Les testaments, l'usure, les statuts. L'exemple de Pise au XIVe siècle.

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Les testaments, l’usure, les statuts. L’exemple de Pise au XIV e siècle Sylvie Duval Parmi les textes juridiques hérités du Moyen Âge, les constitutions synodales ne sont peut-être pas les plus connues ni les plus étudiées 1 . Émanant du pouvoir spirituel de l’évêque et du synode des clercs d’un diocèse, elles sont centrées sur des problématiques religieuses et morales. Ceci n’exclut pas, toutefois, que leur portée puisse atteindre la vie quotidienne de tous, clercs et laïcs, puisqu’il est bien difficile de tracer une limite claire entre les domaines d’application du pouvoir temporel et ceux du pouvoir spirituel. Il existe en effet, à la fin du Moyen Âge, un certain nombre de matières « mixtes », qui sont régulées à la fois par les statuts laïques et par les lois religieuses : ce sont en particulier les affaires liées au mariage d’une part et à l’usure d’autre part. Les juridictions laïques et ecclésiastiques en viennent alors à se chevaucher, créant des concurrences entre les tribunaux, mais aussi des interstices dans lesquelles les avocats, ou tout au moins les procuratores qui représentent les justiciables face aux juges, ne manquent pas de se glisser. Les constitutions synodales entrent donc dans le « panorama » des régulations dont doivent tenir compte les juges, les notaires et les citoyens. Ici, nous nous intéresserons plus particulièrement aux problématiques li ées à l’usure. 1 Sur ce sujet, on pourra se reporter à R. Trexler, Synodal law in Florence and Fiesole,1306-1518, Città del Vaticano, 1971. Voir aussi P. Vuillemin, « Les Constitutions synodales du patriarche de Venise Andrea Bondumier (16 août 1460). Présentation, étude, édition », Le Moyen Age, 2015/2, CXXI, p. 321-359.

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Les testaments, l’usure, les statuts.

L’exemple de Pise au XIVe siècle

Sylvie Duval

Parmi les textes juridiques hérités du Moyen Âge, les

constitutions synodales ne sont peut-être pas les plus connues ni les plus

étudiées1. Émanant du pouvoir spirituel de l’évêque et du synode des

clercs d’un diocèse, elles sont centrées sur des problématiques

religieuses et morales. Ceci n’exclut pas, toutefois, que leur portée

puisse atteindre la vie quotidienne de tous, clercs et laïcs, puisqu’il est

bien difficile de tracer une limite claire entre les domaines d’application

du pouvoir temporel et ceux du pouvoir spirituel. Il existe en effet, à la

fin du Moyen Âge, un certain nombre de matières « mixtes », qui sont

régulées à la fois par les statuts laïques et par les lois religieuses : ce

sont en particulier les affaires liées au mariage d’une part et à l’usure

d’autre part. Les juridictions laïques et ecclésiastiques en viennent alors

à se chevaucher, créant des concurrences entre les tribunaux, mais aussi

des interstices dans lesquelles les avocats, ou tout au moins les

procuratores qui représentent les justiciables face aux juges, ne

manquent pas de se glisser. Les constitutions synodales entrent donc

dans le « panorama » des régulations dont doivent tenir compte les

juges, les notaires et les citoyens. Ici, nous nous intéresserons plus

particulièrement aux problématiques liées à l’usure.

1 Sur ce sujet, on pourra se reporter à R. Trexler, Synodal law in Florence and

Fiesole,1306-1518, Città del Vaticano, 1971. Voir aussi P. Vuillemin, « Les

Constitutions synodales du patriarche de Venise Andrea Bondumier (16 août 1460).

Présentation, étude, édition », Le Moyen Age, 2015/2, CXXI, p. 321-359.

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Les Constitutions synodales, comme leur nom l’indique, sont

émises par le synode diocésain convoqué par l’évêque ou l’archevêque

d’un lieu donné. Pour la période qui nous concerne, les synodes sont

l’occasion pour les prélats de faire approuver par l’assemblée des clercs

des textes qu’ils ont déjà préparés auparavant avec l’aide de juristes

professionnels2. Par leur forme matérielle comme par leur processus

d’écriture, ces constitutions ne sont donc pas très différentes, en Italie

du moins, des statuts laïcs contemporains : rédigées en grande partie par

des professionnels du droit (docteurs en droit canon ou dans les deux

droits), elles sont ensuite copiées et diffusées par des notaires travaillant

pour la cour épiscopale3. C’est toutefois aux curés que revient, au bout

de la chaîne de transmission, la responsabilité de faire connaître ces

réglementations aux fidèles, en particulier, bien sûr, pour les articles qui

les concernent directement4.

2 Trexler, Synodal law, op.cit., p. 9. 3 Sur les notaires employés par les cours épiscopales, on pourra consulter :

E. Canobbio, « "Quod cartularium mei est" : ipotesi per una ricomposizione del

sistema documentario della Chiesa di Como (prima metà del XV secolo) » in

Medioevo dei Poteri. Studi di Storia per Giorgio Chittolini, M. N. Covini, M. Della

Misericordia, A. Gamberini et F. Somaini, Rome, 2012, p. 119-148. Mme Canobbio

m’a très aimablement montré la copie des Constitutions synodales de Bertrand de

Saint-Geniès, patriarche d’Aquilée, datées de 1335, qui figurent dans le formulaire

qu’elle a étudié ; ces constitutions contiennent elles aussi des mesures anti-usuraires

qui sont une application du concile de Lyon II. 4 Le dernier article des constitutions synodales de Simone Saltarelli (Archivio di Stato

di Pisa [dorénavant ASP], Miscellanea manoscritti, n°12, [dorénavant Ms. 12] f. 34rv)

prévoit que les constitutions devront être diffusées dans toutes les communautés

religieuses et dans toutes les paroisses du diocèse, grâce au travail de copie de notaires

de l’archevêque (notarii nostri), et lues devant le peuple, en vulgaire : …universi

prelati et ecclesiarum rectores curam animarum habentes in eorum ecclesiis publice

coram populis ad hoc sollempniter convocatis Constitutiones quas ad laycos noverint

pertinere […] hinc ad duos menses proxime venturos comodius poterunt, et deinde

singulis annis prima die adventus et quadragesimali dominica […] legant vel legi

faciant licteraliter et vulgariter.

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À Pise, ville de tradition gibeline, la place de l’archevêque est

particulière. Du fait de l’ampleur de sa juridiction – qui s’étend jusqu’à

la Sardaigne – , celui-ci est un personnage puissant, avec lequel la

commune doit composer. À la lumière de certains événements sur

lesquels nous reviendrons, il semble que les constitutions de Simone

Saltarelli, composées et approuvées vers 13245, traduisent un

« moment » où ce dernier a réaffirmé son pouvoir sur les Pisans,

réactivant d’anciens droits, ou en créant de nouveaux. Parmi les droits

énumérés dans ces constitutions, on trouve, de fait, non seulement celui

de réprimer et punir les usuriers avérés, mais aussi celui de réglementer

et contrôler les restitutions d’usure. Ces dernières étant effectuées par

les laïcs, à partir du XIIIe siècle surtout, par voie testamentaire, la

volonté du prélat pisan d’en contrôler la formulation et l’exécution

entraîne l’implication de la cour archiépiscopale dans la supervision des

dernières volontés de tous les Pisans. On retrouve nettement la trace de

cette implication dans les actes de la pratique (testaments et minutes de

procès) pour toute la seconde moitié du XIVe siècle ; elle révèle

l’ampleur et les limites d’un pouvoir spirituel qui cherche alors à

s’immiscer dans la régulation des affaires économiques.

Les Constitutions synodales de Simone Saltarelli dans le panorama

législatif de leur temps

Notre point de départ est ici constitué par l’un des canons du

concile de Lyon II (1274). Les décisions conciliaires, valant pour toute

5 M. Luzzati, « Simone Saltarelli arcivescovo di Pisa (1323-1342) e gli affreschi del

maestro del Trionfo della morte », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa,

Serie III, 18/4, 1988, p. 1645-166.

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l’Eglise romaine, se retrouvent logiquement dans les législations

synodales locales, puisque celles-ci ont pour mission de les répercuter

afin de leur donner une application pratique. Présidé par le pape

Grégoire X, le deuxième concile de Lyon s’est notamment intéressé au

problème de l’usure, promulguant le célèbre canon Usurarum

voraginem, qui permet l’expulsion des usuriers6. Celui qui nous occupe,

le canon 25, Quamquam, concerne plus particulièrement les restitutions

d’usures. Inspiré du canon Qui in omnibus du concile Latran III (1179)7,

qui interdit la sépulture des usuriers en terre consacrée, le canon

Quamquam met en évidence le lien existant entre les restitutions

d’usure et la rédaction (ou dictée) des dernières volontés, et introduit

l’obligation pour les usuriers de fournir une « caution » à leur restitution

post-mortem. Il dit ainsi […] Nullus manifestorum usurariorum

testamentis intersit aut eos ad confessionem admittat sive ipsos

absolvat, nisi de usuris satisfecerint vel de satisfaciendo pro suarum

viribus facultatem praestent, ut praemittitur, idoneam cautionem.

Testamenta quoque manifestorum usurariorum aliter facta non valeant,

sed sint irrita ipso iure.

Les constitutions synodales en Toscane au début du XIVe siècle

Le canon Quamquam se retrouve fidèlement retranscrit dans les

législations locales. Les constitutions synodales toscanes de la première

moitié du XIVe siècle nous sont bien connues grâce au travail de

6 R. Dorin, « Canon law and the problem of Expulsion. The Origin and Interpretation

of Usurarum Voraginem (VI. 5. 5. 1) », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für

Rechtsgeschichte. Kanonistische Abteilung 99, 2013, p. 129-161. 7 Conciliorum oecumenicorum generaliumque decreta, Turnhout, (Istituto per le

Scienze religiose), 2013, vol. II/1, p. 144-145.

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Richard Trexler, qui édita et commenta les constitutions de Fiesole

(1306) et de Florence (1310)8.

Les constitutions fiesolanes de 1306 comportent plusieurs

éléments se rapportant à la nouvelle législation sur les restitutions

d’usure : en particulier l’obligation faite aux notaires de transmettre à

la cour épiscopale toutes les dispositions testamentaires liées aux

restitutions d’usures qu’ils auraient pu avoir à rédiger, ainsi que les

éventuelles cautions prescrites par le concile de Lyon. L’évêque de

Fiesole, en outre, se réserve la responsabilité de la distribution de toutes

les restitutions d’usures dépassant la somme modeste de quarante sous :

la prescription prévoit l’excommunication pour les exécuteurs qui ne

respecteraient pas cette règle, de même que pour les notaires qui

n’auraient pas informé l’évêque des dispositions de restitutions

dépassant cette somme.

La législation florentine de 1310 reprend le contenu des

constitutions fiesolanes, mais présente déjà une plus grande ampleur et

une plus grande complexité. Au cœur de la nouvelle réglementation, on

trouve l’obligation faite aux testateurs usuriers de présenter une

« caution », conformément au canon Quamquam, sans laquelle

l’absolution leur sera refusée. S’instaure ainsi le principe d’une

collaboration essentielle, au chevet de l’usurier mourant, entre le

confesseur et le notaire. Pour plus de praticité, les constitutions

florentines contiennent un exemple de contrat notarié pouvant servir à

la rédaction de cette caution. La forme de ce contrat sera reprise, sous

une forme légèrement différente, dans les constitutions pisanes de 1324.

8 Trexler, Synodal law...op. cit.

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Les constitutions florentines de 1327, publiées à la fin du

XIXe siècle9 et dont R. Trexler a livré une analyse fine10, retiendront

plus longuement notre attention. Les mesures que nous venons de citer

sont encore présentes dans ces constitutions voulues par l’évêque

Francesco Silvestri da Cingoli, mais l’ensemble de la réglementation

concernant les restitutions d’usure y est notablement renforcé et se

concentre, en particulier, sur la nécessité de faire testament. Il y est en

effet spécifié que l’absolution sera refusée à tout usurier qui n’aurait

pas testé avant de mourir. L’évêque florentin cherche par là à

contourner la pratique fort répandue de la transmission des biens ab

intestato, qui permet, en s’appuyant sur les dispositions contenues dans

le droit romain et les statuts urbains, de procéder à une succession légale

sans autre forme de publicité. Francesco da Cingoli introduit en outre

l’obligation pour les exécuteurs testamentaires de remettre à la cour

épiscopale le tiers des legs d’incertaines (usurae incertae : sans

destinataires spécifiés11) : il s’agit là encore de restreindre la « liberté »

des familles d’usuriers, en les empêchant d’attribuer aux personnes de

leur choix les sommes léguées de façon volontairement imprécise par

leurs défunts. Ces mesures qui peuvent être perçues comme

outrepassant le canon Quamquam – mais qui, en fait, cherchent à

remédier aux escamotages pratiqués par les riches florentins – sont très

9 Dans I Capitoli del Comune di Firenze, Florence, Cellini, 1893, tome II, p. 4-56. 10 R. Trexler, « Death and testament in the Episcopal constitutions in Florence » in

Renaissance studies in honor of Hans Baron, A. Molho et J. Tedeschi (dir.), Florence,

1971, p. 29-74. 11 Ces legs sans bénéficiaires précisés par le testateur sont destinés aux Pauperes

Christi, à charge pour les exécuteurs désignés de répartir la somme au mieux pour

l’âme du testateur. Voir. B. N. Nelson, « The Usurer and the Merchant Prince : Italian

Businessman and the Ecclesiastical Law of Restitution, 1100-1550 » Journal of

Economic History, 7, supplement, 1947, p. 104-122.

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mal reçues par les autorités laïques. Elles s’immiscent beaucoup trop, à

leurs yeux, dans le processus de la transmission patrimoniale, sans

parler du fait que l’obligation de tester, qui sous-entend ici celle

d’effectuer des restitutions publiques, jette l’opprobre sur les pratiques

financières de beaucoup de grandes familles. Ayant fait appel au Saint-

Siège contre ces constitutions, le gouvernement florentin réussit, dès

1330, à faire interdire l’application de mesures contestées qu’elles

contenaient.

La situation n’est pas la même à Pise. L’archevêque insère,

certes, comme à Florence et à Fiesole, les dispositions du canon

Quamquam dans ses constitutions. Il réussit néanmoins à ne pas

s’attirer les foudres du gouvernement tout en renforçant son pouvoir de

juridiction sur les laïcs.

Les constitutions pisanes de 1324 : présentation du manuscrit

Le manuscrit contenant les constitutions synodales de

l’archevêque Simone Saltarelli (1323-1342) se trouve à l’Archivio di

Stato de Pise12. Il mesure 288x221 mm, et comprend deux cahiers. Le

premier, contenant quarante-trois folios, renferme les Constitutions en

question, ainsi que différentes modifications qui y ont été apportées au

cours des XIVe et XVe siècles13, de larges extraits de la législation

communale contemporaine et quelques commentaires juridiques. Le

deuxième cahier du manuscrit est plus tardif : il contient les nouvelles

constitutions synodales de l’archevêque Onofrio Médicis (1518-1555).

12 ASP, Miscellanea Manoscritti, Ms. 12. 13 Ms. 12, cf. supra note 4.

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La littera textualis du texte des constitutions, soignée mais

fonctionnelle, ornée de rubriques et de quelques lettrines filigranées

pour les débuts de chapitres les plus importants, côtoie l’écriture cursive

caractéristique des correcteurs et des commentateurs du XVe siècle.

Outre les corrections glissées à l’intérieur du texte14 et les dessins

marginaux permettant de se repérer rapidement dans le corpus (figure

1)15, un scribe a ajouté une table des matières en début de texte, puis

des extraits de la législation communale – dont un article du Breve

pisani Communis sur l’exécution des testaments16 et un extrait des

Ordinamenta de 1323 sur l’exécution des legs testamentaires17 – et

enfin quelques extraits de commentaires juridiques, dont plusieurs

références au juriste Baldo degli Ubaldi18. Trois autres mains ont

ensuite inséré d’autres compléments aux constitutions : les décrets des

archevêques Simone Saltarelli (1323-1342), Giovanni Scarlatti (1348-

1362), Giuliano Ricci (1418-1460), et des vicaires Filippo Medici

14 Ce correcteur principal a corrigé des fautes et des lacunes ; il a aussi ajouté des titres

manquants, ce qui indique qu’il avait peut-être à sa disposition un autre manuscrit plus

complet. 15 On trouve notamment des dés en marge de l’article De ludentibus ad zardum vel

alios ludos prohibitos (f. 12r et 12v) ou bien une carafe et un verre en marge de

l’article De bibentibus in taberna (f. 13r), voir figure 1. 16 Ms. 12, f. 43r. Il s’agit de l’article De testamentis executione mandandis, voir I

Brevi del Comune e del popolo di Pisa dell’anno 1287, éd. Par A. Ghignoli, Rome,

ISIME, 1998, p. 231. D’autres extraits de la législation communale sont présents aux

ff. 35r-39r : il s’agit là encore d’extraits du Breve concernant les actes de violence et

le port d’armes (voir I Brevi del Comune, p. 305-309, articles De percutiente et

insultum faciente et De cultello et aliis armis – copie partielle dans le Ms. 12). Il est

intéressant de constater que, contrairement aux articles ayant trait à la pratique

testamentaire, ceux-ci ont été copiés dans la continuité des Constitutions et par la

même main. 17 Ms. 12, f. 43r. Il s’agit de l’article De potestate fideicommissarium, édité dans :

Statuti pisani inediti dal XIV al XVI secolo, A. Era (ed.), Sassari, 1922, p. 46. 18 Ms. 12, f. 1r et f. 43r.

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(1461-1474) et Roberto Strozzi (première moitié du XVIe siècle)19.

Tous ces ajouts, destinés à faciliter l’application concrète des

constitutions, traduisent l’utilisation du volume par les juges

ecclésiastiques. Notons enfin que ces constitutions, inédites, ont peu

attiré l’attention des historiens jusqu’à aujourd’hui20.

Dans son prologue, Simone Saltarelli se réfère aux constitutions

de son prédécesseur, Oddone della Sala (1312-1323). En l’absence de

toute trace de ce texte plus ancien, il est impossible de savoir s’il s’agit

d’une simple référence formelle, ou bien si les constitutions de 1324

reprennent le contenu de celles qu’Oddone della Sala avait déjà fait

approuver auparavant. Issu de l’ordre dominicain comme son

successeur, ce prélat s’était trouvé à la tête de l’Eglise pisane dans un

moment de forte tension politique : son mandat fut marqué par un grave

conflit avec le clergé local et le gouvernement communal, qui se

traduisit par un interdit jeté sur la ville au début de l’année 1319, puis

par l’exil de l’archevêque21. Originaire du couvent florentin de Santa

Maria Novella, proche du pape Jean XXII, Simone Saltarelli remplaça

Oddone della Sala à partir de 1323. Sa très grande fidélité à la papauté

l’amena à prendre une position déterminante dans le conflit opposant

19 Ibidem, ff. 39r-42v 20 Il existe une tesi di laurea sur le sujet : E. Basetti, Le Costituzioni sinodali di Simone

Saltarelli, arcivescovo di Pisa, 1323-1342, dir. Emilio Cristiani, Université de Pise,

1964-1965, consultable auprès de la bibliothèque universitaire. On pourra se reporter

avec plus de profit à Luzzati, « Simone Saltarelli » et E. Cristiani, « Nota sulla

legislazione antiusuraia pisana, sec. XII-XV », Bollettino storico pisano, 1953-54,

p. 11-13. 21 Voirr M. Ronzani, « Chiesa e clero nella Pisa del Trecento attraverso la biografia

di un protagonista. Attività ecclesiastica, affari finanziari e vita privata di Bonaggiunta

da Calcinaia (1297-1362) » in Mediterraneo, Mezzogiorno, Europa. Studi in onore di

Cosimo Damiano Fonseca, G. Andenna et H. Houben (dir.), Bari, 2004, p. 895-959.

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l’empereur Louis de Bavière au pape22. En poste jusqu’à sa mort, en

1342, Simone Saltarelli réussit à réaffirmer le pouvoir de l’archevêque

à Pise, tout en évitant les conflits avec les pouvoirs civils et en

favorisant son ordre de provenance, les frères prêcheurs, pour qui la

première moitié du XIVe siècle constitua une époque dorée23. Formé à

Florence, il est plus que probable que Simone Saltarelli ait connu les

constitutions synodales de Fiesole et de Florence que nous avons

précédemment décrites.

Figure 1 – Miscellanea Manoscritti, Ms. 12, fol. 12v-13r (Constitutions de Simone Saltarelli © Archivio di Stato di Pisa)

22 Simone Saltarelli quitte la ville de Pise lors de l’entrée de l’empereur Louis de

Bavière en 1327. Par la suite, c’est lui qui recevra l’abjuration de l’antipape en 1330. 23 Simone Saltarelli se fit enterrer dans l’église de ce couvent (Santa Caterina

d’Alessandria). Cf. Luzzati « Simone Saltarelli », art.cit. On pourra aussi se reporter

à J. Baschet, Les justices de l’au-delà. Les représentations de l’Enfer en France et en

Italie, Rome,1993, p. 334 et sq.

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Figure 2 – Miscellanea Manoscritti, Ms. 12, fol. 34v-35r (Fin des Constitutions de Simone Saltarelli, début des citations du Breve pisani

Communis © Archivio di Stato di Pisa)

Le contenu des constitutions pisanes en matière de restitution

Les constitutions synodales de Simone Saltarelli contiennent 90

articles. Plusieurs d’entre eux concernent la pratique testamentaire,

l’usure, ou les deux à la fois24. En premier lieu, ces constitutions

insistent fortement sur l’obligation qui est faite aux notaires de

communiquer à la cour archiépiscopale tous les legs pieux – y compris,

bien sûr, les restitutions d’usure – contenus dans les testaments qu’ils

24 Sur les testaments et leur exécution : 38 : De fideiuxoribus ; 39 : De testamentis et

ultimis voluntatibus ; 40 : De ratione reddenda a fideicommissariis anno elapso ; 41 :

De vocando a testantibus quando conficuit testamenta eorum parrochialem

presbiterum ; 42 : De non impediendo sacerdotem vel notarium in ultimis

voluntatibus alicuius infirmi ; 43 : De producendo testamentum curie a

fideicommissariis. Sur l’usure : De usuris (avec en appendice le long Contractus

cautionis usurarum restituendarum – l’ensemble est numéroté 67-69 dans la table des

matières) ; 70 : De usuris non recipiendis a clericis ; 71 : De usurariis non

penitentibus prior mortem deportandis ad alienas dioceses.

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ont rédigés, et ce à partir de la mort de leurs clients – et donc du début

de la validité des dispositions testamentaires. À l’autre bout du

processus de contrôle, et après avoir rappelé le délai d’un an qui est

légalement laissé aux exécuteurs testamentaires pour agir, il est établi

que ceux-ci devront se présenter devant la cour de l’archevêque pour

obtenir une quittance validant leur exécution des dispositions pieuses,

à l’appui des documents qu’ils fourniront.

En matière d’usure proprement dite, et en liaison avec cette

réaffirmation du contrôle épiscopal sur les legs pieux, il est demandé à

la fois aux curés – qui ont la charge de l’âme des usuriers de leur

paroisse – et aux notaires – qui recueillent leurs dernières volontés – de

réclamer la fameuse caution qui garantit la future restitution des usures.

En ces circonstances, le curé agit au nom de l’archevêque qu’il

représente. Les constitutions citent tout d’abord le concile de Latran III,

rappelant qu’aucune absolution, ni même d’autorisation de sépulture en

terre consacrée, ne peut être donnée en l’absence de contrition de la part

de l’usurier. Elles s’appuient ensuite sur le concile de Lyon II pour

introduire l’obligation de la caution. Un exemple-type du contrat de

caution est alors inséré dans le texte ; il est évidemment destiné aux

notaires qui auront pour charge de le mettre en forme. Ce contrat place

nominalement une partie des biens du testateur sous la responsabilité

de l’archevêque le temps de l’exécution des restitutions25. Il s’agit donc

d’une application pratique du canon Quamquam qui donne, en théorie,

un fort pouvoir de contrôle à l’archevêque sur les restitutions et, plus

25 Dans le « contrat-type » cité par les constitutions, la somme confiée à l’archevêque

est de 2000 livres pisanes. Elle doit évidemment être adaptée au montant estimé des

usures pratiquées par le testateur.

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largement, sur les biens des personnes soupçonnées d’avoir pratiqué

l’usure. Les constitutions insistent, en outre, sur la nécessité de remettre

à la cour tous les documents écrits (livres de comptes, contrats, écritures

diverses) prouvant l’usure.

Statuts laïcs, usure et testaments

La législation ecclésiastique concernant les restitutions d’usure

est donc, à Pise, particulièrement complexe et exigeante envers les

usuriers potentiels. Or, l’usure et les testaments constituent une matière

sur laquelle la législation civile s’attarde, elle aussi, longuement. Ce

n’est pas un hasard, de fait, si notre registre de constitutions synodales

comporte de larges extraits des statuts communaux, ainsi que nous le

signalions plus haut : il y a sur ce point une concurrence des

législations.

En effet, le Constitutum legis26, promulgué par la commune

pisane en 1233, prévoit explicitement dans son article sur les dernières

volontés (De ultimis voluntatibus) que les legs pieux dont les

destinataires ne sont pas précisés (legs qui sont souvent implicitement

liés aux restitutions d’usures27) seront gérés par l’archevêque. Il s’agit

d’une disposition qui laisse entendre qu’au début du XIIIe siècle déjà le

prélat pisan avait fait valoir son droit de contrôle sur les legs pieux et

26 Voir Statuti inediti della città di Pisa dal XII al XV secolo, F. Bonaini (ed.),

Florence, G. P. Vieusseux, 3 vol. (Constituta Legis et Usus Pisanae civitatis dans le

vol. 2). 27 Sur ce sujet, voir S. Duval, « L’argent des pauvres. L’institution de l’executor

testamentorum et procurator pauperum à Pise entre 1350 et 1424 », MEFRM, 125/1,

2013, en ligne : http://mefrm.revues.org/1157. Il faut ici préciser que cette disposition

du Constitutum legis avait en fait été supprimée au moment de la rédaction des

documents de l’executor.

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les restitutions, en s’appuyant sans doute sur Latran III et sur le

Décret28. Par la suite cependant, la législation civile va constamment

minimiser ce contrôle ecclésiastique sur la succession. Le passage que

nous venons de citer est en effet supprimé en 1281 – peu après, donc,

le Concile de Lyon II. En parallèle, les législateurs font disparaître la

mention de l’archevêque dans le passage ayant trait à la

fidéicommission testamentaire, ainsi que dans l’article régulant

l’inventaire après décès29. Quelques années plus tard, en 1286, à

l’occasion de la rédaction du Breve pisani Communis30, la commune

affirme avec force que la supervision des exécutions testamentaires doit

revenir, en tous points, aux juges laïcs. Il s’agit de l’un des articles

copiés dans notre manuscrit des constitutions synodales : la

concurrence de juridiction a sans nul doute ici posé des problèmes aux

juges ecclésiastiques. En 1313, les législateurs pisans ajoutent encore

un article dans le Breve à propos de la juridiction de l’archevêque.

Intitulé De trahente aliquem ad curiam domini Archiepiscopi pro

contractibus usurariis31, il prévoit qu’une amende de cent livres sera

infligée à quiconque dénoncerait une personne pour usure au tribunal

de l’archevêque sans pouvoir prouver ses dires dans le délai qui lui

serait imparti par les juges ecclésiastiques. Il s’agit ici d’empêcher les

recours trop faciles à l’accusation d’usure contre des marchands et/ou

28 Le droit canon indique que l’évêque à un droit de regard sur l’exécution les legs

pieux, et instaure à leur propos la portio canonica ; voir P. Fournier, Les Officialités

au Moyen Âge. Etude sur l’organisation, la compétence et la procédure des tribunaux

ecclésiastiques en France de 1180 à 1328, Paris, E. Plon, 1880, p. 87-88. 29 Bonaini, Statuti inediti, p. 762 et 766. 30 De testamentis executioni mandandis et quod notarii non faciant testamenta

ignotorum, livre 1, chap. CXXXVI, voir I Brevi del Comune e del popolo di Pisa,

p. 231. 31 Bonaini, Statuti inediti, p. 162.

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des banquiers, dans l’optique d’une sauvegarde du bon fonctionnement

du système économique local. Notons enfin que la commune pisane –

comme beaucoup d’autres communes italiennes au même moment –

décrète elle-même les taux d’intérêts pouvant être pratiqués, et la limite

au-delà de laquelle ils peuvent être considérés comme usuraires ; cette

réglementation évolue considérablement selon les périodes et la

conjoncture32.

L’archevêque a donc été « expulsé » des statuts communaux en

matière d’héritage et de restitution dès 1281, alors même que le concile

de Lyon II venait de demander explicitement aux prélats de s’immiscer

dans les processus testamentaires. Cette suppression de la mention de

l’archevêque a donc eu lieu avant que les constitutions de Saltarelli ne

réaffirment avec force son rôle dans ce domaine – rappelons à ce sujet

que nous ne connaissons pas, toutefois, les éventuelles constitutions

antérieures. Cette rivalité entre la commune et l’archevêque porte sur

des sujets cruciaux pour la vie économique d’une cité marchande : ceux

de la transmission des patrimoines et de la régulation du crédit. À

Florence, nous l’avons vu, l’opposition de la commune et de l’évêque

sur ces mêmes sujets s’était traduite, entre 1327 et 1330, par un conflit

résolu par l’annulation pure et simple des passages contestés des

constitutions synodales. À Pise, le conflit se concrétise différemment :

si les constitutions synodales ne sont pas modifiées, leurs dispositions

les plus fortes (la caution en particulier) ne semblent pas avoir été

appliquées33 ; en outre, nous le verrons, les testateurs conçoivent des

32 Cristiani, « Note sulla legislazione antiusuraia », art. cit. 33 Je n’ai pour le moment jamais rencontré de contrats de caution rédigés à partir du

modèle contenu dans les constitutions, et ce ni dans la documentation notariale, ni

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stratégies efficaces pour contourner le contrôle ecclésiastique de leurs

dispositions.

Constitutions synodales, usure et restitutions

Les sources permettant d’étudier l’application de ces

constitutions synodales sont de différentes natures. On constate, tout

d’abord, au sein des archives archiépiscopales pisanes, l’apparition

d’un secteur à part : il concerne la gestion de « l’argent des pauvres »

(denarii pauperum), issu à la fois de l’exécution des legs pieux et des

restitutions d’usures. Confiée à un officier spécifique de la cour

archiépiscopale, l’executor testamentorum et procurator pauperum,

cette gestion a donné lieu à la rédaction de plusieurs registres

mentionnant avec précision, d’une part, les sommes reçues et, d’autre

part, les distributions effectuées34.

Nous nous intéresserons plus spécifiquement ici aux testaments

dont le contenu démontre que les Pisans se sont adaptés aux nouvelles

régulations, et aux procès dont on peut lire les minutes dans la série des

Atti straordinari de l’archevêché. Il manque, hélas, tout un pan de la

documentation qui nous aurait permis de dresser un panorama exhaustif

de la concurrence des législations : les archives de la cour du podestat

pisan n’ont en effet pas été conservées pour la période qui nous

concerne.

dans la documentation issue de la cour archiépiscopale. Il n’est pas exclu cependant

que de tels contrats soient plus tard mis au jour. 34 Pour la description et l’analyse de ces sources, voir Duval, « L’argent des pauvres,

art. cit.

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L’activité de la cour archiépiscopale

Quelles sont, tout d’abord, les applications concrètes des

constitutions que l’on peut constater dans la documentation qui nous a

été léguée par les différents offices de la cour de l’archevêque35 ?

Il apparaît tout d’abord que les quittances, requises, nous

l’avons vu, par les Constitutions à propos de l’exécution des legs pieux,

sont effectivement délivrées par les juges de la cour. Il ne s’agit pas,

toutefois, d’une marée de documents ; la pratique ne semble donc pas

avoir été systématique, mais elle était incontestablement courante. À

l’opposé, les rappels à l’ordre d’exécuteurs testamentaires n’ayant pas

effectué leur mission, et/ou leur remplacement par d’autres personnes –

dont l’executor dont nous parlions – sont légion, surtout à partir des

années 1350 – l’hécatombe de la peste ayant provoqué la disparition

des testateurs autant que des exécuteurs. Ceci démontre que les notaires

communiquaient effectivement aux services de l’archevêque les legs

pieux qu’ils avaient pu insérer dans les testaments de leurs clients, ainsi

que le prévoyaient les constitutions synodales. La documentation à

notre disposition fait d’ailleurs souvent référence à un Liber

testamentorum (non conservé) où se trouvaient mentionnés ces legs et

leurs références ; on trouve, en outre, dans certains registres de notaires,

la mention et la date de la déclaration des legs effectuée par le notaire à

l’archevêque36. La structure de l’important fonds d’actes sur parchemin

35 Je me réfère ici au fonds des Atti Straordinari, conservé à l’Archivio Diocesano di

Pisa (dorénavant ADP). 36 Par exemple dans les marges de l’un des registres d’étendues de Fino di Leopardo

(Archivio di Stato di Firenze, dorénavant ASF, Notarile Antecosimiano, n° 7578). Ce

notaire transmet les clauses pieuses du testament de Ciocia da Vico et de Casuccia

Visconti, rédigés en 1340, au mois de mars 1374 (f. 143v-144r et 146v-147v). Le délai

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des archives archiépiscopales révèle en outre que la cour de

l’archevêque conservait sous forme d’instruments publics tous les

testaments qui désignaient comme héritiers les Pauperes Christi et/ou

ceux qui contenaient des legs importants en leur faveur, dont un grand

nombre de restitutions37. Il nous faut en revanche constater l’absence

de contrats de caution, aussi bien dans la documentation de la cour

archiépiscopale que dans les registres notariés pisans. Il s’agit-là, sans

aucun doute, d’un échec pour l’archevêque : cette disposition qui lui

permettait d’avoir la haute main sur le patrimoine des usuriers n’a

semble-t-il pas, ou très peu, été appliquée.

Dans l’ensemble, de fait, les juges ecclésiastiques semblent

plutôt conciliants, surtout avec les grandes familles pisanes. Maints

arrangements sont possibles, ainsi que l’attestent les accords

mentionnés dans la documentation. C’est, par exemple, le cas de celui

qui est trouvé avec les Aiutamicristo, une famille se consacrant au prêt

à intérêts auprès de clients variés (des simples soldats aux grands

marchands étrangers)38. L’un de ses membres, Masino, fait son

testament le 12 août 1364. Quelques jours plus tard (peut-être sous la

pression de son confesseur ?) il y adjoint un codicille demandant

explicitement à ses exécuteurs testamentaires de restituer toutes ses

usures. L’héritier de Masino, son frère Guido, se garde bien d’exécuter

important suggère toutefois ici une « remise à plat » des actes de Fino, peut-être par

son successeur. 37 Sur la structure de la succession pisane et l’importance des legs aux pauvres, cf.

Duval, « L’argent des pauvres, art. cit. et Ead. : « La société pisane vue à travers les

testaments. Adaptations, mutations et permanences face aux crises du XIVe siècle »,

MEFRM, 129/1, 2017, en ligne : https://journals.openedition.org/mefrm/3426 38 Pour les activités de prêt de la famille Aiutamicristo, voir ASF, Notarile

Antecosimiano, 7576-7578, registres du notaire Fino di Leopardo (années 1330-

1350).

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cette ultime disposition. C’est donc en 1373 seulement que l’héritier de

Guido, son fils Federico, se retrouve aux prises avec le tribunal

ecclésiastique à cause de la décision prise par son oncle neuf ans

auparavant. Federico réussit à éviter le procès, mais il est contraint de

verser la somme de 2000 florins à l’officier chargé des restitutions,

l’executor testamentorum, le tout ayant été prouvé et documenté par les

« livres » des Aiutamicristo39, c’est-à-dire leurs registres de comptes.

L’exemple de Mondasco Visconti est lui aussi révélateur. Celui-

ci fait testament le 10 août 138740 ; il y prévoit la restitution des usures

qu’il aurait pratiquées – tout en précisant que le caractère usuraire des

prêts devra être prouvé, et que le montant de ceux-ci ne devra pas

dépasser, en tout, trois cents florins41. Il désigne par ailleurs les

Pauperes Christi comme ses héritiers ; mais là encore, cette disposition

est accompagnée d’une clause révélant à la fois la volonté de Mondasco

de réparer ses éventuels péchés et sa méfiance envers les officiers de la

cour archiépiscopale. Cette clause – par ailleurs courante dans les

testaments pisans de cette époque – interdit en effet à l’archevêque ou

à ses officiers de prendre en charge l’exécution de ses volontés42. Cette

disposition étant ouvertement contraire aux constitutions synodales,

39 Les restitutions sont détaillées dans les registres de l’executor testamentorum :

ADP, Atti esecutoriali, en particulier n°2, f. 34r-40v. 40 ASF, Notarile Antecosimiano, 20730, pochette n°15. 41 Judicho et relinquo et de meis bonis dari solvi et restitui volo […] omnibus et

singulis personis et locis […] a quibus aliquid illicite et indebite ego vel Gaddus olim

pater meus habemmus et modo illicito extorsimus, totum et quicquid ab eis vel aliquo

eorum illicite habemmus et extorsimus et nos illicite habuisse et extorsisse manifeste

et clare per fidedignam attestactionem sive per cartas apparuit quocumque modo jure

cum presumtionibus et verisimilibus inditiis apparentibus pro exhoneratione anime

mee et Gaddi olim patris mei anime. Ita tamen quod dicta restitutio et satisfactio

omnium et singulorum petendorum non excedat numerum florenorum trecentorum

auri boni et juxti ponderis. (ibid.) 42 Voir infra, note 50.

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l’exécution du testament de Mondasco entraîne la nécessité d’une

concordia entre les différents légataires et la cour archiépiscopale. Les

Visconti s’en sortent toutefois très bien : moyennant le paiement d’une

somme de cent soixante-quinze florins, ils sont autorisés à exécuter le

testament de leur parent sans autre forme de contrôle43.

Dans les testaments : le contournement de la réglementation

ecclésiastique

Les exemples précédemment cités nous montrent que les

testateurs pisans cherchent à effectuer leurs restitutions le plus

discrètement possible, et trouvent face à eux des juges généralement

conciliants – surtout s’ils sont issus de familles riches et puissantes.

L’une des principales conséquences des constitutions promulguées par

Saltarelli est d’ailleurs peut-être le fait que les testateurs, afin d’éviter à

leurs héritiers d’encourir un procès pour usure, et pour s’épargner

l’infamie d’être officiellement reconnus comme usuriers, ne

mentionnent pas toujours explicitement leur volonté de restituer. Ils

s’appuient dès lors essentiellement sur la confiance qu’ils placent en

leurs exécuteurs testamentaires désignés – on pense ici aux

constitutions florentines de 1327, annulées en partie parce qu’elles

empêchaient ce mécanisme. On voit de fait la situation évoluer

nettement à l’intérieur des testaments pisans44.

Au cours des années 1340-1350, les testateurs font encore

preuve d’une certaine « ingénuité » face à la question des usures. La

43 ADP, Atti straordinari, n°11, f. 334rv. 44 Je m’appuie ici sur un échantillonnage de 630 testaments pisans réalisé à partir de

documents datant des années 1340 à 1420.

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volonté de repentance semble alors loin d’être universelle, et nombreux

sont ceux qui réclament le remboursement de leur prêt à leurs débiteurs,

tout en ajoutant ouvertement que leurs exécuteurs « ne devront pas

demander plus que ce qu’ils trouveront écrit dans les livres », voire « ne

devront demander que le capital », ou pire encore « ne devront pas

demander plus, même si les montants inscrits dans les livres ne

correspondent pas à ceux des carte mutui (actes de prêt) ».45 Dans le

même temps, certains testateurs, plus pieux sans doute, ou simplement

plus au fait des risques encourus, se repentent sincèrement, nomment

tous leurs débiteurs, et enjoignent leurs exécuteurs de rembourser

exactement tous les prêts usuraires : il s’agit donc ici d’usurae certae.

Le rôle du confesseur, qui doit conduire le mourant à formuler ce type

de disposition, apparaît parfois explicitement, comme dans le cas de

Colo di Lenso, modeste tondeur de draps, qui confie à son curé le soin

de restituer trente sous « aux personnes que je lui ai mentionnées »46.

A partir des années 1360, les clauses explicites de restitutions se

font de plus en plus rares, pour laisser la place à d’abondants legs

d’incertaines47, accompagné par la désignation d’exécuteurs choisis

avec soin, parmi lesquels on retrouve très souvent l’épouse et/ou les

collègues/associés du testateur. Ces legs d’incertaines de plusieurs

centaines de livres sont presque toujours accompagnés d’une clause

spécifique qui mentionne la plena fides qui doit être accordée aux

écritures du testateur (ses livres de raison et ses « écritures », libri et

45 Sur ce sujet, voir Duval, « La société pisane », art. cit. 46 Volo quod dentur illis personis quas presbiter Johannes rector ecclesie sancti

Simonis dicet et nominabit 30 s. quos ab eis habuit indebita. ASF, Notarile

Antecosimiano, 7578, f. 91v-92v. 47 Voir. supra n. 11.

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scripture) « comme si elles étaient écrites par la manus publica du

notaire »48. Cette clause a pour but de faire exécuter la restitution de

manière minutieuse, sans faire intervenir la cour archiépiscopale49. On

trouve en effet aussi, relativement souvent, dans les testaments de cette

période qui comportent d’importants legs d’incertaines, une clause –

inapplicable juridiquement, même si elle fait peut-être implicitement

référence au Breve Communis – qui « interdit » à l’archevêque de « se

mêler » de l’exécution des testaments50.

Enfin, des stratégies de restitution plus complexes – mais pas

forcément plus efficaces – sont mises en œuvre par les testateurs qui ont

un problème de conscience, mais qui souhaitent malgré tout éviter toute

implication du tribunal ecclésiastique. On peut considérer qu’un certain

nombre des dispositions orales qui émaillent, paradoxalement, les

testaments pisans, se réfèrent en réalité à des usures à restituer51.

Certains testateurs pisans recourent aussi à une technique plus

sophistiquée : celle-ci consiste à attribuer un legs ou un usufruit très

48 Sur la valeur légale des écritures marchandes, voir. M. Fortunati, Scrittura e prova :

i libri di commercio nel diritto medievale e moderno, Rome, Fondazione Sergio

Mochi Onory per la storia del diritto italiano, 1996. 49 C’est le cas par exemple dans le testament de Piero de Domo Petri, daté du 11 juillet

1360, qui précise, après la clause de la plena fides, et un peu naïvement sans doute,

que ses héritiers devront s’appuyer sur ses écritures pour procéder aux restitutions

quia totum et quicquid quod ibi continetur et scriptum est habui ab eis personis modo

illicito et iniusto (ASF, Notarile Antecosimiano, 292, f. 78v). 50 Le testament de Giovanna Gambacorta, daté du 22 juin 1396 (ASF, Notarile

Antecosimiano, 18794 f. 159r-161r) est particulièrement insistant à ce sujet. La

testatrice interdit à ses héritiers de faire un inventaire (il s’agit là encore d’une clause

récurrente) ou de faire des carte à propos de l’exécution…ita quod nullo modo causa

vel jure dicti [heredes mei] possint cogi ad predictam vel aliquid eorum faciendi et

exequiendi per dictum pisanum archiepiscopum sive pauperum executorem […]. 51 Ces dispositions récurrentes consistent dans le fait de nommer dans son testament

une personne à qui l’on a confié par avance l’exécution d’une disposition dont le

contenu n’est cependant pas mentionné explicitement dans l’acte.

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étendu à sa future veuve, à condition qu’elle distribue des aumônes pour

l’âme de son défunt mari52. L’épouse est en effet la mieux placée pour

restituer discrètement les usures, car comme l’a rappelé Jacques

Le Goff, elle est la complice du crime d’usure de son mari53.

Ainsi, et malgré un indéniable souci de la part des Pisans

d’expier leurs péchés, les testateurs cherchent à contourner les

réglementations synodales. Les dispositions testamentaires en effet

vont majoritairement dans le sens d’une « restitution privée », discrète,

effectuée par des exécuteurs qui ont autant le souci du salut de l’âme du

défunt que celui de la continuité de leurs affaires, comme c’est aussi le

cas à Florence au même moment.

Les procès : l’usure à l’intersection des juridictions

Qu’en est-il, enfin, des procès pour usure ? Même si, dans

l’écrasante majorité des cas, le processus de la restitution s’arrête au

testament, voire à la concorde trouvée avec le juge du tribunal

ecclésiastique ou même directement avec l’executor testamentorum, les

procès ne sont pas si rares, et ils concernent presque uniquement des

usuriers décédés.

Les minutes conservées dans le fonds des Atti Straordinari de

l’archevêché pisan démontrent clairement le chevauchement des

législations sur ce sujet, qui repose sur une définition imprécise et

surtout, variable, de l’usure et de l’usurier – y compris dans les

constitutions synodales elles-mêmes. Ainsi, les justiciables, mais aussi

52 Cf. Duval, « La société pisane », art. cit. 53 J. Le Goff, La bourse et la vie. Economie et religion au Moyen Age, Paris, 1986,

chapitre 5.

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et surtout les procuratores qui représentent les personnes

inexpérimentées devant le tribunal, font généralement valoir

l’incompétence des juges ecclésiastiques sur l’affaire en cours, et

combattent à coup de définitions : doit-on parler de contrats

« usuraires », ou simplement de societates commerciales tout à fait

légales ? Les statuts synodaux et communaux sont abondamment cités,

dans un sens comme dans l’autre.

Le procès de Lupo Castrone, tenu devant le tribunal

ecclésiastique pisan en juin 1398, illustre cette tendance54. L’accusé est

décédé au moins de janvier précédent : l’objet du procès est donc de

statuer sur la validité de son testament et donc, au final, sur l’attribution,

ou non, de ses biens à ses héritiers. La procédure suivie dans ce cas est

inquisitoriale : le déclenchement du procès résulte d’une initiative du

vicaire de l’archevêque Giovanni Gabrielli, provoquée par la

réputation, la publica fama, dudit Lupo d’être un usurier public. Les

attendus du procès précisent, en outre, que ce dernier n’a rien fait pour

réparer ses crimes : …nullum fecit sibi conscientiam de restituendo

illicite extorta per usurariam pravitatem. Au fil des témoignages, il

apparaît que Lupo était un petit usurier – les sommes qu’il avait

coutume de prêter sont sans commune mesure avec celles que l’on peut

voir dans les documents de la famille Aiutamicristo, citée

précédemment. Il était toutefois sans scrupule, puisqu’il envoyait

régulièrement ses débiteurs dans les prisons de la commune – on perçoit

ici un autre élément de la concurrence, voire de la contradiction, entre

les législations. Le curé de Lupo atteste ainsi devant les juges qu’il n’a

54 ADP, Atti Straordinari, n°, 11, f. 168r-170v.

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jamais voulu se repentir, ou plus précisément…qu’il n’a jamais admis

être un usurier. Seul le notaire qui a rédigé le testament de Lupo mais

aussi la plupart de ses actes de prêts – un personnage qui se retrouve

donc indirectement sous l’accusation du tribunal – témoigne en sa

faveur : selon lui, Lupo n’a jamais effectué que des prêts mercantile,

c’est-à-dire soumis à un intérêt légal, et non des prêts ad usuram. Le

notaire ajoute même (en se contredisant quelque peu) que le testament

de feu son client contient bien un legs de restitution pro illicitis55. La

sentence finale n’a pas été conservée. Ce procès illustre toutefois,

comme d’autres, la différence de traitement entre les petits usuriers, qui

risquent réellement d’être privés de sépulture en terre consacrée et dont

les biens peuvent être confisqués par l’archevêque aux dépends de leurs

héritiers56, et les grandes familles de marchands-banquiers, qui

réussissent en général à se tirer d’affaire moyennant le paiement d’une

certaine somme.

Autre exemple, plus tardif, celui du procès qui oppose les

héritiers du marchand Simone Compagni à son ancien associé, Niccolò

Benedetti, en février 142257. Ces fois-ci, la procédure est accusatoire,

elle a été déclenchée par Niccolò et son fils, Ranieri Benedetti. C’est ce

dernier que l’on voit plaider sa cause devant les juges du tribunal

ecclésiastique, face à la veuve de Simone Compagni, tutrice légale de

ses enfants et héritiers. Ranieri réclame aux deux enfants le

55 [Dixit] quod [Lupus] nescit quod sit usurarius, et quod ipse testator etiam fecit

testamentum suum in quo judicavit pro illicitis et male ablatis certe pecuniam

quantitates ut inde possit suscipere ecclesiastica sacramenta, et sic sibi fecit

conscientam in mortis articulo. (ibid.) 56 Les petits usuriers du contado sont particulièrement visés. Cf. Duval, « L’argent

des pauvres, art. cit. 57 ADP, Atti straordinari, n°8, f. 396r-400v.

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remboursement d’une somme de 675 florins, que leur père aurait

extorquée à son propre père. Il prend bien soin alors de préciser que

cette somme avait été prêtée par Simone Compagni à Niccolò Benedetti

ad usuram, et non pas dans le cadre légal d’une compagnie

commerciale : …non esset societas vel compagnia sed mutuum.

L’ambiguïté des termes mutuum et usuram – il aurait été intéressant

d’avoir le compte-rendu du discours en langue vulgaire, ce qui arrive

parfois dans ces registres – est une brèche dans laquelle le représentant

de dame Bartolomea, la mère des deux accusés mineurs, a tôt fait de

s’engouffrer. Francesco del Campo, qui remplit ici le rôle d’un avocat,

récuse en effet l’accusation du plaignant, affirmant qu’il s’agissait bien

d’une societas, par conséquent régulée par le Breve pisani Communis,

qu’il cite à l’appui de ses propos. Sûr de son fait, il ajoute que l’affaire

est d’ailleurs en cours d’examen devant la cour du podestat, qui officie

en tant que consul mercatorum, et qu’elle n’est pas du ressort du

tribunal ecclésiastique. Achevant sa belle plaidoirie comme il se doit,

Francesco del Campo renverse l’accusation en prévenant le plaignant

qu’il souhaite à son tour l’attaquer en justice, tamquam litigantem et

molestantem. Le juriste fait sans doute ici allusion à la norme statutaire

de 1313, citée plus haut, qui condamne les personnes trop promptes à

accuser leurs collègues d’usure. Là encore, nous ne connaissons pas la

sentence des juges – il est probable, toutefois, que cette affaire se soit

arrêtée là.

Malgré la promulgation en 1324 de constitutions synodales

extrêmement sévères envers les usuriers, les juges ecclésiastiques se

retrouvent donc très souvent, à Pise, en porte-à-faux dans les affaires

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d’usure. Leur compétence à « se mêler » des affaires de succession,

pourtant fortement ancrée dans le droit canonique, est récusée par les

testateurs et efficacement contestée par les avocats. Ces derniers

s’appuient notamment sur les statuts de la commune pisane qui,

contrairement aux règlements ecclésiastiques, cherchent à préserver le

droit des citoyens à léguer leurs biens et, plus largement, à tirer profit

de leur capital sans se retrouver sous la menace d’une grave accusation

d’usure devant le tribunal de l’archevêque. L’évolution des statuts laïcs

et ecclésiastiques pisans au cours du XIVe siècle et les fréquentes

références qui y sont faites dans les documents de la pratique datant de

la même période illustrent la « concurrence » statutaire qui existe alors

à Pise sur ce thème, et les différentes utilisations et citations de ces

textes qui sont opérées par les notaires et les professionnels du droit,

selon les circonstances.

La tentative des prélats toscans de réactiver leurs droits à

contrôler l’usure, en conformité avec les décisions du Concile de

Lyon II, avortée à Florence dès 1330, s’est ainsi concrétisée à Pise par

un remarquable effort des archevêques vers l’affirmation de leur

pouvoir sur la « tutelle des pauvres », c’est-à-dire de leur capacité légale

à gérer l’ensemble des restitutions d’usure58. Ces problématiques font

écho à des préoccupations qui occupent toute l’Europe du XIIIe au

XVe siècle59 : les controverses sur l’usure, concrétisées par l’inquiétude

58 Les archevêques pisans utilisent, au XIVe, le titre ancien de Pater pauperum pour

justifier leurs prétentions. Cf. Duval, « L’argent des pauvres, art. cit. 59 Il semble que les constitutions synodales des XVe et XVIe siècles insistent nettement

moins sur l’usure : c’est ce qui ressort en tout cas de la comparaison effectuée par

Richard Trexler avec les Constitutions florentines de 1517 (cf. Synodal law, op.cit.) ;

l’usure n’apparaît pas non plus dans les Constitutions du patriarche vénitien Andrea

Bondumier de 1460 (cf. Vuillemin : « Les Constitutions synodales », art. cit.).

S. Duval, « Les testaments, l’usure, les statuts. L’exemple de Pise » in Statuts

communaux et circulations documentaires, dir. D. Lett, Paris 2018, p.115-134

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des testateurs, mais aussi par l’expulsion des usuriers, s’inscrivent dans

le contexte d’une concurrence entre autorités laïques et religieuses à

propos de la prise en charge des pauvres et, plus profondément, dans la

question fondamentale de la possibilité d’un système économique qui

puisse tout à la fois générer du profit et respecter les principes

chrétiens60.

60 Sur ce point, on se référera bien entendu principalement aux travaux fondateurs de

G. Todeschini, et notamment : I mercanti e il tempio, Bologne, 2002.