Lost in translation: une mission britannique auprès des Druzes à la fin du 19ème siècle

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LOST IN TRANSLATION : UNE MISSION BRITANNIQUE AUPRÈS DES DRUZES À LA FIN DU XIX E SIÈCLE Daniel Foliard Editions Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses » 2015/3 n° 35 | pages 111 à 133 ISSN 2267-7313 ISBN 9782811115654 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures- religieuses-2015-3-page-111.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Daniel Foliard, « Lost in translation : une mission britannique auprès des Druzes à la fin du xix e siècle », Histoire, monde et cultures religieuses 2015/3 (n° 35), p. 111-133. DOI 10.3917/hmc.035.0111 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Karthala. © Editions Karthala. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Bibliothèque nationale de France - - 194.199.3.13 - 29/05/2018 11h37. © Editions Karthala Document téléchargé depuis www.cairn.info - Bibliothèque nationale de France - - 194.199.3.13 - 29/05/2018 11h37. © Editions Karthala

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LOST IN TRANSLATION : UNE MISSION BRITANNIQUE AUPRÈSDES DRUZES À LA FIN DU XIXE SIÈCLEDaniel Foliard

Editions Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses »

2015/3 n° 35 | pages 111 à 133 ISSN 2267-7313ISBN 9782811115654

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2015-3-page-111.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Daniel Foliard, « Lost in translation : une mission britannique auprès des Druzes à lafin du xixe siècle », Histoire, monde et cultures religieuses 2015/3 (n° 35),p. 111-133.DOI 10.3917/hmc.035.0111--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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VariaHistoire, Monde & Cultures religieuses N° 35 octobre 2015

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Lost in translation : une mission britannique auprès des Druzes à la fin du xixe siècle

Daniel Foliard

MCF en Histoire britannique Université Paris Ouest Nanterre la Défense

Introduction

L’activité missionnaire fut un élément constitutif de l’extension de l’influencebritanniquesurlemondeàl’âgedunouvelimpérialisme.Les 10 000 missionnaires présents dans l’outremer en 1900 jouèrent toutefois un rôle contrasté. Si le reflexe immédiat fut souvent deles considérer comme des relais d’une forme d’impérialisme, il apparaît, à l’étude de cas concrets, que loin de servir la cause de la domination européenne, les missions furent souvent des adjuvants de sa contestation1. Leur personnel ne lisait pas l’étranger avec la même grille de lecture que les agents les plus liés à l’entreprise

1. Andrew Porter, « “Cultural Imperialism” and Protestant Missionary Enterprise, 1780-1914 », Journal of Imperial and Commonwealth History, XXV/3, 1997, p. 367-391. Alan lester, Imperial networks: Creating Identities in Nineteenth-Century South Africa and Britain, Londres, Routledge, 2001, 257 p.

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impériale2. La Palestine and Lebanon Nurses mission to the Druses que l’on se propose d’évoquer dans cet article constitue de ce point de vue un cas d’étude. Dans un espace largement dominé par l’activité missionnaire catholique, cette institution créée au début des années 1880 dans la montagne druze offre ainsi l’opportunité de détailler certains des motifs qui présidèrent à l’action des missions protestantes britanniques en terre biblique.

Si plusieurs ouvrages ont déjà traité des missions au Moyen-Orient, que ce soit auprès des Juifs de Palestine, des Ottomans ou des Perses, les missions britanniques au Liban sont restées comparativement moins étudiées que celles d’Arménie ou de Palestine.3 Sans doute le fait que cet espace ait été considéré commeunespacesousinfluencefrançaisen’estpasétrangeràcettemoindre attention. Pourtant, l’activité missionnaire britannique ne fut pas invisible dans le territoire que constitue aujourd’hui le Liban. De nombreuses missions y furent créées dès le début du xixe siècle en dépit d’une concurrence certaine avec les jésuites qui avaient la charge de l’évangélisation de cette partie de ce que l’on appelait alors la Syrie. La documentation inédite sur laquelle repose cet article permet de combler en partie ce manque.4

2. Pour un exemple de décalage autour de la notion de race, voir Brian stanley, « From ‘the Poor Heathen’ to ‘the Glory and Honour of All Nations’: Vocabularies of Race and Custom in Protestant Missions, 1844-1928 », Yale Divinity School Library, Occasional Publication, n° 2, 2009, 14 p.

3. Hendrika L. murre-van den BerG, New Faith in Ancient Lands: Western Missions in the Middle East in the Nineteenth and Early Twentieth Centuries, Leiden, Brill, 2006, 339 p. ; Yaron Perry, British Mission to the Jews in Nineteenth-Century Palestine, Londres, Frank Cass, 2003, 229 p. et Michael marten, Attempting to Bring the Gospel Home: Scottish Missions to Palestine, 1839-1917, Londres, Tauris Academic Studies, 2006, 262 p. ; Michelle tusan, « The business of Relief Work: a Victorian Quaker in Constantinople and her Circle », Victorian Studies, n° 51/4, été 2005, p. 633-661 ; Denis WriGht, The English Amongst the Persians: Imperial Lives in Nineteenth-Century Iran, Londres, I.B. Tauris, 2001 (1ère édition 1977), 218 p. Voir aussi Francis-Dehqani Guli, « CMS Women Missionaries in Persia », in Kevin Ward et Brian stanley (dir.), The Church Mission Society and World Christianity, 1799-1999, Grand Rapids, Eerdmans, p. 91- 119; voir aussi Haim Goren,«Du“conflitdesdrapeaux”àla“contestationdeshospices”:l’AllemagneetlaFrancecatholiquesenPalestineàlafinduxixe siècle », in Dominique trimBur et Aan aaronsohn, De Bonaparte à Balfour, la France, l’Europe occidentale et la Palestine (1799-1917), Paris, CNRS éditions, 2001, p. 325-345 ; Michelle tusan, « Gleaners in the Holy Land: Women and the Missionary Press in Victorian Britain », Nineteenth Century Gender Studies, n° 6/2, été 2010 ; Kenneth craGG, « ’Being Made Disciples’ – the Middle East », in Kevin Ward et Brian stanley (dir.), The Church Mission Society and World Christianity, 1799-1999, Grand Rapids, Eerdmans, 2000, p. 120-143.

4. La documentation consiste en trois ensembles d’archives différents. Les deux premiers sont conservés au Middle East Centre du Saint Antony’s College d’Oxford. L’un (cote : GB165-037) est constitué de documents trouvés dans le grenier du bâtiment de la mission à Baakline et faisait partie d’une archive interne à la mission. On y trouve les journaux de Mme Ward, la directrice, une partie de sa correspondance, des travaux ainsi que diverses publications liées à la mission. L’autre fait partie des riches archives de la Jerusalem and the East Mission (cote : GB165-0161) qui permet de compléter le premier ensemble. Il contient une correspondance liée au statut de la mission dans les années 1900 à 1920 ainsi que plusieurs brochures. Le troisième est conservé à la Lambeth Palace Library (cote: GB 0109 MSS. 2337, f. 278-315 ; 2608-10), il s’agit des comptes de la mission de 1900 à 1914 ainsi que des comptes rendus des réunions du comité d’administration.

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L’exemple de la mission de Baakline doit permettre de mesurer combien l’enthousiasme évangéliste de la fin duxixe siècle et du début du xxe siècle avait évolué par rapport à l’époque victorienne. À travers la documentation, on propose de reconstituer l’historique de cette mission pour en comprendre par la suite les motifs. Il faut en particulier tenter de saisir les attitudes de ces femmes britanniques, parties des années au milieu des Druzes, avec la conviction de leurs capacités à les évangéliser en dépit de résultats nécessairement décevants. Au-delà de ces missionnaires, c’est aux soutiens de la Palestine and Lebanon Nurses mission to the Druzes que nous nous intéresserons. L’analyse des listes de donateurs et de la composition des organes de direction de la mission pourra notamment nous aider à mieux cerner les contours de la société qui gravitait autour de ces projets de charité.

La création de la mission et le contexte du Mont Liban

La fondatrice de la mission, Mary Wordsworth Smith (circa 1819-1907), était une nièce du poète. Avec le soutien de quelques amis et parents dont l’évêque de Lincoln, Christopher Wordsworth (1807-1885), elle développa ses efforts en direction des Druzes du Liban à partir de 18825. Après un voyage en Palestine, elle fonda la Baakleen medical mission en 1883, accompagnée de Theodora Sarah Ward et d’une seconde infirmièrenomméeMissLawford.Lerécitde lafondationfutélaborébien des années plus tard dans l’une des brochures de la mission :

« Il y a quinze ans, Dieu appela une de nos Ladies anglaises, Mademoiselle Wordsworth Smith, une parente de notre grand poète et de l’évêque Wordsworth, une dame respectable et qui disposait de revenus conséquents, à partir en Palestine ; elle obéit promptement à l’appel de son Maître et, bien que déjà âgée, elle partit tout de suite, avec un compagnon au cœur noble, pour la Syrie. À leur arrivée à Beyrouth, où ils trouvèrent beaucoup de missionnaires américains, anglais, natifs et jésuites ainsi que des écoles, des hôpitaux , des œuvres de charité etc… elle attendit que le Père céleste la guide, et Il l’orienta vers les hauts sommets du Liban, qui se dressent majestueusement à l’est de Beyrouth »6.

La mission était localisée en plein cœur du Mont Liban, dans la région du Chouf, historiquement partagée entre chrétiens maronites et Druzes. La ville de Baakline était alors un centre administratif important. Des

5. Middle East Centre, GB165-0373, 2/1/7 : Miss Wordsworth Smith to Charles Wordsworth (1806-1892). Julius richter, A History of Protestant Missions in the Near East, New York, Fleming H. Revell Co., 1910, 206.

6. Brochure intitulée Palestine and Lebanon Nurses Mission to the Druses, Middle East Centre (cote GB165-0373), date et lieu d’édition inconnus, p. 6.

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tentatives avaient déjà été menées depuis la Grande-Bretagne pour installer une mission dans le village dès 1880. Les gérants du John Wilson Memorial Fund avaient tenté d’y ouvrir une école, mais le gouverneur duLibanfitfermerl’établissementauboutdequelquesannées7. L’arrivée de Mary Wordsworth Smith dans cet endroit devait probablement moins à l’inspiration divine qu’aux contraintes imposées par la situation des missions au Liban. Comme l’indique le passage d’Open Doors consacré aux premiers moments du voyage de la fondatrice au Levant, elle arriva dans une région déjà peuplée de missionnaires. Le littoral libanais et Beyrouth étaient le terrain d’action de l’American Board of Commissioners for the Foreign Missions, établi à Boston et très actif8. On y trouvait aussi les diaconnesses allemandes de Kaiserwerth. Des Anglaises avaient installé dès 1861 un orphelinat à Beyrouth dans le cadre de la Ladies’ Association for Social and Religious Improvement of Syrian Females9. Les efforts des jésuites, installés au Liban depuis 1629, étaient encore plus visibles. Leur réseau d’établissements scolaires était de très loinleplusdensedeceuxfinancésparlesmissions.Nuln’ignoraitlesliens forts qui existaient entre ces missionnaires catholiques et la France. Les tensions entre missionnaires catholiques et biblistes anglophones étaient réelles. L’entrelacs des missions était tel qu’il était somme toute attendu qu’un nouvel arrivant allât chercher un peu plus loin des terres encore vierges pour l’évangélisation.

Le choix des Druzes, même s’il fut fait par défaut, peut surprendre. Cette minorité ismaélienne était notoirement rétive à la conversion. Si les Druzes attirèrent Mary Wordsworth Smith et d’autres Anglicans, en dépit du caractère ésotérique de leur religion qui ne facilitait l’évangélisation, ce fut d’abord parce qu’une compétition historique avait été engagée dès les années 1840 entre la France et la Grande-Bretagne.Deuxconflitsinterreligieuxvinrentensanglanterle Mont Liban en 1842 et en 1860 et, à chaque fois, les Britanniques soutinrent les Druzes contre les Maronites historiquement proches de la France. L’Église anglicane encouragea dès lors les tentatives missionnaires dans la montagne druze, alliée potentiel dans le jeu desinfluencesenSyrie.L’activismedeGeorgePercyBadgerfitunportrait élogieux des Druzes à la suite d’un voyage dans la région en 185010.Guidéesparleurfoi,lesinfirmièresdelaBakleen Medical Mission étaient inéluctablement partie prenante de cette concurrence entre puissances au Liban.

7. Ce fonds était nommé d’après l’écrivain millénariste John Wilson (John Wilson, Our Israelite Origin. Lectures on Ancient Israel, and the Israelite Origin of the Modern Nations of Europe,Philadelphia,Daniels&Smith,1851.Ildéfendaitlathéoriedel’Anglo-israelism.

8. Hendrika L. murre-van den BerG, New Faith in Ancient Lands: Western Missions in the Middle East in the Nineteenth and Early Twentieth Centuries, op. cit., p. 109.

9. The Wesleyan-Methodist Magazine, vol. 14, 1868, p. 87.10. George Percy Badger, The Nestorians and Their Rituals: With the Narrative of a

Mission to Mesopotamia and Coordistan in 1842-1844, Londres, Masters, 1850.

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Mary Wordsworth Smith acheta d’abord un terrain et y fitconstruire une maison qui devait être la base de la mission. À la fin des années 1880, un docteur, dénommé Mishaka rejoignit lamission et venait tous les quinze jours. Le travail au dispensaire ne commença réellement qu’en 1887. Un second docteur lui succéda en 1891, le docteur Baroud. Il fut remplacé à son tour en 1894 par un médecin druze, Ali Allamuddin, diplômé de l’Université américaine de Beyrouth. Les bâtiments de la mission comprenaient alors un petit hôpital pour les femmes et les enfants. En 1895, MissWordsworthSmithfitensortequeladirectionanglaisedelamission soit reprise par Susanna Meredith (1823-1901)11. Un an plus tard, Louisa Kitching, une infirmière envoyée parMissMeredithprenait la tête de la mission. La même année, le docteur Allamuddin fitpartdesadécisiondesefairebaptiseretderendresaconversionpublique12. La réaction de la population, dont on reparlera, rendit sa présence impossible. Il ne revint travailler dans la mission que quelques années plus tard. Au début du xxe siècle, la mission finançalaconstructiond’undispensairepourleshommesquiouvriten 1906. L’hôpital fut à nouveau agrandi en 1910 et deux femmes, des Biblewomen, une dénommée Miss Emrik ainsi qu’une convertie libanaise, commencèrent à essayer d’aller évangéliser les villages alentour13. La mort de Louisa Kitching en 1912, des difficultésfinancières ainsi que des problèmes liés au waqf qui assurait la propriété des bâtiments de Baakline plongèrent la mission dans une crise. Le début de la Première Guerre mondiale en sonna le glas et les bâtiments furent utilisés par l’armée turque avant de servir aux troupes alliées. La mission fut relancée pendant quelques années après la guerre par l’évêché de Jérusalem et intégrée à la structure de la Jerusalem and the East Mission avant d’être reprise par des Américains.

À l’exception des docteurs successifs, le personnel de la mission fut composé de femmes. Mary Wordsworth Smith était d’après les recensements successifs une Holder of dividends. Quand elle mourut le 13 janvier 1907, elle légua 1 000 livres sterling à la mission, ce qui donne une idée de ses ressources. À ses côtés on trouve Theodora Sarah Ward, une proche de Mary Wordsworth Smith qui était issue du même milieu social. On sait que son rôle dans la mission consistait notamment à assurer la classe14. Miss Lawford qui rejoignitlamissionen1887étaitparcontreuneinfirmièrediplômée,

11. Susanna Meredith était une visiteuse de prison qui mit en place des « missions pour les prisons » dès 1866. Elle lutta constamment en faveur de la réintégration des prisonnières et fut consultée en 1895 par le Gladstone Committee sur les prisons (Caroline cavendish, The Story of Mission, Londres, Partridge, circa 1890, 99 p.

12. Joseph t. ParFit, Among the Druze of Lebanon and Bahan, Londres, Hunter and Longhurst, 1917, p. 194-198.

13. Open Doors, 1912.14. Middle East Centre, GB 165-0373 3/3.

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tout comme Miss Elliott qui compléta le personnel de la mission en 1891 ou Miss Gutsell15. Louisa Kitching possédait aussi la qualité d’infirmière et développa l’hôpital. Envoyée par Miss Meredith, elle était une missionnaire professionnelle16. Elle avait travaillé plusieurs années à Londres au sein de la mission de Susanna Meredith auprès des prisonniers17. À l’amateurisme initial succéda une professionnalisation manifeste. L’adjonction de Catherine June Prout, elle-même infirmière et de Miss Emrik, une Biblewoman de métier dont le travail était de tenterd’aborderleshabitantschezeux,confirmacettetendance.

La mission de Baakline est ainsi une illustration de l’évolution générale des missions britanniques à la fin du xixe siècle. Sa transformation progressive en une véritable institution hospitalière et éducative locale fait écho aux évolutions de l’ensemble des missions protestantes à l’époque. Louisa Kitching ou Catherine Prout correspondent précisément àlafiguredelafemmemissionnairecélibataire,diplôméeetissuedelamiddle class telle qu’elle apparaît à partir des années 1870. Jeffrey Cox atteste de la croissance extrêmement rapide de cette population dans les missions protestantes puisque le nombre de femmes célibataires parties vers l’outremer en mission progresse de 168 % entre 1880 et 191418. Les missions devinrent un espace de carrière pour des femmes dont l’horizon professionnel pouvait être barré en Grande-Bretagne19. L’expérience missionnaire de l’outremer offrait un salaire et une reconnaissance inédite des qualifications20. Ce mouvement correspondit aussi à une demandedeplusforteparticipationdesfemmesàlaréflexionetàlaviespirituelle de leurs Églises21.

À son apogée, la mission était devenue un véritable hôpital par l’adjonction successive de bâtiments22. Elle pouvait soigner séparément hommesetfemmes.Uneécolecomplétait l’ensemble.Lefinancementétait assuré par des legs, encouragés systématiquement par les publications et les rapports de la mission, ainsi que par des dons réguliers. Un comité gérait les fonds en Angleterre sous le patronage de l’évêque de Durham et payait les salaires des infirmières britanniques, du médecin et dupersonnel local. D’un point de vue institutionnel, la mission était intégrée

15. Elle apparaît dans les archives vers 1905.16. Les archives donnent une idée des salaires pratiqués. Louisa Kitching gagnait en 1912

environ 200 livres sterling annuellement (environ 12 000 livres sterling actuellement), cf. archives de la Jerusalem and the East Mission, boîte n° 79/1, rapport du trésorier, datée d’octobre 1912.

17. Blessed be Egypt, vol. 7-8, 1906, p. 3118. Jeffrey cox, The British Missionary Enterprise since 1700, Londres, Routledge,

2007, p. 213.19. Linda l. clark, Women and Achievement in Nineteenth-Century Europe,

Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 131.20. Stuart BoGue, David Buck, Charles smith et Sydney PiGGin, Making Evangelical

Missionaries 1789-1858: The Social Background, Motives and Training of British Protestant Missionaries to India, Abingdon, Sutton Courtenay Press, 1984.

21. cf. Sue vries et Jacqueline de morGan, Women, Gender, and Religious Cultures in Britain, 1800-1940, Londres, Routledge, 2010.

22. Ill.1.

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à l’ensemble des Mrs Meredith Missions qui faisaient elles-mêmes partie de la Church of England Women’s Missionary Association, qui encadra les premières missions féminines au Levant dans les années 1860. La Palestine and Lebanon Nurses Mission to the Druses était de la sorte intégrée à un véritable système missionnaire anglican.

Les outils de l’évangélisation

Les soins médicaux étaient une des raisons d’être de la mission à Baakline. Dès que cela fut possible, Mary Wordsworth Smith cherchaàrecruterunmédecinetdesinfirmièresetàacheterunterrainqui puisse accueillir un dispensaire. En 1906, la mission possédait plusieurs bâtiments et offrait plusieurs lits aux malades, hommes comme femmes. Comme le soulignait une des brochures publiées parlamissionafind’attirerl’attentiond’éventuelsdonateurs:

«Iln’yapasdemoyenplusrapideetplusefficacepourdiffuserlaVéritéqu’ensoignantles malades tout en prêchant la parole de Dieu, par le biais de l’hôpital et du dispensaire, plus de cent villages sont mis en relation avec la mission, et la Semence est plantée »23.

23. Brochure conservée dans les archives de la Jerusalem and the East mission, boîte n° 79, n° LXXIX/1.

Ill. 1 – Vue des bâtiments de la mission, reproduction d’une photographie non datée publiée dans Joseph Parfit, Among the Druzes of Lebanon and Bashan,

Londres, Hunter & Longhurst, 1917, p. 174

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Soigner les corps pour soigner les âmes n’était pas une technique missionnaire inédite, loin s’en faut. L’éclosion de dizaines de missions médicales en Asie et en Afrique à partir des années 1870 est un phénomène connu. Il fut encouragé par des sociétés comme la Medical Missionary SocietyfondéeàLondresen1878quifinançaitles études dans le secteur sanitaire et médical de ceux qui souhaitaient

Ill. 2 – Page de garde d’une brochure de la Church of England Women’s Association consacrée à la mission de Baakline, circa 1903

(Middle East Centre, Saint Anthony’s College, Oxford¸GB 165-0373 5/3/1)

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partiroutremer.Endépitdel’efficacitéparfoispeuévidented’unestratégie qui visait à utiliser les capacités de la médecine moderne à remettre les corps en fonctionnement pour tenter de toucher les cœurs,lafiguredumissionnairemédicaldevint,àBaaklineetailleurs,l’un des principaux visages des tentatives d’évangélisation. L’idée de construire un dispensaire puis un hôpital à Baakline obéissait à une tactique expérimentée d’abord en Asie, puis diffusée par les promoteurs du travail missionnaire dès les années 1860.

La mission de Baakline fut conçue autour de ce postulat et reprit en outre les conceptions missiologiques développées en Amérique dont Dana Robert a souligné l’insistance sur le rôle des femmes24. La stratégie consistait à considérer que le meilleur espoir de conversion résidait dans les femmes. En les atteignant, il devenait possible de prêcher au cœur des foyers et d’éviter les barrières posées par des sociétés dominées le plus souvent par les hommes. Le fait que le statut desoignantenesoitpastropdifficileàfaireaccepterauxsociétésquel’on considérait alors comme primitives donnait une opportunité de s’adresserauxfemmessanslevertropdeméfiance.CettelogiqueduWomen’s work for women était au cœur de la mission à Baakline25.

Mary Wordsworth Smith et son amie Theodora Ward orientèrent leur mission gérée par des femmes en direction des femmes, non pas dans une logique d’émancipation de la domination masculine, mais afin de contourner l’obstacle posé par des hommes garantsdu Druzisme. Les soins médicaux possédaient à leurs yeux une dimension missiologique évidente. Dans le cas des Druzes, l’expérience des infirmières était vécue avec une intensité toute particulière, en lien avec une parabole du Bon Samaritain dont les publications de lamissionfirent uneutilisation régulière26. Le geste du soin prenait une dimension théologique fondamentale à leurs yeux27. Les femmes de Baakline cherchèrent toujours à ne pas séparer les soins médicaux des tentatives de christianisation. En plus de services religieux le dimanche, elles organisaient des services au sein du dispensaire, directement auprès des malades. Des statistiquesdeprésenceétaientrégulièrementtenuesafindemesurerl’efficacitédecetyped’action28. D’après ce tableau, l’évangélisation semble avoir été globalement subie par les patients qui n’étaient massivement présents qu’aux services dans le dispensaire, lorsqu’il devenait inévitable d’écouter le prêche des Anglaises.

24. Dana Lee Robert, American Women in Mission: A Social History of Their Thought and Practice Macon, Ga., Mercer Univ. Press, 1996.

25. Elle était typique en cela du mouvement plus général des missions de femmes. Ce type d’approche de l’évangélisation était privilégié par la Church of England Zenana Missionary Society créée en 1880 en Inde et dont les efforts étaient entièrement dirigés vers les femmes.

26. Ill. 2.27. Palestine and Lebanon Nurses’ Mission, 1905, rapport pour l’année 1904 (GB

165-0373 5/1/3).28. Ill. 3.

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Parmi les outils à disposition du missionnaire, l’éducation tenait bien sûr une place privilégiée. Dans le cas de la mission de Baakline, l’éducation des enfants venait juste après les soins.29 Au sein de la mission elle-même, des cours d’instruction biblique et d’apprentissage d’hymnes étaient organisés à destination des femmes etdesfilles.DesSunday Schools étaient aussi ouvertes aux enfants des deux sexes dans les bâtiments de la mission américaine, sous la supervision de Louisa Kitching. Le rôle éducatif de la mission était mis en avant dans la propagande produite par la mission pour communiquer avec ses donateurs, par le biais de reproductions photographiques en particulier. Les différents rapports relataient les progrès de l’instruction religieuse. Les archives de la mission retrouvées des années plus tard par les gérants du Chouf National College qui occupe aujourd’hui les bâtiments éclairent en partie ce point. Elles contiennent un document rare : un devoir d’élève. On doit bien sûr s’interroger sur la présence de ce travail produit par une élève, qui semble être une page arrachée d’un cahier, dans le fonds récupéré dans le grenier de la mission. Une datation précise est impossible, mais le texte provient sans aucun doute des affaires d’unedesélèvesdelaclassedefillesmiseenplaceparlamission.Il offre une opportunité de comprendre quels contenus étaient

29. Jerusalem and the East Mission, boîte 79, LXXIX/9.

Ill. 3 – Statistiques de fréquentation pour juillet 1910.Tous les graphiques proposés ici ont été construits à partir des données

contenues dans les archives de la mission conservées au Midde East Centre de Saint Antony’s College

Services religieux du Dimanche 5Nombre de personnes aux services du Dimanche 183Services religieux dans le dispensaire 11Nombre de personnes aux services dans le dispensaire 335Patients venus au dispensaire 531Cours d’instruction biblique 8Nombre d’élèves aux cours d’instruction biblique 101Visites dans les villages par Miss Emrik 27Nombre de personnes vues durant ces visites 134Cours en semaine 23Cours du dimanche 4Nombre de prescriptions 565Nombre de patients à l’hôpital 13Nombre d’opérations chirurgicales 14

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effectivement enseignés et selon quelles pratiques pédagogiques. La Bible y apparaît comme une matière première incontournable30. Les sujets traités dans cet exemple sont tirés de l’Ancien Testament comme des Évangiles et démontrent le souci bibliste qui habitait ces femmes anglicanes. Les fautes d’orthographes que contient ce devoir montrent que l’élève écrivait sous la dictée. Le caractère phonétique de sa transcription est évident quand elle écrit : « How did Sumuel came to the tembel ».

Ce que la plupart des familles étaient venues chercher dans l’école de la mission, l’apprentissage de l’anglais, était donc en partie utilisé pour faire apprendre par cœur quelques épisodes bibliques.

L’école, comme l’hôpital, n’étaient pas des objectifs en soi, mais un moyen de christianiser. Le recours à la Bible comme manuel correspondait aux pratiques missionnaires métropolitaines de Louisa Kitching, qui fut, avant Baakline, à la tête de la mission de Susanna Meredith pour la réinsertion des prisonnières. Au Liban comme dans les prisons de Londres, l’objet de ces missions était d’évangéliser les femmes. À la prison concrète dans laquelle étaient enfermées les Britanniques auxquelles s’adressait la mission de Londres répondait donc la prison mentale que constituait aux yeux de Miss Kitching ou de Miss Ward, la religion druze qu’elles assimilaient très facilement à l’Islam. Il n’existait pas dans leurs représentations de rupture entre ces deux mondes, réunis dans la nécessité d’accéder à l’Évangile. Les brochures publiées pour faire connaître les missions auprès des prisons et celles réalisées pour Baakline utilisaient d’ailleurs les mêmes références à la dimension missiologique du soin médical et de l’éducation.

On peut donc se demander ce que les Druzes qui fréquentaient la mission venaient chercher en envoyant leurs enfants suivre les cours proposés par les Britanniques et les Américains. La classe de Miss Reed, l’institutrice, accueillit des dizaines d’enfants dont certains firent apparemment une scolarité continue. On sait,comme le note d’ailleurs Louisa Kitching, le contrôle exercé par les autorités religieuses Druzes sur la population de Baakline. Il est alors légitime de faire l’hypothèse que les familles qui acceptaient que leurs enfants aillent suivre des cours largement fondés sur du matériel religieux cherchaient dans ces cours un avantage, une raison qui permettait de surmonter la nature prosélyte des classes. Les indices qui permettent de comprendre la raison du succès relatif des cours assurés conjointement par la mission britannique et par la mission américaine sont épars dans la documentation. Mais on évoque à deux moments, dans la revue Open Doors et dans un article du docteur Golmer, l’existence d’une filière d’émigration

30. D. W. BeBBinGton, Evangelicalism in Modern Britain: A History from the 1730s to the 1980s,Winchester,MA,USA,Allen&Unwin,1988,p.2-3.

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vers les États-Unis via Liverpool31. Le sujet mériterait une étude plus approfondie du parcours des ancêtres des Druzes américains, mais lesarchivesdelamissionconfirmentlaréalitédecesmigrationsquiconcernaient plusieurs centaines de personnes32. Certaines revenaient après plusieurs années passées outre-Atlantique33.

L’objet des cours pour les missionnaires était d’abord prosélyte mais il est manifeste que les familles, avec l’accord des autorités, y virent avant tout la possibilité d’éduquer leurs enfants à l’anglais. Si l’on ajoute à cette hypothèse, le fait confirmé que les Druzescherchaient à compenser l’absence de politique éducative dans l’empire ottoman en ayant recours à toutes les offres possibles, y compris celles qui s’accompagnaient de tentatives d’évangélisation etlavolontéaffirméedecréerdesliensaveclapuissancebritannique,on saisit combien la présence des missionnaires fut le résultat d’un rapport ambigu entre les femmes britanniques et les Druzes. En observant les deux parties prenantes de cette aventure missionnaire au quotidien, il paraît évident que la Palestine and Lebanon Nurses’Mission fut le produit d’une négociation, d’un compromis qui ne fut jamais ouvertement exprimé. Le destin et le regard des Druzes ne sont a priori pas notre objet ici ; le considérer permet toutefois de confirmerunefoisdeplusl’idéequelaprésencedesOccidentauxenOrient ne fut jamais un rapport simplement binaire.

Résistances

Une série de lettres permet de reconstituer les étapes d’un drame révélateur sur l’aveuglement qui caractérisait les missionnaires quant à l’objectif premier de leur entreprise qu’était la conversion des Druzes. La première est un appel au secours adressé en 1896 au consul britannique à Beyrouth :

« Cher Monsieur Drummond Hay, nous avons appris que vous vous trouvez à proximité de chez nous ou que ce sera bientôt le cas. Nous sommes en ce moment très inquiètes de l’état d’agitation dans ce village créé par le baptême d’Ali Allamuddin qui a eu lieu ce jeudi (…) »34.

31. Open Doors, avril 1909, p. 11 (GB 165-0373 5/4/1). Blessed Be Egypt, vol. 7-8, 1906, p. 31.

32. C’est une population qui regroupe plusieurs milliers de personnes (cf. American Druze Society). L’émigration semble s’être orientée essentiellement vers des pays anglophones car il existe aussi une importante population druze en Australie (cf. Australian Druze Society) et une autre au Canada.

33. Open Doors, avril 1909, p. 11.34. Middle East Centre, GB 165-0373 2/1/2-2.

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L’unique conversion réalisée en plus de dix ans par la mission tournait manifestement au désastre. Une lettre de Theodora Ward éclaire un peu les conséquences du baptême du docteur Allamuddin :

Chère Miss Meredith,Comme je ne sais pas si Miss Kitching sera capable de communiquer avec vous par lapostedecettesemaine,vuqu’ellen’estpasavecnous,jevousécrisafindevousdire ce qui s’est passé ici depuis sa lettre de la semaine dernière. La persécution de notre Dr et de sa femme a été grande, leurs deux familles ont fait tout leur possible pour qu’il abjure ou pour qu’elle le quitte, bien que toujours druze, elle refuse d’êtreséparéedelui.GrâceàDieu,ellen’apasfléchi.Heureusement,notreconsulqui était alors dans le district a pu venir nous voir et a écouté leurs déclarations grâceàsesbonsofficesaveclegouverneurduMontLiban.Ilslesontprissousescorte jusqu’à Beyrouth où ils se trouvaient encore hier sous la protection des fonctionnaires du Consulat. Nous ne savons pas à cette heure s’ils devront quitter le pays »35.

Toute la population du village menaça de lyncher le docteur Allamuddin dès que la nouvelle de son baptême fut connue. Il dut finalement quitter le Liban pendant plusieurs années etpoursuivit des études en Grande-Bretagne36. Le désastre provoqué par cette conversion ne remit pas en cause l’existence de la mission, mais refroidit considérablement les ardeurs évangélisatrices des missionnaires. Peu avant la guerre, il devint difficile demasquerl’évidence, quitte à distinguer les «conversions définitives» decelles qui ne le seraient pas :

« Vous noterez dans le rapport du Docteur qu’il évoque l’absence de conversions définitives. Nous avons des témoignages de nos missionnaires qui disentque, parmi ceux qu’elles visitent, quelques-uns, pensent-elles, commencent à prendre le chemin de la vérité et que dans les vies plongées dans les ténèbres de quelques-unes de ces pauvres femmes ignorantes, la Lumière de la Vérité a indubitablement resplendi »37.

Toute l’orientation de la mission fut remise en question au moment où parut cet extrait. L’échec d’une stratégie orientée vers les femmes semblait, aux yeux des missionnaires, expliquer l’absence de résultats. Il fallait, d’après les rapports, aller chercher les hommes et quitter la logique exclusivement féminine qui avait présidé à la fondation de cette entreprise d’évangélisation. Une angoisse saisit

35. Middle East Centre, GB 165-0373 2/1/3.36. Le récit de la suite des événements se trouve dans le livre de Joseph ParFit, Among

the Druzes of Lebanon and Bashan,Londres,Hunter&Longhurst,1917,p.195-198.37. Mrs Meredith Institutions, Palestine And Lebanon Nurses Mission, Report for 1910,

p. 1 (Jerusalem and the East Mission, boîte n° 79).

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visiblement les soutiens de la mission à la mort de Louisa Kitching en1912:avait-elletoutsacrifiépourrien?LerécitdesesfunéraillesàBaaklineparlerévérendJosephParfit,undesgrandsmissionnairesbritanniques au Moyen-Orient, se voulait rassurant :

« À côté de la tombe de Miss Kitching, un Druze âgé s’adressa à la foule brièvement et tendrement et, à l’unisson, la prière trois fois répétée résonna dans un millier de bouches et une multitude de cœurs, “Dieu, aie pitié d’elle !”. Nous recouvrîmes sa tombe et dressâmes dessus les couronnes que ses nombreux amis avaient apportées, puis nous saluâmes d’une bénédiction le départ de l’assemblée, et, alors qu’ils quittaient la vigne, nous fermâmes, dans un mélange de chagrin et de joie, ce chapitre glorieux de la dévotion chrétienne dans la Mission de Baakline. Jamais on n’avait contemplé une telle chose au Liban auparavant : une multitude druze, présidée par ses chefs religieux, rendant ses hommages avec émotion devant la tombe d’un missionnaire chrétien, mieux, d’une femme chrétienne ! Que signifiaitlecomportementdecettefouleanxieuse?Àmesyeux,celavoulaitdireque la vie qu’on enterrait n’avait pas été vécue en vain, que cette mission médicale avait fait une forte impression sur les Druzes du Liban, que des milliers de cœurs demandaient à en savoir plus sur la grâce divine qui permet à des hommes et à des femmes de vivre aussi saintement et que l’Église chrétienne a une dette envers les Druzes qu’elle doit se dépêcher de payer. Nous avons ébranlé leurs certitudes dans leurs anciennes croyances, nous les avons privés des consolations de leur foi passée, nous leur avons montré de meilleures choses et des espérances plus hautes mais nous ne leur avons pas montré tout le chemin jusqu’au pied de la Croix, jusqu’au giron de Dieu ! »38.

Les cadres des missions anglicanes étaient dans l’impossibilité de saisir les résistances fondamentales qui s’opposaient à leurs objectifs de conversion dans la montagne druze. Tous les outils de la mission classique avaient pourtant été mis en œuvre. Après des décennies de présence, peu d’âmes avaient été sauvées du point de vue des missionnaires britanniques. La seule expérience de conversion publique avait failli se terminer par un lynchage dans les rues de Baakline. La force des idéaux religieux joints à des représentations culturelles qui favorisèrent une forme d’aveuglement face aux réalités druzes, explique en partie cette issue. On peut être surpris de voir le peu d’attention portée par les femmes de la mission de Baakline à la culture des individus qu’elles venaient convertir. Le sort du docteur Allamuddin après sa conversion en dit long à ce sujet. De fait, les remarques sur les coutumes locales sont rares dans les archives. Le Druzisme et la vie quotidienne des populations locales sont soit évoqués rapidement, soit évacués. Les missionnaires ne cachaient pas leur incompréhension, comme dans ce rapport sur la mission publié en 1903 :

38. ParFit, Among the Druze of Lebanon and Bahan, op. cit., p. 189.

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« Il n’y a que quelques Juifs à Baakline, mais eux aussi viennent chez nous pour se faire soigner. Leur fête religieuse a lieu à Sidon cette année, les cérémonies druzes et musulmanes ont lieu le jour d’avant. C’est une étrange coïncidence, elle éclaire le sens sacré de notre Pâque chrétienne. Nous pouvons comprendre les fêtes juives typiques, mais celles des Druzes et des Musulmans nous restent incompréhensibles »39.

On trouve ponctuellement les traces de lectures destinées à appréhender un peu mieux les enjeux de la région et les cultures locales. Une lettre de Charles Gollmer à Theodora Ward fait référence au livre de Charles H. Churchill (1828-1877), vice-consul britannique à Damas de 1840 à 1860, The Druzes and the Maronites, l’une des rares références britanniques à ce sujet. Ces lectures ne suffirent pas aux missionnaires pour surmonter certaines desreprésentations culturelles les plus courantes en Grande-Bretagne à l’égard des Druzes40. L’image construite tout au long du xixe siècle avait fait des chefs druzes de courageux combattants des montagnes, défiant l’autorité ottomane et ses injustices, allant jusqu’à unrapprochement avec les Highlanders41.

L’un des rares documents qui expose de manière un peu détaillée ce qu’étaient les Druzes aux yeux de la mission est une petite brochure intitulée The Druzes: Who Are They?42 Elle date de 1903 comme l’indique une lettre de Theodora Ward à C. H. V. Follum datée de juillet de cette même année43. Le comité de direction ainsi que les femmes de la mission ressentirent la nécessité d’exposer plus clairement la nature de leur travail. Il apparaît dans la correspondance qui entoure cette publication que c’était pour de nombreux acteurs de la mission la première fois qu’ils consultaient une littérature spécialisée au sujet des Druzes. Des années passées à leur contact n’avaient pas entamé les représentations véhiculées par les Britanniques au sujet des Druzes depuis l’époque du vice-consul Churchill, comme le montre cet extrait du fascicule de 1903 :

« Ils sont à moitié civilisés dans certaines parties du Liban où les classes les plus aisées envoient leurs fils, et plus rarement leurs filles, dans les écoles etles universités de Beyrouth. En tant que race, les Druzes sont connus pour leur hospitalité et leur gentillesse à l’égard des étrangers. Leur sympathie à l’égard

39. Palestine and Lebanon Nurses Mission to the Druses , 1904 (Middle East Centre, GB 165-0373 5/1/2), p. 1.

40. Charles H. churchill, The Druzes and the Maronites under the Turkish Rule, from 1840 to 1860, Londres, B. Quaritch, 1862, 285 p. ; Middle East Centre, GB 165-0373 2/2/5, lettre de C. H. Gollmer à T. Ward, 18 décembre 1902.

41. Ussama Samir makdisi, The Culture of Sectarianism: Community, History, and Violence in Nineteenth-Century Ottoman Lebanon, Berkeley, Calif., University of California press, 2000, p. 25.

42. Middle East Centre, GB 165-0373 5/3/1.43. Middle East Centre, GB 165-0373 2/2/6.

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des Anglais est un fait connu de tous les voyageurs et les hommes politiques qui les connaissent un tant soit peu. Ils ont aussi gagné une renommée dans le monde entier pour leur courage et la chevalerie, et, bien qu’ils soient sans éducation dans leur grande majorité, ils ne sont en aucun cas sans intelligence, car les rares qui ont le privilège d’aller à l’école ont très bien réussi »44.

Peu d’éléments de cette description auraient semblé surprenants à un lecteur de 1860, quand le jeu des Britanniques et des Français avait aidé à provoquer en juin et juillet une vague de massacres entre Druzes et Maronites. Les articles de l’époque participèrent à élaborer cette image de Druzes fiers et chevaleresques, dignescandidats au soutien britannique45. Presque un demi-siècle plus tard, et en dépit de décennies de présence à Baakline, la mission ne faisait que reproduire de très anciens stéréotypes. Au fond, comprendre les us et coutumes druzes ne semblait pas un problème essentiel aux missionnaires. Leur littérature se limite à les décrire comme un groupe fermé, plongé dans des ténèbres hérésiarques.46

Le Millenium

Les missionnaires de Baakline attendaient de la Syrie plus que des conversions. La documentation suggère à plusieurs reprises qu’elles étaient à des degrés divers convaincues de la dimension eschatologique de leur travail. Le premier signe indubitable de ce millénarisme fait partie des archives retrouvées dans le grenier des bâtiments de la mission. Ce sont les documents qui permettent d’accéder au plus près des missionnaires. On y trouve des brouillons de lettres, des carnets mais aussi quelques livres et revues. Parmi ces documents, trois ouvrages donnent une idée des lectures pratiquées par les femmes de la mission. Le premier est intitulé The House of Joseph in England et l’exemplaire porte une dédicace de l’auteur, Miss Worsley, à Catherine June Prout, l’une des nurses de Baakline, datée de 189147. Il ne fait donc aucun doute que ce livre faisait partie des ouvrages précieux aux yeux des missionnaires. L’ouvrage est dans la lignée des idées du courant de l’Anglo-israelism. Il reprend un passage d’Isaïe qui évoque des « îles de la Mer » comme l’ultime refuge des tribus exilées48. Miss Worlsey, comme d’autres

44. The Druzes: Who are They?, p. 4.45. M. L. meason, « The Druzes of the Lebanon », Once a Week, vol. 3, juillet 1860,

p. 118-124.46. Jerusalem and the East Mission, boîte n° 79/1, Medical Mission to the Druzes,

p. 1: « like a fort garrisoned by the “strong enemy” who opposes Christ (…) ».47. Watcher, The House of Joseph in England, Londres, Rivingtons, 1881.48. Isaïe, xi, 11 : « Ce jour-là, le Seigneur étendra la main une seconde fois, pour

racheter le reste de son peuple, ce qui restera à Assur et en Égypte, à Patros, à Kush et en Élam, à Shinéar, à Hamat et dans les îles de la mer ».

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millénaristes avant elle, déduit de cette expression que ces îles étaient britanniques et que l’Angleterre fut le dernier abri des Juifs en fuite. Elle voit notamment dans les événements des années 1870 les signes annonciateursdelafindestemps49.

Les idées millénaristes dont le poids réel dans les années 1840 et 1850 avait décru pendant les deux décennies suivantes, connut un regainà lafinduxixe siècle. L’Orient, et tout particulièrement la Syrie et la Palestine, fut interprété par tout un pan de la société britannique à travers les grilles de lectures eschatologiques élaborées depuis le début du siècle. Tout porte à croire que Miss Prout ne fut pas l’unique lectrice de cette production millénariste puisque le fonds du Middle East Centre contient d’autres publications du même ordre. On y trouve un exemplaire d’une revue nommée The Two Witnesses, directement liée à la personne d’Edward Hine (1825-1891), l’un des grands promoteurs du British Israelism avec son rival Edward Wheeler Bird (1823- ?), le fondateur du British Israelite Movement en 1889.50 Tous deux théorisaient que les Anglais descendaient de la tribu d’Éphraïm. Le lien entre cette tendance et la mission est d’ailleurs établi. Le John Wilson Memorial Fund qui finançauneécoleauxcôtésdelamissiondeMaryWordsworthSmithà Baakline dans les années 1880 était une expression de ce courant.

LesmissionnairesdeBaaklineétaient influencéespar les idéesdes Revivalists américains A. T. Pierson et John R. Mott et du Student Volunteer Movement. Les missionnaires américains défendaient l’idée qu’il fallait réussir l’évangélisation du monde en une génération. Cetenthousiasmeinfluençaaussilesmissionsbritanniques,saisieselles aussi d’un regain évangéliste à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Dans leur cas, des conceptions millénaristes dérivées du British Israelism renforçaient encore leur constance à tenter de convertir l’inconvertible. Une partie des infirmières vivaient à Baakline avec le projet d’accélérer la restauration d’Israël en éliminant l’un des principaux obstacles à cette conclusion inéluctable : l’Islam. Ceci explique leur fermeture aux particularités du Druzisme, toujours assimilé à la religion musulmane.

On ne peut donc comprendre la présence de ces femmes que dans lecontextebritanniqueplusgénéralduregainévangéliquedelafindu xixe siècle, qui s’accompagna d’un essor des idées millénaristes. La force de leurs croyances religieuses définissait largement leurrapport au territoire libanais et aux Druzes, vus comme des obstacles à la dernière dispensation. Ceci explique aussi leur vigoureuse haine des catholiques et leur relatif mépris à l’égard des Maronites, qui apparaissentcommedevaguesfigurantsdansladocumentation.Leurantipapisme chevillé au corps répondait à cette lecture chiliastique duMontLiban,finalementsiprochedeMegiddo,théâtredelafin

49. Worsley, op. cit., p. 16.50. The Two Witnesses, vol. 2/2, avril 1889.

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des temps. Les archives de la mission contiennent ainsi un livre intitulé Treason ! d’Allen Upward (1863-1926). Il était membre d’un groupe évangéliste prémillénariste, The Plymouth Brethren¸ né à Dublin en 1827. Ce livre qui appartenait aux missionnaires est une charge anticatholique et anti-jacobite, une fiction qui relataitl’ascension de la reine Mary III et la restauration des Stuarts en Grande-Bretagne.

Ill. 4 – Répartition des contributions par genre et par nombre de contributions, 1902 (sur un total de 323 donations)

Ill. 5 – Répartition des contributions par genre et par sommes versées, 1902 (sur un total de 323 donations)

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Soutiens et réseaux

Les comptes de la mission ainsi que les différents rapports publiés au fil des années permettent de tracer le portrait du groupe quisoutenait les efforts de Miss Wordsworth Smith. On dispose des listes de contributeurs et des administrateurs de la mission. Elles peuvent nouspermettrededessiner les contoursdu réseauquifinançait lamission.

Un regard sur ces documents permet d’établir un élément essentiel quantà lanaturedesappuisdontbénéficiaient lesmissionnaires :l’écrasante majorité était des femmes. Si l’on prend les dons pour l’année 1902, on constate que sur 323 donateurs, 80 % étaient des femmes51. Les volumes des dons en fonction du sexe confirmentcette donnée. La majorité des grands donateurs sont des hommes mais 76 % des sommes levées cette année-là le furent par des femmes. Ces données confirment indubitablement le nouveau poids desfemmes dans le domaine des missions et des activités ecclésiastiques. L’essor de leur investissement au niveau des paroisses devint évident àlafinduxixe siècle52. Comme tant d’autres entreprises du même type, la mission de Baakline reposait sur de tels efforts. Des ventes de produits libanais étaient ainsi organisées chaque année pour lever quelques fonds. Des dons collectifs, réalisés grâce à des récoltes organisées dans la paroisse ou auprès des lecteurs de revues à petit tirage,complétaientlesfinancesdelamission.Ilexistaituneformedecontinuité entre le travail de ces femmes parties dans le Mont Liban etcellesrestéesenmétropolequiveillaientàassurerlefinancementet la publicité de ce projet. Baakline est l’un des exemples de cet énorme mouvement que fut l’entreprise missionnaire pour les femmesbritanniquesàlafinduxixe siècle et au début du xxe siècle53.

Lamissionbénéficiaitaussidesoutiensauprèsdel’artistocratie.L’activisme philanthropique de la très riche Angela Burdett-Coutts (1814-1906), qui soutint de nombreuses entreprises au Levant, dont l’Ordnance Survey de Jérusalem, inspira manifestement ses coreligionnaires. Elizabeth Gladys Molesworth, Vicomtesse Molesworth (1884-1974), fit plusieurs versementsdans les années 1900. D’autres figures encore plus marquantescomme Cecilia Nina Bowes-Lyon, Comtesse de Strathmore et Kinghorne (1862-1938), la grand-mère d’Elizabeth II, une inéluctable défenseuse de l’Established Church, figurent dans lacomptabilité. Le nom de Mary Rothes Margaret Cecil, deuxième baronne Amherst of Hackney (1857-1919) apparaît aussi dans la liste

51. Ill. 4 et 5.52. cox, The British Missionary Enterprise since 1700, p. 193-194.53. Susan thorne, « Missionary-Imperial Feminism », in Mary taylor lutkehaus

et Nancy huBer, Gendered Missions: Women and Men in Missionary Discourse and Practice, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1999, p. 39-66.

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de donateurs de 1902. Connue sous le nom de Lady William Cecil, elleavaitunlienplusdirectà l’Orientquelesdeuxautresfiguresque nous venons d’évoquer car elle fut une figure des débuts del’égyptologie britannique. Elle fouilla les tombes du site de Qubbet el-Hawa, non loin d’Assouan à partir de 1901.

L’étude chronologique des dons montre toutefois que la durée de ce phénomène fut limitée dans le temps. La mort de Mary Wordsworth Smith fragilisa manifestement les comptes de la mission à partir de 1907 et le déclin s’accentua dans les années qui suivirent au point deplongerlamissiondansdelourdesdifficultésaprès191054.

Les hommes ne représentaient qu’une minorité des donateurs mais leurs dons étaient souvent plus importants que ceux des femmes. On observe en premier la présence d’un grand nombre de membres du clergé qui versaient des sommes non-négligeables pour le compte de la mission à Baakline.55 Un autre groupe est constitué de personnages issus du sommet de la société victorienne. Les hommes qui versèrent de l’argent pour Baakline étaient bien souvent des personnes connues et d’un niveau social beaucoup plus élevé que la moyenne des femmes donatrices. Parmi eux on trouve par exemple Walter Spencer-Stanhope (1827-1911), un député conservateur, issu d’une des grandes familles d’Angleterre. En1902,FrancisAugustusBevan(1840-1919)fitdesdonsréguliersjusqu’à la Première Guerre mondiale. Il fut d’abord senior partner à la Barings avant d’en devenir le président de 1896 à 191756. Une autrefiguredel’élitequicontribuaàlaBaakleen Medical Mission, Sir Frederick William Wigan (1859-1907), était un baronet, adoubé en 1898. Il avait fait fortune dans la culture du houblon et avait investi une partie de ses avoirs dans le Wigan Institute à Mortlake dans le Surrey, une institution philanthropique destinée à la working class et gérée par la paroisse.

La composition du conseil d’administration de la mission est aussi un bon indicateur des fondations sociales de la mission. Le président de la mission fut pendant des années le révérend Francis Paynter (1836-1912), recteur de Stoke-next-Guildford (Surrey), dont la famille possédait des revenus conséquents. Il participa à la construction de plusieurs églises dans le Surrey57. Il appartenait à la frange conservatrice de l’Église anglicane. Il fut présent le 12 mai 1864 lors de la présentation publique de la « Déclaration d’Oxford » par

54. Ill. 4.55. Cf. les comptes de la mission synthétisés dans les rapports des années 1902

à 1909 (Middle East Centre, GB 165-0373, 5/1/1 à 5/1/5).56.LepèredeF.A.Bevan,RobertBevan,faisaitpartiedeshommesd’influencequi

aidèrent à fonder la London City Mission. Cette famille de Quakers participait à de multiples organisations caritatives. Ils étaient proches d’Anthony Ashley Cooper Shaftesbury, et on les retrouve à ce titre dans les comités de nombre d’organisations caritatives.

57. Rambles Round Guildford, Preceded by a Typographical and Historical Description of the Town,Guildford,Andrews&Son,1877,p.54.

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l’archevêque de Canterbury58. Il faisait aussi partie du comité de soutienàSamuelKinns.Cetauteurdéfenditlavaliditéscientifiquedu texte biblique dans un ouvrage intitulé Moses and Geology qui fut l’un des éléments du débat provoqué par les découvertes géologiques de la seconde moitié du xixe siècle quant à la véracité de la chronologie biblique59. Le révérend n’appartenait pas à la frange la plus progressiste de la théologie anglicane.

À ses côtés, en tant que vice-président, se trouvait le révérend Evan Henry Hopkins (1837- 1918)60, auteur de plusieurs ouvrages de théologie vulgarisée très marqués par l’évangélisme et recteur de St. Luke’s à Londres (Redcliffe Square)61. Il fut l’un des propagateurs des idées du Keswick movement ou Higher Life movement, une tendance piétiste qui insistait sur la capacité du chrétien à établir sa propre sanctification. Ce mouvement eut unrôle considérable dans l’élaboration de la missiologie anglicane à lafinduxixe siècle62. Un autre vice-président était directement lié au mouvement de Keswick,leprébendierWebb-Peploe,unefiguremajeure de l’évangélisme britannique. La présence d’au moins deux desfiguresprincipalesdumouvementdeKeswickconfirmeàlafoisla teinte profondément évangélique de la mission à Baakline et son statut tout à fait estimable.

Si l’on regarde du côté des administratrices, on voit émerger la figure deMarthaA.Lloyd, la sœur de SusannaMeredith et lafondatrice des Princess Mary Homes pour les enfants défavorisés. Cette institution fut fondée à Addlestone en 1871 pour accueillir desfillesayantsubidesviolencessexuelles.Lefaitquelarésidencede Mary Wordsworth Smith se soit trouvée dans la même ville ne fut sans doute pas étranger au rapprochement entre les Miss Meredith Institutions et la Baakleen Medical Mission. Sans doute les deux femmes se fréquentaient-elles à Addlestone. C’est là aussi que Miss Smith rencontra l’une des membres du comité directeur, Caroline G. Cavendish, qui s’occupait elle aussi des Princess Mary Homes. Comme le montrent les publications de Caroline Cavendish63, elles considéraient l’action des missions outremer comme la continuitédeleurpropretravaild’éducationdesfillesenAngleterre.

58. The Scottish Guardian, juin 1864, p. 234.59. Samuel kinns, The Harmony of the Bible with Science: Or, Moses and Geology,

New York, Cassell, Petter, Galpin, 1882), xix.60. Rapport pour l’année 1902, notamment (Middle East Centre, GB 165-373, 5/1/1,

page de garde).61. Evan Henry hoPkins, The Walk That Pleases God, Londres, 1887.62. Colin reed, Pastors, Partners and Paternalists: African Church Leaders and Western

Missionaries in the Anglican Church in Kenya ; 1850-1900, Leyde, Brill, 1997, p. 67.63. Caroline cavendish et Helen PeaBody, At Rest Among the Laos: Story of the Short

Life and Missionary Career of Mary M. Campbell, Londres, John F. Shaw, 1882, 112 p. et Caroline cavendish (ed.), Lilies; or, Letters to School-Girls, by Popular Writers, Londres, S. W. Partridge, 1885, 87 p.

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Le dernier personnage sur lequel il est utile de s’attarder apparait en 1902. Il s’agit du fils de Charles Andrew Gollmer,Charles Henry Vidal Gollmer. D’origine allemande, C.A. Gollmer avait participé à une mission en territoire yoruba (vallée du Niger) dès lafindesannées1840etétaitdevenuunefiguredel’évangélisation64. Sonfilsparticipaentantquemédecinàsesentreprises.Ilvisitalamission de Baakline après 1896 et lui apporta son soutien depuis la métropole. La mission pouvait compter sur le membre d’une de ces familles missionnaires qui avait fait de la mission médicale un modèlepour leprosélytismeprotestantà lafinduxixe siècle. Les patronsdelamissionétaientdoncdesfiguresinstalléesetrespectéesde la vie religieuse britannique. Leur implication dans le projet de Baakline atteste de la capacité de la mission à exister au-delà du cercle des donateurs.

Ce parcours dans les listes de donations et dans les compositions de l’administration de la mission permet de dessiner assez précisément les contours de la partie de la société britannique qui soutint l’entreprise de Mary Wordsworth Smith. Largement féminisé, le groupe qui agissait pour et dans la mission, était marqué par les conceptions évangélistes les plus affirmées, à l’image de cellesvéhiculées par le Keswick Movement.

Conclusion

La mission de Baakline offre, en dépit de sa taille modeste, un aperçu de l’Orient eschatologique des missions et, au-delà, de la formation d’une opinion publique sur les convulsions de la région. Car les femmes et hommes qui furent acteurs de ces centaines de réseaux paroissiaux, participaient à leur manière à la naissance d’un intérêt nouveau pour l’Outremer. Comme pour Baakline, des milliers de donateurs et des centaines d’administrateurs participaient à la gestion des nombreuses missions installées au Moyen-Orient. L’occupation de l’Égypte puis du Soudan avait amené les missionnaires le long du Nil. Toutes les grandes villes de Palestine accueillaient au moins une institution. Bagdad et Mossoul avaient leurs hôpitaux. Mary Bird installait un dispensaire près de Téhéran tandis que plusieurs autres villes, comme Kerman ou Shiraz, voyaient des Britanniques s’installer pour diffuser l’Évangile. Là, comme en Afrique, les attitudes et les représentations des missionnaires étaient indépendantes des bâtisseurs d’Empire et des pourvoyeurs d’influence.Ellesnerépondaientpasauxmêmeslogiquesetpouvaient

64. Buxton T. FoWell, Charles Andrew Gollmer, His Life and Missionary Labours in West Africa: Compiled from His Journals and the Church Missionary Society’s Publications by His Eldest Son, Londres, 1889.

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éventuellement s’opposer. L’affaire désastreuse de la conversion d’Ali Allamuddin posa, au-delà de l’anecdote, un réel problème diplomatique, et il est certain que le Foreign Office ne voyait pas forcément d’un bon œil ce type d’agissements qui ne servait pas sa diplomatie. En métropole comme au Liban, les Britanniques ne dépassèrent que rarement des formes assez primaires de stéréotypes. La contribution anthropologique des missions, réelle à l’époque mi-victorienne, ne fut pas toujours substantielle comme le montre le cas de Baakline. Aux yeux des infirmières et de leurs soutiens, le Levant continuait à être un espace à part, dont l’appréhension était surdéterminée par le biblisme de ces acteurs de la propagation du christianisme. La modernisation de l’Orient et des transports qui le mirent à portée de la middle class à partir des années 1880 ne suffitpasàeffacercomplètementlesreprésentationsliéesauregainévangéliste et millénariste du milieu du xixe siècle. Il faut insister pour finir sur un point essentiel : la mission de Baakline ne futpas imposée unilatéralement. Les Druzes y trouvèrent une forme d’avantages. Les Orientalismes – celui des explorateurs, celui des topographes militaires comme celui des missionnaires – furent des constructions dialectiques, produits d’une inévitable négociation.

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