« La question musicale au Concile de Trente », in actes du colloque Musiques et réformes...

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Le Jardin de Musique V, 2 · 2008 Musique et réformes religieuses aux XVI e et XVII e siècles statuts, fonctions, pratiques Textes réunis par Théodora Psychoyou Musique Ancienne en Sorbonne Équipe Patrimoines et Langages Musicaux

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Le Jardin de Musique

V, 2 ···· 2008

Musique et réformes religieuses aux XVI

e et XVIIe siècles

statuts, fonctions, pratiques

Textes réunis par Théodora Psychoyou

Musique Ancienne en Sorbonne

Équipe Patrimoines et Langages Musicaux

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Le Jardin de Musique V, 2 ···· 2008

SOMMAIRE

Théodora Psychoyou · Un kaléidoscope d’enjeux ou de l’impossible uniformité ................................................................ 5 Patrice Veit · Le chant dans la construction des identités religieuses : l’Allemagne luthérienne aux XVI

e et XVIIe siècles ............................................................................. 11

Annick Delfosse · Exciter les sens pour bouleverser les cœurs : les processions post-tridentines dans les régions de culture baroque .................................................................... 25 Frédéric Gabriel · Communauté vocale, traditions et pastorale tridentine : le modèle borroméen......................................... 39 Philippe Picone · La question musicale au Concile de Trente ................................................................................ 49 Fabien Guilloux · « Sans étenduë de Voix, sans tons, & sans Chant ». Les réguliers et l’abandon du chant grégorien : l’exemple capucin....................................................... 61

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Jean-Michel Noailly · Quelques réflexions sur les harmonisations note contre note des psaumes des Églises réformées ................................................................................. 81 Anne Piéjus · Éthique et pratiques de la parodie spirituelle en Italie entre XVI

e et XVIIe siècles ....................................... 99

Thomas Leconte · « Au lieu d’un Cupidon, vous chanterez le sainct nom de Jésus » : un corpus de parodies spirituelles au temps de Louis XIII ......................................... 119 Jean-Charles Léon · Les messes en style antique ou l’illusion d’un style .......................................................................... 143 Jean Duron · La musique religieuse à la Cour de Louis XIV .......................................................................................... 155 François Picard · Rites et musique en Chine de 1563 à 1700 ....................................................................................... 173 Laurence Wuidar · Le musicien magicien et la science du contrepoint .......................................................................... 189 Résumés ............................................................................................ 203

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La question musicale au Concile de Trente

Philippe Picone, doctorant EHESS - Paris

Le Concile de Trente est le dix-neuvième des grands conciles œcumé-niques convoqués par l’Église catholique. Organisé de manière irrégulière sur dix-huit années, cinq pontificats – ceux des papes Paul III, Jules III, Marcel II, Paul IV et Pie IV – et trois villes – Trente, Bologne puis Trente à nouveau – il constitue un évènement considérable pour l’Église qui se décidait (« enfin » pourrait-on dire car les conciles précédents ne répondirent pas aux attentes que l’on en attendait), non seulement à réfléchir sur ses fondements mêmes, mais à exposer aussi de manière forte et précise le contenu de sa foi et de ses dogmes. L’ampleur du travail réalisé et des réformes adoptées fut telle, qu’il faudra attendre le concile œcuménique Vatican II (1962-1965) pour retrouver une démarche et une portée similaires.

Cependant, l’ampleur même de ces travaux, leur difficulté parfois, leur complexité souvent et le fait qu’il y fut question, même indirectement, de questions touchant la musique puisque c’est là le propos, ne permettent pas toujours d’aborder cette question avec une vision objective ou moins excessive à la fois de l’évènement et de la période dans laquelle il s’inscrit.

C’est pour cela que nous tentons ici de présenter ce que fut ce Concile de Trente et les conséquences qu’il eut sur la liturgie et la musique en particulier. Il s’agit aussi d’offrir une synthèse facilement accessible qui mette à disposition les clefs de la compréhension d’un évènement qui est à la fois fondateur de la Contre Réforme catholique et qui conditionne le paysage musical – entre autres – de l’époque baroque.

En matière d’historiographie religieuse, les questions de musique et de liturgie qui nous préoccupent n’ont pas toujours été traitées par les historiens

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des civilisations et les historiens de l’Église car le domaine proprement musical exigeait des compétences qu’en toute honnêteté ils reconnaissaient ne pas avoir et il était relativement plus aisé à un musicologue d’élargir ses compétence au domaine historique pour enrichir sa recherche. Ainsi, les bibliographies historiques et musicologiques débordent d’ouvrages dans lesquels sont dispersées de façon très succincte ou plus ou moins développées des informations sur notre sujet. Mais, comme indiqué, l’historiographie vient ainsi au secours de la musicologie, particularité qui ne dépend d’ailleurs pas d’une conception contemporaine du sujet. En effet, dès 1701, dans son Traité historique de la liturgie sacrée ou de la messe, Lazare André Bocquillot, chanoine d’Avallon, écrivait déjà :

« J’ai toûjours crû que les choses qui regardent la discipline ou les rites doivent être traitées de manière historique pour être plus utiles & plus agréables aux lecteurs. C’est de cette sorte que je traite de la Liturgie ou de la Messe. »1

Cette citation est véritablement providentielle pour offrir au lecteur une justification à l’orientation de notre propos, elle permet d’apprécier le contexte et d’éclairer le sujet.

Ainsi, s’il n’y avait eu au XVe siècle aucun concile général, le

XVIe siècle dévoilait d’impérieuses nécessités : celle du rétablissement de la

situation économique dans les états pontificaux d’une part, celle de la restauration de l’autorité politique de la papauté, autorité fortement ébranlée par le mouvement de la Réforme protestante et surtout par son succès, d’autre part.

Présente dès le courant du XVe siècle, suggérée dès 1518 par les

ecclésiastiques allemands, l’idée de la réunion d'un concile général devenait impérieuse. Mais il fallut trois convocations successives avant que ne s’ouvre enfin le concile qui allait réformer l’Église catholique, les convocations de 1537 et de 1542 n’ayant abouti qu’à l’ajournement pour des raisons politiques ou à cause du nombre infime de participants. Enfin, le 19 novembre 1544, le pape Paul III Farnèse (1468-1534-1549) publie la bulle Lætare Jerusalem qui convoque le concile pour le 15 mars 1545. L’ouverture se fera en la cathédrale de Trente le 13 décembre de la même année.

Deux partis s’opposèrent dès l’ouverture des débats : celui du pape qui, pour défendre les points fondamentaux de la doctrine catholique face à la doctrine luthérienne, souhaitait travailler sur les questions dogmatiques et celui de l’empereur Charles Quint qui, pour remédier à la propagation du phénomène protestant dans ses États, souhaitait aborder au plus vite les questions de réforme disciplinaire. Les luttes d’influences diplomatiques et

1 Lazare BOCQUILLOT, Traité historique de la liturgie sacrée ou de la messe, Paris,

Anisson, 1701, préface, p. V.

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politiques, les rivalités, voire les guerres entre états catholiques furent violentes :

« moment unique dans l’histoire de l’Europe, François 1er, roi de France, Henri VIII, l’Anglais retors et cruel, le froid calculateur Charles Quint et Soliman le Magnifique, le sultan turc qui règne sur les rives du Bosphore, se disputent une gigantesque partie de dés, dont dépendra le sort du monde occidental. »2

Cela illustre bien la question du poids des puissances temporelles dans la chrétienté de l’époque mais aussi l’engagement temporel de la papauté elle-même.

Le concile de Trente tiendra, en dix-huit années, vingt-cinq sessions réparties sur trois périodes de travail : la première du 13 décembre 1545 au 17 septembre 1549, la deuxième – décidée par Jules III (1487-1550-1555) dans la bulle Cum ad tollenda du 14 novembre 1550 – du 1er mai 1551 au 28 avril 1552, la troisième – bulle Ad Ecclesiæ regimen de Pie IV (1499-1559-1565) – du 18 janvier 1562 au 4 décembre 1563.

Si la musique n’a jamais fait l’objet d’une étude particulière des sessions de travail du concile, les questions musicales ont été posées lorsque furent abordés les problèmes concernant la liturgie en général et la messe en particulier. Ces questions ne sont d’ailleurs pas une nouveauté : de nombreux conciles et synodes provinciaux, régionaux et locaux, préparèrent les décisions du concile de Trente en matière de musique. Ainsi, dès 1492, le synode de Schwerin dénonce l’emploi de textes non liturgiques et en 1503 le concile de Bâle réagit contre la mutilation du credo et l’emploi de ce type de textes3. Les synodes provinciaux de Cologne en 1536 et 1550 limitent déjà les interventions de l’orgue, ordonnent la disparition de toute référence à la musique profane et, en 1528, le concile de Paris demande la plus grande vigilance afin d’encourager une musique qui soit appropriée à l’Église4.

À Trente, la XXIIe session du 17 septembre 1562 fut consacrée à l’étude de la messe et des problèmes de liturgie, les Pères du concile souhaitant réprimer les fréquents abus dans la célébration eucharistique. Il fut donc proposé un examen des chapitres

« qui concernaient les abus qui se sont glissés dans la célébration du sacrifice de la messe (quoique les Pères firent attention à ne pas employer ce terme d’abus dans le décret). On les avait d’abord notés dans un assez grand détail. Ils furent réduits à neuf. Plusieurs Pères trouvaient fort à redire qu’on s’amusât à des sujets de réforme de si petite conséquence et plus dignes des soins d’un évêque dans son diocèse que de l’attention d’un concile œcuménique. D’autres leurs répondaient que l’autorité d’un concile donnerait plus de force à la réforme et rendrait les cérémonies de la messe plus respectables. Quant aux difficultés qui pouvaient naître de la diversité et de la situation des lieux où l’on célébrait, on y avait suffisamment pourvu en laissant aux ordinaires la

2 Emmanuel BOURASSIN, Charles IX, la France divisée par Dieu, Ozoir, In Fine, 1992, p. 22. 3 Édith WEBER, op.cit., p. 137. 4 Karl-Gustav FELLERER, « Church music and the Council of Trent », The Musical

Quarterly, XXXIX/4 (October 1953), p. 576-594.

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faculté de modifier le décret et d’en régler l’exécution. Toutefois, le sentiment de l’évêque de Ségovie, Ajala, prévalut, et on réduisit dans le décret les abus à ces trois points : l’avarice, l’irrévérence et la superstition. »5

Le résultat des travaux est avant tout un texte doctrinal sur le Saint sacrifice de la Messe (chapitres 1 et 2) qui s’intéresse aussi aux « cérémonies » qui s’y trouvent associées (chapitre 5) en soulignant l’importance des tons de voix, des lumières, des ornements :

« Et comme ainsi soit que la nature des hommes est telle, qu’elle ne peult pas aiseement estre eslevee à la meditation & pèsee des choses divines, sans les aides exterieures : a ceste raison la bonne mere saincte Eglise a ordonné & institué quelques coustumes & manieres : c’est à scavoir, qu’on prononçast à la Messe aucunes choses bas, & les autres hault. Y a mis pareilement des ceremonies, comme des benedictions mystiques, des lumieres, des encensements, des habillemens, & plusieurs autres choses semblables, selon la tradition & discipline Apostoliques : a fin que & la maiesté d’un si grand sacrifice fust commandé : & les cueurs & les pensees des fideles, fussent eslevez par ces signes visibles de religion, pieté & devotion, à contempler les choses hautes qui sont cachees en ce sacrifice. »6

Les Pères du Concile confirmèrent aussi la pureté du canon de la messe et insistèrent sur l’usage de la langue latine, ils rappelèrent « la pureté intérieure, la dévotion et la piété exigée par le Saint Sacrifice de la messe ». La musique n’apparaît pas dans les neuf canons promulgués pendant cette session mais dans le Décret de ce qu’il fault observer ou eviter à celebrer la Messe7. Les principales préoccupations concernaient la nature même du chant afin que les évêques

« engardent des Eglises toutes les musiques, esquelles, soit ou avec Orgues, ou en chantant, on mesle quelque chose lascive & deshonnete : & aussi toutes actions seculieres, devises vaines & profanes, pourmenemens, bruits & noises : afin que la maison de Dieu semble estre & se puisse veritablement appeller maison de Dieu. »8

Reprenant les insistances déjà présentes dès la fin du XVe et au XVI

e siècle dans le courant humaniste plaidant pour l’intelligibilité du texte et le respect des principes de la prosodie grecque et latine, les Pères insistèrent sur la nécessité de rendre perceptibles et intelligibles, pour tous, les paroles des textes aussi bien récités que chantés en polyphonie.

5 Jacques-Paul MIGNE (Abbé), Histoire du Concile de Trente par le P. Sforza Pallavicini

[…] traduite pour la première fois en français, Montrouge, Migne, 1844, p. 1286-1287. 6 Le Saint, Sacre, Universel et General Concile de Trente […] traduit du latin en francois

par Gentian Hervet, Reims, Foigny ou Paris, Chesneau, 1564, p. 139. 7 Idem, p. 146-147. 8 Ibid. On peut aussi consulter Le Saint Concile de Trente œcuménique et général […]

nouvellement traduit par M. l’Abbé Chanut, Paris, Mabre-Cramoisy, 1686, p. 251 : « toutes sortes de musique dans lesquelles soit sur l’orgue ou dans le simple chant, il se mesle quelque chose de lascif ou d’impur, aussi bien que toutes les actions profanes, discours & entretiens vains, & d’affaires du siècle, promenades, bruits, clameurs, afin que la Maison de Dieu puisse paroistre, & estre dite véritable Maison d’Oraison ».

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Le chapitre XII de la XXIVe session du 11 novembre 1563 intitulée Des qualités de ceux qui doivent être promus aux dignités et canonicats des cathédrales et de leurs devoirs et obligations se prononçait sur l’attitude du chant, ses formes, sa prononciation, mais renvoyait aux synodes provinciaux les problèmes d’ordre purement musical, les Pères ne souhaitant pas prendre position. La session insistera sur certains devoirs des évêques qui

« seront tous contraints & obligez de remplir leurs propres fonctions dans le Service Divin, en personne, & non par des Substituts ; ensemble d’assister, & de servir l’Evesque, quand il dira la Messe, ou officiera Pontificalement ; & de chanter respectueusement, distinctement, & dévotement les louanges de Dieu, dans le choeur, qui est destiné à célébrer son Nom, en Hymnes et en Cantiques Spirituels. »9

Au sujet de l’office, la session fait une déclaration très importante pour le sujet qui nous intéresse :

« quant aux autres choses qui regardent la conduite de l’Office divin, la bonne manière de chanter & de psalmodier qu’on y doit observer, les règles qu’il faudra garder pour s’assembler au chœur, & pendant qu’on y sera, & tout ce qui concerne les Ministres de l’Église, ou autre choses semblables : le Synode Provincial en prescrira une Formule, selon qu’il sera utile à chaque Province, & selon l’usage du païs. Cependant, l’Evesque, assisté d’au moins deux Chanoines, dont l’un sera choisi par luy, & l’autre par le Chapitre, pourra donner ordre aux choses qu’il jugera à propos. »10

Il est évident, à la lecture de ces décrets, que la question musicale n’a

pas été résolue de façon frontale et descriptive. Les Pères ont établi des constats, émis des critiques et des souhaits. Si le concile de Trente n’est pas – et n’a jamais été – un concile musical, la légende est tenace et en grande partie liée au personnage de Giovanni Pierluigi da Palestrina.

On reconnaît à Giuseppe Baini la paternité de cette légende : il publie en 1828 deux énormes volumes biographiques11 qui firent redécouvrir le compositeur et ouvrirent la voie à la préparation des trente-deux volumes de l’édition monumentale de Breitkopf et Härtel, entre 1880 et 189212. À sa suite, le XIX

e siècle reprendra cette idée, jusqu’à en faire un sujet d’opéra13. Le témoignage de Henri Blaze de Bury est aussi particulièrement significatif :

« Je me souviens qu’aux belles années du romantisme en France […], comme il fallait à notre enthousiasme mystique un musicien à vénérer passionnément, à côté de Dante Alighieri et de Fra Angelico, nous inventâmes Palestrina. Rien de mieux si cette découverte avait amené ceux qui la faisaient à se renseigner sur l’art et la physionomie

9 Abbé Chanut (cf. note 8), 1686, p. 339. 10 Idem, p. 339-340. 11 Giuseppe BAINI , Memorie storico critiche della vita e delle opere di Giovanni Pierluigi

da Palestrina. L’ouvrage fut surtout connu en France grâce à des résumés régulièrement publiés dans la Revue Musicale de Fétis entre septembre et décembre 1829.

12 L’Appendice, trente-troisième volume, est paru en 1907. 13 Guy GOSSELIN, « Le Palestrina de Hans Pfitzner : la légende du mythe », Ostinato, 4

(1994), p. 215-229.

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du maître qu’on exhumait. On jugea le soin inutile. Ce qu’on voulait, c’était son nom pour le canoniser : le reste importait peu. »14

Cependant, Giuseppe Baini ne fit que reprendre une histoire construite bien plus tôt par Agostino Agazzari15 dans son manuel de basse continue de 1607. Agazzari est en effet considéré, lui aussi et depuis longtemps, comme le premier à avoir forgé le mythe de la Missa Papæ Marcelli16 dont la seule audition aurait réussi à convaincre le Souverain Pontife de ne pas éliminer de la liturgie catholique toute musique figurée, suivi de près par une intervention tout aussi convaincante d’Adriano Banchieri en 160917. Cette œuvre fameuse est donc regardée, depuis le début du XVII

e siècle, comme l’œuvre salvatrice de la musique religieuse. Il est vrai que, composée entre 1562 et 1567, elle est publiée dans le second livre de messes de 1567 dont la préface – comme l’écriture polyphonique d’ailleurs – montre la volonté du compositeur de satisfaire aux souhaits du concile concernant, en particulier, l’intelligibilité du texte. Mais cette messe n’a jamais été une commande des Pères du concile ou d’un pape. Il faut aussi remarquer que les musicologues qui ont dépouillé les archives du Vatican et de la Chapelle Pontificale n’ont jamais trouvé une seule preuve qui accréditerait son importance décisive sur leurs convictions musicales. Le seul fait prouvé et authentique est cette anecdote : alors que le concile n’était pas clos, le pape Marcel II préside la messe à la Chapelle Sixtine. Les chanteurs y sont présents mais leur tenue pendant la cérémonie et la qualité de l’exécution laissent tant à désirer que le pape, fort mécontent, convoqua ses musiciens pour leur faire de vives remontrances18. Parmi les chanteurs... un certain Giovanni Pierluigi da Palestrina. Même s’il l’avait envisagée, Marcel II n’eut pas la possibilité de mettre en place une réforme musicale, son règne de vingt et un jours ne lui

14 Henri BLAZE de BURY, « Weber, son génie et son influence », Revue des deux mondes,

1867, cité dans l’article de Henri de ROHAN-CSERMAK, « La canonisation de Palestrina et la mutation de la musique sacrée en France au XIX

e siècle », Ostinato, 4 (1994), p. 200. 15 Dans l’un de ses articles, Jacques Chailley rapporte la même anecdote à la même date

mais avec un autre auteur : Agostino Galeazzi. Il cite aussi Banchieri en 1609. 16 Agostino AGAZZARI, Del sonare sopra’l basso con tutti li stromenti, Sienne, Falcina,

1607, p. 11. 17 Adriano BANCHIERI, Conclusioni nel suono dell’organo, Bologne, Rossi, 1609, p. 18-19. 18 « En ce Vendredi saint, le pape descendit écouter les rites sacrés. Trouvant que ceux-ci

n’étaient pas récités par les chanteurs avec la solennité convenable, que les voix et les artifices musicaux exprimaient une trop grande jubilation, parfaitement déplacée, ce jour où, pour célébrer la passion du Christ, il aurait été plus convenable de choisir des chants de désolation propres au pardon des péchés, et ceci dans le lieu où résidaient le chef de l’Église et les représentants consacrés du monde chrétien. Le pape fit venir à lui les chanteurs et leur enjoignit de réciter les mystères de la passion et de la mort du Christ en faisant en sorte que la conduite des voix permette de percevoir clairement le sens des paroles proférées, ce qui fut reçu par les chanteurs avec le plus grand soulagement. » D’après Angello Massarelli, homme de confiance et secrétaire du pape, cité par Lino BIANCHI, Palestrina, Paris, Fayard, 1994, p. 50-51.

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en ayant pas laissé le temps. L’analyse musicale est encore plus intéressante. La missa Papæ Marcelli comme modèle de musique tridentine ? Soit. Comment justifier alors la présence dans le premier Kyrie, le début du Credo, et l’Agnus Dei du thème profane de l’Homme armé ? Il y a là opposition formelle avec le décret du concile19. Cela dit, les musicologues ne s’accordent pas non plus sur ce timbre, certains ne le reconnaissant pas à cause de la brièveté de la citation.

Ce sont aussi les théoriciens du XVIIIe siècle qui érigeront le style de

Palestrina en canon de composition : dans son Gradus ad Parnassum de 1725, Johann Josef Fux (1660-1741) considère le contrepoint de Palestrina comme modèle inaltérable et le Padre Martini (1706-1784) de Bologne – qui se présentait lui-même comme successeur de Fux dans l’art d’enseigner cette matière – tire tous ses exemples de l’œuvre du compositeur. C’est donc sur ce contrepoint que Johann Christian Bach et Mozart ont travaillé. Dans les éditions de 1808 et 1816 des Principes de composition des écoles d’Italie, le compositeur et musicologue français Alexandre Étienne Choron (1771-1834) reprend encore tous les exemples palestriniens donnés par le Padre Martini. Évidemment, agréé par l’autorité même du chef de l’Église, Palestrina représentait un modèle faisant autorité et la Chapelle Sixtine était bien l’institution la mieux disposée à conserver et à préserver le répertoire sacré palestrinien et le style polyphonique a cappella.

Si le concile de Trente n'a pas abordé les questions de fond concernant

la musique, c'est que, comme le fait remarquer le musicologue italien Lorenzo Bianconi, les Pères étaient certainement conscients que la tentative d’unification de la liturgie, des rites et du cérémonial devait se heurter à la multiplicité des traditions liturgiques, des règles et des usages locaux. C’est bien en ce sens qu’il faut apprécier ce que rapporte Pallavicini quand il écrit :

« Quant aux difficultés qui pouvaient naître de la diversité et de la situation des lieux où l’on célébrait, on y avait suffisamment pourvu en laissant aux ordinaires la faculté de modifier le décret et d’en régler l’exécution. »20

Bien entendu, Rome symbolise une catholicité officielle, internationale, et même si la musique intégrée au culte reste volontiers conservatrice, quantité de critères influent sur sa conception. Il est difficile de ne pas opposer au style d’un Palestrina à Rome celui d’un Gabrieli à Venise qui lui 19 En 1957, dans une communication au IIIe congrès international de musique sacrée de

Paris, Jacques Chailley relevait ce timbre profane. Pierre Gaillard le fit également dans son mémoire de maîtrise d’histoire soutenu en Sorbonne en 1968 tandis que Claude Pétillot en fait encore mention dans « Palestrina, Lassus et le Concile de Trente », Ostinato, 4, (1994), p. 35-43.

20 Jacques-Paul MIGNE (abbé), Histoire du Concile de Trente par le P. Sforza Pallavicini, op. cit., t. II, l. 18, ch. VI, § 15, p. 1286-1287.

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est exactement contemporain et pourtant si opposé. Il est vrai que le Patriarcat de Venise a toujours férocement défendu son indépendance vis-à-vis de Rome, y compris son indépendance musicale, mais c’est justement cette attitude, du reste caractéristique et somme toute bien compréhensible, qui doit nuancer l’idée que nous nous faisons de l’influence du concile sur les chapelles musicales européennes.

Dans l’immédiat après-concile, le 2 août 1563, le pape Pie IV ordonne la mise en place d’une commission chargée d’étudier les problèmes musicaux et ce plus en profondeur que pendant les sessions conciliaires. Cela ne signifie pas pour autant que la question y ait été abordée de façon superficielle. En effet, le père Sforza Palavicini rapporte que

« pour remédier à l’irrévérence […] on défendit aussi dans les églises tous ces chants et cette musique où l’on mêle des airs lascifs. On parlait même d’exclure entièrement la musique du sacrifice. Mais le plus grand nombre de Pères, surtout les Espagnols, en firent l’éloge. Ils firent observer que le chant et la musique étaient en usage dans l’Église depuis les temps les plus reculés, comme un moyen très-doux pour insinuer dans les âmes de pieux sentiments, pourvu que la modulation du chant et la signification des paroles soient dévotieuses, que l’une ne nuise pas à l’autre, ce qui arrive lorsque le fracas des instruments absorbe les voix […] »21.

Le fameux théologien français Grandcolas écrit encore que « [en] ce qui regarde la Musique, la résolution du Concile de Trente fut de l’abolir absolument par tout : le Decret en fut dressé & envoyé à l’Empereur Ferdinand, lequel en ayant délibéré avec son conseil, représenta humblement aux Pères du Concile, que si la Musique étoit nuisible à quelques personnes, qu’il étoit très-sûr qu’elle étoit utile à une infinité d’autres, & qu’il ne croyoit pas qu’on dût retrancher entièrement ce qui de soi pouvoit être un bien à plusieurs, mais la regler. Le Concile reçût sa remontrance, l’approuva, & cassa le Decret. »22

La commission fut confiée aux cardinaux Borromée et Vitellozzi qui, sans que l’on sache encore précisément quel fut leur rôle exact, entendirent néanmoins un grand nombre d’œuvres, de compositeurs et sans doute aussi Palestrina. C’est ainsi que des compositeurs comme Giovanni Nanino, Giovanni Anerio ou Vincenzo Ruffo appliquèrent sans tarder les directives conciliaires : c’est ce que Jean Delumeau nomme « le dirigisme esthétique de l’Église, émancipation d’un art apologétique et fonctionnel »23. Il est d’ailleurs paradoxal de noter que des compositeurs comme le flamand Jacobus de Kerle24 ou Vincenzo Ruffo sont passés presque inaperçus aux yeux de ceux qui cherchaient un musicien directement influencé par le

21 Ibid., t. II, l. 18, ch. VI, § 17, p. 1286-1287. 22 Jean GRANDCOLAS, Commentaire historique sur le bréviaire romain, Paris, Lottin, 1727,

p. 115. 23 Jean DELUMEAU, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, PUF, 1992. 24 Composées pour le concile, les Preces Speciales pro Salubri Generali Concilii Successu

ac Conclusione de Jacobus de Kerle furent publiées par Gardano en 1562 et reçurent à Trente un accueil favorable des pères conciliaires.

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concile, d’autant plus que Vincenzo Ruffo est bien, par excellence, le compositeur de la Contre-Réforme, lui qui fut entre 1563 et 1572 maître de chapelle de la cathédrale de Milan, sous l’influence directe du cardinal Borromeo et qui publia à partir de 157025 des cycles de messes, psaumes etc. ad ritum concilii mediolani ou mieux, conformi al decreto del sacro concilio di Trento… Ainsi,

« les évêques postconciliaires avaient bien compris à quel point leurs exigences étaient difficiles à concilier avec les pratiques du chant polyphonique telles qu’elles prévalaient autour d’eux. Palestrina lui-même, tout attentif qu’il est aux instructions romaines, prolonge dans ses œuvres tardives les habitudes qui étaient les siennes au début de sa carrière. Seuls des compositeurs de moindre renom, travaillant à Milan sous l’égide de Charles Borromée, tenteront de placer leur activité dans les limites d’une orthodoxie plus rigoureuse ; le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’y ont pas gagné une gloire inoubliable. »26

Pourtant, l’extraordinaire personnalité du cardinal Borromée valut à ce prélat de réussir à faire de son diocèse de Milan un haut lieu de la Contre-Réforme. Très tôt d’ailleurs, les historiens révèlent qu’au sujet de la musique

« Saint Charles la rendit la plus magnifique & plus excellente qu’il pût dans sa Cathedrale, afin de détourner les peuples des concerts profanes & des jeux, & les attirer au Service ; & ensuite il leur faisoit des Instructions. »27

La commission mise en place par Pie IV cessera ses activités en 1565, estimant avoir menée à bien la mission qui lui était confiée et qui portait sur l’organisation de la chapelle pontificale et sur une prise de position esthétique et musicale28.

C’est encore dans le prolongement des travaux de Trente que, le 25 octobre 1577, Giovanni Pierluigi da Palestrina et Anibale Zoilo, chanteur et compositeur de la chapelle pontificale, se virent confier par le pape Grégoire XIII le soin de travailler à la réforme du chant grégorien29. Entre 1563 et 1600, de nombreux conciles et synodes provinciaux se réunirent et

25 Le point de départ de ces publications de musiques volontairement fonctionnelles,

homophoniques et très simples, répondant aux revendications tridentine et borroméenne de l’intelligibilité du texte, semble être un recueil de messes à 4 voix publié à Milan en 1570 : Missæ quatuor concinate ad ritum concili mediolani, cf. Lewis LOCKWOOD, « Vincenzo Ruffo and Musical Reform after the Council of Trent », The Musical Quarterly, XLII (1957), p. 354.

26 Jean-François LABIE, Le visage du Christ dans la musique baroque, Paris, Fayard-Desclée, 1992, p. 210.

27 Jean GRANDCOLAS, op. cit., p.115. 28 Édith WEBER, op. cit. p. 109-112. 29 Lionel de THOREY, Histoire de la messe, de Grégoire le Grand à nos jours, Paris, Perrin,

1994, p. 200 : « En 1577, Benoît XIII [sic] avait officiellement chargé Palestrina de réviser les livres de chant. Ce n’était pas sans risque pour le chant grégorien. Philippe II d’Espagne s’inquiéta. Finalement, ces tentatives se terminèrent par un scandale financier et le travail fut abandonné ». On notera que Benoit XIII (1342/1343-1394-1422) ne peut avoir aucun lien avec Palestrina, il s’agit bien-sûr de Grégoire XIII (1502-1565-1585).

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les actes de ces diverses réunions portent souvent de précieuses indications relatives à la musique. Dès 1564, donc immédiatement après la clôture du concile (surprenante rapidité d’ailleurs : le lien direct est à établir avec prudence), le concile de Reims « défend de se servir de l’orgue au credo, au gloria in excelsis & au sanctus. Il en permet l’usage dans les proses &c. »30. Les conciles italiens de Ravenne en 1568, Urbino en 1569 et Amalfi en 1597 recommandent « de chanter tout ce qui est dans le Graduel et dans l’Antiphonaire, en plain-chant, en prenant grand soin de ne pas altérer le ton original »31, ceux de Harlem en 1564, Cameria en 1565, les synodes de Namur en 1570, Besançon en 1571 se prononcent aussi sur l’usage des orgues, soit pour recommander une utilisation en tous points conforme aux recommandations du concile, soit pour les interdire ainsi que toute musique figurée afin qu’il n’y ait pas de textes tronqués – Credo, Préface ou Pater noster – ni lascivité et pour que l’usage convienne « à la religion, aux circonstances de temps et de lieux »32. Il apparaît aussi que ces conciles et synodes prirent des dispositions en faveur d’une plus grande dignité de l’office pour revaloriser un climat de prière et de piété, souhaitant qu’un compromis esthétique puisse être trouvé entre polyphonie et monodie, en insistant sur la nécessité d’une prononciation correcte du latin et d’une plus grande intelligibilité du texte.

C’est en fait l’époque post-tridentine qui, en mettant en place la

réforme disciplinaire et pastorale et en proposant la réforme du chant grégorien puis du Graduel, de l’Antiphonaire, du Bréviaire (1568), du Missel (1570), du calendrier et du Martyrologe (1582), du Pontifical (1595), du Cérémonial des évêques (1600) assurera l’évolution de la musique sacrée et de la polyphonie. Le concile de Trente, s’il n’a résolu aucun problème musical, fut indéniablement l’événement nécessaire à une réforme générale de la liturgie. Il délègue à Pie V – c’est-à-dire au Saint Siège – le soin de réformer les livres liturgiques et c’est dans cette réforme des livres que se trouve en partie posé le problème de la musique et de l’évolution de sa conception dans la liturgie. On assiste ainsi à un renouveau de la pastorale liturgique, fortement marqué par la figure de saint Charles Borromée, pastorale borroméenne dont on ne peut ignorer qu’elle est à la base de la pastorale catholique moderne. Par son importance, ce concile constitue enfin et surtout un monument de la tradition chrétienne, il eut

30 Abrégé du recueil des actes, titres et mémoires concernant les affaires du clergé de

France, Paris, Desprez, 1754, p. 983. 31 Fernand CABROL, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, Letouzey,

1913, vol. III, p. 317. 32 Édith WEBER, op. cit., p. 137-143.

La question musicale au sein du Concile de Trente

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« le grand mérite de sauver la foi catholique, de stopper l’hémorragie doctrinale, de présenter une vision optimiste de la nature humaine, de jeter les bases d’un véritable renouveau et de rendre confiance aux chrétiens restés fidèles à Rome. »33

Et cela n’enlève rien au talent de Giovanni Pierluigi da Palestrina dont l’œuvre – outre sa perfection musicale – reste un inaltérable monument à la gloire de Dieu tandis que

« le Concile de Trente fixa le visage de l’Église pendant des siècles : non par un quelconque automatisme, mais parce que ses canons et ses décrets devaient devenir les règles de l’action pratique et de la vie quotidienne de l’Église »34.

33 Paul CHRISTOPHE et Francis FROST, Les conciles œcuméniques, t. 2, Paris, Desclée, 1988. 34 Hermann TÜCHLE, « L’Église tridentine : Rénovation intérieure et action défensive (la

Contre-Réforme) », Nouvelle Histoire de l’Église, Paris, Seuil, 1968, t. 3, p. 187-188.

Résumés

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RÉSUMÉS/ABSTRACTS

Patrice Veit · Le chant dans la construction des identités religieuses : l’Allemagne luthérienne aux XVI

e et XVIIe siècles

Le chant dans la langue commune figure, avec la Bible « traduite en vulgaire » et le catéchisme, au nombre des réalisations à mettre au compte des « Réformes » du XVI

e siècle. En prenant pour terrain l’Allemagne luthérienne et à partir d’une approche d’histoire culturelle, la contribution étudie quelques facteurs qui, à des niveaux divers, ont contribué à faire du cantique une expression privilégiée de la foi des communautés, du Gesangbuch (recueil de cantiques) un des livres essentiels des familles protestantes et, plus largement, du chant un des « lieux » où s’expriment les différences religieuses et culturelles dans un Empire marqué par la division et le pluralisme confessionnels.

Song in the construction of religious identities: Lutherian Germany in the 17th and 18th centuries Vernacular song – along with the Bible “translated in the vulgar tongue” and the catechism – figures among the achievements of the 16th-century religious reforms. Taking Lutheran Germany as a field of investigation and using a cultural approach to history, this paper explores some factors which, on many levels, contributed to making vernacular canticles the preferred expression of the faith of communities, and to making the Gesangbuch (collection of canticles) one of the essential books in Protestant families. More generally, the paper explores how vernacular song became one of the important vehicles for giving voice to religious and cultural differences in an empire marked by both denominational division and pluralism.

Annick Delfosse · Exciter les sens pour bouleverser les cœurs : les processions post-tridentines dans les régions de culture baroque

Au cours des décennies qui suivent le concile de Trente, le catholicisme réformé connaît, particulièrement dans les régions marquées par une culture baroque, des formes d’expression exacerbées. Le cérémonial religieux a atteint alors un apparat remarquable de solennité. L’auteur concentre ici son propos sur les processions « ordinaires » et « extraordinaires » de la liturgie post-tridentine. Après le rappel de ce qu’est une procession et un bref commentaire sur les réglementations cérémonielles et disciplinaires imposées par Rome et les autorités diocésaines, l’auteur envisage les processions comme des phénomènes poly-sensoriels dont elle souligne principalement la dimension sonore. Elle montre enfin comment cette sur-stimulation des sens doit permettre aux fidèles de s’abîmer en Dieu.

Exciting the senses to shake the hearts: post-Tridentine processions in regions of Baroque culture During the decades following the Council of Trent, Reformed Catholicism – particularly in the areas marked by Baroque culture – came to know heightened modes of expression, and religious ceremonies reached a remarkable level of grandeur. The

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author focuses the paper on both the “ordinary” and “extraordinary” processions of the post-Tridentine liturgy. Following a reminder about what a procession is and brief comments about the ceremonial and disciplinary rules laid down by Rome and the diocesan authorities, she envisions these processions as multi-sensory phenomena of which she underlines the dimension of sound. Finally, she shows how this over-stimulation of the senses allowed the faithful to lose themselves in God.

Frédéric Gabriel · Communauté vocale, traditions et pastorale tridentine : le modèle borroméen

Ces quelques remarques, modestes et préliminaires, n’ont d’autre but que de situer rapidement le cadre théologique dans lequel s’inscrivent les musiques de la Contre-Réforme. Les catholiques défendent les traditions orales issues du Christ et accordent ainsi un grand poids à la communauté vocale que forme l’Église. En effet, l’ecclesia est notamment fondée sur la parole, c’est une assemblée vocale, et cet élément vocal constitue un lien avec l’origine.

Vocal community, traditions and the Tridentine pastoral: the Borromean model These modest and preliminary remarks seek to outline the theological framework into which music of the Counter-Reformation can be placed. Catholics supported oral traditions thought to stem directly from Christ, and thus they attached great importance to the vocal community formed by the Church. Indeed, the concept of ecclesia in particular is based upon the Word; it is a vocal assembly, and this vocal element constitutes the link with its origins.

Philippe Picone · La question musicale au Concile de Trente

Cette contribution expose les apports de l’historiographie du concile de Trente à la musicologie, et interroge les différents postulats sur lesquels les musicologues ont pu construire l’histoire de la musique –notamment religieuse – avant, pendant et après la tenue du concile. Ce faisant, elle réévalue et met en perspective quelques lieux communs hérités des musicographes du XIX

e siècle, et montre en particulier comment le premier biographe de Palestrina, Giuseppe Baini, cité par Fétis dès 1829, répond à distance aux premiers hagiographes de Palestrina, notamment Agostino Agazzari (1607).

The question of music at the Council of Trent In this paper, the historiography of the Council of Trent makes a contribution to musicology, examining different premises under which musicologists constructed a history of music – mainly sacred – before, during and after the period of the Council. In doing this, the paper questions and re-evaluates some commonplaces inherited from 19th-century musicographers and, more specifically, points out how Giuseppe Baini – the first biographer of Palestrina, quoted by Fétis as early as 1829 – responds, more than 200 years later, to the first Palestrina hagiographers, notably Agostino Agazzari (1607).

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Fabien Guilloux · Sans étenduë de Voix, sans tons, & sans Chant. Les réguliers et l’abandon du plain chant : l’exemple capucin.

Aux XVI

e et XVIIe siècle, apparaît un phénomène inouï dans l’histoire de la musique

religieuse occidentale : l’abandon du plain chant par les communautés régulières réformées ou nouvellement fondées. Après en avoir esquissé le mouvement d’ensemble, l’article s’intéresse aux fondements idéologiques de cet abandon à partir de l’exemple capucin. En rejetant le chant attribué à saint Grégoire le Grand, les religieux lui suppléent celui idéalisé du chant des communautés cénobitiques du christianisme primitif. La dernière partie analyse les caractéristiques du chant capucin inventé et théorisé par Zacharie Boverio en 1626.

‘Without the expanse of voice, without tones and without chant’: Regular monks and the abandonment of plainchant: the Capuchin example An unheard-of phenomenon in the history of occidental sacred music took place during the 16th and 17th centuries: the abandonment of plainchant by the reformed or recently-established regular communities. This paper outlines this general movement and then focuses, using the example of the Capuchins, on the ideological basis for this abandonment. The monks replaced the “Gregorian” chant with an idealised music of early Christian cenobite communities. Finally, the paper analyses the characteristics of the Capuchin chant invented and theorised, in 1626, by Zacharias Boverio.

Jean-Michel Noailly · Quelques réflexions sur les harmonisations note contre note des psaumes des Églises réformées

Pourquoi l’harmonisation note contre note des psaumes des Églises réformées par Claude Goudimel publiée à Paris en 1564 a-t-elle eu un tel succès, y compris jusqu’à nos jours, alors qu’il existait à la même époque d’autres harmonisations comparables ? Après une première partie qui proposera quelques éléments de réponse à partir d’un panorama bibliographique des éditions des psaumes harmonisés selon ce principe, nous examinerons, dans une seconde partie, une méthode d’harmonisation note contre note qui pourrait avoir été utilisée au XVI

e siècle sur les mélodies du Psautier de Genève.

Some thoughts on note-against-note harmonisation in French Reformed Church psalms Why was it that only Claude Goudimel’s note-against-note harmonisations of French Reformed Church psalms (published in Paris in 1564) enjoyed such a success, lasting into our own time, when comparable harmonisations were available during the same period? This paper provides some elements of response, beginning with a bibliographical overview of the sources; the second part analyses a note-against-note harmonsation method which could have been used in the 16th century to harmonise the melodies of the Geneva Psalter.

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Anne Piéjus · Éthique et pratiques de la parodie spirituelle en Italie entre XVI

e et XVIIe siècles

La parodie spirituelle qui alimente le développement post-tridentin des genres spirituels en langue vulgaire est pensée en opposition au monde profane. Le postulat moral qui la sous-tend peut être évalué à l’aune du rapport des parodies à leurs sources, qui révèle des stratégies variées, lisibles dans le rejet ou l’acceptation des sources profanes ou dans l’usage délibéré ou le contournement des supports mémoriels. Les modes d’élaboration parodique et le discours éthique qui les entourent se prolongent par une politique offensive de censure de la musique profane souvent doublée d’un désir d’appropriation de ses modes de diffusion. La focalisation du discours moral sur une définition exclusivement poétique de la musique spirituelle coexiste pourtant avec une conception des effets de la musique reposant sur ses proportions : une puissance impressive que le texte moralisé se doit d’orienter à des fins édifiantes.

The ethics and practice of spritual parody in Italy between the 16th and 17th centuries Spiritual parody, which nourishes the post-Tridentine development of sacred music in the vernacular, is thought to be in opposition to the secular world. The moral postulation on which parody is built can be measured according to the relations between parodies and their sources; different strategies can be seen in the rejection or acceptance of secular sources, or in the utilisation or avoidance of memorial references. Modes of elaboration for parody and the ethical discourse surrounding them serve to prolong a political offensive of censure against secular music, sometimes combined with a desire to appropriate secular music’s modes of diffusion. The focusing of ethical discourse on a purely poetic definition of spiritual music coexists with a new conception of the effect of music based on proportions: an emotional power that the moralised text must posses in seeking the edification of listeners.

Thomas Leconte · « Au lieu d’un Cupidon, vous chanterez le sainct nom de Jésus » : un corpus de parodies spirituelles au temps de Louis XIII

La restauration d’une piété fervente fut l’une des préoccupations des réformes religieuses de la fin de Renaissance. À l’issue du Concile de Trente (1563), un répertoire catholique de cantiques spirituels avait permis de combattre les théories « hérétiques » en répondant à l’extraordinaire succès du psautier protestant. En France, sous le règne de Louis XIII (1610-1643), de nombreux recueils de cantiques s’appuyèrent sur le matériau musical des chansons profanes et airs de cour à la mode : en substituant des paroles pieuses à celles, impures, de la poésie galante, la parodie spirituelle devint l’instrument de congrégations religieuses militantes désormais occupées à lutter contre les théories dépravées véhiculées dans les cercles mondains et lettrés. À travers une présentation bibliographique des principaux recueils et un aperçu des procédés parodiques littéraires et musicaux mis en œuvre, le lecteur est ici invité à entrevoir les enjeux de cet important corpus.

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« Instead of Cupid, thou shalt sing the holy name of Jesus » : a corpus of spiritual parodies at the time of Louis XIII

The restoration of a fervent piety was one of the main preoccupations of the late Renaissance religious reformers. At the end of the Council of Trent (1563), a Catholic repertoire of spiritual canticles was given free reign to combat ‘heretical’ theories by answering to the extraordinary success of the Protestant Psalter. In France, during the reign of Louis XIII, many canticle collections made use of musical material from secular songs and fashionable ‘air de cour’ melodies; by replacing the ‘impure’ gallant poetry with pious lyrics, the spritual parody became an instrument used by militant religious congregations in their struggle against the ‘depraved’ theories articulated in sophisticated literary circles. Through a bibliographical overview of the main canticle collections and an insight into literary and musical parody processes, the reader is invited to see the importance of this repertoire.

Jean-Charles Léon · Les messes en style antique ou l’illusion d’un style

Le livre de chœur, support musical principal des messes imprimées en France aux XVII

e et XVIII

e siècles, présente des caractéristiques d’écriture et de présentation archaïsantes. Objet par essence liturgique, ce type de source se situait à la confluence d’intérêts multiples et parfois contradictoires : Chapitre, maîtres de musique, chanteurs, imprimeurs et typographes influençaient tous, à un degré ou un autre, la réalisation du livre. Une lecture prenant en compte les conditions d’élaboration musicales et techniques de ce type de source musicale permet de transformer la vision couramment admise des compositeurs des maîtrises de France.

The ‘style antique’ masses, or the illusion of a style

The choirbook, which was the principal musical source for masses printed in 17th and 18th-century France, demonstrates archaic characteristics in writing and presentation. An object which is liturgical in its essence, this type of source is situated at the crossroads of multiple influences which are sometimes contradictory: the chapter, the music-masters, the singers, printers and typographers all influenced, to one degree or another, the realization of the book. A close reading -- taking into account both the conditions of musical elaboration as well as the techniques involved in this type of musical source -- allows us to transform our currently-held vision of the composers in the French maîtrises.

Jean Duron · La musique religieuse à la Cour de Louis XIV

Le roi Louis XIV attacha une importance particulière à la musique qui se donnait, en sa présence, dans la Chapelle royale au Louvre puis à Versailles. À la mise en musique des textes de l’ordinaire de la messe, il préféra le motet, plus expressif, chanté sur les psaumes de David ou sur des cantiques en latin moderne composés par des poètes de son entourage. Ce motet qui, dès l’origine, prit deux formes différentes, l’une pour le quotidien de la Cour, l’autre pour les cérémonies d’apparat dans Paris, évolua lentement durant toute la vie du souverain, par paliers successifs. Les nominations et les évictions des musiciens permettent de comprendre les grandes mutations de la musique sacrée à la Cour de France, révèlent les enjeux et les ambitions de cette représentation du pouvoir.

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Religious music at the Court of Louis XIV Louis XIV attached great importance to the music performed in his presence in the Royal Chapel of the Louvre and later at Versailles. Rather than settings of the ordinary of the mass, he prefered the more expressive form of the motet, using texts taken from the Psalms of David or from new Latin canticles written by lyric poets in his entourage. These motets – which from the beginning were known in two different forms: one for his daily mass at court and another for special ceremonies in Paris – evolved slowly during the life of the monarch. The appointments and the replacements of musicians allow us to understand the development of sacred music at French Court; they also reveal the high stakes and ambitions at play in this manifestation of power.

François Picard · Rites et musique en Chine, 1563-1700

La période désignée, soit de la fin des Ming aux débuts des Qing, voit en Chine la coexistence des efforts d’accommodation de la liturgie catholique avec la conception chinoise des rites, de la musique et du rapport au Ciel et la réforme du rituel et des relations entre dénomination qui marque le bouddhisme. En examinant les textes, les objets et les pratiques, plutôt que les idées, l’anthropologie historique fournit des bases à une compréhension vivante de la musique, base à une interprétation.

Rites and music in China, 1563-1700 In China, the end of Ming Dynasty and beginning of Qing Dynasty is an important period for the study of the relationship between ritual, music, religion and sectarian issues. While Ricci and his successors tried to adapt European concepts and practices to their own vision of Chinese culture, Chinese Buddhism saw its most important reform, which included the elaboration of new ritual textbooks and the unification of ritual, including partly musical, practices. Thus historical anthropology allows 21st-century interprets to have a inner look to the various conceptions of the relations between language, words, faith, ritual, and music.

Laurence Wuidar · Le musicien magicien et la science du contrepoint

Le musicien des Temps Modernes est un philosophe, tantôt magicien, produisant des effets sur le monde naturel, tantôt savant contrapuntiste, investiguant les arcanes musicales et divines. La théorie de la magie, les traités de démonologie et les préceptes édictés par l’Église sont autant de composantes qui touchent à l’écriture et à l’esthétique musicales en vue de les réguler. Le musicien-magus et le savant contrapuntiste disent l’union possible du monde terrestre avec le monde céleste l’un à la recherche de formules musicales pour aider l’homme en attirant les forces supérieures et occultes, l’autre à la recherche de la résolution d’énigmes musicales qui reflètent les mystères célestes et divins dans le code crypté de la langue sonore.

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The musician-magician and the science of counterpoint The musician of ‘Modern Times’ is a philosopher; sometimes a magician, producing an effect on the natural world, and sometimes a learned contrapuntalist, investigating arcane secrets both musical and divine. The theory of magic, treatises on demonology and precepts dictated by the church are all factors which touch the art of composition and musical aesthetics while at the same time thinking to regulate them. The magus-musician and the learned contrapuntalist show us the hypothetical union between the terrestrial and celestial worlds: the one looking for musical formulae in order to attract higher and occult powers to aid humans, the other seaching for solutions to musical enigmas which reflect celestial and divine mysteries in the encrypted code of the language of sounds.