Les stratégies de politesse en situation de "double contrainte" dans le débat télévisé des...

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LES STRATÉGIES DE POLITESSE EN SITUATION DE « DOUBLE CONTRAINTE » DANS LE DÉBAT TÉLÉVISÉ DES CHEFS DE 2008 AU CANADA THÈSE PRÉSENTÉE À LA FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES ET DE LA RECHERCHE COMME EXIGENCE PARTIELLE À L’OBTENTION DE LA MAÎTRISE Ès ARTS (SCIENCES DU LANGAGE) PAR Steeve FERRON SOUS LA DIRECTION DE SYLVIA KASPARIAN DÉPARTEMENT D’ÉTUDES FRANÇAISES UNIVERSITÉ DE MONCTON MONCTON, LE 30 MAI 2014

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LES STRATÉGIES DE POLITESSE EN SITUATION DE « DOUBLE

CONTRAINTE » DANS LE DÉBAT TÉLÉVISÉ DES CHEFS DE 2008

AU CANADA

THÈSE PRÉSENTÉE À LA

FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES ET DE LA RECHERCHE

COMME EXIGENCE PARTIELLE À L’OBTENTION DE LA

MAÎTRISE Ès ARTS (SCIENCES DU LANGAGE)

PAR

Steeve FERRON

SOUS LA DIRECTION DE

SYLVIA KASPARIAN

DÉPARTEMENT D’ÉTUDES FRANÇAISES

UNIVERSITÉ DE MONCTON

MONCTON, LE 30 MAI 2014

ii

MEMBRES DU JURY

Présidence : Jean-François Thibault,

Vice-doyen,

Faculté des arts et des sciences sociales,

Université de Moncton.

Évaluateur externe : Olivier Turbide,

Professeur,

Département de communication sociale et publique,

Université du Québec à Montréal.

Évaluateur interne : Gervais Mbarga,

Professeur,

Département d’information-communication,

Université de Moncton.

Directrice de thèse : Sylvia Kasparian,

Professeure,

Département d’études françaises – secteur linguistique

Université de Moncton.

iii

À cette « dame de Lettres » bien à moi,

ma grand-mère Catherine,

qui m’a appris à écrire mon nom.

iv

Les mots de vérité manquent souvent d’élégance.

Les paroles élégantes sont rarement vérités.

– Lao Tseu

v

REMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à souligner l’engagement de ma directrice, Sylvia Kasparian.

Malgré tous les imprévus de la vie, les montagnes russes et les chutes en cours de route,

cette dame ô combien attachante a su s’adapter comme personne d’autre ne l’aurait fait.

Elle m’a permis en toute liberté d’apprendre et de découvrir un univers insoupçonné.

Voilà l’un des plus beaux cadeaux qu’on ait pu me faire jusqu’à aujourd’hui. Je la

remercie de tout mon cœur de m’avoir enseigné pendant une brève période son art ès

analyse conversationnelle, mais aussi d’avoir eu cette forte confiance en moi, si cruciale

dans l’exercice d’un tel parcours. Ses mots ont été des baumes, plusieurs fois. Ce fut un

privilège de pouvoir compter sur sa collaboration et elle sait que je lui dois beaucoup.

Je salue la présence sur notre jury de Jean-François Thibault, qui a su démontrer

une écoute active quand j’en étais à mes premiers pas. Son parcours en science politique

et en relations internationales est plus que bienvenue. J’accueille également avec honneur

la présence de Gervais Mbarga, dont le bagage d’expérience dans le domaine du

journalisme permet d'avoir un regard juste vis-à-vis ce travail. Je remercie aussi Olivier

Turbide, pour cette chance de pouvoir compter sur son expertise, qui est directement

reliée à cette présente thèse. J’espère qu’on n’a pas fini de lire ses contributions.

Merci à Dianne Landry, secrétaire administrative en or du Département d’études

françaises (DÉF), qui a ardemment travaillé pour me faciliter les choses – et ce depuis

mes tous premiers pas, au bac. Merci aussi au DÉF pour son soutien, en plus de la

patience de ses membres – y compris ses anciens, comme Ronald Labelle, ce sage ami.

Enfin, sur un ton plus personnel, je veux remercier mes amis, qui ont été une

source d’inspiration pour moi (en plus de Goffman et du reste), et ma famille, qui a fait

tout ce qu’elle a pu pour m’aider. Je remercie aussi tendrement Mireille, dont la nature

est un doux mélange de modestie et d’ouverture d’esprit. J’ai bénéficié de sa patience et

de son soutien précieux, surtout en fin de parcours. Une ligne ou deux n’est pas assez

pour lui rendre l’honneur qu’elle mérite ici. Or, je me contenterai de clore avec ce qui

suit : oui, Friedrich Nietzche (1844-1900) affirmait que si ton regard pénétrait longtemps

au fond d’un abîme, l’abîme aussi pénétrait son regard en toi. Toutefois, Nietzche n’avait

pas prévu la présence de Mireille, avec qui l’avenir ne peut qu’être porteur d’espoir.

TOI

Tu es mon Pré-d’en-Haut ma colline vivante

Mon ile Miscou mon chemin de terre

Ma maison de bucheron mon sable de Shédiac

Ma gigue et mon rock mon folklore ma chanson

Tout ce qui me rend à moi-même

À mes cours d’eau antérieurs

Et l’histoire d’être ici retrouvé

Dans la folie de t’aimer

Raymond Guy LeBlanc (réédition 2012), « Fontaine »,

dans Cri de Terre, Moncton : Les Éditions Perce-Neige, p. 41.

vi

RÉSUMÉ

À l’aide des théories sur la politesse en analyse conversationnelle, cette recherche a

d’abord pour but de décrire les stratégies utilisées par les participants lors du débat

politique national télévisé des chefs de 2008 au Canada, alors qu’ils devaient suivre la

consigne particulière de flatter l’un de leurs adversaires. Suite à l’analyse de leur

intervention, la comparaison des résultats démontre l’utilisation de mécanismes communs

et divergents à travers leur profil respectif. Cette contribution originale nous éclaire

davantage sur les stratégies de politesse dans les débats politiques, plus notamment lors

d’une situation de « double contrainte » très prononcée.

MOTS-CLÉS : double contrainte, politesse, taxème, analyse conversationnelle, discours

en interaction, communication politique.

ABSTRACT

Using theories on politeness in Conversation Analysis, this research has the primary

objective to describe the strategies used by the leaders during the national televised

debate of 2008 in Canada, during which they had to follow the particular rule of flattering

one of their opponents. Following the longitudinal analysis of their intervention, the

comparison of the results shows mutual and divergent mechanisms amongst their

respective profile. This original contribution allows us to have a better understanding of

the politeness strategies in political debates, more particularly in a very explicit situation

of “double bind”.

KEYWORDS : double bind, politeness, taxem, Conversation Analysis, discourse in

interaction, political communication.

vii

TABLE DES MATIÈRES

COMPOSITION DU JURY ............................................................................................... ii

DÉDICACE ....................................................................................................................... iii

REMERCIEMENTS ............................................................................................................v

RÉSUMÉ .......................................................................................................................... vi

TABLES DES MATIÈRES ............................................................................................. vii

LISTE DES FIGURES ...................................................................................................... ix

INTRODUCTION GÉNÉRALE ........................................................................................ 1

CHAPITRE I

MISE EN CONTEXTE ET PROBLÉMATIQUE ...............................................................6

1.1 La communication en politique : état des lieux .............................................................6

1.1.1 Le « code » du politicien .......................................................................................6

1.1.2 Les recherches en analyse du discours politique ................................................13

1.2 Problématique ..............................................................................................................28

CHAPITRE II

CADRE THÉORIQUE ..................................................................................................... 31

2.1 Fondements de l’analyse conversationnelle.................................................................31

2.1.1 La naissance d’un courant de recherche .............................................................32

2.1.2 La notion d’« interaction » ..................................................................................33

2.1.3 La multicanalité du langage ................................................................................36

2.1.4 La « compétence communicative » et le contexte ..............................................39

2.2 La composante relationnelle et la politesse .................................................................43

2.2.1 La relation interpersonnelle ................................................................................43

2.2.1.1 La relation horizontale : distance vs proximité .......................................43

2.2.1.2 La relation verticale : le système hiérarchique des places ......................44

2.2.1.3 La classification des marqueurs relationnels ..........................................51

2.2.2 La politesse en analyse conversationnelle ..........................................................57

2.2.2.1 La notion de « politesse » .......................................................................57

2.2.2.2 Le face-work (travail de figuration) ........................................................59

2.2.2.3 Les FTA et les FFA.................................................................................61

2.2.2.4 Les ressources linguistiques de politesse ................................................63

2.2.2.5 Les limites de la politesse : la « double contrainte » ..............................66

CHAPITRE III

MÉTHODOLOGIE ET CORPUS .....................................................................................71

3.1 Mise en contexte du débat à l’étude .............................................................................71

3.2 Démarche d’analyse et transcription du corpus ...........................................................75

CHAPITRE IV

ANALYSE .........................................................................................................................86

4.1 Macroanalyse ...............................................................................................................86

viii

4.2 Microanalyse ................................................................................................................87

4.2.1 Séquence d’ouverture..........................................................................................88

4.2.2 Analyse longitudinale : les réponses des chefs ...................................................90

4.2.2.1 Gilles Duceppe (avec Elizabeth May) ....................................................90

4.2.2.2 Jack Layton (avec Stéphane Dion) .........................................................96

4.2.2.3 Stephen Harper (avec Jack Layton) ......................................................103

4.2.2.4 Stéphane Dion (avec Gilles Duceppe) ..................................................110

4.2.2.5 Elizabeth May (avec Stephen Harper) ..................................................118

4.3 Profils des chefs .........................................................................................................125

4.3.1 Gilles Duceppe : le débattant expressif au sens de l’humour ...........................126

4.3.1.1 Les FFA ................................................................................................126

4.3.1.2 Des expressions phatiques imposantes .................................................127

4.3.1.3 Le rire ....................................................................................................129

4.3.2 Jack Layton : le chef rassembleur, mais chef avant tout ...................................130

4.3.2.1 La valorisation de son propre ethos ......................................................130

4.3.2.2 La relation verticale complémentaire....................................................132

4.3.3 Stephen Harper : le « roi lion » de marbre ........................................................134

4.3.3.1 La construction d’une relation verticale ...............................................134

4.3.3.2 La distance interpersonnelle .................................................................135

4.3.3.3 L’immuabilité .......................................................................................136

4.3.4 Stéphane Dion : le chef de l’opposition agité .................................................. 137

4.3.4.1 Les FFA affaiblis et les FTA envers le premier ministre......................137

4.3.4.2 La nervosité ...........................................................................................138

4.3.5 Elizabeth May : la cheffe franche et polie ........................................................139

4.3.5.1 Les FFA renforcés.................................................................................140

4.3.5.2 Les FTA neutralisant les FFA ...............................................................140

4.3.5.3 La coopération avec ses adversaires .....................................................141

4.3.5.4 Le français langue seconde ...................................................................142

4.4 Synthèse générale.......................................................................................................143

4.4.1 Malaise général en situation de « double contrainte » ......................................143

4.4.2 Les stratégies d’autodéfense en ouverture ........................................................144

4.4.3 Des FFA servant surtout ses propres objectifs ..................................................145

4.4.4 Des FTA, malgré tout .......................................................................................147

4.4.5 Les stratégies divergentes .................................................................................149

CONCLUSION ................................................................................................................151

BIBLIOGRAPHIE ...........................................................................................................157

ANNEXE A : Corpus audiovisuel (DVD)

ix

LISTE DES FIGURES

Figure 1. Grille des taxèmes de Kerbrat-Orecchioni ......................................................... 46

Figure 2. Grille du non verbal de Cosnier .......................................................................... 49

1

INTRODUCTION

Il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et

que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en

vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du

douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en

effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable

et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester

l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une

chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls eux

aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre.

Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité [polis].

(Aristote, Les Politiques [environ 325-323 av. J.C.], Livre I, chapitre 2, 1253 a 8 – 1253 a

19, trad. par P. Pellegrin, GF, 1990, p. 91 – 92.)

Il y a près de 2 500 ans, Aristote exposait déjà le lien étroit entre la politique et le

langage, au moment même de ce qu’il est convenu de nommer la « naissance » de la

démocratie. Les choses n’ont pas tant changé depuis à ce niveau. Encore aujourd’hui, la

communication occupe une place centrale dans l’univers des politiciens – et plus que

jamais. Avec la dimension médiatique qui s’est imposée dans la vie des politiciens, la

façon de faire les choses a changé et a obligé ces acteurs publiques à ne plus rien laisser

au hasard. Que ce soit pour passer en entrevue au journal télévisé de fin de soirée ou pour

se lancer en campagne électorale, les politiciens font donc appel souvent à des firmes-

conseils et des boîtes de marketing politique pour les aider – quand ils ne sont pas eux-

mêmes d’anciens doreurs d’image (spin doctors) ou d’anciens journalistes.1 Du contenu

sémantique du message, en passant par le charisme gestuel, jusqu’aux réactions des gens

à la réception du discours, tout compte dans la vie des hommes politiques, notamment

dans les débats télévisés. Cette fascination envers la communication en politique intéresse

de plus en plus les chercheurs. En effet, de nombreux travaux actuellement nous éclairent

sur une multitude de procédés techniques et stratégiques utilisés dans cet univers, que ce

soit en science politique (Le Bart, 1998 ; McLaughlin, 2013), en histoire (Huret, 2011 ;

Labiausse, 2011), en sociologie (Amey et Leroux, 2012 ; Braud, 2007 ; Neveu, 2012 ;

1 Les doreurs d'images. Les Archives de Radio-Canada. Société Radio-Canada. Dernière mise à jour : 14

novembre 2008. http://archives.radio-canada.ca/politique/elections/clips/15756/ [Page consultée le 28 mai

2014.]

2

Riutort, 2013) ou en communication médiatique (Albouy, 2000 ; Ben Amor et Rapatel,

2007 ; Gerstlé, 2008 ; Gingras, 2009 ; Maarek, 2007 ; Savard, 2007).

Le constat est un peu surprenant : ça fonctionne. Sans les techniques de

communication, les politiciens ne peuvent donc plus survivre actuellement. D’ailleurs,

depuis qu’on a instauré les débats télévisés dans les années 60, les politiciens ne peuvent

plus y échapper.2 Ceux qui n’en ont pas tenu compte l’ont appris trop tard et ont essuyé

des défaites. On peut penser à Richard Nixon (1960), Daniel Johnson (1962) ou François

Mitterand (1974)3. De l’autre côté, ceux qui ont gagné l’avaient bien compris, par

exemple John F. Kennedy, Pierre Elliot Trudeau, Obama, etc.

Comme on peut le voir, à partir de ces exemples, un débat politique télévisé peut

s’avérer un terrain glissant. Il n’y a que peu de « damage control » pouvant être fait

quand un imprévu survient devant la caméra. Lors d’une campagne électorale fédérale

récente, on a pu vivre en direct justement un épisode difficile. Alors que les chefs

débattaient et essayaient de marquer des points depuis près d’une heure déjà, en plein

milieu du débat, une question surprise est venue chambarder le déroulement normal des

choses :

Bonjour. Vous êtes les leaders politiques du Canada et votre travail est de vous assurer du

mieux-être et du bien-être des Canadiens, au-delà des chicanes partisanes. Dans ce

contexte, pouvez-vous nommer au moins un bon coup ou une qualité de l’adversaire qui

se trouve à votre gauche?

« Question intéressante… », se permet de dire l’animateur. Les réactions devant la

caméra nous suggèrent que la nouvelle consigne a pris tous les candidats par surprise.

Visiblement déstabilisés, les chefs autour de la table s’agitent. Certains se redressent sur

2 Débats ou batailles d'apparence? Les Archives de Radio-Canada. Société Radio-Canada. Dernière mise à

jour : 25 septembre 2008. http://archives.radio-canada.ca/politique/elections/clips/15757/ [Page consultée le

28 mai 2014.] 3 On se souvient aussi de la revanche de Mitterand, en 1981. Alors que Giscard d’Estaing l’avait traité

d’« homme du passé » lors du premier débat, Mitterand se reprend sept ans plus tard et, à l’aide d’une petite

phrase « assassine », lui répond en le traitant d’« homme du passif ». Cette fois, il gagnera le débat.

3

leur chaise. L’un se gratte nerveusement, alors qu’un autre prend une gorgée d’eau… Un

candidat signifie même à l’animateur son incompréhension de la question. Témoin de ce

malaise général, l’animateur minimise la « gravité » de la question, qu’il qualifie

d’« intéressante » en riant sur un ton léger. Bien qu’ils connaissent les thèmes à l’avance,

les chefs n’avaient certainement pas prévu une consigne aussi précise. Ils semblent

agacés, voire tiraillés à l’idée de suivre la consigne en donnant ainsi gratuitement des

points à leur adversaire – et on comprend : cela va à l’encontre même de leur objectif

respectif, comme s’il fallait soudainement faire une passe à son adversaire au hockey. Ils

ne sont pas là pour donner des points, mais pour en rafler le plus possible :

[…] tout débat est une sorte de guerre verbale (c’est un « genre polémique »), or la

politesse n’a guère sa place dans les guerres, où il s’agit avant tout d’attaquer l’adversaire

pour en triompher, et il en est de même dans ces guerres métaphoriques que sont les

débats. (Kerbrat-Orechcioni, 2011 : 40)

Dans le contexte de double contrainte fortement prononcé de cette partie du débat

des chefs de 2008, notre débat à l’étude – coincés entre franchise et politesse –, quelles

stratégies les chefs ont-ils pu employer pour à la fois donner des points à leur adversaire

et éviter d’en perdre? Comment ont-ils pu tirer leur épingle du jeu et allier à la fois

l’intention d’attaquer leur adversaire et celle de le flatter? Voilà la question à l’étude et à

laquelle cette thèse essaie de répondre. Pour y arriver, nous nous fixons un objectif

double de recherche : d’abord dresser le profil des stratégies dominantes chez chacun des

chefs, pour ensuite les comparer en faisant ressortir celles qui ont été similaires et celles

divergentes. En plus de démystifier un pan de la communication en politique, aspect très

peu étudié dans l’analyse des débats politiques, nous espérons par nos résultats, mettre en

lumière certains mécanismes du langage en interaction concernant la gestion de la double

contrainte en politesse. Une telle contribution peut s’avérer intéressante pour différentes

audiences se sentant concernées, tel les journalistes, les politiciens, les électeurs, ou

encore les chercheurs en analyse conversationnelle.

4

Quatre chapitres composent cette présente thèse. Le premier fait la mise en

contexte de notre problématique. Nous expliquerons d’abord les règles et les normes

sous-entendues entourant le « code » du politicien, afin de mieux comprendre cet univers

de la communication. Ensuite, nous présenterons les travaux récents portant sur les

stratégies de communication en politique, en se concentrant plus spécifiquement sur les

études faites en sciences du langage, surtout celles en analyse du discours en interaction.

Cet état des lieux nous permettra de mieux situer notre problématique et notre objectif de

recherche.

Le deuxième chapitre constitue notre cadre théorique, celui de l’analyse

conversationnelle : ses approches ethnométhodologique et multimodale nous fournissent

les outils nécessaires à l’analyse des données « authentiques » (en contexte naturel). De

plus, pour les chercheurs en analyse conversationnelle, comme Kerbrat-Orecchioni (1996

; 2005), il est reconnu aujourd’hui qu’on ne peut pas étudier la communication sans tenir

compte des mécanismes de la politesse, puisqu’elles exercent une pression sociale très

puissante dans la construction de notre éthos au cours d’une interaction. Donc, dans ce

chapitre, après avoir présenté les fondements de notre courant de recherche, nous

expliquerons diverses notions théoriques liées directement à notre étude, soit celles

concernant la relation interpersonnelle et la politesse dans le langage en interaction.

Dans le chapitre III, nous présentons notre méthodologie et notre corpus. Puisque

toute communication est liée à son contexte, on y trouvera une brève description de celui

du débat à l’étude, les normes de transcription de notre débat, la transcription intégrale à

la fois des strates verbales, paraverbales et non verbales de celui-ci. Nous expliquerons

également notre démarche d’analyse, dans laquelle nous avons privilégié l’analyse

longitudinale du débat, nous permettant de faire ressortir à la fois les stratégies

individuelles et collectives.

À l’aide des éléments théoriques présentés au chapitre II, le chapitre IV constitue

le cœur de notre thèse, soit l’analyse. Celle-ci sera découpée en quatre grandes parties.

5

Premièrement, nous ferons la macroanalyse du débat à l’étude, en montrant la

progression thématique et l’analyse des tours de parole des intervenants. Par la suite, nous

ferons la microanalyse des séquences de chacune des réponses des chefs, pour faire

ressortir les stratégies individuelles employées pour répondre à la double contrainte. Cela

nous permettra ensuite de dresser le profil interactionnel de chacun des chefs. En

comparant ces derniers, nous bouclerons ce chapitre avec une synthèse des stratégies

communes et divergentes dans leur réponse à cette situation difficile de « double

contrainte » dans laquelle ils ont été plongés.

6

CHAPITRE I

MISE EN CONTEXTE ET PROBLÉMATIQUE

Partant du principe de compétence communicationnelle de Gumperz (1989), tel

que nous le verrons au chapitre 2, l’efficacité d’un discours est rattachée à son contexte.

L’analyste doit donc en tenir compte dans sa recherche s’il veut comprendre mieux la

situation de communication qu’il étudie. Le contexte du débat politique télévisé fait appel

à des conventions et des attentes particulières. Pour mieux nous éclairer, nous dresserons

donc l’état des lieux dans ce chapitre, à l’aide des recherches actuellement disponibles sur

le sujet. Nous finirons par la suite le chapitre en exposant notre problème de recherche et

notre objectif.

1.1 La communication en politique : état des lieux

Comme nous le verrons dans cette section, la communication en politique est

objet de fascination, et cela ne date pas d’hier. Depuis la naissance de la démocratie,

évidemment, les sociétés ont évolué à leur façon et bien des choses ont été écrites au

cours des siècles.4 Dans le cadre de cette thèse, nous présenterons d’abord quelques

fondements élémentaires du « code » de communication des politiciens, tel que

circonscrit par les chercheurs actuellement. Cela nous aidera à comprendre les attentes et

les conventions sous-entendues aujourd’hui dans l’univers politique. Par la suite, dans la

deuxième partie, nous présenterons les travaux récents sur les stratégies de

communication politique en sciences du langage, en se concentrant surtout sur celles en

analyse du discours en interaction.

1.1.1 Le « code » du politicien

Même s’il s’agit d’une définition archaïque que l’on doit mesurer avec soin, chez

Aristote, il demeure que le terme « citoyen » revêtait une certaine responsabilité : « de

4 On peut penser aux écrits de Cicéron (106 av. J.-C. – 43 av. J.-C.), de Machiavel (1469-1527), de Hobbes

(1588-1679), de Kant (1724-1804), de Schopenhauer (1788-1860), de Tocqueville (1805-1859), de Marx

(1818-1883) et à bien d’autres classiques. Des changements révolutionnaires sont aussi survenus, par

exemple l’arrivée du vote des femmes, qui n’est qu’assez récente dans l’histoire.

7

celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu’il

est citoyen de la cité concernée » (Aristote, Politiques, livre III, chap. 1, 1275-b.) Avec

ces mots, le philosophe faisait voir l’importance du langage en société : la nécessité de

s’exercer à l’argumentation oratoire, la rhétorique, se révèle être au cœur du

développement de la démocratie en Grèce antique, comme étant un art de vivre, par

nécessité rationnelle (Amossy, 2000 : 2 ; Buffon, 2002 : 36 ; Le Bart, 1998 : 13). En effet,

alors que la vie en communauté fait naître continuellement de nouveaux besoins et de

nouvelles réflexions, c’est par le langage que les citoyens rallient les autres derrière leurs

idées, acquièrent ou conservent leur liberté et, donc, s’émancipent (Le Bart, 1998 : 15 ;

Meyer, 1999 : 35-36).5

Depuis, les acteurs politiques ne ménagent pas leurs efforts, qui sont souvent

scrutés par les analystes, les journalistes, les conseillers, les citoyens, eux-mêmes ainsi

que leurs adversaires. Cette fascination n’épargne pas les universitaires et inspire la

réalisation de nombreux travaux, que ce soit en science politique (Le Bart, 1998 ;

McLaughlin, 2013), en histoire (Huret, 2011 ; Labiausse, 2011), en sociologie (Amey et

Leroux, 2012 ; Braud, 2007 ; Neveu, 2012 ; Riutort, 2013) ou en communication

médiatique (Albouy, 2000 ; Ben Amor et Rapatel, 2007 ; Gerstlé, 2008 ; Gingras, 2009 ;

Maarek, 2007 ; Savard, 2007).

Les observateurs avisés, comme Gingras (2009), n’hésitent pas à affirmer que les

politiciens emploient un certain « code », de façon plus ou moins instinctive (p. 86). C’est

parce que leurs stratèges et eux ont bel et bien appris qu’en raison des attentes, le terrain

politique est conçu comme une arène, où leurs adversaires se préparent à les confronter

(p. 87). La ruse et le flegme sont donc de mise pour se défendre et marquer des points :

5 Si la délibération rhétorique semble rendre possible l’harmonie et la justice entre citoyens, en même

temps, les compétences linguistiques ne sont pas disponibles à tous, ce qui accroîtrait les risques d’injustice

entre eux (Le Bart, 1998 : 14). Les conséquences et les coûts sociaux sont considérables. Pourtant,

l’acquisition du langage demeure le meilleur outil pour déchiffrer les abus de langage (Meyer, 1993 : 8).

Elle favorise l’épanouissement de citoyens véritablement conscients, libres et responsables.

8

[…] tout est bon pour enfermer l’adversaire, le piéger par les mots, le disqualifier par des

imputations tendancieuses ou le discréditer par l’amalgame. Chacun cherche à amener

l’opposant sur son propre terrain au moyen de présupposés, de faux dilemmes, de

questions multiples, de termes connotés et de pétitions de principes. (Buffon, 2002 : 334)

Pourtant, le travail des politiciens exige que ces derniers veillent à maintenir une

image publique modèle en tout temps, s’ils ne veulent pas faire piètre figure dans cet

univers de perceptions (Braud, 1985 : 68-71).6 Cela les pousse d’ailleurs à innover

constamment pour trouver des façons de capter l’attention des électeurs, afin que leur

image et celle de leur institution demeurent légitimes. Dans cette optique, les médias

servent de courroie entre eux et les citoyens, puisqu’ils accordent une couverture formelle

à la politique (Esquenazi, 1999 : 2 ; Gingras, 2003 : 181). La télévision, par exemple,

permet de rejoindre un public très large, puisque sa présence est notable dans tous les

foyers et que sa forme visuelle capte facilement l’intérêt (Buffon, 2002 : 359 ; Gerstlé,

1997 : 87). Coulomb-Gully (2001) parle même de la participation du « télécteur »

(téléspectateur électeur) au visionnement d’un discours politique télévisé comme étant un

rite d’ordre intégrateur, passant par « la participation commune à un certain nombre de

gestes partagés assurant la communauté de sa cohésion » (p. 66). Quant au débat télévisé

des chefs en direct, il est devenu une tradition pour diverses raisons – autant pour les

citoyens que pour les agents médiatiques et les acteurs politiques – et il amène les

campagnes électorales à leur paroxysme :

[s]ymbolisant désormais la médiatisation de la politique, ils donnent même parfois

l’impression que le sort d’une nation est suspendu à cette joute oratoire ultime, attendue

par l’opinion et à laquelle les candidats ne peuvent guère se dérober. (Albouy, 1994 : 188)

En effet, bien paraître et se distinguer lors d’un débat télévisé peut entraîner des

effets décisifs sur une campagne électorale. C’est en 1960 que l’on a pu assister au

premier débat télévisé, aux États-Unis, entre Nixon et Kennedy. C’est aussi à ce moment

qu’on a vraiment pris conscience des effets de la télévision en direct sur les débats

6 Par conséquent, le discours politique est marqué d’une faible légitimité, condamné à n’être rien d’autre

qu’une « langue de bois » (Buffon, 2002 : 71 ; Gingras, 2009 : 87-88 ; Le Bart, 1998 : 4). Dans les faits,

cette « crise » démocratique serait aussi ancienne que la démocratie elle-même (Bonnafous, 2003 : 249).

9

politiques.7 Même si une majorité de personnes ayant écouté le débat par l’entremise de

la radio donnaient Nixon comme gagnant pour la qualité de ses arguments, on sait

aujourd’hui qu’une majorité de téléspectateurs allaient leur donner tort :

Kennedy apparaît jeune, souriant, hâlé, l’air détendu, alors que Nixon est pâle, mal

maquillé, les traits tendus. Le premier, maîtrisant la télévision, donne une impression

d’aisance, le second paraît crispé : Kennedy, par exemple, ne regarde jamais son

partenaire mais fixe toujours la caméra, alors que Nixon n’arrête pas de tourner la tête

vers son adversaire et de multiplier les « bruits » parasitant la compréhension de son

message. (Albouy, 1994 : 8)

Accorder une telle vitrine pour rejoindre les citoyens dans leur sphère privée et

intime (dans leur salon ou même dans un bar) octroie aux politiciens une certaine

légitimité. Cette vitrine, cependant, n’est pas si docile ; il faut apprendre à maîtriser

certaines techniques, en plus de composer en tant qu’invité avec les journalistes, les

« maîtres des lieux » (Buffon, 2002 : 363). Albouy (1994) affirme à ce sujet d’ailleurs

que la plupart des leaders politiques s’entraînent avant d’aller devant la caméra (p. 209).

On procède alors souvent à une véritable simulation journalistique, en anticipant toutes

les questions possibles et en y répondant en pesant ses mots. On filme parfois le tout afin

d’être en mesure de prendre conscience de ses « défauts » sonores et visuels. La

perfection vient avec la pratique, comme le veut l’adage. Malgré tout, ce travail

« audiovisuel » est exigeant ; une maladresse ou une négligence devant la caméra en

direct peut s’avérer coûteuse. De plus, l’effacement de l’improvisation spontanée risque

de créer l’impression d’une inauthenticité, de lignes apprises « par cœur ». Les techniques

doivent donc être « invisibles ». Il arrive également des situations où les politiciens

doivent improviser (surtout en débat télévisé, mais pas uniquement là). Comme Le Bart

(1998) l’évoque en se référant aux écrits de Goffman dans La mise en scène de la vie

quotidienne (tome I) :

7 D’ailleurs, après avoir subi une certaine modération suite aux carnages qu’elle avait révélés possible de

faire (on peut penser aux grandes guerres mondiales), le langage rhétorique est revenu en puissance il y a

quelques décennies, particulièrement en raison du marketing et de la publicité.

10

« [c]e qui semble être exigé de lui, c’est qu’il apprenne suffisamment de bouts de rôle

pour être capable d’‘‘improviser’’ et de se tirer plus ou moins bien d’affaire » (p. 44).

Le travail n’est donc pas sans risque, puisque le public peut maintenant juger en

direct la crédibilité de leur performance et, donc, la « vraie » personnalité des candidats

(Albouy, 1994 : 210). La vigilance métalinguistique serait ainsi de mise en tout

temps chez les politiciens dans leurs interventions médiatisées et publiques : « il doit

surveiller chacun de ses mots, chacune de ses expressions, tout en jouant la spontanéité et

la décontraction. Dur métier… » (Buffon, 2002 : 360).

Si les politiciens s’efforcent tant à se présenter sous leur meilleur angle, c’est

parce qu’aucun point ne peut véritablement être tenu comme acquis et qu’ils n’ont pas

droit à l’erreur lors de ce rituel médiatique, même s’ils peuvent (et doivent) croire

fondamentalement en eux-mêmes.8 En plus, le débat télévisé offre la possibilité d’aller

chercher une partie massive de l’électorat, très volatile et dont le choix n’est pas souvent

arrêté dès le départ, soit les « indécis » (Albouy, 1994 : 76). Cet électorat est souvent une

cible prisée parce qu’il peut « changer » les résultats : c’est une poche de réserve. Or,

c’est aussi ce qui explique l’utilisation d’un discours qui « ratisse large » (Buffon, 2002 :

112). C’est aussi l’avis de Le Bart (2010) : « les marqueurs idéologiques s’effacent ou

s’euphémisent, le lexique est plus technocratique » (p. 82). Perelman et Olbrechts-Tyteca

(2003) mentionnent qu’il faut être un grand orateur dans de telles circonstances :

[i]l arrive bien souvent que l’orateur ait à persuader un auditoire composite, réunissant

des personnes différenciées par leur caractère, leurs attaches ou leurs fonctions. Il devra

utiliser des arguments multiples pour gagner les divers éléments de son auditoire. C’est

l’art de tenir compte, dans son argumentation, de cet auditoire composite qui caractérise

le grand orateur (p. 28)

En raison de cette « obligation de plaire tous azimuts », les politiciens auraient de

plus en plus recours aux techniques de marketing utilisées par les publicitaires9, au grand

dam des idéologies, des grandes philosophies, voire même du bien commun, selon Le

8 Une défaite entraîne un certain deuil chez un politicien, puisqu’il s’investit émotionnellement et

personnellement dans sa campagne. Elle est souvent attribuée à une mauvaise stratégie de communication. 9 L’idéologie publicitaire est liée à la pensée contemporaine dominante.

11

Bart (1998, p. 17). Allant dans le même sens, Gingras (2009) souligne que, effectivement,

l’appel aux émotions (enthousiasme, calme, indignation, peur, etc.) constituerait le

procédé rhétorique le plus fréquemment utilisé pour influencer les électeurs (p. 89). Cela

n’est pas sans conséquence. Albouy (1994) explique que ces procédés affectifs jettent

encore plus d’ombre aujourd’hui sur ce qui est de l’ordre du rationnel (p. 151). Les

politiciens ont appris à « alléger » leur discours (Albouy, 1994 : 225 ; Buffon, 2002 : 355

; Le Bart, 1998 : 20). Cette dimension favorise davantage la récurrence du message et la

lecture plus globale qu’approfondie des thèmes (Coulomb-Gully, 1999 : 67). Ainsi, la

télévision contraindrait aujourd’hui les politiciens à utiliser des phrases simples plutôt

que de se lancer dans des argumentations profondes et trop complexes, dans le souci de

bien se faire comprendre par le « grand public » (Le Bart, 1998 : 24). On parle désormais

de « travailleurs », de « familles », d’« étudiants », etc. Les politiciens s’appuient sur des

réalités sociales supposées : des constats chiffrés, des comparaisons internationales, les

témoignages des « vraies » gens recueillis « sur le terrain », etc. Parfois, on fait appel aux

études d’experts. D’autres fois, les « vrais » experts, ce sont les citoyens « ordinaires »…

Un autre aspect aurait contribué à faire court, selon Buffon (2002) : la télévision.

Celle-ci canalise l’attention sur l’image du politicien plutôt que sur ses idées. Par

conséquent, on assisterait à une « personnalisation » des stratégies : « le pôle d’attraction

se déplace du discours vers l’image, du contenu des programmes politiques vers la

personnalité des leaders » (p. 358). Albouy (1994) partage cette idée et affirme que le

candidat est souvent placé carrément au centre de la stratégie de campagne, au détriment

s’il le faut de l’idéologie et du parti qu’il est censé représenter, au profit de l’efficacité

pragmatique :

[c]ette personnalisation repose finalement sur la conviction que l’idéologie, l’affiliation

partisane et les programmes influent moins sur les résultats électoraux que la personne

des candidats auxquels ils peuvent néanmoins servir de « faire-valoir », ce qui traduit à

une méfiance sensible à l’égard des idéologies et des partis politiques considérés comme

peu aptes à proposer des solutions convaincantes aux problèmes du moment. (pp. 79-80)

12

Dans cette optique, il est plus facile (et rapide) de se former une opinion sur le

l’ethos des politiciens que sur les programmes abstraits ou compliqués qu’ils offrent

(Albouy, 1994 : 81). Cela conduit souvent même les citoyens à débattre sur le charisme

des leaders plutôt que sur les programmes et les idées (p. 82). À l’extrême, leur image

peut se trouver ainsi liée à des éléments divers comme « la coiffure, le poids, l’épilation

des sourcils, la teinture des cheveux, le teint, l’effacement des rides ou la dentition » (p.

89). Tout est alors passé au peigne fin pour mettre en valeur leur image personnelle

devant la caméra.

L’image charismatique d’un leader passe également par les mimiques et les

gestes. Bien sûr, ces derniers (plus difficiles à contrôler) émettent beaucoup d’indices

révélateurs sur l’état d’âme d’une personne. Il y a néanmoins plus encore : un grand

orateur peut canaliser le regard et l’écoute sur sa propre personne par la gestion des

dimensions non verbales et paraverbales ;10

celles-ci permettent de combler un certain

« déficit » interactionnel en allant capter l’attention des téléspectateurs devant la caméra :

[a]lors que les mots sont difficiles à décrypter et trompeurs, les symboles non verbaux

génèrent un « effet de réalité », en même temps qu’ils condensent et adaptent

l’explication sans qu’il soit nécessaire de recourir à un langage de spécialistes. Ils

instituent donc une communication plus facile, plus directe, plus « authentique », plus

chaleureuse et plus efficace. (Albouy, 1994 : 226)

Comme on peut le constater, la communication en politique n’est pas de tout

repos et l’on doit considérer un grand nombre d’éléments influents. Dans ce contexte, les

enjeux de communication sont de taille. C’est pourquoi les stratégies, qu’elles soient

gagnantes ou perdantes, piquent l’intérêt des chercheurs. Maintenant que l’on a fait le

tour des fondements du discours médiatique en politique, nous allons passer à la

recension des études qui ont traité des stratégies de communication dans cet univers.

10

On peut penser par exemple à Kennedy, à Clinton et à Obama, qui ont certainement saisi l’importance de

ces aspects du langage…

13

1.1.2 Les recherches en analyse du discours politique

Les discours et débats politiques ont été abordés via différentes approches par les

chercheurs. Ce sont la plupart du temps les stratégies langagières utilisées par les

politiciens pour convaincre, gagner un point ou accéder au pouvoir qui ont été analysées

par les chercheurs. Ces stratégies sont ce que Kerbrat-Orecchioni (1996 ; 2005), en

analyse conversationnelle, appelle techniquement des taxèmes, des marqueurs de pouvoir

(voir chapitre 2).

Au niveau du contenu verbal, l’une des approches les plus récentes utilisée

actuellement est la lexicométrie, où l’on y « décante » le discours des politiciens à l’aide

d’outils informatiques. L’objectif principal de cette méthode consiste à étudier

quantitativement l’usage des mots (ou des groupes de mots), pour en faire ressortir les

récurrences, les cooccurences, les réseaux sémantiques ainsi que les spécificités du

discours – ce qui constituait un travail de moine avant l’arrivée des technologies. Cela

peut se faire par exemple de façon comparative (entre des candidats) ou diachronique (à

travers le temps).

Les études dans cette discipline sont abondantes. Près de nous, au Nouveau-

Brunswick, Belkhodja (2004) a analysé le discours des partis sur la scène provinciale. Ses

résultats nous démontrent que, même si la victoire des conservateurs avec Bernard Lord

pouvait à l’époque être perçue comme un retour du bipartisme dans cette province (entre

les « néo-libéraux » et les « traditionnalistes »), il demeure pourtant que son discours

tendait plutôt à se rapprocher du centre et à séduire l’électorat au sens large, tout comme

le faisait le Parti libéral et même le CoR (un parti de droite). Au lieu de miser sur une

dichotomie, le discours s’éloignait des débats de fond pour plutôt chercher à s’attirer

l’opinion favorable du grand public, à l’aide de formulations très générales comme « les

gens du Nouveau-Brunswick », conclut Belkhodja (Ibid.).

Sur la scène politique canadienne, Monière (1992) affirme également que les traits

lexicaux des chefs ont tendance à devenir de plus en plus ambigus, entrecroisés même,

14

plutôt que de refléter une quelconque position idéologique, dans les débats télévisés tenus

lors des élections fédérales de 1968, de 1979, de 1984 et de 1988. Dans un autre ouvrage,

Labbé et Monière (2003) comparent le vocabulaire des dirigeants dans les déclarations

tenues en assemblée pour présenter les programmes législatifs, au Canada, au Québec et

en France, de 1945 à 2000. Leur constat est le même, mais à une nuance près : sur la

scène canado-québécoise, le clivage entre libéraux et conservateurs s’estompe

effectivement depuis les années 70, pour toutefois laisser place à une opposition entre

fédéralistes et indépendantistes. En ce qui concerne la scène française, les auteurs

constatent que la distinction la plus importante se joue essentiellement en fonction de la

position forte ou faible du gouvernement, à travers un discours respectivement plus

vigoureux ou plus modéré. Enfin, l’apport de cet ouvrage de Labbé et Monière permet

surtout d’indiquer une certaine mouvance dans les trois sociétés étudiées : le discours des

gouvernants a tendance à devenir de plus en plus neutre, peu importe où il est prononcé.

Le fond laisserait donc place à la forme, si l’on se fit à ce qu’affirment également

d’autres chercheurs en lexicométrie. Mayaffre (2012a), par exemple, fait ce constat dans

l’un de ses ouvrages, où il compare plus de 500 discours tenus par cinq Présidents de la

France pour en montrer l’évolution lexicale. Dupuy et Marchand (2011) ont quant à eux

comparé le vocabulaire des duellistes dans chacun des débats télévisés de l’entre-deux

tours français (de 1974 jusqu’en 2007). Leur regard permet de confirmer que,

chronologiquement, les discours ont eu tendance à séduire l’électorat plutôt qu’à

argumenter sur le fond. La confrontation idéologique gauche-droite aurait aussi eu

tendance à se dissiper au profit de la séduction pragmatique.11

Parfois, des chercheurs poussent les frontières de la lexicométrie. Rouveyrol

(2005), par exemple, a étudié un corpus relevé dans une émission de télévision panel

britannique (Question Time). Il constate que les stratégies contiennent souvent des propos

11

Il est permis néanmoins de croire qu’il reste des traces des discordes idéologiques dans le discours

politique (Cf. : CORROYER, Grégory (2011), « Les discordes idéologiques dans le débat politique.

L’argumentation à l’épreuve de l’incommunicabilité », dans Communication, vol. 28, no 2.)

15

repris et réinterprétés (ce qui est nommé souvent « polyphonie » ou « diaphonie »). En

effet, les énoncés contiennent des exemples issus de la « vie quotidienne » ou encore les

politiciens se présentent comme ayant la « voix du peuple ». Rouveyrol arrive un peu à la

même conclusion dans un autre article publié en 2008, où c’est le débat télévisé

américain de 2004, entre Bush et Kerry, qui est scruté. Il remarque entre autres, à l’aide

du logiciel Hyperbase, que la phrase la plus significativement présente dans les stratégies

verbales de Bush est en fait une reprise des propos attribués à Kerry, réinterprétée surtout

à son propre avantage (p. 15). On verra plus loin que cette stratégie de reprise dialogique

est présente dans d’autres débats télévisés. L’originalité des analyses de Rouveyrol (Ibid.)

repose sur la volonté d’aller scruter les phénomènes dialogiques contenus dans les

énoncés, donc à l’aide (mais aussi au-delà) de la matérialité strictement quantitative du

texte et du marquage lexical.

Il y a effectivement, malgré tout, certains reproches pouvant être fait à l’égard des

analyses purement lexicométriques. Par exemple, elles n’incluent pas certaines données

essentielles (paraverbales et non verbales) présentes à la télévision et qui nous révèlent

pourtant des indices sur l’état émotionnel des politiciens. Comblant cette lacune, certains

chercheurs tiennent compte de ces autres données cruciales et porteuses de sens dans

leurs analyses. Jacquin (2011) est l’un de ceux qui a d’ailleurs rappelé que, pour bien

analyser tout ce qui se passe dans un débat télévisé, il fallait tenir compte de la

multimodalité des interactions, en incluant dans son analyse à la fois la syntaxe

(complément, subordonnée, etc.), la prosodie (ton ascendant et descendant) et la

mimogestualité (lever la main, le doigt, son stylo, pour demander la parole à l’animateur).

En effet, tel que dit plus haut, durant un débat télévisé, le langage politique attise les

passions et, donc, est souvent imprégné d’une charge émotionnelle pour accrocher les

électeurs, en passant souvent par d’autres données que celles strictement verbales.

Gingras (1995) le démontre d’ailleurs aussi dans son analyse des trois débats télévisés de

la campagne électorale américaine de 1992, qui donna Bush (père) perdant au profit de

Clinton, alors qu’elle évalue le charisme de ce dernier.

16

Que faire cependant lorsqu’un candidat perd le contrôle de ses émotions,

lorsqu’un événement imprévu vient faire visiblement « perdre le calme » d’un débatteur

lors d’un débat télévisé? C’est sur ces effets déstabilisateurs observables dans le

déroulement d’un débat que Constantin de Chanay, Giaufret et Kerbrat-Orecchioni

(2011) se penchent dans le débat français de l’entre-deux tours de 2007 – un débat qui a

fait l’objet d’un nombre considérablement élevé d’analyses en passant. Lorsque Royal y

critique Sarkozy et dit être « très en colère », ce dernier canalise l’attention sur ce point et

enchaîne en se disant surpris de la voir se laisser emporter par les émotions, pour tenter

de la disqualifier. Pourtant, il semble qu’il reste une distance entre le discours et les actes.

Dans leur analyse, les auteurs démontrent effectivement que les strates linguistiques,

paraverbale et non verbale de Royal n’illustrent pas l’énervement que son opposant tente

de lui associer. Pour appuyer leur analyse davantage, ils comparent le comportement de

Royal avec celui d’un autre politicien (Philippe de Villiers) dans un autre débat, qui lui

s’insurge vraiment devant la caméra, et ce pendant plusieurs minutes, alors qu’il accuse

l’animatrice de vouloir l’interroger sur des « caractéristiques périphériques » sans

importance plutôt que sur sa valeur en tant que citoyen et politicien. Au lieu d’en faire

abstraction et de passer à autre chose rapidement, il s’est laissé glisser sur la pelure de

banane que l’animatrice a sans doute tendue pour les téléspectateurs.

Par-dessus tout, dans leurs résultats, Constantin de Chanay et al. (2011) montrent

que Sarkozy adopte une conduite qui contraste avec celle qu’il a habituellement, quand il

débat avec des hommes, et qui a déjà fait l’objet d’une autre analyse par Kerbrat-

Orecchioni (2006). Selon eux, la maîtrise de ses émotions le fait paraître en contrôle, pour

permettre à ses attaques contre Royal (une adversaire féminine) de mieux passer. Il

s’abstient ainsi de faire des gestes accusateurs et agressifs qui caractérisent pourtant son

profil ordinairement, et qui sont relevés dans l’analyse de Kerbrat-Orecchioni (2006),

soit : les répétitions au niveau verbal, la prosodie descendante en découpant ses mots,

suivie d’une pause (chute mélodique) pour ajouter un ton aggravateur à ses propos

(exemple : « une prosodie ↓ des•cen•dan•te / »), la montée des mains suivie de la

17

descente brutale des poings fermés, l’index pointé accusateur, l’interruption dans les tours

de parole, etc.

Si Sarkozy se conduit différemment qu’à l’habitude dans ce débat, c’est parce que

son adversaire cette fois est une dame. Dans un autre article, Constantin de Chanay

(2010) montre que l’utilisation « adroite » et « civilisée » de formes nominales d’adresse

(FNA) à des moments stratégiques joue un rôle dans ce rapport de places hiérarchiques

qu’essaie de construire Sarkozy, entre lui et son adversaire (qui est une femme). Par

exemple, il se sert plusieurs fois du terme d’adresse formel « madame Royal », en plus de

lui demander « poliment » si elle lui consentirait la parole, ce qui a pour effet de laisser

sous-entendre qu’elle ne veut pas la céder, exploitant donc astucieusement encore l’image

d’« énervement » citée plus haut chez Royal.

Les stratégies utilisées par Sarkozy pour débattre son adversaire féminine sont

analysées davantage par Kerbrat-Orecchioni (2011) dans un autre article. Vis-à-vis

Royal, Sarkozy tente de se montrer gentilhomme. Si bien des stratégies sont utilisées par

le candidat à la présidence pour « adoucir » le ton envers elle, l’auteur démontre que

Sarkozy n’est pas que « gentleman » envers elle durant ce débat. Il utilise souvent l’ironie

et l’implicite pour discréditer les arguments de son adversaire, à l’aide de commentaires

comme : « ah c’est d’une précision bouleversante », « avec ça on est tranquille » et « eh

ben ça sera gai » (Kerbrat-Orecchioni, 2011 : 45). Il utilise aussi l’« ex-communication »

durant ses interventions, en ignorant la présence physique de son Royal, c’est-à-dire que

même s’il a parlé de son adversaire, il ne s’adressait pas directement à elle. Cette

stratégie fait en sorte que la personne concernée par les attaques ne soit pas sollicitée à

intervenir : elle est exclue, à moins qu’elle n’enfreigne les conventions des tours de

parole, ce qui pourrait lui faire perdre des points.

Ce n’est pas la seule analyse qui traite de l’« ex-communication » dans un débat

télévisé. En effet, Simon et Giroul (2000) relèvent cette stratégie dans un débat opposant

Daniel Féret (président et fondateur du Front national belge) à Gérard Deprez (président

18

du Parti social chrétien). Au niveau non verbal, Deprez regarde plutôt l’animateur quand

il parle de son adversaire, niant ainsi la présence physique de ce dernier (p. 193). Il

domine également les échanges, en monopolisant les ouvertures et même en imposant ses

thèmes qu’il connaît forcément mieux (p. 194). De plus, il impose sa définition du terme

« démocratie », puis cherche à exclure toute légitimité de parole à son adversaire (Féret),

en évoquant le fait que son parti (de tradition xénophobe) contrevient à l’essence même

de la société démocratique (p. 191).

Effectivement, le Front national (FN), cette organisation politique dont les racines

sont présentes en France, a comme caractéristique d’être un parti d’extrême-droite

reconnu pour ses prises de positions agressives. C’est pourquoi certains chercheurs se

penchent sur les stratégies utilisées contre et par ses représentants. Par exemple, Burger

(2005) analyse les stratégies discursives d’un représentant de la gauche (Bernard Tapie)

contre Jean-Marie Le Pen, dans un débat télévisé de 1989 portant sur la politique

d’immigration française. Son analyse montre que Tapie n’hésite pas à se montrer agressif

envers son adversaire, qui est perçu comme coriace et avec qui personne ne veut débattre

(pour éviter de lui donner toute attention médiatique). Anticipant le tempérament de son

adversaire, sa stratégie est de provoquer Le Pen et de le laisser agir pour qu’il ait l’air

confrontationnel et énervé devant la caméra. Néanmoins, dit l’auteur, la stratégie échoue

partiellement, puisque la réaction (imprévisible) de Le Pen est plutôt d’opter pour

interroger directement Tapie (ce qui peut pourtant être un indice de confrontation) au

sujet des reproches qu’il lui fait : « qu’est que j’ai dit Monsieur Tapie (.) vous pouvez me

le dire » (p. 71).

Ce genre de contre-attaque est aussi analysé sur la scène suisse germanophone par

Luginbühl (2007) dans Arena, une émission de débats télévisés (qualifiée de

« confrontainement »). L’auteur révèle que les politiciens posent parfois des questions à

leurs opposants et leur donnent même des conseils, ce qui a pour effet implicite de

discréditer leur honnêteté dans le premier cas et de remettre en question leurs

compétences dans le deuxième. Ce genre de stratégie laisse ainsi paraître l’adversaire

19

comme un bluffeur « démasqué » ou comme une « coquille vide » n’ayant que peu à

proposer de concret.

Si la stratégie de Tapie pour discréditer Le Pen ne réussit pas totalement, d’autres

se sont révélées plus efficaces. Par exemple, dans son analyse citée plus haut, Kerbrat-

Orecchioni (2011) explique que Sarkozy ne ménage pas non plus Le Pen, que ce soit au

niveau verbal, non verbal ou paraverbal : actes menaçants verbaux (défi, sommation,

critique, dénonciation, reproche, etc.), ton de voix ascendant, courtes pauses marquantes

entre ses attaques énumérées, poing fermé, index accusateur, etc. Cependant, avant de

cogner de la sorte, Sarkozy a utilisé la même stratégie préliminaire que Tapie, de laisser

Le Pen se lancer à l’attaque en premier, et cela a fonctionné cette fois. Ensuite, il a pu lui

dire sur un ton calme et poli « bonsoir Monsieur Le Pen ». Cela lui a permis de faire un

contraste avec le ton énervé de son adversaire, en plus de le déstabiliser en coupant l’élan

de parole qu’il avait pris :

[…] l’intervention de Sarkozy n’a pas pour fonction principale de marquer une

quelconque considération envers le destinataire, mais de le déstabiliser et de le mettre en

position basse […] (p. 47)

Au sujet justement des prises de parole, d’autres stratégies à ce niveau sont aussi

relevées dans le débat de l’entre-deux tours de 2007 entre Sarkozy et Royal. Par exemple,

Constantin de Chanay et al. (2011) font la remarque qu’une lutte pour la parole a eu lieu :

[c]elle-ci tend à ne plus se faire dans une coopération harmonieuse, mais dans une sorte

de bras de fer qui passe à la fois par des interruptions (prises de tour plus ou moins

« illicites ») et des refus de céder le tour (conservation également plus ou moins illicites).

(p. 39).

Selon les auteurs, la fréquence des ravissements de parole est révélatrice de la

ténacité du débatteur à ne pas lâcher le morceau (p. 39). Dans leur corpus, il est difficile

de trancher selon eux si c’est Royal ou Sarkozy qui ravit le plus la parole. D’un côté,

Royal parle pendant que Sarkozy l’écoute « patiemment » (pour paraître gentleman).

Ensuite, l’inverse se produit. Puis, il y a un certain équilibre. Ce qui est sûr toutefois,

20

c’est que Sarkozy dénonce implicitement en quelque sorte la prise de parole de Royal, à

l’aide d’une requête devant la caméra : « madame Royal, est-ce que [vous] me permettez

de vous dire un mot » (Ibid.)

Les perturbations dans les tours de parole dans le débat concerné (opposant

Sarkozy et Royal) est étudié également par Sandré (2009a ; 2009b), à un point tel qu’elle

en a fait (avec les cas d’enchaînements dialogiques) son objet d’analyse dans sa thèse de

doctorat (2010). L’auteur démontre que l’interruption et le chevauchement jouent un rôle

dans les stratégies de domination et d’auto-valorisation. Si ces « accidents »

interactionnels sont habituellement proscrits de la vie quotidienne, ils contribuent à

construire la dimension polémique du genre débat politique télévisé (français, du moins)

et, par conséquent, à assurer une image cohérente des débatteurs qui souhaitent y adhérer

et ne pas paraître faibles.

Dans ce débat français de 2007 à nouveau, Sandré (2011a) relève également la

présence d’enchaînements « dialogiques » détournés en sa faveur, c’est-à-dire que les

deux candidats à la présidentielle attribuent à l’autre des idées qu’il ne partage pas, en les

associant à des propos (exagérés) qu’il aurait tenus, « afin de mieux l’attaquer » :

[i]l s’agit de tirer une conclusion – extrême et excessive – du discours [de l’autre],

l’objectif étant de montrer les limites du raisonnement de l’adversaire, de déconstruire

son argumentation en y insérant ses propres arguments. (p. 7)

Dans un autre article, Sandré (2011b) se penche sur les enchaînements dialogiques

exclusivement chez Royal dans le débat français de 2007, mais en soulignant cette fois

l’importance des dimensions non verbales et paraverbales dans la mise en relief du

discours repris. En effet, ces dimensions ajoutent une connotation aux mots, pouvant être

favorable ou défavorable. Dans une autre analyse (2012a), elle ajoute les stratégies de

discours dialogiques de Sarkozy dans ce débat pour les comparer à celles de Royal. Elle

révèle que les candidats font référence : 1) à leur propre discours prononcé avant le débat

et prononcé pendant le débat, 2) au discours de l’autre pour parfois converger et d’autres

21

fois diverger, et 3) au discours de tiers (des experts, des figures d’autorité, mais aussi issu

de la doxa). À ce sujet, ajoutons ici qu’une échelle chronologique pour classer les propos

dialogiques relevés dans ce débat a été élaborée davantage par Caillat (2012), permettant

de révéler une grille de stratégies autour de trois marqueurs temporels principaux :

l’antériorité, la simultanéité et la postériorité.

Le bilan de Sandré (2012a) révèle autre chose : Royal utilise beaucoup plus le

discours rapporté faisant référence à son propre discours, ce qui a pour effet d’insister sur

son programme et de le valoriser. Les cas de discours rapportés de l’autre, pour leur part,

sont produits (de façon à soulever la polémique) davantage par Sarkozy, ce qui a pour

effet de chercher à discréditer Royal. Faisant un peu écho à ces résultats, Sullet-Nylander

et Roitman (2011), analysent également les stratégies récurrentes de discours rapportés

dans ce débat de 2007, mais pour les comparer avec celles relevées dans le débat de 1995

(opposant Chirac et Jospin). Leur analyse diachronique démontre une « évolution » de la

stratégie : si elle visait davantage à mettre en valeur son propre discours dans le débat de

1995, elle est surtout utilisée pour disqualifier l’adversaire en 2007 (p. 126).

Des stratégies de discours rapportés et repris sont aussi relevées sur la scène

politique québécoise. Dans son analyse d’un débat sur la question référendaire, Forget

(2010) démontre à quel point les candidats puisent leurs sources dans un « fond collectif

indéfini – celui de la rumeur ou de la doxa – » (p. 122), comme ce fut le cas dans le débat

français de 2007 (décrit plus haut). En gros, cette stratégie consiste à imposer l’idée que

leur projet est appuyé par une masse de gens, que l’on nomme souvent la « majorité

silencieuse » (Forget 2010) :

[…] emprunter des discours en circulation à des sources plus ou moins précises et à les

réactualiser dans la situation du débat par le biais de la citation, tout en maintenant l’idée

d’une source plurielle […] (p. 120).

Dans cette optique, l’énonciateur à l’origine du discours est flou. Il est alors

nommé de façon impersonnelle. Par exemple, on peut utiliser les mots « on dit souvent ».

22

On peut aussi se servir d’un artefact discursif, que Forget (2010) décrit comme étant un

« énoncé sous forme de citation d’un discours type virtuel s’inspirant de soi-disant

discours tenus » (p. 123). Celui-ci est souvent caricatural et chargé d’un effet dissuasif.

C’est surtout pour se permettre de construire une intervention prétendue « collective »

qu’un intervenant se sert de ces procédés dans le corpus, comme s’il avait l’appui d’une

« majorité silencieuse ». D’autres fois, un intervenant reprend les propos d’un autre pour

manifester une parenté avec son point de vue, donc un accord partiel avec lui, mais pour

y ajouter des précisions (p. 121). D’ailleurs, l’accord peut entre autres être atténué par les

mots « un peu comme ». Tous ces procédés montrent que les reprises dialogiques peuvent

exister sous bien des formes. Essentiellement, peu importe leurs formes, l’auteure

rappelle la puissance qu’elles ont :

[elles] ont une action argumentative et interactionnelle, car elles définissent une position

tant sur le plan des idées discutées que sur celui des rapports de force avec les autres

intervenants, traçant une lignée discursive. (p. 126)

Ce procédé stratégique est aussi relevé dans un débat parlementaire genevois.

Miche (1995) cite Roulet pour rappeler que la structure diaphonique est la reprise du

discours d’un autre énonciateur, mais réinterprétée « pour mieux enchaîner sur celle-

ci [Roulet, 1987 : 70-71] » (p. 241). Ici, l’auteure n’analyse qu’un corpus de données

verbales, étant donné que ces débats ne sont pas enregistrés, mais plutôt transcrits dans le

Mémorial du Grand Conseil genevois. Elle fournit quand même un éclairage sur les

mécanismes d’utilisation de ce procédé dans les débats politiques. Par exemple, des

propos peuvent parfois être repris et déconstruits par un orateur qui s’adresse à

l’assemblée sans même faire référence au présumé énonciateur initial, ce qui peut relever

de l’« ex-communication » (expliquée plus haut). Cela nous démontre que les stratégies

peuvent être imbriquées l’une dans l’autre.

La reprise diaphonique ne s’avère toutefois pas toujours efficace et son utilisation

dépend du contexte. En effet, une autre étude faite par Sandré (2012b) montre que

Martine Aubry, face à François Hollande, utilise davantage cette stratégie que son

23

adversaire, ce qui a pour effet de contraster avec ce dernier : celui-ci cherche plutôt à

éviter le conflit contre Aubry et à afficher une image plus posée (les sondages le donnant

favori d’avance), alors qu’Aubry se réfère à ses propos à maintes reprises, que ce soit

pour le confronter ou pour se mettre en accord avec lui (en ajoutant toutefois souvent son

point de vue) : « [elle] dialogue davantage avec le discours de son adversaire qu[’il] ne le

fait » avec elle (p. 658).

Se placer en accord avec son adversaire dans un débat relève souvent de la

concession. Il s’agit d’un procédé rhétorique connu pouvant servir à mieux faire passer

ses arguments, rappellent Martel et Turbide (2005) en évoquant les théories de Perelman

(p. 201). Toutefois, il arrive que trop de concessions puissent entraîner les effets

contraires. En relevant 195 occurrences d’opposition lors d’un débat des chefs plus près

de nous, au Québec, en 2003, Martel et Turbide (Ibid.) arrivent à la conclusion que

l’accentuation de l’opposition (de la polémique) réussit mieux dans le débat qu’ils ont

analysé : « [l]e comportement discursif de Jean Charest semble correspondre davantage à

ce qui est attendu d’un leader politique pendant un débat » (p. 213). Ce candidat aurait

bien joué son rôle d’« opposant », ce qui peut faire mouvoir les téléspectateurs (un peu

comme dans un match sportif). Sa performance aurait ainsi contrasté avec celle des

autres, qui ont trop cherché à se modérer en raison de leur campagne jugée « agressive »

par les journalistes. Ils auraient ainsi été jugés comme étant incohérents à leur ligne de

conduite habituelle, selon les auteurs, en plus de se distinguer trop de leur rôle de

débatteur qui doit défendre avec ardeur ce en quoi il croit, ainsi que défendre les intérêts

de ses partisans :

[l]’identité personnelle que font valoir Landry et Dumont rappelle davantage la

conversation quotidienne que le débat, où tous coopèrent pour préserver l’harmonie. Une

telle construction est peu compatible avec le rôle professionnel des politiciens et la nature

conflictuelle du discours. (p. 213)

Toujours près de nous, sur la scène fédérale canadienne cette fois, Giasson (2006)

s’est penché sur ce qu’il nomme les images non verbales souhaitées (pratiquées) et

24

projetées (réalisées devant la caméra en direct) par les candidats présents lors du débat

canadien des chefs en français de 2000. L’auteur est en fait entré en contact avec les

conseillers de chacun des chefs et leur a demandé quelles stratégies non verbales ils

avaient pratiquées pour se préparer au débat. Ensuite, il a comparé ces comportements

pratiqués avec ce qui s’est réellement produit durant le débat, à savoir si les candidats ont

pu maintenir l’image qu’ils souhaitaient afficher. Selon les résultats, seul Jean Chrétien se

serait gardé une réserve de « désobéir » un peu. L’analyse de Giasson (2006) a permis

aussi de constater que les candidats misent davantage sur leur charisme personnel plutôt

que sur leur idéologie (para 73). L’auteur avait déjà analysé avec d’autres collègues ce

débat des chefs canadien dans une autre étude (Giasson, Nadeau et Bélanger, 2005). Ils

s’étaient inspirés du premier débat télévisé (celui de Nixon et de Kennedy, en 1960) pour

vérifier l’hypothèse que, encore aujourd’hui, les effets de la télévision avaient une plus

grande incidence que ceux de la radio sur la réception et influenceraient, donc, le choix

des électeurs. Leur analyse conduite à l’aide d’un groupe de sujets témoins l’a confirmé.

Tout comme Giasson, Martel (2010) a analysé la réception des stratégies auprès

du public. Pour évaluer la performance des chefs dans le débat des chefs canadien de

2004, elle s’est basée sur les résultats d’évaluation venant d’un groupe de sujets pour

constituer son corpus. On a demandé aux témoins en question de visionner le débat et

d’évaluer à l’aide d’un dispositif, sur une échelle de 1 à 100, la performance des chefs.

Selon les données recueillies, les cinq moments les plus forts du débat auraient été

produits par Gilles Duceppe (p. 95). Les témoins étaient peut-être partisans, avoue la

chercheure, mais Martel (Ibid.) mentionne quelques aspects dans le discours de Duceppe

ayant permis de gagner des points, pour tenter malgré tout de fournir un éclairage plus

juste : l’ironie, un ton moins formel quand il s’adresse au public, ainsi que la

démonstration d’une contradiction dans le discours de Harper pour le faire paraître

malhonnête. Il aurait aussi misé davantage sur son image personnelle que sur celle de son

parti, ce qui selon Martel pourrait évacuer l’idée que les témoins ont jugé en fonction de

leur choix partisan. Plus encore, Martel (2010) attribue par-dessus tout le jugement

favorable envers Duceppe à son rôle d’opposant pleinement assumé :

25

[l]e politicien se conforme discursivement à son identité professionnelle de chef d’un

parti d’opposition en s’opposant, précisément, avec une certaine agressivité, ce qui est

conforme aussi à la nature conflictuelle du genre télévisuel auquel correspond le débat

politique. (p. 96)

Ce n’est pas la seule fois où Martel souligne la composante confrontationnelle ou

polémique comme stratégie gagnante. En effet, elle a aussi été relevée dans l’un de ses

articles en 2008, où elle a fait l’analyse du débat des chefs du Québec de 2003 donnant

Jean Charest (alors chef du Parti libéral du Québec) vainqueur. L’analyse de Martel et

Turbide (2005), citée plus haut, avait également fait ressortir cette stratégie comme

gagnante.

Bien sûr, toutes les stratégies mentionnées ci-haut peuvent être accompagnées de

plusieurs autres. Il arrive donc que les chercheurs effectuent des études englobant plus

d’une dimension. Dans un autre de ses articles, Martel (2000) a analysé à la fois les

aspects textuel, interactionel et émotionnel d’un candidat – Jean Charest à nouveau, mais

dans le débat des chefs fédéral de 1997, alors qu’il était chef du Parti conservateur du

Canada (PCC). Sa contribution permet de révéler qu’au niveau textuel, Charest a eu

recours à l’énumération d’arguments pour épargner du temps, parfois en récupérant

certaines parties de discours préparées à l’avance. Il a aussi présenté des chiffres à

l’appui, ainsi qu’eu recours à des sources d’autorité, tirées soit de sa propre expérience

personnelle ou de la réalité quotidienne des citoyens. Procéder à la narration de « cas

particuliers » est efficace, explique l’auteure en reprenant les mots de Perelman et

Olbrechts-Tyteca : [elle] permet de créer un lien de proximité entre le candidat et

l’électeur qui se reconnaît facilement dans les exemples » (p. 243). Martel (2000) fait

aussi remarquer que Charest ne prononce jamais le nom de son parti, ce qui a pu avoir

comme effet d’effacer la piètre performance du PCC lors de l’élection précédente et,

ainsi, miser sur l’image personnelle du candidat pour donner une image « jeune et

améliorée » au parti (p. 243).

26

Toujours dans ce même débat, Charest utilise l’« ex-communication » et s’adresse

plutôt à l’auditoire devant lui, en se référant même à ses adversaires à la troisième

personne (p. 244). Également, plutôt que de leur couper la parole, il demande la

permission de parler à l’animateur. Cela fait en sorte de monopoliser la légitimité de

parler, puisque c’est l’animateur (le « maître des lieux ») qui l’a octroyée, en plus de

construire une relation de proximité avec le public. Au niveau paraverbal, Charest utilise

une prosodie basse quand il répond aux questions venant directement de l’auditoire, ce

qui joue aussi sur la proximité interpersonnelle (p. 245). D’ailleurs, cela joue au niveau

émotionnel : Charest se montre humain, engagé, à l’écoute, quand il échange avec

l’auditoire. Il explicite même d’ailleurs souvent ses émotions pour manifester son souci,

comparativement aux autres candidats. Le contraste avec les politiciens « vieux-jeu » qui

maîtrisent leurs émotions est établi. À l’occasion, les interventions de Charest attirent le

rire de la part de l’auditoire, ce qui a pour effet de valider ses stratégies (p. 246). Cette

stratégie, d’obtenir l’appui de l’audience chez Charest, Martel l’a aussi analysée dans un

autre article (Martel et Turbide, 2006). Les auteurs y ont ajouté que des marques de

désapprobation peuvent aussi disqualifier un candidat, en l’occurrence ici l’un des

adversaires de Charest.12

Un peu comme Martel, à partir de l’analyse de l’émission britannique Question

Time, Rouveyrol (1999) a montré qu’une multitude de types de stratégies pouvaient

effectivement être utilisées par les politiciens sur un plateau de télévision , pour gagner

des points: ratification du public par applaudissement (même si deux opposants peuvent

l’avoir), utilisation des régulateurs linguistiques de façon ironique de la part du public (ce

qui a pour effet d’essayer de discréditer les arguments de l’orateur), discours de

technocrate (d’expert) versus l’un plus simple, glissement thématique, narration d’un

exemple (tiré d’une expérience vécue en plus), valorisation de son propre statut

socioprofessionnel ou de son expérience professionnelle pour donner de la légitimité à

12

Les procédés de ratification (rires, applaudissements, etc.) ont aussi été analysés dans un lieu plus près de

nous, à l’Assemblée législative de Fredericton [Cf. : ALLARD, Madeleine (1996). Les marques

d’approbation et de désapprobation à l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick, thèse (M.A.),

Université Laval.]

27

ses propos, production d’attaques ad personam et ad hominem, intrusion dans les tours de

parole, réfutation directe, appropriation du rôle de meneur de jeu à l’aide d’actes relevant

du métadiscours, effacement subjectif pour plutôt utiliser le pronom inclusif « we »,

polyphonie (discours dialogique) en paraphrasant les propos d’un autre ou encore en

évoquant l’opinion publique, la doxa, pour faire passer ses argument comme des faits

incontestables, etc.

Rouveyrol (Ibid.) n’est pas le seul à avoir analysé le discours des politiciens dans

le cadre d’émissions télévisées. En effet, on remarque actuellement un intérêt grandissant

des chercheurs à l’étude de plus en plus approfondie des campagnes électorales. C’est le

cas de Turbide (2009) qui, dans le cadre de sa thèse de doctorat, a choisi à la fois de

décrire et d’évaluer la performance médiatique de chacun des chefs (Bernard Landry,

Jean Charest et Mario Dumont) lors de la campagne de 2003 au Québec. Pour cela, il a

recueilli leurs passages à la télévision pendant cette période lors de trois genres

médiatiques, soit le débat des chefs, l’entrevue d’affaires publiques et le talk-show en fin

de soirée, dans la constitution de son corpus. Sa contribution nous révèle des stratégies

significatives à plusieurs niveaux, en passant entre autres par l’appel aux émotions,

l’humour, les gestes, le ton de voix, jusqu’à l’exploitation du rôle professionnel de

premier ministre et l’utilisation à répétition du pronom autoréférentiel « Je ». Turbide

(Ibid.) établit en plus un continuum de stratégies gagnantes et perdantes, en fonction du

contexte. À partir des résultats obtenus, enfin, il fait ressortir certains agencements de

conditions et de stratégies menant aux deux pôles de ce continuum « succès » / « échec »,

même s’il nous avise que les frontières de cette zone sont « poreuses » (p. 485). Il

faudrait en quelque sorte tenir compte des réactions des téléspectateurs, tout en

considérant leur background socioculturel, dans une analyse plus large – comme quoi

l’efficacité dans chaque situation de communication est vraiment liée à son contexte. Il

demeure malgré tout que Turbide (Ibid.) nous livre un éclairage exhaustif sur les

conditions de succès et sur les gaffes à éviter – sur tous ces petits « je-ne-sais-quoi » mal

compris, comme il les nomme – permettant par conséquent d'établir un « horizon de

prévisibilité du degré de réussite » des performances médiatiques des politiciens (p. 492).

28

Enfin, comme on peut le constater, des analyses de plus en plus vastes sont

produites. Certains chercheurs comparent même différentes scènes nationales. Par

exemple, dans sa thèse, Crişan (2011) a procédé à une analyse systématique des stratégies

interactionnelles et argumentatives lors de plusieurs débats, sur trois différentes scènes

politiques nationales : roumaine, française et américaine. Il devient alors possible, comme

dans cette recherche, de discerner différentes tendances générales socioculturelles et de

les comparer, afin d’en fournir une meilleure grille de lecture.

Maintenant que nous avons fait le tour des études en sciences du langage sur les

stratégies en communication politique, nous pouvons passer à la mise en contexte de

notre problématique.

1.2 Problématique

Dans cette partie, nous présentons notre problématique, notre objectif de

recherche, ainsi que notre question spécifique de recherche.

Les études jusqu’ici présentées montrent toutes quelque chose de similaire : les

moindres faits et gestes produits par les politiciens durant un débat télévisé peuvent

entraîner des effets chez leur(s) adversaire(s) et chez les « télécteurs », et risquent

d’influencer les résultats. Par conséquent, les femmes et les hommes politiques se

préparent en peaufinant leurs stratégies pour gagner des points. Cependant, le débat est

également sans doute l’exercice le plus périlleux d’une campagne électorale, car tout est

en direct :

[b]ien que les équipes de conseillers en communication préparent les politiciens à bien

performer, et qu’ils soient déjà rompus à l’exercice oratoire par leur travail de

parlementaire, ils doivent affronter seuls, en direct et devant de larges auditoires les

attaques de leurs adversaires. (Giasson, 2006 : 5)

29

Avis à celles et ceux qui espéreraient croire que les politiciens auraient appris à

procéder autrement durant ces événements médiatiques, Giasson (2006) nous met en

garde et cite des témoignages de conseillers ayant plus de quarante années d’expérience,

ainsi que des cas de performance fautives tirés du passé et déjà documentés (Kim

Campbell et Bernard Landry). L’auteur souligne l’importance de ne pas se leurrer : les

enjeux d’image et du langage dans cet univers de perceptions sont incontournables :

[u]ne contre-performance au cours d’échanges télévisés peut devenir un boulet lourd

pendant le reste de la campagne. La qualité rhétorique du discours livré rivalise

d’importance avec son contenu argumentaire […] les séances préparatoires à ces joutes

oratoires télévisées permettent aux politiciens, au mieux, de contrôler leur image ou, au

pire, de ne pas « perdre la face ». (p. 17)

Toutes ces normes et ces attentes envers la guerre d’images qu’est le débat

politique télévisé poussent certains linguistes (surtout en France) à s’entendre autour

d’une définition aujourd’hui de ce que représente ce genre de discours. Par exemple,

Kerbrat-Orecchioni (2011) écrit ce qui suit :

[i]l s’agit d’un genre confrontationnel par définition, qui manifeste une certaine

« préférence pour le désaccord » [Doury 2009] et qui échappe donc en partie aux règles

de la communication polie, laquelle consiste à sacrifier ses propres intérêts à ceux

d’autrui, ce qui serait en l’occurrence proprement suicidaire – tout débat est une sorte de

guerre verbale (c’est un « genre polémique »), or la politesse n’a guère sa place dans les

guerres, où il s’agit avant tout d’attaquer l’adversaire pour en triompher, et il en est de

même dans ces guerres métaphoriques que sont les débats […] C’est avec leur partenaire

de plateau que les débatteurs doivent polémiquer ; mais ce sont les téléspectateurs qu’il

s’agit de convaincre et de séduire, en leur offrant le spectacle d’un affrontement musclé

tout en évitant de les choquer (même s’ils espèrent secrètement que survienne quelque

« incident » venant pimenter la routine du débat). (p. 40)

Des « incidents », il peut y en avoir, mais puisqu’ils sont imprévus, on ne sait pas

sur qui ils tomberont. Dans le cas du débat des chefs en français aux élections

canadiennes de 2008, ce sont tous les participants qui ce sont retrouvés dans une situation

risquée. Après une heure de confrontation, une question particulière posée en plein milieu

du débat est venue chambarder le ton habituel auquel on s’attend :

30

Bonjour. Vous êtes les leaders politiques du Canada et votre travail est de vous assurer du

mieux-être et du bien-être des Canadiens, au-delà des chicanes partisanes. Dans ce

contexte, pouvez-vous nommer au moins un bon coup ou une qualité de l’adversaire qui

se trouve à votre gauche?

Comme on le verra plus en détails dans notre analyse, la question a eu l’effet

d’une onde de choc, provoquant un malaise perceptible chez les chefs. Cette question va

à l’encontre même des attentes dans le cadre d’un débat politique télévisé, tel qu’on le

conçoit aujourd’hui. Il demeure que par cette question, pour gagner des points, il faut en

donner à son adversaire. C’est dans cette situation de double contrainte risquée que les

chefs ont été jetés.

Quelles sont les stratégies employées par les chefs pour gagner des points, dans ce

contexte de double contrainte où on leur demandait d’en donner plutôt à leur adversaire?

Voilà ce qui constitue notre question de recherche, qui nous permet d’étudier une

situation originale et unique en son genre dans ce type de débat.

Afin de répondre à cette question, notre objectif est celui de décrire les stratégies

utilisées par les cinq chefs dans ce débat télévisé. Notre démarche cherche à relever les

marqueurs de pouvoir dans le langage en interaction, ce que Kerbrat-Orecchioni (1996 ;

2005) nomme relationèmes ou taxèmes. Dans le cadre de cette consigne qui est celle de

flatter son adversaire, nous examinerons chaque jeu significatif d’action et réaction – à la

fois verbale, paraverbale et non verbale – ayant permis à chacun des chefs de sauver sa

face et de se construire malgré tout une place, c'est-à-dire de marquer des points malgré la

consigne de flatter son adversaire.

Nous abordons cette analyse par l’approche ethnométhodologique et multimodale

du cadre théorique de l’analyse conversationnelle, que nous développons dans le chapitre

suivant.

31

CHAPITRE II

CADRE THÉORIQUE

Mon grand-père disait : « S’il y a un métier où le contenant est souvent plus important

que le contenu ; où les portes de l’avenir sont grandes ouvertes aux baratineurs de talent ;

c’est bien la politique! Mais si être un beau parleur est un atout dans cette arène, il arrive

aussi que les représentants de cette minorité volubile se fassent prendre avec leur langue.

Car en politique, on est toujours maître de sa parole avant de la prononcer, mais on peut

en devenir rapidement l’esclave une fois qu’elle a quitté notre bouche. » – Boucar DIOUF,

« Le pouvoir de la belle parlure », La Presse, 2014 [En ligne] (consulté le 5 avril 2014).

Qu’il s’agisse de flatter ou de disqualifier leur adversaire, même s’ils arrivent à

maîtriser toutes les contraintes mentionnées au chapitre précédent, peu importe les

stratégies adoptées, les participants dans un débat ne sont en réalité jamais les ultimes

maîtres créateurs du message ; ils utilisent des ressources langagières dans un processus

interactif, en fonction du contexte, où personne n’agit seul ni n’a véritablement le

monopole de la parole13

. Les personnes présentes ou engagées dans une rencontre

s’influencent mutuellement et influencent la dynamique interactive du discours. C’est

dans cette perspective de l’analyse du discours que se situe le cadre théorique de

l’analyse conversationnelle, dans lequel s’inscrit notre recherche.

Ce chapitre vise à d’abord décrire les fondements de notre cadre théorique qui

étudie le langage dans ses dimensions sociale et interactive, favorisant une approche

ethnométhodologique et dont l’objectif est celui de révéler les mécanismes et les

ressources utilisés par les participants pour construire et maintenir collectivement une

interaction. Dans une deuxième partie, nous présenterons de façon plus détaillée, les

théories qui serviront à notre étude.

2.1 Fondements de l’analyse conversationnelle

Le développement de l’analyse conversationnelle est le résultat d’un intérêt

grandissant chez des penseurs de divers horizons. Loin d’être homogène, elle est un

13

« Parole » entendue dans sa définition linguistique comme l’usage concret du langage, ensemble de

signes linguistiques.

32

courant « transdisciplinaire », c’est-à-dire qu’elle est le versant de plusieurs grands

courants de recherche se rejoignant et servant à étudier les interactions. La prochaine

section (2.1) vise à rappeler d’abord au moins brièvement quelques points fondamentaux

qui ont stimulé son émergence. On expliquera également ensuite comment on y conçoit

aujourd’hui la notion d’« interaction », qui est au cœur de la recherche en analyse

conversationnelle et qui recouvre plusieurs composantes, dont les matériaux multicanaux

du langage, la notion de compétence communicative et le contexte, qui seront présentées

successivement aussi dans la première section de ce chapitre. Par la suite, dans la section

2.2, on y abordera les théories plus directement reliées à la présente étude, soit la relation

interpersonnelle et ses marqueurs, ainsi que le système de politesse et, bien sûr, ses

limites.

2.1.1 La naissance d’un courant de recherche

L’analyse conversationnelle prend un essor aux États-Unis dans les années 60,

avec l’épanouissement des sciences sociales du langage. Dans sa contribution pionnière,

Lectures on Conversation, Sacks (1992) démontre que les conversations ordinaires ne

sont pas aussi désorganisées et chaotiques qu’on le croyait à l’époque. En effet, par

exemple, de façon récurrente, les séquences d’ouverture des conversations sont

composées de deux énoncés (de type salutation ou appel/réponse), dont le deuxième est

conditionné par le premier. La séquence de clôture, pour sa part, est composée d’un

énoncé préparatoire qui signifie à son partenaire la fin d’un échange (Traverso, 1999 : 9).

Similairement, les procédures pour introduire des thèmes ou en clore sont également

organisées conjointement par les individus eux-mêmes au cours de leur rencontre. En

mettant à jour la façon dont les individus utilisent le langage dans leurs interactions

quotidiennes, plus particulièrement l’organisation générale des tours de parole, Sacks

jette ainsi les bases de l’analyse conversationnelle.

Le courant de recherche qui a inspiré Sacks dans sa démarche est

l’ethnométhodologie, ayant pris racine en sociologie avec Garfinkel (1967). Pour ce

dernier, si l’on veut étudier les groupes en société, il faut porter attention aux moyens

33

implicites et routiniers par lesquels les individus dans le groupe donnent sens eux-mêmes

à leurs propres actions, ainsi que la façon dont ils catégorisent et organisent les situations

dans lesquelles ils se trouvent (Traverso, 1999 : 9). La démarche est donc inductive : il

s’agit de partir des données fournies par le groupe sur le terrain pour en élaborer la

description. Dans l’optique de l’ethnométhodologie, l’organisation sociale est construite

pas à pas, à travers des pratiques « allant de soi » des groupes. D’ailleurs, des événements

déstabilisants et perturbants une routine mettent en lumière « la manière dont les

membres construisent ordinairement leurs actions » (Ibid.)

Comme en témoignent aujourd’hui une vaste gamme d’études dans le domaine, la

méthodologie de l’analyse conversationnelle a été élargie à toutes sortes de situations de

talk-in-interaction, prenant de nombreuses formes d’appellation trouvables dans la

littérature : parole-en-interaction, parler-en-interaction, discours-en-interaction, etc. Cet

objectif n’aurait toutefois pas été exclu à l’origine, si l’on se fie sur ce que disait déjà à

l’époque Schegloff (1968), collègue de Sacks :

I use "conversation" in an inclusive way. I do not intend to restrict its reference to the

"civilized art of talk" or to "cultured interchange" (...), to insist on its casual character

thereby excluding service contact (...) or to require that it be sociable, joint action,

identity related (...). "Dialogue" while being a kind of conversation, has special

implications derived from its use in Plato, psychiatric theorizing, Buber, and others,

which limits its usefulness as a general term. I mean to include chats as well as service

contacts, therapy session as well as asking for and getting the time of day, press

conferences as well as exchanged whispers of "sweet nothings". I have used

"conversation" with this general reference in mind. (p. 1076)

Toutes ces situations évoquées par Schegloff, ci-haut, sont des exemples de ce

qu’il convient de nommer plus simplement « interaction » (Traverso, 1999 : 5), notion

que nous expliquons plus en détails dans la section qui suit.

2.1.2 La notion d’« interaction »

Kerbrat-Orecchioni (1990) décrit la notion d’« interaction » comme étant une

série d’« événements » (un enchaînement d’actions et de réactions) constituant une forme

34

de « texte » construit de façon collective par des partenaires engagés dans un contexte

donné (p. 9). Dans cette optique, interagir implique plus qu’une définition réduite de

production d’énoncés reçus passivement par un destinataire : les individus présents (les

interactants) sont tous participants à part entière et sont eux-mêmes « pris » dans un

système d’influences réciproques (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 15). Le langage est ainsi,

comme elle le souligne, une activité sociale et interactive :

[…] l’exercice de la parole, loin d’être simplement une forme d’« expression de la

pensée », est une pratique collective où les différents participants mettent en œuvre un

ensemble de procédés leur permettant d’assurer conjointement la gestion du discours

produit. (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 24)

Pour gérer la conversation, d’ailleurs, le langage met entre autres à notre

disposition tout un système « synchronisateur » (aussi parfois nommé « système de co-

pilotage ») – des signaux d’écoute nommés phatiques et régulateurs –,14

ce qui laisse

cours à une espèce de « danse des interlocuteurs » synchronisée :

[c]es faits sont aujourd’hui jugés très précieux pour analyser la structure spécifique du

langage parlé et pour reconstituer la progression de la conversation face à face, c’est-à-

dire l’activité coordonnée, complémentaire et concurrente des partenaires engagés – de

façon continue et non seulement alternative – dans la co-production de leur dialogue.

(Cosnier et Kerbrat-Orecchioni, 1991 : 202)

De cette façon, un émetteur signale au récepteur qu’il lui communique à l’aide de

divers procédés phatiques (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 5) : orientation du corps, direction

du regard, interpellation par un terme d’adresse, etc. Il se sert aussi de divers

« captateurs » pour maintenir l’attention de son partenaire : « tu sais », « tu vois »,

« hein », etc. De plus, dans le processus d’encodage, un émetteur est aussi en fait en

processus de décodage de son partenaire, simultanément, puisque tout récepteur émet

aussi divers signaux régulateurs (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 5) : hochement de tête,

sourire, « hm hm », « oui », etc. Par conséquent, l’émetteur est aussi un récepteur

attentif : il « lit » et « écoute » les réactions de son destinataire. Kerbrat-Orecchioni

14

Ces phénomènes du langage seront expliqués davantage dans la section 2.1.3 qui suit, portant sur la

multicanalité.

35

(1990) explique aussi que dans le processus d’encodage du langage, l’émetteur tient

toujours compte de l’image et des compétences qu’il attribue à son destinataire, dans le

souci que son message sera bien interprété (p. 14). Par exemple, pour « réparer » tout

défaut d’écoute lorsqu’il sent que le message ne passe pas bien, il peut augmenter le ton

de sa voix, reformuler ses propos, effectuer un choix réfléchi d’un terme particulier ou

d’une stratégie particulière d’argumentation, etc. L’émetteur intègre donc des

mécanismes d’anticipation et de rétroaction. Ces mécanismes sont d’ailleurs notables à

travers les phénomènes d’autocorrection et d’hésitation, par exemple. Un émetteur en

produit bel et bien parce qu’il se soucie de la réception chez son récepteur.

Puisque l’émetteur est aussi récepteur et vice-versa, les partenaires se trouvent par

conséquent présents dans un véritable réseau d’influences mutuelles successives et

simultanées : « Parler c’est échanger, et c’est changer en échangeant » (Kerbrat-

Orecchioni, 1990 : 17). La construction d’un énoncé, dans la perspective interactionniste,

est donc un travail conjoint :

[…] l’interaction pouvant alors être définie comme le lieu d’une activité collective de

production du sens, activité qui implique la mise en œuvre de négociations explicites ou

implicites, qui peuvent aboutir ou échouer (c’est le malentendu). (Kerbrat-Orecchioni,

1996 : 29)

Même dès les toutes premières secondes d’une rencontre, donc, les individus

communiquent, révèlent des indices sur leurs états d’âme, à travers tous les canaux de la

communication, volontairement ou pas. Produits pas-à-pas collectivement, ces indices

orientent la lecture des interactants en présence, via différents matériaux, consciemment

ou pas.

Maintenant que nous avons décrit la notion d’interaction, nous passons dans la

prochaine section à la description des matériaux du langage, servant justement à

construire conjointement une interaction.

36

2.1.3 La multicanalité du langage

Trois différents canaux ou strates (verbal, paraverbal et non verbal) constituent les

matériaux du langage présents dans une rencontre en face-à-face.

Le matériel verbal relève des éléments phonologiques, lexicaux et

morphosyntaxiques de la langue employée (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 23). Les

thématiques abordées et les actes de parole font aussi partie de la strate verbale de la

communication. Par exemple, l’emploi d’un vocabulaire plus riche est souvent utilisé

dans des communications plus officielles. Dans l’oralité de la composante verbale, on

retrouve ce que certains considèrent être des « ratés » de parole : les bégaiements, les

lapsus, les répétitions, les reformulations, les rectifications, les marques d’hésitation

(« euh »), les phatiques et les régulateurs (« hein », « hm-hm », etc.) Tous ces « ratés »

assurent dans les faits le bon fonctionnement de l’interaction, pour établir le contact avec

un partenaire (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 24).

Le matériel paraverbal, pour sa part, accompagne le contenu verbal et contient les

éléments relatifs à la prosodie et au vocal (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 23). Il s’agit donc

de tout le matériel sonore pouvant être reçu par le canal auditif : débit, pauses, intensité

articulatoire, particularités de prononciation et caractéristiques de la voix.

Enfin, le matériel non verbal constitue tout ce qui est perçu par le canal visuel

(Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 23). Dans ce dernier ensemble de matériaux, nous pouvons

distinguer les éléments statiques (ce qui est déjà en place, comme les vêtements, l’âge, le

bronzage, les rides, etc.) et cinétiques (ex. : posture, regards, mimiques, etc.).

En plus de fournir des indices de contextualisation, le canal non verbal cinétique

permet à l’émetteur une facilitation cognitive dans le processus d’encodage du discours,

comme en témoigne nos propres gesticulations parfois lorsque l’on parle au téléphone, un

peu comme si notre discours pouvait être plus clair si on le voyait plus concrètement en

images (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 27).

37

Tous ces différents canaux décrits plus haut fournissent des indices hautement

significatifs au sujet de l’état d’âme affectif des participants. En effet, les émotions ne

peuvent pas être extirpées du langage et elles sont exprimées à travers des mimiques, des

regards, des intonations, la voix, etc. Ces indices reflètent les états d’âme et, par

conséquent, aussi la relation interpersonnelle entre des partenaires en présence : distance

ou proximité, égalité ou hiérarchie, collaboration ou conflit, et cetera (Kerbrat-

Orecchioni, 1996 : 26).

Ces différents canaux permettant à un échange d’être ouvert, poursuivi ou clos

(Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 26). Par exemple, les matériaux paraverbaux et non verbaux

jouent un rôle important dans l’alternance des prises de parole, pour se signifier

mutuellement quand on veut prendre, garder ou passer la parole (Kerbrat-Orecchioni,

1996 : 26). De plus, pour manifester leur engagement dans une interaction, des

interactants utilisent des procédés de validation interlocutaire, pour signaler leur

participation et leur volonté d’échanger avec l’autre, comme l’explique Goffman (1974) :

[l]es participants se servent d’un ensemble de gestes significatifs, afin de marquer la

période de communication qui commence et de s’accréditer mutuellement. Lorsque des

personnes effectuent cette ratification réciproque, on peut dire qu’elles sont en

conversation : autrement dit, elles se déclarent officiellement ouvertes les unes aux autres

en vue d’une communication orale et garantissent conjointement le maintien d’un flux de

paroles. (p. 33)

Ces procédés de validation sont divers. Il peut s’agir de procédés phatiques émis

par le locuteur, c’est-à-dire tout ce qui peut être mis en œuvre par ce dernier pour

s’assurer que son destinataire l’écoute et le comprenne (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 18).

Comme on le disait plus haut, un locuteur peut ainsi capter l’attention de son destinataire

par une inclinaison corporelle, un regard direct ou encore des marqueurs verbaux (tels

que « tu sais », « n’est-ce pas », etc.) Par exemple, au début d’une rencontre, deux

partenaires réduisent habituellement la distance proxémique entre eux, établissent un

contact oculaire et sont orientés par leur corps mutuellement. À l’inverse, lors de la

38

clôture de cette rencontre, les partenaires se « désengagent », s’éloignent ou détournent le

regard. Le destinataire doit lui aussi produire des signaux pour manifester qu’il est

« branché » sur le réseau interactionnel en cours. Il utilise des procédés régulateurs divers

et généralement combinés, qui passent du verbal, au paraverbal et au non verbal, pouvant

entre autres être un hochement de tête, un sourire bref, un « hmm » vocal, etc. Chaque

participant dans une interaction manifeste ainsi, à l’aide de son comportement et de tout

moyen communicationnel mis à sa disposition, sa reconnaissance de la présence de

l’autre.

Kerbrat-Orecchioni (1990) fait la remarque que les procédés phatiques et

régulateurs sont habituellement émis da façon harmonieuse, c’est-à-dire que le locuteur

interpelle généralement une réponse souhaitée de la part du destinataire (p. 20). Par

exemple, un énoncé phatique du genre « tu vois » ou « tu sais » sollicite un régulateur

comme « oui » ou « hmm, hmm ». Ou encore, un élève qui répond par un « euh… »

interrogatif provoque une réaction du genre « écoute », « regarde » ou même parfois un

quelconque ajustement corporel. Cela démontre bien à quel point les procédés phatiques

et régulateurs sont souvent produits de façon complémentaire (paire adjacente) et que

l’on emploie bien d’autres canaux que le verbal pour communiquer. Le corps, lui,

n’arrête jamais de « parler ».

Tout au long d’une interaction, les participants s’entendent donc normalement sur

un « contrat de communication », dans lequel les droits et les devoirs de chacun sont

négociés (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 20). Un véritable travail conjoint de construction a

ainsi lieu lors d’une interaction, par le simple fait d’être en présence l’un de l’autre. En

fait, la négation ou le déni de la présence de l’autre envoie le message le plus fort

d’exclusion de l’interaction, puisqu’on lui retire la permission en quelque sorte

d’échanger avec soi, de façonner ce qui se passe et, donc, de s’affirmer comme

participant. Dans les sociétés plus volubiles, en France par exemple, le silence signifie

carrément la « mort » de l’interaction. Kerbrat-Orecchioni (1990) rappelle à ce sujet les

mots de Bakhtine : « Pour le discours (et par conséquent pour l’homme) rien n’est plus

39

effrayant que l’absence de réponse » (p. 15).15

C’est pourquoi le « contrat » repose sur la

bonne foi réciproque.

2.1.4 La « compétence communicative » et le contexte

Au cours d’une interaction, une définition mutuelle de la situation a également

lieu lors d’une rencontre entre interactants. Certains acquis partagés forment consensus,

alors que certaines divergences minimes se neutralisent habituellement en partie : « les

partenaires en présence négocient et ajustent en permanence leurs conceptions respectives

des normes interactionnelles » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 34). C’est aussi ce que dit

Cosnier (1991) :

[d]ans cette période initiale de la rencontre, les partenaires évaluent les signes émanant

d’autrui et font des hypothèses anticipatrices sur la suite possible, réciproquement ils

émettent leur propres informations ; de cette dialectique parfois très brève, parfois fort

longue doit résulter un consensus qui servira de base au déroulement de l’interaction. (p.

308)

Une bonne lecture de la situation lors d’une rencontre fait appel à la compétence

communicative des individus en présence (Traverso, 1999 : 10). Cette notion a été forgée

par Hymes (1972), en ethnographie de la communication. Pour les chercheurs en analyse

conversationnelle, la notion de compétence communicationnelle ne se réduit pas qu’à la

maîtrise de la langue et à la capacité de produire un nombre infini d’énoncés

grammaticalement corrects ; le discours doit en plus être convenable à la situation de

communication, ce qui implique la notion de compétence communicative. Dans cette

optique, il ne suffit donc pas que notre discours soit grammaticalement correct ; il faut

qu’il soit socialement correct dans le groupe concerné, adapté aux contraintes sociales et

culturelles de la situation donnée – qu’il faut inclure avec les contraintes linguistiques, de

facto, indissociables.16

Hymes propose donc de tenir compte des ingrédients contextuels

pour analyser une situation donnée de communication. Kerbrat-Orecchioni (1996)

15

Il faut néanmoins rappeler que, puisque tout communique, même le silence communique forcément

quelque chose. On peut aussi réagir à un silence ; il peut être coupé par la reprise de parole tôt ou tard. 16

D’ailleurs, on peut se demander si les contraintes morpholinguistiques ne sont pas justement là en raison

des contraintes sociolinguistiques d’un contexte (une classe où l’on enseigne le français, par exemple). Les

contraintes ne sont pas les mêmes dans un contexte moins formel (entre amis ou en famille, par exemple).

40

présente une liste exhaustive de ces ingrédients, soit le site, le but, les caractéristiques des

participants et leur rôle, qui sont expliqués dans ce qui suit.

Le site (setting ou cadre spatio-temporel) représente les lieux où se déroulent

l’interaction et le moment où elle a lieu (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 16). Sa description

comprend les caractéristiques physiques du site, mais aussi sa fonction sociale. Par

exemple, un parlement n’a pas comme qualité de n’être seulement qu’un grand édifice

architectural ; il est aussi un lieu ou se déroulent entre autres des débats sur des enjeux

politiques et financiers. Un bar étudiant peut aussi être un lieu d’échanges d’idées et de

débats, mais c’est surtout un lieu convivial où socialiser habituellement autour d’un verre.

Toujours en lien avec le cadre spatio-temporel, le discours doit être cohérent avec

le lieu, mais aussi avec le moment. Par exemple, pour l’expliquer simplement, on ne parle

pas normalement de la pluie et du beau temps en plein milieu d’un débat. Le contraire

s’applique aussi : on ne débat pas généralement quand c’est le moment de pratiquer un

loisir ou de faire du sport.

En ce qui concerne le but d’une interaction, selon Kerbrat-Orecchioni (1996 : 16),

il faut distinguer le but global (gagner un débat) des participants et les buts plutôt

ponctuels (marquer des points durant un débat, pour atteindre le but global). Il faut

également considérer s’ils ont une fin externe (ex. : obtenir l’adhésion des autres, se

défendre, etc.) ou « gratuite », libre, plus de nature relationnelle que transactionnelle

(ex. : on parle pour « jaser » plutôt que pour défendre une idée précise).

Si les buts respectifs des participants façonnent le déroulement d’une interaction,

leur nombre et leurs caractéristiques individuelles (âge, sexe, statut socioprofessionnel,

traits de caractère, etc.) aussi. Il est essentiel alors de tenir compte par exemple des détails

de la relation entre les participants : le degré de connaissance, la nature du lien social

(familial, amical, professionnel, hiérarchique ou non) et du lien affectif (sympathie,

antipathie et tout autre sentiment, partagés ou non) (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 17).

41

En linguistique, il est connu que tout échange communicatif implique à la base

l’existence d’un individu ayant le rôle d’émetteur (à moins d’un chevauchement de

parole) et d’un ou de plusieurs autres ayant le rôle de récepteurs. Ceux-ci sont sensés, en

principe, se relayer les tours de parole au cours de l’interaction (Kerbrat-Orecchioni,

1996 : 17). Précisons qu’il existe plusieurs types de récepteurs. Kerbrat-Orecchioni les

divise en deux catégories : les participants « ratifiés » et les bystanders.

La présence des participants « ratifiés » est reconnue par l’« arrangement

physique » du groupe et de leurs comportements (orientation du corps, regard et distance

proxémique) : ils sont « concernés » (ou engagés) dans ce qui se passe, soit en étant des

destinataires directs (auxquels l’émetteur s’adresse explicitement) ou indirects (Kerbrat-

Orecchioni, 1996 : 18).

Des indices verbaux (ex. : emploi du prénom de la personne) et non-verbaux (ex. :

corps orienté vers la personne, regard direct) peuvent nous indiquer qui sont les

personnes concernées ou sollicitées dans le cadre participatif. Kerbrat-Orecchioni (1996)

souligne qu’il est parfois difficile de déterminer qui est le destinataire en présence de trois

personnes. Il vaudra mieux alors parler de destinataires privilégié et secondaire (p. 19).

De plus, les locuteurs peuvent parfois se servir de « tropes communicationnels », par

lesquels les destinataires réels ne sont pas forcément ceux qui sont apparents. Par

exemple, lors de débats télévisés, les participants échangent entre eux, mais en réalité,

c’est au public que leur discours est destiné. C’est la même chose au théâtre : même si les

acteurs parlent entre eux, c’est au public qu’ils s’adressent. Cette configuration fluctue

constamment entre les participants dans une interaction (p. 20).

Les simples spectateurs (bystanders), pour leur part, sont en principe exclus de ce

qui se passe, mais en sont quand même témoins. Ils forment une catégorie que Goffman

divise à son tour en deux : 1) les récepteurs « en surplus » (overhearers), dont l’émetteur

est conscient de leur présence dans le cadre perceptif, et 2) les « épieurs »

(eavesdroppers), qui sont des témoins présents à l’insu de l’émetteur.

42

Les rôles décrits ci-haut sont mobiles, mais pas les rôles interactionnels, qui sont

directement liés au genre d’interaction en cours : professeur/étudiant,

intervieweur/interviewé, etc. Certains rôles peuvent être complémentaires et d’autres

symétriques (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 20). Par exemple, les membres du cabinet

adoptent certaines attitudes lorsqu’ils rencontrent le premier ministre lors d’une réunion

et vice versa. À son tour, le premier ministre se comporte d’une certaine façon face à ses

ministres et d’une autre face au gouverneur général. Ces statuts sociaux définissent alors

en quelque sorte le « contrat de communication » auquel sont soumis les participants dans

une interaction : chacun connaît et reconnaît le rôle que chacun a à jouer pour être

cohérent, pour entretenir une interaction harmonieuse.

Kerbrat-Orecchioni (1996) précise que le rôle interactionnel d’un participant n’est

pas la même chose que son statut social (p. 20). Par exemple, la personne qui interviewe

joue le rôle interactionnel d’intervieweur : ce rôle est constitutif du « script » de

l’interaction ayant cours. Le statut social est plus fixe que ce rôle : il concerne la personne

comme telle, dans la société, qui elle cependant peut adopter plusieurs rôles au cours des

interactions dans lesquelles elle participe, dans la vie sociale de tous les jours.

Néanmoins, il arrive effectivement souvent que les deux soient liés. Par exemple, un

intervieweur est couramment un journaliste. Toutefois, il n’y a pas qu’un journaliste qui

peut jouer le rôle interactionnel d’intervieweur. Un acteur peut le faire, par exemple.

Nous avons vu dans cette première partie les fondements de l’analyse

conversationnelle. Axée sur la notion d’« interaction », son approche tient compte de la

relation entre les participants et du contexte, observables à travers les données

multimodales. Au cours d’une interaction, la relation entre les participants est aussi gérée

par tout un système de contraintes interpersonnelles, faisant partie de ce contexte. C’est

ce que nous présentons dans la prochaine partie.

43

2.2 La composante relationnelle et la politesse

Dans cette section, nous abordons les théories plus directement liées à notre

analyse, soit celle concernant d’abord la relation interpersonnelle, ensuite celles touchant

la notion de « politesse » dans les interactions.

2.2.1 La relation interpersonnelle

Le contexte est influencé par la relation liant les participants dans une interaction.

Cette relation interpersonnelle se construit sur deux axes : horizontal (symétrique) et

vertical (hiérarchique), qui sont décrits dans ce qui suit. Parfois, il peut s’avérer difficile

de classer aussi catégoriquement la relation. Cette difficulté est aussi abordée ensuite, au

point 2.7.3.

2.2.1.1 La relation horizontale : distance vs proximité

L’axe horizontal se joue sur la distance ou la proximité entre les interactants

(Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 50). Il dépend de données externes liées au contexte

(expliquées plus haut : âge, sexe, etc.). En raison de leur caractère plus statique, les

indices externes sont présents et habituellement révélés d’emblée dès l’ouverture d’une

interaction.

Cependant, l’axe horizontal n’est pas uniquement défini par les données externes ;

il est même transformable en cours de route à travers l’échange d’indices internes

présents à travers la multicanalité, nommés relationèmes. C’est essentiellement à l’aide

de ces relationèmes que la relation est confirmée, contestée, constituée, voire même

inversée (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 42). Par conséquent, ces actes de langage ne sont

jamais neutres : ils sont plutôt à la fois révélateurs et constructeurs de la relation

interpersonnelle entre des locuteurs. Ils varient en fonction du niveau de connaissance

que les individus ont l’un de l’autre, du lien affectif qui les unit, ainsi que de la situation

de communication (formelle ou informelle). En effet, en fonction du degré de formalité

aussi de la rencontre, l’interaction peut être plus « personnelle » ou plus

44

« transactionnelle » (Cosnier, 1991 : 304). Il faut surtout retenir que les données du

langage dans une relation horizontale révèlent une certaine symétrie entre les locuteurs,

c’est-à-dire que qu’elles sont utilisées de façon réciproque (Kerbrat-Orecchioni, 1996 :

45). La difficulté à classer les indices relationnels est expliquée plus loin, mais voici pour

l’instant quand même quelques éléments qui peuvent être des indices révélateurs des

relations entre les interactants, aux niveaux des trois strates de la conversation :

marqueurs non verbaux : distance proxémique, les gestes (toucher, façon de se

tenir ou de se serrer en public, etc.), posture relâchée, orientation du corps, durée

et l’intensité du contact visuel, mimiques (sourire, clin d’œil, etc.) ;

marqueurs paraverbaux : ton de voix (plus bas, voire chuchotement en intimité),

débit plus rapide en situation familière et qui ralentit en situation plus formelle,

vitesse des enchaînements de parole, fréquence des chevauchements, et cetera ;

marqueurs verbaux : certains termes d’adresse (pronom plutôt que terme formel),

tutoiement, registre de langue, niveau de langue, thèmes abordés, etc.

2.2.1.2 La relation verticale : le système hiérarchique des places

Contrairement à la relation horizontale, l’axe de la relation verticale est de nature

dissymétrique, c’est-à-dire qu’il existe toujours un rapport de place entre « dominant » et

« dominé » dans une interaction. Ce rapport inégalitaire repose souvent également sur les

données externes du contexte (ex. : le statut social des participants, leur âge, leur rôle

interactionnel, etc.) ou encore sur des qualités de la personne (ex. : charisme, maîtrise du

vocabulaire, force physique, etc.) Certains types d’interaction sont de nature inégalitaire,

mais complémentaire, dans le sens où l’un ne va pas sans l’autre : ils subsistent en raison

de leur présence mutuelle (ex. : professeur/étudiant, médecin/patient, etc.) Il est aussi

concevable de penser que, même dans une relation horizontale, des enjeux de la

composante hiérarchique ne sont quand même jamais totalement absents :

45

[l]e système des places dépend donc en partie de ces facteurs contextuels (« l’autorité

advient au langage du dehors », selon Bourdieu 1982 : 105) ; mais en partie seulement,

car les cartes peuvent presque toujours être redistribuées : les places sont l’objet de

négociations permanentes entre les interactants, et l’on observe fréquemment de la part du

dominé institutionnel la mise en œuvre de stratégies de résistance, de contre-offensives et

de contre-pouvoirs, qui peuvent bien entendu échouer ou réussir. (Kerbrat-Orecchioni,

1990 : 73)

En effet, même si le contexte peut favoriser une relation horizontale, l’emploi de

relationèmes verticaux peut influencer la relation interpersonnelle. Ces sont ces

relationèmes qu’elle nomme « taxème de position haute » et « taxème de position

basse » :

[…] les échanges communicatifs sont le lieu de batailles permanentes pour la position

haute (batailles plus ou moins discrètes ou affichées, courtoises ou brutales), qu’il

s’agisse d’échanges institutionnellement inégalitaires, où le jeu des taxèmes peut venir

infléchir, voire inverser (au moins provisoirement) le rapport de places initial; ou

d’échanges en principe égalitaires, où leur action peut venir constituer une relation de

domination a priori inexistante. (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 48)

Les taxèmes verbaux peuvent se retrouver à plusieurs niveaux, par exemple : la

forme nominale d’adresse (où l’on peut relever l’usage symétrique ou dissymétrique),

l’organisation des tours de parole (ex. : quantité de parole – plus longtemps et/ou plus

souvent – et respect des règles), l’organisation structurale de l’interaction (ex. : pouvoir

de choisir le thème d’ouverture, avoir le mot de la fin, être le premier à intervenir le plus

souvent, etc.) et, enfin, les actes de langage17

(ex. : ordre, conseil, insulte, excuse, aveu,

etc.)

Les marqueurs non verbaux et paraverbaux, pour leur part, peuvent entre autres

être observés dans l’apparence physique, la tenue vestimentaire, la position physique

(debout, assis, disposition des sièges autour d’une table, etc.), la nature différente des

sièges (ex. : l’un en or, les autres en bois, l’un plus haut que les autres, etc.), la posture

dominatrice, le regard dominant ou envahissant, le ton de voix et plus encore.

17

Kerbrat-Orecchioni (1996) souligne que les actes de langage sont sans doute les marqueurs verbaux les

plus riches et plus complexes à analyser dans un rapport hiérarchiques (p. 47). On verra comment les actes

de langage jouent un rôle important au niveau du face-work dans le prochain chapitre.

46

Dans l’un de ses articles, Kerbrat-Orecchioni (1991) fournit une grille plus

détaillée et classe les taxèmes selon deux axes plus particulièrement : la nature de leur

signifié (de position haute ou basse) ainsi que la nature du support signifiant (p. 321). En

ce qui concerne le deuxième axe, elle nous fournit aussi un schéma clair pour organiser

les taxèmes de support signifiant en deux catégories : les linguistiques et les non

linguistiques (p. 322).

Figure 1. Grille des taxèmes de Kerbrat-Orecchioni (1991 : 322)

Les taxèmes linguistiques sont répertoriés soit dans le système prosodique (ton de

voix, débit, intensité, pause, etc.) ou dans le système verbal (vocabulaire, syntaxe, etc.)

Les taxèmes verbaux sont à leur tour divisés en trois catégories par Kerbrat-Orecchioni

(1991) : la forme (p. 323), la structuration (p. 327) et le contenu sémantique (p. 330). Au

niveau de la forme, Kerbrat-Orecchioni (1991) affirme que de façon générale se met en

position hiérarchiquement haute celui qui impose à l’autre : sa propre langue (comme

dans le cas entre locuteur de langue maternelle et de langue seconde), le « style » de

l’échange » (familier ou soutenu, intime ou distant, etc.) et le « type » d’interaction (ses

règles, ses enjeux, etc.) (p. 323).

47

Au niveau de la structuration, la deuxième catégorie de taxèmes verbaux, Kerbrat-

Orecchioni (1991) insère deux sous-catégories de taxèmes : ceux relevant de

l’organisation des tours de parole et ceux relevant de la structuration hiérarchique du

dialogue. Les premiers englobent les aspects quantitatifs ainsi que le problème

d’allocation des tours de parole. En soi, monopoliser le temps de parole (lors d’un débat

politique, par exemple), ne pas céder la parole et prendre la parole constituent des

stratégies pour se hisser en position haute (p. 327). Kerbrat-Orecchioni (1991) parle

même de « bataille pour le crachoir », ces infractions au « principe d’alternance des

tours » décrit précédemment (p. 328).

La deuxième sous-catégorie de taxèmes, relevant de la structuration hiérarchique

de l’interaction (en cinq rangs), concernent pour leur part l’emboîtement des unités de

l’interaction les unes dans les autres. Comme on l’a expliqué plus haut, une interaction

est plus qu’une simple succession de tours de parole organisés ; c’est un enchaînement

d’initiatives d’ouverture et de clôture. Le pouvoir se joue donc aussi dans les actes de

langage utilisés. On se demande alors qui s’impose comme leader, qui structure les

échanges à l’aide d’acte de langage appropriés et cohérents pour ouvrir ou clore un

échange :

[…] se met en position haute celui qui est responsable de l’ouverture et de la clôture des

différentes unités constitutives du texte échangé, celui donc qui en prend l’initiative

(surtout bien sûr si cette initiative est suivie d’effet). (Kerbrat-Orecchioni, 1991 : 329)

La troisième catégorie de taxèmes verbaux, relative au contenu, est divisée par

Kerbrat-Orecchioni (1991) en deux sous-catégories : le contenu « sémantique » et le

contenu « pragmatique ». L’introduction ou le choix de thèmes, l’imposition de son

vocabulaire, l’imposition de son interprétation des mots ou de son analyse du référent,

ainsi que la confrontation d’opinions sont des taxèmes relevant du contenu

« sémantique » (p. 330-332). En ce qui concerne le contenu « pragmatique », Kerbrat-

Orecchioni (1991) le lie intrinsèquement aux principes du face-work régissant le moment

donné (p. 338), principes que nous verrons en détails dans la section 2.2.2.2.

48

Dans les taxèmes de nature non linguistique, Kerbrat-Orecchioni (1991) insère les

statiques (tenue vestimentaire, bijoux, cheveux, etc.) et les cinétiques lents et rapides

(comportement proxémique, posture, mimiques, gestualité, etc.) Chacune de ces

catégories peut être décrite plus en profondeur. Par exemple, dans sa thèse de maîtrise

portant sur les stratégies de prise de pouvoir chez les enfants, Losier (2004) s’est inspirée

de la grille de Cosnier (1991) pour compléter la partie sur le non verbal de la grille des

taxèmes de Kerbrat-Orecchioni. La grille de Cosnier (1991 : 296-297) fournit une

catégorisation détaillée du matériel non verbal cinétique, semblable en tout point à celle-

ci que nous avons pris soin de reproduire ci-dessous :

49

Figure 2. Grille du non verbal de Cosnier (1991 : 296-297)

50

Comme on peut le constater, Cosnier (1991) divise les gestes en deux grandes

catégories : les « communicatifs » et les « extra-communicatifs ».

En ce qui concerne la catégorie des gestes « extra-communicatifs » comprend les

gestes de confort (ex. : changement de position ou de posture sur sa chaise), autocentrés

(ex. : grattage, balancement rythmique, etc.) et ludiques (jouer avec son stylo, mâchonner

son stylo, gribouiller sur du papier, etc.) Bien qu’ils ne soient pas autant associés au

matériel verbal que les gestes communicatifs, ils contribuent néanmoins à fournir de

l’information observable.

Quant aux gestes « communicatifs », Cosnier (1991) distingue trois catégories :

les quasi linguistiques, les synchronisateurs et les syllinguistiques.

Les quasi linguistiques sont des gestes dont la signification est conventionnelle

(selon la culture), c’est-à-dire qu’ils sont reconnus par tous, indépendamment de la

parole. Par exemple, le geste du pouce levé ou baissé est un geste quasi linguistique pour

signifier quelque chose de soit positif ou négatif.

Les synchronisateurs, quant à eux, sont ceux qui assurent la coordination de

l’interaction : c’est le système de « co-pilotage » interactionnel dont on parlait plus haut,

composé des phatiques et des régulateurs. Toute activité qui sert à l’émetteur à vérifier

ou maintenir le contact avec son partenaire (par le regard ou le toucher) représente

l’ensemble des phatiques, alors que les réactions du récepteur (hochement de tête, « hm

hm », etc.) représente le « back channel », soit les régulateurs.

Les syllinguistiques, pour leur part, sont décortiqués de façon plus pointue.

Cosnier (1991) y inclut les phonogènes et les coverbaux. Les premiers sont

essentiellement liés à l’articulation des sons : c’est l’appareil phonatoire qui est concerné

ici. Les gestes coverbaux, quant à eux, sont plus nombreux chez Cosnier. Trois grandes

51

sous-catégories sont présentées dans sa grille : les paraverbaux, les expressifs et les

illustratifs.

Les gestes paraverbaux sont liés au rythme de la parole. On retrouve les

« intonatifs » ou « battements » de la tête et des mains, ainsi que les idéographiques

servant à tracer des images abstraites pour illustrer plus concrètement nos propos. Dans

les deuxièmes (les gestes expressifs), on y retrouve essentiellement les mimiques faciales

affectives qui servent à situer son jugement par rapport au contenu du message. Enfin,

quatre formes de gestes composent de façon plus détaillée le groupe des illustratifs : les

déictiques (pour désigner concrètement le référent ou le concerné), les spatiographiques

(qui servent à schématiser plus concrètement une structure du message), les kinémimiques

(les imitations ou mimes pour illustrer son discours) et les pictomimiques (servant à

dessiner le référent dans l’air).

2.2.1.3 La classification des marqueurs relationnels

Il peut s’avérer complexe de classer certains marqueurs dans un corpus.

Lorsqu’on compare les deux axes interpersonnels, on peut remarquer que les marqueurs y

étant présents sont divers et qu’ils peuvent même jouer sur les deux axes. Il faut donc

porter une attention particulière au contexte et au jeu d’actions et réactions entre les

participants, pour bien saisir la valeur et le sens des relationèmes qui se retrouvent dans

une interaction.

Par exemple, les termes d’adresse représentent de bons indices pour évaluer la

relation interpersonnelle entre les individus (Traverso, 2007 : 96 ; Braun, 1988 : 25). Les

noms, les pronoms, les titres professionnels et les titres honorifiques sont tous des

exemples de termes d’adresse. Ils représentent l’« ensemble des expressions dont dispose

le locuteur pour désigner son (ou ses) allocutaire(s) » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 15).

Cependant, ils peuvent tantôt être utilisés comme relationèmes sur l’axe horizontal

(distance et proximité), tantôt sur l’axe vertical (rapport de position et de pouvoir). Par

52

exemple, un échange entre un politicien et un journaliste lors d’une conférence de presse

peut souvent donner lieu à quelque chose qui ressemble à ce qui suit :

– Monsieur ABC, que pensez-vous des résultats de cette élection?

– John, tu sais, répondre à ta question est simple : le peuple a voté pour un gouvernement

stable…

Traverso (2007) explique que dans un rapport horizontal, A se sent aussi proche

que B, ce qui fait que les emplois des termes d’adresse sont habituellement les mêmes

pour les deux. Ainsi, la relation horizontale est habituellement symétrique. Dans le cas

contraire, où l’un tutoie et l’autre vouvoie, par exemple, un rapport inégalitaire de

pouvoir est présent (p. 97). Kerbrat-Orecchioni fait remarquer toutefois qu’une relation

même à l’apparence horizontale peut être asymétrique, si A et B n’accordent pas la même

valeur aux relationèmes employés ou n’appréhendent pas de la même manière la nature

de leur relation. La présence d’un malaise risque de se faire sentir dans l’interaction et la

volonté de négocier sa position afin de trouver une distance sociale acceptable pour les

deux peut apparaître (1990 : 40 ; 1996 : 45). Le plus souvent, la négociation prend des

allures plus subtiles, mais parfois, elle peut aussi être assez explicite :

[…] par exemple, si A tente d’exercer sur B, par la production d’un ordre, une

dénomination que B lui dénie, ou si A désire se rapprocher de B, qui de son côté préfère

« garder ses distances », B pourra recourir à des « répliques » du style : « Je ne suis pas

ton chien » dans le premier cas, et « on n’a pas gardé les cochons ensemble » dans le

second, ou quelque variante […] (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 165)

Les interactions sont donc des terrains où prennent forme des « négociations »

visant à articuler les données internes (langagières) et externes (contextuelles). En effet,

en échangeant avec d’autres, on a recours constamment à des mécanismes d’ajustement,

on adapte notre conduite tout au long d’une interaction, pas à pas, simultanément,

puisque le discours en interaction est « co-construit », il est le fruit d’un travail conjoint

(Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 94). Normalement, les participants s’engagent spontanément

à collaborer. Cependant, il peut arriver que les intérêts respectifs ou que les conceptions

soient divergentes. S’ils souhaitent conserver une certaine harmonie dans leur interaction

53

(même si c’est parfois en vain, partiellement ou complètement), il leur faut être de bons

« négociateurs » et tenter de « marchander » (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 96) :

on appellera « négociations conversationnelles » tout processus interactionnel susceptible

d’apparaître dès lors qu’un différend surgit entre interactant concernant tel ou tel aspect

du fonctionnement de l’interaction, et ayant pour finalité de résorber ce différend afin de

permettre la poursuite de l’échange. (p. 103)

Dans le cas où l’on ne débouche pas à un accord final, Kerbrat-Orecchioni (2005)

mentionne que deux avenues sont possibles : la « dispute » (où les deux participants

n’effectuent aucun effort pour arriver à un terrain d’entente) et la coexistence pacifique de

deux « lignes » discursives divergentes. Dans ce dernier cas, les participants n’estiment

pas devoir absolument converger (p. 97). Si des « négociations » réussissent, selon

Kerbrat-Orecchioni (2005), nous avons alors affaire à soit un compromis ou à un

ralliement spontané (p. 101). Dans le premier cas, il n’y a ni perdant ni gagnant : les

participants ont tous modifié leur position initiale pour se rapprocher sur un terrain

d’entente. Dans l’autre cas, l’un des participants s’abandonne à la proposition de l’autre

et adopte complètement son point de vue. Il se place toutefois forcément en position

« basse » ; il s’incline devant l’autre.

Le rire est parfois utilisé, spontanément ou pas, comme stratégie de négociation

des places dans une interaction. Jefferson (1979) décrit le rire comme étant une activité

par laquelle un participant peut inviter un ou plusieurs autres participants. Cette

invitation, précise-t-elle, peut bien sûr être acceptée ou déclinée :

[…] laughter is considered as an activity to which one participant may invite another or

others – an invitation which may be accepted or declined. (p. 80)

En ce sens, comme le souligne Glenn (2003), bien qu’il nous arrive de rire seul, le

rire est plus souvent qu’autrement une activité fondamentalement sociale et interactive

(p. 53). Sous les apparences spontanées ou accidentelles du rire, nous dit-il, on ne rit pas

tout à fait ensemble exactement en même temps : le rire est plutôt construit

54

collectivement à travers un système de signes environnants reconnaissables.18

En effet, en

se penchant sur la séquence des événements (actions et réactions) lors d’un rire, dans le

cas où il est rallié, Jefferson (1979) observe qu’il y a d’abord habituellement un acte

initiateur de la part d’un locuteur, indiquant à son/ses interlocuteur/s que c’est un moment

convenu de rire (p. 80). Ce rire initiateur, ajoute-t-il, peut être situé : a) directement à la

fin de l’intervention, b) après une pause ou une respiration marquée suivant

l’intervention, ou encore c) entrecroisé avec les derniers mots lors de la fin de

l’intervention (within-speech laughter). Avec le développement des recherches sur les

données naturelles audiovisuelles, Glenn (2003) souligne au passage qu’il est connu

aujourd’hui que des indices non verbaux, tel un sourire ou un regard, peuvent aussi agir

comme actes initiateurs (p. 67).

Il peut également y avoir ce que Jefferson (1979) nomme un point de

reconnaissance (recognition point), par exemple dans le cas où une histoire dont le

dénouement prend un ton plus léger est racontée. Le cas échéant, le rire du partenaire

(recognition-placed laugh) apparaît de façon volontaire à un moment précis, où il est

senti comme légitime et même attendu (p. 81), le contraire pouvant alors plutôt se faire

sentir comme une absence étrange ou étonnante de rire.

Dans le cas où un partenaire B invité par A ne se rallie pas en riant, son absence

de réponse peut constituer en effet en soi une réponse qui détonne. Jefferson (1979) fait la

remarque que ce partenaire est peut-être en attente d’indices supplémentaires lui

indiquant que c’est véritablement un moment convenu pour rire : il ne le sent pas. Il en

revient donc plus souvent qu’autrement au partenaire A à continuer à chercher son

ralliement. Lorsque le partenaire B reçoit l’assurance que le moment est effectivement

18

Bien sûr, reconnaît aussi Glenn (2003), rien n’empêche qu’il existe des situations où la pression sociale

des contraintes normatives nous invite à rire (p. 65). On peut ressentir ces contraintes lors d’événements

formels, comme des funérailles, etc. Ceci nous rappelle certainement les écrits d’Henri Bergson (1900) au

sujet du diable à ressort (voir son chapitre II, partie I). Alors qu’on essaie de refouler le rire en raison du

contexte, la raideur mécanique qui en résulte est en soit comique : « Nous avons tous joué autrefois avec le

diable qui sort de sa boîte. On l’aplatit, il se redresse. On le repousse plus bas, il rebondit plus haut. On

l’écrase sous son couvercle, et souvent il fait tout sauter […] C’est le conflit de deux obstinations, dont

l’une, purement mécanique, finit pourtant d’ordinaire par céder à l’autre, qui s’en amuse. » (p. 35)

55

approprié et sans heurt de rire, il peut alors procéder (p. 83). Si le ralliement ne se fait

toujours pas, Jefferson (1979) observe que le rire de A et le silence gênant est aussitôt

remplacé par un énoncé, activement produit par l’un ou l’autre des partenaires (p. 84), un

peu comme pour remplir le vide et passer à autre chose.

Cette « autre chose » demeure toutefois généralement un sujet relatif au contenu

dont il était question par le rire (Ibid.) Par conséquent, la séquence n’est pas coupée ; elle

donne plutôt lieu à un autre débouché – non absolument prévu par le participant A, mais

bel et bien impliqué et relié par l’enchaînement des événements conversationnels (actions

et réactions). Cette continuité thématique, pour Jefferson (1979), représente une

négociation pour se sortir de l’impasse crée par le silence de l’autre ainsi qu’un moyen de

clore la pertinence du rire (p. 84), emboîtant ainsi une nouvelle séquence dans

l’interaction. En d’autres mots, il est trop tard, on a passé à autre chose et la production

d’un rire est maintenant devenu inapproprié et obsolète – du moins jusqu’à ce qu’on y fait

appel à nouveau…

Toujours en cas d’absence de ralliement par le rire, Jefferson (1979) rappelle que

l’enchaînement conversationnel par la continuité thématique plutôt que par le rire (pour

sortir de l’« impasse » du silence) peut être également produit par le partenaire B. Rien

n’empêche toutefois le participant A de renchérir en riant à nouveau, ce qui peut mener à

une compétition entre les deux participants : « speaker and recipient engage in

competitive overlapping talk » (p. 87). Rien n’empêche non plus d’autres participants

présents de répondre par le rire malgré tout, se ralliant alors au rieur invitant, mais ce

n’est pas forcément toujours ce qui se produit. D’ailleurs, note Jefferson (1979), il est

même possible que ce soit les autres participants eux-mêmes qui répondent avec un

enchaînement thématique, mais plus éloigné ou plus sérieux (p. 88), donnant alors plus

facilement lieu à la négociation pour passer à autre chose et changer le ton. La

compétition peut néanmoins encore se prolonger. Par exemple, le participant A peut

encore manifester son invitation à rire en faisant un bruit quelconque, en feignant de

tousser, voir même en lui disant explicitement de rire, et cetera (p. 91), et ainsi de suite…

56

Tout dépend de la négociation en cours dans le corpus, qu’il faut bien analyser pour

mieux comprendre le jeu qui s’y déroule.

S’appuyant sur une étude de Lavin et Maynard, Glenn (2003) ajoute qu’une autre

réaction possible à un rire peut être située entre le ralliement et le refus, soit répondre

avec un ton de voix léger et amusé (« smile voice ») – presque comme si l’on pouvait

« entendre » un sourire dans la voix – ou encore un pseudo-rire (p. 59). Cette réaction a

pour effet de fournir une réaction qui ne détonne pas trop, en démontrant une volonté de

rire, tout en résistant et en gardant une certaine distance quand même.

À partir de l’observation d’un corpus de données authentiques, on peut tenter de

vouloir trouver ce qui détermine les rapports de place entre des interactants et comment

l’un d’eux parvient à s’imposer progressivement comme « leader » dans une interaction.

Il ne suffit pas d’avoir un quelconque phénomène taxémique observable pour qualifier

une relation de verticale, mais il peut constituer un reflet, un indice, de ce rapport de

places. Comme Kerbrat-Orecchioni (1996 : 48) le souligne, on ne peut pas toujours

affirmer avec certitude qui domine totalement ou pas une discussion, mais l’observation

des marqueurs permet de mettre en évidence le profil interactionnel des participants pour

se répartir les rôles entre eux, ainsi que les tendances générales d’une situation de

communication donnée. L’exploitation particulière de n’importe laquelle des

composantes linguistiques présentes dans une interaction fait en sorte que ces dernières

soient investies d’une valeur taxémique. Par exemple, des gestes répétés et/ou amplifiés

peuvent ainsi servir à dominer des discussions. Également, puisque une interaction est

dynamique, que le script s’écrit pas à pas, « la configuration de l’échiquier taxémique se

modifie constamment au cours du déroulement de l’interaction » (Kerbrat-Orecchioni,

1990 : 108 ; 1991 : 343 ; 1996 : 49), ce qui veut dire que la négociation des places se

déroule tout au long, de façon graduelle :

[…] se mettra ainsi en « position haute » celui qui parviendra à imposer à l’interaction sa

langue, son script, sa prise de parole, les « batailles pour la dénomination », ou les

négociations d’opinion. (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 171)

57

En raison de l’ambiguïté autour de bien des marqueurs, ces derniers ne peuvent

pas être extirpés de leur contexte pour véritablement les analyser (Kerbrat-Orecchioni,

1990 : 106). De plus, en raison du caractère multimodal d’une interaction, un participant

peut émettre des marqueurs plus ou moins contradictoires (p. 108). Par exemple, on peut

saluer quelqu’un, mais ne pas vouloir lui serrer la main (alors que les autres le font), ou

encore lui sourire, mais le toucher en posant sa main sur son épaule et donc menacer son

territoire personnel, etc. Enfin, puisque la trame interactionnelle peut donner lieu à une

chronologie d’événements fluctuants, une bataille peut être remportée au niveau local

alors qu’une autre le serait au niveau global (p. 108). Or, on peut dominer sur un aspect,

mais être dominé sur un autre (Kerbrat-Orecchioni, 1991 : 344 ; 1996 : 49). Par exemple,

il arrive fréquemment qu’un ministre qui se fait bombarder de questions par un

journaliste prenne l’initiative de rappeler à ce dernier qu’il aimerait répondre à chacune

de ses questions dans l’ordre, en lui demandant d’abord poliment la parole : « S’il vous

plaît, vous me coupez la parole, alors que j’aimerais répondre à chacune de vos questions,

si vous me le permettiez. » Avec une requête polie de la sorte, le bon déroulement de

l’interaction repose alors sur les épaules du journaliste. Cet exemple nous démontre bien

à quel point la politesse agit comme un système de contraintes mutuelles dans une

interaction. Les caractéristiques fondamentales de ce système sont expliquées dans la

section qui suit.

2.2.2 La politesse en analyse conversationnelle

La politesse a fait son entrée assez récemment sur le terrain des chercheurs en

analyse conversationnelle. Dans cette section, nous présentons les fondements de son

système ainsi que ses ressources linguistiques.

2.2.2.1 La notion de « politesse »

Les chercheurs aujourd’hui reconnaissent dans une certaine mesure la « fragilité

intrinsèque des interactions » et la « vulnérabilité constitutive des interactants » : chaque

rencontre sociale comporte des risques et des menaces pour les individus engagés

58

(Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 189). En effet, lors de chaque rencontre, l’ego et l’alter de

chaque participant apparaissent, le premier étant une valeur primitive, un penchant

« naturel », que le deuxième vise à en neutraliser les effets potentiellement dévastateurs

pour le déroulement d’une interaction : « Si l’égoïsme est naturel, la politesse est ‘‘contre

nature’’ » (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 64). Comme Kerbrat-Orecchioni (1996)

l’explique, la politesse est en quelque sorte une violence exercée contre la violence. Sans

elle, la vie est « impossible » ou en tout cas « invivable » : « sans civilités, c’est la guerre

civile » (p. 65). C’est pourquoi la politesse advient d’un processus davantage rationnel

que fondamentalement altruiste : « si l’on se montre altruiste dans l’interaction, c’est

avant tout par intérêt personnel bien compris » (p. 66).

En analyse conversationnelle, la notion de « politesse » déborde ainsi largement

des prénotions de savoir-vivre typiques ou moralisatrices. Elle est plutôt observée et

décrite tel quel, dans tous ses éclats, dans tous ses états. La politesse est intégrée à

l’analyse des données naturelles en tant que système régulateur, composé de matériaux

souvent même dénués de valeur informationnelle, omniprésents dans la relation

interpersonnelle. Elle est ainsi définie comme suit par Kerbrat-Orecchioni (2005) :

[…] l’ensemble des procédés conventionnels ayant pour fonction de préserver le caractère

harmonieux de la relation interpersonnelle, en dépit des risques de friction qu’implique

toute rencontre sociale. (p. 189)

Pour expliquer comment les contraintes du système de la politesse s’exercent à

travers le langage, il s’avère important de saisir les bases théoriques qui nous y ont

menés, soit celles du face-work de Goffman, expliquées dans la prochaine partie. Ces

théories ont inspiré depuis d’autres théoriciens, comme Brown et Levinson et Kerbrat-

Orecchioni, qui ont poursuivi et développé davantage ses aspects théoriques. Leurs

apports sont aussi développés dans la prochaine section, dont la notion de double

contrainte (2.7.3), qui est au cœur même de ce travail de recherche.

59

2.2.2.2 Le face-work (travail de figuration)

L’analyse conversationnelle bénéficie beaucoup des contributions de

l’interactionnisme symbolique. Chez Goffman, couramment situé dans ce courant, une

interaction est comme une scène de théâtre,19

où chaque acteur social se présente en

« jouant » son rôle, en fonction des attentes réciproques du moment :

[w]hen an individual plays a part he implicitly request his observers to take seriously the

impression that I fostered before them. They are asked to believe that the character they

see actually possesses the attributes he appears to possess, that the task he performs will

have the consequences that are implicitly claimed for it, and that, in general, matters are

what they appear to be. In line with this, there is the popular view that the individual

offers his performance and puts on his show “for the benefit of the other people”.

(Goffman, 1959 : 17)

Le jeu de rôle est néanmoins régi par un système. Selon Goffman (1967), les

participants engagés dans une interaction obéissent au principe du respect de la face

(face-work) (p. 6). Ce principe est régi par un ensemble de rituels conventionnels

auxquels les participants ont recours tout au long d’une interaction, alors qu’ils tentent à

travers leurs comportements de préserver leur face ainsi que de protéger celle de leur(s)

partenaire(s) : « la face est donc un objet sacré, et il s’ensuit que l’ordre expressif

nécessaire à sa préservation est un ordre rituel » (Goffman, 1974 : 21).20

À la base, Goffman soutenait l’idée que les individus sont pourvus d’un face-

want, soit le besoin de préserver le « territoire » et la « face ». Ce « territoire » au sens

goffmanien se définit comme étant le territoire corporel, matériel, temporel, cognitif, et

cetera, alors que la face (qui peut être « perdue », « maintenue » ou « gagnée »)

correspond en quelque sorte au narcissisme. Elle est définie comme la valeur sociale

valorisante qu’une personne forme et tente d’imposer dans l’interaction, en la

19

D’où le nom d’ailleurs de son ouvrage The Presentation of Self in Everyday Life, traduit en français par

La mise en scène de la vie quotidienne (Tome I). 20

Ayant lu les écrits d’Émile Durkheim, Goffman applique en quelque sorte la théorie des rituels dans les

relations interpersonnelles, révélant le caractère « sacré » et « religieux » (toujours au sens durkheimien) de

la vie quotidienne.

60

revendiquant à travers ses comportements sociaux (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 168 ;

2005 : 194).

Si une personne a une image positive d’elle-même et qu’une autre personne vient

confirmer celle-ci, cela la renforce : cela contribue à maintenir la face (Goffman, 1967 :

7). La personne continuera à agir avec confiance et assurance. Toutefois, le contraire peut

aussi arriver. Si la personne cherche à maintenir l’image positive qu’elle a d’elle-même,

mais que l’autre vient dévaloriser sa face, s’ensuit habituellement des sentiments

d’infériorité et d’humiliation. Cette image positive à laquelle la personne s’était attachée

est menacée : la personne risque de perdre la face (Goffman, 1967 : 8). On comprend que

la face ne peut pas être dissociée de la composante émotionnelle :

[…] pourquoi en effet consacrer tant d’attention à la préservation des faces, sinon parce

que la perte de face est une blessure, fortement marquée sur le plan émotionnel (Traverso,

1999 : 58).

Comme on le dit plus haut, une bonne lecture des indices multimodaux présents

dans un corpus de données authentiques nous fournit de l’information sur l’état affectif

des participants dans une interaction. En effet, tout est là, de façon incessante, que les

participants en soient conscients ou non, dans les mots, les silences, la voix et les gestes

(Traverso, 1999 : 57).21

Une montée prosodique, une accélération rythmique, des

marques de violence dans le contenu (des intensatifs, une gradation, des répétitions, des

exagérations, des exclamations, etc.) peuvent représenter des indices significatifs d’état

d’âme (Traverso, 1999 : 60). Le canal verbal est plus contrôlable. C’est dans le non

verbal que l’on retrouve un grand nombre d’indices involontairement produits, comme un

rougissement, une pâleur, un tremblement, et cetera (Traverso, 1999 : 61).

Kerbrat-Orecchioni (1996) souligne que l’utilisation des actes de langage repose

sur le « commandement suprême » de face-want, le désir de préservation des faces pour

21

Bien sûr, rappelle Traverso (1999), l’accès aux informations physiologiques (pression sanguine, rythme

cardiaque, etc.) peut aussi nous aider à mesurer les émotions.

61

tous (p. 52). Les gens cherchent à combiner à la fois la conservation de leur propre face

en plus de celle de l’autre. D’ailleurs, pour Goffman (1967), le face-work (aussi traduit

par « travail de figuration ») est une condition inévitable pour les participants engagés,

puisque tous font face au même problème : ne pas perdre la face et éviter à l’autre cette

situation embarrassante (p. 11). Ainsi, tout est entrepris pour ne pas faire perdre la face de

quiconque. Chacun de nous a acquis au moins des notions de base du face-work : un

certain savoir-faire social, du tact ou de la diplomatie (Goffman, 1967 : 13). Goffman

poursuit en disant que l’évitement est l’une des formes élémentaires du travail de

figuration. Éviter d’émettre un acte menaçant et changer de thème dans une conversation

sont des exemples d’évitement.

Le face-work se fait donc à travers une certaine coopération. Lorsque quelqu’un

perd la face, c’est un rituel pour les gens de tenter de la sauver (Goffman, 1967 : 27). En

d’autres mots, dans une situation de coopération, les participants ont en quelque sorte

besoin l’un de l’autre pour atteindre leur objectif commun (la préservation des faces),

même si leurs motivations individuelles sont différentes :

[s]ince each participant in an undertaking is concerned, albeit for differing reasons, with

saving his own face and the face of others, the tacit cooperation will naturally arise so that

the participants together can attain their shared but differently motivated objectives.

(Goffman, 1967 : 29)

Comme on peut le constater, le bon déroulement d’une interaction exige un

certain travail de coopération, faute de quoi on risque de perdre la face. Cependant, est-on

en mesure de reconnaitre les actes à éviter? C’est ce que certains chercheurs ont essayé de

formuler et que nous présentons dans la prochaine section.

2.2.2.3 Les FTA et les FFA

En s’inspirant des notions de Goffman, Brown et Levinson (1987) ont développé

un cadre théorique selon lequel tout individu possède deux faces : la face négative – qui

correspond en gros au territoire corporel, biens matériels, savoirs secrets, et cetera – et la

62

face positive – qui correspond plutôt au narcissisme, aux images de soi valorisées par

l’individu et revendiquées au cours d’une interaction (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 51).

Ainsi, dans une interaction incluant deux partenaires, par exemple, quatre faces sont donc

présentes simultanément.

Brown et Levinson (Ibid.) affirment qu’un acte peut à tout moment venir menacer

l’une des faces de l’un des participants. C’est ce qu’ils appellent des Face Threatening

Acts (FTA), qu’ils classent en quatre catégories (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 51)22

:

1- Actes menaçants pour la face négative de celui qui les accomplit : promesse,

engagement, etc.

2- Actes menaçant pour la face positive de celui qui les accomplit : aveu, excuse,

autocritique, etc.

3- Actes menaçants pour la face négative de celui qui les subit : offenses

proxémiques, agressions visuelles, sonores ou olfactives, questions

indiscrètes, interdiction, conseil, etc.

4- Actes menaçants pour la face positive de celui qui les subit : critique,

réfutation, moquerie, insulte, sarcasme, etc.

À la lumière des ces informations, il est légitime de se demander comment

participer au face-work, autrement que par la stratégie d’évitement :

[a]insi les faces sont-elles tout à la fois, et contradictoirement, la cible de menaces

permanents, et l’objet d’un désir de preservation. Comment les interactants parviennent-

ils à résoudre cette contradiction? (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 195)

À ce sujet, Kerbrat-Orechionni (1996) reprend ainsi dans ses ouvrages le principal

reproche qui est fait à Brown et Levinson, soit d’avoir une vision « paranoïde » de

22

Notons qu’un acte du langage peut relever de plus d’une catégorie à la fois (Kerbrat-Orecchioni, 1990 :

170).

63

l’interaction, et spécifie que s’il existe des FTA dans le langage, il y a aussi des « anti-

FTA » ou Face Flattering Acts (FFA), comme le compliment ou le cadeau (p. 54). Les

FTA et les FFA ne sont pas toujours facilement classables, car ils sont quelquefois reliés

à un acte pouvant se classer dans les deux catégories. Cependant, il y a généralement

toujours une catégorie plus dominante. Kerbrat-Orecchioni (2005) précise qu’en

élargissant la durée d’une séquence d’un corpus, on peut mieux déterminer si un FFA sert

de stratégie d’amadouage pour compenser une critique précédente ou à venir, ou encore

s’il est produit sans avoir de fonction réparatrice évidente (p. 198-199).

Le système de politesse est donc composé de règles qui sont à la fois des

contraintes et des ressources. Comme Kerbrat-Orecchioni (2005) le souligne : « les

exigences de la politesse exercent des pressions sur le système linguistique, qui en

conserve nécessairement des traces » (p. 193). C’est bel et bien dans le langage que se

puisent ces « ressources » permettant le face-work, comme les actes de politesse positive

et négative qui sont décrits dans la prochaine section.

2.2.2.4 Les ressources linguistiques de politesse

On peut distinguer deux types de manifestation linguistique de la politesse : celle

« positive » de nature productionniste de FFA (Face Flattering Act) et celle « négative »

de nature abstentionniste ou compensatoire de FTA (Face Threatening Act).

La politesse positive consiste principalement à produire des FFA, tels que des

compliments, des remerciements, des cadeaux, etc. Son fonctionnement réside

essentiellement à formuler des FFA. Généralement, les partenaires ont tendance à

renforcer l’intensité des FFA (ex. : « Merci beaucoup! »), alors qu’ils cherchent plutôt à

minimiser, réduire ou neutraliser l’impact des FTA.

La politesse négative, quant à elle, est plus élaborée. Si la meilleure façon d’éviter

de commettre des FTA réside dans la stratégie de l’évitement, Kerbrat-Orecchioni (1996)

64

souligne que nos interactions impliquent, tôt ou tard, l’utilisation de ce que Brown et

Levinson nomment des adoucisseurs, relevant de la politesse négative (p. 55). Ces

derniers peuvent être de nature paraverbale ou non verbale (voix douce, sourire,

inclinaison latérale de la tête accompagnant une requête ou une réfutation, etc.), ainsi que

verbale. Les adoucisseurs verbaux sont classés en deux grands groupes : les procédés

substitutifs et accompagnateurs (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 57).

Parmi les procédés substitutifs, nous retrouvons : 1) la formulation indirecte de

l’acte de langage menaçant (ex. : « Il faut passer au prochain thème ») ; 2) la question au

lieu d’un ordre ou d’un reproche (ex. : « Peut-on dire que vous avez tort? ») ; 3) l’aveu

d’incompréhension valant pour une critique (ex. : « Je ne comprends pas ce que vous

dites ») ; 4) les désactualisateurs divers, entre autres modaux (ex. : « Auriez-vous tort

d’affirmer cela? »), temporels (ex. : « Je voulais vous questionner sur ce sujet ») et

personnels en effaçant toute trace de référence au destinataire, par le passif, l’impersonnel

ou l’indéfini (ex. : « On n’a pas réglé le problème ») ; 5) les pronoms personnels polis et

collectifs (ex. : le « on » ou le « nous » au lieu de « tu » ou de « je ») ; 6) l’euphémisme

(ex. : « Ce n’est pas très encourageant tout ça ») ; et enfin 7) le trope

communicationnel (ex. : « Je vous dis que ce que Monsieur Untel a fait est mal »).

En ce qui concerne les procédés accompagnateurs, nous retrouvons : 1) la formule

qui accompagne ou enrobe un FTA (ex. : « je vous prie de… », « s’il vous plaît », etc.) ;

2) l’énoncé préliminaire qui annonce un FTA, entre autres la requête (ex. : « Vous avez

une minute? »), la question (ex. : « Je peux vous poser une question personnelle? »), la

critique (ex. : « Je peux vous faire une remarque? ») et l’invitation (ex. : « Vous êtes libre

samedi soir? ») ; 3) l’excuse ou la justification réparatrice, comme le minimisateur de la

menace (ex. : « Je veux seulement vous dire… », « C’est une question intéressante… »,

etc.), le modalisateur qui permet de nuancer (ex. : « Je pense que vous avez peut-

être… ») et le désarmeur, quand on anticipe une réaction négative que l’on veut

désamorcer (ex. : « Pardonnez-moi, ça m’embête de vous dire ceci, mais… ») ; et enfin 4)

l’amadoueur (ex. : « Vous avez tord, mon cher »).

65

Kerbrat-Orecchioni (2005) rappelle que ces notions de la politesse s’appliquent

aussi à des phénomènes autres que des actes de langage explicitement prononcés (p. 214).

Par exemple, des ratés comme des marqueurs d’hésitation au début de certains propos

(ex. : « mais », « euh… », etc.) peuvent agir comme stratégies permettant d’être moins

direct ou abrupte : ils nous préparent à recevoir un FTA.23

Kerbrat-Orecchioni (1996) souligne deux aspects importants concernant les

procédés de politesse négative. D’abord, le système linguistique met à disposition un très

grand nombre d’adoucisseurs et ils sont tous cumulables (p. 58). On peut, par exemple,

retrouver des réfutations, des requêtes ou des demandes du style : « Pardon, cher

collègue, mais j’aurais proposé quelque chose d’un peu plus ambitieux » (excuse +

amadoueur + modalisateur temporal + minimisateur).24

Autre point important, les

adoucisseurs ont leur contraire, soit toute une panoplie de durcisseurs (pouvant être de

nature autant verbale que paraverbale et non verbale), qui augmentent la portée d’un FTA

au lieu de l’atténuer, comme dans l’exemple qui suit : « Vous avez failli à ce test. Vous

avez diminué de beaucoup la qualité de la démocratie au Canada. »

Les formulations et les négociations peuvent dépendre de la valeur des FFA et

FTA, des intérêts des participants, de l’appréciation faite de la sincérité de l’offre et de la

réaction, etc. Les participants considèrent tous ces facteurs et ajustent leur comportement

avec celui « attendu » par leur partenaire et leurs propres motivations tout au long de

l’interaction (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 226).

S’ils sont normalement plus rares et « marqués » que les adoucisseurs, les

durcisseurs peuvent néanmoins être présents pour nuancer et alléger des FFA (Kerbrat-

23

Bien sûr, précise Kerbrat-Orecchioni (2005), parfois, être direct ou impératif vaut mieux, surtout en

contexte familier et familial (p. 216), comme quoi le risque de paraître moins authentique, moins franc, est

toujours présent. 24

Néanmoins, bien que les adoucisseurs remplissent une fonction importante dans le système de la

politesse, leur poids ne parvient pas vraiment à neutraliser complètement un FTA (Kerbrat-Orecchioni,

2005 : 213).

66

Orecchioni, 1996 : 59). Pourquoi vouloir alléger des FFA? Cette question est en lien avec

la double contrainte, qui est abordée dans la prochaine section.

2.2.2.5 Les limites de la politesse : la « double contrainte »

Bien qu’il existe des situations où les règles de la politesse peuvent être levées

temporairement (comme en situation d’urgence), de façon générale, nous pouvons

affirmer que les comportements impolis sont « marqués » de ceux polis (« préférés »),

fixant ainsi la norme sociale (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 60). Il est également attendu à

ce que l’on suive le principe de modestie. En se rehaussant et en émoustillant sa propre

face, on risque de porter atteinte au territoire de l’autre en lui négligeant sa juste présence.

Il convient donc parfois de sacrifier au besoin sa propre face pour flatter celle d’autrui

(Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 62).25

Pourtant, il peut sembler concevable de vouloir se faire « mousser » parfois lors

d’une rencontre. Puisque les règles de la politesse nous en empêchent, l’interaction paraît

donc comme « le lieu où s’affrontent des sujets dont non seulement les intérêts

s’opposent souvent, mais qui sont soumis à des pulsions contradictoires et à des

commandements antagonistes » (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 63). Goffman (1967) ne l’a

jamais nié et le notait déjà, le travail de figuration peut parfois prendre une allure plus

agressive. Il décrit ce qu’il appelle le concours ou le match une interaction dans laquelle

le gagnant est celui qui réussit à introduire de l’information favorable à son sujet et de

l’information moins favorable et irréfutable au sujet de l’autre, se faisant alors reconnaître

comme une personne pouvant mieux maîtriser les enjeux et la situation que le peut son

adversaire :

25

À noter que si la loi veut que l’on soit poli envers l’autre, on doit aussi l’être avec soi-même. Toute

infraction s’accompagne habituellement de sanctions sociales (ex. : rire des témoins, remarques

sarcastiques, stigmatisation du coupable, etc.) Il faut également mentionner que plus on valorise la face

positive de l’autre, plus l’on s’ingère dans son territoire : en complimentant son partenaire, on lui attribue

des traits avec lesquels il peut se trouver embarrassé ; cela demeure un jugement sur autrui. (Kerbrat-

Orecchioni, 2005 : 202).

67

[t]he purpose of the game is to preserve everyone’s line from an inexcusable

contradiction, while scoring as many point as possible against one’s adversaries and

making as many gains as possible for oneself. (Goffman, 1967 : 24)

Cependant, si l’autre riposte d’une façon brillante, la face de l’un est menacée ou

perdue (Goffman, 1967 : 25). S’engager dans un match représente toujours un pari risqué

pouvant mener à la perte de face, puisque une contre-riposte est toujours possible, à

moins qu’un échange ne soit limité par un médiateur ou par une durée de temps

prédéterminée.26

D’autres conflits et des malentendus peuvent survenir, même dans des

conversations routinières. Par exemple, si l’on doit respecter le territoire d’autrui et en

même temps lui manifester des marques d’attention, on risque pourtant parfois de

s’ingérer dans ses affaires intimes et privées (par exemple, en lui demandant tout

simplement comment vont ses enfants). Ainsi, dans ce cas, plus on valorise la face

positive d’une personne, plus on menace sa face négative, et vice-versa. Recevoir un

compliment représente une autre situation ayant une composante potentiellement

conflictuelle. Devrait-on suivre le principe de « préférence de l’accord » et accepter tout

simplement des mots élogieux à notre égard de la part de l’autre, ou devrait-on suivre la

« loi de la modestie » qui nous pousse plutôt à faire le contraire (Kerbrat-Orecchioni,

1996 : 63)?

Bien sûr, parfois, il vaut mieux faire comme si un incident était chose du passé,

comme par exemple lorsqu’une personne s’excuse après nous avoir bousculés

accidentellement, au lieu de se noyer dans des explications et des confrontations sans fin,

affirme Kerbrat-Orecchioni (2005 : 241). En même temps, trop de superficialité peut

mener autrui sur une mauvaise piste ou donner un goût amer à l’interaction. La sincérité

est parfois mieux que trop de « fausse modestie », écrit-elle aussi en marge dans l’un de

26

Goffman (1967) mentionne à ce sujet en note de bas de page que normalement, des interactants ne

calculent pas autant leurs actions et sont habituellement plus spontanés. Ils n’anticipent pas autant les

ripostes, contrairement à ce que se passe régulièrement par exemple quand des joueurs essaient de gagner

aux cartes ou à un jeu de société, ou encore dans un débat (p. 26).

68

ses ouvrages (1990 : 275). De plus, transgresser la loi de la sincérité, inévitablement,

c’est agresser sa propre face :

[…] c’est une sorte de reniement de soi-même, et de manquement à l’honneur (cf.

l’expression « parole d’honneur ») ; et c’est surtout encourir le discrédit social, au cas où

le mensonge vient à être percé à jour (turpe est mentiri) : « Non seulement les personnes

prises en flagrant délit de mensonge perdent la face pour la durée de l’interaction, mais

encore leur façade peut en être ruinée, car beaucoup de publics estiment que si quelqu’un

se permet de mentir une seule fois, on ne doit plus jamais lui faire pleinement confiance »

(Goffman 1973-1 : 64). (p. 276)

L’humour est parfois présent comme moyen de transgression et d’inversion des

règles de la politesse (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 232). De temps en temps, quand le

besoin se fait sentir, il est utilisé pour retrouver une certaine « vérité primitive du langage

et des sentiments » dans l’interaction (p. 233). En effet, puisque la politesse est « contre

nature », quand son effet est ressenti comme trop artificiel ou hypocrite, l’usage

temporaire de l’humour sert à retrouver un état « naturel » ou authentique : il permet de

se relâcher et de se « défouler » (p. 234). Bien qu’il s’agisse d’un exécutoire, il ne s’agit

toutefois pas de profaner à outrance les balises socioculturelles de la politesse, rappelle

Kerbrat-Orecchioni (2005), mais il arrive que l’on se permette certaines transgressions

provisoires du face work en empruntant plutôt la voie ludique, pour contourner la norme :

[…] norme que je retrouve donc in fine, mais par détour, c’est-à-dire en m’offrant le luxe

passager du grand frisson que l’on éprouve en construisant fictivement, et en imaginant

furtivement, un monde sans politesse. (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 234)

Priego-Valverde (2003) nous met cependant en garde : l’humour peut créer un

conflit de positionnement, si l’on sort du registre ludique (p. 153). En fait, pour elle, un

rire n’est une stratégie efficace d’adoucissement que s’il enchaîne en réaction le rire de

l’allocutaire concerné(e) (p. 154). Un « écho » de rire quelconque s’avère donc requis

pour ratifier la stratégie de politesse négative, allégeant alors véritablement la lourdeur

d’une situation pour tous. Dans le cas où la blague échoue, on risque d’avoir plutôt affaire

à ce que Glenn (2003) nomme la transformation de laughing with à laughing at :

69

[t]ellers must deliver the joke successfully; hearers must “get” the joke and respond

appropriately. Failure in either role may convert a laughing with context into a laughing

at. (p. 115)

Bergson (1900) affirmait déjà être de cet avis :

[s]i franc qu’on le suppose, le rire cache une arrière-pensée d’entente, je dirais presque de

complicité, avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires. (p. 11)

Priego-Valverde (2003) affirme d’ailleurs que, en situation de coopération

justement, le rire et l’humour peuvent alors représenter des stratégies d’adoucissement

(politesse négative) dans les rapports de place, incitant alors à plus de proximité

interpersonnelle :

[…] l’humour a une incidence certaine sur les faces en présence, qu’il s’agisse de celle du

locuteur ou de celle de l’interlocuteur qui, par ses rires montre ainsi sa complicité, sa

capacité à comprendre, sa largeur d’esprit si l’humour est dirigé contre lui. (p. 152)

Ce jeu au niveau de la proximité interpersonnelle a également été soulevé par

Sandré (2011c). Elle a montré par exemple que le rire et le sourire constituaient des

armes de séduction puissantes, même en politique, que ce soit pour se placer de

connivence avec un interlocuteur (comme l’animateur lors d’un débat télévisé) ou pour

afficher son jugement par rapport au discours produit par un adversaire.

On le constate, décidément, malgré tous les efforts, il peut s’avérer difficile de se

sortir d’une impasse. Même le rire comporte ses risques. Kerbrat-Orecchioni (1990)

avoue que la politesse n’est pas une chose « naturelle ». Elle constitue une « contrainte »

sociale s’exerçant sur le discours en interaction :

[…] le « face-work » constitue un « surcoût » par rapport au travail que nécessite la pure

et simple transmission d’informations : « Les gens qui entretiennent des relations

cérémonieuses doivent dépenser une grande énergie pour s’assurer que rien

d’inconvenant ne vienne à s’exprimer » (Goffman 1974 : 87). (p. 298)

70

Toute l’énergie et les efforts déployés sont malgré tout véritables. Sortir des

formules typiques et impersonnelles implique un coût supplémentaire ainsi qu’un

investissement plus grand de la part d’un locuteur. Dans ce sens, tous ces « déplacements

légers de la politesse routinière » constituent de réelles tentatives notables de sociabilité,

rappelle Kerbrat-Orecchioni (1990, p. 309). La politesse, puisqu’elle relève de la raison,

tout comme la langue, est un phénomène typiquement humain et social.

Pour tenter de nous éclairer davantage, Kerbrat-Orecchioni (1996) s’inspire de la

notion de « double contrainte » (p. 64), développée par l’École de Palo Alto. Selon elle,

comme on le disait plus haut, il y a un conflit entre l’alter et l’ego, entre l’altruisme et

l’égoïsme : si l’égoïsme est un penchant naturel, la politesse est « contre nature »,

« comme une violence faite à la violence » (p. 65). En effet, ses conventions servent à

contrebalancer les pulsions égocentriques et à neutraliser le pire pour l’interaction. Le

tout réside dans un état très subtil entre la préservation de soi et le respect de l’autre. Elle

affirme alors que la meilleure chose à faire est d’adopter une attitude cherchant le

compromis, comme en bémolisant ou en adoucissant nos expressions, en prenant des

manières embarrassées, par exemple, etc. Il nous arrive, par exemple, de bémoliser un

FFA qui nous est destiné. C’est le système interactionnel qui nous oblige à ces

« contorsions verbales » si nous voulons tenir notre rôle en société avec honneur.

Malgré tout, l’exercice peut s’avérer très difficile (Kerbrat-Orecchioni, 2005 :

240). La plus laborieuse des situations est sans aucun doute celle qui oppose la franchise

et la courtoisie, puisque les deux ne font pas toujours bon ménage…

C’est justement cette double contrainte, délicate à gérer, qui nous a intéressée et

que nous avons décidé d’étudier dans une situation unique, celle des réactions et des

réponses des chefs à la question portant sur le thème « Leadership et gouvernance »,

posée par un téléspectateur lors du débat télévisé des chefs de 2008 au Canada. C’est

donc ce qui constitue notre corpus, que nous présentons avec notre méthodologie dans le

chapitre suivant.

71

CHAPITRE III

CORPUS ET MÉTHODOLOGIE

Notre corpus à l’étude est constitué d’un extrait du débat des chefs télévisé de

2008 au Canada, les réponses à la question reliée au Leadership et gouvernance des

candidats aux élections du premier ministre au Canada de 2008. L’objectif de notre

recherche est de relever les stratégies utilisées par les chefs dans le débat à l’étude,

concernant la gestion de la double contrainte dans laquelle ils ont été plongés. Puisque le

contexte (participants, thèmes, cadre spatiotemporel etc.) est important pour la

compréhension des comportements des interactants, nous présentons dans ce chapitre, en

premier les caractéristiques de notre corpus, les normes de transcription du corpus ainsi

que la transcription du corpus entier. Nous présenterons aussi brièvement notre démarche

d’analyse.

3.1 Mise en contexte du débat à l’étude

Le 7 septembre 2008, sur l’avis du premier ministre Stephen Harper, la

gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, dissout le parlement canadien par

proclamation. Nous aurons droit à des élections. Comme le veut la tradition, on nous

livrera deux débats des chefs télévisés, l’un en français et l’autre en anglais.

Crédit : La Presse Canadienne/Tom Hanson

72

Celui ayant retenu notre attention est le débat en français, animé par le journaliste

Stéphan Bureau. Il a été diffusé en direct le soir du 1er

octobre, deux semaines avant le

jour du scrutin. Cinq partis politiques avaient au moins un député élu en Chambre à la

dissolution. Ce sont donc cinq participants que nous retrouvons, selon les règles, et qu’il

convient de présenter brièvement pour décrire le contexte de ce débat : Elizabeth May

(Parti vert du Canada), Stephen Harper (Parti conservateur du Canada), Jack Layton

(Nouveau parti démocratique), Stéphane Dion (Parti libéral du Canada) et Gilles Duceppe

(Bloc québécois).

Devenue chef de son parti en 2006, Elizabeth May (né le 9 juin 1954) est à sa

toute première participation à un débat des chefs canadien. D’ailleurs, le Parti vert du

Canada aussi est représenté pour la toute première fois à ce rendez-vous télévisuel fédéral

– et il en a fallu de peu pour que cela n’arrive pas. En effet, il faut avoir au moins un élu

pour participer au débat des chefs. C’est un transfuge libéral (Blair Wilson) qui a permis

à May d’être présente, ayant décidé de changer de parti au début de l’automne, alors que

les verts n’avaient aucun député élu en chambre avant. Avocate de formation et militante

écologiste, May a déjà conseillé Tom McMillan, ministre de l’Environnement sous

Mulroney. Même si elle n’avait pas ouvertement de parti favori avant son engagement

chez les verts, elle n’a pas été éloignée de la politique pour autant. En effet, sa mère était

une militante antinucléaire et était même sur la « liste des ennemis » du président Nixon.

Il est connu que sa famille s’est installée au Cap Breton, en 1972. Bien que May ne soit

pas native de là, cela ne l’empêchera pas de viser haut cette fois, puisqu’elle brigue

audacieusement une circonscription à proximité, celle d’un ministre bien connu du

cabinet conservateur (Peter MacKay), soit Central Nova (Nouvelle-Écosse).

Stephen Harper (né le 30 avril 1959) est le premier ministre du Canada. On peut

facilement anticiper qu’il est donc, forcément, celui avec le plus à perdre et qu’il sera

sous la mire d’attaques le plus fréquemment. Il dirige un gouvernement minoritaire

depuis deux ans et demi – le plus long mandat d’un gouvernement minoritaire dans

73

l’histoire récente du pays. Il ne se gêne pas pour le rappeler d’ailleurs durant le débat.

Détenant une maîtrise en économie de l’Université de Calgary, membre fondateur du

Parti réformiste du Canada et souvent décrit par les médias comme étant un fin stratège,

Harper est aussi reconnu comme étant l’« architecte » de la droite canadienne. En

convaincant les partis de droite de s’unir, après douze années dans l’opposition sous le

règne des libéraux, il réussit à amener les conservateurs au pouvoir. Harper représente la

circonscription de Calgary-Sud-Ouest (Alberta).

Depuis 2003, John Gilbert « Jack » Layton (né le 18 juillet 1950) est le chef du

Nouveau parti démocratique, le « 4e » parti de la Chambre des communes. Il siégeait

auparavant au conseil municipal de Toronto, où il se rendait travailler en vélo. Il s’y est

fait connaître pour son dévouement à lutter contre les problèmes sociaux de logement.

C’est aussi dans ce cadre qu'il rencontrera son épouse, Olivia Chow, qui le suivra en

gagnant son siège à la Chambre des communes en 2006. Il est intéressant de noter que

son père et son grand-père ont été des élus conservateurs. De plus, l’un de ses parents

ascendants (William Steeves) est l’un des pères de la Confédération. Personnage souvent

caricaturé de « bon Jack », diplômé avec honneur en science politique par l’Université

McGill, cet homme à la moustache célèbre représente et convoite à nouveau la

circonscription de Toronto–Danforth (Ontario).

Avant de devenir député du Parti libéral du Canada en 1996, Stéphane Dion (né le

28 septembre 1955) a été un professeur universitaire pendant douze ans, d’abord à

Moncton puis à Montréal. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université

Laval et un doctorat en sociologie de l’Institut d’études politiques de Paris. Certains

médias l’ont d’ailleurs dépeint durant la campagne comme étant trop « universitaire ».

Fédéraliste et spécialiste de l’administration publique, Dion a laissé sa marque comme

ministre des Affaires intergouvernementales au cabinet de Jean Chrétien et comme

ministre de l’Environnement sous Paul Martin. Il deviendra chef du parti, en 2006, et le

père spirituel de son Plan vert (dont il ne parlera pas explicitement durant le débat). Il en

74

est à son tout premier débat des chefs. La circonscription qu’il représente est celle de

Saint-Laurent-Cartierville (Québec).

Gilles Duceppe (né le 22 juillet 1947) est le plus « ancien », le plus « aguerri »,

parmi les chefs présent autour de la table : il en est à son cinquième débat fédéral télévisé

des chefs. Ayant d’abord fait son entrée à la Chambre des communes comme indépendant

en 1990 – le Bloc québécois n’étant alors pas enregistré auprès d’Élections Canada –

Duceppe devint le chef du parti qui formait alors l’opposition officielle, en 1997.

Auparavant, il a étudié quelques années en science politique à l’Université de Montréal,

sans toutefois compléter son programme. Fortement inspiré par René Lévesque et le

mouvement souverainiste, cet homme qui a fait ses débuts tout jeune comme communiste

représente la circonscription montréalaise de Laurier–Sainte-Marie (Québec).

Pour le débat, les cinq chefs présentés si-haut se sont retrouvés dans un site très

formel, au Centre national des Arts du Canada, à Ottawa. Toutefois, concernant le format

du débat, celles et ceux qui l’ont visionné se souviendront peut-être qu’on avait opté pour

essayer une nouvelle formule, plus conviviale. En effet, si très souvent les chefs sont

positionnés debout derrière un podium durant le débat des chefs, cette fois-ci, tous les

chefs de parti étaient assis autour d’une table ovale. Comme de coutume, la place qui leur

a été assignée a été pigée au hasard, un processus avec lequel les chefs s’entendent

préalablement.27

Pour les thèmes abordés, cette année-là, le consortium des médias avait demandé

aux citoyens d’envoyer des questions dans une vidéo. Après avoir effectué un tri, le

consortium en a retenu huit, recoupées sous les thèmes 1) Économie, 2) Consommation,

3) Environnement, 4) Leadership et gouvernance, 5) Criminalité, 6) Culture et identité

nationale, 7) Santé et 8) Le Canada dans le monde. Comme de coutume, ces thèmes

27

Lors d’un entretien avec l’un des organisateurs logistiques (Xavier Forget, [email protected])

effectué lors d’une visite des lieux à Ottawa, cette information nous a été confirmée. On nous a aussi

informés que, durant le débat, la salle n’était occupée que par les participants physiquement présents, soit

les chefs, l’animateur, ainsi que par l’équipe de techniciens audiovisuels requis de Radio-Canada.

75

étaient connus en avance par tous les leaders, mais les questions précises n’ont été

dévoilées qu’au moment où elles ont été posées en direct. En raison de l’intérêt présenté

par la réaction des chefs à la question baptisée « Leadership et gouvernance », qui

constituait une situation de « double contrainte » aiguë, et parce que peu d’études se sont

intéressées à cet aspect dans les débats politiques télévisés, nous avons choisi cette

question en particulier comme corpus d’étude. Bien que notre recherche se concentre sur

cette question (séquence qui dure 15 minutes), nous avons tout de même pris soin de

visionner à plusieurs reprises le débat dans son intégralité (deux heures) pour mieux

comprendre l’évolution du débat et les antécédents à cette question.

La mise en contexte du débat à l’étude, nous permet de présenter dans la section

suivante notre démarche d’analyse ainsi que le corpus transcrit.

3.2 Démarche d’analyse et transcription du corpus

Bien qu’une connaissance de la politique canadienne puisse nous aider à mettre le

débat en contexte, pour analyser notre corpus, nous nous appuyons essentiellement sur les

théories sur la politesse développées en analyse conversationnelle, tel que présenté au

chapitre 2. Après avoir effectué une macroanalyse du débat à l’étude, nous avons procédé

à une microanalyse des interventions afin de repérer les stratégies verbales, paraverbales

et non verbales utilisées par chaque candidat à la chefferie du gouvernement pour

répondre à la question qui les met dans une situation de double contrainte fortement

prononcée.

Comme Traverso (1999) l’explique, deux types d’analyse peuvent être effectués :

longitudinale, permettant de décrire le déroulement chronologique des événements du

début à la fin, sans objectif précis, et transversale, qui se fait en isolant dans le corpus

une ou des variables définies à l’avance (pp. 26-27). Dans notre étude, nous avons

adopté une approche de va-et-vient entre les deux types d’analyse. L’analyse

longitudinale nous a permis de faire ressortir les stratégies individuelles significatives

76

chez chacun des chefs, sans avoir l’objectif de viser une stratégie précise déterminée à

l’avance. Puis, pour isoler les données plus pertinentes à notre analyse, en visionnant le

débat, nous nous sommes servi de la définition large de taxème, acte de langage amplifié

et exploité de façon particulière, pour prélever nos données à travers le jeu d’actions et

réactions entre les chefs. À partir des résultats obtenus de cette analyse, nous avons pu

dresser le profil des participants. Enfin, la comparaison entre les profils nous a permis de

faire ressortir les stratégies communes et divergentes.

Pour retrouver le débat en intégralité, nous sommes allés sur le site web de Radio-

Canada, où il peut d’ailleurs encore aujourd’hui être visionné par quiconque en tout

temps.28

Nous avons dû nous contenter des images que nous voyons dans le document

vidéo de Radio-Canada. Cependant, les caméramen nous ont fourni amplement de

données à analyser. D’ailleurs, de cette façon, notre corpus n’a pas pu être altéré de

quelque façon que ce soit : les données sont authentiques et ce sont les mêmes qui sont

accessibles aux téléspectateurs et aux internautes, à la télévision et en ligne.

Pour être en mesure de visionner les extraits qui nous intéressaient et de manier la

lecture à notre guise, sans avoir à se soucier par exemple d’avoir une bonne connexion

Internet, nous nous sommes servis du logiciel de capture d’écran Camtasia Studio et nous

avons enregistré l’intégralité du débat. Par la suite, nous avons procédé à la transcription

des contenus verbal, paraverbal et non verbal, en nous inspirant essentiellement des

conventions en linguistique (Kasparian et Losier, 2002).

Avant de présenter la transcription du corpus dans son intégralité, il est nécessaire

d’expliquer les normes de transcription, afin d’en faciliter la lecture et la compréhension.

D’abord, pour permettre de mieux situer les passages dont il est question dans l’analyse,

chaque intervalle de cinq lignes a été numéroté dans le texte. Pour distinguer les

participants, leurs initiales servent à les identifier au début de chaque ligne : EM pour

Elizabeth May, SH pour Stephen Harper, JL pour Jack Layton, SD pour Stéphane Dion,

28

Disponible en ligne : http://elections.radio-canada.ca/elections/federales2008/debat/index.shtml.

77

GD pour Gilles Duceppe et, enfin, SB pour Stéphan Bureau. De plus, chacun de leur tour

de parole respectif est numéroté dans l’ordre chronologique du débat. Les pauses de

longue durée sont représentées par une barre oblique (/). Les chevauchements, très

nombreux dans un débat électoral, sont placés entre crochets (ex. : [blabla]). Les énoncés

tronqués, quand un participant se fait couper la parole, sont marquées par un tiret à la

suite du dernier mot (ex. : énoncé tronqué–). En cas de doute, toute production verbale

inaudible est remplacé par [xxx]. En raison des données audiovisuelles, pour représenter

les données non verbales s’avérant significatives dans notre corpus, nous les avons

décrites entre doubles parenthèses comme ceci : ((geste)). Pour les données paraverbales,

l’intonation montante est indiquée tout simplement par une flèche vers le haut (↑) et

l’intonation descendante par une flèche vers le bas (↓). Une flèche vers la droite (→),

quant à elle, illustre un débit accéléré de parole. Des mots entre des crochets (<blabla>)

indiquent une voix étreinte par une gorge serrée. Il arrive aussi qu’un participant procède

au découpage par syllabe phonétique d’un mot. Par exemple : « démocratique » peut

devenir, à l’oral, « dé•mo•cra•tique ». Cette stratégie est souvent accompagnée des

battements rythmiques non verbaux décrits par Cosnier (1997, p. 297).

Poignées de mains entre les chefs avant le début du débat. (Crédit : Radio-Canada.)

Voici à présent la transcription de notre débat à l’étude, concernant la question

Leadership et gouvernance :

78

PPA 1 : Bonjour. Vous êtes les leaders politiques du Canada et votre travail est de

vous assurer du mieux-être et du bien-être des Canadiens, au-delà des chicanes

partisanes. Dans ce contexte, pouvez-vous nommer au moins un bon coup ou une

qualité de l’adversaire qui se trouve à votre gauche?

5 SB 1 : ((SB rit.)) Question intéressante, pour laquelle vous étiez peut-être pas

préparés. ((SD s’ajuste sur sa chaise et bouge ses papiers.)) ((JL se gratte le nez et

se frotte les doigts.)) ((GD bouge les doigts et se rajuste sur sa chaise.)) Alors,

vous êtes pas certaine d’avoir bien compris?

EM 1 : Non, je n’ai pas bien compris. Pardon.

10 SB 2 : [Eu… Alors, eu… ] Vous allez voir, c’est assez simple.

Il suffit de voir ce que va faire Monsieur Duceppe, puisqu’il va parler de vous,

madame May, et égal–

GD 1 : [Ah, ] je croyais que je parlais de vous, Monsieur Bureau : vous êtes à ma

gauche…

15 SB 3 : [Alors, c’est–]

GD 2 : Vous posez bien les questions!

EM 2 : ((rire))

SB 4 : Oui, j’aurais beaucoup aimé ça, mais malheureusement vous parlez de

madame May, qui est à votre gauche dans ce cas-ci. ((JL retouche ses manches.))

20 ((SD joue avec son stylo.))

GD 3 : Mais, je pense que Madame May a des préoccupations au niveau de

l’environnement fort importantes. ((GD tourne son regard vers EM et penche son

buste dans sa direction.)) On a participé d’ailleurs ensemble, hein, à des

rencontres à Ottawa où on a honoré les scientifiques, hein, qui ont mérité ce prix,

25 avec Al Gore=

EM 3 : [Oui, oui.] ((EM acquiesce de la tête.))

GD 4 : =et qui dénonçaient tous la politique du gouvernement Harper. ((GD fait

un geste accusateur avec les index et penche son buste vers l’avant.))

EM 4 : Oui.

30 GD 5 : Et ça, j’en suis redevable à madame May qui a bien fait ce travail-là. ↑ Je

lui dis cependant – ↓ je pense qu’elle est d’accord avec moi ((GD regarde EM et

hoche de la tête de façon affirmative.)) ((EM acquiesce de la tête.)) –, ↑ si on veut

empêcher Monsieur Harper d’avoir une majorité, hein, bien, ((GD penche son

buste vers l’avant, en ouvrant les bras et les paumes de main tournées vers le

35 haut.)) il faut faire en sorte qu’on le batte. Et puis, je pense que notre programme

– ((GD tourne son regard vers EM, penche son buste vers elle et tend les bras vers

elle.)) → et vous l’avez déjà reconnu en disant que Bernard Bigras était le

meilleur critique en environnement puis le Bloc avait été le parti le plus solide en

environnement au parlement. Je pense qu’au Québec, ((GD commence à relâcher

40 un sourire en coin.)) pour vaincre et empêcher une majorité de Monsieur Harper,

il faut élire des députés du Bloc Québécois. Je vous remercie d’avoir dit et eu ces

bonnes paroles pour le Bloc. ((GD rit.))

EM 5 : ((EM rit.)) Oui. ((EM rit.))

SB 5 : Alors, vous avez compris l’exercice?

79

45 EM 6 : Oui, oui, oui.

SB 6 : Mais c’est pas à vous encore. C’est Monsieur Layton ((EM rit.)) qui doit

dire du bien de son voisin de gauche, Monsieur Dion, en le regardant dans les

yeux. Ça va être beau, ça. ((SB rit.))

JL 1 : Mais voilà– ((SD rit.)) ((JL rit, se rapproche de SD et lui touche le bras.))

50 Voilà, c’est un professeur comme moi. ((JL se vise avec ses mains, puis rapproche

son buste vers SD.)) C’est un homme honnête, intelligent. Mais malheureusement,

↓ son parti a… ((JL s’abaisse la tête.)) [ǂ] pendant treize ans… ((JL se rabaisse la

tête.)) pas un bilan, eu… ((JL mime des guillemets.)) des étoiles, si vous voulez.

((JL se redresse droit et produit des battements rythmiques de la tête.)) ↑ Mais ce

55 que j’ai apprécié, c’est que / on peut travailler ensemble. ((JL regarde Dion.)) On–

Et avec ↑ tous les partis, et ↑ tous les chefs ((JL ouvre grand les bras et regarde

tout le monde.)) ((SD se retire contre le dos de sa chaise.)), on a travaillé dans la

Chambre des communes d’une façon respectueuse. Et moi, je peux– ↑ je pense

que c’était le… l’essentiel de cette question. ((SD avance son buste et regarde

60 JL.)) ((JL jette un bref regard régulateur vers SD.)) C’est comme (sic) le citoyen

nous demande de travailler pour les meilleurs résultats. ↑ Et comme premier

ministre, je vais le faire. Je vais rassembler les leaders pour avoir les discussions,

pour assurer de faire avancer les préoccupations ((JL produit un regard

synchronisateur envers SD.)) des familles. ((SD répond au synchronisateur de JL

65 en acquiesçant.))

SB 7 : Merci, eu… beaucoup. Notre prochain à se prononcer, c’est Monsieur

Harper sur Monsieur Layton.

SH 1 : ((SH regarde JL et sourit.)) Monsieur Layton, Jack, eu… Je peux– ↑ <Je

peux dire> des bonnes choses sur Jack ((SH lève la main droite et la rabaisse en

70 balayant.)), malgré nos grandes différences ((SH sourit et effectue des « va-et-

vients » kinémimiques avec ses mains.)) en… en philosophie, nous avons travaillé

ensemble sur des questions où nous sommes– ((SH produit des battements

rythmiques de la main droite et de la tête, en plus de pencher la tête vers JL, en le

regardant et en haussant les sourcils.)) où nous étions d’accord. ((JL hoche la

75 tête.)) Par exemple, la reconnaissance de la nation québécoise, ((JL hoche la

tête.)) les excuses pour les Aut– les écoles autochtones ((SH bat de la main

droite.)) où vous avez fait un très… ((SH tend la gauche bien ouverte vers JL.))

((JL hoche la tête.)) un très bon travail avec le gouvernement et je l’ai mentionné

à la Chambre des communes. ↑ Même sur la Loi sur la– l’imputabilité à la

80 responsabilité, ((SH tend la main vers JL.)) nous avons eu des différences, ((SH

effectue des « va-et-vients » kinémimiques avec ses mains.)) mais nous avons eu

beaucoup de… beaucoup de points communs. Et moi, je trouve en général que,

malgré nos différences, que=

JL 2 : Énormes.

85 SH 2 : =vous– ((JL rit.)) Vous êtes… Vous êtes honnête envers le débat et je

l’apprécie.

JL 3 : ((JL acquiesce de la tête.)) Merci beaucoup.

80

SB 8 : [Merci ], Monsieur Harper. Monsieur

Layton qui souligne ici les différences énormes. Monsieur Dion, vous nous avez

90 parlé récemment de ce que vous étiez aussi, vous, fier nationaliste québécois.

SD 1 : <Oui. >

SB 9 : Vous pouvez dire ça dans le bleu des yeux à Gilles Duceppe ((EM rit.))

((GD sourit.)) en vantant ses mérites. ((SB sourit.)

SD 2 : ((SD acquiesce de la tête.)) → Oui, certainement, c’est pas moi qui ((SD

95 jette un regard vers SH.)) va mettre en cause la sincérité ((SD regarde GD et

hoche la tête.)) de Monsieur Duceppe. <Au contraire>, je pense qu’il veut

vraiment tout faire pour aider les Québécois et le Québec, ((SD joue avec ses

pouces.)) et– On a un désaccord sur la façon dont on doit s’y prendre ((SD bat des

mains et hoche de la tête, en regardant brièvement GD.)) ((GD acquiesce de la tête

100 et pointe ses mains vers SD.)), mais on vise la même chose ((SD détourne le

regard.)) ((GD se redresse sur sa chaise, incline la tête en direction de SD et en

maintenant le regard vers lui.)) En tant que chefs d’opposition, on a coopéré très

souvent. Ça a été une belle expérience pour moi. ((SD hoche de la tête.)) Eu…

Bien sûr, je trouve que Monsieur Duceppe a raison ((SD regarde Duceppe.))

105 quand il dit qu’il faut pas que Monsieur Harper devienne majoritaire. C’est une

chose– ((SD regarde GD en hochant la tête.)) ((GD acquiesce de la tête, sourit et

pointe SD avec ses pouces.)) Puis je trouve que là, il manque un peu d’ambition.

((SD agite les mains vers Duceppe, le regarde, penche son buste vers lui et

sourit.)) ((GD rit, mais se redresse de suite après sur sa chaise.)) En fait, on

110 devrait avoir un gouvernement ↑ progressiste qui va travailler pour ↑ tous les

Canadiens. C’est ce que le Parti libéral pourra offrir, eu… ((SD désigne SH avec

sa main.)) plutôt que les conservateurs. Donc, on peut faire un pas de plus ((SD

bat la main et la tête, en regardant GD.)) dans cette direction. Je voudrais ajouter

que Monsieur Duceppe, quand il est à son meilleur, ((SD serre les pouces, puis

115 gesticule des mains.)) a un sens de l’État et ça, c’est très apprécié <de ma part>.

((SD se serre les lèvres.)) ((GD incline la tête légèrement, horizontalement, puis

détourne le regard.))

SB 10 : Merci beaucoup, Monsieur Dion. Alors, vous terminerez le bal, madame

May. Vous avez compris les règles du jeu?

120 EM 7 : [Oui.]

SB 11 : Et il reste une personne dont on n’a pas encore parlé.

EM 8 : [Oui.]

SB 12 : C’est Monsieur Harper, qui est à votre gauche.

EM 9 : Oui, je pense que Monsieur Harper et Monsieur Layton ont travaillé d–

125 fort ((EM regarde et pointe JL.)) pour ↑ quelque chose ensemble, mais je laissais

ça pour le moment ((EM balaye l’air de la main.)) parce que j’arriveras ici. Je suis

très heureuse avec ça. ((EM regarde SH.)) Monsieur Harper, j’ai trouvé fort pour,

((EM gesticule.)) comme vous avez peut-être souviens, ((SH se frotte le poignet

nerveusement.)) pour trouver les choses que nous avons ensemble partagées. Je

130 pense que vous êtes un… un bon piè– père pour les en– pour– avec vos enfants.

Les enfants : très charmants, très engagés. ((EM sourit à SH.)) Et je pense que vos

81

efforts pour le pays du Canada sont basés sur vos principes. Mais, évidemment,

((EM lève ses bras de chaque côté, en ouvrant la paume des mains vers le haut.))

((SH ferme les yeux brièvement et on entend quelqu’un relâcher un léger soupir.))

135 je– je pense que vos– votre– vos principes va changer Canada dans une direction

dangereux. Alors, aussi, aussi, c’est

SB 13 : Mer…

EM 10 : C’est o– C’est– Malheureusement, je pense que votre sorte de

leadership=

140 SB 14 : [Merci…]

SD 3 : [xxx] débat, là.

SB 15 : Alors– Alors–

EM 11 : =c’est plus autocrate. ((EM affiche une mimique faciale exprimant le

dédain.))

145 SB 16 : Merci, madame May. ((SD rit.))

EM 12 : Oui. Oui.

SD 4 : C’est pas le débat, là.

EM 13 : Oui. Oui.

SB 17 : Bien, le débat, on parle de leadership et moi je vais vous poser une

150 question.

EM 14 : ((EM se tourne vers SH, le regarde et se rapproche de lui, en lui touchant

le bras.)) [xxx]

SD 5 : Bon. ((SD détourne son regard vers le stylo avec lequel il commence à

jouer.))

155 SB 18 : Cette question a été posée, Stéphane Dion. C’est qu’il y en a plusieurs qui,

quand ils voient les campagnes électorales, se demandent c’est quoi le ton

approprié.

SD 6 : Oui. (SD hoche la tête plusieurs fois.))

SB 19 : Et je suis tenté de vous demander à tous : Est-ce qu’un bon leader,

160 aujourd’hui– parce qu’on a vu de la campagne négative. Ça existe, une affaire

qu’on a un peu importée de nos voisins américains. Hum… Est-ce qu’on bon

leader, aujourd’hui, alors un bon leader politique, c’est celui pour lequel tous les

coups sont permis / en politique? Je vous pose la question parce qu’il y a eu

plusieurs annonces, il y a eu des excuses, il y a eu plusieurs façons de faire la

165 campagne qui ont peut-être choqué des… des électeurs et c’est peut-être pour ça

qu’on a eu cette question tout à l’heure. Alors, je vous pose la question, est-ce que

tous les coups sont permis? Est-ce que c’est ca être un bon leader? Monsieur

Duceppe.

GD 6 : Non, moi, je pense que ↓ tous les coups ne sont pas permis. On devrait

170 avoir un minimum de jugement. Et en ce sens-là, vous savez, être en politique,

c’est des hommes, des femmes, qui sont au service de leurs semblables, or qui

demandent aux gens de leur accorder leur confiance. Encore faut-il la mériter. Or,

ça, ça veut dire être responsable. Être responsable, ↑ et moi, dans mon cas, au

service des Québécois, Québécoises, ça veut dire amener ↑ tous ces consensus qui

82

175 existent au Québec. ↑ Il y en a de nombreux qui rejoignent, là, ↑ tous les partis au

Québec, ceux qui sont à l’Assemblée nationale et ceux qui y sont pas et ↑

systématiquement, je peux dire que le Bloc est le ↑ seul parti qui rapporte tous ces

consensus à la Chambre des communes et ça, c’est drôlement important quand

vous êtes une nation minoritaire dans un… dans un pays comme le Canada.

180 SB 20 : J’ai senti une balle courbe sur la réponse, mais Monsieur Layton, qu’est-

ce que vous pensez de cette question du… du ton de nos campagnes, de la façon

de… de faire les choses?

JL 4 : ↓ Oui, eu… J’ai, eu… Je me souviens des, eu… des leçons de mon grand-

père, qui était un… un député à l’Assemblée nationale en fait. Et quand j’ai grandi

185 à Montréal, il m’a dit : « On doit respecter tous les personnes, peu importe leur

point de vue. » Mon père, même chose, dans… dans la Chambre des communes

en représentant la circonscri– une circonscription à Montréal. Il– Eu… Il se lève

dans la Chambre, il n’était– Il n– Il n’aimait pas toutes ces attaques personnelles

qu’on a dans la Chambre. Et peut-être vous souvenir de– d’une– de la déclaration

190 d’Ed Broadbent, notre… notre ancien chef, quand il a dit que les– le débat

descend d’une façon inacceptable. ↑ On espère qu’on peut élever le niveau de

débat et le niveau de respect pour tout le monde, parce que ce sont Monsieur et

madame tout le monde qui ont élu / ↑ tous les députés.

EM 15 : C’est le dernier discours de Monsieur Broadbent. Je le souviens très bien.

195 JL 5 : [Oui.]

EM 16 : C’est très, eu… éléqu– eu… éloquent?

JL 6 : Oui.

EM 17 : Et il a rét– eu… souligné les droits humains dans le niveau de Nations

Unies. Il– Il y a le respect l’un à l’autre ici, dans cette Chambre des communes…

200 Nous manque le respect là. Je pense pour le- le leadership, c’est très important de

faire ce– comme Monsieur Duceppe a dit, devoir servir le public. Il faut d’être à

l’écoute des citoyens.

SB 21 : Monsieur Dion.

SD 7 : Être un leader, c’est avoir une direction, un objectif, et de comprendre

205 qu’on peut pas y arriver seul. → Moi, mon objectif, c’est de rendre notre pays

plus riche, plus juste, plus vert, mettre l’économie et l’environnement ensemble et

mettre tout le monde à contribution et faire tomber les barrières. Mais on peut pas

y arriver tout seul. Il faut écouter, il faut établir des consensus, il faut faire des

rapprochements. Et si on n’a pas cette qualité-là, si on a juste comme qualité que

210 on veut aller tout seul quelque part et qu’on considère ceux qui nous contredisent

comme des adversaires politiques sinon comme des ennemis, à ce moment-là, on

peut pas être un leader qui réussisse pour le pays.

SB 22 : Monsieur Harper.

SH 3 : Je pense la même chose. Je pense qu– qu’il n’y a– qu’il n’y a pas besoin

215 de– des attaques personnelles. Nous avons des différences de politique

importantes parmi nous, eu… Et nos différences représentent à la fin les

différences d’opinion qui existent dans la population canadienne, dans toutes les

83

provinces. C’est la réalité que nous représentons des différences. Mais à la fin,

quand on est un gouvernement, on doit prendre des décisions. On tente de… de…

220 de… de poursuivre des politiques qui va bénéficier tout le monde et qui va rallier

tout le monde, mais à la fin on doit choisir et de temps en temps, on doit accepter

que des gens… des gens n’aiment pas toutes les décisions. C’est la nature de notre

p– de la politique.

SB 23 : [Dans l’ordre ], Stéphane Dion et Gilles Duceppe.

225 SD 8 : [Oui, là ], on va reprendre le

débat, parce que, Monsieur Harper, vous avez failli à ce te- à ce- à ce test. Vous

avez considéré, eu… les, eu… les scientifiques indépendants, les fonctionnaires,

comme des adversaires politiques et vos adversaires politiques comme… comme

des ennemis. Vous avez, eu… diminuez de ↑ beaucoup la qualité de la démocratie

230 au Canada. ↑ Vous l’avez encore fait à ce– dans ce débat, quand vous avez accusé

un scientifique qui a cité– signé le… l’éditorial du Journal de l’Association

médicale canadienne d’être un libéral parce qu’il a fait un rapport qui ne vous

plaît pas. Vous… Vous avez eu aussi ce problème-là tout au long de la campagne

électorale, quand un… un… un… le père d’un soldat qui a été tué en Afghanistan,

235 eu… est allé se plaindre d’une de vos politiques, quelqu’un dans votre parti est

allé dire que : « Ouais, c’est un libéral. » On peut ↑ pas continuer comme ça. Il

faut ↑ rétablir, avec un leader, eu… qui est… qui a le sens du ↑ pluralisme et du ↑

respect, qu’on rétablisse le ↑ respect dans cette démocratie=

EM 18 : [Il a fait–]

240 SD 9 : =que vous avez mise à mal.

SH 4 : Mais, on peut avoir des désaccords sans des attaques personnelles. / Vous

avez dit, par exemple, Monsieur Dion, que… que l’Association médicale a dit

quelque chose. C’est pas– Ce n’est pas–

SD 10 : [Non, j’ai dit le ↑ Journal] de l’Association.

245 SH 5 : Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai.

SD 11 : [Et vous avez dit] que c’était un partisan.

SH 6 : [Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai.]

SD 12 : [Et autre chose,] quand on vous a– Quand en Chambre, Monsieur–

Monsieur Harper, quand en Chambre–

250 SH 7 : [Et– Et– Et– On peut–] On peut corriger– On peut corriger– corriger le

record. On peut être en désaccord avec des choses de temps en temps.

SD 13 : [Quand en Chambre, on vous a parlé des- des] difficultés que vous aviez à

gérer la… la guerre en Afghanistan et qu’on prie pour les… les détenus, eu…

afghans, eu… sous responsabilité du gouvernement afghan, vous nous avez traités

255 de talibans. Quand récemment, je vous ai dit : « vous rêvez en couleur, il y a des

difficultés économiques au Canada en ce moment », vous m’avez accusé de prier

pour une récession. C’est ce genre de chose dont on ne veut plus. Assez, c’est

assez.

SB 24 : [Merci, Monsieur Dion.] Monsieur Duceppe, vous aviez montré tout à

260 l’heure que vous vouliez parler.

GD 7 : [Oui.]

84

SB 25 : Allez-y.

GD 8 : Bien, je voulais revenir sur les belles paroles de Monsieur Harper. Ça,

c’est bien beau d’affirmer ce que vous venez d’affirmer, mais je pense que vos

265 pratiques prouvent le contraire. Et là, ça a été beaucoup trop loin avec le Bloc

québécois. Vous avez remis en question le choix démocratique des Québécois et

Québécoises, parce que nous sommes majoritaires. Nous avons gagné les

élections en 93, 97, 2000, 2004, 2006 puis la prochaine fois aussi, celle-ci. Or,

votre sénateur non élu qui vient se promener puis dire aux gens : « c’est de

270 l’argent perdu que de voter pour le Bloc », ça, on appelle ça un mépris de la

démocratie. Vous pouvez être contre nos idées, nous dire que vous avez– que l’on

a tort. C’est votre point de vue. Vous y avez droit. ↓ C’est un débat démocratique.

↑ Mais venir dire aux gens que un député du Bloc, ça sert à rien, c’est de l’argent

perdu… C’est le même prix pour tous les députés. C’est ça, la beauté de la

275 démocratie et c’est assez honteux ce que votre parti a fait.

SH 8 : [Mais Gi–] Mais Gilles, on n’a d–

On n’a pas– On n’a pas fait ça.

GD 9 : ↑ Bien! Vous avez « pas fait ça »…

SH 9 : [On a question- On a ] questionné seulement=

280 SB 26 : Messieurs…

SH 10 : =les réalisations du Bloc après dix-huit ans.

GD 10 : [Et la, la, la, la, la, la, la…] On se comptera pas

d’histoire. Franchement…Franchement…

SB 26 : [Messieurs, madame, je vous écoute,] si nous avions des élections et qu’il

285 y avait encore une fois un gouvernement minoritaire, seriez-vous capables de

travailler ensemble? Est-ce que l’option d’une ((GD tousse)) coalition est quelque

chose que vous pourriez concevoir? Vous en avez parlé, Monsieur Layton,

JL 7 : Je n’ai–

SB 27 : [et compte tenu] du ton à table, je me demande si c’est possible.

290 JL 8 : [Je n’ai pas parlé de ça, ], mais les

manchettes a indiqué ça. Alors, ce– C’est ce que je propose, comme premier

ministre, ce que je vais faire, c’est de rassembler les chefs et–

SB 28 : Est-ce que ca se peut être capable de travailler ensemble?

JL 9 : ↑ Oui, parce qu’on ↑ doit le faire… Et on va présenter les propositions que

295 nous avons soumis dans cette élection et on va dire : « où est-ce qu’on est en

accord, allons-y ». Mais je dois dire que l’approche de Monsieur Harper, dans la

grande majorité de… de… des circonstances, était de rejeter les motions adoptées

démocratiquement par la Chambre des communes. Et je me souviens d’une fois

que vous étiez le chef de l’opposition, vous avez dit que on a une obligation

300 ↓ morale– un premier ministre a une obligation ↓ morale de respecter les décisions

faites par les élus. Mais vous ne l’avez pas fait, à plusieurs plusieurs reprises.

Pourquoi?

SH 11 : [Oh… Je suis pas d’accord.] Je suis pas d’accord. Je–

SB 29 : Monsieur Harper.

305 EM 19 : ↑ Vous avez ignoré les lois!

85

SH 12 : [Je suis pas] d’accord. Par exemple, Jack, vous avez parlé

de la loi sur Kyoto. Vous avez établi des cibles, mais pas des plans pour les

atteindre. Ce… Ce n’est–

JL 10 : [Non, ce n’est pas vrai. C’était dans le–

310 EM 20 : C’est– C’est à la première– C’est à la première–

SH 13 : [Ce n’est– Ce– Ce n’est pas– ]

JL 11 : C’était dans le projet.

SH 14 : [Ce n’est pas- ] C’est intéressant d’avoir des cibles, mais à la fin, on

doit avoir des façons de les atteindre. Alors, notre gouvernement–

315 JL 12 : ↑ Mais le parlement a adopté le projet de loi!

SH 15 : [Je– Je– Je– Je– ] Je– Je ne dis pas que je suis

parfait, mais je… Je dis que j’ai dirigé un gouvernement minoritaire, un

gouvernement dans une position faible pendant plus de deux ans et demi. C’est le

plus long mandat d’un gouvernement minoritaire dans l’histoire de ce pays.

320 Évidement, de temps en temps, nous avons fait des choses ensemble.

EM 21 : ↑ Mais vous avez ignoré les autres– Oh, pardonnez-moi…

SB 30 : [Merci à vous cinq. Madame May, Madame May, s’il vous plaît…]

EM 22 : C’est l’autre loi qu’il a ignorée.

SB 31 : [Ne vous excusez pas, mais] on va passer au prochain thème.

Crédit : Presse canadienne

Maintenant que nous avons présenté notre corpus et notre démarche, nous

pouvons passer au prochain chapitre, l’analyse.

86

CHAPITRE IV

ANALYSE

Ce chapitre analyse le corpus et s’articule en trois grandes parties. La structuration

et l’évolution thématique de l’ensemble de la séquence étudiée sera d’abord présentée

dans la macroanalyse (4.1). Ensuite, on procédera à l’analyse plus détaillée des séquences

– tour de parole et réponse de chacun des candidats – dans la microanalyse, à la partie

4.2. Enfin, le profil communicationnel des chefs suivi d’une synthèse des stratégies

communes et divergentes de gestion de la double contrainte par les candidats termineront

ce chapitre (4.3).

4.1 Macroanalyse

De façon globale, la séquence analysée contient trois parties : une séquence

d’ouverture suivie d’une séquence de développement et d’une séquence de clôture.

Dans la séquence d’ouverture, la vidéo contenant la question posée aux

participants est présentée par l’animateur ainsi que les consignes du déroulement des

interventions. Cette séquence d’ouverture est suivie de deux séquences de réponses des

candidats. Dans la première, les participants répondent à la question posée par un citoyen.

Les participants interviennent à tour de rôle avec des consignes très rigides quant au sujet,

aux tours de parole et à la durée des interventions, tandis que la deuxième séquence prend

la forme d’une discussion plus libre au niveau des interventions, en réponse aux questions

connexes à la première, posées par l’animateur. Dans la séquence de clôture, l’animateur

décide de mettre fin à la discussion.

Durant la première partie du développement de la question ayant pour thème

« Leadership et gouvernance », les règles sont plus rigides. Personne n’est alloué à

prendre la parole avant que l’animateur ne l’autorise. L’organisation des tours doit être

suivie à la lettre, faute de quoi l’animateur coupe la parole. Un tirage au sort fait

87

préalablement au débat a donné l’ordre suivant : Gilles Duceppe, Jack Layton, Stephen

Harper, Stéphane Dion et Elizabeth May. Chacun doit parler de son adversaire de gauche.

Le temps de réponse à la question du citoyen est de 45 secondes. L’animateur les arrête

s’ils dépassent leur temps. C’est ce qu’il fait, d’ailleurs, lorsque May dépasse un peu son

temps alloué à la fin de sa première intervention.

Durant la deuxième partie du développement, l’animateur les relance tous avec

deux questions connexes à la thématique globale, Leadership et gouvernance. Il dirige

encore le débat, cependant, les participants interviennent un peu plus librement, parfois

même sans nécessairement attendre que l’animateur ne leur accorde la parole. Par

exemple, ils réagissent verbalement parfois immédiatement à des critiques, des questions

ou des commentaires venant d’un adversaire. Le débat est ainsi davantage ouvert et les

règles deviennent de plus en plus souples. Les chevauchements de parole se font de plus

en plus nombreux et marquent d’ailleurs de façon accentuée la fin de la séquence globale.

Voilà comment s’articule la séquence à l’étude. Nous allons maintenant passer à

la microanalyse de la partie du corpus qui concerne plus spécifiquement notre étude, celle

des réponses à la question qui a mis les candidats dans la position de double contrainte.

Nous analyserons de façon longitudinale les interventions de chaque candidat en réponse

à la question du citoyen.

4.2 Microanalyse

Quelles sont les stratégies utilisées par les différents chefs pour répondre à la

consigne – donner des paroles positives, des FFA, à l’un de leurs adversaires – sans

perdre la face? C’est ce que nous allons décrire dans cette partie de l’analyse. Suite à

l’analyse de la séquence d’ouverture, chacune des interventions des cinq chefs sera

analysée, à la fois aux niveaux des strates verbale, para verbale et non verbale. On

relèvera notamment l’utilisation des FFA et FTA produits dans les énoncés. Ensuite, on

présentera brièvement la deuxième séquence du débat suivie de la clôture de la séquence.

88

4.2.1 Séquence d’ouverture

La séquence d’ouverture débute avec la présentation, en diffusion vidéo, de la

question du téléspectateur. Celui-ci salue les leaders et annonce sa question. Voici la

séquence d’ouverture, l’extrait 1 :

Extrait 1

PPA 1 : Bonjour. Vous êtes les leaders politiques du Canada et votre travail est de

vous assurer du mieux-être et du bien-être des Canadiens, au-delà des chicanes

partisanes. Dans ce contexte, pouvez-vous nommer au moins un bon coup ou une

qualité de l’adversaire qui se trouve à votre gauche?

5 SB 1 : ((SB rit.)) Question intéressante, pour laquelle vous étiez peut-être pas

préparés. ((SD s’ajuste sur sa chaise et bouge ses papiers.)) ((JL se gratte le nez et

se frotte les doigts.)) ((GD bouge les doigts et se rajuste sur sa chaise.)) Alors,

vous êtes pas certaine d’avoir bien compris?

EM 1 : Non, je n’ai pas bien compris. Pardon.

10 SB 2 : [Eu… Alors, eu… ] Vous allez voir, c’est assez simple.

Il suffit de voir ce que va faire Monsieur Duceppe, puisqu’il va parler de vous,

madame May, et égal–

GD 1 : [Ah, ] je croyais que je parlais de vous, Monsieur Bureau : vous êtes à ma

gauche…

15 SB 3 : [Alors, c’est–]

GD 2 : Vous posez bien les questions!

EM 2 : ((rire))

SB 4 : Oui, j’aurais beaucoup aimé ça, mais malheureusement vous parlez de

madame May, qui est à votre gauche dans ce cas-ci. ((JL retouche ses manches.))

20 ((SD joue avec son stylo.))

Dans l’extrait ci-haut, suite à la projection de la question du citoyen

téléspectateur, un moment d’émoi transparait à travers le langage non verbal des

participants. Plusieurs d’entre eux effectuent d’ailleurs ce que Cosnier (1991) nomme des

gestes « extra-communicatifs » de confort ou autocentrés (p. 297). Stéphane Dion se

rajuste sur sa chaise et bouge ses papiers devant lui. Jack Layton se gratte le nez et se

frotte les doigts. Gilles Duceppe bouge ses pouces et se recale dans sa chaise. Elizabeth

May, enfin, par tout son non verbal laisse comprendre à l’animateur qu’elle n’a pas tout à

fait saisi la question, à la ligne 8.

89

Pour atténuer la tension, Stephan Bureau utilise des procédés adoucisseurs

(Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 55). En effet, aussitôt que la vidéo du citoyen termine,

l’animateur produit un rire léger et minimise l’effet déstabilisant de la question en la

qualifiant d’« intéressante » : « [rire] Question intéressante, pour laquelle vous étiez peut-

être pas préparés », lignes 5 de l’extrait ci-haut. De plus, quand Elizabeth May lui signifie

qu’elle n’a pas vraiment bien saisi ce qu’il faut faire, tel qu’on peut le constater à la ligne

10 ci-haut, il se sert de minimisateurs verbaux : « c’est assez simple » et « il suffit de ».

Ces stratégies représentent des tentatives de minimisation de la gravité de la question.

Duceppe est celui qui doit briser la glace en étant le premier à intervenir. Il lance

alors d’abord une blague, en jouant avec un aspect de la consigne qui demande de parler

de la personne assise à sa gauche, à la ligne 13 de l’extrait 1 : « Ah, je croyais que je

parlais de vous, Monsieur Bureau. Vous êtes à ma gauche… Vous posez bien les

questions! » On doit parler de celui ou celle se trouvant à sa gauche et, dans le cas de

Duceppe, il s’agit de l’animateur, qui est situé entre lui et May. Cette blague lui permet

de gagner quelques secondes avant de répondre. Suite aux rires qu’elle engendre, ce qui a

pour effet de détendre l’atmosphère, l’animateur relance le tour de parole de Duceppe,

pour recentrer le débat (ligne 18). Cela clôt la séquence d’ouverture. La tension n’est

visiblement pas encore totalement évacuée, comme l’indiquent les gestes « extra-

communicatifs » autocentrés ou de confort chez Dion, qui joue avec son stylo, et chez

Layton, qui retrousse ses manches de chemises.

L’ouverture est donc marquée par l’effet de surprise que provoque la question

venant du citoyen : cette nouvelle contrainte représente un terrain risqué pour les chefs,

qui visiblement se sentent mal à l’aise. On observe alors chez l’animateur l’utilisation de

procédés minimisateurs, pour épargner les participants, tout en introduisant en douceur la

contrainte et faisant avancer le débat. Enfin, cette séquence d’ouverture se termine par

une blague lancée par Duceppe, ce qui permet de faire la transition entre l’ouverture et le

développement de la séquence à l’étude.

90

4.2.2 Analyse longitudinale : les réponses des chefs

La première partie du développement de la séquence est constituée des

interventions individuelles de chacun des candidats. Il faut rappeler que l’intervention de

chacun des candidats ne devait durer que 45 secondes, donc un temps très court pour

réagir rapidement, avec la double contrainte d’envoyer des FFA à son adversaire sans

perdre la face, en essayant en même temps de gagner toujours des points dans le débat.

Dans cette section une procéderons à une analyse longitudinale, donc dans l’ordre

chronologique de chacune des interventions : tout d’abord, Duceppe, suivi de Layton, de

Harper, de Dion et enfin de May.

4.2.2.1 Gilles Duceppe

Le premier participant à répondre à la question est Gilles Duceppe. Dans les

prochaines pages, on analyse la réponse qu’il fournit, alors qu’il doit parler d’Elizabeth

May. Comment va-t-il s’organiser pour envoyer des fleurs à Mme May sans perdre de

points? Voici la transcription de la séquence de sa réponse, l’extrait 2 :

Extrait 2

GD 3 : Mais, je pense que Madame May a des préoccupations au niveau de

l’environnement fort importantes. ((GD tourne son regard vers EM et penche son

buste dans sa direction.)) On a participé d’ailleurs ensemble, hein, à des

rencontres à Ottawa où on a honoré les scientifiques, hein, qui ont mérité ce prix,

25 avec Al Gore=

EM 3 : [Oui, oui.] ((EM acquiesce de la tête.))

GD 4 : =et qui dénonçaient tous la politique du gouvernement Harper. ((GD fait

un geste accusateur avec les index et penche son buste vers l’avant.))

EM 4 : Oui.

30 GD 5 : Et ça, j’en suis redevable à madame May qui a bien fait ce travail-là. ↑ Je

lui dis cependant – ↓ je pense qu’elle est d’accord avec moi ((GD regarde EM et

hoche de la tête de façon affirmative.)) ((EM acquiesce de la tête.)) –, ↑ si on veut

empêcher Monsieur Harper d’avoir une majorité, hein, bien, ((GD penche son

buste vers l’avant, en ouvrant les bras et les paumes de main tournées vers le

35 haut.)) il faut faire en sorte qu’on le batte. Et puis, je pense que notre programme

– ((GD tourne son regard vers EM, penche son buste vers elle et tend les bras vers

elle.)) → et vous l’avez déjà reconnu en disant que Bernard Bigras était le

91

meilleur critique en environnement puis le Bloc avait été le parti le plus solide en

environnement au parlement. Je pense qu’au Québec, ((GD commence à relâcher

40 un sourire en coin.)) pour vaincre et empêcher une majorité de Monsieur Harper,

il faut élire des députés du Bloc Québécois. Je vous remercie d’avoir dit et eu ces

bonnes paroles pour le Bloc. ((GD rit.))

EM 5 : ((EM rit.)) Oui. ((EM rit.))

Il est intéressant de noter que le premier mot prononcé par Duceppe est « mais »

(ligne 21 de l’extrait 2), un marqueur d’opposition, précédant un FFA : Duceppe flatte

May en ce qui a trait à ses préoccupations environnementales. Toutefois, le fait de

débuter sa phrase avec le marqueur d’opposition « mais » indique une rupture avec l’idée

même de lui concéder un FFA, ce qui marque aussi une certaine distanciation avec le

FFA qui suit. D’ailleurs, tout de suite après, il enchaîne en détournant ce FFA pour le

ramener à lui en ajoutant qu’ils ont participé « ensemble » (ligne 23), à des rencontres à

Ottawa pour discuter de l’environnement. Il essaie ainsi de récupérer le FFA qu’il lui a

concédé, ménageant donc sa propre face de la menace que représente l’octroi d’un FFA

envers May.

Toujours à la même ligne, Duceppe va plus loin en allant chercher l’accord de son

interlocuteur par l’utilisation du phatique « hein », sollicitant May à « interagir » avec lui,

à maintenir le contact. En plus de ce phatique verbal, il détourne son regard de

l’animateur auquel il s’adressait jusque-là pour regarder May dans les yeux, tout en

avançant le buste vers l’avant, en sa direction, ce à quoi cette dernière répond en

acquiesçant et ratifiant ce que Duceppe affirme, en émettant les régulateurs « oui »

(lignes 26 et 29) et des hochements de tête. Ceci a pour effet de renforcer le FFA qu’il

vient de détourner vers lui-même, mais aussi de créer un rapprochement sur l’axe

interpersonnel, du moins l’impression d’une plus grande connivence entre eux deux.

D’ailleurs, l’utilisation du pronom collectif « on », aux lignes 23 et 24, et de l’adverbe

« ensemble », à la ligne 23 également, indiquent bien cette tentative de Duceppe de

construire une alliance entre May et lui, stratégie qui lui permet de récupérer les FFA

lancés à May : ils sont du « bon » côté.

92

Ce rapprochement interpersonnel qu’effectue Duceppe avec May est une stratégie

habile de sa part pour s’allier et attaquer un adversaire de taille, le premier ministre, en lui

lançant un FTA à la ligne 26 où il « dénonce » la politique du gouvernement Harper. Pour

le voir plus clairement, il est intéressant de noter dans ce passage les procédés

polyphoniques (phénomène déjà relevé ailleurs par Sandré dans sa thèse (op. cit.), tel que

nous l’avons vu au chapitre 1). En effet, il se sert adroitement de discours prononcés par

des sources d’autorité légitimes (à la ligne 24). De plus, la référence aux opinions de ces

experts scientifiques et l’association de la voix de May à la sienne donnent ainsi plus

d’autorité et de force à son FTA. L’acquiescement de May par le régulateur « oui », à

ligne 28, contribue à le renforcer aussi. Son comportement non verbal alourdit également

la menace. En effet, le geste illustratif (Cosnier, 1991 : 297), de dressage de ses index,

qu’effectue Duceppe avec un mouvement de poignet vers l’avant, à la ligne 28, est un

geste accusateur accompagnant l’affirmation de son point de vue : son utilisation a pour

effet d’insister sur le poids de ses propos tenus à la ligne 26, lorsqu’il évoque le fait que

les scientifiques « dénonçaient tous la politique du gouvernement Harper ». Ce ton

accusateur renforçant le FTA envers Harper est accompagné d’un penchement de son

buste vers l’avant, mouvement phatique imposant qui pousse d’ailleurs May à soutenir

son opinion.

Duceppe, peut-être conscient qu’il a enfreint la consigne qui était de parler de

May, tente de faire le lien entre le FTA envoyé à Harper et la dite consigne. Il utilise le

connecteur « et ça » (ligne 30) pour associer May à la flèche envoyée à Harper et, ainsi,

défendre le rapprochement avec May en disant : « Et ça, j’en suis redevable à madame

May ». De plus, Duceppe poursuit en envoyant un FFA à May « qui a bien fait ce travail-

là » (ligne 30). Il parle encore du fait qu’elle prône de meilleures politiques

environnementales que Harper. Les mots « et ça » et ce « travail-là » font les liens entre

le FTA lancé à Harper et le souci de répondre à la consigne d’envoyer des FFA à May.

Malgré tout, Duceppe n’envoie pas le FFA gratuitement sans chercher une forme

de compensation pour se distinguer. En effet, pour atténuer ce FFA lancé à May, il

93

enchaîne par un marqueur d’opposition, « cependant » (ligne 31), qui crée une petite

rupture avec son alliance avec May. Cette dissociation est d’ailleurs marquée de façon

paraverbale : pour rompre un peu avec le ton flatteur qui précède, Duceppe adopte un ton

de voix plus élevé. Néanmoins, il s’empresse tout de suite de réduire cette distance qu’il

vient ainsi d’engendrer : il sollicite son accord par l’ajout des mots suivants sur un ton

soudainement doux : « je pense qu’elle est d’accord avec moi », à la ligne 31, pour tenter

de maintenir l’alliance malgré tout. À cette même ligne, dans son non verbal, il y a un

élément phatique, soit un hochement de tête affirmatif, lorsqu’il dit ces mots. Cette

activité non verbale est tellement efficace en soi que May acquiesce en hochant la tête

aussi, alors que Duceppe n’a même pas encore fini sa phrase. En plus, bien qu’il

s’adresse à l’animateur pour le moment, son regard est plutôt porté vers May, sollicitant

ainsi son appui. Duceppe s’évertue à s’allier ainsi avec May, car il cherche encore une

fois son soutien pour enchaîner avec un nouvel FTA décoché vers Harper : « si on veut

empêcher Monsieur Harper d’avoir une majorité, hein, bien, il faut faire en sorte qu’on le

batte » (ligne 32). Ce rapprochement se manifeste aussi par d’autres procédés, entre

autres par les phatiques « hein » à la ligne 33, à l’aide duquel il recherche une

approbation. Il y a aussi l’utilisation du pronom collectif « on », deux fois (aux lignes 32

et 35), ce qui constitue une inclusion de son adversaire dans la lutte contre Harper. Au

niveau non verbal, ce que Duceppe fait en avançant son buste vers May (ligne 33)

représente également une activité phatique visant à maintenir le contact avec May, donc

un rapprochement avec elle.

Ensuite, Duceppe enchaîne en amorçant une nouvelle séquence par les mots « et

puis », qui annoncent une nouvelle idée, celle que le programme du Bloc est le meilleur,

ce qui constitue un FFA à lui-même :

Et puis, je pense que notre programme – ((GD tourne son regard vers EM, penche

son buste vers elle et tend les bras vers elle.)) → et vous l’avez déjà reconnu en

disant que Bernard Bigras était le meilleur critique en environnement puis le Bloc

avait été le parti le plus solide en environnement au parlement. (lignes 35 à 39)

94

Étant conscient qu’il digresse à nouveau de la consigne (qui est de donner une

qualité à May), pour amortir ce FFA, renforcer son idée, mais aussi pour continuer à

montrer qu’il répond à la consigne, à nouveau à l’aide du procédé dialogique, il reprend

des mots dits par son adversaire (May) et il l’inclut dans cette argumentation, en précisant

que c’est elle-même qui a déjà reconnu la solidité du Bloc en matière d’environnement :

« et vous l’avez déjà reconnu en disant que Bernard Bigras était le meilleur critique en

environnement puis le Bloc avait été le parti le plus solide en environnement au

parlement » (ligne 37). Duceppe a recours à une stratégie assez adroite et détournée pour

s’accorder un FFA : il flatte son propre parti en reprenant des mots élogieux dits par May

dans le passé à propos du Bloc.

Puisque l’insertion des propos de May constitue tout de même une digression à la

consigne et un FTA envers May, Duceppe tente de ménager son adversaire (pour ne pas

perdre le rapprochement) et accélère son débit de parole pour ne pas s’éterniser là-dessus.

Il demeure que ce débit, une stratégie paraverbale, lui permet d’insérer une quantité

supplémentaire de parole représentant un FFA envers lui-même, ce qui constitue un

taxème verbal lié à l’aspect quantitatif de parole (Kerbrat-Orecchioni, 1991 : 327) : son

message est passé, même si son temps de parole arrivait à sa fin. Toutefois, Duceppe a

besoin de l’appui de May pour que sa stratégie fonctionne. Il renforce donc son FFA

envers lui-même à l’aide d’activités phatiques non verbale et verbale. En effet, alors qu’il

s’adressait à l’animateur, il s’adresse soudainement directement à May pour essayer

d’obtenir son accord : « vous l’avez déjà reconnu » (ligne 37), en avançant son buste vers

l’avant. De plus, lorsqu’il prononce ces mots, il tend les bras avec les mains ouvertes

dans sa direction, pour illustrer que les propos viennent bel et bien d’elle.

Duceppe mise également sur le rapprochement qu’il a construit avec May tout au

long de son intervention pour s’allier contre Harper et lui destiner à nouveau un FTA. Il

insiste d’abord à la ligne 35 sur le fait qu’ils sont tous les deux en accord sur l’idée que

Harper ne doit pas remporter la majorité des suffrages, mais toute son argumentation

amène habilement l’idée aux apparences logiques et soi-disant communes avec May que,

95

pour cela, « il faut élire des députés du Bloc québécois » (ligne 41), ce qui constitue un

FFA envers le Bloc. Puis, Duceppe termine en remerciant May, un FFA, mais plus

précisément pour « avoir dit et eu ces bonnes paroles pour le Bloc » (ligne 41), une façon

détournée encore une fois de ramener les FFA envoyés à May à lui-même. Tous ces liens

logiques d’argumentation, ces analogies, qui les rapprochent dans cette dernière section

notamment ont pour effet de donner l’impression que c’est May qui vante le Bloc et

qu’elle est d’accord avec ce que Duceppe affirme.

La conclusion de Duceppe est marquée par un rire. Il réalise qu’il est allé loin. On

le décèle quand il commence à sourire du coin des lèvres à la ligne 39 en disant : « Je

pense qu’au Québec […] » et il termine son tour de parole en riant. Il minimise, donc, par

un rire adoucisseur l’impact de la menace que représente toute cette attribution

d’opinions que May aurait envers lui et dont il s’est servi pour s’envoyer des FFA. May

ne nie pas néanmoins ce que Duceppe avance et acquiesce en disant « oui », à la ligne 43.

May coopère même, tout en allégeant l’atmosphère. Reconnaissant alors un recognition

point (Jefferson, 1979 : 81), elle se joint au rire de Duceppe, ce qui constitue du même

coup une forme de réparation pour sa propre face : le rire permet de réduire la tension,

dissiper un malaise et, donc, se sortir de l’impasse (Priego-Valverde, 2003 : 152). Par son

rire à la fin de son intervention, Duceppe est ainsi allé chercher un recognition-placed

laugh de May, tel que le décrit Jefferson (1979, p. 81), et donc le ralliement de son

adversaire. Toutefois, en avouant (par ses régulateurs « oui » et ses hochements de tête)

que ce que Duceppe avance est vrai, elle lui cède ce point.

Finalement, on peut dire que Duceppe a répondu à la consigne, soit de donner des

qualités à May. Il a émis trois FFA à May : d’abord à la ligne 21, où il lui concède le fait

qu’elle ait des préoccupations environnementales importantes ; ensuite à la ligne 30, où il

affirme lui être redevable de joindre sa voix à celles des scientifiques pour critiquer les

politiques du gouvernement conservateur ; enfin à la ligne 41, où il la remercie d’avoir

vanté les positions environnementales du Bloc québécois. Toutefois, ces FFA lui ont

servi. Comme on a pu le constater, en réalité, sa stratégie majeure consistait à se mettre

96

de connivence avec May pour attaquer Harper, son vrai adversaire, ou reprendre les mots

élogieux dits par May envers le Bloc pour valoriser son parti et gagner des points dans le

débat.

Voilà ce qui constituait l’intervention de Duceppe. La prochaine intervention que

nous analyserons est celle de Layton.

4.2.2.2 Jack Layton

Après avoir remercié Gilles Duceppe pour son intervention, l’animateur s’assure

rapidement qu’Elizabeth May a bien compris les règles maintenant, avant de placer Jack

Layton sur la sellette, ce dernier ayant la tâche de flatter Stéphane Dion.

Extrait 3

SB 5 : Alors, vous avez compris l’exercice?

45 EM 6 : Oui, oui, oui.

SB 6 : Mais c’est pas à vous encore. C’est Monsieur Layton ((EM rit.)) qui doit

dire du bien de son voisin de gauche, Monsieur Dion, en le regardant dans les

yeux. Ça va être beau, ça. ((SB rit.))

JL 1 : Mais voilà– ((SD rit.)) ((JL rit, se rapproche de SD et lui touche le bras.))

50 Voilà, c’est un professeur comme moi. ((JL se vise avec ses mains, puis rapproche

son buste vers SD.)) C’est un homme honnête, intelligent. Mais malheureusement,

↓ son parti a… ((JL s’abaisse la tête.)) [ǂ] pendant treize ans… ((JL se rabaisse la

tête.)) pas un bilan, eu… ((JL mime des guillemets.)) des étoiles, si vous voulez. ↑

((JL se redresse droit et produit des battements rythmiques de la tête.)) Mais ce

55 que j’ai apprécié, c’est que / on peut travailler ensemble. ((JL regarde Dion.)) On–

Et avec ↑ tous les partis, et ↑ tous les chefs ((JL ouvre grand les bras et regarde

tout le monde.)) ((SD se retire contre le dos de sa chaise.)), on a travaillé dans la

Chambre des communes d’une façon respectueuse. Et moi, je peux– ↑ je pense

que c’était le… l’essentiel de cette question. ((SD avance son buste et regarde

60 JL.)) ((JL jette un bref regard régulateur vers SD.)) C’est comme (sic) le citoyen

nous demande de travailler pour les meilleurs résultats. ↑ Et comme premier

ministre, je vais le faire. Je vais rassembler les leaders pour avoir les discussions,

pour assurer de faire avancer les préoccupations ((JL produit un regard

synchronisateur envers SD.)) des familles. ((SD répond au synchronisateur de JL

65 en acquiesçant.))

SB 7 : Merci, eu… beaucoup.

97

S’étant rassuré que May (qui continue de rire) a compris les consignes,

l’animateur lui signale qu’elle n’intervient pas tout de suite et que c’est le tour de Layton.

Il donne aussi une consigne plus précise à Layton avant son intervention, lui demandant

de « dire du bien de son voisin de gauche, Monsieur Dion, en le regardant droit dans les

yeux » (ligne 47). Conscient de la position vulnérable dans laquelle il place Layton, il

anticipe une réparation nécessaire en lançant un FFA, « ça va être beau, ça » (ligne 48),

accompagné d’un rire, des minimisateurs de la menace que représente la précision qu’il a

imposée à Layton. Les rires de Dion et de Layton se rallient à celui du Bureau, permettant

de dissiper la tension.

Il est intéressant de remarquer que le tout premier mot qui ouvre l’intervention de

Layton est à nouveau le marqueur d’opposition « mais », à ligne 49. Cela nous indique

dès le départ une distanciation de la part de Layton avec l’idée de devoir accorder à Dion

les FFA qui suivent : « Mais voilà– Voilà… » (ligne 49). Ce « voilà » quant à lui, un

ponctuant assez vide, peut représenter un marqueur de concession juste avant sa tentative

de réappropriation de la parole. D’ailleurs, puisqu’il ne parvient pas immédiatement à se

l’approprier, il réitère sa tentative et produit un « voilà » à nouveau, en réaction au

recognition-placed laugh (Jefferson, 1979 : 81) de Dion qui réagit au rire de l’animateur.

La blague de l’animateur (ligne 48) fait en sorte de menacer la face de Layton. C’est ce

qu’il tente d’éviter de prolonger, alors qu’il est directement concerné, au centre de

l’attention. Pour se sortir de l’impasse, il est poussé à rire aussi, ce qui contribue comme

on le disait à minimiser la menace.

De plus, quand il prononce ses mots (« Mais, voilà– Voilà »), toujours à la ligne

49, il se rapproche de Dion et lui touche le bras. Ces gestes représentent un taxème envers

la face négative (territoire corporel) de Dion, pour s’imposer et prendre le contrôle de la

situation. De plus, puisque le toucher du bras de Dion représente aussi un synchronisateur

phatique (Cosnier, 1991 : 297), à l’aide de ce dernier, Layton tente de construire dès le

début de son intervention un rapprochement interpersonnel horizontal entre eux, car il a

98

besoin de l’accord de son adversaire pour détourner le FFA qui suit vers lui-même. En

effet, bien qu’il soit contraint d’envoyer des bons mots à Dion en raison de la consigne, le

premier FFA que Layton lui octroie lui revient aussi, puisqu’il dit « c’est un professeur

comme moi » (ligne 50). Il en profite donc pour parler de lui-même, en nous informant

devant la caméra qu’il est lui aussi un professeur, un statut professionnel respecté en

société. Un autre élément non verbal vient appuyer le détournement de son FFA : il s’agit

du geste illustratif déictique (Cosnier, 1991 : 297) qu’il fait avec ses deux mains en visant

sa poitrine lorsqu’il dit « comme moi » (ligne 50), accentuant ainsi le FFA envers lui-

même.

Néanmoins conscient d’avoir utilisé à ses fins le FFA attribué à Dion, Layton

rapproche à nouveau son buste vers Dion, tout en lui souriant quand il finit de dire qu’il

est un professeur comme lui, à la ligne 50, ce qui constitue des activités phatiques servant

à maintenir le contact (Cosnier, 1991 : 297). Puis, il ajoute d’autres FFA au niveau

verbal : « C’est un homme honnête, intelligent. » (ligne 51). Il est important de noter ici

que les FFA produits par Layton concernent des qualités personnelles de Dion, et non ses

qualités politiques.

Suite à ces FFA, Layton marque une petite rupture à nouveau à l’aide du

connecteur d’opposition « mais » suivi de « malheureusement», ligne 51, pour enchaîner

avec un FTA qui émet une évaluation négative du parti politique de Dion : « Mais

malheureusement, son parti a… pendant treize ans… Pas un bilan, eu… des étoiles, si

vous voulez ». On note immédiatement que le FTA est destiné cette fois-ci au personnage

politique : Layton vise le parti de Dion plutôt que la personne, contrairement à ce qu’il a

fait avec ses FFA. Alors que l’attaque atteint tout de même la face de Dion, ce qui va à

l’encontre de la consigne, Layton s’empresse, pour ménager la face de Dion, de rajouter

que ce dernier n’a pas à porter tout le blâme pour le bilan négatif de son parti. En effet, il

atténue son FTA à l’aide d’une précision sur l’espace temporel durant lequel s’étire le

bilan en question : « pendant treize ans » (ligne 52). Le FTA serait donc « attribué » aussi

à ses prédécesseurs libéraux et partagé avec ces derniers, qui auraient laissé à Dion un

99

héritage trop lourd, laisse entendre implicitement Layton. Il demeure que cette précision

sur la durée du bilan (treize ans) renforce le FTA envers le parti de Dion.

Cette critique de Layton est adoucie par plusieurs autres procédés très variés de

politesse négative (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 55). En effet, la fréquence élevée

d’hésitations qui ponctuent la phrase de Layton (« son parti a… pendant treize ans… Pas

un bilan, eu… », ligne 52) laisse apparaître une petite gêne avec l’idée d’émettre le FTA

devant la caméra. De plus, en qualifiant le bilan du Parti libéral, il minimise la portée du

FTA à l’aide d’un euphémisme, un procédé substitutif (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 57), à

la ligne 53 : « pas un bilan… eu… des étoiles, si vous voulez ». Le clic alvéo-palatal

affriqué ([ǂ]) qu’il produit avec sa bouche (ligne 52), avant de dire « des étoiles »,

accompagne cette contraction, ce qui laisse voir une anticipation de la gravité de son

énoncé envers le bilan du parti de Dion : Layton est conscient qu’il attaque son

adversaire, alors qu’il s’éloigne de la consigne. Il y a également des procédés

accompagnateurs (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 57) au niveau paraverbal. Le ton de sa voix

est plus doux et plus bas, ce qui contribue à atténuer l’aspect menaçant de sa critique. À

la ligne 52, quand il commence à critiquer le parti de Dion, au niveau non verbal, on

observe aussi de ces procédés. Par exemple, il y a une contraction chez Layton : il produit

une mimique affective faciale (Cosnier, 1991 : 296), soit un plissement du front et un

grincement des dents, puis il se contracte deux fois en abaissant le cou entre ses épaules.

De plus, on retrouve au niveau non verbal un geste idéographique qu’il fait avec ses

doigts (Ibid.), pour placer des guillemets autour des mots « des étoiles » (ligne 53), des

mots servant d’euphémisme comme on le dit plus haut. Le FTA est donc bel et bien

produit, mais il est enrobé de procédés verbaux substitutifs, ainsi que de sons et de gestes

expressifs atténuateurs. En plus, il est destiné au parti plutôt qu’à la personne.

Malgré la modération ou la minimisation de son FTA lancé à Dion, Layton est

conscient qu’il doit réparer la face de son adversaire pour se sauver et répondre à la

consigne. Il émet alors une rupture à la ligne 54, à l’aide du connecteur d’opposition

« mais », ce qui lui permet de prendre une distance avec le FTA qu’il vient de produire.

100

Cette rupture est d’ailleurs marquée par un ton de voix plus élevé lorsqu’il dit « mais ». Il

y a aussi un redressement de la posture de Layton, puis des battements rythmiques de la

tête, qui accompagnent les mots « ce que j’ai apprécié » (ligne 55) et « on peut travailler

ensemble » (ligne 55). Ces gestes coverbaux (Cosnier, 1991 : 296) ont pour effet

d’insister sur ses propos et d’y attirer l’attention. Son comportement permet à la fois de

mettre en valeur le FFA avec lequel il enchaîne et d’enrober en quelque sorte, le FTA qui

précède. De plus, les termes « on » et « ensemble », qui sont des inclusifs, servent à

réduire la distance entre eux. Le contact visuel qu’il a avec son adversaire accentue ce

désir de rapprochement horizontal. Ces stratégies l’aident à s’inclure dans le FFA qu’il

envoie à Dion. On peut noter aussi un léger atténuateur du FFA envers Dion, soit

l’utilisation du verbe modalisateur « pouvoir » (ligne 55), qui ainsi utilisé marque une

certaine part de conditionnel dans l’affirmation de Layton au sujet du travail d’équipe.

Layton continue toutefois. Il ne se limite pas à Dion et étire carrément le FFA à

« tous les partis et tous les chefs » (ligne 56). Il ne parle plus ni à Dion ni de Dion en

particulier. Cette stratégie d’élargissement de son alliance permet de noyer son adversaire

dans un groupe plus large, le plaçant ni plus ni moins dans la même position que tous les

chefs finalement, en déplaçant l’attention sur tout le groupe plutôt que sur Dion

exclusivement. Jusqu’à ce moment-là, Dion démontrait toujours qu’il était à l’écoute de

Layton par ses régulateurs (Cosnier, 1991 : 297) : son corps était incliné dans sa direction

et son regard était porté vers lui. Toutefois, quand Layton élargit ainsi son FFA à tout le

monde (ligne 56), le désengagement et l’éloignement interpersonnel entre les deux est

reflété au niveau non verbal. En effet, Layton ouvre les bras avec les mains bien ouvertes

en regardant tout le monde autour de la table, pour signifier de façon phatique qu’ils sont

tous concernés, et s’adresse enfin à l’animateur au lieu de parler de celui à sa gauche. Du

côté de Dion, puisque Layton ne sollicite plus directement son attention, il se retire dans

sa chaise en reculant son buste contre le dos de sa chaise : il se désengage. Pourtant, au

début, l’animateur avait indiqué à Layton de regarder Dion « droit dans les yeux » (ligne

47).

101

Layton poursuit avec son FFA « étendu » à la ligne 57 en disant : « on a travaillé

dans la Chambre des communes d’une façon respectueuse ». Bien que Layton s’éloigne

de la consigne, en évoquant ainsi le travail de coopération qu’il est possible de faire en

chambre « de façon respectueuse », Layton effectue un retour au thème, Leadership et

gouvernance. Puis, il enchaîne une nouvelle séquence avec « Et moi, je peux- je pense

que […] », à la ligne 58. En utilisant les pronoms « moi » et « je », il parle en fait de lui-

même. Or, dans cet extrait, pour légitimer le fait de parler de lui plutôt que de Dion, il se

justifie en reformulant et faisant le lien avec la question: « je pense que c’était l’essentiel

de cette question » (ligne 58). En imposant ainsi sa propre interprétation de la valeur de la

consigne, Layton utilise un taxème verbal lié au contenu sémantique (Kerbrat-

Orecchioni, 1991 : 330). Ensuite, il enchaîne en accompagnant ses propos d’une

interpellation, d’une inclusion, indirecte du citoyen pour focaliser l’attention

soudainement sur les préoccupations de ce dernier : « C’est comme (sic) le citoyen nous

demande de travailler pour les meilleurs résultats. » (ligne 60). Toute cette stratégie –

faire le lien avec la thématique de la question, parler de lui-même et détourner l’attention

vers les préoccupations du citoyen – contribue aussi à éclipser tous les chefs au profit de

Layton. À ce moment-là, à la ligne 59, Dion sollicite alors l’attention de Layton par des

phatiques (Cosnier, 1991 : 297) en continuant à le regarder et en rapprochant son corps

vers la table. Layton reconnaît à cet instant sa présence par un régulateur (Cosnier, 1991 :

297), soit un regard dans sa direction, mais très brièvement, et retourne à son message

important qu’il insèrera avant l’écoulement de son temps, celui d’annoncer ce qu’il fera

en tant que premier ministre :

↑ Et comme premier ministre, je vais le faire. Je vais rassembler les leaders pour avoir les

discussions, pour assurer de faire avancer les préoccupations ((JL produit un regard

synchronisateur envers SD.)) des familles. (ligne 61)

Avec cette déclaration, il fait ainsi à nouveau le lien avec la thématique

Leadership et gouvernance, tout en se mettant en valeur et en passant le message qu’il est

la personne qui gouvernera et rassemblera. Néanmoins, en faisant cela, Layton impose

aussi sans modalisateur quelconque l’idée qu’il sera premier ministre. Il s’agit en même

102

temps d’un FTA pour Harper, qui est le premier ministre, et pour tous les autres

d’ailleurs, puisqu’ils aspirent tous (en principe) à devenir premier(ère) ministre.

Au moment où il prononce les deux derniers mots de son intervention, Layton

jette un dernier petit coup d’œil dans la direction de Dion, à la ligne 63. Dion, qui le

regardait toujours, venait de bouger la tête pour regarder ailleurs pendant une seconde.

Layton sollicite donc son attention à l’aide d’un coup d’œil, un phatique (Cosnier, 1991 :

297), dans sa direction. Dion acquiesce alors de la tête, un régulateur non verbal (Cosnier,

1991 : 297), avant de se retourner vers l’animateur (ligne 64. Ces synchronisateurs non

verbaux permettent à Layton de maintenir le contact avec Dion et le solliciter à

acquiescer à la fin, malgré le fait qu’il ne parle plus que de lui-même, de ses ambitions et

de ses projets.

Finalement, Layton a répondu à la consigne en envoyant à Dion trois FFA

concernant ses qualités personnelles plutôt que politiques, aux lignes 50 et 51, au début

de son intervention : un « professeur », un homme « honnête » et « intelligent ». Il a aussi

évoqué sa capacité de coopération (« on peut travailler ensemble »), à la ligne 55, ce qui

constitue un autre FFA. Toutefois, deux des FFA envoyés à Dion lui ont permis d’établir

un rapprochement avec celui-ci et s’inclure soi-même dans les FFA, soit « un professeur

comme moi » (ligne 50) et « ce que j’ai apprécié, c’est qu’on peut travailler ensemble »

(ligne 54). On peut remarquer que Layton en profite d’ailleurs pour parler beaucoup de

lui-même tout au long de son intervention. Par exemple, quand il rompt avec le FTA qu’il

envoie au sujet du parti de Dion, c’est pour parler de ce que lui apprécie : « Mais ce que

j’ai apprécié » (ligne 55). Ensuite, à la ligne 55, quand il évoque le travail de

collaboration que les deux peuvent faire, mais aussi celui que tous les chefs font

« ensemble » en Chambre, il s’inclut toujours dans le groupe concerné. À la ligne 58, il

enchaîne en parlant de ses opinions : « Et moi, je peux- je pense que c’était l’essentiel de

cette question », avant de conclure en affirmant ce que lui fera en tant que premier

ministre : « je vais le faire. Je vais rassembler les leaders pour avoir les discussions, pour

faire avancer les préoccupations des familles » (ligne 62).

103

Voilà ce qui ressort de l’intervention de Layton. Le prochain à se prononcer est

Harper, qui parlera justement de Monsieur Layton, celui qu’il appelle « Jack ».

4.2.2.3 Stephen Harper

L’animateur, qui vient de remercier Layton, donne maintenant la parole à Stephen

Harper. Voici dans l’extrait no 4 l’intervention de Harper.

Extrait 4

SB 7 : Notre prochain à se prononcer, c’est Monsieur Harper sur Monsieur

Layton.

SH 1 : ((SH regarde JL et sourit.)) Monsieur Layton, Jack, eu… Je peux– ↑ <Je

peux dire> des bonnes choses sur Jack ((SH lève la main droite et la rabaisse en

70 balayant.)), malgré nos grandes différences ((SH sourit et effectue des « va-et-

vients » kinémimiques avec ses mains.)) en… en philosophie, nous avons travaillé

ensemble sur des questions où nous sommes– ((SH produit des battements

rythmiques de la main droite et de la tête, en plus de pencher la tête vers JL, en le

regardant et en haussant les sourcils.)) où nous étions d’accord. ((JL hoche la

75 tête.)) Par exemple, la reconnaissance de la nation québécoise, ((JL hoche la

tête.)) les excuses pour les Aut– les écoles autochtones ((SH bat de la main

droite.)) où vous avez fait un très… ((SH tend la gauche bien ouverte vers JL.))

((JL hoche la tête.)) un très bon travail avec le gouvernement et je l’ai mentionné

à la Chambre des communes. ↑ Même sur la Loi sur la– l’imputabilité à la

80 responsabilité, ((SH tend la main vers JL.)) nous avons eu des différences, ((SH

effectue des « va-et-vients » kinémimiques avec ses mains.)) mais nous avons eu

beaucoup de… beaucoup de points communs. Et moi, je trouve en général que,

malgré nos différences, que=

JL 2 : Énormes.

85 SH 2 : =vous– ((JL rit.)) Vous êtes… Vous êtes honnête envers le débat et je

l’apprécie.

JL 3 : ((JL acquiesce de la tête.)) Merci beaucoup.

SB 8 : [Merci ], Monsieur Harper. Monsieur

Layton qui souligne ici les différences énormes.

La première chose qui nous chatouille l’oreille quand on écoute Harper au début

de son intervention est l’utilisation des termes d’adresse pour nommer Jack Layton, à la

104

ligne 68 : « Monsieur Layton, Jack ». D’abord, l’utilisation de ces termes sert à créer le

contact entre eux en interpelant Layton. En effet, Harper s’adresse à lui directement, en

portant son regard vers lui, un régulateur non verbal (Cosnier, 1991 : 297), ce qui

contribue à solliciter l’attention de Layton. Le premier terme d’adresse, composé de

« Monsieur » et du nom de famille, est un titre de civilité. Le deuxième, « Jack », est le

prénom de Layton. Contrairement au premier, celui-ci sert habituellement à amener un

partenaire à son niveau pour ainsi créer ou maintenir une relation plus familière, moins

distante, entre des interactants (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 48). Si Harper a commencé

avec « Monsieur Layton », il s’empresse de réduire la distance tout de suite après avec

son adversaire. Son sourire produit en même temps, dès le début, sert d’ailleurs de

stratégie pour paraître plus familier.

Cependant, pour qu’une relation soit symétrique, une certaine cooccurrence entre

les partenaires est requise (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 45 ; Traverso, 2007 : 97), ce qui

n’est pas le cas ici. Aucun des autres chefs ne nomment Harper par « Stephen » à un

quelconque moment durant le débat. Ils l’appellent tous « Monsieur ». Layton ira même,

à un certain moment plus tard dans le débat, l’appeler « Monsieur le premier ministre ».

Pourtant, Harper se servira du prénom non seulement avec Jack Layton ni uniquement

durant ce passage, mais avec presque tous les autres chefs (à l’exception de May,

puisqu’il ne lui adresse jamais la parole en deux heures de débat) et de façon fréquente

pendant la durée du débat. Puisque le choix des termes d’adresse influence la façon dont

on se représente les identités et les statuts (Keshavarz, 2001 : 6 ; Braun, 1988 : 259), on a

ici affaire à une négociation de la part de Harper pour tenter de marchander une distance

lui convenant mieux entre Layton et lui. Si c’est peut-être une bonne stratégie pour

Layton de se placer au même niveau que les citoyens, « Monsieur et madame tout le

monde », on peut se douter que ce n’est pas la même histoire quand il s’agit de se

positionner vis-à-vis le premier ministre conservateur. Dans les faits, à l’aide d’une

transition rapide et plus ou moins subtile, Harper a retiré le titre de « Monsieur » à Layton

pour l’abaisser à un plus simple « Jack », lui collant un titre plus inoffensif et moins

imposant.

105

Harper poursuit alors en tentant d’établir un rapprochement en disant qu’il peut

dire des bonnes choses sur « Jack », mais le début de son intervention est marquée par

une hésitation (qui lui donnera d’ailleurs un peu de temps pour penser à ce qu’il dira) :

« Monsieur Layton, Jack, eu… Je peux– Je peux dire des bonnes choses sur Jack » (ligne

68), représentant une certaine gêne à l’idée de devoir trouver des qualités à son adversaire

et, donc, déjà au départ une prise de distance avec l’idée d’envoyer des FFA à Layton. Le

malaise d’Harper est d’autant plus perceptible dans ce passage : même s’il laisse sous-

entendre qu’il y en a, « des bonnes choses sur Jack », son affirmation ne contient pas de

FFA explicites et prend plutôt les apparences d’une petite autodéfense. En effet, il y a

d’abord le fait qu’il insiste verbalement sur le fait qu’il soit capable de flatter son

adversaire. Puis, au niveau paraverbal, dans la prosodie, son ton de voix monte

légèrement et devient aigu quand il débute sa phrase par : « Je peux dire des bonnes

choses sur Jack ». Au même moment, il effectue un hochement « intonatif » de tête

vertical et affirmatif. En plus, il effectue un geste quasi linguistique de la main droite

(Cosnier, 1991 : 296) : il lève la main droite un bref instant, comme pour dire « stop »,

puis la rabaisse, comme pour « balayer » sous le tapis une idée (celle de ne pas pouvoir

flatter Layton). Ces stratégies illustrent de façon non verbale plus concrètement, devant la

caméra, l’idée qu’il nie ne pas être capable de « dire des bonnes choses sur Jack », une

forme d’autodéfense pour sa propre face.

Harper enchaîne ensuite avec un bémol : « malgré nos grandes différences en- en

philosophie » (ligne 70). Par conséquent, même si Harper cherche à se rapprocher de

Layton, l’insertion de cette nuance laisse transparaître une divergence entre les deux. Il

est intéressant de noter la présence de l’adjectif « grandes », pour qualifier les

différences. Alors que cet énoncé complet sert d’atténuateur, Harper insère un durcisseur

(« grandes ») de la menace. Tout de suite après, il s’empresse d’ajouter toutefois la

précision « en philosophie » pour qualifier les « grandes différences » entre Layton et lui,

en plus de sourire. Décidément, les acrobaties langagières de Harper illustrent bien des

tentatives de gérer le malaise avec l’idée de se rapprocher de son adversaire. Le geste

106

spatiographique (Cosnier, 1991 : 297) d’« accordéon », ces aller-retours qu’il fait avec

ses mains en les éloignant puis en les rapprochant, contribuent à illustrer ce jeu de va-et-

vient interpersonnel, ce « rapprochement-éloignement » sur l’axe horizontal, qu’il décrit

dans son intervention.

Par la suite, à la ligne 71, Harper tente de construire une autre alliance, cette fois

en évoquant le travail commun qu’ils ont fait : « nous avons travaillé ensemble sur des

questions […] ». Son énoncé concerne Layton, mais à l’aide des termes collectifs

« nous » et « ensemble », Harper s’inclut dans ses propos et, donc, permet d’insérer au

passage que lui aussi travaille bien en équipe. Harper insiste sur cela en produisant

simultanément cinq gestes non verbaux qui ont pour effet d’insister sur ses propos, mais

aussi de solliciter Layton à confirmer ce qu’il avance. En effet, pendant qu’il prononce

« où nous sommes » (ligne 72), Harper produit un léger intonatif (battement) de la main

sur la table, en plus d’un battement rythmique de la tête, soit des gestes paraverbaux liés

au rythme parolier (Cosnier, 1991 : 296). Il penche également légèrement la tête en

direction de Layton, tout en le regardant directement et en haussant significativement les

sourcils. Ces synchronisateurs phatiques (Cosnier, 1991 : 297) incitent Layton à produire

un régulateur, soit un (très) léger acquiescement de la tête, montrant qu’il est attentif à ce

que Harper dit de lui, mais signifiant aussi une concession sur le fait qu’ils ont déjà

travaillé ensemble sur des questions.

Par la suite, Harper donne des exemples de « question » sur lesquelles ils sont en

accord. Son premier exemple est la reconnaissance de la nation québécoise (ligne 75), qui

est en fait « au sein d’un Canada uni », précisons-le au passage. En entendant cela,

Layton produit une série de hochements de tête affirmatifs, des gestes régulateurs

(Cosnier, 1991 : 297) affichant qu’il est d’accord sur ce point. Puis, Harper donne un

deuxième exemple : « les excuses pour les Aut– les écoles autochtones » (ligne 76). Alors

qu’il émet un battement rythmique de la main droite (Cosnier, 1991 : 296) quand il

prononce les mots « les excuses », Harper pose ensuite sa main droite sur la table et tend

la main gauche bien ouverte vers Layton en hochant la tête quand il dit « les écoles ». Ces

107

phatiques invitants poussent Layton à répondre alors à nouveau par des hochements de

tête régulateurs, confirmant que ce qu’Harper avance est vrai. Ces stratégies servent

surtout à Harper à donner des allures de proximité entre Layton et lui. Toutefois, en

soulignant de la sorte le travail de « collaboration » de Layton « avec le gouvernement »,

Harper réussit à aller chercher l’appui de Layton pour valoriser son gouvernement,

puisque c’est bien son parti qui est au pouvoir : les questions auxquelles il fait allusion

sont même en fait des dossiers proposés par son propre gouvernement. Il fait donc passer

l’idée qu’il soumet de bons projets.

Comme on peut le constater, le mot « gouvernement », qui a une connotation plus

lourde que « parti », représente clairement un taxème ici : Harper rappelle qui est au

pouvoir, se plaçant donc en position haute sur l’axe vertical. Il insiste même sur ce fait en

ajoutant : « et je l’ai mentionné à la Chambre des communes » (ligne 78), laissant sous-

entendre alors de surcroît qu’il est un véritable rassembleur, puisqu’il a réussi à

convaincre son adversaire, Layton, à le suivre avec les idées de son gouvernement.

D’ailleurs, Harper enchaîne avec un troisième exemple : « Même sur la loi sur la-

l’imputabilité et la responsabilité » (ligne 79), en tendant à nouveau la main vers Layton

pour solliciter chez lui son accord, qui se manifeste à travers des réactions régulatrices. À

ce point-ci, Harper a réussi en fait à faire la démonstration que son propre bilan serait

indéniablement positif, puisque Layton a collaboré sur tous ces dossiers. À nouveau,

toute cette liste de rapprochements sert à fournir des occasions où Layton a été d’accord

avec lui pour justifier son propre programme et cela, par conséquent, constitue des FFA

pour lui-même.

Néanmoins, l’insertion tout de suite après le FFA, de la phrase « nous avons eu

des différences, mais nous avons eu beaucoup de… beaucoup de points communs », à la

ligne 81, atténue les bons mots qu’Harper formule à propos du travail de collaboration de

Layton. En plus, l’accompagnement à nouveau du geste kinémimique (Cosnier, 1991 :

297) de « va-et-vient » avec ses mains illustre bien son discours de

rapprochement/éloignement, convergence/divergence, entre Layton et lui, ce qui

constitue donc la négociation conversationnelle (Kerbrat-Orecchioni : 2005 : 103) d’une

108

distance interpersonnelle plus confortable pour lui. Ensuite, Harper tente de colmater les

brèches. Il crée une petite rupture avec sa propre tentative de se distancer de Layton, en

utilisant le connecteur d’opposition « mais » (ligne 81). Puis, il enchaîne en disant :

« nous avons eu beaucoup de... beaucoup de points communs », ce qui en principe vise à

réduire à nouveau la distance entre eux deux. Toutefois, Harper renchérit en atténuant

cette dernière tentative de rapprochement par « et moi, je trouve en général que, malgré

nos différences, que […] » (ligne 82), laissant alors ressentir la subjectivité de ses propos

par les mots « moi » et « je trouve que », en plus de laisser sous-entendre que c’est « de

façon générale » qu’ils travaillent ensemble. Puis, Harper rajoute pour une troisième fois

en si peu de temps (45 secondes) « malgré nos différences », laissant encore entendre une

marque de divergence avec Layton. Tout ce passage démontre avec quelle énergie Harper

s’acharne à trouver une distance où il serait à l’aise vis-à-vis de Layton.

Après cette troisième fois où Harper prend ses distances en évoquant les

« différences » qui les séparent, lui et Layton, ce dernier fait une intrusion et prend la

parole en insérant l’adjectif « Énormes » (ligne 84), pour qualifier les différences

auxquelles Harper a fait allusion à plusieurs reprises. Avec cette intrusion, Layton vient

de produire un taxème verbal lié à l’organisation des tours de parole (Kerbrat-Orecchioni,

1991 : 327). Cela constitue ni plus ni moins une stratégie habile de marquer un point

contre son adversaire. Il se permet donc de riposter – une riposte quand même sur un ton

humoristique. En effet, bien que son intrusion constitue un FTA envers Harper, elle est

accompagnée d’un procédé adoucisseur de la menace qu’elle pourrait constituer : le rire

(Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 57). Malgré tout, ce rire de Layton ne produit pas trop d’écho

chez Harper, comme ce fut le cas entre Duceppe et May ou entre Dion et Layton

précédemment. Au lieu de réagir, Harper fait mine d’ignorer et continue sans même

laisser voir un étonnement dans son non verbal (en tout cas, selon ce que l’angle de la

caméra nous laisse voir à la fin de sa phrase). Toutefois, cette absence de réaction prend

les allures d’une nervosité contrôlée, alors que justement sa posturo-mimo-gestualité est

visiblement immobilisée, et ce depuis le début de son intervention.

109

Harper poursuit, donc, et affirme apprécier l’honnêteté de Layton « envers le

débat » : « Vous êtes… vous êtes honnête envers le débat et je l’apprécie » (ligne 85).

Enfin, dire que Layton est « honnête envers le débat » constitue bien un FFA, mais on

peut noter qu’il ne concerne surtout que ses qualités personnelles. En plus, rappeler

l’« honnêteté » de Layton renforce incidemment le FFA envers lui-même, que représente

toute cette liste de projets proposés par le gouvernement conservateur et que Layton a

appuyés. Le FFA octroyé à Layton sert donc de stratégie pour flatter encore plus son

propre bilan. Quand même, Layton acquiesce de la tête et répond à Harper en disant :

« Merci beaucoup » (ligne 87). L’animateur remercie alors à son tour Harper, tout en

faisant remarquer l’intrusion de Layton au passage, alors que Harper n’y a pas réagi :

« Merci, Monsieur Harper… Monsieur Layton qui souligne ici les différences énormes »

(ligne 88).

Pour répondre à la consigne, finalement, Harper n’a envoyé qu’un seul FFA direct

à Layton, à la toute fin de son intervention, en évoquant une qualité personnelle : « vous

êtes honnête envers le débat » (ligne 85). Sinon, dans toute son intervention, après avoir

spécifié de manière insistante à plusieurs reprises qu’ils ont de grandes différences

d’ordre philosophique, il a essentiellement parlé de trois grandes occasions lors

desquelles ils ont collaboré en chambre : d’abord, la reconnaissance de la nation

québécoise au sein du Canada (ligne 75), ensuite les excuses pour les torts causés dans les

pensionnats autochtones (ligne 76) et, enfin, la loi fédérale sur l’imputabilité et la

responsabilité (ligne 79). Quant à l’utilisation des précisions « ensemble » (ligne 72),

« où nous étions d’accord » (ligne 74), « avec le gouvernement » (ligne 78), et « où nous

avons eu beaucoup de points communs » (ligne 82), elles permettent de construire des

alliances avec Layton. Toutefois, ce qu’effectue ainsi Harper en évoquant des points de

convergence lui servent de stratégie de détournement des FFA vers lui-même, puisqu’il

s’inclut dans les FFA lancés à Layton, comme le montre l’exemple suivant : « vous avez

fait un très bon travail avec le gouvernement » (ligne 59SH). D’ailleurs, le

« gouvernement », le parti au pouvoir, c’est bien celui de Harper.

110

C’est maintenant au tour du chef de l’opposition officielle de s’exprimer.

4.2.2.4 Stéphane Dion

La prochaine partie de l’analyse concerne l’intervention de Stéphane Dion, qui

doit parler de Gilles Duceppe. Avant de lui céder la parole, l’animateur le place sur la

sellette en lui rappelant qu’il a « récemment » affirmé être un nationaliste québécois et en

lui demandant de « dire ça dans le bleu des yeux à Gilles Duceppe en vantant ses

mérites » (ligne 92).

Extrait 5

SB 8 : Monsieur Dion, vous nous avez

90 parlé récemment de ce que vous étiez aussi, vous, fier nationaliste québécois.

SD 1 : <Oui. >

SB 9 : Vous pouvez dire ça dans le bleu des yeux à Gilles Duceppe ((EM rit.))

((GD sourit.)) en vantant ses mérites. ((SB rit.)

SD 2 : ((SD acquiesce de la tête.)) → Oui, certainement, c’est pas moi qui ((SD

95 jette un regard vers SH.)) va mettre en cause la sincérité ((SD regarde GD et

hoche la tête.)) de Monsieur Duceppe. <Au contraire>, je pense qu’il veut

vraiment tout faire pour aider les Québécois et le Québec, ((SD joue avec ses

pouces.)) et– On a un désaccord sur la façon dont on doit s’y prendre ((SD bat des

mains et hoche de la tête, en regardant brièvement GD.)) ((GD acquiesce de la tête

100 et pointe ses mains vers SD.)), mais on vise la même chose ((SD détourne le

regard.)) ((GD se redresse sur sa chaise, incline la tête en direction de SD et en

maintenant le regard vers lui.)) En tant que chefs d’opposition, on a coopéré très

souvent. Ça a été une belle expérience pour moi. ((SD hoche de la tête.)) Eu…

Bien sûr, je trouve que Monsieur Duceppe a raison ((SD regarde Duceppe.))

105 quand il dit qu’il faut pas que Monsieur Harper devienne majoritaire. C’est une

chose– ((SD regarde GD en hochant la tête.)) ((GD acquiesce de la tête, sourit et

pointe SD avec ses pouces.)) Puis je trouve que là, il manque un peu d’ambition.

((SD agite les mains vers Duceppe, le regarde, penche son buste vers lui et

sourit.)) ((GD rit, mais se redresse de suite après sur sa chaise.)) En fait, on

110 devrait avoir un gouvernement ↑ progressiste qui va travailler pour ↑ tous les

Canadiens. C’est ce que le Parti libéral pourra offrir, eu… ((SD désigne SH avec

sa main.)) plutôt que les conservateurs. Donc, on peut faire un pas de plus ((SD

bat la main et la tête, en regardant GD.)) dans cette direction. Je voudrais ajouter

que Monsieur Duceppe, quand il est à son meilleur, ((SD serre les pouces, puis

111

115 gesticule des mains.)) a un sens de l’État et ça, c’est très apprécié <de ma part>.

((SD se serre les lèvres.)) ((GD incline la tête légèrement, horizontalement, puis

détourne le regard.))

SB 10 : Merci beaucoup, Monsieur Dion.

Après que l’animateur lui rappelle qu’il ait dit « récemment » être un fier

nationaliste québécois, Dion acquiesce d’un hochement de tête vertical en disant « oui » à

la ligne 91. Toutefois, en prononçant d’emblée ce « oui », Dion laisse percevoir de la

tension de deux façons. D’abord, au niveau non verbal, dès le début de son intervention,

Dion effectue deux gestes « extra-communicatifs » de confort (Cosnier, 1991 : 297), en

ajustant sa position et en déplaçant son bras sur la table. Ensuite, au niveau paraverbal, on

distingue un léger serrement de sa gorge. Ses gestes et sa prosodie laissent ainsi

transparaître une certaine autodéfense, en se justifiant de ne pas « mettre en cause la

sincérité de Monsieur Duceppe » (ligne 95).

Il est intéressant de noter le sourire atténuateur de Bureau (ligne 93). Duceppe

affiche visiblement un grand sourire aussi, tout comme May que l’on entend. Toutes ces

réactions de rire et sourire, même celle de May qui est une participante bystander

(Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 20) à ce moment-là, ont pour effet de détendre l’atmosphère

et de minimiser la menace que représentent les propos de l’animateur, soit d’avoir mis au

défi Dion d’affirmer dans le bleu des yeux de son adversaire (Duceppe, chef du Bloc

québécois) qu’il était un fier nationaliste québécois.

Suite à ces rires, l’autodéfense de Dion contre l’idée de ne pas être capable de

« vanter les mérites » de Duceppe se poursuit. Il réitère son acquiescement à l’aide des

ouvreurs « oui » et « certainement », puis il nie attaquer la « sincérité » de Duceppe :

« oui, certainement, c’est pas moi qui va mettre en cause la sincérité de Monsieur

Duceppe » (ligne 94). Cette affirmation de Dion représente des efforts visant à réduire la

distance relationnelle entre Duceppe et lui. Cependant, il accélère le débit de parole (ligne

94), jusqu’au point où il manque d’air au début de la phrase suivante et qu’il doive

112

s’arrêter pour respirer (ligne 96). Ce marqueur prosodique nous indique que la tension

n’est pas encore tout à fait évacuée chez Dion, vis-à-vis de l’idée de donner une qualité à

Duceppe.

Il est intéressant de remarquer qu’au niveau non verbal, quand il prononce les

mots « c’est pas moi qui va mettre en cause la sincérité de Monsieur Duceppe », il

détourne le regard pendant cette seconde pour regarder dans la direction de Harper, avant

de revenir vers l’animateur. Ce bref coup d’œil vers le premier ministre conservateur peut

représenter un geste illustratif déictique (Cosnier, 1991 : 297), afin de lui envoyer un

FTA implicite : Harper remettrait la sincérité de Duceppe en cause. À ce sujet, quand on

visionne le débat dans son intégralité, il est intéressant de voir que Harper attaque

Duceppe à plusieurs reprises tout juste avant la question Leadership et gouvernance.

Par la suite, Dion effectue une petite rupture à l’aide du connecteur d’opposition

« au contraire » (ligne 96), tout en jetant un regard phatique (Cosnier, 1991 : 297) et en

hochant la tête en direction de Duceppe pour solliciter son accord. Ces mots et ces gestes

lui permettent de se distinguer davantage de l’idée de remettre en question la sincérité de

Duceppe et, donc, a pour effet de renforcer son rapprochement avec Duceppe et ses

stratégies d’autodéfense. Ensuite, Dion fait le lien entre la consigne de flatter Duceppe et

la « sincérité » de ce dernier, puisqu’il enchaîne sur cette thématique de « sincérité » en

envoyant un FFA à Duceppe : « je pense qu’il veut vraiment tout faire pour aider les

Québécois et le Québec ». Dire croire que Duceppe a de bonnes intentions constitue un

FFA. Il est intéressant de noter que Dion évoque la « sincérité » comme point fort de

Duceppe. En effet, le FFA concerne les qualités de la personne de Duceppe, et non son

programme politique.

Cependant, Dion accompagne son FFA d’un geste « extra-communicatif »

autocentré (Cosnier, 1991 : 297), en serrant ses pouces, affichant encore ici une certaine

gêne ou une pression. Il produit aussi ensuite un atténuateur verbal du FFA : « On a un

désaccord sur la façon dont on doit s’y prendre » (ligne 98), ce qui lui permet de prendre

113

une distance vis-à-vis le FFA qu’il vient d’envoyer à Duceppe. Cet atténuateur verbal est

accompagné d’intonatifs non verbaux (Cosnier, 1991 : 296), soit des battements des

mains et un hochement de tête. À ce moment-là, son regard est porté vers Duceppe. Ce

dernier le regarde aussi, depuis le début de son intervention en fait, puis il ratifie et

confirme à ce moment-là le désaccord évoqué par Dion, puisqu’on retrouve en réactions

dans son non verbal un hochement de tête affirmatif (Ibid.), en plus d’un geste illustratif

déictique (Cosnier, 1991 : 297), comme s’il nous disait « voilà », avec ses mains,

affichant un consentement avec ce que Dion dit.

Ne se permettant pas toutefois de perdre le rapprochement avec Duceppe,

soucieux de répondre à la consigne, Dion émet une rupture avec son propre atténuateur de

FFA, à l’aide du connecteur d’opposition « mais », puis ajoute : « on vise la même

chose » (ligne 100), ce qui lui permet de minimiser son atténuateur du FFA et, ainsi,

démontrer qu’il continue à répondre à la consigne. Cet énoncé a une double fonction,

puisqu’il sert également à s’inclure dans les destinataires du FFA qu’il a envoyé à

Duceppe. En effet, Dion s’inclut par le pronom collectif « on » pour dire qu’il vise aussi à

aider le Québec. Cependant, Duceppe réagit à cette affirmation de Dion, qui dit viser « la

même chose » que lui. En effet, plutôt que d’acquiescer, il effectue un geste « extra-

communicatif » de confort (Consier, 1991 : 297), en se redressant le dos droit sur sa

chaise, tout en inclinant la tête dans sa direction, mais en sollicitant Dion avec un regard

direct, affichant à nouveau un certain désaccord avec ce que Dion avance.

Dion évoque ensuite le fait qu’ils assument des rôles semblables « en tant que

chefs d’opposition » (ligne 102), ce qui contribue à placer Duceppe sur un pied d’égalité

avec lui, constituant donc une tentative d’instaurer une relation plus horizontale, en se

servant de parallèles pour diminuer la distance interpersonnelle entre eux. D’ailleurs, il

ajoute qu’ils ont tous les deux coopéré « très souvent » (ligne 102), ce qui vient renforcer

cette apparente proximité avec Duceppe. Dion ne ménage pas les procédés de politesse

positive (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 54) dans son rapprochement et insiste sur cette

coopération, qu’il décrit ensuite comme ayant été « une belle expérience » pour lui (ligne

114

103), en effectuant des hochements de tête phatiques pour solliciter une réaction

régulatrice confirmative de la part de Duceppe.

Pour en rajouter, Dion invoque un autre point de convergence, à la ligne 104 :

« Eu… Bien sûr, je trouve que Monsieur Duceppe a raison quand il dit qu’il faut pas que

Monsieur Harper devienne majoritaire. C’est une chose– ». L’utilisation de « Bien sûr »

comme ouvreur est une manifestation de ralliement de la part de Dion à l’opinion de

Duceppe au sujet de Harper. De plus, au niveau non verbal, renforçant son

rapprochement, Dion effectue deux fois un regard phatique (Cosnier, 1991 : 297) dans la

direction de Duceppe pour solliciter son appui : quand il dit « Monsieur Duceppe a

raison » puis « C’est une chose– », ce qu’il accompagne d’un hochement de tête vertical.

Duceppe, qui regarde toujours Dion, réagit au deuxième regard phatique de ce dernier en

acquiesçant à l’aide de trois gestes non verbaux régulateurs : une inclinaison verticale de

la tête, un sourire et un geste déictique avec ses deux pouces qui nous réfèrent aux propos

de Dion (un peu à nouveau comme s’il disait « voilà », avec ses pouces). Duceppe donne

donc son accord à cette affirmation et nous indique un jugement favorable vis-à-vis du

FFA que Dion lui donne.

Ce rapprochement avec Duceppe est cependant composé d’atténuateurs. D’abord,

le début de son énoncé est accompagné d’un geste « extra-communicatif » autocentré

(Cosnier, 1991 : 297), un autre serrement des pouces, affichant ainsi une certaine pression

liée au rapprochement qu’il tente de construire avec Duceppe. De plus, au niveau verbal,

on remarque dès le départ une hésitation, « Eu… ». Quant aux mots « C’est une chose– »,

ils indiquent que Dion concède un point à Duceppe, mais essentiellement sur « une

chose » : que Harper ne doit pas gagner la majorité des suffrages. De cette façon, ce

rapprochement avec Duceppe sert en fait de stratégie à Dion pour avancer ses propres

intérêts, soit s’attaquer au premier ministre Harper, son ultime adversaire : « Monsieur

Duceppe a raison quand il dit qu’il faut pas que Monsieur Harper devienne majoritaire »

(ligne 104).

115

Cette « chose »-là sur laquelle ils s’entendent tous les deux, ce rapprochement que

Dion évoque, aura servi comme on le dit plus haut à attaquer Harper, mais aussi à faire

une transition vers la suite, soit l’envoi d’un FTA à Duceppe. En effet, bien que le chef

bloquiste puisse avoir un bon objectif, Dion enchaîne en disant qu’il n’a pas les moyens

de l’atteindre : « Puis je trouve que là, il manque un peu d’ambition », à la ligne 107.

Néanmoins, son FTA contient quelques enrobages atténuateurs. Par exemple, en disant

« je trouve que là », il limite la portée de son FTA sur cette carence à « là », soit de ne

pas être en mesure selon lui d’empêcher Harper d’avoir une majorité. Dion atténue aussi

son FTA à l’aide du procédé substitutif relevant des stratégies de politesse négative

(Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 57), en trouvant des mots moins menaçants et moins durs :

« il manque un peu d’ambition » (ligne 107). Ces propos contiennent eux-mêmes un

minimisateur (« un peu »), un procédé accompagnateur relevant de la politesse négative

(Ibid.), pour quantifier plus précisément le niveau d’ambition de Duceppe. De plus, au

niveau du non verbal, il envoie un sourire léger à Duceppe, tout en le regardant, ce qui a

pour effet de déclencher une réaction de complicité de la part de Duceppe (ligne 106),

affichée par un rire en écho (Priego-Valverde, 2003 : 152) au sourire de Dion. En plus,

Dion accompagne son affirmation de gestes phatiques (Cosnier, 1991 : 296) dans la

direction de Duceppe : il le regarde, agite ses mains vers lui de façon énergique, penche

son buste vers lui et sourit. Bien qu’il lui ait envoyé un FTA verbal, ces gestes servent de

stratégie pour maintenir le rapprochement malgré tout.

Duceppe réagit en riant aux stratégies de Dion, mais ne perd cependant pas de

temps à se redresser et à effacer son sourire (ligne 109), puisqu’il y a également des

durcisseurs du FTA envoyé par Dion dans son intervention. En effet, ce dernier persiste

et affirme qu’avoir un bon objectif n’est pas assez. Il justifie même pourquoi selon lui, en

haussant le ton : « En fait, on devrait avoir un gouvernement progressiste qui va travailler

pour tous les Canadiens. C’est ce que le Parti libéral pourra offrir » (ligne 111). Ainsi,

empêcher Harper d’avoir une majorité peut être un objectif commun, mais ce n’est pas

suffisant : il faut carrément le remplacer et c’est sa propre personne que Dion propose

pour le faire ici. Cette affirmation possède une double fonction : elle constitue à la fois un

116

FFA pour son propre parti et un FTA pour Duceppe – et même les autres chefs, puisqu’ils

aspirent tous (du moins en principe) à devenir premier ministre.

Néanmoins, la petite hésitation « eu… » à la ligne 111 nous indique un souci de

ménager la face de Duceppe quand même, puisque Dion est en train de digresser et

anticipe donc une réparation. De cette façon, Dion fait dévier son FTA envers Harper en

ajoutant la précision qui suit, à la ligne 111 : « c’est ce que le Parti libéral pourra offrir,

eu… plutôt que les conservateurs ». Il accompagne cet énoncé d’un geste déictique

(Cosnier, 1991 : 297) de la main pour désigner Harper, ce qui a pour effet d’insister sur le

détournement du FTA vers ce dernier plutôt que vers Duceppe.

Ensuite, Dion impose sa récapitulation des faits, introduite sous des apparences

logiques à l’aide du connecteur de conclusion « donc » : « Donc, on peut faire un pas de

plus dans cette direction » (ligne 112). Cet énoncé servant à imposer « logiquement » sa

propre interprétation des faits constitue un taxème verbal relevant du contenu sémantique

(Kerbrat-Orecchioni, 1991 : 330). De plus, dans ce segment, il se sert du pronom collectif

inclusif « on » qu’il accompagne de battements de la tête et de la main, de gestes

intonatifs liés au rythme de sa parole (Cosnier, 1991 : 297) qui ont pour effet d’insister

sur ses propos, en plus d’un regard phatique vers Duceppe, ensemble de stratégies lui

servant à solliciter un accord avec son affirmation. « Cette direction » dans laquelle Dion

nous propose d’aller est carrément une invitation à voter pour son propre parti afin de

remplacer Harper. L’utilisation du pronom collectif « on » lui sert en plus à lancer cette

invitation à tous, notamment aux téléspectateurs.

Saisi par le peu de temps restant, alors que Dion a poussé la note assez loin et a

digressé de la consigne de donner des points à Duceppe, il profite des dernières secondes

qu’il lui reste à parler pour se rattraper et envoyer un FFA à Duceppe : « Je voudrais

ajouter que Monsieur Duceppe, quand il est à son meilleur, à un sens de l’État, et ça, c’est

très apprécié de ma part. » (ligne 113). Ce FFA est tout de même atténué par une

précision à teneur conditionnelle : « quand il est à son meilleur ». De plus, avoir un sens

117

de l’État peut avoir une signification différente pour Dion (un fédéraliste) et Duceppe (un

souverainiste). Il y a également minimisation des points accordés, par les mots « et ça,

c’est très apprécié de ma part », limitant ainsi la portée du FFA. En d’autres mots, laisse-

t-il entendre implicitement, Duceppe aurait au moins une qualité, soit celle d’avoir un

sens de l’État (au moins « quand il est à son meilleur »).

Quand il prononce ces derniers mots, on distingue encore une voix un peu étreinte

chez Dion (ligne 115). En plus, au niveau non verbal, il se serre encore les pouces et

gesticule des mains. Ces indices illustrent une tension qui n’est donc pas encore évacuée.

D’ailleurs, les réactions non verbale de Duceppe à ce FFA est un léger acquiescement,

une inclinaison de la tête plutôt horizontale que verticale, tout en détournant son regard

ailleurs. Ces marqueurs prennent les allures d’un jugement ambivalent au sujet de

l’intervention de Dion de la part de Duceppe.

Finalement, on peut voir que Dion a envoyé quelques FFA à Duceppe : 1) « il

veut vraiment tout faire pour aider les Québécois et le Québec » (ligne 96) ; 2)

« Duceppe a raison quand il dit qu’il faut pas que Monsieur Harper devienne

majoritaire » (ligne 104) et 3) il « a un sens de l’État » (ligne 115). On remarque toutefois

que ces FFA sont le plus souvent atténués ou même suivis d’un FTA qui vient neutraliser,

en quelque sorte, le FFA. Par exemple, à la ligne 104 (Duceppe a raison), son FFA est

suivi d’un FTA : « je trouve que là, il manque un peu d’ambition ». Puis, dans l’exemple

de la ligne 115 (Duceppe a un sens de l’État), il impose une condition à son FFA :

« quand il est à son meilleur ». Même le FFA qu’il envoie pour affirmer que Duceppe

veut tout faire pour aider le Québec, à la ligne 96, est atténué par une composante FTA,

lorsqu’il précise être toutefois en désaccord avec lui sur la façon de s’y prendre (ligne

98). En fait, les convergences entre Duceppe et lui constituent une stratégie habile pour

s’unir et renforcer son attaque envers Harper, comme dans l’exemple à la ligne 104

(« Monsieur Duceppe a raison quand il dit que Monsieur Harper ne doit pas devenir

majoritaire »). Enfin, Dion en profite également pour s’envoyer des FFA à lui-même, où

118

il se sert de son premier FFA (Duceppe veut aider le Québec) pour s’inclure parmi ses

destinataires, en ajoutant : « on vise la même chose » (ligne 100).

Voyons maintenant comment se débrouillera notre dernière participante, Elizabeth

May.

4.2.2.5 Elizabeth May

La dernière intervenante est Elizabeth May. Son intervention clôture la première

partie de l’analyse des réponses à la question du citoyen. Elle doit parler de Stephen

Harper. L’animateur s’assure qu’elle a bien saisi la question ainsi que les modalités avant

de lui céder la parole.

Extrait 6

SB 10 : Alors, vous terminerez le bal, madame May. Vous avez compris les règles

du jeu?

120 EM 7 : [Oui.]

SB 11 : Et il reste une personne dont on n’a pas encore parlé.

EM 8 : [Oui.]

SB 12 : C’est Monsieur Harper, qui est à votre gauche.

EM 9 : Oui, je pense que Monsieur Harper et Monsieur Layton ont travaillé d–

125 fort ((EM regarde et pointe JL.)) pour ↑ quelque chose ensemble, mais je laissais

ça pour le moment ((EM balaye l’air de la main.)) parce que j’arriveras ici. Je suis

très heureuse avec ça. ((EM regarde SH.)) Monsieur Harper, j’ai trouvé fort pour,

((EM gesticule.)) comme vous avez peut-être souviens, ((SH se frotte le poignet

nerveusement.)) pour trouver les choses que nous avons ensemble partagées. Je

130 pense que vous êtes un… un bon piè– père pour les en– pour– avec vos enfants.

Les enfants : très charmants, très engagés. ((EM sourit à SH.)) Et je pense que vos

efforts pour le pays du Canada sont basés sur vos principes. Mais, évidemment,

((EM lève ses bras de chaque côté, en ouvrant la paume des mains vers le haut.))

((SH ferme les yeux brièvement et on entend quelqu’un relâcher un léger soupir.))

135 je– je pense que vos– votre– vos principes va changer Canada dans une direction

dangereux. Alors, aussi, aussi, c’est

SB 13 : Mer…

EM 10 : C’est o– C’est– Malheureusement, je pense que votre sorte de

leadership=

140 SB 14 : [Merci…]

SD 3 : [xxx] débat, là.

119

SB 15 : Alors– Alors–

EM 11 : =c’est plus autocrate. ((EM affiche une mimique faciale exprimant le

dédain.))

145 SB 16 : Merci, madame May. ((SD rit.))

EM 12 : Oui. Oui.

SD 4 : C’est pas le débat, là.

EM 13 : Oui. Oui.

SB 17 : Bien, le débat, on parle de leadership et moi je vais vous poser une

150 question.

EM 14 : ((EM se tourne vers SH, le regarde et se rapproche de lui, en lui touchant

le bras.)) [xxx]

SD 5 : Bon. ((SD détourne son regard vers le stylo avec lequel il commence à

jouer.))

155 SB 18 : Cette question a été posée, Stéphane Dion. C’est qu’il y en a plusieurs qui,

quand ils voient les campagnes électorales, se demandent c’est quoi le ton

approprié.

SD 6 : Oui. (SD hoche la tête plusieurs fois.))

D’emblée, à la ligne 124, May concède que Harper est capable de coopérer pour

« quelque chose », avec Layton précise-t-elle : « Oui, je pense que Monsieur Harper et

Monsieur Layton ont travaillé d- fort pour quelque chose ensemble ». Cela constitue une

forme de FFA. Cependant, sous ses allures de concession, son FFA apparaît comme une

stratégie d’autodéfense, alors que le ton de la voix de May augmente et devient plus aigu

dans ce passage.

De plus, à la ligne 125 de l’extrait ci-haut, May sollicite Layton en l’incluant de

façon verbale et non verbale parmi les destinataires. En effet, elle souligne sa présence en

effectuant un geste déictique (Cosnier, 1991 : 297) de la main dans sa direction et le

regarde quand elle prononce son nom. Dans les faits, May s’est servie des

rapprochements faits par Harper avec Layton, de toute la collaboration à laquelle le

premier ministre a fait allusion durant sa propre intervention, pour étendre son FFA à

Layton en plus de l’envoyer à Harper. La stratégie de May au début de son intervention

est donc d’atténuer le FFA en l’élargissant (un peu comme Layton l’avait fait pour Dion).

Le FFA est également atténué par le mot « quelque chose » (ligne 125) pour décrire ce

sur quoi les deux chefs ont travaillé. N’ayant pas d’autre précision sur ce dont il s’agit,

120

ces mots ont pour effet d’amoindrir l’importance des résultats qu’a engendrés le supposé

travail de collaboration entre Harper et Layton.

Puisqu’elle digresse dans les faits de la consigne de parler de Harper, en raison de

cet élargissement à Layton, May s’empresse de balayer l’air d’un geste illustratif de la

main (Cosnier, 1991 : 297), comme pour « balayer » ses propos, rompant avec tout ça

afin d’enchaîner avec autre chose : « mais je laissais ça pour le moment parce que

j’arriveras ici. Je suis très heureuse avec ça » (ligne 126). Elle accompagne cette rupture

thématique d’un sourire, ce qui constitue une stratégie de minimisation de la gravité de la

digression qu’elle a faite.

Toutefois, le sourire de May s’efface lorsqu’elle enchaîne en s’adressant à Harper

directement, en regardant vers lui, pour lui dire qu’elle a travaillé « fort » pour trouver

des choses qu’elle a en commun avec lui : « Monsieur Harper, j’ai trouvé fort pour,

comme vous avez peut-être souviens, pour trouver les choses que nous avons ensemble

partagées » (ligne 127). L’effacement du sourire de May donne un ton plus sérieux à

l’atmosphère, qui contraste avec le ton léger qui précède. May concède que Harper a déjà

collaboré avec Layton, mais elle dit avoir dû travailler « fort » pour trouver des moments

où il a travaillé avec elle. Une certaine tension est alors perceptible dans les propos de

May, alors qu’elle se met à gesticuler des mains. Des synchronisateurs phatiques (Ibid.)

sont toutefois utilisés par May, ce qui permet de maintenir le contact avec Harper : elle

regarde vers lui et l’interpelle verbalement à l’aide de « Monsieur Harper » et de

« comme vous avez peut-être souviens ». Harper paraît quant à lui agacé en réaction aux

phatiques de May. En effet, pendant qu’il écoute May, il se frotte nerveusement le

poignet droit avec sa main gauche, une geste « extra-communicatif » autocentré (Cosnier,

1991 : 297).

Soucieuse de répondre à la consigne, alors que quelques précieuses secondes sont

déjà écoulées (ce qui a pu lui faire gagner du temps), May enchaîne en donnant un FFA à

Harper : « Je pense que vous êtes un- un bon pie- père pour les en- pour- (avec?) vos

121

enfants – les enfants très charmants, très engagés » (ligne 130). Ce FFA représente une

tentative de construction d’alliance entre eux deux, de la part de May. Comme May le dit,

elle essaie « fort » de trouver des points de convergence. Il est intéressant de remarquer

que, en rappelant de la sorte que Harper est un parent, elle fait le parallèle avec sa propre

situation (qu’elle évoquait au tout début du débat intégral, lors de sa toute première

intervention), soit celle de mère.29

Elle ne se gêne pas pour ajouter un renforçateur à son

FFA, en soulignant les qualités des enfants de Harper, en plus d’afficher un sourire

envers lui : « les enfants très charmants, très engagés » (ligne 131). Ces stratégies

accompagnées d’un sourire, qui ont pour effet de réduire la pression chez Harper, sont

visiblement efficace, puisqu’au moment où May prononce le mot « père », Harper cesse

de se frotter le poignet. Son malaise se dissipant ainsi de façon non verbale indique certes

un soulagement, donc un possible accord avec la qualité de « père » que May lui a

attribuée, mais il demeure difficile d’en juger, en raison de l’immuabilité de Harper. Son

comportement nous pousse même à nous demander s’il est à l’écoute, malgré son regard

maintenu vers elle. Enfin, il est intéressant de mentionner que May ne perd rien à

renforcer ce FFA. En effet, de toute façon, les qualités sont bel et bien destinées aux

enfants, et non à Harper. De plus, le FFA que ces renforçateurs viennent soutenir à la

base est un FFA ne concernant pas les idées politiques de Harper, mais visant plutôt une

qualité relevant de la dimension plus intime et personnelle.

Ensuite, May continue en envoyant un deuxième FFA à Harper, lorsqu’elle lui dit

qu’il est un homme de principe : « Et je pense que vos efforts pour le pays du Canada

sont basés sur vos principes » (ligne 132). Toutefois, en élargissant la séquence, on voit

que ce FFA sert d’élément transitoire et préparatoire, puisqu’il précède une critique au

sujet des dits principes sur lesquels Harper base ses décisions pour le pays. En effet, à

l’aide du connecteur d’opposition « mais », à la ligne 132, May produit une rupture qui

29

C’est un fait qu’elle a souligné plus tôt dans l’ouverture du débat, quand elle a critiqué les politiques

économiques de Harper en évoquant un rapport de l’OCDE, durant le thème Économie. Elle avait alors

aussi évoqué le fait qu’elle est une mère soucieuse de ses enfants : « En tant que femme, en tant que mère

monoparentale, je comprends bien les mesures économiques. C’est vraiment difficile de boucler les fins de

mois. » (13:10)

122

lui permet de prendre une distance avec le FFA qu’elle vient d’envoyer : « Mais,

évidemment, je- je pense que vos- votre- vos principes va changer Canada dans une

direction dangereux » (ligne 103EM). Au moment où May prononce les mots « mais,

évidemment », Harper, qui était toujours immuable au niveau non verbal jusqu’à

maintenant, laisse échapper une mimique faciale (Cosnier, 1991 : 297) en fermant des

yeux. On entend aussi quelqu’un relâcher un bref soupir. On ne sait pas qui l’a produit,

mais la réaction visible de Harper est suffisante pour nous montrer un agacement, alors

qu’il reçoit un FTA produit de façon franche par May. Il est important ici de souligner

que le FTA concerne l’idéologie de Harper, contrairement au FFA qui visait plutôt ses

aspects personnels.

May enchaîne en profitant rapidement des secondes qui lui restent pour envoyer

un deuxième FTA à Harper. En effet, elle qualifie son style de leadership d’autoritaire,

« malheureusement », dit-elle en exprimant son dégoût et sa déception de façon non

verbale, deux durcisseurs de FTA :

Alors, aussi, aussi, c’est–

SB 13 : Mer…

EM 10 : C’est o– C’est– Malheureusement, je pense que votre sorte de leadership=

140 SB 14 : [Merci…]

SD 3 : [xxx] débat, là.

SB 15 : Alors– Alors–

EM 11 : =c’est plus autocrate. ((EM affiche une mimique faciale exprimant le dédain.))

La présence du marqueur « alors », à la ligne 137, a pour effet de créer un lien

logique entre l’idée que les principes de Harper sont mauvais et que, par conséquent, il

n’est pas un bon leader. Avoir des principes peut constituer une qualité de leader, mais si

les principes en question sont mauvais ou discutables, ils s’avèrent alors discrédités. Le

FFA tantôt accordé à Harper par May, d’être un homme de principe, est donc utilisé

comme stratégie pour renforcer le FTA en affirmant qu’il impose ses dits principes aux

autres (style de leadership autoritaire). Parler de son style de leadership permet également

de faire le lien avec la thématique, Leadership et gouvernance, et justifier pourquoi

Harper ne remplirait pas les critères d’un bon leader. Son FTA contient néanmoins un

123

adoucisseur verbal. Il s’agit d’un euphémisme (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 57), le mot

« autocrate » (ligne 143), pouvant agir comme synonyme modérant l’impact de la menace

dans ses propos, pour ménager donc la face de Harper. Il est intéressant de remarquer

que, pendant tout ce temps, Harper ne réagit pas : il demeure immuable, tel un canard qui

ne se laisse pas déranger par la pluie.

La clôture de l’intervention de May est marquée par les chevauchements entre

May et l’animateur, qui tente d’intervenir à partir de la ligne 137 pour stopper May parce

qu’elle dépasse son temps. Il y a aussi la prise de parole de Dion, qui affirme que « c’est

pas le débat » encore :

Alors, aussi, aussi, c’est–

13 SB : Mer…

10 EM : C’est o– C’est– Malheureusement, je pense que votre sorte de

leadership=

140 14 SB : [Merci…]

3 SD : [xxx] débat, là.

15 SB : Alors– Alors–

11 EM : =c’est plus autocrate. ((EM affiche une mimique faciale exprimant le

dédain.))

145 16 SB : Merci, madame May. ((SD rit.))

12 EM : Oui. Oui.

4 SD : C’est pas le débat, là.

13 EM : Oui. Oui.

17 SB : Bien, le débat, on parle de leadership et moi je vais vous poser une

150 question.

14 EM : ((EM se tourne vers SH, le regarde et se rapproche de lui, en lui touchant

le bras.)) [xxx]

5 SD : Bon. ((SD détourne son regard vers le stylo avec lequel il commence à

jouer.))

155 18 SB : Cette question a été posée, Stéphane Dion. C’est qu’il y en a plusieurs qui,

quand ils voient les campagnes électorales, se demandent c’est quoi le ton

approprié.

6 SD : Oui. (SD hoche la tête plusieurs fois.))

En prenant la parole de sa propre initiative pour dire que « c’est pas le débat, là »

(ligne 147), Dion effectue une intrusion verbale, constituant un taxème relevant de

124

l’organisation des tours de parole (Kerbrat-Orecchioni, 1991 : 327), qui vient en plus

rappeler et renforcer la consigne de donner une qualité à son adversaire. Ce commentaire

de sa part nous fait porter attention au fait que May a digressé de la consigne et, par

conséquent, alourdit la menace envers sa face. Dion enrobe tout de même son durcisseur

d’un rire, ce qui devrait normalement minimiser l’impact menaçant de son FTA envers

May. Toutefois, ce rire produit un écho, puisqu’il incite Duceppe à sa gauche à rire aussi,

comme quoi ce dernier réalise également que May digresse. Une certaine complicité se

crée alors entre Duceppe et Dion à ce moment-là : le rire de Duceppe (qui est à ce

moment-là bystander) renforce le rire de Dion et ratifie ainsi sa digression. Par

conséquent, les rire produits ici prennent davantage la forme de durcisseurs de la menace

envers May que d’atténuateurs.

L’animateur intervient en réaction aux propos de Dion, pour minimiser la menace

envers May, avec les mots : « Bien, le débat… On parle de leadership » (ligne 149). Sa

réparation envers la face de May est en plus renforcée par le lien qu’il établit avec le

thème de la question, Leadership et gouvernance, faisant ainsi épargner la face de May.

L’animateur enchaîne ensuite avec « et moi, je vais vous poser une question » (ligne

149), marquant alors une rupture permettant de considérer ce point comme clos et

annoncer une transition vers sa prochaine question. L’arbitre a sifflé et c’est la fin de

cette période.

Pendant ces dernières secondes, Dion réagit à cette remise à l’ordre de la part de

l’animateur : il produit un réajustement de sa posture sur sa chaise, une geste « extra-

communicatif » de confort (Cosnier, 1991 : 297), et il détourne son regard pour prendre

son crayon sur la table et jouer avec (ligne 153), un geste extra-communicatif »

autocentré (Ibid.) Ces deux gestes non verbaux laissent percevoir à nouveau la nervosité

qui est toujours présente chez Dion. Ce dernier produit aussi un petit mot, « Bon », à la

ligne 153, qui est un signe verbal d’acquiescement, de résignation, par rapport à la

réparation que l’animateur produit envers la face de May. Voyant Dion détourner son

attention sur son stylo, Bureau poursuit en expliquant la raison d’être de la question qu’il

125

est sur le point de poser, épargnant la face de Dion cette fois, ce qui lui permet de cette

façon d’afficher sa neutralité : « Cette question a été posée, Stéphane Dion » (ligne 155).

En interpellant ainsi verbalement Dion par son nom et en le regardant, l’animateur

sollicite sa participation au débat. Dion réagit alors en regardant vers lui, puis en

prononçant un « oui » régulateur (ligne 158) ainsi que d’une série de hochements de tête

affirmatifs.

Dans les faits, finalement, May a envoyé deux FFA à Harper : celui d’être un bon

père pour ses enfants (ligne 130), ce qui n’a rien à voir avec la politique, ainsi que le fait

de baser ses décisions pour le Canada sur ses principes (132). Cependant, elle a aussi

envoyé des FTA à Harper : d’avoir des principes « dangereux » (ligne 135) et d’avoir un

style de leadership « autocrate » (ligne 143). Le premier FTA qu’elle a envoyé à Harper a

contribué à atténuer, voire même complètement neutraliser, le deuxième FFA au sujet de

ses principes, car il est suivi d’un FTA concernant précisément les dits principes de

Harper : « vos principes va changer le Canada dans une direction dangereux » (ligne

135). May a donc trouvé un FFA au sujet d’une thématique pouvant aussi servir de cible

à un FTA, ce qui lui a permis finalement de ne pas donner de véritable point au premier

ministre. On constate donc que la stratégie majeure de May a été de donner un point à

Harper, mais pour lui retirer tout de suite après en le neutralisant.

La réponse de May représente la dernière intervention de la séquence du débat à

l’étude. Alea jacta est. Maintenant que cette période de débat est terminée et que les dés

sont jetés, après avoir analysé toutes les interventions, nous allons maintenant essayer de

dresser le profil des stratégies de chaque chef.

4.3 Profils des chefs

Dans cette section, nous présentons sous forme de synthèse les profils des

stratégies de chaque chef dans l’ordre suivant : Duceppe, Layton, Harper, Dion et May. Y

sont décrites les stratégies individuelles les plus significatives utilisées par chacun des

126

candidats pour répondre à la consigne de flatter un de ses adversaires, celui situé à sa

gauche. Bien que nous nous basons surtout sur l’analyse de ces réponses, nous appuierons

néanmoins, quant il y a lieu, notre analyse en recourant à des exemples de la partie du

débat qui a suivi les interventions de chacun (qui n’est pas directement notre objet

d’étude).

4.3.1 Gilles Duceppe : le débatteur expressif au sens de l’humour

Malgré la consigne de flatter May, tout le matériel linguistique et les

comportements langagiers de Duceppe ont plutôt servi à ce dernier à atteindre deux

grands objectifs : attaquer Harper et valoriser son propre parti. Pour faire cela, ses

stratégies les plus dominantes se sont retrouvées de façon marquée a) au niveau des FFA,

b) dans ses expressions fortes (pour ne pas dire même contraignantes), qu’elles aient été

verbales, paraverbales ou non verbales, et c) dans le rire.

4.3.1.1 Les FFA

Duceppe produit plusieurs FFA envers May. Un seul toutefois sera envoyé sans

intention ou détournement quelconque, concernant ses qualités personnelles, à la ligne

17GD au début de son intervention, lorsqu’il lui concède qu’elle ait « des préoccupations

au niveau de l’environnement fort importantes ». Pour le reste, sa stratégie a plutôt

consisté à se mettre de connivence avec May pour, entre autres, s’inclure parmi les

destinataires en les émettant, par exemple à la ligne 21 : « On a participé d’ailleurs

ensemble, hein, à des rencontres où on a honoré les scientifiques ». Duceppe a aussi

repris des mots élogieux dits par May pour envoyer un FFA à son propre parti.30

Il est

intéressant de remarquer que cette stratégie, d’utiliser les FFA envers son propre parti, est

également présente un peu plus tard, dans la deuxième partie (non à l’étude) du débat. En

effet, Duceppe continue de s’envoyer des FFA, par exemple en affirmant que son parti

fait un bon travail : « systématiquement, je peux dire que le Bloc est le seul parti qui

rapporte tous ces consensus [qui existent au Québec] à la Chambre des communes »

30

« […] et vous l’avez déjà reconnu en disant que Bernard Bigras était le meilleur critique en

environnement puis le Bloc avait été le parti le plus solide en environnement au parlement » (ligne 37).

127

(ligne 177). Il le fait aussi quand il rappelle les succès de son parti, à la ligne 267 : « nous

sommes majoritaires. Nous avons gagné les élections en 93, 97, 2000, 2004, 2006 puis la

prochaine fois aussi, celle-ci. »

On remarque également que, souvent, Duceppe tente d’établir une proximité avec

les électeurs québécois. Par exemple, il dira qu’il faut voter le Bloc pour battre Harper au

Québec : « Je pense qu’au Québec, pour vaincre et empêcher une majorité de Monsieur

Harper, il faut élire des députés du Bloc » (ligne 40). Aussi, à la ligne 177, il affirme que

le Bloc défend le mieux le Québec au parlement : « systématiquement, je peux dire que le

Bloc est le seul parti qui rapporte tous ces consensus [existants au Québec] à la Chambre

des communes. » Tous ces liens servent à renforcer à nouveau ses FFA envers lui-même

et son parti, seulement représenté auprès des électeurs québécois.

Duceppe en a de plus profité pour faire des rapprochements avec May qui lui ont

servi à lancer des FTA à Harper, son véritable adversaire. Par exemple, il mentionne

avoir participé avec May à des rencontres où les experts « dénonçaient tous la politique

du gouvernement Harper » (ligne 27). Un autre FTA destiné à Harper est produit à la

ligne 32 : « si on veut empêcher Monsieur Harper d’avoir une majorité, hein, bien, il faut

faire en sorte qu’on le batte. » Dans la deuxième partie (non à l’étude) du débat aussi, des

FTA sont produits et destinés directement à Harper par Duceppe, entre autres à la ligne

264 (« vos pratiques prouvent le contraire ») et à la ligne 275 (« c’est assez honteux ce

que votre parti a fait »).

4.3.1.2 Des expressions phatiques imposantes

Il est intéressant de remarquer à quel point Duceppe est expressif, à travers tout

son matériel linguistique. D’abord, au niveau verbal, Duceppe utilise de façon marquée

des synchronisateurs phatiques qui ont permis de solliciter l’accord d’autrui. Par exemple

le ponctuant « hein » se retrouve à deux reprises, aux lignes 23 et 24, pour inciter May à

acquiescer lorsqu’il tente de s’inclure parmi les destinataires de son FFA : « On a

participé d’ailleurs ensemble, hein, à des rencontres à Ottawa où on a honoré les

128

scientifiques, hein ». On a également vu que l’utilisation des phatiques est tellement

efficace chez Duceppe que May acquiesce avant même qu’il n’explique ce avec quoi elle

serait en accord, à la ligne 31 : « je lui dit cependant – je pense qu’elle est d’accord avec

moi », ce à quoi May répond par un hochement de tête affirmatif.

Au niveau non verbal, Duceppe effectue aussi des gestes phatiques pour solliciter

une réaction favorable à ses propos. Son corps, entre autres, est souvent fortement incliné

vers l’avant. Par exemple, à la ligne 23, il avance son buste dans la direction de May

lorsqu’il dit « on a participé d’ailleurs ensemble » en lui tendant les bras, puis à la ligne

27, en disant « et qui dénonçaient tous la politique du gouvernement Harper » en agitant

les index vers l’avant, tout comme lorsqu’il affirme « je pense qu’elle est d’accord avec

moi », à la ligne 31, et quand il souligne qu’elle a dit que « le Bloc était le parti le plus

solide en environnement au parlement », à la ligne 38. Tous ces phatiques ont permis à

Duceppe de solliciter une réaction positive chez May, appuyant ainsi les FFA qu’il s’est

envoyés et les FTA qu’il a envoyés à Harper.

Toujours au niveau non verbal, on peut voir que Duceppe est particulièrement

expressif avec ses mimiques faciales. Celles-ci peuvent servir à renforcer des FTA envers

Harper ou à nous laisser voir clairement son évaluation par rapport aux affirmations de

ses adversaires. Par exemple, pendant que Dion doit parler de Duceppe, ce dernier

acquiesce de la tête et sourit lorsque Dion dit « je trouve que Monsieur Duceppe a raison

quand il dit qu’il faut pas que Monsieur Harper devienne majoritaire » (ligne 104). On

note également le léger acquiescement – une inclinaison de la tête plutôt horizontale que

verticale, tout en détournant son regard ailleurs – que Duceppe produit en réaction à

l’intervention de Dion qui devait lui donner un FFA, laissant ainsi paraître une

satisfaction plutôt amoindrie. Dans la deuxième partie aussi, il produit des mimiques

faciales menaçantes envers Harper, en complicité avec Dion qui commence à envoyer des

FTA au premier ministre conservateur, à la ligne 210. Ses réactions en tant que bystander

ont pour effet d’alourdir les FTA produits par Dion envers Harper.

129

Un regard perçant et enveloppant est également souvent employé comme

mimique expressive faciale par Duceppe pour renforcer ses critiques, ses FTA, destinées

à Harper, ainsi que pour persuader autrui, par exemple en parlant des experts « qui

dénonçaient tous les politiques du gouvernement Harper » (ligne 27) ou en disant « il faut

faire en sorte qu’on le batte » (ligne 35). Dans la deuxième partie (non à l’étude) du débat

aussi, le regard de Duceppe est assez accusateur lorsqu’il envoie des FTA, en outre à la

ligne 172 quand il affirme : « encore faut-il la mériter [la confiance des gens] », puis

quand il lance une flèche à Harper sur un ton ironique : « Or, votre sénateur non élu qui

vient se promener […] », à la ligne 269.

L’ironie chez Duceppe est également perceptible au niveau paraverbal, dans la

deuxième partie. Par exemple, dans la deuxième partie (non à l’étude) du débat, à la ligne

264, il dit : « je voulais revenir sur les belles paroles de Monsieur Harper. Ça, c’est bien

beau d’affirmer ce que vous venez d’affirmer, mais […] ». Puis, à la ligne 269, Duceppe

insiste sur l’ironie du fait que son sénateur qui critique le Bloc sur le terrain est « non

élu » et qu’il vient « se promener » au Québec pour dire aux gens quoi penser. Quand

Harper se défend, à la ligne 275, Duceppe tourne en dérision ses propos, à l’aide d’un ton

sarcastique (lignes 278 et 282). Toute cette utilisation de l’ironie chez Duceppe lui sert à

marquer ses FTA envers Harper ou pour discréditer les propos de ce dernier.

4.3.1.3. Le rire

Le rire sert souvent comme une autre stratégie habile utilisée par Duceppe.

D’abord, il brise la glace au début avec sa blague (ligne 13), ce qui lui permet de se sortir

de l’impasse et de gagner quelques précieuses secondes. Duceppe rit aussi quand il

termine son intervention au sujet de May (ligne 42). À ce moment-là, son rire permet de

provoquer un rire de connivence chez May (ligne 43), créant ainsi une certaine harmonie

entre eux, permettant de mieux faire passer le FFA qu’il est en train de s’envoyer. Le rire

de Duceppe est également présent quand Layton commence à parler au sujet de Dion

(ligne 49). Son sourire en tant que bystander est également présent, lorsque Dion se fait

placer sur la sellette par l’animateur pour parler de Layton (ligne 93). Finalement, quand

130

Dion envoie un FTA vers Duceppe (ligne 109), le rire de ce dernier contribue à ce

moment-là à manifester sa largesse d’esprit et à atténuer les effets du FTA sur lui.

Ceci constitue les stratégies les plus notables chez Gilles Duceppe, qui s’est

permis de rire même avec son adversaire. Nous allons maintenant passer à la description

du profil de Jack Layton. Nous verrons comment il s’y est pris à son tour pour répondre à

la consigne.

4.3.2 Jack Layton : le chef rassembleur, mais chef avant tout

Bien qu’il doive vanter Dion, Layton a clairement comme stratégie première de

focaliser l’attention sur lui-même, de se montrer comme étant le leader dans le groupe, et

ce même s’il exploite beaucoup d’éléments du langage servant à construire une relation

horizontale. Tout son comportement non verbal sert à appuyer ses propos

« rassembleurs », lui donnant aussi l’image typique d’un leader charismatique, alors qu’il

affiche beaucoup d’aplomb. Néanmoins, comme le dit le proverbe, parfois « celui qui se

conduit vraiment en chef ne prend pas part à l’action » (Lao Tseu).

4.3.2.1 La valorisation de son propre ethos

On sait bien sûr maintenant que Layton s’inclut d’abord parmi les destinataires de

ses FFA : « professeur comme moi », « honnête » (évidement, puisqu’il a coopéré souvent

en Chambre avec lui, rappelle-t-il ensuite à la ligne 57) et « intelligent » (lignes 50 et 51).

La valeur de ces qualités dans un débat télévisé est discutable, puisqu’ils touchent

l’aspect personnel plutôt que politique de Dion. Ils ont plutôt servi en réalité de stratégies

adroites pour se mettre en valeur, son but principal. Notons au passage que, malgré ces

FFA, Layton ne s’est pas empêché d’envoyer un FTA au parti politique de Dion : « Mais

malheureusement, son parti a… pendant treize ans… pas un bilan, eu… des étoiles »

(ligne 52).

Au niveau verbal, Layton arrive à focaliser l’attention sur lui-même à plusieurs

moments, avec ce « je » présent de façon constante dans toutes ses interventions : « ce

131

que j’ai apprécié » (ligne 55), « Et moi, je peux– je pense que » (ligne 58), « je vais le

faire. Je vais rassembler » (ligne 62), etc. Cette stratégie de parler à la première personne

du singulier pour affirmer ce que lui pense ou fera se perpétue d’ailleurs, dans les

interventions de Layton durant la deuxième partie : « ce que je propose » (ligne 291), « ce

que je vais faire » (ligne 292), etc. Si Layton a le souci de changer le gouvernement, c’est

en imposant surtout l’idée que c’est lui le prochain premier ministre capable de sauver la

situation : « comme premier ministre, je vais le faire. Je vais rassembler les leaders »

(ligne 50JL), en plus de « comme premier ministre, ce que je vais faire, c’est de

rassembler les chefs » dans la deuxième partie (ligne 291).

Le matériel gestuel de Layton est exploité de façon particulière quand il

s’exprime. Cette prestance non verbale chez lui contribue à appuyer ses stratégies et,

ainsi, atteindre son objectif de focaliser l’attention sur lui-même : il ne se gêne pas pour

prendre beaucoup d’espace. Par exemple, il tend ses mains en ouvrant les bras vers les

chefs autour de la table pour ensuite les rapprocher (un geste illustratif) quand c’est le

moment de dire qu’il va les « rassembler » (lignes 62 et 292). Il les désigne aussi à l’aide

d’un geste déictique (pointage avec ses mains) quand ce qu’il dit les concerne : « avec

tous les partis, et tous les chefs » (ligne 56) et « Ce sont Monsieur et madame tout le

monde qui ont élu tous les députés » (ligne 193). Layton se sert également de gestes

kinémimiques avec ses mains qu’il projette vers l’avant, quand il dit qu’il fera « avancer

les préoccupations des familles » (ligne 63), quand il affirme ce qu’il va faire comme

premier ministre (ligne 267JL) ou encore quand il dit : « allons-y » (ligne 296). Il fait un

autre geste kinémimique pour illustrer l’idée d’« élévation » dans son discours, quand il

dit en levant le ton en plus : « ↑ On espère qu’on peut élever le niveau de débat » (ligne

191).

D’autres gestes servent à Layton à illustrer sa prestance oratoire. Par exemple, il

fait le « bol inversé » avec ses mains, un geste paraverbal pour rythmer ses propos et

souvent utilisé pour donner l’impression que l’on maîtrise la situation, à la ligne 61,

quand il affirme : « Et comme premier ministre, je vais le faire. » De façon constante,

132

Layton s’efforce visiblement d’afficher cette assurance et cette aisance quand il

s’exprime. Son regard est franc, son thorax est mis en évidence, sa posture est bien droite,

la tête est haute : tout est mis en œuvre pour illustrer l’attitude de quelqu’un qui sait où il

va et qui est au-dessus de la mêlée, quand il affirme ce qu’il pense (ligne 55), ce qu’il

veut faire ou même ce qu’il va faire en tant que premier ministre (lignes 62, 191 et 294).

Tout son comportement non verbal, affichant son assurance, sert essentiellement à créer

un effet d’auto-approbation de ce qu’il affirme, en sollicitant ainsi non verbalement

l’assentiment du public (toujours le véritable destinataire finalement).

4.3.2.2 La relation verticale complémentaire

Revenons au niveau verbal, parce qu’il y a plus encore. On remarque que Layton

exploite beaucoup des thématiques orbitant autour du travail en équipe. Entre autres, il se

présente comme un leader rassembleur : « je vais rassembler les leaders » (ligne 62), « ce

que je vais faire, c’est de rassembler les chefs » (ligne 292), etc. Il parle aussi de

l’importance du travail d’équipe en Chambre, par exemple à la ligne 56 : « avec tous les

partis, et tous les chefs, on a travaillé dans la Chambre des communes d’une façon

respectueuse. » Layton en parle d’ailleurs beaucoup, du respect, lors de la deuxième

partie (non à l’étude) du débat : quand il livre un témoignage plus personnel pour parler

des leçons apprises de son père et de son grand-père, tous les deux députés, en plus du

discours de l’ancien chef de son parti : « On espère qu’on peut élever le niveau de débat

et le niveau de respect pour tout le monde », affirme-t-il alors, à la ligne 191, renforçant

du coup son image de chef rassembleur. Layton tente ainsi de construire ainsi une relation

horizontale, en plaçant tout le monde sur le même pied d’égalité, mais lui permettant de

se montrer le plus rassembleur.

Pour continuer dans cette voie et renforcer ses stratégies, Layton mise également

beaucoup sur des éléments qui servent à réduire la distance avec tout le monde : d’abord

avec les citoyens, « les familles », comme il les nomme à la ligne 64, ou encore

« Monsieur et madame tout le monde » (ligne 192). Dans la deuxième partie, quand il

parle alors de son père et de son grand-père qui étaient des députés québécois (lignes 183

133

et 186). En faisant cela, il ne manque pas de souligner au passage qu’il a vécu à Montréal

tout jeune (ligne 186), ce qui lui permet de construire des ponts avec les citoyens

québécois. Son adversaire (Dion) laisse aller un rire à l’idée de voir Layton tenter de se

rapprocher de lui aussi (ligne 49), quand il lui envoie deux FFA (lignes 50 et 51). Layton

souhaite tellement réduire la distance entre eux deux qu’il va même jusqu’à se rapprocher

vers Dion et oser toucher son bras (ligne 49).

Pourtant, son autre trait sur lequel il mise – se mettre en valeur fréquemment en

parlant de lui-même dans ses interventions – crée un contraste avec ses tentatives de

construire une relation à première vue horizontale et de proximité avec tout le monde.

Cependant, c’est tout à son avantage d’amener les autres chefs sur un pied d’égalité,

Après tout, une équipe composée d’un chef et de subordonnés s’appelle toujours une

« équipe », malgré le rapport hiérarchique. Il s’agit d’une relation verticale symétrique

(complémentaire). C’est pourquoi Layton se présente donc comme le rassembleur, voire

même le prochain premier ministre (ligne 61). Il ne manque pas de laisser entendre

clairement sa déception envers Harper d’ailleurs, qu’il considère évidement peu

rassembleur contrairement à lui. En effet, si Layton a plutôt concentré l’attention sur lui-

même et que, contrairement aux autres, il n’a pas lancé de FTA explicites au premier

ministre dans sa réponse à la consigne, il s’est tout de même permis une intrusion durant

celle de ce dernier, pour y glisser le mot « Énormes » (ligne 84), afin de qualifier les

différences auxquelles Harper fait allusion en parlant de Layton. Un autre FTA est

envoyé à Harper de la part de Layton durant la deuxième partie (non à l’étude) du débat,

à la ligne 301, quand il l’accuse de ne pas coopérer davantage en Chambre et de ne pas

respecter ses propres principes.

Après que Jack Layton eut abondamment avancé sur l’idée qu’il ferait un premier

ministre, c’est au tour du véritable premier ministre d’intervenir. On verra dans son profil

plus bas que ce dernier insiste beaucoup d’ailleurs sur sa position d’autorité privilégiée.

134

4.3.3 Stephen Harper : le « roi lion » de marbre

Même s’il doit donner des qualités à Layton, le premier ministre conservateur

prône essentiellement l’instauration d’une relation verticale pour se hisser en position

hiérarchique haute. Harper rappelle que son parti est celui au pouvoir (le

« gouvernement ») et insiste beaucoup sur le fait qu’il y a des divergences entre lui et les

autres. Enfin, tout son comportement non verbal reflète une tentative de ne pas perdre le

contrôle de ses émotions sous l’effet des attaques lancées par ses adversaires. Il est

presque flegmatique, garde son sang froid et démontre une grande maîtrise de ses

émotions.

4.3.3.1 La construction d’une relation verticale

De façon très récurrente, le trait le plus dominant chez Harper est de produire des

indices de démarcation par rapport aux autres, d’abord en rappelant le plus souvent

possible que son parti est celui qui est au pouvoir : « vous avez fait un très bon travail

avec le gouvernement et je l’ai mentionné à la Chambre des communes » (ligne 78).

Harper renchérit durant la deuxième partie et rappelle toujours son rôle de

« gouvernement » : « quand on est un gouvernement, on doit prendre des décisions »

(ligne 219) et « j’ai dirigé un gouvernement minoritaire […] pendant plus de deux ans et

demi » (ligne 317). Ce rappel qu’il fait constamment a pour effet de justifier une position

hiérarchique supérieure par rapport aux autres. Par conséquent, rappeler son rôle

parlementaire constitue en soi un taxème de pouvoir chez Harper.

Même au niveau des FFA, on constate que Harper continue à valoriser son

gouvernement, puisqu’il envoie des FFA à Layton, mais qu’il s’inclut aussi dans le travail

d’équipe qui a été fait sur les dossiers qu’il évoque, par exemple à la ligne 71 (« nous

avons travaillé ensemble sur des questions où nous sommes- où nous étions d’accord »)

ainsi qu’à la ligne 77 (« vous avez fait un très bon travail avec le gouvernement »). Il

s’inclut donc parmi les destinataires de ses FFA, comme Duceppe et Layton l’ont fait.

D’ailleurs, durant la première partie, les trois dossiers que Harper évoque en parlant de la

collaboration de Layton pour lui envoyer des FFA sont tous des dossiers avancés par le

135

gouvernement conservateur, ce qui lui permet d’insister sur les succès de son

gouvernement et, par conséquent, d’envoyer des FFA à son propre parti. Le seul FFA

« gratuit » que Harper envoie à Layton, en fait, est celui d’être « honnête envers le

débat » (ligne 85), une qualité personnelle qu’il accorde à la toute fin quand il veut

s’assurer de montrer qu’il a essayé de répondre à la consigne finalement. Il est néanmoins

intéressant de remarquer que, si Layton est « honnête » et qu’il a coopéré aussi souvent

avec le gouvernement Harper, ce dernier FFA ne peut que contribuer à flatter le

programme des conservateurs ; le chef du gouvernement au Canada, c’est le chef du parti

au pouvoir, donc Stephen Harper.

Si Harper ne cesse de rappeler le rôle important de son parti (le

« gouvernement ») pour se nommer lui-même, il emploie plutôt des termes d’adresse

familiers pour nommer les autres durant le débat : « Jack » (ligne 68), « Gilles » (ligne

276). Quand on écoute le débat en entier, on remarque d’ailleurs que c’est récurent chez

Harper, contrairement à tous les autres qui n’utilise cette forme d’adresse que pour

s’adresser aux citoyens. L’utilisation non réciproque des mêmes formes nominales

d’adresse sert donc à Harper à se hisser en position haute dans une relation verticale qu’il

tente de construire vis-à-vis des autres chefs.

4.3.3.2. La distance interpersonnelle

Harper garde ses distances avec ses adversaires. En effet, il est intéressant de

remarquer que Harper ne produit pas de FTA comme tel, ni explicite ni camouflé en FFA.

Par contre, il ponctue ses interventions de façon constante avec des propositions

subordonnées concessives ou d’opposition pour se positionner vis-à-vis des autres. Par

exemple, durant la première partie, rien que lorsqu’il envoie des FFA à Layton, il

souligne les différences à au moins trois reprises : « malgré nos grandes différences en-

en philosophie » (ligne 70), « nous avons eu des différences » (ligne 80) et « je trouve en

général que, malgré nos différences » (ligne 83). Dans la deuxième partie (non à l’étude)

du débat aussi, il ponctue ses interventions de la sorte : « Nous avons des différences de

politique importantes parmi nous » (ligne 215) et « C’est la réalité que nous représentons

136

des différences » (ligne 218). Harper légitimera même les différences qui existent entre

lui et les autres en justifiant que c’est « naturel » en politique : « C’est la nature de notre

p- de la politique » (ligne 222). Il n’y a donc peut-être pas de FTA dans les interventions

de Harper, mais insister sur les différences de cette façon pour tenter de se défendre

constitue bel et bien une tentative d’instaurer la « coexistence pacifique de lignes

divergentes ». L’absence d’issue vers un ralliement ou un compromis peut envoyer un

message fort aux téléspectateurs : le choix est facile entre lui au pouvoir (le

gouvernement) ou les autres mécontents (l’opposition). Il ne plie pas, il est immuable.

4.3.3.3 L’immuabilité

Parlant de l’immuabilité, elle est d’ailleurs perceptible à plus d’un niveau chez

Harper et constitue un trait récurrent. En effet, au niveau non verbal, tout au long du

débat, il affiche une posture bien rigide – le buste et la poitrine creusés, contractés,

crispés, tendus –, comme s’il anticipait les attaques de ses adversaires et qu’il était prêt à

les encaisser sans broncher. Il y a toutefois des traces de ses efforts de contrôle, des

indices perceptibles, malgré ses efforts de se contenir. Par exemple, quand May

commence à parler de lui (ligne 128), Harper affiche nerveusement une certaine

appréhension dans l’attente d’un FTA, en se grattant ou se frottant le dessus du poignet

droit (un geste « extra-communicatif » autocentré). Puis, cette tension de dissipe et il

arrête de bouger ses mains, lorsque May finit par prononcer son FFA à la ligne 130.

Aussi, quand elle lui envoie un FTA attaquant ses principes à la ligne 133, la réaction

faciale de Harper est figée: on voit un contrôle des émotions, alors qu’il ne laisse

échapper que pendant une maigre seconde sa déception à travers un sourire nerveux

(ligne 134). De plus, lorsqu’il donne des qualités à Layton durant la première partie (ligne

68), il effectue des mouvements contrôlés de son bras droit, un peu « robotique » et

« mécaniques », illustrant une véritable tentative de contrôler son matériel non verbal.

Son corps est aussi incliné de façon opposée à Layton, tout au long de son intervention,

même s’il regarde dans sa direction. Au sujet du regard de Harper, d’ailleurs, on

remarque que celui-ci le porte souvent vers la table quand il parle, au lieu de regarder

l’animateur, les autres ou même la caméra, comme le font tous les autres candidats. Ce

137

regard furtif peut signifier qu’il est mal à l’aise face aux attaques qu’il anticipe, et cela

même lorsqu’il avance des arguments. Le contrôle de ses émotions se reflète aussi au

niveau paraverbal, dans le ton de sa voix. En effet, même si tout le monde l’attaque, pas

une seule fois Harper ne se laisse emporter en montant le ton. Au contraire, il semble

s’être préparé à parler sur un ton calme, non confrontationnel, voire même monocorde.

Au final, il apparaît qu’Harper s’efforce de maintenir ses distances avec ses

adversaires, tout en rappelant sa position d’autorité. De plus, demeurer calme à tout prix

semble être le mot d’ordre chez lui. Ce ton calme, plutôt monocorde, voire placide, est

loin d’être celui qu’a adopté le prochain chef à intervenir, soit Stéphane Dion, comme on

le verra dans ce qui suit.

4.3.4 Stéphane Dion : le chef de l’opposition agité

Même si Dion produit quelques FFA, sa principale stratégie consiste

essentiellement à attaquer Harper, son véritable adversaire, au lieu de parler de Duceppe

qui est à sa gauche. Toutes ses composantes verbale, paraverbale et non verbale sont

utilisées pour atteindre son objectif, mais elles laissent aussi parfois percevoir une

certaine nervosité, quand il se laisse emporter par les émotions.

4.3.4.1 Les FFA affaiblis et les FTA envers le premier ministre

Dans les faits, au lieu de répondre à la consigne, Dion n’envoie que très peu de

FFA directs et francs à Duceppe. Il y en a un à la toute fin, quand il tente de démontrer

qu’il répond à la consigne, en disant que Duceppe a un « sens de l’État » (ligne 115), une

qualité personnelle qu’il atténue d’ailleurs par « quand il est à son meilleur ». Bien qu’il

envoie ce FFA à Duceppe, Dion, comme plusieurs autres chefs, en profite pour détourner

des FFA envers lui-même. Il le fait quand il se rapproche de Duceppe, en disant viser la

« même chose » que lui (ligne 100), puis lorsqu’il affirme que « le Parti libéral pourra

offrir » un gouvernement pour tous les Canadiens (ligne 111).

138

En réalité, la stratégie majeure de Dion consiste à attaquer Harper, son véritable

adversaire. Par exemple, il se sert accessoirement du FFA envoyé à Duceppe à la ligne

105 pour y insérer un FTA à Harper : « […] quand il dit qu’il faut pas que Monsieur

Harper devienne majoritaire ». Il ajoute que son parti pourra sauver la situation « plutôt

que les conservateurs » (ligne 112). Dion exploite aussi l’implicite pour envoyer des FTA

à Harper. En effet, dès le tout début de son intervention, alors qu’il doit parler de

Duceppe, il dit : « c’est pas moi qui va mettre en cause la sincérité de Monsieur

Duceppe » (ligne 94), tout en jetant un coup d’œil vers Harper, interprété comme un

geste déictique pour le viser. Un regard accusateur est jeté également vers le premier

ministre, quand Dion tente d’insinuer qu’il n’écoute personne et considère ceux qui le

contredisent comme des « ennemis » (ligne 211).

Les attaques de Dion envers Harper s’intensifient d’ailleurs durant la deuxième

partie (non à l’étude) du débat, alors qu’il sort de ses gonds. À partir de la ligne 225

jusqu’à la ligne 240, il charge et attaque Harper en procédant à une énumération de FTA,

en l’accusant même de lui avoir envoyé des FTA dans le passé ou durant la campagne.

Par cette longue énumération, Dion monopolise la parole, ce qui constitue en soi un

taxème de pouvoir. Même lorsque Harper tente de se défendre à trois reprises (lignes 245,

247 et 250), Dion continue et impose sa parole par-dessus la sienne, tout en coupant la

parole de May qui tente d'intervenir (ligne 239). On remarque au niveau paraverbal que

Dion a un débit fluide, rapide même, pouvant illustrer son acharnement contre le premier

ministre.

4.3.4.2 La nervosité

Alors que Dion tente de se montrer convaincant dans son argumentation qui

discrédite Harper, toute la fluidité verbale et l'acharnement apparent à ne pas lâcher prise

contre son adversaire conservateur (énumération de la ligne 225 à 240), en plus de son

déni à céder la parole à May (ligne 239), pourrait aussi ne pas jouer en sa faveur ; Dion

prend les allures d'un homme qui sort de ses gonds, qui perd le contrôle de ses émotions

et, donc, la maîtrise de soi.

139

Toujours concernant la composante émotionnelle de Dion, le chef libéral affiche

souvent de la nervosité, de la tension, au niveau non verbal. Dès l’ouverture de son

intervention quand il doit dire du bien de Duceppe, il ajuste sa position sur sa chaise et

déplace son bras (ligne 94), des gestes « extra-communicatifs » de confort. Ses mains

bougent souvent aussi, comme lorsqu’il joue avec ses pouces à deux reprises (un geste

« extra-communicatif » autocentré) aux lignes 96 et 97, en donnant des FFA à Duceppe.

Il joue également avec son stylo (un geste « extra-communicatif » ludique), quand il dit à

la fin de l’intervention de May que « c’est pas le débat, là » (ligne 153) et qu’il se fait

corriger par l’animateur, comme pour porter son attention sur autre chose. Puis, au niveau

paraverbal, le sentiment de sa gorge serrée laisse percevoir une certaine tension, lorsqu’il

prononce son premier « Oui » à l’idée qu’il doit affirmer à Duceppe qu’il est lui-même un

fier nationaliste québécois et qu’il doit lui donner des qualités, à la ligne 96. On peut

distinguer une tension dans la gorge de Dion à nouveau, quand il tente de faire une

réparation envers Duceppe, en lui disant apprécier qu’il a un sens de l’État, « quand il est

à son meilleur » (ligne 115).

C’est donc un chef de l’opposition officielle assez agité que l’on a vu dans le

débat. Le prochain profil est celui d’Elizabeth May. Nous verrons que, malgré ses

hésitations au début de son intervention en raison de la langue française qu’elle maîtrise

moins bien, elle parvient malgré tout à afficher un sentiment d’assurance, un

tempérament flegmatique, peut-être même plus que le premier ministre lui-même.

Comme le dit le proverbe : « celui qui dirige les autres est peut-être puissant, mais celui

qui s’est maîtrisé lui-même a encore plus de pouvoir » (Lao Tseu).

4.3.5 Elizabeth May : la cheffe franche et polie

Le défi d’Elizabeth May est de taille comparativement aux autres, puisque pour

répondre à la consigne et gagner des points, elle doit flatter le premier ministre

conservateur. Celle qui tantôt riait de bon cœur avec Gilles Duceppe doit faire preuve à

présent d’ingéniosité. Si presque tous les autres chefs dévient leurs FTA vers Harper ou

140

encore se servent accessoirement des FFA qu’ils donnent à leur adversaire de leur gauche

pour émettre des FTA envers Harper (à l’exception de Harper lui-même, évidement),

pour répondre à la consigne, vers qui May peut détourner les siens? Malgré tout, le

matériel linguistique de May nous démontre qu’elle reste assez posée et flegmatique. Des

stratégies habiles au niveau des FFA lui ont permis de marquer des points, auxquels elle a

pu lier de façon logique des FTA. On note que May a également envoyé des FFA à

d’autres chefs à part Harper dans le débat. Si elle a une faiblesse, néanmoins, c’est au

niveau de sa maîtrise de la langue française, qui lui a valu quelques ratés.

4.3.5.1 Les FFA renforcés

On relève dans l’intervention de May la production de deux FFA, au niveau

personnel : Harper serait un bon père pour ses enfants (ligne 130) et il prendrait ses

décisions pour le Canada en se basant sur ses principes (ligne 132). Elle n’hésite pas à

ajouter deux renforçateurs verbaux à son premier FFA, eux-mêmes renforcés d’ailleurs

par l’adverbe « très » (ses enfants sont « très charmants » et « très engagés »), à la ligne

131, le tout qu’elle accompagne d’un sourire, un renforçateur non verbal. Elle ne ménage

donc pas les enrobages de politesse positive pour maximiser le poids de la composante

FFA qu’elle produit, contrairement aux autres chefs qui ont plutôt souvent atténué leurs

FFA ou cherché à les détourner vers eux-mêmes. May est ainsi l’une des rares qui ne se

gêne pas pour élaborer longuement au sujet du FFA qu’elle donne tout directement et

franchement, puisqu’elle ne s’inclut pas dans les destinataires des FFA qu’elle produit

non plus.31

4.3.5.2 Les FTA neutralisant les FFA

Au niveau des FTA, May ne peut pas dévier des attaques camouflées et subtiles

envers Harper en utilisant accessoirement un FFA envers l’adversaire à sa gauche : il est

à sa gauche. Or, May est plus franche, plus directe. Explicitement, May donne un point à

Harper pour le reprendre tout de suite après, puisqu’elle envoie un FTA disqualifiant les

31

Elle évoque néanmoins bien sûr le rôle parental avec son FFA et elle a parlé de son propre rôle de mère

au tout début du débat intégral (à 13:10), mais quand même…

141

dits principes, qu’elle juge « dangereux » pour le Canada (ligne 136). Par conséquent,

étant donné que Harper impose ses principes en étant le premier ministre du pays, elle

juge que son style de leadership est « autocrate » (ligne 143), ce qui constitue un autre

FTA. C’est en produisant son FFA qu’elle a pu ainsi y lier son FTA.

4.3.5.3 La coopération avec ses adversaires

Dans ses interventions, on remarque qu’Elizabeth May produit une argumentation

constructive avec ses adversaires, plutôt que de passer la plupart du temps à les attaquer

subtilement ou à essayer de se distancier d’eux. Premièrement, elle réagit de façon

positive aux phatiques de Duceppe qui a comme consigne de parler d’elle, quand ce

dernier cherche son approbation aux lignes 23, 24 et 31 (avec « hein », par exemple). Elle

produit aussi un rire complice avec lui, à la ligne 43, quand ce dernier finit de parler

d’elle en la remerciant « d’avoir dit et eu ces bonnes paroles pour le Bloc » (ligne 41).

Se rallier de la sorte, May le fait souvent aussi avec les chefs durant la deuxième

partie (non à l’étude), en tant que bystander, ce qui a pour effet de soutenir ces derniers et

de renforcer des FTA qu’ils destinent à Harper. Par exemple, elle se joint verbalement à

Dion à la ligne 239 quand il accuse Harper d’avoir nuit à la démocratie au Canada. Elle

soutient également Layton de façon verbale, aux lignes 305, 310 et jusqu’à la toute fin à

la ligne 321, quand Harper tente de se défendre lorsqu’il l’accuse de ne pas respecter ses

propres principes moraux. Personne d’autre dans le débat ne se rallie à un tel niveau en

tant que bystander, ni avec May ni avec qui que ce soit autre.

May ne se joint pas à la voix des autres strictement que pour attaquer Harper. En

effet, il est intéressant de remarquer comment elle se démarque des autres au niveau du

face-work dans la deuxième partie (non présente dans l’analyse micro) du débat. Par

exemple, suite à l’intervention de Layton, elle prend la parole à la ligne 194 et

l’animateur la laisse parler : elle produit alors un FFA envers Layton qui a pour effet de

renforcer le FFA qu’il s’envoie à lui-même à ce moment-là, alors qu’il tente de montrer

qu’il valorise le respect : « C’est le dernier discours de Monsieur Broadbent. Je le

142

souviens très bien C’est très, eu… éléqu– eu… éloquent ». Puis, à la ligne 201, à l’aide

d’un énoncé réparateur, sans même qu’elle soit directement sollicitée, May sauve

carrément du même coup la face de Duceppe – qui s’était fait placer sur la sellette par

l’animateur lui ayant dit avoir « senti une balle courbe » sur sa réponse (ligne 180) :

« c’est très important de faire ce– comme Monsieur Duceppe a dit, devoir servir le

public. » Durant le débat en entier, seule May a agi de la sorte, en donnant un FFA ainsi

et en sauvant même la face d’un des chefs.

Mis à part ses hésitations au niveau verbal au début de son intervention – peut-être

dû à sa maîtrise de la langue – au niveau non verbal, May est demeurée plutôt visiblement

calme, n’affichant pas de nervosité, contrairement à ses adversaires. Elle n’a pas hésité

non plus à se rallier en riant, lorsque Duceppe a brisé la glace par exemple. Si son ton de

voix a pu sonner sérieux, elle n’est toutefois jamais laissée emporter en le haussant ou en

parlant rapidement.

4.3.5.4 Le français langue seconde

Si May se démarque au niveau du face-work, elle le fait aussi au niveau de la

langue, mais ce n’est pas à son avantage. En effet, le français n’est pas sa langue

maternelle et elle semble avoir du mal à exprimer clairement ses idées parfois. Par

exemple au tout début de son intervention, il y a une certaine hésitation avant de donner

des FFA à Harper, quand elle évoque (on ne sait pas trop pourquoi) le travail que Layton

et Harper ont fait ensemble (ligne 124) et quand elle affirme avoir « trouvé » fort pour

trouver quelque chose de commun avec Harper (ligne 127). D’autres hésitations sont

produites dans son intervention, à partir de la ligne 136 à la toute fin. Ce manque de

fluidité fait en sorte de gruger son temps de parole, lui enlevant par conséquent l’occasion

de faire passer davantage ses idées et la poussant à dépasser la durée permise par

l’animateur. Ce dernier coupe alors la parole à May, lui empêchant de finir d’expliquer

plus clairement ce qu’elle dit : à la fin de son intervention (ligne 137), ainsi qu’à la toute

fin de la séquence étudiée, où elle s’excuse (ligne 322) et se voit poussée à faire une

intrusion pour tenter d’expliquer un peu ce qu’elle veut dire.

143

Voilà comment Elizabeth May s’en est tirée pour répondre à la double contrainte.

Maintenant que nous avons décortiqué le comportement de chacun des chefs dans cette

situation de double contrainte, la prochaine section vise à dresser un bilan des

comportements, une synthèse pour faire ressortir les stratégies communes et celles

divergentes des chefs.

4.4 Synthèse générale

En comparant les profils des chefs, il est possible de relever des traits ou

comportements récurrents à plus d’un niveau : d’abord, au niveau des réactions

émotionnelles dues à la consigne, ensuite à ce qui a trait à l’autodéfense en ouverture,

puis dans les mécanismes de production de FFA détournés et de FTA subtils. On

remarque notamment certaines stratégies divergentes significatives chez deux des

débatteurs, Harper et May.

4.4.1 Malaise général en situation de « double contrainte »

La toute première récurrence observable dans l’analyse de notre corpus est le

malaise, qui est visible chez les chefs après l’écoute de la question du citoyen. La

présence du rire, ayant servi à minimiser la menace que représente la consigne, a été

l’une des réactions significativement notables dans notre analyse. On a vu que

l’animateur lui-même produit un rire minimisateur quand il présente la question (ligne 5).

Puis, avant le début des interventions, Duceppe envoie une blague qui brise la glace pour

atténuer l’atmosphère et fait rire tout le monde (ligne 13) – du moins visiblement, à

défaut de pouvoir se prononcer sur Harper en raison de l’angle de la caméra.

Si le rire a contribué à atténuer l’atmosphère, le malaise s’est quand même laissé

percevoir chez chacun à travers d’autres indices, parmi les composantes linguistiques. Au

niveau verbal, on a eu des hésitations, entre autres aux lignes 49, 59, 85, 91, 96 et 124.

Harper et May ont d’ailleurs eu des départs un peu plus laborieux, pouvant nous indiquer

144

le malaise qu’ils ressentaient, tout en pouvant gagner quelques secondes aussi, comme

Duceppe au tout début. Layton a également semblé ressentir une certaine gêne au départ,

alors qu’il a relâché un sourire pour atténuer la menace envers sa face quand l’animateur

l’a placé sur la sellette. À ce moment précis, en tant que bystanders, Dion et May aussi

ont laissé aller un rire atténuateur (lignes 46 et 48).

Au niveau paraverbal, on a pu observer, particulièrement chez Dion, un

resserrement de la gorge par moments quand il parlait, par exemple à la ligne 96, quand il

a tenté de faire réparation pour montrer qu’il ne digressait pas de la consigne. Il faut

d’ailleurs souligner les indices non verbaux de nervosité perceptibles chez Dion, qui

semblent être plus présents que chez les autres. En effet, bien que les chefs réagissent

après le visionnement de la vidéo contenant la question en effectuant des gestes « extra-

communicatifs » de conforts, autocentrés ou ludiques, pendant le reste du débat, c’est

surtout Dion qui laisse transparaître une nervosité au niveau non verbal, en raison de ses

gestes « extra-communicatifs » plus fréquents, entre autres aux lignes 97, 114, 115 et

116. Un seul autre chef fait des gestes autocentrés à quelques reprises. Il s’agit de Harper,

qui frotte son poignet dans l’appréhension d’un FTA (ligne 128). Pour le reste, en fait, on

remarque que Harper s’efforce plutôt à contrôler ses émotions. Il laisse aller un sourire et

un soupir nerveux malgré tout à un moment, quand May lui envoie un FTA (ligne 134).

4.4.2 Les stratégies d’autodéfense en ouverture

Le malaise manifeste au début de la séquence à l’étude vis-à-vis de la consigne ne

s’évacue pas par la suite. En effet, durant la séquence d’ouverture de chaque intervention,

tous les chefs ont utilisé des stratégies d’autodéfense.

On relève entre autres le marqueur d’opposition « mais » utilisé comme ouvreur,

chez Duceppe (ligne 21) et Layton (ligne 49), affichant d’emblée une opposition avec

l’idée de ne pas être capable d’envoyer un FFA à leur adversaire. En effet, le connecteur

145

« mais » est utilisé comme stratégie de réfutation32

, niant et rectifiant l'idée présupposée

de ne pas être capable de relever le défi de flatter son adversaire.

D’autres indices révélant une autodéfense ont été perceptibles dans notre analyse.

Harper, par exemple, a adopté un ton de voix plus aigu et hésitant pour dire « Monsieur

Layton, Jack, eu… Je peux– Je peux dire des bonnes choses sur Jack » (ligne 68).

May aussi a éprouvé des difficultés au départ, en raison de ses hésitations, prenant

de la ligne 124 jusqu’à 127, avant de commencer à donner des FFA. Elle affirme en plus :

« j’ai trouvé fort pour, comme vous avez peut-être souviens, pour trouver les choses que

nous avons ensemble partagées » (ligne 127).

Dion, pour sa part, au niveau verbal, s’est défendu d’emblée de « mettre en cause

la sincérité » de Duceppe (ligne 94). Néanmoins, comme les autres, il laisse transparaître

des indices d’un malaise à l’idée d’envoyer des FFA à son adversaire, aux niveaux

paraverbal et non verbal : sa gorge se serre quand il prononce son premier « oui » (ligne

91) et il serre ses pouces quand il laisse aller son FFA (ligne 98).

4.4.3 Des FFA servant surtout ses propres objectifs

Malgré le malaise avec l’idée de donner des qualités à leur adversaire, les chefs

doivent répondre à la consigne. Ils finissent donc par produire quelques FFA. Néanmoins,

on relève plusieurs formes de FFA : les directs, les inclusifs (du locuteur), les détournés

vers soi-même, ceux valorisant explicitement sa propre face, les bémolisés ou affaiblis et,

finalement, ceux servant à envoyer subtilement de façon détournée un FTA au premier

ministre, la réelle cible.

32

« Le mais de réfutation récuse la légitimité de ce qu’un destinataire a dit ou pensé, pourrait avoir dit ou

pensé » [Cf. : Maingueneau cité dans MARCHAND, Pascal (1998), L'Analyse du Discours Assistée par

Ordinateur, Paris : Armand Colin, p. 115]

146

Les FFA directs destinés à leur adversaire sont rares. On en retrouve à quelques

reprises, par exemple : quand Duceppe dit que May a « des préoccupations

environnementales fort importantes » (ligne 21), quand Layton dit à Dion qu’il est

« honnête » et « intelligent » (ligne 51), lorsque Harper dit apprécier que Layton est

« honnête envers le débat » (ligne 85), ou encore lorsque May dit à Harper qu’il est un

« bon père » (ligne 130). On remarque toutefois que les FFA directs produits par Harper

et Dion ne sont arrivés qu’à la clôture de leur intervention, ce qui pourrait être interprété

comme des actes réparateurs de leur déviance de la consigne. Concernant les FFA directs,

il est intéressant de constater qu’ils concernent généralement les qualités personnelles

plutôt que politiques.

Les FFA bémolisés sont ceux qui sont suivis d’atténuateurs qui ont pour effet

d’affaiblir l’acte de langage flatteur. Ce procédé est surtout utilisé par Dion, par exemple

quand il dit que Duceppe a un sens de l’État « quand il est à son meilleur » (ligne 114).

May également se servira de cette stratégie, en disant à Harper qu’il est un homme de

principe, tout en ajoutant que les dits principes vont conduire le pays dans une « direction

dangereux [sic] » (ligne 135).

Les FFA inclusifs, c’est-à-dire ceux utilisés pour s’inclure parmi les destinataires

du FFA, sont quant à eux plus nombreux, par exemple c’est le cas de Duceppe quand il

remercie May pour avoir eu des « bonnes paroles pour le Bloc » (ligne 37) ; le cas de

Layton quand il dit à Dion qu’il est un « professeur » comme lui (ligne 50) ; le cas aussi

de Harper quand il remercie Layton d’avoir coopéré « avec le gouvernement » (ligne 78)

; et le cas de Dion quand il affirme viser la « même chose » que Duceppe, soit d’aider le

Québec (ligne 100), etc. Il est intéressant de souligner qu’il n’y a en fait que May qui ne

détourne pas ainsi subtilement un seul FFA vers elle-même.

Les FFA produits envers soi-même ne sont pas toujours aussi subtils. En effet, les

chefs réussissent à insérer certains FFA qui sont bien explicites dans lesquels une certaine

valorisation de soi est très clairement énoncée : « il faut élire des députés du Bloc »

147

(Duceppe, ligne 41) ; « comme premier ministre, je vais le faire » (Layton, ligne 61) ;

« C’est ce que le Parti libéral pourra offrir » (Dion, ligne 111), etc. Si Harper n’a pas été

aussi explicite durant la première partie, il l’a été néanmoins durant la deuxième, par

exemple quand il fait son auto-éloge à la clôture du débat, en disant avoir dirigé le plus

long mandat d’un gouvernement minoritaire dans l’histoire du pays (ligne 317). Le

premier ministre en a quand même profité souvent pour rappeler son rôle de

« gouvernement » dans la première partie, ce qui constitue un taxème qui lui est

particulier. Enfin, encore une fois, May est la seule à ne pas s’auto-décerner de FFA

direct ou valoriser son propre parti, durant toute la séquence du débat.

Enfin, certains FFA donnés à leur adversaire ont pu être transformés en FTA pour

être détournés vers le premier ministre Harper, leur véritable adversaire. Deux chefs ont

surtout utilisé cette stratégie, soit Duceppe et Dion. Duceppe, par exemple, rappelle qu’il

a participé avec May à des événements importants où les experts « dénonçaient tous la

politique du gouvernement Harper » (ligne 27). Dion, lui, affirme que Duceppe a raison

« quand il dit qu’il faut pas que Monsieur Harper devienne majoritaire » (ligne 105). De

plus, au début de son intervention, le chef libéral soutient Duceppe en déclarant,

contrairement à Harper, ne pas remettre en cause sa sincérité, tout en jetant un regard

déictique accusateur envers Harper (ligne 95).

Finalement, même s’ils ont produits des FFA, on peut voir que les chefs s’en sont

généralement servis à leurs propres fins. Ils ne se sont pas gênés non plus pour envoyer

des FTA, malgré la consigne.

4.4.4 Des FTA, malgré tout

Malgré la consigne, certains chefs en ont profité pour produire des FTA explicites,

à l’occasion envers leur adversaire, ou encore pour attaquer le premier ministre. Au

niveau des FTA envers leur adversaire, par exemple, Layton a clairement critiqué le bilan

du Parti libéral de Dion (ligne 52). Dion aussi a littéralement dit à Duceppe qu’il

manquait un peu d’ambition (ligne 107). Il faut noter deux choses importantes

148

néanmoins : les FTA relevés dans le corpus concernent strictement un aspect politique ou

idéologique de leur adversaire concerné. De plus, ils sont toujours accompagnés de

coussins atténuateurs verbaux (ex. : « un peu », une hésitation, etc.) et/ou paraverbaux

(ex. : prosodie plus basse, ton de voix non agressant, etc.), et/ou non verbaux (ex. :

crispation faciale, gestes de guillemet avec les doigts, etc.) et/ou même un rire complice

(ex. : celui entre Dion et Duceppe, aux lignes 142 et 143). Aucun FTA n’est émis

directement à la face de son adversaire sans qu’on y décèle des indices d’un certain

malaise ou un enrobage de politesse négative.

Certains chefs ont souvent dérivé délibérément de la consigne et se sont permis de

concentrer leurs attaques sur le premier ministre, la réelle cible. On peut ainsi retrouver, à

la ligne 30GD, cette affirmation de Duceppe : « pour vaincre et empêcher une majorité de

Monsieur Harper, il faut élire des députés du Bloc québécois » (ligne 41). Il y a

également celle-ci, de la part de Dion : « C’est ce que le Parti libéral pourra offrir, eu…

plutôt que les conservateurs » (ligne 112). Il est toutefois intéressant de noter que ces

FTA sont produits alors que les chefs parlent de Harper, et non à Harper. Le message est

quand même assez clair pour tout le monde, y compris les téléspectateurs (qui sont en fait

toujours le réel destinataire visé par les candidats).

Crédit : Radio-Canada

149

4.4.5 Les stratégies divergentes

Enfin, si les participants ont généralement pu faire dévier des FTA vers le premier

ministre conservateur, deux d’entre eux ne peuvent pas s’adonner à ce jeu-là. Il s’agit,

bien sûr, de Harper lui-même et de May.

Au niveau non verbal, tel un lion de marbre, Harper ne bouge presque pas : il ne

se laisse pas bousculer par les attaques qui fusent de tous côtés, étant donné qu’il a le

pouvoir tant convoité. Harper ne semble pas être prêt à partager ce pouvoir et son

immuabilité n’est pas que notable au niveau non verbal. En effet, le premier ministre est

visiblement mal à l’aise avec l’idée de se rapprocher de ses adversaires. Pour éviter toute

confrontation ou toute situation qui risquerait de lui faire perdre des points et de

l’abaisser sur l’axe vertical, il préfère maintenir une distance, en privilégiant tout au

mieux une coexistence pacifique de lignes divergentes, tout en revendiquant subtilement

une relation verticale de pouvoir par le rappel constant au public de son rôle de chef du

gouvernement (par exemple aux lignes 78, 219 et 317), du candidat au pouvoir, en

ajoutant en plus que c’est seulement « naturel » que ce soit ainsi. Finalement, si ses

stratégies ont divergé de celles des autres, on peut quand même dire qu’il avait le même

objectif que les autres candidats, soit celui de gagner des points dans le débat, pour

gagner les élections. Néanmoins, par rapport aux autres, il avait des points d’avance

puisqu’il était déjà au pouvoir.

Face au premier ministre, May quant à elle doit faire preuve d’une certaine

ingéniosité par rapport aux autres. Elle a émis des FFA envers Harper (lignes 130 et 132),

et lui a envoyé deux FTA assez particuliers. En effet, on remarque que le premier a servi

à neutraliser l’un des FFA qu’elle a envoyés : bien qu’elle lui ait en premier lieu concédé

le fait de baser ses décisions pour le Canada sur ses principes, elle enchaîne et discrédite

tout de suite après les dits principes en les qualifiant de « dangereux » (ligne 136).

Ensuite, elle qualifie son style de leadership d’autocrate (ligne 143). Il est intéressant de

noter qu’à l’aide du procédé de substitution, elle a creusé dans le vocabulaire de la langue

150

française afin de trouver un adjectif atténuateur pour décrire le style de leadership

autoritaire d’Harper, et ce malgré sa difficulté avec la langue française.

May ne s’est pas seulement distinguée au niveau des stratégies employées pour

émettre des FTA. En effet, elle est surtout l’exception à la règle au niveau des FFA.

D’abord, elle a longuement élaboré au sujet du premier FFA qu’elle destine à Harper à la

ligne 130, en l’accompagnant de renforçateurs pour lui donner plus de poids. Un autre

passage distingue May des autres chefs : durant la deuxième partie, elle crée – sans

arrière-pensée claire ni visiblement de but personnel précis – un rapprochement avec

Layton à l’aide de son FFA à la ligne 194, en se permettant de prendre la parole, le débat

ayant commencé à prendre une tournure plus libre. De plus, May vient carrément au

secours de Duceppe, à la ligne 200 pour appuyer une de ses actions et lui envoyer un FFA

(« c’est très important de faire ce– comme Monsieur Duceppe a dit, devoir servir le

public »), sans qu’elle ne soit sollicitée de le faire, alors même que l’animateur avait

placé le chef du Bloc québécois sur la sellette. Personne d’autre durant le débat ne produit

de FFA de façon aussi gratuite et altruiste, surtout pas pour sauver la face de qui que ce

soit.

Crédit : La Presse Canadienne/Tom Hanson

151

CONCLUSION

Dans cette thèse, nous avons voulu savoir comment les candidats aux élections

fédérales de 2008 au Canada, en plein milieu du débat télévisé des chefs en français, ont

pu s’y prendre pour tirer leur épingle du jeu, dans le contexte d’une question venant d’un

téléspectateur qui les a mis dans une situation de « double contrainte » fortement

prononcée, les tiraillant entre égoïsme et altruisme. Nous nous sommes donc donné

l’objectif d’analyser leurs stratégies respectives.

Afin d’atteindre notre objectif, après avoir fait une mise en contexte du « code »

des politiciens, nous avons fait le tour des études récentes sur les stratégies de

communication en politique, au chapitre I. Cela nous a permis d’expliquer l’originalité de

notre recherche, qui se distingue des autres par la situation de « double contrainte »

particulière caractérisant notre débat à l’étude. Tel que nous l’avons démontré dans le

chapitre I, bien des stratégies de communication et de présentation de soi en politique ont

fait l’objet d’études dernièrement dans ce domaine, que ce soit au niveau du charisme

gestuel, de la reprise dialogique, du vocabulaire neutre qui ratisse large, de l’« ex-

communication », etc. Cependant, aucune n’avait porté jusqu’ici sur une situation de

« double contrainte » au cours d’un débat télévisé – surtout pas aussi fortement

prononcée, alors que la consigne est de surcroît exigée par la voix citoyenne. En effet, il

s’agit d’un citoyen qui demande aux débatteurs s’ils sont capables de flatter leur

adversaire, ce qui accentue la pression sur les chefs. Si de façon générale la « double

contrainte » existe dans toute situation de communication et aussi dans les débats

habituellement, elle a été plus aigue dans ce débat. Comme Kerbrat-Orecchioni (2011) le

dit, normalement, il faut confronter son adversaire, mais sans choquer l’électorat – ce qui

constitue en soi une « double contrainte » où un véritable jeu d’actions et réactions prend

forme au niveau interactionnel :

152

[c]’est avec leur partenaire de plateau que les débatteurs doivent polémiquer ; mais ce

sont les téléspectateurs qu’il s’agit de convaincre et de séduire, en leur offrant le spectacle

d’un affrontement musclé tout en évitant de les choquer (même s’ils espèrent secrètement

que survienne quelque « incident » venant pimenter la routine du débat). (p. 40)

Alors pensez la difficulté supplémentaire que la question du téléspectateur a

apportée dans la situation précise de notre corpus!

Pour nous aider à comprendre les mécanismes du langage en interaction, nous

avons par la suite expliqué dans le chapitre II les fondements de notre cadre théorique,

celui de l’analyse conversationnelle, par le biais duquel nous avons analysé notre corpus.

C’est un cadre qui aborde la communication comme une interaction en construction

permanente, multimodale et contextualisée, en plus de favoriser une approche

ethnométhodologique. Les chercheurs en analyse conversationnelle reconnaissent

l’importance des études du phénomène de la politesse pour la compréhension de la

grammaire des interactions. En effet, les règles de la politesse sont centrales à l’étude des

interactions. C’est dans cette notion d’ailleurs que s’insère la problématique de la

« double contrainte » en politesse, qui constitue l’objet même de notre étude. Ensuite, au

chapitre III, nous avons présenté notre démarche d’analyse (à la fois longitudinale et

transversale) et décrit le contexte détaillé du débat des chefs (en français) de 2008.

Tel que démontré à l’aide de notre analyse au chapitre IV, en réaction à la

nouvelle consigne qui est venue bouleverser le déroulement normal des choses, les

participants ont d’abord tous affiché un malaise à l’ouverture de la séquence à l’étude, en

utilisant différents procédés à la fois verbaux (l’ironie et l’humour, entre autres) ou non

verbaux (rire, gestes autocentrés de nervosité, etc.) Ils ont ensuite, pour la plupart, essayé

de gagner du temps avant de se prononcer (avec une boutade, en posant une question,

avec préliminaires du genre « j’ai cherché beaucoup pour trouver quelque chose à dire »,

etc.) Enfin, ils ont tous fini par émettre des FFA, mais le plus souvent pour servir leur

propre objectif. Ils ont aussi émis des FTA, malgré tout. Ainsi, le début de l’intervention

de chaque chef est effectivement marqué par des stratégies prenant des allures

153

d’autodéfense (à l’aide de marqueurs d’opposition ou de concession, comme « mais »,

« oui », « certainement », « voilà », etc.) pour souvent nier l’idée de leur incapacité à

flatter leur adversaire. Bien sûr, les chefs enchaînent et produisent des actes flatteurs

(FFA) envers leur adversaire – ils doivent répondre au citoyen, à défaut d’être disqualifié

en direct. Toutefois, il a été démontré clairement dans notre analyse que la plupart du

temps, ces FFA ont servi à atteindre leurs objectifs personnels. En effet, de façon

générale, ils s’en sont servis – quelques fois par le biais de la polyphonie ou de la reprise

dialogique – pour s’inclure à l’occasion parmi les destinataires de leur FFA, ou encore

pour s’allier avec leur adversaire et attaquer finalement le premier ministre, l’ultime

adversaire. D’ailleurs, les chefs ne se sont pas gênés pour lancer des FTA malgré tout, y

compris à l’adversaire de leur gauche, contrairement à ce qu’exigeait la consigne. Il a

néanmoins été intéressant de constater que les FTA concernaient essentiellement l’aspect

idéologique ou partisan de leur adversaire, alors que les FFA utilisés pour répondre à la

consigne touchaient généralement leur côté plus intime ou personnel.

Nous avons donc pu relever des stratégies servant leurs propres intérêts politiques

et, donc, conformes aux règles implicites du « code » du politicien. Malgré tout, les

limites de ce « code » étant floues, chacun s’est en effet approprié de façon personnelle la

façon de livrer et d’utiliser ses stratégies pour ravir le pouvoir, malgré une consigne qui

leur demandait de le céder pour un moment. Chacun des candidats a essayé d’adapter ses

stratégies à l’adversaire qu’il devait flatter et a fait des efforts considérables pour ne pas

lui donner de point (ou tout au mieux ne pas perdre la face). Ainsi, chaque chef a mis en

place des stratégies de résistance particulières. On a vu, entre autres, que Gilles Duceppe

– le débatteur expressif au sens de l’humour – a pu briser la glace avec une blague (ligne

13) et puiser dans ses expériences communes avec May (ligne 24), pour se mettre de

connivence avec elle et attaquer le premier ministre (ligne 40). Jack Layton – le chef

rassembleur, mais chef avant tout – a pu miser beaucoup sur la coopération (lignes 55 et

62), tout en affichant une image de confiance par son non verbal (lignes 54 et 56), lui

servant à se présenter comme le chef qui sauvera la situation (ligne 61). Stephen Harper –

le « roi lion » de marbre –, pour sa part, a pu miser sur sa position de premier ministre

154

préétablie (lignes 78, 219 et 316), ce que personne d’autre n’a pu faire – et ce, malgré les

efforts louables de Layton de prétendre qu’il « sera » le prochain chef du gouvernement.

Stéphane Dion – le chef de l’opposition agité – a pu agir comme un whip face au premier

ministre en lui envoyant des FTA (lignes 95, 105 et 111), fidèle donc à son rôle dans

l’opposition, même s’il affichait souvent une certaine nervosité (lignes 91, 96, 114 et

116). Quant à la dernière (mais non la moindre), Elizabeth May – la cheffe franche et

polie –, elle a pu complimenter Harper pour être un bon parent (ligne 130) et un homme

de principe (ligne 132), tout en renforçant ses FFA à l’aide d’atténuateurs (par exemple le

sourire, à la ligne 131), mais elle a adroitement soutiré ensuite ce FFA en disqualifiant les

dits principes, puisqu’ils vont à l’encontre des priorités environnementales et de ses

valeurs (lignes 135 et 143).

Ces façons qu’ont eues les chefs de personnaliser leurs stratégies nous démontrent

à quel point chaque intervenant, bien qu’il adopte le même « code » et ait le même

objectif que les autres – donner des points en en gagnant –, utilise des mécanismes

différents en fonction de ses caractéristiques personnelles et selon les choix qu’il fait dans

le contexte et le moment précis de l’interaction. C’est à partir des indices observables que

les locuteurs s’ajustent les uns aux autres en fonction des perceptions et des

connaissances qu’ils ont de leurs interlocuteurs, ainsi que des normes sociolinguistiques

reliées au contexte. C’est donc en considérant tous ces éléments à la fois (de façon plus

ou moins consciente) que les candidats dans notre débat ont choisi leurs stratégies, ainsi

que le type de négociation conversationnelle et interactionnelle qu’ils ont adopté.

Enfin, les résultats obtenus révèlent bien que deux des participants ont dû utiliser

des stratégies divergentes, soit le premier ministre lui-même et Elizabeth May. Comme

on le mentionnait dans le paragraphe ci-haut, Stephen Harper a surtout exploité sa

position de chef, au pouvoir du gouvernement, pour imposer sa position haute et pour

rabaisser ses adversaires au niveau de l’opposition (c’est-à-dire du groupe des perdants) –

adversaires avec lesquels il s’est efforcé tout au long du débat de maintenir une certaine

distance interpersonnelle.

155

Elizabeth May, quant à elle, avait sans doute le plus grand défi d’entre tous :

flatter le premier ministre, celui qui a été la cible principale d’attaques de tous côtés

depuis le début du débat. Malgré tout, elle s’est distinguée au niveau des FFA au cours du

débat, que ce soit dans la première ou dans la deuxième partie de notre corpus. En effet,

elle est à peu près la seule à avoir utilisé des FFA directs et francs (lignes 130 et 132),

sans les détourner en sa faveur. Si May n’a pas pu utiliser des alliances pour attaquer le

premier ministre, contrairement aux autres, elle a misé sur l’intégrité en lui lançant

directement un FTA à la ligne 135, qui disqualifie du même coup l’un des FFA qu’elle lui

avait destiné (à la ligne 132) au sujet de ses valeurs idéologiques. Elle s’est permise tout

de même une petite gêne et a atténué ses FTA à plusieurs reprises. Elle a, par exemple,

utilisé un euphémisme (« autocrate »), à la ligne 143, au lieu d’un mot plus dur (ex. :

« dictateur », « tyran », etc.). De plus, elle n’a pas hésité à enrober de procédés de

politesse positive les FFA qu’elle envoie à Harper (ligne 131) avant de lui lancer les

FTA. Ce n’est pas seulement avec Harper que les stratégies de May ont été singulières ;

on a pu la voir dans d’autres interventions, renforcer des FFA que Jack Layton

s’administrait (de la ligne 194 à 200), en qualifiant d’« éloquent » (ligne 195) le discours

de leur ancien chef de parti, et venir même au secours de Gilles Duceppe en difficulté, en

appuyant son idée pour le soutenir: « c’est très important de faire ce– comme Monsieur

Duceppe a dit, devoir servir le public » (ligne 201).

Elizabeth May a donc bien pu tirer son épingle du jeu, malgré l’ampleur du défi

qui l’attendait pourtant. En effet, son comportement honnête et poli dénote par rapport au

comportement des autres candidats. Se pose alors la question à savoir s’il y aurait un lien

avec le fait que May soit une femme. Son comportement est-il représentatif de stratégies

typiquement « féminines »? De plus, y a-t-il une corrélation possible avec le fait que la

Parti vert soit le 5e parti à la Chambre des communes, donc un parti marginal, ayant ainsi

une plus grande marge de manœuvre discursive?33

En fonction des résultats obtenus, nous

33

Si l'on se réfère aux chercheurs mentionnés au chapitre 1, entre autres Albouy (1994), Le Bart (1998),

Monière (1992), etc., plus le discours se rapproche du pouvoir, plus il se « vide » de contenu, devient

« ramasse-tout », « neutre », etc. Ainsi, les petits partis auraient tendance à être plus affirmatifs de leurs

valeurs et n’hésiteraient pas à afficher plus clairement leur position idéologique.

156

ne pouvons que formuler des hypothèses à cet égard. Un regard dans la littérature autour

de la théorie du genre, ou encore du discours en marginalité, pourraient nous donner des

pistes intéressantes à poursuivre.

En plus des pistes mentionnées ci-haut, il serait intéressant d’élargir les horizons

de la recherche à d’autres situations de « double contrainte », un phénomène

particulièrement présent dans notre vie quotidienne en société. De telles analyses peuvent

s’avérer précieuses pour nous aider à mieux pénétrer les mécanismes du langage dans la

gestion de l’alter et de l’ego en interaction.

Il est vrai que, grâce au cadre de l’analyse conversationnelle, cette thèse a permis

de mieux comprendre les mécanismes du langage en situation de « double contrainte »

dans un débat politique télévisé. Néanmoins, elle a aussi démontré comment les

interactions se déroulant dans le débat à l’étude sont en fait des constructions collectives,

où personne n’a véritablement le monopole de la parole et où le script s’écrit au fur et à

mesure. C’est toujours dans un jeu d’actions et de réactions – à la fois par le verbal, le

paraverbal et le non verbal – et en fonction du contexte que se négocient les positions

respectives des participants lors d’une rencontre.

Finalement, bien que les contraintes liées à la situation spécifique du débat

télévisé (son cadre spatio-temporel, l’objectif de la rencontre, les participants, le format

de la rencontre, etc.) lui confèrent des stratégies particulières dans la gestion de la double

contrainte, il faut noter toutefois que cette dernière se manifeste par des mécanismes qui

sont similaires à ceux retrouvés dans les conversations quotidiennes. En fait, la politesse,

ce tiraillement entre l’égoïsme et l’altruisme, constitue un des fondements même de

l’interaction humaine.

[…] la politesse est un phénomène universel, comme

est universelle l’importance attachée au territoire, et à

la face, dans les relations interpersonnelles comme

dans les relations entre États – les grands conflits

internationaux ne se ramènent-ils pas toujours à des

enjeux de puissance et de gloire? (Kerbrat-

Orecchioni, 1996 : 66)

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