L'Union Européenne élargie et ses voisins méditerranéens : les perspectives d'intégration
Les « Trente Glorieuses » : déconstruction d’un mythe français en perspective européenne
-
Upload
univ-paris1 -
Category
Documents
-
view
0 -
download
0
Transcript of Les « Trente Glorieuses » : déconstruction d’un mythe français en perspective européenne
Les « Trente Glorieuses » : déconstruction
d’un mythe français en perspective européenne
Intervention au séminaire de C. Charle, 10 Avril 2012
Depuis 1979, trente-quatre ouvrages – dont vingt-six
d’histoire – mobilisent dans leur titre la locution « trente
glorieuses » pour désigner les années 1945-1975 ; aujourd’hui,
onze thèses en cours – dont cinq en histoire – font de même1.
Forgée par Jean Fourastié en 1979, cette formule est devenue le
label de cette époque, comme en témoigne d’abord l’évolution de
sa graphie : Fourastié écrit trente glorieuses en minuscules et
bien souvent assorties de guillemets afin d’euphémiser
l’expression ; désormais, elles s’écrivent avec des majuscules
et les guillemets servent à signifier l’emprunt, lorsqu’ils
sont mis, ce qui est rare2.
Il s’agit aujourd’hui de revenir sur cette périodisation.
D’une part, de la déconstruire afin de pouvoir décider de la
conserver ou de l’abandonner. D’autre part, l’objectif de ce
séminaire est de construire UNE histoire culturelle de
l’Europe, qui n’est pas la seule juxtaposition des histoires
nationales. Dans cette optique, je pose les questions
suivantes :
1 D’après la base de données BNF-Opale, qui recense l’ensemble des ouvragesdu dépôt légal et d’après le fichier central des thèses.2 A propos de la graphie de l’expression, Cf. la couverture de lanouvelle édition de l’ouvrage en 2004, ainsi que la préface de DanielCOHEN : désormais, le livre s’intitule Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de1946 à 1975. De même, les manuels scolaires des années 2000 édités par Belin,Hatier, Nathan et Hachette emploient l’expression avec des majuscules.
Les TG fournissent-elles un cadre propice à la construction d’une histoire
européenne ? Sinon, Dans quelle mesure la déconstruction du mythe français des
trente glorieuses permet-elle de construire une histoire culturelle européenne
unifiée ?
D’abord, je montrerai que ce mythe est trop français :
pour réaliser une histoire culturelle européenne unifiée, il
convient de sortir de ce cadre franco-français, de surcroit peu
conforme à la réalité historique. Dans un deuxième temps, plus
court, je changerai de focalisation et, dans une perspective
européenne, rapprocherai divers romans historiques nationaux,
afin de saisir leurs points communs : en Europe occidentale, la
construction des mythes des années 1960 révèle une culture
commune.
I Un mythe trop français
Déconstruire les « Trente Glorieuses » est une condition
nécessaire à la construction d’une histoire culturelle
européenne, parce que ce mythe est trop français.
Certes, l’apparition d’une légende dorée des années 1960
n’est pas un phénomène propre à la France : les « sixties »
anglaises, les « miracles économiques » allemand
(Wirtschaftswunder) ou italien (miracolo economico) rappellent les
« Trente Glorieuses ».
Mais la France se distingue en Europe : d’une part,
l’usage du terme « miracle » est contemporain des événements,
tandis que les « Trente Glorieuses » apparaissent tardivement ;
d’autre part, les miracles sont expressément associés à
l’histoire économique, comme en témoignent les termes wirschaft
et economico. De même, « l’âge d’or d’après guerre » (« post war
golden age ») d’Angus Maddison ne déborde pas des sphères
économiques : c’est à partir d’une stricte étude des
indicateurs de la croissance économique que le chercheur
établit des phases contrastées de développement dans les pays
capitalistes, parmi lesquelles l’âge d’or de 1950 à 1973. Quant
aux sixties, ce label décennal n’est pas aussi explicitement
élogieux que les « miracles » ou les « glorieuses ».
Les « Trente Glorieuses » n’ont donc pas d’exact pendant à
l’étranger : certains moments des histoires nationales
européennes ont reçu des qualificatifs assez proches, mais
aucun ne leur est strictement équivalent.
Afin d’écrire une histoire culturelle européenne unifiée,
il convient donc de revenir sur ce récit franco-français,
d’autant plus qu’il ne correspond pas, loin s’en faut, à la
réalité historique. Il s’agit donc maintenant d’examiner la
pertinence historiographique de l’usage de l’expression
« Trente Glorieuses » pour désigner les années 1945-1975.
La périodisation est une opération fondamentale de la
profession historienne. C’est un art complexe, dont l’objectif
est de constituer une époque unifiée et qualifiée par un
label :
D’une part, l’expression doit résumer à l’extrême ladite
période et permettre une appréhension rapide de ce moment
historique. D’autre part, elle doit d’éviter, autant que
possible, de produire une illusion de vérité : l’aspect du
passé retenu risque de devenir un miroir déformant de la
réalité historique, toujours mouvante et plurielle. Aussi
convient-il de réfléchir longuement avant de retenir telle ou
telle expression.
Pour nous aider, convoquons en renfort quelques historiens
majeurs. Pour D. Milo, le travail de périodisation conduit à
« trahir le temps ». De même, Koselleck a attiré l’attention
des historiens sur la complexité sociale : le travail de
périodisation risque de conduire à une dangereuse
simplification, en raison la « contemporanéité du non-
contemporain », c’est-à-dire de la coexistence, dans une même
société, de formes sociales et culturelles anciennes et
nouvelles. L’historien doit donc éviter le piège des trames
unanimistes et laisser s’exprimer la variété des expériences et
des attentes, dans un récit nuancé.
Par exemple, le succès du salon des arts ménagers dans les
années 1950 ne doit pas faire oublier l’existence de
représentations divergentes, telle la Complainte du progrès de
Boris Vian : l’horizon d’attente des Français des années 1950
n’est donc pas unanimement progressiste et l’historien doit
être attentif à cette diversité.
Ces mises en garde sont utiles. Mais nos aînés nous disent
surtout ce qu’il ne faut pas faire et fournissent plus rarement
des recettes positives. C’est pourtant à l’historien de
réaliser cette opération de périodisation, parce que c’est à
lui que revient cette expertise : il doit trouver un équilibre
entre le caractère savant de la périodisation et ses finalités
pédagogique et politique.
Dans la société actuelle, il est le moins mal placé pour
le faire.
Deux principes sont en général mobilisés pour périodiser :
Le plus classique est conforme à la tradition scientifique
du chercheur surplombant son objet. On observe une époque, on
la détache des scories non représentatives, on pose des bornes
chronologiques la distinguant des moments précédents et
suivants et on en exprime la quintessence dans une étiquette.
Traditionnellement, la formule qualifie la grandeur de
l’époque, plus ou moins élevée, à la manière du « grand
siècle » ou du « moyen-âge ». Dans ce cas, c’est au chercheur
d’exprimer la vérité du moment, ce qui soulève de nombreux
problèmes : le risque est important d’instrumentaliser le
passé. Par exemple, le XVIIe siècle a été transformé en « Grand
siècle », afin de l’opposer à celui des Lumières.
Désormais, les historiens admettent un autre principe pour
labelliser une période, à rebours des théories positivistes de
l’histoire : ils analysent les perceptions contemporaines.
Selon cette perspective, c’est aux contemporains d’avoir saisi
l’esprit de leur temps. Aux historiens d’être capables de
mettre en évidence ces perceptions et de les agglomérer dans
une formule, si possible indigène. Cette méthode explique que
« Renaissance » a été conservée, pour désigner l’époque courant
du milieu du XVe siècle au milieu du XVIe siècle : c’est
notamment parce que G. Vasari popularise la notion de rinascita
que les historiens actuels retiennent ce label.
Ces deux paradigmes s’opposent, mais tous deux ne sont pas
dénués de cohérence et de rigueur. Ce sont donc à leur aune que
nous mesurerons la pertinence de l’expression « Trente
Glorieuses ».
A) Les « Trente Glorieuses » au prisme d’une périodisation
positiviste
Jean Fourastié s’inscrit parmi les tenants du premier
principe : son ouvrage tente de montrer qu’ « en vérité, ces
années [1945-1975] sont glorieuses. » Qui est ce Jean
Fourastié ?
Il nait en 1907, dans la Nièvre, d’un père fonctionnaire
dans une famille catholique, appartient aux notables de
province et hérite des valeurs de son milieu et de sa
génération. Il est ensuite scolarisé au prestigieux collège des
Oratoriens à Juilly, où il reçoit une éducation catholique dont
il conserve l’empreinte, au temps du Tour de France par deux enfants
et du Petit Lavisse. Titulaire du Baccalauréat, il fait ses classes
préparatoires à Paris, est reçu à l’école Centrale, avant
d’opter, comme son père, pour l’administration des finances. En
1935, il se marie avec Françoise Moncany de Saint-Aignan.
Convaincu dès sa jeunesse du potentiel de l’économie, il
s’intéresse au progrès technique : Professeur au Conservatoire
National des Arts et Métiers à partir de 1941, il participe aux
travaux du Commissariat général au Plan dès 1947 ; lié aux
modernisateurs, il devient l’un des « « apôtres » de la
productivité ». Il se focalise sur l’économie, qui pourrait
accomplir le grand espoir de l’humanité, mais il s’écarte
nettement des marxistes sur le plan éthique : loin d’être
matérialiste, il distingue la science du religieux, valorise
certains aspects de la « tradition » et s’affirme conservateur
sur le plan moral.
J. Fourastié, Machinisme et bien-être, Paris, Minuit, 1951, 256
p., p. 242 : « le mal essentiel de notre siècle résulte de la difficulté où nous
nous trouvons de distinguer dans la tradition ce que est du domaine scientifique et
doit donc sans cesse être révisé, et ce qui est du domaine moral et religieux et doit
donc très probablement être conservé ou n’être que très prudemment modifié ».
Tous ces éléments biographiques le situent parmi les
idéologues du progrès, nourri d’humanités chrétiennes et de
culture traditionnelle. Dès lors, peut-on accepter cette vérité
révélée par Fourastié ? Par ce traditionaliste révérant la
gloire ?
Je ne le pense pas, parce que les années 1945-1975 ont
connu une formidable reconfiguration des valeurs et des normes.
Ce sont celles du triomphe de l’individu et de son bonheur :
l’activité des hommes est de moins en moins influencée par la
recherche de la gloire. Cette dernière renvoie en effet à une
réalisation publique et a connu un processus de démonétisation.
Au contraire, les bouleversements des pratiques et des éthiques
se réalisent au nom du bonheur. Désormais, l’idéal invite
plutôt à être heureux, qu’à être glorieux.
Partant, le qualificatif « glorieux » n’est pas approprié
pour caractériser la spécificité de cette phase de l’histoire
de France : le sacre du bonheur interdit de placer la période
1945-1975 sous les auspices de la valeur gloire.
De surcroit, les propos de Fourastié en 1979 ne sont pas
le résultat d’une analyse scientifique, mais procèdent d’un
regard vieillissant et nostalgique.
Dans les années 1950, il a cru à la société des loisirs.
Pour lui, elle devait donner naissance à un homme civilisé,
féru de plaisir intellectuel, parce que Fourastié estimait que
« le plaisir grossier ne convient pas aux longs loisirs ». En
d’autres termes, à force d’avoir du temps libre, les hommes
auraient dû, pour Fourastié, se cultiver.
Dans les années 1960, il a été déçu par la « la
civilisation de consommation » : contrairement à ses
prévisions, l’augmentation du temps de loisir ne conduit pas
mécaniquement à civiliser l’homme.
Dans les années 1970, il évolue : à plus de soixante dix
ans, sa déception face aux évolutions sociales s’est
transformée en nostalgie et celle-ci a radouci son regard
rétrospectif. Il a oublié le dépit ressenti face à la société
de consommation et propose, a posteriori, l’équation croissance =
gloire, éloignée pourtant de la conception traditionnelle.
D’ailleurs, il est forcé de concéder dans son ouvrage que
ce ne sont ni les hauts faits militaires ou culturels, ni les
arts tout de « dérision et de décomposition » qui mènent à la
gloire, mais l’économie.
Aujourd’hui, nos valeurs, nos regards et nos objectifs ne
sont plus ceux de Fourastié. Aussi l’historien du XXIe siècle
ne peut accepter comme tel l’énoncé de la vérité d’une époque :
d’une part, une période ne se réduit pas à son histoire
économique et Fourastié lui-même reconnait que les autres
versions de l’histoire ne doivent pas être qualifiées ainsi.
D’autre part, même l’histoire économique de l’époque a des
zones d’ombres, comme le révèle l’existence des laissés pour
compte de la modernité, de ses exclus ou encore des nombreuses
voix dissonantes. Dès lors, le qualificatif « glorieux » parait
mal choisi.
Quelle que soit la manière dont on les qualifie, ces trois
décennies pourraient en revanche correspondre à une période
unifiée : dans quelle mesure constituent-elles une période
d’histoire totale ?
Pour Fourastié, ce sont les années 1945-1975 qui « ont
résolu des problèmes tragiques et millénaires ». Le célèbre
prélude de l’ouvrage, une analyse micro-historique au cours de
laquelle il compare deux villages – Madère et Cessac, en
réalité la même commune, Douelle dans le Lot, en 1946 puis en
1975 – résume l’ensemble de l’argumentation du volume :
L’écart qui sépare Cessac de Madère, et plus encore, du Douelle de 1830 et de 1750,
l’élévation de l’espérance de vie, la réduction de la morbidité et des souffrances physiques, la
possibilité matérielle pour l’homme moyen d’accéder aux formes naguère inaccessibles de
l’information, de l’art, de la culture, suffit, même si cet homme moyen s’avère souvent
indigne de ces bienfaits, à nous faire penser que la réalisation au XXe siècle du Grand Espoir
de l’humanité est une époque glorieuse dans l’histoire des hommes.
Certes. Face à la convocation d’aspects aussi consensuels
de la vie humaine, le lecteur ne peut qu’acquiescer. Toutefois,
l’historien peut s’interroger sur la pertinence de la période
chronologique découpée pour saisir ces évolutions majeures.
L’allongement de l’espérance de vie est ainsi un phénomène
qui s’enracine dans un temps plus long (progrès de l’hygiène au
XIXe, découverte du vaccin et des antibiotiques au cours du
premier XXe siècle) et dure bien au–delà de 1975. De même, la
possibilité d’accéder à la culture est une avancée notable,
bien entendu. Force est toutefois de convenir que le processus
ni ne débute pas en 1945 (la diffusion de la lecture au XIXe
siècle en est le préalable), ni ne s’achève en 1975. Enfin, en
ce qui concerne la « réduction […] des souffrances », la
plupart des appareils ménagers qui s’installent dans les foyers
ont été inventés dès avant 1945 : si « Moulinex libére la
femme » dans les années 1950, c’est donc grâce aux efforts
d’une kyrielle d’inventeurs du XIXe et du premier XXe siècles.
De surcroit, les transformations matérielles, qui
permettent à Fourastié de justifier les « Trente Glorieuses »,
n’envahissent massivement le quotidien des Français qu’au
milieu des années 1960 (les bénéfices de la croissance ont
d’abord été absorbés par la reconstruction et les
investissements productifs, puis par les guerres coloniales) :
les taux d’équipement des ménages en biens durables (TV, auto,
frigo, machine à laver et aspirateur) ne dépassent les 50% qu’à
partir des 1965 (sauf pour le réfrigérateur, dont la moitié des
foyers est équipée dès 1963). A suivre les arguments de
Fourastié lui-même, les « Trente Glorieuses » ne seraient
glorieuses que dans leur dernière décennie…
Isoler les années 1945-1975 et estimer qu’elles sont
celles où s’est réalisé « le Grand espoir de l’humanité », c’est
mal rendre grâce aux époques précédentes, qui ont largement
participé aux « glorieux » accomplissements, ainsi qu’aux
années suivantes, au cours desquelles les transformations
sociales n’ont pas cessé. Ce découpage semble donc peu adapté à
la réalité historique : non seulement il ne correspond pas aux
césures de l’histoire traditionnelle, qu’elle soit politique,
religieuse, diplomatique ou militaire, mais encore, il fait fi
des paradigmes historiques plus contemporains, tels l’histoire
des techniques ou des objets, l’histoire culturelle ou
l’histoire sociale.
Les TG ne correspondent donc pas à une période d’histoire
totale. Correspondent-elles, à tout le moins, à une période
unifié de l’histoire économique ? En réalité, les synthèses
d’histoire économique reconnaissent l’existence de plusieurs
phases entre 1945 et 1975 : ces années ne sont pas marquées du
sceau de l’unité.
La plupart des manuels universitaires d’histoire
économique évoquent les « Trente Glorieuses », mais aucun ne
les constitue en période unifiée : inventée par un économiste,
les « Trente Glorieuses » semblent avoir été abandonnées par la
discipline ; lorsqu’ils l’utilisent, les historiens de
l’économie renvoient à une période de mutations sociales et
culturelles, c’est-à-dire à des événements n’appartenant pas
strictement au champ économique3. Désormais prévaut, en
histoire économique, un récit établissant un contraste entre
deux périodes : la « reconstruction », depuis la Libération
jusqu’au milieu des années 1950, voire, jusqu’en 1958 ;
« l’ouverture », de la fin des années 1950 jusqu’au choc
pétrolier de 1973.
En outre, les historiens de l’économie révèlent
l’existence de signes avant-coureurs de la crise, dès 1967-
1968. Il fallait déjà amputer deux ans aux glorieuses – le choc
pétrolier intervient en 1973 – il faut dès lors leur en retirer
sept. Au total, les « Trente Glorieuses » fondent comme peau de
chagrin
Plutôt que d’élaguer la période pour la faire correspondre
à sa supposée gloire, il conviendrait de reconnaître que la
locution « Trente Glorieuses » ne correspond pas à l’expression
d’une vérité historique, ni à la quintessence des années 1945-
1975 : elle est peu conforme aux évolutions sociales et
culturelles et elle homogénéise indûment une période désunie.
3 Le champ des historiens de l’économie, parcouru de tensions, est loind’être homogène. Mais ces historiens, libéraux ou marxistes, contemporainsou cadets de Fourastié, se rejoignent dans un usage circonspect des« Trente Glorieuses », dans leur publications savantes comme dans leurssynthèses universitaires : ils ne l’utilisent pas pour unifier l’histoireéconomique des années 1945-1975, les assortissent de guillemets en seréférant à Jean Fourastié et renvoient à une trame d’événements culturelset sociaux.
Après l’avoir examiné à l’aune de la méthode
traditionnelle de périodisation, il faut donc revenir sur ce
label. Sauf si l’on accepte que le qualificatif de trois
décennies soit déterminé par la croissance et que cette
croissance puisse être dite « glorieuse ». Mais ce serait
reconnaître la domination de l’économie, voire l’impérialisme
des économistes dans le champ des sciences humaines et il me
parait dangereux de souscrire à un tel point de vue :
l’histoire totale n’est pas seulement économique et le
paradigme historiographique de E. Labrousse semble avoir fait
long feu.
B) LES « TRENTE GLORIEUSES » ET LES PERCEPTIONS CONTEMPORAINES
Cependant, les années 1945-1975 pourraient correspondre à
une période ressentie comme glorieuse par les Français et,
partant, les « Trente Glorieuses » acquérir une nouvelle
légitimité historiographique. J’en arrive maintenant à examiner
l’usage des TG à l’aune du second principe de périodisation : Y
a-t-il adéquation entre la formule et les expériences des
contemporains, leurs perceptions de l’histoire en cours ?
A ce propos, Fourastié prédit que « les historiens qui,
tôt ou tard, dépouilleront les journaux de la période 1946-
1975, y trouveront peu de témoignages de l’ardeur et de la joie
du peuple français ». En outre, il reconnait la difficulté de
la tâche : « il faudrait évidemment un gros livre pour étudier
d’une manière tant soit peu sérieuse des phénomènes aussi
complexes, où les statistiques sont muettes, où rien n’est
simple, où tout est nuancé, où toute tendance est toujours
accompagnée de tendances différentes, et parfois opposées».
Il est vrai que, pour aborder les sensibilités,
l’historien est dans une situation délicate : il doit pouvoir
les objectiver à partir de sources conservées. Celui du second
XXe siècle dispose toutefois d’une masse documentaire
indisponible pour les périodes antérieures : les sondages,
régulièrement menés par des instituts en plein développement.
Travailler à partir d’enquêtes d’opinions nécessite
quelques précisions méthodologiques, dans la mesure où de
nombreux chercheurs estiment que « l’opinion publique n’existe
pas ».
Les sondages ne révèlent pas une sensibilité latente :
loin d’être un reflet – même déformé – du social, ils
témoignent surtout des représentations et des objectifs
préconçus des sondeurs et de leurs commanditaires, et
desservent un besoin instrumental. Mais, quelle que soit notre
perspective ontologique sur l’opinion, on doit les utiliser,
parce qu’ils sont fortement médiatisés : ils sont diffusés sur
de grandes échelles, si bien que leurs résultats deviennent
performatifs et contribuent à modeler ce dont ils prétendent
témoigner ; en d’autres termes, ils construisent les
perceptions et les croyances. Que les sondages reflètent une
opinion préalable ou anticipent l’avenir, ils doivent donc être
mis à profit, avec circonspection.
Certes, les sondages, comme tous les documents
historiques, « ne sont pas de bons témoins » et doivent être
critiqués. Mais il serait regrettable de se priver de les
utiliser quand ils prouvent, depuis leur invention et jusqu’à
nos jours, leur efficacité : Gallup a bâti sa réputation en
prédisant l’élection de Roosevelt grâce à la technique des
sondages par échantillon représentatif et les analystes de
sciences politiques les utilisent quotidiennement ; les
spécialistes des marchés utilisent les enquêtes d’opinion afin
de dénicher les besoins non comblés ou de mieux écouler les
produits et ils semblent y trouver leur compte, puisqu’ils
continuent, depuis plus de 80 ans, à les commander, au prix
fort, à des instituts spécialisés ; les sociologues font passer
des questionnaires quantitatifs déclaratifs, après les avoir
profilé grâce aux entretiens semi-directifs et ils peuvent,
grâce à eux, construire des théories validées par la communauté
scientifique4.
Dès lors, l’historien doit aussi s’en servir, tout en se
préservant des biais grâce à une méthodologie ad hoc : il doit
éviter d’en faire un usage journalistique, et s’en tenir à une
utilisation scientifique.
Quelques règles sont donc nécessaires :
1) Ne sélectionner que des sondages réalisés auprès
d’échantillons représentatifs rigoureusement
construits, afin de ne pas cantonner l’analyse aux
seuls sondés et de pouvoir monter en généralité.
4 Remarquons d’ailleurs, à propos des sociologues, que c’est grâce auxsondages que Bourdieu lui-même construit la distinction : c’est à partird’enquêtes d’opinion que l’auteur de « l’opinion publique n’existe pas »établit les corrélations, puis les généralisent (Pierre BOURDIEU, La distinction :critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979, 670 p.).
2) Etre attentif aux intervalles de confiance, qui
dépendent principalement de la taille des échantillons
(le plus souvent 5%, lorsque 1000 individus sont
interrogés), pour ne pas commettre d’erreur
d’interprétation : Cf. les journalistes, qui commentent
des différences non significatives.
3) Eviter les questions ayant abouti à des taux élevés de
non réponse, parce qu’une abstention faible indique que
la question n’a pas été imposée par les sondeurs.
4) Préférer les questions ouvertes aux questions fermées,
afin de laisser la parole aux sondés plutôt qu’aux
sondeurs
5) Travailler à partir de séries identiques (ou à tout le
moins comparables), parce que les résultats bruts
procèdent notamment d’une norme sociale de désirabilité
(l’enquêté a toujours tendance à déformer sa réponse en
fonction des attentes qu’ils supposent chez
l’enquêteur : on déclare plus difficilement voter pour
Le Pen). Les variations entre deux sondages sont plus
significatives (en général, la norme de désirabilité
n’a guère varié durant le court laps de temps entre les
enquêtes, si bien que son effet, identique, peut
facilement être circonscrit).
Cette dernière règle est la plus délicate : la mise en
série de sondages strictement identiques n’est, souvent, pas
possible. On doit donc être attentif aux libellés des questions
et ne pas confondre, par exemple, le « pouvoir d’achat » et la
« conjoncture économique », parce que ces termes ne renvoient
pas, pour le sondé, à la même réalité. Dès lors, on ne peut
mettre en série deux sondages, portant sur l’évolution, l’un de
la « conjoncture économique », l’autre du « pouvoir d’achat ».
Mais on doit réfléchir à la réalité évoquée par les
questions et à la manière dont les termes sont compris par les
sondés : le « pouvoir d’achat » renvoie à la situation
personnelle tandis que la « conjoncture » évoque plutôt le
sentiment vis-à-vis de l’histoire économique nationale.
Partant, il est possible de conjuguer ces deux derniers
sondages.
Surtout et pour finir, il ne faut jamais perdre de vue
qu’un unique sondage n’est jamais probant. C’est le
dépouillement exhaustif des enquêtes et la réunion d’un grand
nombre d’entre elles qui permettra d’étayer solidement la
réponse à la question : comment les contemporains ont vécu les
années 1945-1975 ?
A l’aube des années 1945-1975, les années de Libération
sont loin de constituer une période faste. Dès Les premiers beaux
Jours passés, les perceptions sont majoritairement pessimistes :
la France a été battue et de nombreux Français regrettent la
perte de la grandeur passée ; ils craignent un nouveau conflit
mondial et éprouvent maintes difficultés, qui sont loin de les
conduire vers un sentiment de gloire. Ainsi, en juin 1947, 78%
de la population estiment que la « situation économique en
France est moins bonne qu’il y a un an ». Les sondés justifient
cette opinion par les problèmes du « ravitaillement », la
« hausse du coût de la vie » et le « mauvais état de la
monnaie ».
La fin du consensus social de la Libération, les
mouvements de grève de novembre-décembre 1947 – non-
insurrectionnels, mais perçus comme tels par les contemporains
– ne contribuent pas à l’optimisme : en octobre 1948, 65% des
Français jugent que « le gouvernement actuel ne parviendra pas
à surmonter les difficultés présentes ». Le constat est sans
appel : la fin de la guerre n’a pas inauguré une embellie
durable des perceptions vis-à-vis de l’évolution à court ou
moyen terme de l’histoire économique et politique.
Les enquêtes « bilan de l’année », régulièrement menées
entre 1946 et 1950, soulignent également la faible diffusion
des expériences positives. Le tableau ci-dessous révèle ainsi
la faible proportion d’individus estimant que l’année écoulée a
apporté une amélioration des conditions de vie entre 1946 et
1950 :
Le bilan de l’année écoulée (sources : Sondages, 1945-1950 ; Services des
Sondages et Statistiques, 1945-1951, méthodologie des sondages :
question fermée, pour les libellés, cf. précisions ci-dessous).
Améliora
tion
Détérior
ation
Sans
changement
Ns
p
Précision sur la
questionmai-
46
5 76 17 2 (1)
sept-
47
4 78 14 4 (2)
mars- 9 59 31 1 (3)
48mai-
48
25 32 39 4 (2)
janv-
49
34 37 29 (4)
juil-
49
17 39 42 2 (2)
nov-
50
14 34 50 (2)
(1) Sondages, 1/5/1946, p. 114 : « dans l’ensemble,
l’année écoulée vous a-t-elle déçu ou satisfait ?»
(2) Sondages : « d’une manière générale, trouvez-vous que
les choses vont mieux ou plus mal que l’année dernière ? »
(la question fermée admettait une réponse neutre)
(3) SSS : « par rapport à l'année dernière à pareille
époque, avez-vous l'impression que votre situation
personnelle se soit empirée, améliorée, sans changement ?
»
(4) Sondages : « l’année 1948 a-t-elle été pour vous
meilleure ou moins bonne que l’année précédente ? »
(option neutre absente de la question fermée)
Entre 1946 et 1950, les sondés sont toujours plus
nombreux à estimer que l’histoire, « personnelle » ou
« générale » va en se détériorant. Tel est le bilan, peu
glorieux, des premières années suivant la Seconde Guerre
mondiale : si l’on suit les perceptions contemporaines, les
« Trente Glorieuses » ne peuvent commencer en 1945.
Certes, l’année 1949, avec la fin du rationnement, marque
une césure perçue. Mais la majorité des Français n’estime pas,
en 1950, avoir surmonté les difficultés liées à la guerre,
selon une enquête de l’INED menée auprès d’un échantillon de
2230 individus représentatifs de la population française âgée
de plus de vingt ans. A cette date, 55% estiment que leur
« niveau de vie » personnel est « inférieur » à celui de 1939 ;
27% qu’il est « sensiblement le même » ; 15% qu’il est
« supérieur » (3% de non-réponses)5. L’évolution individuelle
est donc plus souvent perçue sur une pente déclinante et les
efforts de la reconstruction n’ont pas semblé suffisamment
performants pour surmonter le passé récent : les années de
libération sont, pour les contemporains, loin d’être
glorieuses.
Dans les années 1950, plusieurs enquêtes comparables
rendent publiques, d’une part, une amélioration du sentiment
vis-à-vis de l’histoire récente, d’autre part, le maintien
d’une opinion majoritaire pessimiste selon laquelle l’évolution
n’a rien de glorieux.
En 1954, 1956 et 1957, trois études s’intéressent à la
perception de l’évolution du niveau de vie depuis cinq ans et
posent, auprès d’échantillons représentatifs, de la population
urbaine salariée pour la première et de la population française
âgée de plus de vingt ans pour les suivantes, la question
suivante : « votre niveau de vie s'est-il amélioré ou non
depuis 1950 ? » Entre 32% et 37% des échantillons répondent
5 Alain GIRARD, « Une enquête sur les besoins des familles », Population,1950, vol 5/n°4, pp. 713-733, p. 715.
« oui » ; entre 55% et 57% répondent « non » (les non-réponses
sont comprises entre 8% et 11%)6. De même, l’INED réitère, en
novembre 1956, la question de 1950 et demande aux interviewés
de juger de leur vie présente à l’aune de 1939 : à cette date,
39% des sondés estiment que « la vie est plus difficile qu’en
1939 » ; 31% jugent qu’elle est identique et 24% qu’elle « est
plus facile » (6% de non-réponses).
D’un coté, une proportion notable et croissante de la
population déclare avoir fait l’expérience d’un progrès, mais
d’un autre coté, ils restent plus nombreux, au milieu des
années 1950, à juger d’un déclin : l’inflexion est donc
remarquable, mais les réponses majoritaires invalident
l’appellation « Trente Glorieuses ».
Dans la même veine, les enquêtes portant sur les espoirs
d’amélioration dans les années 1950 mettent également en
évidence la faible prévalence d’une vision sereine du proche
avenir. Cinq enquêtes, réalisées par l’IFOP et l’INED en 1956
et en 1957, soulignent que les prévisions économiques sont
majoritairement pessimistes : moins de 30% des Français
estiment que « leurs conditions de vie » ou « leur niveau de
vie » – réalités sensiblement équivalentes mesurées par les
enquêtes – vont « s’améliorer au cours des cinq années à
venir ». Ce pessimisme procède notamment de la guerre
d’Algérie, qui inquiète les citoyens. Loin d’avoir été vécue
6 Commissariat au Plan, Enquête sur les tendances de la consommation des salariés urbains.Vous gagnez 20% de plus, qu’en faites-vous ?, préface de Martin HIRSCH, Paris,Imprimerie nationale, 1955, 106 p., p. 27 ; Sondages, 1956/3, p. 12 ;Sondages, 1958.
comme une période faste, la seconde moitié des années 1950 est
entachée par cette guerre.
Les opinions positives sur la situation économique sont
plus répandues, mais la majorité des Français n’adhèrent pas à
cette version optimiste de l’histoire économique : pour eux,
leurs conditions ne s’améliorent pas et elles ne s’amenderont
pas avant longtemps. Fourastié semble donc avoir raison
lorsqu’il évoque « la morosité » ou « l’inquiétude » des
contemporains des « Trente Glorieuses ». Par conséquent et
selon le principe de périodisation compréhensif, les années
1950 ne peuvent en être partie prenante.
L’actualité politique de l’année 1958 marque une rupture
perçue, mais le retour aux affaires de De Gaulle ne supprime
pas les expériences négatives vis-à-vis du sens de l’histoire :
l’effet De Gaulle n’est sensible qu’au niveau des espoirs.
En août 1958, 63% de l’échantillon représentatif estime
« l’avenir plus encourageant », ce qui signale une embellie
liée au changement politique. De même, deux enquêtes réalisées
au printemps 1959 mettent en exergue la plus grande diffusion
de l’espoir à l’égard de « la situation économique de la
France » : plus de 40% des sondés sont désormais optimistes ;
les pessimistes ne constituent plus qu’une proportion
inférieure à 15%. Par rapport aux taux relevés avant 1958,
force est de constater une transformation importante : les
Français semblent désormais être plus nombreux à espérer qu’à
désespérer.
Mais la réelle évolution n’intervient que vers 1962, qui
constitue une articulation plus pertinente que 1958 : les
« horizons d’attente » ont enregistré l’avènement du général de
Gaulle comme un signe positif, mais les expériences ne se
transforment que plus tard.
En septembre 1961, un sondage (« aujourd’hui, est-ce que
votre pouvoir d’achat est supérieur, inférieur, ou égal à ce
qu’il était il y a un an ? ») signale ainsi la persistance des
perceptions négatives : 7% des Français jugent que leur pouvoir
d’achat a progressé, 27% qu’il est identique et 64% qu’il a
diminué. Certes, par rapport à un sondage identique réalisé en
1958, qui fournissait la partition 3%-15%-79%, les sensibilités
négatives ont régressé, mais les opinions positives restent
identiques (entre 3 et 7%, la différence n’est pas
significative, vu l’intervalle de confiance des sondages), et
très minoritaires : les ménages expérimentent d’importantes
difficultés pécuniaires et la France reste investie dans des
conflits coloniaux dont les conséquences sont sensibles en
métropole.
La rupture intervient en 1962, comme le signalent deux
sondages identiques (« du point de vue matériel, vivez-vous
mieux, plus mal ou de la même façon qu’avant l’arrivée du
général de Gaulle au pouvoir ? »), réalisés l’un en novembre
1961, l’autre en septembre 1962. Lors du premier, 7% répondent
« mieux », 58% « de la même façon » et 33% « plus mal » (2% de
non-réponses) ; lors du second, ces proportions sont de 20%,
47% et 28% (5% de non-réponses). Les opinions positives se sont
donc significativement propagées et les négatives ont régressé
entre ces deux dates. De même, l’IFOP recommence, à partir de
janvier 1962, les bilans annuels et la courbe ci-dessous
présente les résultats de ces enquêtes pour les années 1961-
1967:
Dès janvier 1962, les Français sont plus nombreux à
trouver que 1961 a été une bonne année. La tendance à la baisse
des courbes pour l’année 1962 s’explique par l’ajout d’une
classe « ni bonne ni mauvaise » à partir de janvier 1963.
D’ailleurs, l’écart entre les sensibilités positives et
négatives ne diminue par pour 1962, mais s’accroît. La
propagation des opinions positives sur l’année écoulée se
perpétue par la suite : une nouvelle phase semble avoir débuté,
pendant laquelle un nombre croissant de Français s’estime
satisfait du cours des choses.
Au cours de cette nouvelle période, l’espérance
d’amélioration est également largement majoritaire, comme le
met en évidence la courbe ci-contre : c’est sans doute que les
expériences positives nourrissent une certaine sérénité et
laissent prévoir de nouveaux progrès.
Ainsi, après la phase de survie liée à la guerre et à
l’occupation, la majorité des Français a perçu l’histoire des
années 1948-1962 sous les auspices du déclin : sur les plans
politique, économique et international, le pays connaît de
graves difficultés, qui se traduisent subjectivement sous la
forme d’anxiété et d’expériences négatives.
Avant le milieu des années 1950, la majorité n’a pas
l’impression d’avoir retrouvé un niveau de vie comparable à
celui d’avant-guerre ; à partir de 1956, la guerre d’Algérie
focalise les attentions et ternit considérablement les
sentiments à l’égard de l’histoire. 1958 constitue bien un
changement perçu, mais ses effets ne sont réels qu’au niveau
des attentes. Il faut attendre le début des années 1960 et
particulièrement l’année 1962 pour que les expériences
déclarées des Français signalent une amélioration perçue des
conditions de vie.
Une nouvelle phase de l’histoire telle que la perçoivent
les acteurs commence, marquée par la paix, la stabilité
politique et le progrès des conditions de vie. Contrairement
aux assertions de Fourastié, la « morosité » et
« l’inquiétude » chroniques des Français semblent s’être
partiellement dissipées au cours de ce moment spécifique de
l’histoire de France. Dès lors, les « Trente Glorieuses » ne
constituent pas une période unifiée, du point de vue des
perceptions contemporaines
L’époque faste ne débute qu’aux alentours de 1962 : la
France entre dans une phase de paix – qui a un effet subjectif
considérable au sein d’une population qui a connu une, voire
deux, guerres mondiales, puis une série de conflits coloniaux
au cours desquels le contingent a été mobilisé – et la
population bénéficie plus directement des fruits de la
croissance économique via la transformation des conditions de
vie quotidienne. Ces éléments rendent compte de l’unanimisme
des réponses à une question posée en 1965 auprès d’un
échantillon représentatif des jeunes de 15 à 20 ans : 96% des
sondés s’estiment « heureux de vivre à notre époque7 ».
Ce moment se prolonge par delà 1968, qui ne transforme pas
considérablement les opinions face à l’histoire en cours. Les
péripéties du printemps conduisent à une diminution de
l’optimisme des Français et à un accroissement des incertitudes
face à l’avenir, mais ne ternissent que modérément les
expériences. Ainsi, le bilan personnel de l’année 1968 reste
positif : 44% des « adultes » et 58% des « jeunes » estiment
7 Sondages, 1968/4. Par comparaison, les résultats d’un sondage quasimentidentique (« êtes-vous heureux ou malheureux de vivre à l’époqueactuelle ? ») réalisé par l’IFOP pour le compte du magazine Réalités en 1955,certes auprès d’un échantillon représentatif de la population (et non desseuls jeunes), donnait une toute autre image de l’opinion des Français vis-à-vis de l’histoire : seulement 48% des sondés se déclaraient alors« heureux » (Réalités, décembre 1955, pp. 80-88).
que l’année a été « bonne », quand 40% des adultes et 34% des
« jeunes » jugent qu’elle a été « mauvaise ». Le solde est
moins positif que pour les années précédentes, mais les
contents, y compris parmi les « adultes », sont plus nombreux
que les mécontents.
On ne dispose pas, pour ces années, de question portant
sur l’évolution perçue du niveau de vie, mais huit enquêtes,
réalisées entre 1970 et 1972 et portant sur les difficultés à
« boucler le budget », soulignent une amélioration subjective :
quand plus de 44% avaient « beaucoup de mal » à « boucler leur
budget » dans les années 1950, ils ne sont plus qu’une
proportion oscillant entre 18% et 30% à déclarer avoir
« beaucoup de difficultés à [le] boucler »8.
Mai 1968 a constitué un séisme perçu, mais les
perturbations induites par les événements restent relativement
superficielles : dès lors que l’ordre revient, les Français
sont rassurés et reprennent une vie quotidienne normale. Leurs
prévisions concernant leur « revenu » restent plutôt
optimistes, comme le soulignent les courbes ci-dessous,
remarquablement stables pour la période 1969-1971 :
8 En 1954 selon une enquête réalisée par le Commissariat au Plan et en 1958selon une enquête de l’IFOP (Commissariat au Plan, Enquête sur les tendances, op.cit…, p. 29 ; Sondages, 1958/3, p. 11). Pour les enquêtes 1970-1972, Cf.Sondages, années 1970-1973. La différence de formulation entre ces enquêtesest négligeable et les questions, toutes deux fermées avec trois options deréponses possibles, renvoient à la même réalité : en 1954, on leur demande« avez-vous du mal à boucler votre budget, ou est-ce que vous y arrivez àpeu près, ou bien ? » et en 1970-1972, « avez-vous des difficultés pourboucler votre budget ? » (réponses possibles : « beaucoup », « un peu »,« pas du tout »).
Nov-69 Dec-70 Feb-71 Nov-7101020304050
Les prévisions à l'égard de son "revenu" entre 1969 et 1971
HausseBaisseMaintenu
Entre 1969 et 1971, la tendance majoritaire est à la
prévision à l’identique ; les Français sont un peu plus
nombreux à estimer que leur « revenu » va augmenter, plutôt que
baisser. Par rapport à 1958, année au cours de laquelle la même
question avait été posée, la différence est importante : 5%
prévoyaient une hausse, 49% une baisse et 18% le maintien.
L’allure des courbes s’est inversée en douze ans et la
confiance est nettement mieux partagée, tout comme l’attitude
satisfaite à l’égard de son « budget ».
En revanche, la période 1967-1974 connaît une diminution
des espérances de progrès à long terme. Plusieurs enquêtes
identiques réalisées en 1967 et en 1974 signalent cette
inflexion : en 1967, 35% de la population estime qu’en l’an
2000, l’espérance de vie aura atteint cent ans ; en 1974, ils
ne sont plus que 17% ; en 1967, 53% estime que, « dans vingt
ans », « l’on vivra mieux que maintenant » ; en 1974, 25%. Mais
ces attitudes plus inquiètes face l’avenir lointain n’entament
pas la qualité des expériences présentes. Ce dernier résultat
étonne d’ailleurs les observateurs. Ils commentent ainsi :
« d’habitude, les Français ont plutôt tendance à grogner « ça va
mal aujourd’hui », tout en espérant « ça ira mieux demain ». »
Jusqu’en 1975 et malgré 1968, l’histoire récente est
placée, par de larges groupes de Français, sous le signe du
mieux : le spectre de la guerre s’éloigne ; les conditions de
vie s’améliorent ; l’ouverture des possibles permet à quelques
groupes sociaux d’expérimenter une évolution positive.
L’irruption de « la crise » conduit à une modification des
perceptions et à une nouvelle phase de l’histoire subjective.
A partir de 1975, les difficultés économiques, d’abord
perçues sous la forme d’un soubresaut conjoncturel, ne sont
plus jugées passagères. Pour les Français, elles constituent
les signes d’une crise chronique, comme le soulignent les
réponses à la question fermée, « parmi les issues possibles à
la situation économique actuelle (inflation, prix, emploi),
quelle est celle qui, pour vous, est la plus
vraisemblable ? » : 13% des Français choisissent une version
optimiste selon laquelle « le système économique des pays comme
la France se rétablit sans trop de mal de la situation
actuelle », 17% préfèrent l’option médiane selon laquelle « on
sortira de la situation actuelle, mais il y en aura d’autres du
même genre », tandis que 70% élisent l’opinion catastrophique
(« c’est l’effondrement du système économique des pays comme la
France »).
Cette partition connaît des variations selon
l’appartenance politique : les électeurs de Mitterrand sont
ainsi 83% à désigner l’option la plus pessimiste, 6% la version
la plus rose et 17% l’intermédiaire. Mais ceux de Giscard,
pourtant les plus optimistes, sont 57% à voir dans la situation
présente un « effondrement du système » : à partir de 1975, la
plupart des Français estiment vivre une crise durable, qui
amoindrit leurs espoirs économiques collectifs.
C’est que divers médias ont diffusé l’idée de la crise et
que cette labellisation du destin collectif a connu un large
succès. Sur ce point la confrontation des trois couvertures
réalisées par Le Point, lors de numéros présentant les résultats
d’enquêtes sur le bonheur, est révélatrice : en 1974, la une
présente un dessin stylisé de la France sur lequel est inscrit
« Où vit-on heureux en France ? ». Dans les articles, quelques
allusions à la moins bonne conjoncture économique et au pétrole
montrent que le choc pétrolier a été perçu, mais la situation
n’est pas siglée sous le titre « la crise ».
En 1976 en revanche, la couverture présente également
l’hexagone, mais le bandeau qui l’accompagne est tout différent
et signale l’existence du sceau « crise » : « Depuis la crise,
où vit-on heureux en France ? » En outre, le chapeau de
l’article révèle que, désormais, l’époque actuelle est celle de
« la crise » et les rédacteurs précisent qu’elle « a produit
son plein effet en 1975 seulement »9 : « la rédaction du Point a
décidé de renouveler cette enquête. Pourquoi ? Parce qu’il
s’est passé bien des choses depuis deux ans. Et d’abord la
crise, qui a modifié profondément la situation de l’emploi,
certaines habitudes de consommation, notre façon de voir le
présent et l’avenir. » 9 Ibid., p. 61.
Les rédacteurs reflètent et nourrissent un sentiment de
crise largement partagé. En 1978, le même dossier à nouveau
repris par Le Point ne vient pas signaler la fin de la crise.
Ainsi le classement des articles – « culture », « santé »,
« richesse », « agrément », « équipement », « insécurité » et
« crise »10 – révèle la prégnance de l’idée de crise, comme en
1976. Le soubresaut conjoncturel est donc dès 1975 transformé
en vécu de la crise.
A cet égard, la borne aval utilisée par Fourastié se
justifie pleinement : 1975 marque une césure vécue comme telle
sur le moment et clôture la période précédente, marquée par une
vision plus sereine de l’évolution historique et par une
amélioration perçue de la vie quotidienne.
Au terme de cette analyse d’histoire subjective, force est
de reconnaître que les trente années courant de 1945 à 1975
correspondent en réalité à deux périodes, si l’on exclut les
premières années de survie consécutives de la seconde guerre
mondiale : une première phase débutant aux alentours de 1948 et
s’achevant en 1962, caractérisée par une forte croissance
absorbée par les investissements productifs, par la Quatrième
République et par les guerres coloniales ; une seconde – 1962-
1975 – dont la spécificité est d’avoir été construite comme un
moment de progrès social, politique et culturel. Les réunir
sous la même appellation paraît donc peu justifié au regard du
principe compréhensif de périodisation.
CCL partie :
10 Le Point, n°294, 8-14 mai 1978, p. 91-102.
Ainsi espère-je vous avoir convaincu d’abandonner
l’expression Trente Glorieuses pour désigner les années 1945-
1975. Puisque l’on doit périodiser, il conviendrait à mon sens
de distinguer, d’une part, le moment de la reconstruction et
des guerres coloniales. D’autre part, j’ai proposé dans ma
thèse l’expression treize heureuses pour désigner les années
1962-1975.
Evidemment, la locution pose les problèmes inhérents à
toute opération de périodisation et d’étiquetage
historiographique : elle crée une illusion d’homogénéité à un
moment historique par nature hétérogène ; elle institue des
ruptures – 1962 et 1975 – toujours sujettes à caution, puisque
le réel ne change pas complètement en un an. Plus
spécifiquement, elle risque de nourrir la tendance, déjà
identifiée, à la construction d’un âge d’or des sociétés
occidentales : l’usage social potentiel de l’expression treize
heureuses pourrait d’avance la condamner.
Toutefois, plusieurs aspects de la réalité historique
permettent de la justifier. L’histoire des normes souligne que
l’adjectif « heureux » est adapté aux années 1962-1975 : le
bonheur y devient une norme légitime, dont les autres normes
tirent leur propre bien-fondé. La locution « treize heureuses »
signale l’existence de cette vertu contemporaine, qui s’est
substituée aux autres : à la bourse des valeurs, c’est
l’évolution de la côte du bonheur qui est la plus remarquable
pour cette période. Il est donc juste de qualifier ces années
par la référence au bonheur.
Cette locution renvoie également à l’efficacité – en
matière de bonheur – des techniques mises en œuvre à cette
époque : sans disparaître totalement, de grands maux refluent –
mal logement, détresse des personnes âgées, précarité
sanitaire, pauvreté... – ce qui diminue le nombre de très
malheureux ; la consommation suscite une large adhésion et
beaucoup de contemporains sont heureux d’utiliser la pléiade de
nouveaux objets disponibles ; ceux qui s’en détachent, sous
l’influence de la pensée critique, expérimente une ouverture
des possibles (celles des années de Libération) qui les
conduit, souvent, à l’exaltation.
Ainsi, le niveau de bonheur déclaré, élevé à partir des
années 1950, croit dans les années 1960 et atteint un maximum
dans le début des années 1970. Les contemporains expriment, à
maintes reprises et dans le cours même de l’époque étudiée – et
non pas ex-post –, des opinions satisfaites : tous ne sont pas
heureux, mais les contents sont plus nombreux que précédemment
et que postérieurement.
Enfin, les années 1962-1975 constituent une phase au cours
de laquelle la France n’est engagée dans aucun conflit
militaire direct : le passé colonial est liquidé et le
contingent ne doit plus combattre outre-mer, ce qui rassure non
seulement les appelés, mais également leurs familles ; les
relations internationales connaissent une phase de détente,
après le règlement pacifique de la crise des fusées de 1962, si
bien que les craintes de guerre mondiale sont moins présentes.
Il ne faut pas sous-estimer l’effet de cet irénisme pour une
population qui a connu les guerres mondiales. Après 1975, la
France n’est toujours pas engagée militairement, mais l’effet
paix, sous l’influence de l’habitude, s’est partiellement
dissous. En outre, le regain des tensions internationales est
perçu par l’opinion, qui s’en inquiète, comme le montre les
sondages sur les craintes de guerre.
Après 1975, cette perception de l’histoire évolue : le
mythe du progrès décline et l’irruption de la « crise »
transforme la perception du sens de l’histoire. De même, après
cette date, la déception – à l’égard de la capacité du
politique à produire des lendemains qui chantent, à l’égard des
techniques nouvelles, des libérations… – se répand et les
expériences sont moins positives. Ces traits confèrent une
unité à la période 1962-1975 : les malheureux n’ont pas
disparu, mais la tonalité des récits personnels est plus
heureuse qu’au cours des moments précédents et suivants.
Aussi la locution treize heureuses est-elle informée par
les sources : pertinence de la qualification par le terme
heureux, au cours d’une période marquée par la consécration du
bonheur ; foisonnement de techniques de la vie heureuse,
expérimentées par la majorité des Français ; sentiment de
progrès et plus grand bonheur déclaré. Ces trois éléments sont,
je l’espère, de nature à désactiver la répulsion atavique de
l’historien face au risque de construction d’un âge d’or.
Je ne souhaite ni simplifier, ni construire une version
poétique de l’histoire. Mais, je mets en évidence l’existence
d’un phénomène de synchronisation des perceptions de
l’histoire, ce qui ne constitue aucunement une entorse aux
règles de la méthode historique : plusieurs séries d’événements
convergent et confèrent aux années 1962-1975 un caractère
particulier, en France comme dans plusieurs pays d’Europe.
Cette spécificité explique peut-être en partie pourquoi les
années 1960 ont fourni, en Europe occidentale, le cadre de
mythes historiques.
II Construire et déconstruire le mythe : vers une
histoire culturelle européenne
Les « trente glorieuses » n’ont, on l’a dit, pas de strict
équivalent à l’étranger, mais d’autres pays d’Europe ont connu
des mythes comparables : la construction de l’âge d’or des
années 1960 est un phénomène européen, de même que la
déconstruction de cet âge d’or. Ce processus permet, comme nous
allons le montrer, de construire une histoire culturelle
européenne : celle de la perception de l’histoire.
A) Une diffusion rapide du mythe en Europe
La vision mythique des années 1960 s’est rapidement
diffusée en Europe. En Allemagne et en Italie, la notion de
miracle économique est même contemporaine des événements.
Rapidement popularisée, le terme qualifie aujourd’hui encore
les années 1958-1963 pour l’Italie et n’a pas que des
connotations économiques : il renvoie également aux
transformations de la vie quotidienne (diffusion rapide de la
consommation de masse) ainsi qu’aux évolutions culturelles
(Rock, libéralisation des mœurs…). Comme en France, cette
période mythique prend fin avec la crise et surtout,
spécificité Italienne, avec les années de plomb, celles de
l’exaspération des tensions politiques, avec les brigades
rouges…
De même en Allemagne, émerge rapidement une légende rose
des années 1960, celles du wirtschaftswunder (littéralement
miracle économique) contrastant à la fois avec la période
précédente, celle de la guerre, ainsi qu’avec la suivante : la
crise, qui touche assez durement l’Allemagne du milieu des
années 1970. Ainsi, des historiens de l’économie réalisent, la
même année que Fourastié, une périodisation assez proche. Je ne
suis pas spécialiste de l’Allemagne => si parmi vous se
trouvent des spécialistes de l’All, n’hésitez pas à formuler
des critiques sur ce point.
En Angleterre, la légende dorée apparait également
rapidement, comme le révèle D. Sandbrook : déjà, de nombreux
contemporains estimaient en 1957 que les choses n’avaient
jamais été aussi bonnes, comme le révèle la célèbre citation de
Macmillan.
DIAP suivante :les laisser lire.
Notons au passage que cette citation n’est pas uniquement
celle d’un politique en campagne qui fait le bilan de son
mandat et de celui de son prédécesseur (Eden, conservateur
comme Macmillan) : elle a connu une forte diffusion et un très
bon accueil des Anglais et c’est pour cela que l’on peut la
conserver et l’utiliser (attention à ne pas se saisir de
n’importe quelle citation qui convient à son logos, mais
uniquement des traits représentatifs, parce que consensuels).
Puis, les observateurs contemporains, entendons les
journalistes, construisent le mythe dès après les evts : Ainsi
de Christopher Booker dès 1969 (The Neophiliacs : The Revolution in
English life in the fifties and the sixties)
D. Sandbrook montre comment le mythe s’est diffusé, très
rapidement.
En France enfin, la publication de l’ouvrage de J.
Fourastié connaît un grand succès public : une réédition revue
et augmentée la même année et l’édition de poche paraît dès
1980. Fourastié n’est pas seulement à l’époque un économiste
renommé, c’est également un intellectuel célèbre, habitué des
plateaux télévisés, si bien que sa pensée se diffuse sur une
grande échelle.
La communauté historienne, pourtant majoritairement rétive
aux perspectives libérales de Fourastié, valide les « Trente
Glorieuses » et les diffuse largement au grand public, moins
par le biais des publications savantes que par celui des
manuels scolaires.
Malgré l’absence de recul, l’expression y est incorporée
dès 1983 : chez Belin, elle désigne les années 1945-1975,
caractérisées par « une prospérité exceptionnelle ». En 1983,
dans la collection dirigée par Serge Berstein et Pierre Milza
chez Hatier, l’ouvrage de Fourastié n’est cité que comme
contrepoint bibliographique permettant de documenter le sujet
« économie et société en France de 1945 à 1982 ». A cette date,
les années 1945-1975 ne sont pas encore constituées en période,
mais sont scindées en deux parties : la première est rattachée
aux années de libération ; la seconde appartient à « l’âge d’or
des pays industriels (1953-1974) ». Chez Hatier, l’époque des
« trente glorieuses » (sans majuscule) n’apparaît qu’à partir
de 1989 ; elle est caractérisée par ses mutations. Dans ce
dernier manuel, « l’âge d’or » a disparu, remplacé par les
« trente glorieuses » ; leur domaine de validité n’est plus la
stricte histoire économique, mais l’histoire générale, y
compris sociale et culturelle. Depuis, tous les manuels
scolaires les consacrent : après un premier XXe siècle tragique
marqué par les guerres et l’entre-deux-guerres (la Belle époque
est généralement assimilée à un XIXe siècle finissant) et avant
les « crises » contemporaines, prennent place les « Trente
Glorieuses »11.
Dans le monde occidental touché par la crise dans les
années 1970, la période précédente devient ainsi une référence
consensuelle. Partout en Europe, le succès des mythes procède
des mêmes raisons.
D’une part, ils correspondent au sentiment rétrospectif
des contemporains : après les deux chocs pétroliers, avec la
hausse du chômage et la diminution de la croissance, ils
partagent la perception d’une rupture entre leur présent et
leur passé et éprouvent une nostalgie de la période d’expansion
économique. Aussi les formules, qui postulent un avant –11 L’expression a systématiquement gagné des majuscules ; elle renvoie à unetrame d’événements non seulement économiques, mais également sociaux etculturels.
les « Trente Glorieuses », les miracles, les sixties – et un
après – la « crise » – parviennent-elle à cristalliser et à
exprimer efficacement les représentations des acteurs.
D’autre part, leur fortune doit également être appréhendée
en fonction de leur effet apaisant : ils agissent comme un
baume. Or la crise a ouvert des plaies : les difficultés
économiques éprouvées sont soit réelles (perte d’emploi, budget
à équilibrer), soit envisagées par de larges groupes.
Partout en Europe, le mythe compense les souffrances
présentes par l’invocation d’un passé. Cela invite à
l’optimisme, puisque rien n’interdit le retour de l’âge d’or.
En outre, pour certains groupes d’Européens fort préoccupés du
déclin de leur pays depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale, les mythes offrent un récit économique glorieux,
contrepoint efficace de l’atonie des gestes nationales. Peu
importe le contenu réel des « Trente Glorieuses », des
« miracles » ou des « sixties », le fait de les porter au
pinacle constitue une manière de flatter le sentiment des
contemporains de la crise.
Le récit est d’une telle nature qu’il remporte une large
adhésion : flatteur, il séduit le grand public des années de
crise.
En France comme ailleurs, les TG et les autres locutions
mythiques ont la fonction des substituts alimentaires allégés :
faire usage de cet âge d’or light permet d’éviter la
connotation historiographique et politique douteuse de l’âge
d’or, tout en conservant sa propriété lénifiante.
Les expressions s’imposent donc, non parce qu’elles
correspondent aux sentiments éprouvés sur le moment, mais parce
qu’elles rencontrent les attentes du tournant des années 1970-
1980. Elles signalent à la fois la force de l’économisme
(puisque toutes les formules renvoient d’abord à une trame
d’évts économiques) et de la nostalgie de la fin du XXe siècle.
Or cette dernière caractéristique culturelle semble être
partagée par un certain nombre d’Européens : la mettre en
valeur permettrait peut-être de réaliser une histoire
culturelle de l’Europe, celle de l’économisme ou de la
nostalgie.
B) Conséquences du mythe : l’histoire des révolutions
culturelles en Europe
Conséquence de la prégnance sociale du mythe, les premiers
travaux historiens portant sur les années 1960 se sont d’abord
focalisés sur les changements culturels et les évolutions
sociales de l’époque : ils ont construit les années 1960 comme
celles des révolutions culturelles en Europe. Certains, de bon
aloi, peuvent d’ailleurs participer de la formation d’une
histoire culturelle européenne. Les libérations, les
transformations de la vie quotidienne, les pratiques
culturelles (premier sens de l’histoire cult : celle des
pratiques culturelles) évoluent partout en Europe dans un sens
similaire :
Ainsi de deux ouvrages entrent dans cette catégories :
Marwick, Arthur, The Sixties. Cultural Revolution in Britain, France, Italy,
and the United States, c. 1958-c. 1974 : une hist cult, fondée sur une
analyse de sources de presse (ac quelque dépouillements
exhaustif : Rodent revue confidentielle de la contre-culture
US, mais aussi Time, Ebony, Paris Match l’express), de documents
publiés (dont la liste, parait-il trop importante, n’est pas
fournie dans les annexes, signe d’une absence de démarche
systématique) et de papiers personnels. L’ouvrage penche en
faveur de la thèse de la révo cult et souligne, dans une
démarche comparatiste louable, le fait qu’elle touche
l’ensemble des quatre pays, soit le bloc occ (l’auteur avoue
qu’il aurait aimé étudier la RFA, mais qu’il ne parle pas
allemand).
De même, l’ouvrage grand format et abondamment illustré,
Les sixties. Années utopies, codirigé par L. Gervereau et D. Mellor
prend pour objet la France et l’Angleterre. L’introduction
convenue de 2 p. s’interroge sur l’existence de sixties et
parvient à la conclusion que « le monde occidental a été marqué
par l’onde de choc de ce « temps historique ». Puis l’ouvrage
fait l’inventaire des transformations culturelles de la
période : l’utopie, la créativité, la sexualité, les beatles,
le pop art, la photographie, la nouvelle vague, la mode, la tv,
la vie psychédélique, la culture jeune, la contestation
politique.
Son parti-pris est contestable : il n’interroge pas les
précédents et les suivants de ces changements et n’envisage
jamais la portée sociale et/ou la réception des nouveaux traits
culturels mis en évidence. Mais il convient de reconnaitre les
nombreuses nouveautés et spécificités de la période dans cette
liste de changements. Mes travaux soulignent également, pour la
France, les réelles transformations des années 1960 et c’est
pourquoi j’ai évoqué avec vous les treize heureuses : il ne
faut pas tordre le bâton de trop et risquer de tomber dans
l’excès inverse : les années 1960 ont apporté d’importants
changements culturels et ces derniers ont affecté un espace
bien plus large que la France.
Aussi cette recension des changements doit-elle déboucher
sur l’écriture d’une histoire culturelle européenne commune :
elle doit faire la part du mythe et de la réalité, c’est-à-dire
ne pas survaloriser les évolutions, mais ne pas non plus les
gommer. C’est d’ailleurs dans cette direction qu’avancent les
programmes historiographiques récents, qui visent à réaliser
une synthèse du second XXe siècle, moins polémique et plus à
même de distinguer les continuités et les ruptures.
C) Déconstruire le mythe : vers une histoire européenne de
la perception de l’histoire.
Aujourd’hui, diverses historiographies tentent d’écrire
une histoire plus conforme à la réalité passée. En ce sens, ce
mouvement peut également contribuer à la construction d’une
histoire culturelle européenne. Ainsi les travaux de D.
Sandbrook constituent une déconstruction du mythe des sixties.
Ses ouvrages s’inscrivent à rebours des visions laudatives
ou critiques dont le point commun est de se focaliser sur les
changements. Ils tentent d’inscrire les sixties dans la
continuité de l’époque précédente : elles ne sont pas nées
d’une table rase ; elles sont loin d’avoir touché l’ensemble
des gens ordinaires et n’ont véritablement consisté en une
révolution culturelle que pour quelques groupes très
restreint (cultivés, nantis, londoniens) ; il faut attendre les
années 1970 et 1980 pour que les transfos culturelles touchent
l’ensemble de la pop anglaise.
L’historiographie allemande est, de même, engagée dans des
programmes de recherches similaires.
Légèrement en retard, les recherches françaises récentes
mettent également en valeur la complexité de l’époque et les
historiens s’attachent maintenant à écrire « une autre histoire
des « Trente Glorieuses » »12, voire, comme je l’ai fait
aujourd’hui, décide de renoncer à ce concept historiographique
peu adéquat. En ce sens, la déconstruction peut aussi
s’inscrire dans le cadre d’une histoire culturelle européenne.
Conclusion
Ce travail a ainsi permis de saisir les parallélismes de
diverses histoires nationales en Europe : la construction
européenne du mythe (phénomène commun à divers pays d’Europe,
tout comme, d’ailleurs, sa déconstruction) permet de réaliser
UNE histoire CULT de l’Europe (et non pas UNE histoire éco de
l’Europe ou UNE histoire diplomatique).
12 Christophe BONNEUIL, Céline PESSIS (éds.), « Une autre histoire des «Trente glorieuses » », Colloque international, EHESS, septembre 2011.
La promotion, dans de nombreux pays d’Europe, d’une
légende rose des années 1960 signale, dans cet espace,
l’existence d’une commune culture. Il en est de même du
processus de déconstruction du mythe, entamé dans la plupart
des pays d’Europe occidentale : finalement, le mouvement de
construction et de déconstruction des mythes permet de
construire une histoire culturelle de l’Europe. A partir de ces
similitudes (économisme, nostalgie, mythes des années 1960), il
est possible d’écrire une histoire culturelle européenne :
l’histoire de la perception de l’histoire.
Ce mythe européen des années 1960 permet de dépasser les
histoires nationales : trop souvent, la perception de
l’histoire, ses césures et ses inflexions est déterminée par
l’histoire politique et ses péripéties. Aussi cette histoire
européenne de la perception de l’histoire pourrait-elle sans
doute aider les historiens et les citoyens à construire un
sentiment d’appartenance commune à l’Europe, une commune
culture européenne.
Il nous reste maintenant, et pour conclure, à déterminer
les bornes de cette Europe, qui ne correspond guère à la
définition géographique conventionnelle, ni n’est superposable
avec l’actuelle UE. Cette histoire culturelle commune est loin
d’englober l’intégralité de l’Europe : ont été évoqués
l’Allemagne (la RFA), l’Angleterre, la France et l’Italie.
J’aurai pu aussi ajouter sans doute la Belgique, les Pays-Bas,
pê les pays nordiques (mais ma connaissance linguistique m’en a
empêché). En revanche, l’Espagne de Franco ou le Portugal de
Salazar ne sont pas inclus dans cette histoire : les
dictatures, puis les sorties de dictatures, dans la seconde
partie des années 1970, ont rompu l’unité culturelle de
l’Europe méditerranéenne et il n’y a pas d’âge d’or des années
1960 pour les Espagnols ou les Portugais. De même, cette
histoire culturelle européenne n’intègre pas les pays de l’ex
bloc soviétique : leur histoire culturelle est trop spécifique
pour pouvoir aisément s’assimiler à celle du bloc de l’Ouest.
Au final se dessine donc la carte culturelle d’une Europe
occidentale de l’Angleterre à l’Allemagne et de l’Italie à la
Suède.
Pour ouvrir, je voulais revenir sur la propension des
acteurs à soupirer en direction du passé. Je souhaite réaliser
des recherches ultérieures sur la construction des âges d’or,
dans une perspective comparative : le mythe européen des années
1960 est-il le résultat d’une configuration spécifique ou
procède-t-il plutôt d’un processus plus général propre à ces
périodes ressenties, ex post, comme exceptionnelles ? Existe-t-
il un parallèle entre la « belle époque » et les « trente
glorieuses » ? Pour comprendre en profondeur la séduction des
années 1960, il convient désormais d’écrire une histoire des
âges d’or.