Alliance, filiation et statuts sociaux en Asie

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Alliance, filiation et statuts sociaux en Asie: les cas des Lao du nord-est de la Thaïlande et des Panjabis musulmans du Pakistan Tahnee Dierauer EHESS M1 AMO 2013/2014

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Alliance, filiation et statuts sociaux en Asie:

les cas des Lao du nord-est de la Thaïlande et des

Panjabis musulmans du Pakistan

Tahnee Dierauer

EHESS

M1 AMO 2013/2014

1

Introduction p.2

I Choix matrimoniaux: expliquer critères, symbolique et

utilité par les relations familiales p.3

a) Effet miroir et tabous: reproduire et rejeter des

modèles familiers

b) Assimilations et extensions: quand l'Autre devient le

nôtre

II Statuts sociaux et échanges: dons rituels, réciprocité

et respect p.6

a) Un système de dettes: donner pour recevoir

b) L'échange comme principe de l'alliance: le mariage,

un moment clé

Conclusion p.9

Illustration couverture:

Les ladduām, petites friandises à base de farine de pois chiche, de semoule ou

de noix de coco râpée, sont une partie incontournable de l'échange rituel de

cadeaux au Panjab, surtout à l'occasion de mariages.

Source illustration: blendwithspices.com, consulté le 29 avril 2014.

2

Introduction

"Après une longue éclipse, les études de la parenté suscitent de nouveau l'intérêt des

anthropologues" écrit Dominique Casajus, anthropologue, directeur de recherches au CNRS

et maître de conférences à l'Ecole polytechnique en 2008.1 Ce sont plutôt de bonnes

nouvelles pour la recherche en sciences sociales - ne pourrait-on pas dire que la filiation et

l'alliance, les deux constituantes majeures de la parenté, se trouvent en effet à la racine de

toute société?

C'est ce que semblent vouloir montrer Bernard Formoso - ethnologue français enseignant

l'identité ethnique et l'anthropologie économique à l'université Paris Ouest-Nanterre la

Défense depuis 1990, ses études portant, dans un premier temps, sur les communautés Rom

et Sinte dans le Sud de la France, puis, sur l'Asie du Sud-Est, le monde chinois et ses

périphéries2 - et Anjum Alvi - anthropologue sociale d'origine panjabie pakistanaise ayant

enseigné à l'Université libre de Berlin, à l'université de Heidelberg, à l'université de

technologie de Darmstadt, à la Quaid-e-Azam University à Islamabad et, depuis 2008, au

département Humanités et Sciences Sociales de la Lahore University of Management

Sciences, s'intéressant à l'individu panjabi, ses relations et son comportement social3 - dans

leurs articles respectifs qui font l'objet de notre étude comparative.

Il s'agit de deux études de cas qui semblent différer à tous points de vue: tandis qu'Alvi

étudie avec le Panjab pakistanais dans India and the Muslim Punjab: A Unified Approach to

South Asian Kinship4 non seulement la région la plus peuplée, mais aussi la plus fertile et

développée du pays, Formoso choisit pour son enquête Alliance et séniorité - Le cas des Lao

du nord-est de la Thaïlande5 le plateau du Khorat, zone la plus pauvre de la Thaïlande, dû à

son aridité. Formoso étudie avec les Lao thaïlandais - aussi appelés les Isan - une minorité

ethnique, influencée culturellement et dominée économiquement par la majorité siamoise,

alors qu'Alvi s'intéresse avec les Panjabis au groupe ethnique sur tous les plans dominant du

Pakistan. Et ce ne sont pas les seules différences: tandis que Formoso analyse une société

traditionnellement matrilinéaire, pratiquant un système uxorilocal, Alvi étudie une société

patrilinéaire et patrilocale.

Quel intérêt, pourrait-on donc se demander, de faire une lecture parallèle de ces deux

enquêtes de terrain? D'une part, il est intéressant de noter le fait que les deux chercheurs

ont choisi pour leur travail de recherche le milieu rural en région plutôt montagnarde. Dans

les deux cas, il s'agit donc de lieux assez isolés, où les pratiques sociales traditionnelles - dont

1 CASAJUS, Dominique, Du nouveau sur la parenté, 3 novembre 2008, laviedesidées.fr, consulté le 29 avril

2014. 2 Source: mae.u-paris10.fr, consulté le 29 avril 2014.

3 Source: lums.edu.pk, consulté le 27 avril 2014.

4 The Journal of the Royal Anthropological Institute, Vol.13, No.3, Sep., 2007, pp.657-678.

5 L'Homme, tome 30, n°115, 1990, pp.71-97

3

celles liées à la parenté - ont été conservées et moins exposées à l'influence étrangère

qu'elles ne l'auraient probablement été en milieu urbain.

Examiné de plus près, les objets d'étude d'Alvi et de Formoso paraissent donc bien

semblables. On pourrait ajouter que même leurs intérêts de recherche ne divergent

finalement pas tant que cela: les deux auteurs semblent mettre en évidence dans leurs

articles le lien qui existe au sein des sociétés étudiées - lao et panjabie - entre la filiation,

l'alliance et les statuts sociaux.

Quel est donc ce lien, et comment se manifeste-t-il? Nous allons chercher à répondre à cette

question en analysant, toujours sur les traces des deux chercheurs, la manière dont les

critères, la symbolique et l'utilité des choix matrimoniaux peuvent s'expliquer par les

relations familiales, puis, nous nous intéressons à la composante essentielle que semble

être, en matière de statuts sociaux, l'échange de cadeaux et de services.

I Choix matrimoniaux: expliquer critères, symbolique et utilité par les relations

familiales

a) Effet miroir et tabous: reproduire et rejeter des modèles familiers

Au premier abord, les règles ou, du moins, les préférences concernant les choix

matrimoniaux laos et panjabis ne semblent avoir rien en commun: alors que, selon Formoso,

"les idylles romantiques" sont "valorisées par les Laos" et que l'on laisse "une grande part

aux initiatives des jeunes gens" - permettant ainsi ce que l'on appelle, en Asie du Sud

communément le love marriage - les alliances matrimoniales panjabies sont, comme on le

voit dans l'article d'Alvi, généralement arrangées par les parents des jeunes mariés. Une

autre différence majeure est l'interdiction au sein de la société lao de se marier entre

cousins de premier degré, alors que l'idéal du mariage panjabi musulman est celui avec la

cousine et surtout avec la fille du frère du père (FBD). Alors qu'Alvi ne mentionne pas l'âge

ou l'appartenance à une génération comme critère, l'accent est mis, chez Formoso, sur le fait

que les Laos ne doivent pas se marier avec une personne appartenant à une autre

génération, surtout dans le cas où la mariée serait l'aînée.

Cependant, même si ces interdits et préférences divergent drastiquement, les deux modèles

semblent avoir en commun le fait que le berceau de ces mêmes critères est à chercher dans

les relations au sein de la famille proche.

En effet, la composante la plus importante des relations familiales chez les Laos paraît être la

dichotomie aîné-cadet. Ainsi, les cadets - c'est-à-dire, les générations suivantes - doivent le

respect, l'obéissance et la gratitude aux aînés et ne doivent pas blesser leur amour propre,

pendant que les aînés réciproquent en protégeant et en aidant les cadets.

4

L'âge établit donc au sein de la famille une hiérarchie qui attribue à chacun son rôle

particulier d'aîné ou de cadet. Or, cet ordre hiérarchique ne semble pas être la vision idéale

lao d'une vie conjugale: si l'on étudie les critères des choix matrimoniaux, l'on remarque que

l'âge peut effectivement être considéré comme central. Comme nous l'avons pu voir ci-

dessus, l'interdiction de se marier avec un membre d'une autre génération est très forte et

domine clairement les autres critères ; ego ne doit pas se marier avec son aîné, ni avec son

cadet générationnel. Selon Formoso, de grandes différences d'âge entre époux seraient ainsi

rarissimes. On pourrait conclure que des rapports égaux au sein du couple sont recherchés,

mais cela ne semble pas exactement être le cas: ainsi, un homme ne doit surtout pas

épouser une femme plus âgée que lui, et en cas de transgression de cette règle, les mariés

entretiendront un rapport fictif aîné-cadet, la femme se comportant en cadette. Ce rapport

aîné-cadet peut même s'étendre à des branches entières de la famille: deux cousins de

second degré ou plus n'ont, par exemple, pas le droit de se marier si le garçon appartient à la

branche cadette.

La dichotomie aîné-cadet semble donc bel et bien être le critère le plus influant concernant

les choix matrimoniaux: il s'agit effectivement à la fois de rejeter et de reproduire les

rapports hiérarchiques qu'entretient ego avec les aînés et les cadets de sa famille.

Quant à la préférence des Panjabis musulmans de se marier entre cousins de premier degré,

nous ne pouvons pas l'attribuer à l'âge ou à la hiérarchie des générations, qui est également

une réalité bien établie en Asie du Sud. Alvi explique que, même si "les règles indo-aryennes

d'exogamie" interdisent le mariage entre cousins, celui-ci est considéré comme prestigieux

au Panjab musulman, tout comme au Moyen Orient, étant donné qu'une certaine pureté du

clan (birādarī en Asie du Sud, du persan birādar, frère) est préservée. Mais plutôt qu'à

l'influence de l'islam, Alvi attribue cette préférence à l'importance de la relation frère-sœur

chez les Panjabis musulmans: ainsi, elle soutient que celle-ci est un reflet (mirror image) de

la relation époux-épouse et explique le désir d'une femme de marier sa fille au fils de son

frère, ce choix lui permettant de rejoindre, au moyen de sa fille le foyer - et le frère - qu'elle-

même a dû quitter lors de son mariage, obéissant aux règles du système patrilocal.

Cependant, cette explication ne semble pas rendre justice au mariage idéal qui serait, selon

Alvi, d'épouser la fille du frère du père. Ce qui est néanmoins sûr est qu'un couple essaie de

marier ses enfants aux enfants de frères, sœurs ou cousins. Alvi ajoute qu'à travers cette

pratique, au sein d'un village panjabi musulman "chaque personne a plusieurs liens de

parenté avec les autres" et surtout que l'on "considère comme frère et sœur tout homme et

toute femme qui sont de la même génération mais qui ne sont pas époux" - un fait qui

semble bien confirmer la règle qu'énonce l'indianiste Francis Zimmermann dans son ouvrage

Enquête sur la parenté: "Dans la société traditionnelle, tous les habitants du village sont

parents."6 Réunir symboliquement frères et sœurs et préserver à la fois le prestige du clan

semblent donc être les critères les plus influents pour les mariages panjabis musulmans.

6 ZIMMERMANN, Francis, Enquête sur la parenté, Presses Universitaires de France, 1993, Chap.1: La filiation,

p.51

5

b) Assimilations et extensions: quand l'Autre devient le nôtre

"Morā apnā begānā chūto jāe, bābul morā" - "Je quitte les miens, mon père", écrit le

poète et dernier nabab de l'Etat de l'Awadh Wajid Ali Shah au dix-neuvième siècle en se

mettant dans la peau d'une jeune mariée indienne quittant le foyer de ses parents, "Āmgnā

to parbat bhayā aur dehari bhayī bideś" - "Ta cour est devenue une montagne et ton seuil un

pays étranger". Ces lignes illustrent parfaitement le statut ambigu de la femme mariée que

décrit Alvi dans son article: ne faisant pas partie, à part entière, de la famille de son mari, elle

est désormais aussi considérée comme "étrangère" par ses propres parents et devient

l'Autre par excellence.

Cependant, Alvi montre également que le mariage au Panjab musulman ne fait pas que

séparer, mais aussi regrouper les individus: "un homme appelle le mari de sa sœur jījā (beau-

frère), et selon le principe de l'hypergamie, le jījā du jījā est également appelé jījā, ce qui fait

des épouses de ces hommes des sœurs et de leurs frères les frères de ego". La même chose

serait vraie pour une femme. En effet, Francis Zimmermann dit, en citant Louis Dumont, que

la terminologie de la parenté en Asie du Sud est constituée par des termes de consanguinité

d'une part et des termes d'alliance d'une autre.7 Sachant que, comme nous avons pu le voir

ci-dessus, dans la société traditionnelle du village, tous les habitants sont parents, l'on

pourrait conclure qu'ils sont tous désignés par ego avec des termes exprimant le ou les liens

de parenté (le jījā pourrait en même temps être un cousin, etc.).

Les alliances maritales dans la famille poussent donc l'individu panjabi musulman à établir un

lien l'unissant avec une personne auparavant considérée comme "étrangère" à la famille, en

assimilant celle-ci à une tierce personne parente des deux premières, si aucun lien de

parenté direct est apparent. Le mariage semble donc brouiller les frontières entre l'Autre et

le nôtre, tout en les affirmant.

Chez les Lao du nord-est de la Thaïlande, nous l'avons déjà mentionné, ego identifie et

assimile les personnes selon leur âge aux membres respectifs de la famille proche. L'usage

de la terminologie de la parenté s'étend même jusqu'au patron qui est vu, par l'employé,

comme un aîné - peu importe la différence d'âge, si différence il y a, - auquel il doit du

respect, tout comme, par exemple, à son père. La même chose est valable pour les

supérieurs au sein de la communauté monastique, ainsi que dans le domaine du transfert

des savoirs, où le disciple se comporte en cadet.

Il ne s'agit, effectivement, pas que d'un simple usage extensif d'un certain vocabulaire: celui-

ci s'accompagne de tout un code de conduite, incluant, selon Formoso, gestes, postures, ton,

registre lexical, formules de politesse et contenu des propos échangés: on adapte son

comportement à l'âge - réel ou fictif - de la personne avec qui l'on s'entretient.

L'impact du mariage sur les relations familiales des Lao du plateau de Khorat semble être

moindre qu'il ne l'est sur celles des Panjabis musulmans. Toutefois, le changement de statut

7 ZIMMERMANN, Francis, Enquête sur la parenté, Presses Universitaires de France, 1993, Chap.2: L'alliance,

p.90

6

marital d'un individu a "des répercussions directes sur les termes qu'il emploie pour désigner

ses germains et leurs conjoints. […] En effet, il se place désormais dans la position de ses

enfants nés ou à naître et applique à ses propres frères et sœurs ou à ceux de son conjoint,

ainsi qu'à leurs alliés, la taxinomie qu'il emploie habituellement pour désigner ses oncles et

tantes patri- ou matrilatéraux." Selon Formoso, il s'agirait d'une expression du fait que

l'individu est désormais en mesure de fonder sa propre branche de l'arbre généalogique et

de devenir lui-même un aîné, en assurant sa descendance, dont il adopte désormais le point

de vue. On pourrait donc supposer que le mariage a un impact direct sur le statut de

l'individu au sein de toute la société du village.

Il semblerait effectivement y avoir bien plus de connections entre liens de parenté et statuts

sociaux que l'on pourrait peut-être le croire au premier abord: alliance et filiation

apparaissent tout d'abord comme un moyen d'identification de l'individu qui serviront par la

suite à lui accorder une place au sein de la société. Comme l'exprime Zimmermann en

parlant de la fin du dix-neuvième siècle, "la parenté n'était pas définie par les liens

personnels qu'elle instituait, mais par les formes d'organisation sociale et politique qui

tiraient leur légitimité de ces liens du sang."8

II Statuts sociaux et échanges: dons rituels, réciprocité et respect

a) Un système de dettes: donner pour recevoir

Chez les Lao du nord-est de la Thaïlande, le critère le plus important pour déterminer

la position sociale d'un individu est, l'ordre de naissance. Comme nous avons pu le voir ci-

dessus, la dichotomie aîné-cadet s'accompagne d'un système de donnant-donnant au sein

de la famille, tout aussi bien qu'en dehors de celle-ci. Formoso fait également remarquer

que "la réciprocité […] cimente la relation entre les âges et les générations et par extension

toute interaction entre supérieur et subordonné".

Tandis que les aînés doivent protéger et aider les cadets, ceux-ci leur doivent, comme nous

l'avons déjà vu, le respect, l'obéissance et la gratitude. Mais ils ont également le devoir de ne

pas faire perdre la face à leurs aînés en portant publiquement atteinte à leur honneur, de

leur garantir un soutien moral et matériel et, surtout, de réaliser "avant et après leur mort

des mérites religieux qui leur garantiront un destin meilleur dans le cadre des

transmigrations futures". Il s'agirait ici de l'ordination pour un fils et d'offrandes régulières

pour une fille. Selon Formoso, "la réciprocité typique des relations filiales couvre donc à la

fois la dimension matérielle et spirituelle de la vie et se perpétue dans les rapports qui lient

les vivants aux morts, les ancêtres à leurs descendants".

8 ZIMMERMANN, Francis, Enquête sur la parenté, Presses Universitaires de France, 1993, Chap.1: La filiation,

p.40

7

Il est intéressant de noter ici le fait que les groupes de filiation vouent traditionnellement un

culte à l'ancêtre maternel - une pratique qui est aujourd'hui en déclin, selon Formoso

probablement dû à "l'affaiblissement de l'autorité des anciens et de l'influence croissante

des valeurs occidentales, notamment en matière de sexualité".

Cette occidentalisation progressive ne semble cependant pas avoir grandement affecté le

caractère essentiel de la dichotomie aîné-cadet et de l'interdépendance des générations au

sein de la société lao. En effet, l'échange de services et, dans une moindre mesure, de biens

matériels, semble tout à fait au cœur des relations sociales, déterminant si quelqu'un fait

bien son devoir d'aîné ou de cadet en se comportant de façon appropriée à sa position

sociale.

Au Panjab pakistanais - et indien, peut-on sûrement supposer - l'échange rituel de cadeaux

et d'autres faveurs est également tout à fait central aux relations sociales: ainsi, Zekiye Eglar,

auteure de la première étude du village panjabi pakistanais que mentionne Alvi dans son

article, écrit que cet échange est "d'une importance vitale pour les gens comme moyen

d'obtenir […] du prestige".9 Elle ajoute que "tout doit être réciproqué et les échanges

doivent être effectués à un niveau qui correspond au statut social d'un individu".10

Les échanges de cadeaux – sous forme de beurre clarifié (ghī), de sucre ou de diverses

pâtisseries, comme par exemple les incontournables ladduām, petites friandises à base de

farine de pois chiche, de semoule ou de noix de coco râpée, ou encore de tissus ou de

vêtements - se font notamment lors d'occasions tels des mariages, des naissances ou des

décès ; quant à l'échange de services, il s'agit plutôt d'une extension du premier rituel,

résultant en une relation dans le cadre de laquelle "deux individus, deux familles, deux

villages […] se sentent libres de demander des faveurs l'un à l'autre" 11 et sont eux-mêmes

prêts à en accorder.

Alvi mentionne également une autre forme d’échange qui semble particulièrement

intéressante en matière d’alliance et de filiation : le watta-satta12, cas dans lequel deux

hommes "échangent" leurs sœurs en tant qu'épouses, ce qui garantirait un bon traitement

de la jeune mariée, ainsi qu'une fortification du lien entre les deux familles. Mais cette

pratique n'est finalement pas si surprenante : "les femmes figurent parmi les prestations qui

passent effectivement d'un groupe à l'autre" écrit Louis Dumont13.

L'échange semble en effet essentiel en matière d’alliance matrimoniale – on pourrait donc

se demander si l'inverse ne serait pas tout aussi vrai.

9 EGLAR, Zekiye, A Punjabi Village in Pakistan, Columbia University Press, 1960. Part II. Vartan Bhanji, chap. x :

The Meaning of Vartan Bhanji, p.105 10

EGLAR, Zekiye, A Punjabi Village in Pakistan, Columbia University Press, 1960. Part II. Vartan Bhanji, chap. x : The Meaning of Vartan Bhanji, p.107 11

EGLAR, Zekiye, A Punjabi Village in Pakistan, Columbia University Press, 1960. Part II. Vartan Bhanji, chap. x : The Meaning of Vartan Bhanji, p.105 12

Alvi n’utilise pas, dans son article, de signes diacritiques. 13

DUMONT, Louis, Groupes de filiation et alliance de mariage : introduction à deux théories de l’anthropologie sociale, Editions Gallimard, 1997. Troisième partie : La théorie de l’alliance de mariage, p.118

8

b) L'échange comme principe de l'alliance: le mariage, un moment clé

Selon Zimmermann, en effet, "l'échange est le principe de l'alliance." 14 Comme nous

avons pu le voir ci-dessus, cette dernière peut effectivement consister en un véritable

échange de mariées – Dumont ajoute que, de manière générale et même au sein des

sociétés dites matrilinéaires "les hommes échangent les femmes et non l’inverse." 15

Cependant, Alvi – tout comme son précurseur Zekiye Eglar – insiste sur le rôle central que

détient la femme mariée elle-même dans les échanges rituels ayant lieu dans la société

villageoise du Panjab pakistanais : elle seule est responsable du bon déroulement de ces

pratiques, du maintien de la réciprocité ainsi que de la conservation du statut social qui en

dépend. "C'est la femme mariée, surtout la femme la plus âgée de la maison, qui joue le rôle

le plus actif et dirigeant dans les transactions, à travers l'échange de cadeaux et sa présence

aux événements importants où elle représente son foyer" écrit ainsi Eglar.16 Alvi explique

que la jeune fille célibataire ne prend pas activement part à ces rituels : jusqu'au jour de son

mariage, elle est – tout comme son frère non marié - rattachée aux échanges de cadeaux de

sa mère qui réceptionne les dons à son intention et les réciproque. Une jeune femme

célibataire ne serait, selon Alvi, même pas autorisée à assister à la disposition publique des

cadeaux.

Le mariage semble effectivement être un moment clé de la vie chez les Panjabis pakistanais,

tout particulièrement pour les femmes : en effet, ce n'est que le mariage qui semble rendre

possible l'acquisition d'un statut social, la jeune mariée étant désormais en mesure d'établir

elle-même des relations d'échange et de garantir, en ce faisant, le prestige de son foyer.

Ainsi, en quittant sa maison parentale, elle "met en marche" ce qu'Alvi désigne comme

"dynamiques de la parenté" (dynamics of kinship) qui se traduiront par la suite par les

échanges de cadeaux et de services que nous venons d’étudier de plus près.

Chez les Lao du nord-est de la Thaïlande, le mariage ne semble pas aussi étroitement lié aux

échanges de services, loin de les initier : nous avons pu voir qu'au sein de la société lao, cette

pratique est fondée sur un principe moral de dette réciproque entre les générations

antérieures et postérieures uniquement, le mariage ne chamboulant pas cette hiérarchie

bien établie. On pourrait présumer que les alliances maritales ne sont toutefois pas sans

importance quand il est question de statuts sociaux chez les Lao, sans pour autant les

affecter aussi radicalement que le mariage le fait dans le cas des Panjabis pakistanais :

l'ensemble des "prohibitions matrimoniales" est effectivement impressionnant, tout aussi

bien que leur complexité, révélatrice de l'importance du mariage au sein de la société.

14

ZIMMERMANN, Francis, Enquête sur la parenté, Presses Universitaires de France, 1993. Chap.2 : L’alliance, p.86 15

DUMONT, Louis, Groupes de filiation et alliance de mariage : introduction à deux théories de l’anthropologie sociale, Editions Gallimard, 1997. Troisième partie : La théorie de l’alliance de mariage, p.118 16

EGLAR, Zekiye, A Punjabi Village in Pakistan, Columbia University Press, 1960. Part II. Vartan Bhanji, chap.xii : The Groups Involved, p.116

9

Cependant, étant donné le rôle central que joue la dichotomie aîné-cadet pour déterminer la

position sociale d'un individu, on peut supposer que le mariage chez les Lao n'est vu comme

moment clé que dans la mesure où il initie le passage de l'existence de cadet à l'existence

d’aîné, l'individu pouvant désormais engendrer une descendance ; chose qui s’exprime par la

terminologie employée, comme nous l'avons mentionné ci-dessus.

Le mariage semble donc dans les deux cas, lao et panjabi pakistanais, marquer le début –

réel ou virtuel – d'une nouvelle vie sociale de l'individu, liée à de nouveaux devoirs et

responsabilités.

Conclusion

Les liens entre filiation, alliance et statuts sociaux se manifestent donc, comme nous

avons pu le voir, de plusieurs façons chez les Lao du nord-est de la Thaïlande ainsi que chez

les Panjabis musulmans au Pakistan, notamment à travers l'échange de biens et de services

qui est règlementé par les relations de parenté dans les deux cas. Les deux systèmes de

parenté semblent en effet avoir plusieurs points en commun.

On ne peut cependant négliger le fait que les deux anthropologues occupent des positions

très différentes au sein des sociétés qu'ils étudient : tandis que Bernard Formoso est

clairement perçu comme étranger chez les Lao, Anjum Alvi, en tant que Panjabi pakistanaise

se retrouve, en quelque sorte, "parmi les siens". On peut supposer que les réactions des

sujets observés et interrogés à la présence du chercheur respectif varient en fonction de

l'identité de ce dernier : ainsi, on cherchera peut-être davantage à expliquer rationnellement

des phénomènes sociaux face à un anthropologue occidental – dans le cas de Formoso -

tandis que le chercheur indigène est plus facilement accepté comme simple observateur,

dont on présume par ailleurs qu'il connaît et comprend déjà ces mêmes phénomènes. Cela

explique peut-être le fait que l'article d’Alvi peut paraît, par endroits, un peu confus, voire

contradictoire, pendant que l'étude de Formoso apparaît, dans son ensemble, comme un

développement très logique.

Dans la même veine, l'on pourrait peut-être même aller plus loin et soutenir que les

réflexions d'Alvi sont moins objectives que celles de Formoso : dans le cadre de son étude,

elle cherche à présenter un aspect de sa propre culture à un public occidental – et peut-être

à donner une image des pratiques sociales du Panjab pakistanais qui mettrait l'accent sur

une identité culturelle panjabie, et non sur l'identité religieuse musulmane : son explication

du mariage entre cousins de premier degré par le lien exceptionnel qu'il y aurait entre frères

et sœurs panjabis pakistanais est assez surprenante si l'on sait que ce genre d'alliance est

considéré comme inceste et, par conséquent, interdit chez les sikhs et hindous du Panjab

indien et du reste du nord du sous-continent indien – mais courant chez les autres

communautés musulmanes, en Asie du Sud et ailleurs. La préférence du mariage entre

10

cousins, comme la décrit Alvi, s'expliquerait-elle donc davantage par les préceptes de l'islam

que par des relations familiales qui seraient propres au Panjab pakistanais ? Connaissant

l'histoire du Panjab, région de l'Asie du Sud ayant connu un terrible déchirement au nom de

la religion en 1947, dans le contexte de la création du Pakistan en tant que nouvel état pour

les musulmans du sous-continent indien, on pourra plus facilement interpréter l'article d'Alvi

comme un engagement - que l'on pourrait qualifier de nationaliste - dans la quête d'une

identité panjabie pakistanaise, caractérisée par une certaine prise de distance par rapport à

l'identité islamique: une procédure qui semble peu étonnante si l'on sait, par exemple, que

la langue panjabie – bien que parlée par la grande majorité de la population pakistanaise –

est complètement dénigrée dans le pays – on ne l'enseigne même pas dans les écoles – au

profit de l'ourdou, considéré comme la langue par excellence des musulmans de l'Asie du

Sud.

Ce dernier développement montre bien à l'étudiant en sciences sociales que connaître le

profil culturel et social du chercheur et de le situer dans un contexte historique et politique,

est tout à fait essentiel pour comprendre ses travaux et ses intentions.