« Nouvelles combinaisons, nouveaux statuts : les dieux indigènes dans les panthéons des cités de...

14
William VAN ANDRINGA RÉSUMÉ Les relations établies au début de l’Empire entre Rome et les populations gallo-romaines ont entraîné un développement singulier des panthéons locaux. Avec la victoire de Rome et la confiscation de la guerre, les dieux indigènes,notamment les grands dieux guerriers des peuples gaulois, ont perdu une partie de leurs prérogatives au profit des dieux romains vainqueurs et de l’empereur, désormais garant de la sécurité de l’Empire. La piété instituée qui voulait que l’on rende un culte aux dieux pour l’empereur liait désormais le destin des communautés provinciales à celui de Rome. Les dieux de Rome et la Victoire impériale guerroyaient aux frontières de l’Empire, au-delà du Rhin, sur le Danube ou l’Euphrate, dans le but avoué de garantir et de maintenir la paix dans les provinces. Dans ces conditions, le sort des dieux gaulois rejoignait inévitablement celui des populations gallo-romaines, appelées à vivre dans le cadre pacifié de l’Empire. De la même façon, la survivance des dieux locaux dépendait de leur capacité à s’adapter au nouvel ordre proposé par Rome. L’assimilation de certains grands dieux indigènes par le processus de l’interpretatio romana a ainsi rendu possible leur intégration dans la cité tout en sauvegardant leur qualité de dieux ancestraux légués par la tradition. ABSTRACT The relationships established between Rome and the Gallo-Roman populations at the beginning of the Empire brought about a peculiar development in local pantheons. With the victory of Rome, the indigenous gods, especially the great warrior gods of the Gaulish peoples, lost part of their prerogatives to the victorious Roman gods and to the emperor, now the guarantor of the security of the Empire. The instituted piety, which meant that people worshiped the gods for the emperor now linked the destiny of the provincial communities to that of Rome. The gods of Rome and the imperial Victory waged war at the boundaries of the Empire, beyond the Rhine, on the Danube or the Euphrates, with the avowed aim of guaranteeing and maintaining peace in the provinces. Under these circumstances, the fate of the Gaulish gods inevitably joined that of the Gallo- Roman populations, called upon to live in the pacified framework of the Empire. In the same way, the survival of local gods depended on their capacity to adapt to the new order proposed by Rome. The assimilation of certain major indigenous gods through the process of the interpretatio romana thus made it possible for them to be integrated into the civitas while safeguarding their quality as ancestral gods handed down by tradition. PAUNIER (D.) dir. — Celtes et Gaulois, l’Archéologie face à l’Histoire, 5 : la romanisation et la question de l’héritage celtique. Actes de la table ronde de Lausanne, 17-18 juin 2005. Glux-en-Glenne : Bibracte, Centre archéologique européen, 2006, p. 219-232 (Bibracte ; 12/5). William VAN ANDRINGA est Maître de conférence en Histoire et Archéologie romaines à l’université Jules Verne de Picardie. Il est spécialiste de la vie religieuse en Gaule romaine. Il a dirigé la publication d’un ouvrage sur les sanctuaires gallo-romains en 2000 (Presses Universitaires de Saint-Étienne). Il est l’auteur de La religion en Gaule romaine. Piété et politique : I er -III e s. ap. J.-C. (Errance, 2002). Son domaine de recherche s’étend en Italie : il prépare actuellement un ouvrage sur la religion dans les cités du Vésuve et co-dirige une fouille dans l’une des nécropoles romaines de Pompéi. Nouvelles combinaisons, nouveaux statuts Les dieux indigènes dans les panthéons des cités de Gaule romaine

Transcript of « Nouvelles combinaisons, nouveaux statuts : les dieux indigènes dans les panthéons des cités de...

William VAN ANDRINGA

Pied-de-page à rédigerPied-de-page à rédiger

RÉSUMÉ

Les relations établies au début de l’Empire entre Rome et les populations gallo-romaines ont entraîné un développement singulier des panthéons locaux. Avec la victoire de Rome et la confiscation de la guerre, les dieux indigènes, notamment les grands dieux guerriers des peuples gaulois, ont perdu une partie de leurs prérogatives au profit des dieux romains vainqueurs et de l’empereur, désormais garant de la sécurité de l’Empire. La piété instituée qui voulait que l’on rende un culte aux dieux pour l’empereur liait désormais le destin des communautés provinciales à celui de Rome. Les dieux de Rome et la Victoire impériale guerroyaient aux frontières de l’Empire, au-delà du Rhin, sur le Danube ou l’Euphrate, dans le but avoué de garantir et de maintenir la paix dans les provinces. Dans ces conditions, le sort des dieux gaulois rejoignait inévitablement celui des populations gallo-romaines, appelées à vivre dans le cadre pacifié de l’Empire. De la même façon, la survivance des dieux locaux dépendait de leur capacité à s’adapter au nouvel ordre proposé par Rome. L’assimilation de certains grands dieux indigènes par le processus de l’interpretatio romana a ainsi rendu possible leur intégration dans la cité tout en sauvegardant leur qualité de dieux ancestraux légués par la tradition.

ABSTRACT

The relationships established between Rome and the Gallo-Roman populations at the beginning of the Empire brought about a peculiar development in local pantheons. With the victory of Rome, the indigenous gods, especially the great warrior gods of the Gaulish peoples, lost part of their prerogatives to the victorious Roman gods and to the emperor, now the guarantor of the security of the Empire. The instituted piety, which meant that people worshiped the gods for the emperor now linked the destiny of the provincial communities to that of Rome. The gods of Rome and the imperial Victory waged war at the boundaries of the Empire, beyond the Rhine, on the Danube or the Euphrates, with the avowed aim of guaranteeing and maintaining peace in the provinces. Under these circumstances, the fate of the Gaulish gods inevitably joined that of the Gallo-Roman populations, called upon to live in the pacified framework of the Empire. In the same way, the survival of local gods depended on their capacity to adapt to the new order proposed by Rome. The assimilation of certain major indigenous gods through the process of the interpretatio romana thus made it possible for them to be integrated into the civitas while safeguarding their quality as ancestral gods handed down by tradition.

PAUNIER (D.) dir. — Celtes et Gaulois, l’Archéologie face à l’Histoire, 5 : la romanisation et la question de l’héritage celtique. Actes de la table ronde de Lausanne, 17-18 juin 2005. Glux-en-Glenne : Bibracte, Centre archéologique européen, 2006, p. 219-232 (Bibracte ; 12/5).

William VAN ANDRINGA est Maître de conférence en Histoire et Archéologie romaines à l’université Jules Verne de Picardie. Il est spécialiste de la vie religieuse en Gaule romaine. Il a dirigé la publication d’un ouvrage sur les sanctuaires gallo-romains en 2000 (Presses Universitaires de Saint-Étienne).

Il est l’auteur de La religion en Gaule romaine. Piété et politique : ier-iiie s. ap. J.-C. (Errance, 2002). Son domaine de recherche s’étend en Italie : il prépare actuellement un ouvrage sur la religion dans les cités du Vésuve et co-dirige une fouille dans l’une des nécropoles romaines de Pompéi.

Nouvelles combinaisons, nouveaux statutsLes dieux indigènes dans les panthéons

des cités de Gaule romaine

Cohabitation, interprétation, fusion : c’est en ces termes que sont très souvent définis les chan-gements religieux dans les provinces romaines de Gaule. On retient généralement depuis C. Jullian l’image d’une harmonie entre les dieux indigènes et romains, fruit de la tolérance religieuse propre aux conquérants. Et Jules Toutain de noter dans son travail sur « les cultes païens dans l’Empire romain » que cette tolérance romaine va de pair avec l’accueil favorable fait aux dieux romains par les provinciaux (Toutain 1907-1920 ; Jullian 1993). Parmi les documents de référence, on trouve en tête de liste le pilier des nautes vu encore récemment comme « un catéchisme en image », également les nombreuses triades divines ou les dieux accroupis ou cornus, recensés ici et là dans les sanctuaires, en compagnie de divinités à l’ap-parence classique. De ces témoignages, on retient ainsi que « les dieux indigènes ont continué à vivre pendant tout l’Empire dans une cohabitation faite de syncrétisme et de tolérance ».

Cette lecture des phénomènes religieux pose toutefois un certain nombre de problèmes, car elle reste soumise à une intime conviction, forgée par les études gallo-romaines tout au long du xxe siècle, que les deux cultures ont fusionné pour donner des dieux ou des panthéons hybrides (Hatt 1989 ; Duval 1993). Pourtant, cette harmonie comme l’idée de permanence religieuse ne sont ici qu’illusion, illusion entretenue :

• Premièrement, par l'observation des images hors de leur contexte archéologique et historique. Le problème n'est pas seulement méthodolo-gique, il tient sans doute beaucoup au type de source utilisée, statuaire et bas-reliefs retrouvés presque toujours en remploi, ce qui n'encou-rage pas la prise en compte de l'environnement archéologique du monument étudié. Les blocs qui composent le pilier des nautes ont été découverts en 1711, sous le chœur de la cathédrale Notre-Dame de Paris, remployés dans la base de murs épais ; si bien que l’on a du mal à trouver un agen-cement logique des blocs les uns avec les autres et que l’on peine à reconstituer le monument et son environnement (Adam 1984) : figurait-il dans le siège de l’association ? Sur la place publique ? Dans un sanctuaire de Lutèce ? Il est, a priori, impossible de répondre.

• Deuxièmement, l'impression d'une harmo-nie entre les cultures romaine et gauloise est entretenue par la conviction d'une permanence des dieux gaulois alors que les études faites sur les religions grecques et romaines ont démontré

depuis longtemps le caractère dynamique et évo-lutif des systèmes polythéistes antiques (par ex. Liebeschuetz 1979 ; Beard et al. 1998). Les enquê-tes épigraphiques et archéologiques, effectuées ces quinze dernières années, ont d’ailleurs mon-tré qu’il est réducteur de voir partout en Gaule, et surtout à toute époque, des dieux indigènes, interprétés plus ou moins superficiellement et de conclure à la pérennité sans faille d’un monde divin indigène (Scheid 1991 ; 1995 ; Derks 1998 ; Van Andringa 2002). Mais alors que faire de cet héritage celtique dont les témoignages ne man-quent pas ? Ici, les bas-reliefs du pilier des nautes font écho à la peinture d’Héraclès-Ogmios que Lucien contemple quelque part en Gaule au iie s. de notre ère (Op. 5, Héraklès, 1-6) ; sans oublier les sculptures représentant des triades locales à Nuits-Saint-Georges, à Vendœuvres-en-Brenne ou à Reims (ill. 1). Encore faut-il s’interroger sur le nombre réel de ces figurations, car ce sont ces monuments, toujours les mêmes (Deyts 1998), que l’on montre en priorité lorsque l’on parle de la religion en Gaule romaine, laissant dans l’om-bre les centaines de représentations de Mercure, Mars, Vénus ou Jupiter présents dans les volumes d’Espérandieu (ill. 2). Encore faut-il et surtout s’interroger sur la place précise de ces figurations dans les sanctuaires et la religion des cités de l’époque impériale. Car le problème de la roma-nisation des cultes se pose, de toute évidence, moins en terme de cohabitation qu’en terme d’as-

220

William Van andringa

1. La stèle de Reims. Apollon et Mercure encadrent le dieu aux cornes de cerf (d’après Deyts 1998, p. 120 – Photo : R. Meulle, musée Saint-Rémi de Reims).

221

nouVelles combinaisons, nouVeaux statuts : les dieux indigènes dans les panthéons des cités de gaule romaine

sociation des cultes entre eux et par conséquent de hiérarchisation et moins en terme de fusion ou de syncrétisme qu’en terme de changement d’identité et de statut ; ce qu’il est possible de démontrer en reprenant l’étude du pilier des nau-tes, un document de l’époque de Tibère souvent mis à contribution pour illustrer un équilibre très tôt instauré entre les deux cultures en cohabita-tion, celtique et romaine : n’a-t-on pas, en effet, une succession de dieux gaulois interprétés (Vulcain, Jupiter, Mars, Castor et Pollux) et de dieux indigè-nes qui auraient gardé leur identité à l’époque

impériale (Esus, Tarvos Trigaranus, Cernunnos, Smer[trios] ?), en compagnie de Jupiter et de l’empereur cités sur la dédicace du monument ? À partir de la lecture proposée, on verra quel est le bilan que l’on peut faire sur la romanisation des cultes et la question de l’héritage celtique.

Le pilier des nautes, découvert en pièces détachées et ses inscriptions ont suscité de très nombreuses analyses auxquelles il est possible de renvoyer pour une discussion approfondie (Duval 1960, p. 1-26 = IAP 1-2 ; Lavagne 1984 ; Adam 1984 ; Lejeune 1988, p. 157-176 = RIG II, 1, L-14). Autant dire que le monument est bien connu et qu’il n’est pas utile, pour notre propos du moins, de reprendre l’interprétation des scènes figurées dans le détail. Tout le monde a en mémoire cette galerie de divinités en pièces détachées, expo-sée au musée de Cluny. Le remploi des blocs au même endroit comme leurs caractéristiques mor-phologiques – ils sont sculptés sur quatre côtés – et l’existence reconnue de bases de colonnes empilant des blocs sculptés sont autant d’argu-ments qui confirment l’identification d’un pilier1 (Adam 1984). A priori, les éléments conservés du monument autorisent à distinguer quatre niveaux distincts. L’ordre dans la succession verticale des dés n’est pas sûr2, mais la restitution proposée par J.-P. Adam peut servir de support de lecture (ill. 3 et 3 bis) :

Au niveau 1, sur le bloc le plus large, sont présentés des couples de divinités. Les légendes ont quasiment disparu, d’où des problèmes dans l’identification des dieux :

A. Mars et une déesse sans attribut reconnais-sable (Minerve selon Duval ; ill. 4).

B. Mercure (caducée et pétase) et une déesse, peut-être Rosmerta ou Maia ?

C. Fortune et un autre dieu.D. Vénus et une autre divinité.Au niveau 3, sur un bloc de moindre taille, on

trouve d’autres divinités :A. Jupiter représenté dans l’attitude classique

du dieu capitolin, drapé, muni du foudre, accom-pagné de l’aigle (ill. 5). Au-dessus du bas-relief, le nom de la divinité est apparemment gravé au génitif (IOVIS) et non au nominatif comme pour les autres dieux. P.-M. Duval et M. Lejeune penchaient pour un vieux nominatif analogique (Duval 1960, p. 21 ; CIL, XIII, 2 869 ; Lejeune 1988, p. 167). Une autre solution semble possible parce qu’elle fait référence à une pratique attestée dans la religion de l’époque impériale qui est de graver le nom d’une divinité au génitif pour indiquer

221

2. Statue de Mercure provenant d’Auxerre (d’après Deyts 1998, p. 45 – Photo : musée d’Art et d’Histoire d’Auxerre).

222

William Van andringa

3. Les quatre faces du pilier des Nautes d’après un agencement proposé par J.-P. Adam(d’après Adam 1984).

223

nouVelles combinaisons, nouVeaux statuts : les dieux indigènes dans les panthéons des cités de gaule romaine

3 bis. Les quatre faces du pilier des Nautes d’après un agencement proposé par J.-P. Adam(d’après Adam 1984).

224

William Van andringa

qu’un objet ou qu’un monument lui appartient (Veyne 1983, p. 286 ; CIL, XIII, 5158 : Neptuni sur un ex-voto ou Gallia 1963, 485 : Matris deum sur une lampe). Ici, tout simplement, IOVIS indiquerait que le monument appartient bien à Jupiter et que par conséquent Jupiter est la divinité titulaire du sanc-tuaire, du moins le destinataire de l’offrande.

B. Le dieu Esus avec une légende au nomina-tif (ill. 6). Sur cette figure de la mythologie celtique, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il n’apparaît jamais dans l’épigraphie de l’époque impériale. Cette divinité semble avoir disparu, ne subsistant que dans une légende d’ailleurs connue des Romains du ier s. ap. J.-C., puisque Lucain l’évoque dans la Pharsale (I, 441-445).

C. Tarvos Trigaranus, le taureau aux trois grues, un animal fantastique issu de la mythologie gau-loise (ill. 7).

D. Vulcain (ill. 8) qui est également présent dans le panthéon des nautes de la Loire (CIL, XIII, 3 105).

Au niveau 4 :A. Cernunnos, le dieu portant des cornes de

cerf (ill. 9). D’autres bas-reliefs le représentant sont connus à l’époque romaine (le relief de Reims par exemple), mais là encore, il n’apparaît sur aucune inscription religieuse, aucune dédicace de l’épo-que impériale.

B. Smert[rios], lecture proposée par Duval sur l’exemple d’un Mars Smertrius attesté en Gaule (CIL, XIII, 11 975 ; 4 119).

4. Pilier des Nautes, bloc aux huit divinités, Mars et sa parèdre (d’après Lutèce 1984, p. 280 – Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984).

5. Pilier des Nautes, bloc du niveau III, Jupiter (d’après Lutèce 1984, p. 284 – Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984).

6. Pilier des Nautes, bloc du niveau III, Esus (d’après Lutèce 1984, p. 286 – Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984).

225

nouVelles combinaisons, nouVeaux statuts : les dieux indigènes dans les panthéons des cités de gaule romaine

C et D. Castor et Pollux (ill. 10), des dieux gréco-romains qui avaient visiblement des équi-valents en Germanie (Tacite, Germ. 43, 4-5) et probablement en Gaule.

Associée à cette galerie de divinités indigè-nes et romaines, on trouve la dédicace restituée au deuxième niveau par J.-P. Adam (CIL, XIII, 3 026) : Tib(erio) Caesare/Aug(usto), Iovi Optumo/Maxsumo s(acrum)/nautae Parisiaci/publice posierun[t].

Sur les autres faces de ce bloc, on change de registre puisque les dieux sont remplacés par des scènes historiées dans lesquelles on reconnaît une procession de personnages togés et de personnages en armes. Selon la plupart des commentateurs, ces personnages armés à la mode celtique désigneraient les membres constitutifs de la corporation des nautes avec la distinction classique dans tout groupe civique, entre Iuvenes (personnages imberbes) et Seniores (personnages barbus). Concluant la procession, des personnages en toge – les représentants du culte et donc de la corporation – sont montrés en train de sacrifier devant un personnage de

dimension plus importante (ill. 11), une statue de culte vraisemblablement, pouvant figurer une divi-nité ou un empereur (divus Augustus ou Tibère). L’identification de cette scène extrêmement muti-lée est confirmée par la formule SENANT inscrite sur le bandeau que M. Lejeune traduit par : « ils sacrifient » (Lejeune 1988, p. 176). Alors, bricolage

7. Pilier des Nautes, bloc du niveau III, Vulcain (d’après Lutèce 1984, p. 287 – Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984). 8. Pilier des Nautes, bloc du niveau III, Tarvos Trigaranus (d’après

Lutèce 1984, p. 286 – Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984).

9. Pilier des Nautes, bloc du niveau IV, Cernunnos (d’après Lutèce 1984, p. 288 – Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984).

226

William Van andringa

d’images au service de la tolérance religieuse ? Illustration de la cohabitation réussie entre les dieux gaulois et romains ? Catéchisme à l’usage des fidèles marqué par la présence des légendes ? La dédicace du monument est ici primordiale pour l’interprétation des images et de leur com-binaison (ill. 12). Et l’inscription n’est pas plus concise qu’une autre. Point de langage stéréotypé, elle énonce bien l’essentiel, c’est à dire l’érection d’un monument religieux par les nautae Parisiaci, un collège officiel de la cité des Parisiens, puis-sante corporation dont le siège était établi à Lutèce. Et ce monument, élevé publice – aux frais de la caisse du collège3 – exprimait de façon précise le statut de la corporation. On sait que l’activité des nautes était étroitement contrôlée par le pouvoir impérial (Waltzing 1895-1900, 123 sq.). Rien de surprenant donc à ce que les nautes parisiens invoquent Tibère qui apparaît en tête de dédicace. La déclinaison utilisée pour CAESAR a fait un temps hésiter entre un ablatif temporel et un datif archaïque en -E (Duval 1960 ; Lavagne 1984). L’hypothèse d’un ablatif temporel paraît cependant être la bonne, sur l’exemple d’autres dédicaces de monuments, par exemple celle du pont de Chaves au Portugal (CIL II, 2478). Cela justifie par la même occasion, comme l’a déjà noté Duval, la présence de l’empereur vivant avant Jupiter. La mention de Tibère dépasse ici malgré tout le simple problème de date : il s’agit d’une référence explicite à l’empereur régnant et au pou-voir romain, gage d’une procédure officielle de la part du collège des nautes. Même si l’important est bien que le monument appartient à Jupiter : c’est au dieu de l’État romain que s’adresse le sacrifice offert par les nautes. La statue du père des dieux devait d’ailleurs surmonter le pilier. La restitution est du moins probable sur l’exemple de la colonne de Mayence conservée entièrement et portant au sommet une effigie du dieu romain. L’inscription de Mayence est, elle, moins ambiguë qu’à Paris, puisqu’elle établit que le sacrifice a été consacré à Jupiter pour le salut de Néron par les habitants des canabae (Bauchhenss, Nolke 1981 ; Selzer 1988). À Paris, le texte n’implique pas de sacrifice pro salute, mais l’empereur vivant fut associé sur la dédicace en tant que garant du système impérial : il est alors possible que cet hommage ait pris la forme d’un peu d’encens et de vin versé sur la flamme de l’autel.

L’inscription permet également de replacer le monument dans son contexte historique : le pilier fut élevé sous le règne de Tibère, autre-

10. Pilier des Nautes, bloc du niveau IV, Castor (d’après Lutèce 1984, p. 285 – Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984).

12. Pilier des Nautes, bloc de la dédicace (d’après Lutèce 1984, p. 282 - Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984).

11. Pilier des Nautes, bloc de la dédicace, les membres de la corporation en train de sacrifier ? (d’après Lutèce 1984, p. 283 – Photo : M. Cartolini, musée Carnavalet, 1984).

227

nouVelles combinaisons, nouVeaux statuts : les dieux indigènes dans les panthéons des cités de gaule romaine

ment dit une génération ou un peu plus après l’organisation des Parisiens en cité, alors que devaient se faire sentir les premiers effets de l’urbanisation de Lutèce. Ainsi, en établissant un monument religieux à Jupiter et à l’empereur, dans un sanctuaire qui servait de lieu de réunion à l’association ou dans le siège du collège, les nau-tes proclamaient-ils l’existence officielle de leur groupe au sein de la cité et du système impérial. À la même époque, les bouchers de Périgueux, qui viennent, selon C. Jullian, d’obtenir l’acte de corporation, dédicacent un autel à Jupiter, très bon, très grand, associé au génie de Tibère (CIL, XIII, 941 ; Jullian 1993, p. 1211-1213). Un peu plus tard, d’autres groupes auxquels était reconnu le statut de vicus soulignent, de la même façon, leur attachement au système de la cité. L’empereur Claude reçoit des honneurs publics à Marsal, vicus Médiomatrique (CIL, XIII, 4 565) ; à Trèves, dans un quartier du chef-lieu, les vicani établissent un autel et une cuisine à Jupiter (CIL, XIII, 3649-3650). Dernier exemple sans rechercher l’exhaustivité, à Jouars-Pontchartrain, les fouilles de O. Blin ont mis récemment au jour les fragments très mutilés d’un pilier qui présente des points communs avec le monument des nautes (Blin 2000, p. 104-114) : Caroline Bacon propose la même combinaison de portraits divins (avec peut-être Cernunnos et Minerve) et d’une scène historiée représentant la procession des vicani (habitants du vicus) ainsi qu’un sacrifice. Le pilier, daté des règnes de Nerva ou Trajan, fut associé à un sanctuaire de l’agglo-mération dont le titulaire semble être une divinité majeure. On pense évidemment à Jupiter, hypo-thèse qui semble corroborée par l’identification de vestiges importants de sacrifices de bovidés (Blin, Lepetz 2002).

Inutile de prolonger la liste : ces groupes, par leur statut respectif, avaient des devoirs religieux précis qui concernaient la maison impériale et les dieux de l’État romain, notamment Jupiter. Que penser alors des décors du pilier des nautes, de cette galerie de portraits ? Beaucoup de divinités représentées ont une apparence romaine et un nom latin libellé au nominatif : alors, dieux romains ou dieux gaulois interprétés ? Est-ce que ces dieux sont devenus romains ou s’agit-il d’un simple habillage de divinités celtiques ? Poser le problème en ces termes n’apporte pas de réponse précise : cela revient comme l’a indiqué G. Woolf à parler de bouteille à moitié vide ou de bouteille à moitié pleine (Woolf 1998, p. 206 sq.). Les dieux repré-sentés ne sont pas des dieux celtiques déguisés.

L’interprétation d’une divinité est une procédure officielle, validée par les autorités du collège ou de la cité (Scheid 1991, p. 46 ; Van Andringa 2002, p. 133 sq.). Les dieux des nautes sont peut-être pour partie des dieux interprétés, mais ces divini-tés ont changé d’apparence, de nom et de statut. Ils patronnent désormais les activités d’un collège intégré à la cité, d’où le caractère romain, marqué des dieux présentés. Alors, H. Lavagne a sans doute raison d’identifier, dans cette galerie de portraits, le panthéon des bateliers de la Seine (Lavagne 1984, p. 277) : la fonction commerciale de Mercure est parfaitement adaptée à l’activité des nautes ; Vulcain peut, lui, veiller sur la construction navale. Et parmi ces dieux figurent, comme il se doit, les dieux ancestraux qui sont ici de vieilles divinités légendaires aisément reconnaissables par tous, même par des Romains si l’on en croit la mention d’Esus dans la Pharsale de Lucain. D’une certaine façon, le patronage des dieux, ainsi défini, traçait les limites du territoire politique et économique dans lequel évoluait désormais le corps de métier. Et dans ce patronage, le premier rôle revenait à IOM associé à l’empereur, reléguant de fait les dieux gaulois ou les dieux interprétés, d’ailleurs libellés au nominatif, au second rang. Plus qu’une cohabitation de divinités romaines et de divinités indigènes qui n’apparaissent jamais dans l’épi-graphie (Cernunnos, Esus, Tarvos Trigaranus), la composition du pilier des nautes, surmonté d’une statue de Jupiter, proclamait la majesté et la préé-minence du grand dieu civique sur les divinités ancestrales dont on n’est pas sûr qu’elles jouaient un rôle religieux actif dans le culte officiel du collège. Ainsi aurais-je tendance à penser que les bas-reliefs n’établissent pas un catéchisme, mais qu’ils entérinent la mise en place d’un ordre éta-bli. Et, cet ordre établi, c’est le pouvoir de Rome que devait reconnaître toute communauté inté-grée à l’Empire, cité, vicus ou collège. Car l’avenir des communautés provinciales était désormais étroitement lié à celui de l’État romain symbolisé par l’association entre l’empereur et le père des dieux. Plutôt qu’une illustration de la cohabitation entre deux cultures ou de la tolérance propre aux Romains, le pilier montre finalement que Jupiter et l’empereur étaient au sommet de la hiérarchie divine, qu’ils patronnaient l’intégration des nautes au monde municipal et à l’Empire. Bref, il est bien question ici de hiérarchie et de composition d’un panthéon parfaitement adapté à la situation du collège des nautes à l’époque de Tibère. Divinités protégeant les activités commerciales et de transport,

228

William Van andringa

dieux et références mythologiques attachés aux différentes aires géographiques couvertes par les bateliers et rappelant l’ancienneté de la corpora-tion, puissances divines incarnant le pouvoir local et romain : d’une certaine façon, le patronage divin mis en place au sein de la corporation, une génération après l’organisation des Gaules en cités, permettait de retranscrire, au plus près, les activités du collège des nautes comme l’ancrage institu-tionnel du groupe au sein du système impérial.

Il reste à considérer ces monuments sculptés dans leur contexte archéologique. La découverte des blocs du monument des Nautes en remploi empêche d’avoir une idée exacte de l’emplace-ment du pilier, installé sans doute dans le siège de l’association ou dans un lieu de culte public. L’exemple de Jouars-Pontchartrain indique que de tels monuments pouvaient être associés à des sanctuaires dans lesquels, manifestement, ce n’est pas Esus ou Taranis qui jouait les premiers rôles. Le même constat peut être fait à propos de la stèle de Nuits-Saint-Georges, découverte dans l’en-ceinte d’un grand sanctuaire du vicus (ill. 13). On a reconnu très vite dans ce monument « un exem-ple parfait des syncrétismes en Gaule » et dans les divinités représentées, des dieux éminemment gaulois : de gauche à droite une déesse mère, pro-longement du très ancien culte de la déesse mère source de fécondité, une Cybèle bisexuée (ou un génie) et surtout le dieu cornu tricéphale gaulois, pourvoyeur de richesses. Cette lecture du bas-relief relève d’une intime conviction de la permanence du vieux fond indigène, conviction alimentée par la présence du dieu cornu. Pourtant, la prise en compte du contexte historique et religieux de la découverte oriente vers un autre type de lecture : la composition est centrée sur un dieu tourelé à la corne d’abondance qui ne peut être, à notre avis, qu’une représentation du génie de l’aggloméra-tion ou de ses habitants, les vicani (LIMC, VIII, 1997, s.v. genius [I. Romeo], p. 599-607). Et le génie n’est pas ici une divinité indigène, mais l’expression religieuse du domaine urbain, c’est-à-dire du vicus qui est défini juridiquement comme un quar-tier urbain détaché du chef-lieu (CIL, XIII, 1 375 ; 5 967 ; 6 433 ; 7 655 ; 8 838). La divinité représentée à droite du génie semble être la déesse Fortuna tenant la corne d’abondance et la patère dans la main droite (LIMC, VIII, 1997, s.v. Tyché [L. Villard], p. 115-125 ; ibid., s.v. Tyché/Fortuna [F. Rausa], p. 125-141). La seule divinité d’apparence indigène est finalement le dieu tricéphale aux bois de cerf qui subsistait certes, mais qui se trouvait associé

à des dieux qui exprimaient de nouvelles réalités communautaires. L’association des dieux fait le sens religieux : la combinaison adoptée laissait alors comme il se doit une place au vieux dieu ancestral, mais le sens religieux mettait en avant des réalités nouvelles et des relations divines iné-dites. Ajoutons à cela que la stèle n’était pas une statue de culte, mais que ce monument de petite dimension commémorait sans doute une céré-monie célébrée dans le grand temple du vicus. Or, le sanctuaire qui prend une allure monumen-tale à partir du milieu du ier s. ap. J.-C., respectant alors un agencement classique, était sans doute consacré à Apollon ou à Mars Segomo comme l’attestent les documents épigraphiques, soit dans ce cas précis, des divinités majeures de la cité des Eduens (Pommeret 2001) : la stèle et la triade trônaient par conséquent en position secondaire dans le sanctuaire.

Autant accepter, en définitive, que cette idée d’une cohabitation harmonieuse entre les vieux dieux gaulois et les nouveaux arrivants doit être abandonnée parce qu’elle masque l’essentiel : plutôt que de cohabitation, parlons de nouvelles combinaisons religieuses qui incluaient certes de vieux dieux ancestraux ou figures mytholo-giques – il ne pouvait en être autrement dans le polythéisme antique – mais le pilier des nautes

13. La stèle des Bolards à Nuits-Saint-Georges (Photo : Fasquel In : Planson, Pommeret 1986, p. 1).

229

nouVelles combinaisons, nouVeaux statuts : les dieux indigènes dans les panthéons des cités de gaule romaine

ou la stèle de Nuits-Saint-Georges semble montrer que dans les nouvelles combinaisons établies à l’époque impériale, ces dieux ont changé d’aspect ou ont pris une place secondaire. Conclure sur la permanence des dieux ou des cultes ne fait que renvoyer à quelque chose de parfaitement admis par la pietas, à quelque chose d’évident ; en revanche, il est primordial de préciser comment ces cultes ont été redéfinis et dans quel contexte historique : y a-t-il eu reformulation des rites ? Y a-t-il eu installation d’un nouvel autel ? A-t-on le témoignage de la construction d’un nouveau sanctuaire ? Celui d’un changement du nom et du statut du dieu ? Observe-t-on l’association du culte ancestral ou local à des cultes nouveaux ? Y a-t-il finalement formation de panthéons inédits ? Les possibilités sont nombreuses et les témoigna-ges de l’évolution le plus souvent ténus. On peut prendre l’exemple des sacrifices de chevaux et de chiens mis en évidence par P. Méniel à Vertault (Jouin, Méniel 2001). Il s’agit là de pratiques loca-les, mais on note que ces rituels disparaissent au milieu du ier s. ap. J.-C., date de la construction du temple. De toute évidence, le culte a changé de forme et de sens, probablement en liaison avec l’évolution de Vertault qui devient sous l’Empire un vicus ; ce qui ne veut pas dire que la divinité ou que le lieu de culte a disparu. On ne sacrifie plus de chevaux et de chiens après 50, mais le lieu reste un sanctuaire et le nom de la divinité – pourquoi pas – a pu demeurer le même : le pro-blème concerne finalement d’avantage les formes prises par le sacrifice que la pérennité sacrée du lieu. Quant aux chevaux sacrifiés de Longueil-Sainte-Marie, S. Lepetz et S. Gaudefroy ont montré qu’avant de parler de réminiscence gauloise, il est nécessaire de prendre en compte le contexte historique (Gaudefroy, Lepetz 2000) : ce dépôt d’une cinquantaine de chevaux paraît dater de la deuxième moitié du iiie s. ap. J.-C., une époque troublée qui peut expliquer cet acharnement rituel particulier. De plus, il y a eu manipulation de cadavres de chevaux, une pratique qui n’est pas attestée à l’époque gauloise : l’exemple le plus proche est, en effet, Vertault dont le dépôt date de l’époque julio-claudienne.

Certes, les dieux ancestraux n’ont pas tous pris une place secondaire dans le panthéon des cités comme l’indiquent les grands Mars des cités de Gaule : Lenus Mars chez les Trévires, Mars Mullo chez les Aulerques Cénomans ou les Riédons, Mars Caturix chez les Helvètes sont autant d’exem-ples de grands dieux locaux institués comme

dieux poliades ou municipaux (Scheid 1991 ; Van Andringa 2002, p. 141-144). Mais, à l’époque où l’on se place, ces dieux ne sont plus gaulois ; ces dieux ont été interprétés officiellement et ont reçu des formes d’organisation du culte parfaitement romaines comme en témoignent les flaminats créés à Trèves et à Rennes ainsi que la construc-tion de nouveaux sanctuaires. Le processus mis en œuvre est décisif. Point de fusion ou de syn-crétisme, voire de simple habillage ; ces dieux ont changé de nom et d’identité. Dans Mars Caturix, l’épithète Caturix rappelait le caractère ancestral du dieu et donc que le dieu en question était le protecteur spécial des Helvètes, mais une fois la correspondance admise, c’est bien Mars qui était honoré de la même façon qu’un lion est partout un lion comme l’a joliment expliqué Paul Veyne (cf. également Nock 1972, p. 752). Dans un sanc-tuaire de la province de Bretagne, à Uley, entre le iie et le iVe s., les visiteurs ont laissé des tablettes de plomb sur lesquelles ils s’adressent à Mercure sous la forme deus Mercurius, deus sanctus Mercurius ou divus Mercurius : parfois, ils hésitent et raturent les tablettes, mais les corrections apportées concer-nent non pas d’obscures divinités indigènes, plutôt d’autres dieux au nom romain et des combinai-sons de divinités, Mars Mercure ou Mars Silvain (R. Tomlin In : Woodward, Leach 1993, p. 113-130). Certes, Mercure a pu prendre la place d’un dieu local, mais une fois la naturalisation faite, il est devenu Mercure. Le phénomène est parfaitement admis dans le polythéisme gréco-romain comme le confirme un passage de Tite-Live (42, 3, 9) à propos du sacrilège perpétré en 173 av. J.-C. par Q. Fulvius Flaccus. Ce dernier fut accusé d’avoir dépouillé de sa toiture le temple de Junon Lacinia, déesse des Bruttiens, pour la construction d’un sanctuaire à Rome. Construire un temple avec les ruines d’un autre temple n’a pas de sens, précise Tite-Live, car les dieux immortels sont les mêmes partout. Junon est partout Junon comme un lion est partout un lion.

Que l’on se rassure, il ne s’agit pas bien sûr de faire des dieux vénérés dans les cités de Gaule des dieux romains pour peu que cela ait un sens d’ailleurs : les dieux romains sont bien d’abord les dieux de la cité de Rome. Le postulat essentiel est plutôt de considérer les cultes dans leur contexte, dans leur environnement historique pour évaluer les nouvelles combinaisons et les statuts établis, avant de porter un jugement sur la nature du dieu vénéré. Lenus Mars n’est pas un dieu gaulois ; il n’est pas non plus indigène pas plus qu’il n’est

230

William Van andringa

romain ou gallo-romain. Il est, en revanche, l’un des grands dieux, sinon le principal dieu protec-teur et patron de la colonie des Trévires et c’est pour cela que son culte fut organisé selon un mode opératoire propre aux colonies romaines ou latines. Mars Camulus attesté à Reims, est de la même façon un grand dieu de la cité et c’est en tant que tel qu’il est vénéré sur le Rhin par des citoyens rèmes – c’est ainsi qu’ils s’intitulent sur l’inscription – pour le salut de l’empereur Néron (CIL, XIII, 8 701 = AE 1980, 656). De la même façon, le dieu Cretus, qui lui a gardé un nom local, est une divinité patronnant un pagus de la colonie des Trévires (KLT 46). Encore une fois, le dieu n’est pas seul, mais il est associé à des honneurs dévo-lus à la Maison divine et au génie du pagus : l’État romain, l’émanation religieuse d’une subdivision territoriale de la colonie et le dieu ancestral, c’est l’association qui fait sens et qui permet de répondre très exactement à la situation d’une communauté locale à un moment donné de son histoire ; et cette prise avec la réalité était symboli-sée par la réunion de ces différents dieux dans le même sanctuaire.

Alors, plutôt que de dieux gaulois ou romains ou gallo-romains, parlons des dieux de la cité des Trévires, des Rèmes ou des Helvètes. Comprenons les dieux non pas en fonction de leur passé révolu, mais en fonction de leur situation com-munautaire du moment. Comprenons-les cité par cité et les uns par rapport aux autres, dans les associations religieuses qu’ils forment, évaluons leur nouveau statut et leur place dans les sanc-tuaires, prenons en compte non pas les dévots

au sens général du terme, mais les communautés gestionnaires des cultes, collège, vicus, pagus, famille ; et lorsque l’observation est essentielle-ment archéologique, plutôt que de se focaliser sur le sens d’une architecture – on pense bien sûr au temple gallo-romain – essayons de déterminer les signes visibles de l’évolution : ce peut être la construction ou la restauration d’un sanctuaire, ce peut être l’aménagement d’un autel, ce peut être l’organisation de nouveaux cheminements liturgiques ou de nouveaux rituels.

Les cités de l’époque romaine ont constitué des systèmes religieux spécifiques qui tenaient compte d’une part du nouveau statut des com-munautés désormais incorporées dans un Empire pacifié, d’autre part des changements et évolu-tions de la société et des individus qui ont accédé progressivement à la citoyenneté romaine. La question posée était celle des survivances reli-gieuses à l’époque impériale : la réponse est que ces survivances ont été intégrées dans de nou-velles combinaisons religieuses, que les dieux et cultes ont reçu un nouveau statut. Cette capacité de changement et d’évolution était propre au polythéisme antique, ne contrevenant nullement au respect de la tradition religieuse : les dieux comme les hommes vivaient tout simplement avec leur temps. En effet, les dieux du paganisme ne sont pas des entités intemporelles, des astres brillants qui traversent les époques. Ces dieux avaient la capacité de changer, car les systèmes religieux sont des constructions humaines, des constructions historiques.

1. Ce passage doit beaucoup aux discussions que j’ai pu avoir avec J.-P. Adam et F. Saragoza (2003), conservatrice au musée de Cluny, que je tiens à remercier chaleureusement. Ma gratitude va également aux participants de la table ronde de Lausanne, notamment P. Le Roux, M. Christol et Ch. Goudineau dont les remarques et questions m’ont amené à revoir ce document. Les choix retenus et les éventuelles erreurs sont évidem-ment de ma responsabilité.

2. L’ordre le plus logique est cependant donné par Lejeune 1988, p. 159 qui place le dé de Jupiter à l’extrémité supérieure du monument.

3. La mention publice est attestée en contexte collégial comme l’a remarqué Duval 1960, 10 ; cf. CIL, VI, 10 302 ; 10 409 ; 10 410 pour des collèges funéraires de Rome ; voir également CIL, XII, 2 460 et 5 874. Le terme, s’il concerne le plus souvent la cité et la caisse publique, prend parfois le sens de : « aux frais de la communauté », « collectivement ». À Paris, le texte dit bien : nautae publice posierunt, « les nautes ont fait élever (le monument) collectivement », autrement dit aux frais de la caisse du collège.

NOTES

231

nouVelles combinaisons, nouVeaux statuts : les dieux indigènes dans les panthéons des cités de gaule romaine

CIL, XIII : Corpus Inscriptionum Latinarum. Inscriptiones Trium Galliarum et Germaniarum Latinae. Berlin, 1899-1905.

Deyts 1998 : DEYTS (S.). — À la rencontre des Dieux gaulois : un défi à César. Paris : Réunion des Musées Nationaux, 1998 [catalogue de l’exposition au] Musée Archéologique Henri Prades Lattes du 27 novembre 1998 au 8 mars 1999 - Musée des Antiquités Nationales Saint-Germain-en-Laye du 31 mars 1999 au 28 juin 1999. Paris : RMN, 1998.

Duval 1960 : DUVAL (P.-M.). — Les Inscriptions Antiques de Paris I et II (IAP). Paris, 1960.

Espérandieu 1907-1981 : ESPERANDIEU (E.). — Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine I-XVI. Paris, 1907-1981.

KLT 1988 : BINSFELD (W.), GOETHERT-POLASCHEK (K.), SCHWINDEN (L.). — Katalog der römischen Steindenkmäler des Rheinischen Landesmuseums Trier, 1. Götter- und Weihedenkmäler. Corpus Signorum Imperii Romani, IV, 3, Mayence, 1988 (Trierer Grabungen und Forschungen ; 12.1).

Lejeune 1988 : LEJEUNE (M.). — Recueil des inscriptions gauloises (RIG), volume II, fasc. 1 : textes gallo-étrusques, textes gallo-latins sur pierre. Paris : Éditions du CNRS, 1988 (Recueil des inscriptions Gauloises [RIG] ; 2-1/Gallia, supplément ; 45).

LIMC : Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae. Zürich/München : Artemis Verlag, 1981-1999.

Selzer 1988 : SELZER (W.). — Römische Steindenkmäler. Mainz in Römischer Zeit. Mainz : Verlag Philipp von Zabern, 1988 (Landesmuseum Mainz Katalogreihe zu den Abteilungen und Sammlungen ; 1).

RECuEIL DE SouRCES

Adam 1984 : ADAM (J.-P.). — Le pilier des nautes, essai de restitution. In : Lutèce 1984, p. 299-307.

Bauchhenss, Nolke 1981 : BAUCHHENSS (G.), NOLKE (P.). — Die Iupitersaülen in den germanischen Provinzen. Cologne, 1981 (Beiheft des Bonner Jahrbücher 41).

Beard et al. 1998 : BEARD (M.), NORTH (J.), PRICE (S.). — Religions of Rome. 2 vol., Cambridge University Press, 1999.

Blin 2000 : BLIN (O.). — Un sanctuaire de vicus : Jouars-Pontchartrain. In : VAN ANDRINGA (W.) dir. — Archéologie des sanctuaires en Gaule romaine. p. 91-118. Saint-Étienne : Publications de l’université de Saint-Étienne, 2000 (Centre Jean-Palerne, Mémoires ; 22).

Blin, Lepetz 2002 : BLIN (O.), LEPETZ (S.). — Un sanctuaire du vicus de Jouars-Pontchartrain : rituels et vestiges matériels. In : LEPETZ (S.), VAN ANDRINGA (W.) dir. — Archéologie du sacrifice animal en Gaule romaine. Table ronde organisée à Paris, Pré-Actes, 2002, p. 40-45.

Derks 1998 : DERKS (T.). — Gods, Temples and Ritual Practices. The Transformation of Religious Ideas and Values in Roman Gaul. Amsterdam : Amsterdam University Press, 1998 (Amsterdam Archaeological Studies ; 2).

Duval 1993 : DUVAL (P.-M.). — Les dieux de la Gaule. Paris : Payot 1993 (1er éd., 1957).

Gaudefroy, Lepetz 2000 : GAUDEFROY (S.), LEPETZ (S.). — Le dépôt sacrificiel de Longueil-Sainte-Marie “L’Orméon”. Un culte de tradition locale sous l’Empire ? In : VAN ANDRINGA (W.) dir. — Archéologie des sanctuaires en Gaule romaine. Saint-Étienne :

Publications de l’université de Saint-Étienne, 2000, p. 157-192 (Centre Jean-Palerne, Mémoires ; 22).

Hatt 1989 : HATT (J.-J.). — Mythes et dieux de la Gaule, I : les grandes divinités masculines. Paris : Picard, 1989.

Jouin, Méniel 2001 : JOUIN (M.), MÉNIEL (P.). — Les dépôts animaux et le fanum gallo-romains de Vertault (Côte-d’Or). Revue Archéologique de l’Est , 50, 2001, p. 119-216.

Jullian 1993 : JULLIAN (C.). — Histoire de la Gaule. 2 Vol. (8 livres), Paris : Hachette, 1993 (1re éd. 1920-1926).

Lavagne 1984 : LAVAGNE (H.). — Le pilier des Nautes. In : Lutèce 1984, p. 275-298.

Liebeschuetz 1979 : LIEBESCHUETZ (J. H. W. G.). — Continuity and Change in Roman Religion. Oxford : Clarendon Press, 1979.

Lutèce 1984 : Lutèce : Paris de César à Clovis. Paris : Société des amis du Musée Carnavalet, 1984 [catalogue de l’exposition] Musée Carnavalet/Musée National des Thermes et de l’Hôtel de Cluny.

Nock 1972 : NOCK (A. D.). — Essays on Religion and the Ancient World. 2 vol. Oxford, 1972.

Planson, Pommeret 1986 : PLANSON (E.), POMMERET (C.). — Les Bolards : le site gallo-romain et le musée de Nuits-Saint-Georges (Côte-d’Or). Paris : Imprimerie Nationale, 1986 (Guides Archéologiques de la France ; 7).

Pommeret 2001 : POMMERET (C.) dir. — Le sanctuaire antique des Bolards à Nuits-Saint-Georges (Côte-d’Or).

BIBLIoGRAPHIE

232

William Van andringa

Dijon : Revue archéologique de l’Est, 2001 (Revue archéologique de l’Est, supplément ; 16).

Saragoza 2003 : SARAGOZA (F.). — Le pilier des Nautes. Redécouverte d’une œuvre. Archéologia, 398, mars 2003, p. 15-26.

Scheid 1991 : SCHEID (J.). — Sanctuaires et territoire dans la colonia Augusta Treverorum. In : BRUNAUX (J.-L.) dir. — Les sanctuaires celtiques et le monde méditerranéen. Actes du colloque de St-Riquier, 8-11 novembre 1990. Paris : Errance, 1991, p. 42-57 (Archéologie Aujourd’hui/Dossiers de protohistoire ; 3).

Scheid 1995 : SCHEID (J.). — Les temples de l’Altbachtal à Trèves : un “sanctuaire national” ? Cahiers du Centre Glotz, VI, 1995, p. 227-243.

Toutain 1907-1920 : TOUTAIN (J.). — Les cultes païens dans l’Empire romain. 1ère partie : les provinces latines. 3 vol. Paris, 1907-1920.

Van Andringa 2002 : VAN ANDRINGA (W.). — La religion en Gaule romaine : piété et politique (ier-iiie s. ap. J.-C.). Paris : Errance, 2002 (Collection des Hespérides).

Veyne 1983 : VEYNE (P.). — “Titulatus praelatus” : offrande, solennisation et publicité dans les ex-voto gréco-romains. Revue archéologique, 1983-2, p. 281-300.

Waltzing 1895-1900 : WALTZING (J.-P.). — Étude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains. Bruxelles/Louvain, 1895-1900 (4 vol.).

Woodward, Leach 1993 : WOODWARD (A.), LEACH (P.). — The Uley shrines. Excavation of a ritual complex on West Hill, Uley, Gloucestershire : 1977-1979. Londres, 1993.

Woolf 1998 : WOOLF (G.). — Becoming Roman : the origins of provincial civilization in Gaul. Cambridge : Cambridge University Press, 1998.