhumi et s’irritent des initiatives municipales pour mettre la main sur le génie 3. Comme le résume « l’honorable » député de la

1. Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 6 juin 2002.2. Nous employons indifféremment les termes de Sirène, Mami Wata, génie, fétiche, esprit, ancêtre,déité, divinité ou dieu en parlant de Murhumi, choix justifié par la flexibilité du répertoire françaisutilisé à Mouila pour parler des êtres sacrés et par la variabilité des positions de Murhumi dans lacosmologie politique locale.3. Entretien avec E., du clan Dibur-Simbu, Mouila, 1er juin 2002. Au sein de l’espace urbain de Mouila,la Sirène est aussi le point de convergence de multiples compétitions lignagères, qui ne peuvent

Ngounié lors d’une seconde visite quelques années plus tard : « Murhumi,c’est nous ! C’est nous qui pouvons vous donner le pouvoir, le pouvoir deconnaître 4 ». D’autres rumeurs nous parviennent : les habitants de Mouilaredoutent que l’inauguration donne lieu à un « crime rituel 5 » pour « charger »la statue en insérant des restes humains dans le socle du monument. Le gou-verneur de la Ngounié, un « non-originaire » de Mouila et donc étranger àces affaires, nous fait comprendre qu’il est hors de question de risquer une « catastrophe » lors des fêtes de l’Independence et qu’il emploiera toute soninfluence pour prévenir l’installation de la statue 6.

Pour qui connait l’imaginaire gabonais sur le pouvoir et la politique, cesrumeurs de sacrifice occulte n’ont rien d’extraordinaire. Dans un pays qui necesse de débattre du pouvoir mystique des corps, des victimes immolées aux ambitions des « grands », de la dévoration d’organes par les sorciers « sortis en vampire » pour attaquer la force vitale d’innocents nécessaire à leurdésir de puissance, du kidnapping et du démembrement d’enfants au momentdes élections, les rumeurs urbaines sur l’appétit de chair de la Sirène apparais-sent relativement banales 7, de même que le paradigme sorcellaire et criminelqui détermine la relation contemporaine entre pouvoir et fétichisme. AuGabon, « la politique c’est la sorcellerie 8 », cette dernière convoquant entreautres le côté noir de la parentèle, comme le rappelle le commentaire récentd’un blogueur gabonais sur la mort d’Edith Lucie Bongo, première dame du Gabon et fille du président congolais Denis Sassou Nguesso : Sassou doit

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être examinées ici. Sur les migrations historiques dans la région, consulter M. Koumba-Manfoumbi,Les Punu du Gabon, des origines à 1899. Essai d’étude historique, thèse de doctorat d’histoire, UniversitéParis I – Panthéon-Sorbonne, 1987.4. Entretien avec Honoré Mamfoumbi, Mouila, 30 juin 2007. « L’honorable » est utilisé au Gaboncomme substantif pour désigner les députés. Les données pour cet article ont été recueillies pendant unpremier séjour à Mouila en juin-juillet 2002 (effectué avec Joseph Tonda) et un second en juillet 2007.5. C’est l’expression consacrée au Gabon pour décrire les meurtres commis afin de recueillir desorganes ou parties de corps destinées à « charger » les fétiches des sorciers et autres hommes de pouvoir. Ces meurtres n’ont justement rien de « rituel » (sauf dans l’imaginaire populaire). Ils dériventau contraire de la dérégulation moderne du sacrifice.6. Entretien avec Jean-Marie Koumba Souvi, gouverneur de la Ngounié, Mouila, 3 juin 2002. C’estlui qui décrivit le plus explicitement la rumeur selon laquelle on aurait demandé à l’entrepreneur chargé de la construction du mausolée de faire venir un maçon pour travailler la nuit sur le socle dumonument afin de « mettre des choses dans les fondations ».7. J. Tonda, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala,2005. Nous avons montré de notre côté comment la resacralisation du corps humain et le renforcementde sa centralité dans les imaginaires du pouvoir avaient été inaugurés pendant la période coloniale.Voir F. Bernault, « Body, power and sacrifice in Equatorial Africa », Journal of African History, vol. 47,n° 2, 2006, p. 207-239.8. Voir l’article de Placide Ondo dans ce dossier.

« se réjouir au fond de lui car il peut récupérer quelques organes pour sespratiques ! 9 ». Rien d’étonnant à ce que, selon l’opinion publique, les politiciensnationaux de passage dans la région soient intéressés par la captation dupouvoir de Murhumi, divinité locale ancienne et puissante qui peut asseoir leurréputation dans le Sud-Gabon, leur donner un avantage sur leurs adversaireset leur procurer un supplément de puissance magique. À Mouila, les discus-sions autour de la statue de la Sirène parlent avant tout de la criminalisationdes cultes anciens et de la récupération du pouvoir politique des fétiches traditionnels.

En tant que fétiche du pouvoir, la Sirène n’appartient pas aux catégoriesclassiques des études du religieux au Gabon et, partant, échappe aux déter-minations analytiques de ces dernières 10. Ni culte anti-sorcier, ni initiativethérapeutique, ni mouvement syncrétique, ni société initiatique ou secrète,elle dévie de l’énorme corpus de solutions spirituelles, du christianismeconventionnel aux mouvements syncrétiques et millénaristes (Bwiti, églises du réveil), en passant par les regroupements associatifs (Rose-Croix, franc-maçonnerie, Njobi) ou la reformulation des stratégies initiatiques inventées en Afrique centrale pour répondre aux défis de la domination coloniale et dela modernité (Mwiri, Njembé). Certes, son folklore, fondé sur le panthéonancien des génies-forgerons, contient des éléments syncrétiques. Le mausoléede Mouila reprend le modèle des calvaires chrétiens ornés de statues en plâtre du Christ ou des Saints 11 et rappelle que la Sirène, comme tous les avatars des Mami Wata contemporaines, est une incarnation de la Vierge [fig. 1]. Comme les Mami Wata, elle fait partie des « esprits » du capitalismepost-millénaire et vient personnifier la circulation des marchandises sédui-santes et destructrices au sein de l’Afrique globalisée 12. En cela, elle est bienune incarnation parmi d’autres du Souverain moderne et s’apparente à ces

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9. Message signé « Cobra blanc », 17 mars 2008, <www.mwinda.org>.10. G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale, Paris, PUF, 1955 ; P. Geschiere (avec C. F. Fisiy), Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1997 ; A. Mary, Le Défi du syncrétisme. Le travail symbolique de la religion d’Eboga (Gabon), Paris, Éditions de l’EHESS, 1999 ; A. Corten et A. Mary (dir.), Imaginaires politiqueset pentecôtismes. Afrique / Amérique latine, Paris, Karthala, 2000 ; C. Gray, Colonial Rule and Crisis in Equatorial Africa : Southern Gabon, ca. 1850-1940, Rochester, University of Rochester Press, 2002 ; J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit. ; J. Bonhomme, Le Miroir et le Crâne. Parcours initiatique du BweteMisoko (Gabon), Paris, CNRS Éditions - Éditions de la MSH, 2006.11. Plusieurs exemplaires de ces calvaires chrétiens existent à Mouila.12. J. Comaroff et J. L. Comaroff, « Millenial capitalism : first thoughts on a second coming », PublicCulture, vol. 12, n° 2, 2000, p. 291-343 ; B. Meyer et P. Pels (dir.), Magic and Modernity. Interfaces of Revelation and Concealment, Stanford, Stanford University Press, 2003 ; S. Ellis et G. ter Haar, Worldsof Power. Religious Thought and Political Practice in Africa, New York, Oxford University Press, 2004.

figures imaginaires analysées par Joseph Tonda, qui, en récapitulant pouvoirsanciens et modernes, donnent corps aux logiques d’affliction et de dépossessionauxquelles les gens sont quotidiennement soumis en Afrique centrale 13.

Mais au Sud-Gabon, Murhumi reste d’abord un fétiche de la puissancepolitique, un fétiche qui démontre que la « voyance » des hommes forts (encoreappelée « connaissance ») et l’accès aux biens matériels restent des compo-santes centrales des philosophies populaires sur le pouvoir, même si cettedernière proposition, chère à l’anthropologie marxiste, a été ces dernièresannées délaissée par les chercheurs en sciences sociales 14. Or la Sirène estprésente dans la vie politique de Mouila sous deux formes. La première est le folklore populaire qui décrit la survie des croyances dans le mythe del’échange 15 ancestral et des dieux-forgerons, où les hommes forts (nganga), ceux qui maîtrisent la connaissance, convoquent Murhumi pour obtenir desoutils en métal. Contre le sacrifice d’offrandes ou d’une victime humaine, legénie emporte le métal brut laissé sur la rive par les nganga et le matérialiseen outils.

La seconde est la circulation d’images de Murhumi sous formes de symbo-les politiques, armoiries de la ville et vignettes politiques accaparées par lesleaders locaux. Au Gabon en effet, depuis l’instauration du système électoral,les fétiches ont été, sinon remplacés, du moins accompagnés par une pro-fusion grandissante de symboles, d’insignes et d’emblèmes politiques : pour n’en citer que quelques-uns, la main blanche et la sirène emblèmes duParti Démocratique gabonais (PDG), la Mami Wata de Pierre Mamboundou,homme fort du Sud-Gabon et candidat malheureux à l’élection présidentielle d’août 2009 ou, dans les années 1950, le crocodile de Youlou et les flèches deLéon Mba 16. Le « corps du pouvoir 17 » est désormais fait de ces élémentsvisuels que sont les effigies et les statues du président, les insignes des partis,

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13. Et qu’ils cherchent – en se soumettant par-là même à la force de persuasion de ces puissances – àinterpréter et contrôler. Voir J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit. Sur les Mami Wata comme figures du Souverain moderne, voir, du même auteur, La Guérison divine en Afrique centrale (Congo,Gabon), Paris, Karthala, 2002, p. 84-88.14. Sur l’accès aux biens matériels, la distribution des ressources et la circulation des femmes commeattribut des ainés sociaux, voir l’ouvrage fondamental de C. Meillassoux, Femmes, greniers et capitaux,Paris, Maspero, 1975.15. Selon l’idée classique du sacrifice comme échange théorisée par Henri Hubert et Marcel Mauss,« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », in M. Mauss, Œuvres I. Les fonctions sociales du sacré,Paris, Minuit, 1968, p. 193-307.16. F. Bernault, Démocraties ambigües en Afrique centrale. Congo-Brazzaville, Gabon : 1940-1965, Paris, Karthala, 1996, p. 228-254.17. J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit.

les affiches des candidats, les panneaux, les enseignes, les tracts, les banderoles,les tee-shirts, les pagnes, les bulletins de vote, les caricatures et les dessins dans la presse locale 18. Cette politique des apparences, qui inclue élégance vestimentaire et accessoires de la puissance (les lunettes de Bongo réputées luipermettre de voir à travers les vêtements de ses interlocuteurs), aide les leaders politiques à produire d’innombrables signes de reconnaissance politiques, invitant le public à prêter un sens caché à ces symboles et à les interpréter comme des « signes mystiques ». Plus que de simples figurationsou images, ils sont perçus comme de véritables outils de la puissance politiquedes grands, c’est-à-dire comme des fétiches.

Comment croit-on encore à ces choses « incroyablement extraordinaires 19 »en Afrique centrale? Et de quelle manière les gens envisagent-ils la relation entresignes du pouvoir et pouvoir lui-même ? Je propose ici d’utiliser Murhumicomme « matière à penser » sur cette question en suivant, plus que la chair dufétiche lui-même 20 ou les chairs des victimes qu’on lui sacrifie, la question du« secret » de leur présence-absence. En s’appuyant sur le constat des incer-titudes sur le pouvoir de ces dieux absents et rétifs, et sur les politiques de leurdisparition et de leur présence retrouvée dans des tentatives de reproductionet de représentation du corps divin, dont le pouvoir réel et la charge sontdésormais objets d’incrédulité, cet article réfléchit à la façon dont la relationentre fétiches et symboles du pouvoir fut transformée au cours du siècle dernier 21. Cette reconfiguration commença durant la période coloniale. Alors que le pouvoir ancien se fondait sur le secret, la puissance blanche futl’avènement d’une nouvelle « science du visible 22 ». Mais il faut aller plusloin. Ce partage s’accompagna de croyances nouvelles dans la division entremonde matériel (visible) et monde immatériel (invisible). Il provoqua surtoutde nouvelles indéterminations dans le rapport établi entre fétiches, objets,pouvoir et figures des dieux.

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18. Voir l’article de Mathilde Debain dans ce dossier. Voir aussi, sur l’écriture et la représentationgraphique au Gabon, J. Bonhomme, « Dieu par décret. Les écritures d’un prophète africain », Annales.Histoire, Sciences sociales, vol. 64, n° 4, 2009, p. 887-920.19. J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit. p. 251.20. Les fétiches bien sûr sont eux-mêmes chair, chair puissante et envoûtante qui capture le pouvoirmatériel et immatériel des esprits. Sur l’interchangeabilité du corps des fétiches et des nganga, lire W. MacGaffey, Kongo Political Culture. The Conceptual Challenge of the Particular, Bloomington,Indiana University Press, 2000.21. C’est donc, entre autres, une tentative de reprendre la conversation inaugurée par Marc Augé sur le corps des dieux dans Le Dieu objet, Paris, Flammarion, 1988.22. Voir J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit., p. 188.

La colonisation ouvrit au Gabon une ère d’incertitude symbolique en rempla-çant l’ordre ancien du fétiche par un ordre où la réalité du pouvoir, mal ancréedans des signes-objets dont le statut devient problématique, était minée parune hésitation nouvelle sur la relation entre symboles et manifestation dupouvoir. Les étapes historiques de ce bouleversement furent complexes etcontradictoires. D’un côté, les colons encouragèrent la « proposition maté-rielle » déjà pratiquée par les sociétés locales en renforçant l’équivalence entrepouvoir et accès aux biens 23. D’un autre côté, ils travaillèrent à vider la puis-sance des fétiches et à marquer leur place dans l’échange magique (accès auxbiens matériels contre sacrifice) d’une indétermination inédite. Les fétichesfurent ainsi transformés en symboles, signes matériels mais vacants.Aujourd’hui plus personne ne sait si les fétiches, ou leurs signes, ou leursimages, peuvent être chargés ou non de pouvoir, et si leurs représentations maté-rielles manifestent la présence des dieux ou leur absence. Héroïne d’une tramemythique et narrative de longue durée, la figure de Murhumi est un récittotal susceptible de dévoiler et de situer dans le temps les seuils les plusimportants des ruptures qui ont retravaillé depuis un siècle les imaginairesgabonais sur ces questions.

Le secret des choses

En français, les « choses » sont l’autre nom des objets matériels 24. Au Gabon,le mot désigne aussi la puissance magique et vivante des hommes forts, des génies-ancêtres et des fétiches. Le mythe ancestral de Murhumi explicitela relation entre les objets matériels (produits techniques, biens, outils), lepouvoir des dieux et une troisième réalité : les figurations physiques desgénies-fétiches eux-mêmes, c’est-à-dire les charmes, les statues ou autresréceptacles-figures de la puissance divine 25.

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23. Ibid.24. En français, le mot désigne à partir du XVIe siècle une réalité matérielle non vivante par oppositionà personne et à apparence. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000, p. 446.25. Ce que les Européens appelaient « fétiches » de manière restrictive, alors que le fétiche au sens local est un système total comprenant divinités, hommes forts, puissance et objets de pouvoir danslesquels on compose ou charge la puissance.

La matérialisation des objets et du pouvoir

Au XIXe siècle, l’accès aux biens matériels était un des marqueurs centrauxdu pouvoir, la technologie un élément essentiel des rapports sociaux. Selon laformule d’un anthropologue éminent, « la métallurgie était organisatrice duvillage 26 ». Dans le régime de pouvoir d’alors, que l’on peut appeler le régimedu fétiche, l’accès aux biens était médiatisé par les esprits. Un fétiche-ancêtreprotecteur du lignage, à la fois esprit de la nature et génie-forgeron, étaitconvoqué par des spécialistes et mettait en circulation l’échange (le sacrifice)créateur des biens matériels. Dans les récits mythiques sur Murhumi, les hom-mes qui avaient besoin d’outils apportaient à la rivière du charbon et du métalbrut, ainsi que quelques offrandes, puis quittaient les lieux afin de laisser legénie venir forger les objets désirés. Ils revenaient au matin trouver le don dela Sirène, machettes, outils, « tout 27 ». Le contre-don réel, qui n’apparaît pasexplicitement dans le mythe, est rappelé par les informateurs sous la forme dusacrifice occasionnel d’une victime (une jeune femme ou jeune fille, membrede prix de la société), parfois noyée dans la rivière.

Dans la séquence de ce transfert magique, le secret était primordial et letravail de la Sirène devait rester invisible. Une anecdote dévoile le coût de la transgression de cet interdit. Dans la ville voisine de Fougamou, deuxhommes nommés Tsamba et Magotsi décidèrent de surprendre le secret dugénie du lieu et, après avoir apporté métal brut et offrandes sur la rive, secachèrent dans un recoin pour observer le labeur du génie. Découverts par la Sirène locale, ils furent pétrifiés en arbustes ou en rochers 28. Ainsi, dans lesrécits du temps mythique, le procès de matérialisation (l’obtention d’outils) était accessible aux hommes précisément au prix d’un procès de dématé-rialisation (la disparition du fer brut et des offrandes laissés sur la rive) et de la rétention dans l’invisible du procès de matérialisation opéré par le génie. La curiosité de Tsamba et Magotsi rompt ainsi le parallèle rituel entrematérialisation des objets et secret du processus magique, et perturbe la symétrie du jeu entre visible et invisible. Elle aboutit à la réification destransgresseurs – une pétrification qui les transforme en choses visibles et

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26. Entretien avec Jean-Émile Mbot, Libreville, 13 juin 2002. Également entretiens avec MoniqueKoumba- Manfoumbi, Libreville, juin 2002. Sur ces hypothèses, consulter J.-E. Mbot, « Quand l’espritde la forêt s’appelait jachère », in L. Perrois (dir.), L’Esprit de la forêt. Terres du Gabon, Bordeaux, Somogy,1997, p. 33-51. Pour une histoire de la métallurgie au XIXe siècle dans la région, voir C. E. Kriger, Prideof Men. Ironworking in 19th Century West Central Africa, Portsmouth (NH), Heinemann, 1999.27. Entretien avec M. Mamadou, Mouila, 3 juin 2002.28. Selon les versions. Une autre rapporte que Magotsi et Tsamba sont mari et femme et qu’ils furenttransformés en termitières.

immobiles (qualité des « innocents », comme le dit le parler populaire, des« non-voyants », de ceux « qui n’ont pas le vampire », c’est-à-dire qui ne sontni nganga, ni Sirènes, ni forts, ni puissants) et, de plus, en « non-outils », rochersde la rivière, termitières ou arbustes, toutes choses naturelles. Immobiliséssur la rive, ils ne peuvent plus circuler entre visible et invisible, marque du pouvoir des fétiches et des hommes forts. Tsamba et Magotsi, désormais exclusdes flux de l’échange magico-technologique, reviennent à l’ordre sauvage qui préexistait à la mise en place des relations avec Murhumi, un ordre où les hommes, sans outils et sans dieux, ne sont pas vraiment humains.

Un épisode du folklore de Murhumi rappelle que le début des relations entrele génie et les hommes fut à l’origine médiatisé par les Pygmées, qui danstoute l’Afrique équatoriale représentent les ancêtres et les nganga premiers, ceuxqui ont guidé les premiers agriculteurs 29. Aujourd’hui encore, ils restent craintscomme tout entiers investis par le pouvoir et la transmission, et les mythesd’origine de la région sud-gabonaise continuent de décrire leur rôle dans lacolonisation des territoires d’habitation, l’acquisition des outils en métal et des techniques de production ou de cueillette des biens. Le folklore racontecomment les Pygmées Babongo ayant découvert le miel près du Lac Bleuvinrent un beau jour camper dans les environs afin de procéder à la récolte.Un incident arrive : leur cognée tombe dans l’eau. Se penchant sur le lac pourlocaliser l’outil immergé, les Pygmées sont trompés par la clarté de l’eau quisemble montrer la cognée très près de la surface, à portée de main. L’un aprèsl’autre, huit d’entre eux tentent de saisir l’objet, mais tombent à l’eau et se noient.La cognée saisie par le génie des eaux, c’est désormais Murhumi qui servirad’ancêtre et de fétiche dans le cycle de l’échange avec les sociétés locales :comme le résume abruptement notre informateur, « les Pygmées sont finis 30 ».

Or ce récit d’origine installe aussi le mythe dans un ordre historique etchronologique. Les hommes forts en charge de la relation avec les dieux ne sontpas toujours les mêmes. Dans cette logique, le mythe de Murhumi s’achève parun troisième et dernier moment situé dans la période coloniale. L’épisode,qui s’appuie sur des objets « réels » encore visibles à Mouila, décrit la prise encharge de l’échange technologique par les Européens, transition symboliséepar la construction, pendant les années 1960, du pont en fer et en béton qui relieles deux quartiers de la ville, auparavant séparés par la Ngounié 31. Les récits

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29. K. A. Klieman, « The Pygmies Were Our Compass. » Bantu and Batwa in the History of West CentralAfrica, Early Times to c. 1900 C.E., Portsmouth (NJ), Heinemann, 2003.30. Entretien avec M. Mamadou, Mouila, 3 juin 2002.31. Certains parlent d’une équipe franco-yougoslave, d’autres de Français. Entretiens divers, Mouila,2002 et 2007.

locaux ne décrivent pas l’érection de l’ouvrage d’art comme une séquencerituelle de l’échange avec Murhumi. Celui-ci est remplacé par une nouvellelogique, un nouvel ordre de matérialisation des biens, où les Blancs ont usurpéla position du dieu. Irritée par la construction du pont et par la multiplicationdes lumières électriques en ville 32, Murhumi aurait disparu dans un endroitsecret de la rivière pour ne plus se manifester qu’exceptionnellement, sous laforme de visions ou de songes, auprès de quelques rares habitants de Mouila,membres du clan des Dibur-Simbu qui s’est entretemps proclamé son posses-seur. La victoire des Blancs 33, nouveaux hommes forts de l’échange techno-logique, de la matérialisation-réalisation des outils et, en dernière analyse, de l’accès aux biens, est totale : à l’inverse de Tsamba-Magotsi, l’usurpation duprocès de matérialisation ne donne lieu à aucune rétribution de Murhumi,exception faite de son départ 34. Plus même : lorsque Murhumi réapparaitdésormais, c’est dans l’espace de sa défaite puiqu’on la voit de dos sur le pontconstruit par ceux qui l’ont remplacée 35.

L’usurpation du procès de l’échange matériel installe donc les Blancs commenouveaux maîtres de l’accès aux biens matériels, mais cette position récapituleplutôt qu’elle ne nullifie le pouvoir ancien 36. Une alliance se crée entre ordrede l’échange ancestral et le nouvel ordre de la matérialité blanche. D’où lalogique des stratégies coloniales, en particulier celle des migrants punu venuss’installer dans le nouveau poste administratif de Mouila : «Si tu ne t’approchespas des Blancs, tu es fichu 37 ». Reste que l’imaginaire populaire envisage la

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32. L’imaginaire populaire gabonais sur les sorciers, vampires et autres figures de l’invisible insistesur la peur qu’ont ceux-ci des lumières électriques. Entretiens divers, Libreville, 2002, 2006 et 2007. 33. Précisons que les termes « Blancs » et « Noirs » sont sociaux et politiques plus que raciaux. Cescatégories, dans le parler populaire du Gabon, désignent dominants et dominés, ceux qui ont accèsaux biens ou non, bref, ceux qui profitent des rapports d’assujettissement inaugurés durant la périodecoloniale. Ainsi un Africain peut être « Blanc ». Bien entendu, les groupes ou les individus à la margesont aussi très importants dans ce paysage social, comme les « évolués » de la coloniale, les « lettrés »ou intellectuels d’aujourd’hui, etc. Nul n’est jamais déterminé de façon permanente dans ces caté-gories, précisément parce qu’elles ne dépendent pas de critères biologiques et physiques, ce quin’empêche pas les mots de « Blancs » et de « Noirs » de servir à l’imaginaire populaire pour per-sonnifier la démarcation entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas, ou en ont moins.34. Entretien avec M. Badinga-Mamfoumbi, adjoint au maire, Mouila, 4 juin 2002. Les informateursne mentionnent de tels incidents (comme la difficulté des ingénieurs à trouver la roche mère pourétayer les piles du pont et la mort d’un ouvrier) que pressés par nos questions. Une ancienne du clanDibur-Simbu seule mentionne qu’au moment de la construction du pont, un homme blanc parti se promener en voiture avec sa femme et son fils près du fleuve se noya. Entretien avec MéméClémentine, Mouila, 2 juillet 2007.35. Entretien avec E., du clan Dibur-Simbu, Mouila, 1er juin 2002.36. Conversation avec J. Tonda, 2002.37. Proverbe rapporté par D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002. Le clan des Dibur-Simbu raconte ainsiqu’au moment de la conquête coloniale, les anciens ont interrogé Murhumi sur l’opportunité de

somme de cette rupture coloniale sous la forme d’une dépossession radicale.Car les récits qui parlent du triomphe des Blancs disent aussi que ce ne sontpas ces derniers qui payèrent le prix du nouvel ordre technologique et dudéplacement de Murhumi, mais bien les Noirs, que ceux-ci aient perdu lepouvoir de matérialiser et dématérialiser les biens, ou que cette compétencedoive désormais être payée par des sacrifices incommensurables 38. On rappellecomment, pendant « la coloniale » – comme on nomme au Gabon le temps de la dépendance formelle aux Français – , les colons ont réussi à s’empareret à détruire des fétiches et ont dépossédé les nganga de leurs pouvoirs :

« Les Blancs profitent des divisions entre Noirs, des traîtres parmi eux. (…) Les Noirs sontaffaiblis par l’égoïsme et la jalousie, ils n’ont pas de pitié. (…) Les Blancs en profitent, ils jettent les fétiches, ils les brûlent 39. »

« Les Blancs sont venus et ont détruit le pouvoir… Nous sommes faibles… Mais c’est bien,c’est très bien qu’on ait détruit toutes ces choses, mais en même temps, c’est ça qui a permis de nous vaincre… On brûle les sorciers, on brûle les corps 40. »

À l’issue de cet engagement, un partage fondamental s’opère entre Blancsqui maîtrisent la science du visible et Noirs celle de l’invisible 41. Le plus essen-tiel dans cette proposition n’est pas tant la division des pouvoirs et des sphèresde compétence, mais la différence instaurée entre Blancs et Noirs dans leurcapacité à réussir le transfert et le passage d’une sphère à l’autre, ou du moinssans payer le prix fort. Les Blancs peuvent passer de l’invisible au visible,privilège des voyants et des hommes forts, les Noirs ne le peuvent plus, ou mal.On raconte ainsi à Mouila l’histoire d’un jeune homme étudiant à Paris quicharge un voisin de ses parents, venu lui rendre visite (au terme d’un voyagemystique, le vieux ayant voyagé dans la nuit magique), de ramener un fusilneuf à son père au Gabon. Le voisin est en fait un sorcier qui, s’il refusait laproposition de l’étudiant, dévoilerait son statut de magicien. Arrivé au Gabon,

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collaborer avec les Blancs en déposant de l’argent au bord de la rivière : si l’argent restait, cela signifiait que les Blancs étaient acceptés par Murhumi ; s’il disparaissait, qu’il fallait refuser leurprésence. Le lendemain, l’argent était toujours sur la rive. Entretien avec Mémé Clémentine, Mouila,2 juillet 2007.38. Voir J. Tonda et le concept de sacrifice gratuit dans Le Souverain moderne…, op. cit. Sur le conceptde sacrifice transgressif, voir F. Bernault, « Body, power… », art. cit.39. Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002.40. Entretien avec M. Mamadou, Mouila, 3 juin 2002.41. Voir note 33.

incapable de rematérialiser le fusil neuf dans le monde visible (qu’il a dû rendre invisible pour l’emporter dans son voyage mystique de retour) et,d’autre part, de protéger le secret de sa magie, il se donne la mort 42.

Travail symbolique et changement du régime du fétiche

Or il est impossible de ne pas remarquer que le passage entre matériel et immatériel, visible et invisible, est emblématique d’un autre : le travailsymbolique, labeur de toute société qui consiste à créer un lien entre une réalité physique et un sens abstrait. Pour Bourdieu, le travail symbolique est « l’alchimie » qui consiste à masquer et « enchanter » les rapports sociaux(particulièrement les rapports de pouvoir et d’oppression) 43. Pour Castoriadis,la fonction symbolique est la figuration des rapports sociaux, « la capacité devoir et de penser en une chose ce qu’elle n’est pas 44 ». Dans le régime du féticheancestral au Sud-Gabon, une partie de ce travail symbolique était donc assurépar le fétiche qui liait les objets matériels (les fétiches et les biens) à la puissancematérielle-immatérielle 45 des génies, ancêtres ou esprits, et qui figurait leurpouvoir sous la forme d’un génie, de statues et de charmes.

Il faut s’arrêter brièvement sur cette question difficile resurgie récemmentdans les sciences sociales afin de comprendre comment le régime du fétichefut remanié au Gabon pendant la période coloniale et postcoloniale, et de sai-sir l’effet de ces reconfigurations sur les enjeux politiques contemporains 46.

Nous avons vu comment la logique du fétiche au Gabon fonctionnaitd’abord comme une pratique rituelle et une trame explicative selon laquelleles gens pensaient la matérialisation des objets comme résultant d’un échangeentre divinité et hommes forts, et comme la manifestation d’un pouvoir secret.Ce faisant, le fétiche instituait les positions et les compétences des spécia-listes qualifiés pour participer à cet échange (Pygmées, puis nganga, puisBlancs et, nous y reviendrons, politiciens modernes), leur capacité à en

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La chair et son secret : transfiguration du fétiche et incertitude symbolique au Sud-Gabon109

42. Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 6 juin 2002.43. P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 183.44. C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 142.45. Sur l’absence de compartementalisation entre ces catégories dans la pensée indigène, voir F. Bernault, « Body, power… », art. cit.46. M. Tobia-Chadeisson, Le Fétiche africain. Chronique d’un « malentendu », Paris, L’Harmattan, 2000 ;W. Pietz, Le Fétiche. Généalogie d’un problème, Paris, Kargo/L’Éclat, 2005 ; F. Bernault, « De la moder-nité comme impuissance. Fétichisme et crise du politique en Afrique équatoriale et ailleurs », Cahiersd’études africaines, n° 195, 2009, p. 747-774 ; J. Tonda, « Le fétichisme », in R. Azria et D. Hervieu-Léger(dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, PUF, à paraître en 2010.

protéger le secret et à en recueillir les fruits pour les redistribuer en partie àla communauté. L’échange était permis par le sacrifice : don et contre-don desobjets contre les offrandes apportées et occasionnellement, dans le temps du mythe, contre une personne (sacrifice pris en charge par les hommes fortset savants). Le fétiche lui-même était imaginé comme la force magique convo-quée ou composée soit sous la forme d’une substance ou d’un « esprit » placédans un réceptacle que les Occidentaux qualifieraient de « matériel » (statues,charmes, reliquaires, médicaments, « objets forts » ou chargés 47), soit dansdes figures que les mêmes Occidentaux qualifieraient d’« imaginaires », maisque la pensée indigène 48 envisage comme existant à la fois physiquement etidéellement (Murhumi, les génies, les divinités, les esprits, les ancêtres, qui appa-raissent aux hommes forts sous forme de rêves ou de visions 49). Le fétiche,comme le rappelle Murhumi, était justement la figure qui permettait la croyancedans la circulation des forces, du pouvoir et des réalités immatérielles etmatérielles, immanentes et transcendantes, manifestes et invisibles.

On sait par ailleurs que la compréhension du régime du fétiche en Afriqueéquatoriale est aujourd’hui rendue opaque en raison des immenses problèmesphilosophiques auxquels cette idée donna naissance dans la pensée occi-dentale 50, mais aussi parce qu’elle cristallisa pour les Européens la marque del’Autre, de l’Africain superstitieux soumis aux caprices d’une foi sans logiqueet, surtout, tout entière tournée vers le culte du matériel. En Occident, lefétichisme est devenu synonyme de l’incapacité des Africains à opérer unetranscendance, à « voir au-delà » des objets matériels qu’ils croient erronémentinvestis de pouvoir, à se figurer des lois générales, et donc à opérer un travailsymbolique sur le visible et l’immédiat 51. Si cette vision raciste repose sur un malentendu et une véritable méconnaissance organisée de la logique dufétiche dans la pratique et la théorie indigènes, elle se concrétisa en colonie pardes politiques précises qui contribuèrent sur le terrain à créer une confusionimportante dans les imaginaires indigènes du fétiche.

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47. Au Congo voisin, les minkissi (fétiches) pouvaient tout simplement être le corps même du ngangaou du chef. Sur la substance sorcière des fétiches et sa présence dans le corps des hommes forts, voir F. Bernault, « Body, power… », art. cit.48. Cette expression est employée ici non de manière anachronique, mais comme un équivalent de local, émique ou autochtone. Indigène permet cependant, à la différence de ces termes, d’inclurel’épaisseur de l’historicité coloniale et postcoloniale, en rappelant les hiérarchies raciales et socialesmises en place durant ces périodes.49. Sur les minkissi, voir W. MacGaffey, Kongo Political Culture…, op. cit. Sur les visions, voir le travaild’André Mary sur la culture visuelle au Gabon examinée à la lumière des révélations du Bwiti : A. Mary, Le Défi du syncrétisme…, op. cit., p. 447 et suiv.50. Voir W. Pietz, Le Fétiche…, op. cit.51. Ibid., p. 13.

Mais il y a plus : la pensée européenne du matériel et de l’immatériel étaiten réalité elle-même une pensée fétichiste. Sans que nous puissions entrer icidans le détail d’une démonstration que nous avons menée ailleurs 52, les Blancsen colonie conçurent leur puissance politique et sociale comme dérivant enpartie de la force matérielle et du pouvoir sacré portés par le corps humain.Mais au moment même où cette croyance et ces pratiques se déployaient encolonie, le pouvoir blanc ne s’appréhendait lui-même que dans le déni decette réalité.

Historiquement, le fait que l’imaginaire européen du pouvoir ait redoubléle pouvoir fétichiste tout en le niant déboucha sur une bifurcation philoso-phique et pratique particulièrement dissolvante pour la pensée indigène. Lesmissionnaires soutinrent d’abord la proposition chrétienne de l’incarnation de Dieu et le caractère fétiche du pouvoir divin, puis imposèrent ensuite une érosion partielle de la relation entretenue entre les signifiés (la puissance)et leurs signes (figures ou symboles), défendant le passage à une logiqueopposée à celle de l’incarnation, celle du symbolisme dématérialisé. Dans les milieux laïques, les Blancs insistèrent sur une relation nouvelle entre lepouvoir et sa manifestation matérielle, selon laquelle il fallait transcenderradicalement la matérialité des symboles du pouvoir pour ne « voir » que leslois abstraites et désincarnées (Dieu, la science, l’ordre naturel) vers lesquellesceux-ci faisaient signe. En outre, les symboles et les signes, c’est-à-dire lesreprésentations visuelles de ces lois transcendantales, connurent un glisse-ment de nature. De matériel et relativement stables (la croix chrétienne parexemple), ils deviennent de plus en plus visuels et flottants 53, réduits à desimages ou à des signes abstraits et arbitraires, et perdant le lien fort qu’ilsentretenaient auparavant avec leur signifié : la chose du fétiche.

La Vierge, la Sirène et le Crucifié

Au-delà de leur pouvoir sur les biens matériels, c’est donc sur la présence-absence des dieux eux-mêmes qu’il faut maintenant réfléchir pour comprendrela logique de ce retournement historique : comment l’imaginaire du pouvoirest passé de l’ordre du fétiche à ce que j’appelle l’ordre de l’incertitude symbolique.

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La chair et son secret : transfiguration du fétiche et incertitude symbolique au Sud-Gabon111

52. F. Bernault, « Body, power… », art. cit.53. Emprunt libre à Jean Baudrillard sur le simulacre et l’hyperréalité. Voir J. Baudrillard, L’Échangesymbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976.

Pendant la période coloniale 54, la proposition de l’incarnation chrétienneredouble l’ordre du fétiche en confirmant la symétrie entre pouvoir de maté-rialisation-apparition de Dieu et son pouvoir d’immatérialisation-disparition.La tradition chrétienne offre des similarités frappantes avec le folklore deMurhumi. Alors que la Sirène est immergée dans des séquences d’apparitionet de dissimulation et fonde sa puissance sur son invisibilité 55, l’évangéli-sation du Sud-Gabon propose à partir de la fin du XIXe siècle un réservoird’interprétations sur la manière dont les dieux apparaissent et disparaissentet surtout, notion nouvelle du christianisme, dont ils s’incarnent dans l’ordrematériel et visible. Les références mystiques et philosophiques qui deviennentdisponibles aux convertis – ou simplement aux témoins de la puissance desBlancs – confirment alors la logique du fétiche et le jeu de circulation des dieuxet de leur chose (puissance) entre visible et invisible. En donnant naissance audieu-homme, engendré sans rapport sexuel, la Vierge 56 devient le fétiche deDieu et des hommes, son ventre le nkissi, sa chose le fils divin. La divinité et la physicalité du Christ, à la fois homme et Dieu, sont composés par l’Espritdans le ventre de la Vierge, réservoir sacré de l’œuvre divine 57.

Parmi les épisodes du Nouveau Testament qui discutent de l’incarnation duChrist, la mise au tombeau recèle peut-être les éléments les plus éclairantssur le schéma chrétien de l’apparition-dématérialisation du dieu, schémaparallèle à la disparition révélatrice de la puissance de Murhumi. La mort duChrist sur la croix et son enterrement sont l’ultime manifestation de la maté-rialité et de l’humanité du fils de Dieu, en même temps qu’ils mettent unterme à l’incarnation. Mais c’est la découverte de la disparition du corps de Jésus et la vision du tombeau ouvert qui prouvent la résurrection 58. La

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54. Entendue ici au sens large, l’évangélisation chrétienne ayant commencé au Gabon dès avant la conquête formelle.55. Ce qui confirme l’intuition de Michèle Tobia-Chadeisson sur le fétiche comme pouvoir de l’absence. Voir M. Tobia-Chadeisson, Le Fétiche africain…, op. cit.56. La Vierge a joué et joue toujours un rôle central dans les cosmologies modernes du Sud-Gabon,peut-être parce qu’elle fut abondamment utilisée par l’évangélisation missionnaire. Sur la combinaisonentre la Vierge Marie et les figures syncrétiques au Gabon, voir A. Mary, Le Défi du syncrétisme…, op. cit., particulièrement p. 478 et suiv. ; J. M. Cinnamon, « Ambivalent power : anti-sorcery and occultsubjugation in late colonial Gabon », Journal of Colonialism and Colonial History, vol. 3, n° 3, 2002, p. 1-27.57. Selon la tradition du clan punu qui la revendique comme ancêtre, Murhumi est également « le ventre » (l’ancêtre) du clan par les enfants qu’elle a eus avec Dibur-Simbu.58. Suivie par quelques brefs épisodes où les apôtres rencontrent et voient (sans le reconnaître) le Christ.Les Évangiles selon Marc (16.7 et 16.14) et selon Mathieu (28.9 et 28.16-17) sont sur ce point les plussuccincts, l’Évangile selon Luc (24.1-52) est le plus détaillé.

preuve la plus importante de la réincarnation du Christ est donc le vide dutombeau : la résurrection est fondée sur l’absence, la disparition du corpsmatériel.

La proposition de l’incarnation et de la résurrection chrétienne redoublaitdonc l’ordre du fétiche indigène : elle confirmait le pouvoir de la chair par lapossibilité de son passage entre visible et invisible, entre ordre matériel etimmatériel. Le sacré – c’est-à-dire le pouvoir – était exprimé au Sud-Gabon par le mouvement ou la conjonction entre la matérialité des choses et leurtranscendance. Signes-réceptacles de réalités doublement matérielles etimmatérielles (les dieux), les fétiches participent à la fois de ces deux ordres.La communion autour du vin et de l’hostie, consacrés « sang » et « corps » duChrist, est emblématique de ces passages. De même, dans la tradition chré-tienne, le vin et l’hostie sont des objets (con)sacrés à la fois matériels et pré-sents, tangibles et limités, et supports du pouvoir immatériel de Dieu aumoment de la communion. Pour les indigènes convertis, la proposition chré-tienne sur le rapport entre signes et objets matériels de la puissance-présencede Dieu n’est donc pas en contradiction avec le régime local du fétiche, etconfirme l’essentiel des attributs du pouvoir sacré, le passage entre visibilitéet invisibilité, l’apparition et la disparition de la chair, l’incarnation des corpset l’évanouissement des dieux en spectres ou en images. En termes chrétiens et occidentaux, ce passage se nomme la transcendance. Le discours laïque,sociologique et philosophique l’appelle figuration et travail symbolique.

Pourtant, ces rituels de l’incarnation chrétienne furent accompagnés encolonie par une autre logique de fond, un procès de désenchantement desfétiches, influencé d’abord par la rationalisation du culte chrétien au momentdes Lumières 59, puis par les préoccupations particulières des missionnairesblancs établis en Afrique équatoriale. Les objets qui recelaient la puissanceincarnée de Dieu (croix, hostie, reliques des saints) furent progressivementinterprétés comme de simples symboles, relativement arbitraires, d’un pouvoirqui ne les habitait plus. En colonie, ce changement fut radicalisé afin de différencier la religion chrétienne des croyances africaines, condamnées commeadoration idolâtre des signes du divin plutôt que du divin lui-même. Jouèrentici, bien sûr, les stéréotypes du fétichisme africain qui encourageaient lesmissionnaires à soustraire les images et les symboles de la foi chrétienne aux

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La chair et son secret : transfiguration du fétiche et incertitude symbolique au Sud-Gabon113

59. R. Ladous, «Le spiritisme et les démons dans les catéchismes français du XIXe siècle», in J.-B. Martin(dir.), Le Défi magique. II. Satanisme, sorcellerie, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 203-228.Voir aussi M. Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard,1985.

croyances locales pour empêcher leur transformation en fétiches. Les objets-supports de l’incarnation du Christ furent donc présentés comme des signesvides, impuissants en eux-mêmes, et porteurs d’un nouveau régime symbo-lique, un régime de physicalité sans physicalité, où la réalité de la puissanceétait désormais détachée de ses manifestations matérielles 60.

Dans les milieux laïques de la colonie gabonaise, la matérialité des objetsfut de son côté présentée comme la manifestation circonstancielle d’une réalité intemporelle et universelle. Pour le nouvel esprit scientifique dominantdepuis la fin du XVIIIe siècle, le monde physique fait référence à quelquechose de plus général et invisible, un ordre abstrait, mental et rationnel quirégule la nature et « les choses 61 ». Cet ethos scientiste envisage les réalisationsdes hommes et de leur travail comme résultant de lois aussi naturellesqu’abstraites. Le pont sur la rivière manifeste la prévisibilité d’une techniqueet l’application de la science de l’ingénierie. La chose des Blancs, leur pouvoirsur le monde et leur autorité politique, le « pourquoi ça marche », est, dansl’esprit des Blancs eux-mêmes, la puissance abstraite et rationalisée de latranscendance scientifique, ou de ce que les Européens appelèrent en colonie,sur le plan moral et politique, la « civilisation » et le « progrès ».

Au Gabon, la colonisation aboutit donc à un ré-enchantement paradoxal du monde et du pouvoir. Non pas, comme l’interprétation classique et cultu-raliste le voudrait, parce que les indigènes superstitieux auraient interprété demanière mystique (et erronée) les manifestations de la puissance blanche,mais parce que cette puissance fut comprise et expliquée par les Blancs eux-mêmes comme un fétiche, une manifestation matérielle et incarnée qui révélaitle pouvoir de lois désincarnées. Néanmoins, simultanément à ce procès de ré-enchantement, le pouvoir blanc attaqua les figures du fétiche. Aujourd’huiréduite à des symboles vides et à des images, à des manifestations visuellesdont on ne sait plus si elles peuvent recéler et réaliser la puissance des dieux,la figure du fétiche incarne une absence exprimant, plutôt que le stade ultimedu pouvoir mystique, la possibilité d’une vacuité permanente, le soupçon d’uneimpuissance définitive de la chose qu’il invoque et évoque, mais ne réussit nià manifester ni à réaliser. On passe ainsi au régime de l’incertitude symbolique.

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60. Ceci repose sur le déni par les chrétiens blancs de leur propre participation à un régime du fétiche, de leur propre obéissance à la croyance dans la consubstantialité du matériel et de l’immatériel et dans le fait que le pouvoir et la puissance (des dieux, de la science, etc.) peuvent se rencontrer et se présentifier dans les objets de culte (ou, d’ailleurs, dans tous les objets). Voir F. Bernault, « Body, power… », art. cit.61. M. Adas, Machines as the Measure of Men. Science, Technology, and Ideologies of Western Dominance,Ithaca (NY), Cornell University Press, 1989.

Le secret et ses doubles : la transfiguration du fétiche

« Même quand le Blanc part, un signe reste 62. »

La séquence finale du mythe sur la présence-absence de Murhumi illustrela transition historique vers ce nouveau régime de représentation et de loca-lisation du pouvoir. Dans les années 1960, la femme d’un résident français deMouila, Mme Tailleur, aperçoit un jour la Sirène sur le pont grâce à des jumel-les. Elle alerte alors son mari, M. Tailleur, qui se saisit de son appareil photoet immortalise Murhumi sous forme d’image photographique. Les deux Euro-péens prêtent le cliché à un artiste gabonais local, Pierre Mzengui, qui sculpted’après le modèle une statue en bois de la Sirène, objet des convoitises muni-cipales et politiciennes observées en 2002 et 2007 63. La statue représente la Sirènede face, dévoilant son mystère. Selon les informateurs, M. et Mme Tailleur nesubissent aucune des conséquences subies par les infortunés Tsamba et Magotsi.Ils survivent et repartent du Gabon sans encombre en emportant la photo deMurhumi 64.

Le mythe positionne d’abord les Blancs comme les nouveaux ancêtres ougénies de Mouila, à l’issue d’un triple larcin : les Tailleur objectifient l’imagede Murhumi, détruisant son pouvoir comme les Blancs ont volé les fétiches deshommes forts du Gabon ; ils remplacent les nganga ; enfin, ils usurpent la placede Murhumi dans l’échange ancestral 65. En effet, les Blancs ne succèdent passeulement aux nganga comme spécialistes rituels intercédant auprès du dieupour obtenir les outils, ils sont devenus le dieu lui-même puisqu’ils possèdentdéjà les objets matériels (jumelles et appareil photo) qui vident Murhumi,grâce à l’exposition photographique, de son secret et de sa puissance.

Le second enseignement de l’anecdote est que l’exposition-usurpation deMurhumi, qui ouvre une nouvelle ère de l’incertitude sur la relation entre

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La chair et son secret : transfiguration du fétiche et incertitude symbolique au Sud-Gabon115

62. Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juillet 2007.63. Entretien avec E., du clan Dibur-Simbu, Mouila, 1er et 3 juin 2002 ; entretiens avec D. Baboussa,Mouila, 2 et 4 juin 2002 ; entretien avec M. Mugwangu, Mouila, 2 juin 2002.64. Certains informateurs nous disent que la statue est devenue introuvable, et commentent: «les Blancs,comme d’habitude, ont pris la statue qu’ils ont trouvé belle ». À nos questions sur le sort de la photo,on répond : « Comment est-ce que les Blancs auraient pu ne pas prendre cette photo ? ». Entretien avecD. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002.65. Le vocabulaire même de la photographie (« prendre une photo », « capter une image ») traduitclairement ce parallèle. La photo immobilise Murhumi dans un état matériel et visible qui la privede son pouvoir.

pouvoir et images, s’effectue concrètement selon un travail que nous appel-lons la transfiguration des fétiches. Le premier terme de ce concept est empruntéà la définition de Pierre Bourdieu du travail symbolique. Dans la société kabylequi lui sert d’exemple, les rapports économiques sont enchantés par le fait quetous les partenaires s’attachent à nier le poids de l’exploitation en ne parlantque de dettes d’honneur, de relations affectives et personnelles qui trans-figurent et euphémisent l’oppression réelle 66. Au Sud-Gabon, Murhumi est lafigure enchanteresse des rapports sociaux, c’est elle qui transfigure les relationsde pouvoir. Dans le temps ancestral, la Sirène est l’incarnation symbolique dela domination des nganga fondée sur l’accès aux biens matériels. Dans le tempscolonial, les Blancs remplacent la Sirène comme ancêtres mythiques et nou-velles figures symboliques des rapports de force. La photographie de Murhumiillustre le passage non seulement d’un ordre de pouvoir à un autre, mais aussid’un régime de figuration symbolique à un autre. Remarquablement, et contrai-rement à l’exemple utilisé par Bourdieu et la sociologie classique, cette tran-sition se donne à voir littéralement. En effet, la capture de Murhumi opéréepar les Tailleur à travers la fixation photographique est un mythe qui lui-même, plutôt que de cacher le sens de la transition sous une nouvelle couched’euphémismes symboliques, la révèle directement. Le récit de la révélationphotographique exprime le passage général des sociétés locales au nouveaurégime de figuration des fétiches et de l’incertitude symbolique qui lie ceux-cià leurs images. L’anecdote montre immédiatement comment le changementdes relations de pouvoir provoqué par les Blancs a été réalisé au travers destratégies à la fois visuelles, matérielles et symboliques. Elle décrit enfincomment la transformation des fétiches puissants en images impotentes s’est effectuée par la transfiguration de la chose même, Murhumi, qui assuraitle travail symbolique dans les sociétés ancestrales. Ce qu’il faut retenir ici estque le pouvoir au Sud-Gabon et sa reconfiguration au moment colonialreposaient et reposent toujours sur un terrain central où se jouent les batail-les les plus féroces de la domination : la relation entre objets matériels, visuels et symboliques ou, dit autrement, le terrain des politiques visuelles et symboliques de la domination.

À Mouila, la simple (et vertigineuse) énigme que la transfiguration du fétiche en photo pose aux habitants est la suivante : comment voir où se trouvele pouvoir ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler que le mythe de

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66. P. Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 183-187. Parce que l’enchantement des rapports de forceempêche les opprimés de comprendre la réalité de leur exploitation, il l’appelle aussi « violencesymbolique ».

Murhumi met en scène une double transfiguration du fétiche. La capturevisuelle opérée par les Blancs ne peut être réduite à une simple objectification-neutralisation des anciens pouvoirs. Certes, en lui ôtant son secret (l’épisodedes Tailleur) et, plus tard en essayant de mettre sa statue dans un mausoléepublic, ouvert à tous les vents et à tous les regards, dans un «non-lieu lignager67»(la place de la Mairie) qui déconnecte Murhumi de sa relation ancestrale etmystique avec un clan particulier, les Blancs d’hier et d’aujourd’hui (les poli-ticiens) castrent le génie en l’objectivant et en l’exposant. Certes, on a aussi affaireici à des ambitions qui montrent l’intervention d’un nouveau pouvoir, celuide l’État moderne : l’identification de Murhumi par l’appareil des Tailleur est typique de l’intervention de la bureaucratie ou du pouvoir public, visiblepar exemple sur les cartes d’identité 68. Mais l’important est que la photo desTailleur produit deux représentations visuelles de la Sirène, l’image et la statueen bois. Cette double figuration confirme la nouvelle incertitude symboliqueentre pouvoir des fétiches et signes du pouvoir, cette nouvelle relation insai-sissable, instable et imprévisible entre les « choses » au double sens du terme(les objets matériels et le pouvoir mystique) et leur représentation.

Sous quelle forme trouve-t-on Murhumi aujourd’hui à Mouila ? D’une partelle circule en ville sous forme d’armoiries de la ville, un symbole vacantengendré mécaniquement par les choses des Blancs, l’appareil photo etl’imprimerie, qui traduisent la défaite du fétiche dans ce que son pouvoiravait de plus précieux et de plus inquiétant, l’invisibilité et le secret. Cetemblème, reproduit sur les drapeaux de la ville, les timbres de 1000 francs CFAet les papiers à en-tête de la mairie, figure Murhumi sous les traits d’unesirène qui tient des deux bras une queue de poisson double, représentée de face et surmontée par une clé et une crosse d’évêque (Mouila est l’évêché de la Ngounié) [fig. 2]. Décevant les promesses de l’incarnation et de la résur-rection, cette image résulte directement de la dématérialisation coloniale desfétiches et de leur transfiguration en clichés mécaniquement reproductibles,en vignettes impotentes qui ne font peur à personne. Mais la fabrication d’unestatue en bois de la Sirène (et les batailles autour de celle-ci) montre qu’unetransfiguration parallèle a eu lieu, porteuse des désirs de ceux qui tentent defaire revivre le pouvoir du fétiche incertain.

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67. M. Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.68. Documents directement concurrents de la connaissance et du secret lignagers. Voir sur cettequestion J. Tonda, « La figure invisible du Souverain moderne », Rupture-Solidarité, n° 3 : Rites etdépossessions, Paris, Karthala, 2004, p. 197.

Joseph Tonda et nous-même avons eu accès en 2002 à la statue de Murhumi,conservée dans une réserve de la mairie de Mouila et destinée à être placée dans le mausolée de la grande place. Ce bas-relief en bois verni, signé et daté« Mzengui P., 1964 », représente la Sirène de face, effet du mystère perdu parle génie dans sa confrontation avec le couple Tailleur [fig. 3]. Croisant les brasderrière la tête en signe de détresse, le haut du corps orné d’un collier et deboucles d’oreilles, Murhumi présente un visage mêlant les attributs d’unefemme gabonaise aux traits stylisés d’un masque punu, surmonté par troistresses en triangle. Un anneau glissé à l’extrémité de sa queue de poissonsymbolise la richesse. Une clé tournée vers le haut (symbole de l’infini), situéedans le coin supérieur droit, et une clé tournée vers le bas (symbole du fini),dans le coin supérieur gauche, encadrent la Sirène. Notre guide rappelle queces images sont des symboles appartenant au répertoire de la franc-maçon-nerie 69. Toute la question pour les habitants de Mouila est de savoir si la statue en bois du sculpteur Pierre Mzengui, objet matériel, unique et caché, est ou non un fétiche, c’est-à-dire si elle reste capable de garantir, depuis son existence matérielle protégée dans une alcôve secrète, la force des autresreproductions-manifestations de la Sirène 70. Est-elle demeurée une chose, c’est-à-dire non pas un objet matériel impuissant au sens occidental, mais un objet magique qui peut être chargé et prendre en charge le renouveau du sacrifice ?

On raconte que la statue de Murhumi fut peu après sa réalisation par lesculpteur accaparée par un personnage louche de Mouila, un certain NzaouLikakou, escroc anciennement détenu au Tchad, qui la garda dans un endroitsecret et, jusqu’à sa mort survenue en 1999 ou en 2000, la montra aux curieuxcontre espèces sonnantes et trébuchantes 71. Un scénario tentant se dresse,celui de la commodification de la Sirène, transformée en marchandise, en objet privatisé, qui ne sert plus sous forme de statue impuissante qu’à pro-duire un profit marchand pour le seul bénéfice d’un individu mercenaire.L’hypothèse, sans être fausse, est intensément réductrice 72. Elle masque lesens du procès historique de transfiguration du fétiche conceptualisé dans

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69. Visite et entretien avec M. M’Badinga-Mamfoumbi, adjoint au maire de Mouila, 4 juin 2002.Malgré notre demande expresse, nous ne pûmes prendre de photo de la statue et dûmes nous contenter de la reproduire en dessin.70. Sur le pouvoir et la valeur des objets non échangeables, voir M. Godelier, L’Énigme du don, Paris,Fayard, 1996.71. Entretien avec M. Mamadou, Mouila, 3 juin 2002 et avec D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002.72. Une autre hypothèse réductrice interprèterait la statue comme un avatar des syncrétismesgabonais, montrant la puissance indigène de captation et de réinvention du stock spirituel

cet article, et qui constitue selon nous le contenu caché du folklore de Murhumi.Ce qui se passe dans la réapparition de Murhumi en statue n’est pas sim-plement la marque de la marchandisation et de la désacralisation du fétiche,mais plutôt la preuve que la matérialisation (des objets, des substances sorcières, des génies-ancêtres, des insignes des partis politiques) reste envisagéecomme travail du sacré et, bien que désormais menacé, comme le lieu fonda-mental où peut s’effectuer le travail symbolique des sociétés locales.

Si l’image photographique emportée par les Blancs est le négatif, la chosede Murhumi que les Blancs ont réussi à attraper, les Noirs continuent detravailler, comme l’anecdote du sculpteur et de l’escroc le suggère, à réincarneret à recomposer Murhumi en fétiche. Fils d’un nganga réputé nommé DikakouNgouassou, Nzaou est bien un spécialiste rituel 73. Le contrôle qu’il exercesur la statue est celui d’un homme fort qui se montre capable, en remplaçantle sacrifice humain par l’argent, de prendre en charge le sacrifice exigé par le réenclenchement du pouvoir du génie. Craint par les habitants de Mouila(« qui n’avait pas peur de lui 74 ? ») il réussit à redonner le statut de fétiche àla statue de Murhumi. Il la «nettoie 75 », la garde au secret, restaure sa puissance.Sous son avatar en bois sculpté, les habitants de Mouila croient que Murhumipeut redevenir un nkissi, un ventre fétiche qui réorganise la circulation dupouvoir entre hommes et dieux.

La double transfiguration de Murhumi en statue et en armoiries montre ainsi comment la mise en relation des symboles et du pouvoir qu’ils signifienta été travaillée par une bifurcation symbolique pendant le régime colonial. À travers sa fixation photographique, puis sa trivialisation en armoiries muni-cipales, le fétiche a été réalisé en symbole vide, produit du procès partiel dedésacralisation colonial. Déconnecté du pouvoir et de sa chose, il est devenu

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occidental, et l’habileté de la tradition locale à s’articuler aux flux de la modernité. C’est toute laproblématique des recherches en cours sur les Mami Wata et autres figures de la sorcellerie marchandeen Afrique, qui lient syncrétismes et capitalisme mondial. Voir B. Meyer « Commodities and the power of prayer : pentecostalist attitudes towards consumption in contemporary Ghana », in B. Meyer et P. Geschiere (dir.), Globalization and Identity. Dialectics of Flow and Closure, Oxford,Blackwell, 1999, p. 151-176 ; J. Comaroff et J. L. Comaroff, « Occult economies and the violence ofabstraction : notes from the South African postcolony », American Ethnologist, vol. 26, n° 2, 1999, p. 279-303 ; S. Ellis, The Mask of Anarchy. The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, New York, NYU Press, 1999.73. Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juillet 2007.74. Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002.75. Ibid. Le nettoiement ou le « lavage » des fétiches est un acte cultuel classique en Afrique centrale,qui produit une eau magique, un « médicament » qui véhicule le pouvoir de la chose et peut servirà « laver » le corps des malades.

simple signe. Mais parallèlement, l’image photographique a donné naissance,a réengendré un nouveau fétiche au pouvoir incertain, la statue en bois, objetmatériel et métonymique potentiellement rechargeable en puissance.

Sur le terrain, aujourd’hui, la question fondamentale pour les habitants de Mouila peut se formuler ainsi : où est la chose de Murhumi, et comment laconvoquer ? Les images et les emblèmes des partis politiques qui circulent à Mouila sont-ils des fétiches ? La multiplication de leurs représentationsvisuelles dans les médias, la publicité et les campagnes électorales, démontrent-t-elle la continuité de leur pouvoir ou la défaite de celui-ci ? Les accessoirespolitiques des grands, leurs regalia, leurs symboles politiques (la Mami Watade Pierre Mamboundou, la main blanche d’Omar Bongo) sont-ils le signe oule fétiche du pouvoir des hommes politiques ? Ou bien les Blancs, en partant,ont-ils caché les vrais « rouages » de la connexion entre symboles et choses ?

Comme Murhumi, M. et Mme Tailleur sont partis. Ils ont disparu, empor-tant le cliché original de la Sirène et laissant seulement à Mouila deux chosesindécises : le signe plat des armoiries et une statue au pouvoir indéterminé. Quipeut désormais ressusciter Murhumi en fétiche ?

ÀMouila, les peurs diffuses mais fortes sur les demandes qu’aura le génierestauré, soit un crime rituel et le sacrifice d’une victime innocente, montrentque le contexte du travail que ce fétiche peut entreprendre a radicalementchangé. Si on « sort » Murhumi, dit-on, elle va « prendre » quelqu’un. Larestauration de l’ordre ancien du fétiche, qui organisait l’accès aux biens etla circulation du don et du contre-don entre hommes et dieux, exigerait en

effet d’immoler une victime et de charger le mausolée avec ses reliques. C’est donc par l’analyse des changements historiques du sacrifice au XXe sièclequ’il faut à présent conclure.

Aucun des éléments qui, dans l’ancienne séquence sacrificielle de Murhumi,garantissaient le bon déroulement du travail du fétiche ne semblent aujourd’huisubsister dans le projet du placement de la statue de la Sirène sur la grandeplace de Mouila. Le mausolée expose le fétiche et dévoile son secret 76. Certes, la place rassemble dans un apparent accord syncrétique les nouveauxlieux du pouvoir gabonais (le Palais de Justice et la Mairie) et les anciensbâtiments de l’administration coloniale, (la résidence administrative aujour-d’hui convertie en bureaux abritant divers services municipaux et provinciaux,et l’ancien palais du gouverneur de la province). Le mausolée se dresse non

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76. On parle même d’installer le bas-relief de Murhumi sur un socle tournant éclairé par des lumières électriques. Entretien avec M. M’Badinga Mamfoumbi, Mouila, 4 juin 2002.

loin de la rivière, tout près de l’ancien embarcadère où l’on prenait le bacreliant les deux rives de la ville coloniale, rappel du temps où les caprices de la navigation n’avaient pas encore cédé à la matérialité têtue du pont. Mais il nie la puissance lignagère du clan « possesseur » de Murhumi, lesDibur-Simbu, barrant la possibilité aux nganga du clan de prendre en chargele sacrifice à la Sirène. Ce déplacement autorise en retour toute une série dedérégulations et la possibilité de crimes rituels commis par des meurtriers(non des sacrificateurs) contre des victimes inappropriées et choisies au hasard.Le mausolée lui-même ressemble à une caricature du pont des Blancs. Construiten béton, carrelage et fer forgé, matériaux empruntés à l’ouvrage d’art, son architecture bâtarde enferme sans protéger et, au contraire du pont, échoue à relier les divers « lieux » physiques et symboliques de Mouila, territoiressacrés du pouvoir, monde de l’invisible et monde du visible, et territoires claniques et citadins en dispute, monde rivaux dont la compétition est encouragée plutôt qu’apaisée par la controverse sur l’inauguration de la statue.

En admettant que l’on puisse « sortir » Murhumi et recomposer son pouvoir,qui va se charger du sacrifice rituel, au nom de qui et pourquoi ? Qui va payeraujourd’hui la promesse de l’accès aux biens ? Les Blancs eux-mêmes ont évité de payer le prix de leur alliance avec le fétiche et ont transféré le coût du sacrifice sur les Noirs. Les citadins ordinaires de Mouila savent que siMurhumi est ré-instituée en fétiche du pouvoir, la victime sera choisie parmieux, et que le sacrifice ne servira pas les intérêts locaux mais ceux d’outsidersprédateurs prêts à se substituer aux nganga légitimes. Les autorités de Mouilane veulent pas se charger de mettre en circulation le pouvoir du fétiche. Lesanciens du clan Dibur-Simbu n’ont aujourd’hui personne qui puisse jouer lerôle de gardien du génie, et sont tenus à distance de la statue par les autrespouvoirs, municipaux et nationaux 77. Le préfet de la région, étranger à Mouilaet représentant de l’État concurrent du pouvoir local, est opposé au projet. Restedonc une unique possibilité : que le pouvoir de Murhumi soit recomposé etcapté au moment des fêtes de l’Indépendance ou des campagnes électoralespar les nouveaux puissants, les politiciens nationaux ou un des gros députésdu cru, membres d’une classe réputée pour son âpreté au gain et ses pouvoirsmystiques. Parmi ceux qu’on évoque à demi-mot, le « petit Léon Mba » (ledéputé Diramba), le « petit Bongo » (le député Maganga Moussavou), et PierreMamboundou, leader de la ville de Ndende, magicien réputé et possesseur

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77. Entretien avec E., Mouila, 1er juin 2002, et avec Mémé Clémentine, Mouila, 2 juillet 2007.

de Mami Wata. Dans ce cas, il est aisé de prédire l’issue de la séquence dusacrifice : les gros, qui seuls auront la puissance nécessaire, sacrifieront unevictime innocente de la ville et accapareront les biens délivrés par la Sirène.Quant aux habitants de Mouila, ils n’auront rien. Comme le résume sobrementune ancienne du clan Dibur-Simbu, « les hommes politiques ont le vampire des Blancs mais quant ils l’utilisent c’est pour tuer les leurs comme si c’étaitdes poules 78 ».

Si personne parmi les spécialistes traditionnels et légitimes ne peut se char-ger du sacrifice, il n’y a plus que des sacrifices sauvages et criminels 79. En 2007,l’absence de résolution de ces dilemmes expliquait pourquoi le mausolée deMurhumi restait vide et la statue introuvable. Dans un rêve cet été-là, unevieille du clan Dibur-Simbu vit la Sirène sortir du gouvernorat et quitter la villeen «signe» de mépris envers la politique gabonaise 80. Dans les récits de défaiteet de peur qui racontent aujourd’hui la Sirène de Mouila, le problème est desavoir si ce signe est une vraie chose, ou ne reste qu’un signe n

Florence Bernault

Université du Wisconsin, Madison

Abstract

The flesh and its secret : transfiguring fetishes and undermining the symbolic

in Gabon

In 2002 and 2007, while local and national politicians campaigned in southern

Gabon, the provincial town of Mouila debated passionately over a monument dedi-

cated to a local genie, the mermaid Murhumi. Combining the repertoire of the Virgin

Mary and Christian calvaries, of Mami Wata and commodities, of clanic competitions

and human sacrifice, Murhumi confirms the enduring power of fetishes in the Gabonese

struggles for power and goods. More importantly, the article argues that colonialism

introduced a new symbolic uncertainty in the ways in which people imagine the rela-

tionships between material goods, the power of the fetishes and the visual images that

represent them.

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78. Entretien avec Mémé Clémentine, Mouila, 2 juillet 2007.79. Conversation avec J. Tonda, 2002.80. Entretien avec Mémé Clémentine, Mouila, 2 juillet 2007.