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monde(s),n o 1, mai 2012, p.175236 A Sea of Blood and Plunder87 Lutte contre la traite et politique impériale britannique dans l’océan Indien, le Golfe Arabo-Persique et la mer Rouge, vers 1820-1880 Guillemette Crouzet Université Paris-Sorbonne – Paris IV Résumé “A Sea of Blood and Plunder” Lutte contre la traite et politique impériale britannique dans l’océan Indien, le Golfe AraboPersique et la mer Rouge, vers 18201880 Sur la base du vaste corpus des archives britanniques, cet article étudie la construction d’un « espaceréseau » de la traite des esclaves aux intégrations économiques variées, centré sur le Golfe, la mer d’Oman et le Nord de ǯ± ǡ ± ϐ ǯ Ǥ fournissant les travailleurs captifs, la diversité des marchés acheteurs, de l’Empire ottoman et ses harems aux sociétés de la Péninsule arabique, sont mises en valeur, ainsi que la « profondeur » spatiale de ce système éco nomique régional. Cette étude adopte, par ailleurs, un point de vue original sur l’action des Britanniques : les Anglais, en signant des traités avec les puissances régionales de l’espace – la Perse, l’Empire ottoman, les Pachas indépendants d’Égypte, le Sultan omanais ou encore les shaikhs de la « Côte de la Trêve » – ont peu à peu bâti un territoire politique transnational « normé » par ces mêmes accords, et « policé » par les patrouilles de l’Indian Navy et de la Royal Navy. Motsclés : Traite des esclaves – Golfe AraboPersique – Impérialisme britannique – Océan Indien – Péninsule Arabique. 87 Anita L.P. Burdett, ed., The Slave Trade into Arabia 18201973, 9 vol. (Cambridge: Cambridge Archives Editions, 2006), vol. 3, p. 95. 5-VARIA.indd 213 19/03/12 10:52

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monde(s), no 1, mai 2012, p.175-­236

“A Sea of Blood and Plunder”87 Lutte contre la traite et politique impériale britannique dans l’océan Indien, le Golfe Arabo-Persique et la mer Rouge, vers 1820-1880

Guillemette CrouzetUniversité Paris-Sorbonne – Paris IV

Résumé“A Sea of Blood and Plunder”

Lutte contre la traite et politique impériale britannique dans l’océan Indien, le Golfe Arabo-­Persique et la mer Rouge, vers 1820-­1880

Sur la base du vaste corpus des archives britanniques, cet article étudie la construction d’un « espace-­‐réseau » de la traite des esclaves aux intégrations économiques variées, centré sur le Golfe, la mer d’Oman et le Nord de

fournissant les travailleurs captifs, la diversité des marchés acheteurs, de l’Empire ottoman et ses harems aux sociétés de la Péninsule arabique, sont mises en valeur, ainsi que la « profondeur » spatiale de ce système éco-­‐nomique régional. Cette étude adopte, par ailleurs, un point de vue original sur l’action des Britanniques : les Anglais, en signant des traités avec les puissances régionales de l’espace – la Perse, l’Empire ottoman, les Pachas indépendants d’Égypte, le Sultan omanais ou encore les shaikhs de la « Côte de la Trêve » – ont peu à peu bâti un territoire politique transnational « normé » par ces mêmes accords, et « policé » par les patrouilles de l’Indian Navy et de la Royal Navy.

Mots-­clés : Traite des esclaves – Golfe Arabo-­‐Persique – Impérialisme britannique – Océan Indien – Péninsule Arabique.

87 Anita L.P. Burdett, ed., The Slave Trade into Arabia 1820-­1973, 9 vol. (Cambridge: Cambridge Archives Editions, 2006), vol. 3, p. 95.

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Guillemette Crouzet

Abstract“A Sea of Blood and Plunder”

Attempt Against the Slave Trade and British Imperial Policy in the Indian Ocean, the Arabo-­Persian Gulf and the Red Sea (circa 1820-­1880)

This paper highlights the existence in the nineteenth century of a “space-­network” of the slave trade, organizing the Gulf, the Oman Sea and the north of the Indian Ocean. The various economic integrations of this “space-­network” and the complex structure of the trade routes supplying the slaves are examined. Furthermore, the areas providing captives, the diver-­sity of the markets buying slaves, i.e. the Ottoman Empire and the societies of the Arabian Peninsula, are also studied. An emphasis is put on the “depth” of this particular regional economic system. This paper also presents a very original view on the attempt of the British power against slavery and the slave trade: the British, by signing treaties with the regional powers for the regulations against slavery, (I mean Persia, the Ottoman Empire, the independent Pashas of Egypt, the Sultan of Oman and the sheikhs of the “Trucial Coast”) have gradually built a transnational

marks a milestone in the history of legislation against slavery, but also in the drafting of a law on the seas.

Keywords: Slave trade – Arabo-­Persian Gulf – British Empire – Indian Ocean – Arabian Peninsula.

Nombre de travaux ont été consacrés à la traite atlantique ou au messia-­‐nisme de la Grande-­‐Bretagne et à

son combat, au nom de certaines valeurs philanthropiques, contre ce qui était dési-­‐

le commerce de captifs. Mais l’historiogra-­‐phie a quelque peu négligé le commerce d’esclaves africains structurant l’océan Indien et les espaces voisins, notamment le Golfe Arabo-­‐Persique, la mer Rouge, mais aussi la côte ouest de l’Inde et les rives de la corne de l’Afrique88. Pourtant, au même titre que la zone atlantique, ces régions ont été, de 1820 à 1880, des « laboratoires » de la politique britannique contre la traite et l’esclavage. Ce travail ne prétend pas

se déroulaient depuis l’époque moderne dans ces zones. Il souhaite plutôt observer leur structuration dans les espaces men-­‐tionnés. Ainsi le Golfe et la mer Rouge se

marchés régionalisés dont les rives sont

traite. Mais ils sont également intégrés à un espace régional plus vaste, celui de l’océan Indien, qui est lui-­‐même en contact avec un autre ensemble régional, la Méditerranée.

88 Thomas Ricks, “Slaves and Slave Traders in the Persian Gulf”, in William Gervase Clarence-­Smith, ed., The Economics of the Indian Ocean Slave Trade in the Nineteenth Century (London: Frank Cass, 1989), p. 60-­71.

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En 1820, on peut donc parler « d’espaces-­‐réseaux » pluriels de la traite, structurelle-­‐

les mouvements des marchands, et hiérar-­‐chisés par un système de hub89 et « d’in-­‐terfaces », comme Zanzibar ou Mascate, qui permettent au processus de redistri-­‐bution de la main-­‐d’œuvre de se dérouler. Les diasporas marchandes transnationales organisent également ces zones. C’est un fonctionnement en centres et en périphé-­‐ries qui caractérise le monde de la traite.

Il est par ailleurs important de comprendre l’impact de la politique britannique sur ces régions et les évolutions spatiales qui sur-­‐viennent lorsque sont signés, à partir de 1840, les traités entre la Grande-­‐Bretagne et les puissances régionales comme la Perse ou l’Empire ottoman. En effet, dès cette date, la traite et l’esclavage sont dési-­‐gnés comme hors-­‐la-­‐loi et les patrouilles de l’East India Company et de la Royal Navy qui surveillent les mers se mettent en place. Des mécanismes de mutation et de survivance des réseaux se révèlent alors dans ces régions caractérisées par une « culture transnationale »90 de l’espace.

89 Par “hub”, nous désignons une plateforme de redistribution active et intégrée à un vaste hinterland.

90 Madawi Al-­Rasheed, ed., Transnational Connections in the Arab Gulf (Londres: Routledge, 2004);; James Onley, “Transnational Merchants in the Nineteenth Century Gulf: The Case of the Safar Family”, in Madawi Al-­Rasheed, Transnational Connections, op.cit., p. 59-­89.

Surtout, en endossant le rôle de « gen-­‐darme » des mers, les Britanniques s’in-­‐sèrent politiquement et économiquement dans un dispositif régional complexe. La lutte contre la traite et l’esclavage n’est-­‐elle pas en réalité un outil d’ingérence territo-­‐riale qui sert, dans le cas précis du Golfe, à la construction d’un ourlet de protectorats sur la Côte de la Trêve, parties intégrantes du glacis de protection de l’Empire des Indes ? La démarche des Anglais sera étu-­‐diée et le processus d’association des États régionaux à la lutte contre la traite, que le contenu des différents traités conclus avec la Grande-­‐Bretagne révèle, sera scruté. En effet, comme l’a montré James Onley91, les Britanniques ne suivent pas un plan préa-­‐lablement conçu : ils imposent progressive-­‐ment leur gouvernance dans cet espace. Il faut donc bannir toute lecture téléologique de leur action. Les relations protecteur-­‐protégé dans le Golfe et la mer Rouge sont

-­‐-­‐

cation » progressives des espaces permet de mieux comprendre la complexité de l’impérialisme dans ces territoires.

91 James Onley, « La politique de protection : les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle », Maghreb-­Machrek, n° 204, été 2010, p. 9-­32 ;; p. 10.

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Les espaces régionaux de la traite!: flux et réseaux du commerce d’esclaves

révèle une intéressante structuration de l’espace, faisant apparaître plusieurs nébu-­‐leuses économiques, de taille variée et en relation entre elles.

L’échelle régionale!: les espaces-réseaux de l’océan Indien et du Golfe Arabo-Persique

La traite, dans l’océan Indien et le Golfe, s’organise en effet au sein d’un « espace-­‐réseau », fait de points centraux, de relais et d’interfaces qui sont connectés entre eux par les va-­‐et-­‐vient des marchands et les mouvements constants des bateaux char-­‐gés d’esclaves. Ces zones se caractérisent ainsi par une organisation en centres et en périphéries.

En effet, lorsqu’en 1820 les Britanniques prennent conscience de l’importance de la traite comme source principale de revenus pour les sociétés du Golfe Arabo-­‐Persique et de l’océan Indien, il existe « des » espaces de la traite au sein d’un très vaste monde aux frontières complexes. Le Golfe, la Péninsule Arabique, les îles du Nord de l’océan Indien, la mer d’Oman, la mer d’Ara-­‐bie, la côte ouest de l’Inde et la mer Rouge

sont fortement impliqués dans l’économie de la traite.Il faut d’abord insister sur l’importance de Zanzibar92. Autour de l’île se structure en effet un espace aux échelles emboîtées qui lui confère une fonction clef de relais, entre la côte swahilie93, la zone des grands lacs africains et la côte sud du Sultanat d’Oman. L’existence d’importants marchés aux esclaves sur l’île et la présence de négo-­‐

d’origine arabe ou indienne, ne constituent pas une nouveauté en 1820. Mais, à partir de cette date, les archives témoignent d’une

-­‐claves transitant par Zanzibar et d’une spé-­‐cialisation économique accrue de l’île, dont toutes les structures sont dédiées au fonc-­‐tionnement de la traite. Selon les estima-­‐tions fournies par les archives britanniques, 8 000 à 20 000 esclaves94 sont importés

92 Abdul Sheriff, Slaves, Spices and Ivory in Zanzibar. Integration of an East African Commercial Empire into the World Economy, 1770-­1873 (London: James Currey, 1987).

93 Ralph Austen, “The Nineteenth Century Islamic Slave Trade From East Africa (Swahili and Red Sea Coasts): A Tentative Census”, in William Gervase Clarence-­Smith, ed., The Economics of the Indian Ocean Slave Trade, op.cit., p. 21-­45.

94 William Gervase Clarence-­Smith, “The Economics of the Indian Ocean Slave Trades in the 19th Century, an Overview”, in William Gervase Clarence-­Smith, ed., The Economics of the Indian Ocean Slave Trade, op.cit., p. 1-­21.

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annuellement à Zanzibar d’Afrique de l’Est au cours des années 1820-­‐184095.Dans un second temps, une fois arrivés, les captifs étaient intégrés à l’économie de plantation ou réexportés vers d’autres zones. De l’interface formée par les ports de la côte nord de Zanzibar partaient des esclaves à destination principalement de la côte de la Batinah mais également de la mer Rouge, de l’Inde et de la Perse. Sur les bords de la mer d’Oman, s’organisait ensuite un autre système de réexportation. Selon les sources, Mascate96 remplit ainsi vers 1820 un rôle assez similaire. La cité-­‐entrepôt a la fonction de plaque de redistribution pour un espace régional intégrant la mer Rouge et le Golfe Arabo-­‐Persique. Sour, sur la côte de la Batinah, est un pôle secondaire : cer-­‐tains captifs, en provenance de Mascate y sont parfois entreposés. Le nombre total des esclaves importés chaque année sur ces places vers 1840 est estimé à 20 000. Mascate ne représente toutefois qu’une étape pour les esclaves qui sont réexpor-­‐tés vers la Perse, notamment vers Bunder Abbas, Bushire, Lingah et l’île de Kishm97, mais également vers l’Inde, les ports de

95 Il va de soi que les chiffres varient dans les sources examinées.

96 Willem Floor, The Persian Gulf: The Economic and Political History of Five Port Cities, 1500-­1730 (Washington: Mage Publishers, 2006);; Willem Floor, The Persian Gulf: The Rise of the Gulf Arabs (Washington: Mage Publishers, 2007).

97 Willem Floor, The Persian Gulf. The Economic and Political History of Five Port Cities, op. cit., p. 35.

Bombay, de Kutch et de Karachi, et aussi vers ceux de la Côte des Pirates, comme

vers la zone du Shatt El Arab, dont Bassorah est le poumon économique. En outre, le réseau de la traite ne se structure pas uni-­‐quement autour des espaces maritimes ;

ainsi des « routes » de la traite, empruntées notamment par les populations bédouines, chargées de redistribuer les captifs au sein de la péninsule Arabique. En outre, l’étude des marchés des esclaves révèle la profondeur de ce monde structurellement complexe qu’est « l’espace-­‐réseau » de la traite. Les marchés importateurs de cap-­‐tifs swahilis, nubiens ou abyssins sont en effet nombreux. Un ensemble de territoires déjà cités, la Péninsule Arabique, la Perse, la côte arabe du Golfe formait le premier « cercle » vers lequel les captifs étaient diri-­‐gés. Mais des pays beaucoup plus lointains géographiquement étaient intégrés à cet espace-­‐réseau. L’étude de la demande de l’Empire ottoman est à cet égard particuliè-­‐rement intéressante98avaient ainsi pour destination Istanbul et ses environs99.

98 Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle East (Washington: University of Washington Press, 1998);; Ehud R. Toledano, The Ottoman Slave Trade and its Suppression: 1840-­1890, (Princeton: Princeton University Press, 1982).

99 Ehud R. Toledano estime que 10 000 esclaves étaient importés chaque année dans l’Empire ottoman. (The Ottoman Slave Trade, op.cit., p. 52).

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En outre, des temporalités différenciées rythmaient l’espace-­‐réseau de la traite. C’est entre les mois de mars et de mai que les contacts entre la côte swahilie et l’île de Zanzibar étaient les plus intenses100, les vents de la mousson rythmant ces échanges. Un autre événement majeur, le pèlerinage à La Mecque, avait des répercussions sur la structure spatio-­‐temporelle de la traite : le Hadj constituait en effet un temps à part à la fois pour les marchands et les acheteurs d’esclaves101. Lors du temps du pèlerinage, les pèlerins, mais aussi les caravanes char-­‐gées d’esclaves, convergeaient par milliers vers La Mecque. Sur le trajet, des marchés se formaient au cours du dernier mois du calendrier musulman. Les documents

une activité très dense dans les ports de la mer Rouge, tels Hodeida, Mocha, Jeddah, Suakin et Massowah. Ainsi, pour un temps donné, routes de la traite, chemins com-­‐merciaux et étapes religieuses du Hadj coïncident au sein d’un espace qui se dilate.

100 Anita L.P. Burdett, The Slave Trade into Arabia 1820-­1973, op. cit., vol. 2, p. 22.

101 Saleh Muhammad Al Amr, The Hijaz under Ottoman Rule, 1869-­1914: Ottoman Vali, The Sahrif of Mecca, and the

(Riyadh: Riyadh University Publications, 1978).

Les acteurs!: la ramification des réseaux, les liens transnationaux, les solidarités économiques, les diasporas

Intéressons-­‐nous maintenant aux commer-­‐çants prenant part à la traite et au fonction-­‐nement des solidarités économiques qui les unissent.

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D’emblée, une distinction doit être faite. Certains marchands étaient exclusivement spécialisés dans l’achat et la vente d’es-­‐claves. Il s’agissait pour ces derniers d’une sorte de mono-­‐activité. Les captifs consti-­‐tuaient la principale marchandise transpor-­‐tée, aux côtés de quelques biens comme les épices, le bois, l’ivoire ou les perles. Pour un second groupe de négociants, les esclaves ne représentaient qu’une marchandise parmi d’autres, une simple source de reve-­‐nus additionnels. Ces marchands sont en fait plutôt des pêcheurs, ou des bédouins selon la documentation, qui exercent l’acti-­‐vité marchande comme un complément. Ainsi les boutres des pêcheurs servent-­‐ils au transport d’une poignée d’esclaves, une dizaine, Le premier groupe compte d’abord des négociants indiens, les Banias102, au rayonnement commercial très fort. Au sein du vaste réseau de solidarités économiques que nous allons décrire, la puissante dias-­‐pora qu’il constitue, domine et crée un véri-­‐table maillage dans les territoires qu’ils fréquentent. Sir Bartle Frere103, en 1873, fait aux Banias une place à part dans sa

102 Le terme de Banias ou Banians est employé dans les sources pour désigner les marchands originaires du sub-­continent indien, sans différence d’origine géographique. Cf. Claude Markovits, The Global World of Indian Merchants, 1750-­1947: Traders of Sind from Bukhara to Panama (Cambridge: Cambridge University Press, 2000).

103 R.J. Gavin, “The Bartle Frere’s Mission to Zanzibar, 1873”, The Historical Journal, 1962, vol. 5, n° 2, p. 122-­148.

description de l’île de Zanzibar. Selon lui, ces derniers tirent une immense fortune du

presque monopolistique, aux côtés des mar-­‐chands arabes. La chaîne économique de la traite zanzibarite est contrôlée d’un bout à l’autre par les Banias : s’ils affrètent la très grande majorité des bateaux négriers, ils possèdent aussi le marché aux esclaves tout entier104. Parmi ces Banias, certains servent d’intermédiaires pour d’autres, demeurés en Inde, mais qui participent également à la traite. À l’opposé, d’autres Banias rési-­‐dent de façon « permanente » à Zanzibar et entretiennent des liens importants avec le subcontinent indien. À Zanzibar, les Banias côtoient des négociants arabes, perses et ottomans, à la fortune importante. Ces der-­‐niers sont en effet les seuls dont le niveau économique et le développement du réseau socio-­‐commercial puissent être, dans une certaine mesure, comparés à ceux des Banias. Les documents évoquent l’intense activité de ceux qui sont désignés comme mahomedans105. Ces marchands ont une pratique de l’espace qui diffère : les négo-­‐ciants arabes, perses ou ottomans ne fré-­‐quentent Zanzibar et les eaux bordant la côte swahilie qu’au moment de la saison de

104 Anita L.P. Burdett, The Slave Trade into Arabia 1820-­1973, op. cit., vol. 2, p.721;; p.765.

105 Ibid., vol. 2, p. 499.

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l’esclavage ; ils s’installent pour quelques mois, louant en groupe des maisons106, puis repartent une fois leurs achats d’esclaves réalisés, avec les vents de la mousson.

Il est également important d’analyser les liens existant entre les types de marchands, aussi différents que soient leurs niveaux de fortunes et leurs origines géographiques. Des solidarités fortes existent entre ces groupes qui transcendent toutes les diffé-­‐rences. Pour se procurer des esclaves, les Banias ou les Arabes sont, par exemple,

d’Afrique. Des relations entre les chefs de tribus d’Afrique et les populations du Golfe sont attestées107. Des siècles de mobilité au sein de l’océan Indien ont donc construit ce

fonctionnement territorial de cette diaspo-­‐ra ne repose pas uniquement sur des conni-­‐vences attachées à une origine géogra-­‐phique commune, à un sentiment partagé d’être originaire d’un même espace, mais davantage sur de complexes connexions fondées sur le poids de l’appartenance à la tribu et, surtout, précisément sur l’ancien-­‐neté de ces alliances trans-­‐territoriales. En ce sens, il paraît juste de parler d’une véri-­‐

106 Ibid., vol. 2, p. 36.

107 Ibid., vol. 2, p. 707.

table « culture transnationale » au sein d’un monde qui se révèle être précisément un « espace-­‐palimpseste ».

Par ailleurs, les Arabes, les Perses et les

africains contre de l’argent, ou en les tro-­‐quant contre des perles du Golfe, ou encore contre des produits européens ou indiens, notamment des cotonnades108. À ce stade des échanges, les esclaves et l’ivoire sont deux produits intimement liés109. Sur l’île de Zanzibar même, les marchands arabes, perses et indiens sont fortement dépen-­‐dants des populations locales. Celles-­‐ci font

elles transmettent les informations, aident à la redistribution des esclaves, mais four-­‐nissent aussi des biens matériels variés110. Elles tirent donc des revenus différen-­‐ciés de cette intégration aux circuits de la traite. Au sein du Golfe même, de fortes solidarités sont perceptibles entre la rive arabe et la rive perse. À d’autres échelles, d’autres types de liaisons transnationales fonctionnent : chaque réseau marchand a ses propres solidarités, en fonction de son appartenance géographique, mais ces 108 Behnaz A. Mirzai, Ismael Musah Montana, Paul E.

Slavery, Islam and Diaspora (Trenton NJ and Asmara: Africa World Press, 2009).

109 Anita L.P. Burdett, The Slave Trade into Arabia 1820-­1973, op. cit., vol. 2, p. 764.

110 Ibid.

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formes d’empathie s’ajoutent à celles que nous venons de décrire, sans s’y opposer. Les réseaux locaux, familiaux, tribaux ou géographiquement déterminés dépendent d’un réseau bien plus vaste et participent de la complexe structuration spatio-­‐tempo-­‐relle de ce monde de la traite.

La politique impériale britannique!: De l’armature des traités contre la traite à la mainmise progressive sur l’espaceLes Britanniques ont mis en place une légis-­‐lation visant à lutter contre la traite et l’es-­‐clavage qui repose sur des échelles variées. La construction des accords avec les puis-­‐sances régionales selon une chronologie complexe permet d’analyser la progressive mainmise des Anglais sur l’espace et l’émer-­‐gence du « lac britannique ». À la lumière de cette politique conduite, on peut émettre un certain nombre d’hypothèses sur la nature de l’impérialisme britannique dans cette zone. Comme en témoigne la docu-­‐mentation, les Britanniques conduisent ce combat contre la traite au nom de valeurs qu’ils prônent depuis le début du

e siècle, depuis que le mouvement anti-­‐esclavagiste et anti-­‐traite a vu le jour en Grande-­‐Bretagne. L’entreprise menée dans l’océan Indien est pensée comme un

« fardeau » juste, comme une tâche rele-­‐vant du rôle mondial assigné à la Grande-­‐Bretagne. Cette lutte se conçoit également dans la continuité du combat pionnier du

e siècle et se fait en référence constante à certaines valeurs111.

Échelles et temporalités

La législation britannique visant à lutter contre la traite s’est construite en l’espace d’une soixantaine d’années, de 1820 à 1880 environ. C’est une véritable armature de traités112 que les Britanniques ont bâtie, en tissant des relations différenciées avec les autorités en place dans l’océan Indien et dans le Golfe. En outre, les accords conclus se révélèrent être rapidement bien davan-­‐tage qu’une simple machine de guerre dans le combat des Anglais au service de leurs valeurs philanthropiques : ils constituèrent surtout une sorte de « prétexte » à l’ingé-­‐rence britannique dans le Golfe dans le but d’établir un espace sécurisé, sous gou-­‐vernance anglaise, étant partie intégrante du glacis de protection de l’empire des

111 Thomas Bender, ed., The Antislavery Debate: Capitalism and Abolitionism as a Problem in Historical Interpretation (Berkeley: University City Press of California 1992);; Reginald Coupland, The British Anti-­Slavery Movement (London: F. Class, 1964).

112 Suzanne Miers, Britain and the Ending of the Slave Trade (London: Holmes & Meier Publications, 1975), p. V.

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Indes113zone est en effet indissociable de l’émer-­‐gence des protectorats britanniques dans le Golfe, de ce qui est communément appe-­‐lé The Trucial Coast. C’est en cherchant

Anglais s’insèrent dans le dispositif régio-­‐nal évoqué ici.

Cette armature de traités repose sur deux échelles principales. Il convient d’abord de distinguer les traités à l’échelle micro-­‐régionale, conclus avec les shaikhs de la Côte des Pirates, l’Imam de Mascate et le Sultan de Zanzibar. Le premier d’entre eux date de 1820 et est à l’image de ceux qui seront signés par la suite. Plusieurs clauses

part, pour la première fois, la traite et la piraterie sont mises hors la loi. Désormais, les tribus du Golfe doivent vivre en paix non seulement entre elles, mais aussi avec le gouvernement de Sa Majesté. Toutes les attaques et autres crimes sont sévèrement condamnés. Surtout, les phénomènes de

y trouvent une première expression : les navires arabes doivent arborer un dra-­‐peau rouge et blanc lorsqu’ils naviguent. Le contrôle des mers est institué par cet

113 James Onley, The Arabian Frontier of the British Raj. Merchants, Rulers and the British in the Nineteenth Century Gulf (Oxford: Oxford University Press, 2007).

accord : le traité autorise en effet les vais-­‐seaux de la Royal Navy à intercepter et à fouiller les bateaux arabes soupçonnés de

droit de visite des bateaux qui est déter-­‐minante dans l’émergence du « lac bri-­‐tannique » où patrouillent les croiseurs anglais. À ces différents articles s’ajoute une rhétorique intéressante. À cet espace

Britanniques veulent, par leurs initiatives,

le commerce et la prospérité pourraient s’épanouir.

En 1822, un traité similaire est signé avec l’Imam de Mascate. Il nous permet d’étayer notre argumentation sur « l’instrumentali-­‐sation » des textes législatifs contre le com-­‐merce d’esclaves comme outils d’ingérence territoriale, politique mais aussi écono-­‐mique. En signant le texte en 1822, l’Imam de Mascate autorise en effet les navires de l’East India Company et de la Royal Navy à intercepter les bateaux de ses sujets, mais surtout à pénétrer librement dans

D’autres règlements sont conclus, notam-­‐ment en 1838 avec les shaikhs arabes. Et, pour la première fois dans les années 1840, les témoins assistent à la naissance d’un espace entièrement sous contrôle britan-­‐nique. Il est en effet précisé que dans une

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zone s’étendant de l’Est du Cap Delgado au nord de l’île de Socotra et jusqu’à la côte de Makran, les navires britanniques peuvent librement intercepter les navires battant pavillon arabe, perse, zanzibarite ou omanais.

Deux dates clefs sont ensuite à retenir dans le cadre de cette analyse : celle de 1853 qui donne naissance à la Côte de la Trêve

-­‐tut de Zanzibar comme plaque tournante au sein des réseaux de la traite. En 1853, les shaikhs de l’ancienne côte des Pirates signent le Treaty of Perpetual Maritime Truce114 et s’engagent à interdire l’impor-­‐tation d’esclaves dans les ports relevant de leur souveraineté. Ce texte fut suivi dans les années 1880-­‐1890 d’autres accords, dit « exclusifs »115 par lesquels les shaikhs s’engageaient à n’entretenir de relations en matière de politique extérieure qu’avec la Grande-­‐Bretagne. On peut donc avancer que le traité de 1853, qui appartient certes à l’ensemble des accords visant à combattre le commerce d’esclaves est bien un outil dans le cadre de la construction d’un ourlet de territoires sous gouvernance britannique

114 On précisera que c’est le traité de 1853 qui est retenu par les historiens comme l’acte de naissance d’une sorte de protectorat « déguisé » sur le sud de la côte arabe du Golfe.

115 Ces derniers furent conclus en 1892 et engagent, entre autres, l’ensemble des shaikhs de la Côte de la Trêve.

sur la rive arabe du Golfe Arabo-­‐Persique. Quant au traité de 1873, il marque un réel durcissement de la politique britannique. Ses articles 1 et 2 sont particulièrement coercitifs : ils stipulent l’interdiction totale

les « dominions » du Sultan de Zanzibar : tous les bateaux pris en train de se livrer

esclaves de Zanzibar et des dominions du Sultan sont fermés. Au combat contre la traite s’ajoutent les articles 3 et 4 négociés par Sir Bartle Frere qui touchent au statut même de l’esclavage au sein des territoires zanzibarites : le Sultan promet de protéger tous les esclaves libérés et s’engage à punir sévèrement toute tentative de les réduire à nouveau en servitude116. L’esclavage est

Mais la politique anglaise s’exprime éga-­‐lement à une échelle macro-­‐régionale comme en témoignent les accords conclus avec la Perse, avec le Sultan ottoman ou encore avec le Pacha d’Égypte. En pre-­‐nant des mesures sévères contre les zones exportatrices, les Britanniques cherchaient

les emporia esclavagistes ainsi que les

116 M. Reda Bhacker, Trade and Empire in Muscat and Zanzibar: The Roots of British Domination (London: Routledge, 1994).

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diverses plaques tournantes. Mais dès les années 1850, ils multiplient les contacts avec les grandes puissances importatrices, touchant ici le cœur de la nébuleuse éco-­‐nomique : les marchés. Dans l’analyse de la construction de l’armature des traités, le poids de l’échelle macro-­‐régionale est fondamental. Une rapide périodisation peut être établie. Ainsi, à partir de 1850, lorsque l’activité diplomatique britannique change d’échelle, l’appel à une forme de coopération « internationale » ou « macro-­‐régionale » se fait de plus en plus intense. Les Britanniques désirent voir croiser les vaisseaux des puissances importatrices d’esclaves aux côtés des leurs. Prenant en compte la volonté de certains souve-­‐rains, comme le khédive d’Égypte ou le Sultan ottoman de lier leurs pays à l’Occi-­‐dent, ils veulent en faire des partenaires dans la lutte contre la traite, des « thurifé-­‐raires » des valeurs philanthropiques qu’ils défendent depuis le début du e siècle et que les puissances citées bafouent en s’in-­‐tégrant au réseau du commerce de captifs. Dans ce jeu politique, la Grande-­‐Bretagne consolide son implantation territoriale

métamorphose en un gardien d’un monde où elle associe dans sa démarche de « nor-­‐malisation » les États en place. La décen-­‐nie 1850 est par exemple décisive en ce

qui concerne l’Empire ottoman. Après plu-­‐sieurs années de négociations et d’hésita-­‐tions de la part du Sultan ottoman, ce der-­‐

aux esclaves de Constantinople et interdit l’importation d’esclaves dans les ports du Golfe se trouvant sous son autorité117. Il s’engage par ailleurs dans une étroite coopération avec la Grande-­‐Bretagne, en envoyant des vaisseaux croiser aux côtés des navires de la Royal Navy pour chasser les bateaux négriers. De plus, à partir de 1850, il est désormais défendu aux fonc-­‐tionnaires turcs de posséder des esclaves et d’embarquer des captifs à bord de navires turcs.

Concernant la Perse, les années 1850 sont aussi d’une importance primordiale. En

-­‐tation et l’exportation par mer d’esclaves noirs dans ses territoires. Le commerce par voie de terre demeure, lui, autorisé118. En

entre Sa Majesté et le Shah de Perse, l’ac-­‐cord de 1851 concernant la fouille par les navires de l’East Indian Company et de la

-­‐mé. Le lac maritime britannique s’agrandit 117 Frederik F. Anscombe, The Ottoman Gulf: the Creation

of Kuwait, Saudi Arabia and Qatar (New York: Columbia University Press, 1997).

118 Anita L.P. Burdett, The Slave Trade into Arabia 1820-­1973, op. cit., vol. 2, p. 884.

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donc et compte désormais les eaux perses.

zone clef dans l’espace-­‐réseau de la traite, est complexe. En 1854, les marchés aux esclaves sont fermés, notamment ceux du Caire. Dès mars 1857, le Pacha d’Égypte

Sultan ottoman, les exportations d’esclaves du port de Tripoli. Mais ces mesures ne sont guère suivies d’effets. Ce n’est qu’en 1877 que la politique de la Grande-­‐Bretagne à l’égard de l’Égypte prend un tournant radi-­‐cal. Une convention est en effet conclue avec Ismaïl, le khédive d’Égypte. Cette

politique britannique contre la traite dans ces années. Celle-­‐ci est condamnée et les attaques contre l’esclavage sont très viru-­‐

de se livrer à la traite ou de faire transiter des captifs dans l’ensemble des territoires placés sous la juridiction du khédive. Les

très dures : l’article 2 précise que toute per-­‐

déclarée « coupable de meurtre » et pas-­‐sible d’un jugement en cour martiale. Tout esclave trouvé sur un bateau ou dans un convoi terrestre est déclaré libre. L’Égypte et la Grande-­‐Bretagne s’engagent par ail-­‐leurs à aider les esclaves à regagner leur « patrie » d’origine. Surtout, l’article 6

donne aux Britanniques le droit de fouiller les bateaux égyptiens sans aucune restric-­‐tion et dans un espace maritime fort étendu, dans la mer Rouge, dans le Golfe d’Aden, sur les côtes de l’Arabie, et dans les eaux terri-­‐toriales de l’Égypte et de ses dépendances, provoquant une nouvelle dilatation du lac britannique119. Les navires interceptés peuvent ensuite être transmis aux autori-­‐tés égyptiennes, déclarées aptes à juger les équipages et à prendre les mesures néces-­‐saires. Mais le droit de visite et de fouille est réciproque, clause dont il faut souligner le poids et qui illustre la nature des rapports entretenus par la Grande-­‐Bretagne : tout navire anglais croisant dans les eaux égyp-­‐tiennes peut être ainsi fouillé. L’Angleterre associe donc pleinement l’Égypte à sa tâche.

diplomatique renvoie aux accords conclus par la Grande-­‐Bretagne avec d’autres puis-­‐sances que celles précédemment citées et ayant une valeur « universelle ». Dès 1815, lors du congrès de Vienne, les Anglais mani-­‐festèrent une volonté de voir un texte légis-­‐latif proclamé les puissances occidentales comme « unies » sur le front du combat contre l’esclavage. Malgré l’énergie de Lord Castlereagh, aucune mesure concrète ne fut prise. En 1816, militant pour un droit de

119 Ibid., vol. 3, p. 215.

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visite réciproque des bateaux entre toutes les puissances européennes, Castlereagh se heurta à l’opposition de la France, du Portugal, de l’Espagne et du Brésil. Ces refus conduisirent la Grande-­‐Bretagne à mener en partie seule la croisade contre la traite, aux côtés des puissances régionales concernées. En un sens, la résistance des États européens facilita la création du lac britannique dans notre espace régional.

Malgré ces résistances, à partir de 1880, les sources traduisent un réel désir anglais de voir s’accroître la coopération interna-­‐tionale. Dans ces années, les Britanniques

leur cause les puissances occidentales qui ont récemment pris pied en Afrique. C’est notamment le cas de l’Italie, signataire d’un accord de coopération concernant la mer Rouge en 1885/1886.

L’espace régional est, par ailleurs, le théâtre des rivalités des puissances européennes dans la construction de leurs empires colo-­‐niaux. Ainsi, les archives démontrent l’ab-­‐sence de coopération des Français qui per-­‐mettent à des bateaux engagés dans la traite de battre pavillon français et d’échapper ainsi au contrôle britannique. C’est même un véritable « commerce » qui est orga-­‐nisé par les Français à Mascate : pour une certaine somme, il est possible d’acheter

le droit de battre pavillon français120. Dans le discours britannique, cette résistance française est partie intégrante d’un plan politique plus large visant à fragiliser l’en-­‐treprise britannique de construction d’un espace sécurisé sur la route des Indes121.

Peut-­‐être en partie en réaction, de nou-­‐veaux traités sont signés avec la Perse ou le Sultan ottoman au cours de la décennie 1880-­‐1890. Ils sont plus précis notamment sur les clauses de fouille des navires. Un groupe de pays, pas seulement constitué d’États occidentaux, se constitue dans ces années-­‐là autour de la Grande-­‐Bretagne. Une nouvelle fois, l’Angleterre s’insère dans cette partie du monde en adjoignant les puissances régionales à son entreprise. La collaboration dans la lutte contre les

-­‐tation politique. En ce sens, la rhétorique des traités est particulièrement intéres-­‐sante. Il ne s’agit pas à proprement parler, notamment en ce qui concerne les accords conclus avec la Sublime Porte ou la Perse, de traités « d’alliance politique », contrai-­‐rement à ceux signés avec les shaikhs de

le Sultan ottoman et le Shah de Perse sont pleinement associés à l’entreprise, au nom des valeurs occidentales, sans qu’aucune 120 Ibid., vol. 4, p. 594.

121 Ibid., vol. 4, p. 645.

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hiérarchie ne s’impose véritablement. Ainsi, en soixante ans, l’espace étudié est

-­‐vait parler d’un espace « fragmenté », voire même d’espaces « pluriels » de la traite, bien que connectés par des réseaux trans-­‐nationaux. Certes, en 1880, un fonctionne-­‐ment différentiel des espaces subsiste. Le propre des économies de l’océan Indien, du Golfe et de la mer Rouge est ainsi de repo-­‐ser sur un fonctionnement dual. En effet, il s’agit de nébuleuses économiques à la fois indépendantes, mais malgré tout précisé-­‐ment « dépendantes » les unes des autres. C’est sans doute ce qui contribue au carac-­‐tère morcelé de l’espace régional décrit. Mais, avec la mainmise britannique et la législation qui se mettent en place, une cer-­‐

si cette dernière ne vient pas pour autant

Les traités ont par ailleurs chacun leurs particularités. À nouveau, deux types de tendances demeurent conciliables dans la région : unité et diversité coexistent et caractérisent donc cet espace sous gouver-­‐nance britannique.

La politique britannique!: surveillance et sécurisation de l’espace!

La construction d’une armature diplo-­‐matique permet donc aux Britanniques,

dans un premier temps, de prendre pied dans la zone. Dans un second temps, c’est par la création d’un étroit système de sur-­‐veillance des mers qu’ils « s’approprient » l’espace régional étudié. Les vaisseaux britanniques sont des outils au service de cette mainmise. Ce sont les bateaux de l’East India Company et de la Royal Navy qui patrouillent et interceptent les navires soupçonnés de transporter des esclaves. Une nouvelle fois, il est nécessaire d’établir une périodisation pour comprendre com-­‐ment se déroule le processus.

Dès le début du e siècle, les croiseurs britanniques sillonnaient le Golfe, notam-­‐ment dans le cadre de la lutte contre la piraterie. On pense aux actions directes conduites en 1809 et 1819, contre les ports des côtes perses et arabes tenus par les pirates Qawasim122. Après la signature du General Treaty de 1820, les Britanniques

122 L.E Sweet, “Pirates or Polities? Arab Societies of the Persian or Arabian Gulf, 18th Century”, Ethnohistory, vol. 11, n° 3, été 1964, p. 262-­280;; Patricia Risso Dubuisson, “Qasimi Piracy and the General Treaty of Peace (1820)”, Arabian Studies, vol. 4, 1978, p. 47-­57;; Patricia Risso, “Cross-­Cultural Perceptions of Piracy Maritime Violence in the Western Indian Ocean and Persian Gulf Region during a Long 18th Century”, Journal of World History, vol. 12, automne 2001, p. 293-­319;; Sultan Muhammad Al-­Qasimi, The Myth of Arab Piracy in the Gulf (London: Croom Helm,1986);; Charles E. Davies, The Blood-­Red Arab Flag (Exeter: Exeter University Press, 1997).

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créèrent le poste de Political Agent for the Lower Gulf123par un fonctionnaire les relations des Indes Britanniques avec les shaikhs de la région124. Le principal outil aux mains du Résident était alors l’escadre navale que les Britanniques lui avaient attribuée. Cette escadre était sous le commande-­‐

Gulf, dont le quartier général se trouvait à Qishm, puis sur une île voisine, à Hengam.

India Company sont les premiers témoins 125.

Leurs rapports sont de précieux indices de l’ampleur du commerce et de la façon

India Company sont relayés par ceux de l’East India Squadron dont le siège se situe sur la côte ouest de l’Inde. Les patrouilles maritimes sont l’un des premiers éléments

123 À l’origine, les Britanniques installèrent le quartier général du Political Agent for the Lower Gulf sur l’île de Qishm. Puis il fut transféré à Bushire en 1822 et ce poste fut fusionné avec celui beaucoup plus ancien, et relevant des structures de l’East India Company, de Resident of the Persian Gulf.

124 Denis Wright, The English Amongst the Persians During the Qajar Period, 1787-­1921 (London: Heinemann, 1977);; J.B. Kelly, Britain and the Persian Gulf, 1795-­1880 (Oxford: Oxford University Press, 1968);; Briton Cooper Busch, Britain and the Persian Gulf, 1894-­1914 (Berkeley: Berkeley University of California Press, 1967).

125 Christopher Lloyd, The Navy and the Slave Trade: The Suppression of the African Slave Trade in the Nineteenth Century (London: Frank Cass, 1968).

qui permettent aux Britanniques de « mar-­‐quer » les territoires maritimes : chargés de la sécurité, les navires arborent le drapeau anglais, alors présent dans l’océan Indien, le Golfe et la mer Rouge. C’est la première trace de « britannicisation » de l’espace au service de la construction d’un monde sous gouvernance anglaise. En outre, les cou-­‐leurs britanniques font désormais concur-­‐rence sur les mers au drapeau arboré par les navires pirates qawasims qui parti-­‐cipent à l’économie de la traite. Une des autres mesures fortes prise par les Anglais est contenue dans les traités. Les navires arabes des shaikhdoms qui sont signataires du traité de 1820 doivent arborer un dra-­‐peau blanc et rouge. Ces couleurs blanches et rouges, imposées, sont donc en quelque sorte le symbole du nouvel espace qui se construit.

Comment s’organisaient le contrôle et la fouille des navires ? Des manuels à l’usage

la Royal Navy indiquent quelles preuves peuvent faire porter des soupçons sur le capitaine et l’équipage. Il s’agit notam-­‐

Employed in the Suppression of the Slave -­‐

tir des années 1840, puis ensuite par séries en 1865 et 1882 notamment. Ces manuels sont composés de deux tomes. Le premier

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volume contient ce qui peut être considéré comme une série de preuves de la partici-­‐pation du navire à l’économie de la traite.

équipage et de son capitaine. Des menottes ou des chaînes constituent un bon indice, comme la présence d’une abondante vais-­‐selle rudimentaire, d’un matériel de cui-­‐sine associé plus considérable comme un réchaud, ou de quantités de nourriture anormales pour un équipage de boutre. Des vêtements ou des tissus sont aussi des élé-­‐ments à charge. Des sacs de riz, des dattes en quantité ne représentent pas forcément aux yeux des Britanniques des produits destinés à être commercialisés. Des zones vides dans les bateaux, juste occupées par des sacs ou des planches de bois indiquent que des captifs pouvaient être entassés. Le volume détaille de façon très précise la façon de procéder au cours des différentes étapes : interception du navire, fouille, éta-­‐blissement de sa culpabilité, transfert de ce dernier aux autorités compétentes du

chaque division était chargé de tenir un journal des contrôles effectués et de faire

dont son bateau dépendait. Ce dernier devait ensuite rendre compte de façon plus

générale à l’Amirauté. On trouve également dans ce volume des modèles de rapport rédigés destinés à être transmis au juge du tribunal d’adjudication. Ils devaient conte-­‐nir des informations sur le lieu et la date de la rencontre avec le navire négrier, le nom et l’état du vaisseau avant la fouille, l’identité du propriétaire, sa provenance, de la façon la plus précise possible, son port d’imma-­‐triculation, le nombre des membres d’équi-­‐page et le cas échéant, le nombre d’esclaves trouvés à bord. Les ports d’adjudication mentionnés appartiennent à l’espace sécu-­‐risé bâti par les Britanniques qui se subs-­‐titue peu à peu au monde organisé par les

tournante du commerce d’esclaves, est désormais l’un des tribunaux les plus actifs,

structuré par deux éléments distincts : par les patrouilles des vaisseaux anglais et par les tribunaux installés dans les ports, véri-­‐tables relais sur terre du combat mené sur les mers et où un personnel spécialement

Les moyens préconisés pour combattre les

animés dans les années 1830-­‐1880. Une

de bateaux à employer dans l’océan Indien et le Golfe. Certains diplomates dénoncent

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l’utilisation de vaisseaux de trop grosse taille et prônent la construction de petits navires très maniables, capables de pour-­‐chasser les boutres. D’autres plaident pour une canonnière, stationnée en permanence

vers Zanzibar, naviguant « à vide » en mer d’Oman et dans l’océan Indien pour s’ap-­‐provisionner en captifs, et d’éviter ainsi une partie des incidents qui pouvaient surve-­‐nir lorsque les boutres étaient interceptés chargés d’esclaves. Les avis divergent égale-­‐ment quant à la périodicité des patrouilles des croiseurs. Certains membres de l’Admi-­‐ralty prônent le maintien permanent de la surveillance, tandis que d’autres veulent accroître la surveillance lors de la saison de la traite et relâcher leurs efforts une fois celle-­‐ci terminée, en créant une petite

durant quelques mois à la lutte contre la traite et détachée du commandement du Gulf Squadron.

De nouveaux espaces naissent alors, comme « créés » par les mouvements des croiseurs britanniques, qui se superposent à ceux qui préexistaient déjà. Ainsi distingue-­‐t-­‐on des zones de patrouille clairement délimi-­‐tées et sillonnées par les bateaux anglais. Quatre d’entre eux naviguent dans les

eaux du Golfe et en mer d’Oman : en 1885, il s’agit de The Osprey, The Ranger, par-­‐ticulièrement présent au large des côtes d’Aden, The Reindeer et The Philomel. De façon ponctuelle, un cinquième bâtiment, The Tourmaline, apporte son concours et surveille l’espace dominé par le cap de Ras Madraka, situé dans l’Hadramaut, au sud d’Oman. The Philomel appartient en réalité jusque dans les années 1880 à la

-­‐page est appelé en renfort en 1885, parce

à Zanzibar, mais en recrudescence dans le Golfe et dans la péninsule Arabique. C’est alors The Dragon qui traque les marchands d’esclaves près de Zanzibar, de Pemba et de

-­‐lation britannique prime désormais. Sous la plume des fonctionnaires britanniques émerge alors clairement une sorte de « conscience » de l’espace. Autant dans les années 1830-­‐1870, les zones considérées sont dépeintes avec indignation – il s’agit de mondes mortifères, unis par la traite et ses réseaux, où souffrent les esclaves, où règnent des marchands inhumains126 – autant après 1860, lorsque l’armature des traités et les patrouilles sont mises en place, ce même espace trouve une certaine unité

126 Anita L.P. Burdett, The Slave Trade into Arabia 1820-­1973, op. cit., vol. 2, p. 245 et 737.

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aux yeux des Britanniques. Un monde est comme né : il s’agit d’un « lac britannique ».

Vers une nouvelle fragmentation de l’espace!? Résistances, dangers et glissements de centralité au sein des espaces régionaux

Plusieurs types d’éléments nous conduisent à relativiser l’unité absolue d’un espace sous gouvernance britannique. D’une part, le processus de « sécurisation » n’est pas entièrement achevé en 1880 et continue de se heurter à un certain nombre de résis-­‐tances ; la traite perdure dans plusieurs zones. Ainsi les croiseurs britanniques ont-­‐ils encore capturé en 1876 31 vais-­‐seaux négriers au large de Zanzibar. Selon l’Admiralty, durant cette même année, plus de 10 000 esclaves ont été conduits de l’intérieur de l’Afrique de l’Est vers la côte swahilie. La moitié d’entre eux aurait

la surveillance britannique, très active dans le Zanzibar Channel et plus légère dans le Pemba Channel. C’est un premier glissement de centralité que l’on observe ici. Pemba remplit donc, certes dans une moindre mesure en 1876, la fonction qui était celle de Zanzibar en 1820. Mais il s’agit d’un phénomène relativement temporaire. D’autres sources démontrent l’effacement de Zanzibar et de Pemba. Vers 1883-­‐1884,

les prix des esclaves dans ces îles sont en effet très modiques. Ils ont atteint leur plus bas niveau depuis 1820. Ce phénomène est dû à plusieurs facteurs. En premier lieu, la demande « interne » à ces îles s’est effon-­‐drée. En 1872, un ouragan d’une violence

-­‐zibarites qui ne se relevèrent pas de cet incident climatique. Endettés depuis 1840 par la surproduction systématique du clou

-­‐taires laissèrent leurs terres à l’abandon.

-­‐mation profonde des structures de l’éco-­‐nomie zanzibarite127. Avant 1872, ce sont 20 000 à 25 000 mille esclaves qui étaient importés depuis Kilwa à Zanzibar. En 1884 ce chiffre s’élève entre 6 000 et 8 000.

D’autres phénomènes participent de ces changements. Sous la pression des Britanniques et en raison des mesures décrites, les marchés autrefois demandeurs d’esclaves, comme le Golfe et la Péninsule Arabique, diminuèrent les importa-­‐tions en provenance de l’île. En 1873, les Britanniques estiment que 25 000 esclaves étaient exportés de Zanzibar à destination

127 Frederick Cooper, From Slaves to Squatters: Plantation Labor and Agriculture in Zanzibar and Coastal Kenya, 1890-­1925 (New Haven: Yale university Press, 1977);; Frederick Cooper, Plantation Slavery on the East Coast of Africa (New Haven: Yale University Press, 1977).

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du Golfe, de la Perse, de l’Égypte notam-­‐ment. Un an plus tard en 1874, ils ne sont plus que 14 000. Les années 1880

-­‐mique « double » qui avait fait la fortune de Zanzibar aux e et e siècles : celui

l’économie de plantation, auquel s’ajou-­‐tait la fonction d’emporium de transit. En conséquence, un des espaces du monde de la traite se déstructure.

-­‐ticipent de la création d’autres réseaux qui viennent remplacer les anciens, en voie

captifs entre la côte africaine et le Golfe témoigne de la résistance des réseaux et de leurs mutations. L’espace-­‐réseau de la traite existant au sud des côtes omanaises et du Golfe et dans l’océan Indien perdure en se

-­‐térise plus par un pôle de centralité aux fonctions de relais, mais par un maillage de l’espace différent, appuyé sur les ports afri-­‐cains et arabes que nous avons déjà évo-­‐qués et par les va-­‐et-­‐vient des marchands. Ainsi le commandant de The Osprey note-­‐t-­‐il dans un rapport en 1883 l’appréciation suivante : « Il ne fait pas de doute qu’en ce moment même des esclaves sont importés de la côte de l’Afrique, même si je ne pense

pas que ce commerce soit égal à celui de la mer Rouge »128. En conséquence, Mascate et Sur semblent avoir gagné encore en impor-­‐tance en 1880 comme centres de transit. D’un point de vue spatial, il s’agit d’une évo-­‐lution majeure : la zone sud du Golfe, qui était en 1820 dans une position légèrement périphérique au sein de l’espace-­‐réseau de la traite dont le cœur battant se trouvait à Zanzibar, gagne en « centralité ». Des cités de la côte arabe du Golfe semblent alors se spécialiser dans la traite.

Surtout, ce monde est en relation avec un

et émerge comme une vaste nébuleuse : la mer Rouge. À partir de 1880, les efforts des Britanniques se concentrent sur cette zone. Dès 1877, des indices de l’activité des marchands d’esclaves sur les côtes de la mer Rouge sont fournis par un fonction-­‐

en effet les mouvements de caravanes en provenance d’Abyssinie qui se dirigent vers Suakin chargées de café, de cotonnades, d’épices variées, de myrrhe, de bétail, de riz et de sucre et surtout d’esclaves abys-­‐sins, soudanais et du pays Gala. En 1876, les croiseurs britanniques ont capturé plus de trente navires en mer Rouge et les rapports

128 Anita L.P. Burdett, The Slave Trade into Arabia 1820-­1973, op. cit., vol. 3, p. 774.

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indiquent que 30 000 esclaves seraient débarqués tous les ans à Hodeidah, et de 10 000 à 20 000 à Jeddah. Le rapport du Capitaine Malcolm, en 1878, permet de

espace. Khartoum est l’épicentre d’un vaste hinterland vers lequel convergent des cap-­‐tifs originaires d’Abyssinie, de la côte soma-­‐lie, du Soudan129 et d’Érythrée. La trame des routes caravanières qui s’étendent en arrière de Khartoum est fort com-­‐

les Anglais d’intercepter ces convois. Les Britanniques ne maîtrisent pas la topogra-­‐phie de ces déserts africains et le maillage de l’espace par les routes de la traite paraît

-­‐blissent des marchés et des campements uniquement temporaires. C’est en quelque sorte une « géographie de l’éphémère » qui caractérise cette portion de la côte Est de l’Afrique. Il s’agit d’un espace de la traite qui échappe presque totalement au contrôle britannique. Depuis ce hub que représente Khartoum et après des transactions, de nouveaux acteurs et de nouveaux réseaux apparaissent. Des voies relient Khartoum

129 Abbas Ibrahim Muhammad Ali, The British, The Slave Trade and Slavery in the Sudan, 1820-­1881 (Khartoum: Khartoum University Press, 1972).

aux ports de la côte ouest de la mer Rouge. Le chapelet des ports somalis est alors décrit comme très fortement impliqué. Les esclaves sont ensuite embarqués à Massaoua, à Suakin, à Akik et à Ras Elba en direction des ports de la côte Ouest de la mer Rouge et notamment Jeddah. À nouveau, sur cette côte, tout un réseau de

-­‐mettre la redistribution vers les marchés demandeurs, comme La Mecque. Selon le Capitaine Malcolm, 2 000 à 3 000 esclaves sont acheminés en 1877 vers le Hedjaz et le Yémen depuis ces cités. 1 500 gagneraient l’intérieur de la péninsule Arabique.

À travers les sources, un nouvel espace-­‐réseau de la traite émerge donc dans les années 1870. Ses contours sont complexes et il s’organise autour d’une portion cen-­‐trale de la mer Rouge gardée par les ports de Jeddah et de Massoua. Mais il a égale-­‐ment une profondeur réelle, comme nous l’avons montré, ainsi que des extensions plus méridionales, avec lesquelles il est en contact. Il s’agit d’une zone qui s’étend autour du port de Berberah. Surtout, la description de Berberah en 1878 démontre une ouverture « régionale » assez simi-­‐laire à celle qui caractérisait Zanzibar en 1820. Un immense marché aux esclaves se tient de façon permanente au cœur de la

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ville, fréquenté par des marchands arabes, perses, ottomans, mais aussi par des Banias indiens. D’autres encore viennent de l’Ha-­‐dramaut, de Bassorah, d’Aden, de l’Abyssi-­‐nie ou de zones très à l’intérieur des terres perses. Plus de 10 000 personnes fré-­‐quentent cette foire. Les produits vendus et exportés sont abondants : des esclaves bien sûr, mais également du café, de la gomme arabique, des peaux de moutons et des cuirs, du suif, de l’ivoire, du bétail, du poisson séché, du henné, des plumes d’au-­‐truche, du miel et de la myrrhe. Les mar-­‐chands acheminent quant à eux du sucre, du riz, du maïs, du tabac, du sel, des balles de coton, de la farine, des dattes, des perles

de laiton, des boutons. Il semble ainsi que la plupart de ces négociants sont demandeurs d’esclaves en échange de leurs produits.

-­‐merce d’esclaves révèle la structuration de ces mondes que sont l’océan Indien, le Golfe et la mer Rouge. Il s’agit de nébuleuses éco-­‐nomiques dont l’existence repose sur l’im-­‐portance des liens marchands et humains et sur la pratique transnationale de l’es-­‐pace propre aux sociétés de ces zones. En outre, l’étude des réseaux démontre que ces espaces fonctionnent à la fois comme des économies indépendantes, mais égale-­‐ment dans le cadre d’importantes relations

de dépendance. Des mondes économiques existent au sein d’un monde plus vaste dont

de la traite est un véritable palimpseste construit par des siècles de mobilités et d’échanges. La présence des Britanniques à partir de 1820 représente un élément

Il demeure que les réseaux subsistent et que les zones constituées par les circula-­‐tions humaines et marchandes autour des interfaces portuaires se recomposent, au

-­‐ments de centralité, des évolutions dans la construction en centres et en périphéries de l’espace-­‐réseau de la traite sont alors observables. Quant à la normalisation et

pensées par les Britanniques comme une entreprise « juste » : la nouvelle juridiction doit aider à la construction d’un espace de droit, remplaçant les zones « hors la

Anglais s’insèrent de façon complexe dans un dispositif régional fortement frag-­‐menté, où cohabitent des structures poli-­‐tiques variées. Les puissances régionales sont associées au combat contre la traite et de 1820 à 1880, c’est un espace supra-­‐

qui émerge et se superpose aux territoires des marchands et des réseaux, sans pour

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Lutte contre la traite et politique impériale britannique dans l’océan Indien

autant que leurs assises spatiales ne soient gommées. L’étude de l’espace permet donc

l’impérialisme britannique dans cette zone du monde et de percevoir la souplesse qui caractérise le mode de gouvernance des Anglais. C’est précisément en « utilisant » l’espace que ces derniers parviennent à établir une certaine forme de domination.

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