Les « Trente Glorieuses » : déconstruction d’un mythe français en perspective européenne

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Les « Trente Glorieuses » : déconstruction d’un mythe français en perspective européenne Intervention au séminaire de C. Charle, 10 Avril 2012 Depuis 1979, trente-quatre ouvrages – dont vingt-six d’histoire – mobilisent dans leur titre la locution « trente glorieuses » pour désigner les années 1945-1975 ; aujourd’hui, onze thèses en cours – dont cinq en histoire – font de même 1 . Forgée par Jean Fourastié en 1979, cette formule est devenue le label de cette époque, comme en témoigne d’abord l’évolution de sa graphie : Fourastié écrit trente glorieuses en minuscules et bien souvent assorties de guillemets afin d’euphémiser l’expression ; désormais, elles s’écrivent avec des majuscules et les guillemets servent à signifier l’emprunt, lorsqu’ils sont mis, ce qui est rare 2 . Il s’agit aujourd’hui de revenir sur cette périodisation. D’une part, de la déconstruire afin de pouvoir décider de la conserver ou de l’abandonner. D’autre part, l’objectif de ce séminaire est de construire UNE histoire culturelle de l’Europe, qui n’est pas la seule juxtaposition des histoires nationales. Dans cette optique, je pose les questions suivantes : 1 D’après la base de données BNF-Opale, qui recense l’ensemble des ouvrages du dépôt légal et d’après le fichier central des thèses. 2 A propos de la graphie de l’expression, Cf. la couverture de la nouvelle édition de l’ouvrage en 2004, ainsi que la préface de Daniel COHEN : désormais, le livre s’intitule Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975. De même, les manuels scolaires des années 2000 édités par Belin, Hatier, Nathan et Hachette emploient l’expression avec des majuscules.

Transcript of Les « Trente Glorieuses » : déconstruction d’un mythe français en perspective européenne

Les « Trente Glorieuses » : déconstruction

d’un mythe français en perspective européenne

Intervention au séminaire de C. Charle, 10 Avril 2012

Depuis 1979, trente-quatre ouvrages – dont vingt-six

d’histoire – mobilisent dans leur titre la locution « trente

glorieuses » pour désigner les années 1945-1975 ; aujourd’hui,

onze thèses en cours – dont cinq en histoire – font de même1.

Forgée par Jean Fourastié en 1979, cette formule est devenue le

label de cette époque, comme en témoigne d’abord l’évolution de

sa graphie : Fourastié écrit trente glorieuses en minuscules et

bien souvent assorties de guillemets afin d’euphémiser

l’expression ; désormais, elles s’écrivent avec des majuscules

et les guillemets servent à signifier l’emprunt, lorsqu’ils

sont mis, ce qui est rare2.

Il s’agit aujourd’hui de revenir sur cette périodisation.

D’une part, de la déconstruire afin de pouvoir décider de la

conserver ou de l’abandonner. D’autre part, l’objectif de ce

séminaire est de construire UNE histoire culturelle de

l’Europe, qui n’est pas la seule juxtaposition des histoires

nationales. Dans cette optique, je pose les questions

suivantes :

1 D’après la base de données BNF-Opale, qui recense l’ensemble des ouvragesdu dépôt légal et d’après le fichier central des thèses.2 A propos de la graphie de l’expression, Cf. la couverture de lanouvelle édition de l’ouvrage en 2004, ainsi que la préface de DanielCOHEN : désormais, le livre s’intitule Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de1946 à 1975. De même, les manuels scolaires des années 2000 édités par Belin,Hatier, Nathan et Hachette emploient l’expression avec des majuscules.

Les TG fournissent-elles un cadre propice à la construction d’une histoire

européenne ? Sinon, Dans quelle mesure la déconstruction du mythe français des

trente glorieuses permet-elle de construire une histoire culturelle européenne

unifiée ?

D’abord, je montrerai que ce mythe est trop français :

pour réaliser une histoire culturelle européenne unifiée, il

convient de sortir de ce cadre franco-français, de surcroit peu

conforme à la réalité historique. Dans un deuxième temps, plus

court, je changerai de focalisation et, dans une perspective

européenne, rapprocherai divers romans historiques nationaux,

afin de saisir leurs points communs : en Europe occidentale, la

construction des mythes des années 1960 révèle une culture

commune.

I Un mythe trop français

Déconstruire les « Trente Glorieuses » est une condition

nécessaire à la construction d’une histoire culturelle

européenne, parce que ce mythe est trop français.

Certes, l’apparition d’une légende dorée des années 1960

n’est pas un phénomène propre à la France : les « sixties »

anglaises, les « miracles économiques » allemand

(Wirtschaftswunder) ou italien (miracolo economico) rappellent les

« Trente Glorieuses ».

Mais la France se distingue en Europe : d’une part,

l’usage du terme « miracle » est contemporain des événements,

tandis que les « Trente Glorieuses » apparaissent tardivement ;

d’autre part, les miracles sont expressément associés à

l’histoire économique, comme en témoignent les termes wirschaft

et economico. De même, « l’âge d’or d’après guerre » (« post war

golden age ») d’Angus Maddison ne déborde pas des sphères

économiques : c’est à partir d’une stricte étude des

indicateurs de la croissance économique que le chercheur

établit des phases contrastées de développement dans les pays

capitalistes, parmi lesquelles l’âge d’or de 1950 à 1973. Quant

aux sixties, ce label décennal n’est pas aussi explicitement

élogieux que les « miracles » ou les « glorieuses ».

Les « Trente Glorieuses » n’ont donc pas d’exact pendant à

l’étranger : certains moments des histoires nationales

européennes ont reçu des qualificatifs assez proches, mais

aucun ne leur est strictement équivalent.

Afin d’écrire une histoire culturelle européenne unifiée,

il convient donc de revenir sur ce récit franco-français,

d’autant plus qu’il ne correspond pas, loin s’en faut, à la

réalité historique. Il s’agit donc maintenant d’examiner la

pertinence historiographique de l’usage de l’expression

« Trente Glorieuses » pour désigner les années 1945-1975.

La périodisation est une opération fondamentale de la

profession historienne. C’est un art complexe, dont l’objectif

est de constituer une époque unifiée et qualifiée par un

label   :

D’une part, l’expression doit résumer à l’extrême ladite

période et permettre une appréhension rapide de ce moment

historique. D’autre part, elle doit d’éviter, autant que

possible, de produire une illusion de vérité : l’aspect du

passé retenu risque de devenir un miroir déformant de la

réalité historique, toujours mouvante et plurielle. Aussi

convient-il de réfléchir longuement avant de retenir telle ou

telle expression.

Pour nous aider, convoquons en renfort quelques historiens

majeurs. Pour D. Milo, le travail de périodisation conduit à

« trahir le temps ». De même, Koselleck a attiré l’attention

des historiens sur la complexité sociale : le travail de

périodisation risque de conduire à une dangereuse

simplification, en raison la « contemporanéité du non-

contemporain », c’est-à-dire de la coexistence, dans une même

société, de formes sociales et culturelles anciennes et

nouvelles. L’historien doit donc éviter le piège des trames

unanimistes et laisser s’exprimer la variété des expériences et

des attentes, dans un récit nuancé.

Par exemple, le succès du salon des arts ménagers dans les

années 1950 ne doit pas faire oublier l’existence de

représentations divergentes, telle la Complainte du progrès de

Boris Vian : l’horizon d’attente des Français des années 1950

n’est donc pas unanimement progressiste et l’historien doit

être attentif à cette diversité.

Ces mises en garde sont utiles. Mais nos aînés nous disent

surtout ce qu’il ne faut pas faire et fournissent plus rarement

des recettes positives. C’est pourtant à l’historien de

réaliser cette opération de périodisation, parce que c’est à

lui que revient cette expertise : il doit trouver un équilibre

entre le caractère savant de la périodisation et ses finalités

pédagogique et politique.

Dans la société actuelle, il est le moins mal placé pour

le faire.

Deux principes sont en général mobilisés pour périodiser   :

Le plus classique est conforme à la tradition scientifique

du chercheur surplombant son objet. On observe une époque, on

la détache des scories non représentatives, on pose des bornes

chronologiques la distinguant des moments précédents et

suivants et on en exprime la quintessence dans une étiquette.

Traditionnellement, la formule qualifie la grandeur de

l’époque, plus ou moins élevée, à la manière du « grand

siècle » ou du « moyen-âge ». Dans ce cas, c’est au chercheur

d’exprimer la vérité du moment, ce qui soulève de nombreux

problèmes : le risque est important d’instrumentaliser le

passé. Par exemple, le XVIIe siècle a été transformé en « Grand

siècle », afin de l’opposer à celui des Lumières.

Désormais, les historiens admettent un autre principe pour

labelliser une période, à rebours des théories positivistes de

l’histoire : ils analysent les perceptions contemporaines.

Selon cette perspective, c’est aux contemporains d’avoir saisi

l’esprit de leur temps. Aux historiens d’être capables de

mettre en évidence ces perceptions et de les agglomérer dans

une formule, si possible indigène. Cette méthode explique que

« Renaissance » a été conservée, pour désigner l’époque courant

du milieu du XVe siècle au milieu du XVIe siècle : c’est

notamment parce que G. Vasari popularise la notion de rinascita

que les historiens actuels retiennent ce label.

Ces deux paradigmes s’opposent, mais tous deux ne sont pas

dénués de cohérence et de rigueur. Ce sont donc à leur aune que

nous mesurerons la pertinence de l’expression « Trente

Glorieuses ».

A) Les « Trente Glorieuses » au prisme d’une périodisation

positiviste

Jean Fourastié s’inscrit parmi les tenants du premier

principe : son ouvrage tente de montrer qu’ « en vérité, ces

années [1945-1975] sont glorieuses. » Qui est ce Jean

Fourastié ?

Il nait en 1907, dans la Nièvre, d’un père fonctionnaire

dans une famille catholique, appartient aux notables de

province et hérite des valeurs de son milieu et de sa

génération. Il est ensuite scolarisé au prestigieux collège des

Oratoriens à Juilly, où il reçoit une éducation catholique dont

il conserve l’empreinte, au temps du Tour de France par deux enfants

et du Petit Lavisse. Titulaire du Baccalauréat, il fait ses classes

préparatoires à Paris, est reçu à l’école Centrale, avant

d’opter, comme son père, pour l’administration des finances. En

1935, il se marie avec Françoise Moncany de Saint-Aignan.

Convaincu dès sa jeunesse du potentiel de l’économie, il

s’intéresse au progrès technique : Professeur au Conservatoire

National des Arts et Métiers à partir de 1941, il participe aux

travaux du Commissariat général au Plan dès 1947 ; lié aux

modernisateurs, il devient l’un des « « apôtres » de la

productivité ». Il se focalise sur l’économie, qui pourrait

accomplir le grand espoir de l’humanité, mais il s’écarte

nettement des marxistes sur le plan éthique : loin d’être

matérialiste, il distingue la science du religieux, valorise

certains aspects de la « tradition » et s’affirme conservateur

sur le plan moral.

J. Fourastié, Machinisme et bien-être, Paris, Minuit, 1951, 256

p., p. 242 : « le mal essentiel de notre siècle résulte de la difficulté où nous

nous trouvons de distinguer dans la tradition ce que est du domaine scientifique et

doit donc sans cesse être révisé, et ce qui est du domaine moral et religieux et doit

donc très probablement être conservé ou n’être que très prudemment modifié ».

Tous ces éléments biographiques le situent parmi les

idéologues du progrès, nourri d’humanités chrétiennes et de

culture traditionnelle. Dès lors, peut-on accepter cette vérité

révélée par Fourastié ? Par ce traditionaliste révérant la

gloire ?

Je ne le pense pas, parce que les années 1945-1975 ont

connu une formidable reconfiguration des valeurs et des normes.

Ce sont celles du triomphe de l’individu et de son bonheur :

l’activité des hommes est de moins en moins influencée par la

recherche de la gloire. Cette dernière renvoie en effet à une

réalisation publique et a connu un processus de démonétisation.

Au contraire, les bouleversements des pratiques et des éthiques

se réalisent au nom du bonheur. Désormais, l’idéal invite

plutôt à être heureux, qu’à être glorieux.

Partant, le qualificatif «   glorieux   » n’est pas approprié

pour caractériser la spécificité de cette phase de l’histoire

de France   : le sacre du bonheur interdit de placer la période

1945-1975 sous les auspices de la valeur gloire.

De surcroit, les propos de Fourastié en 1979 ne sont pas

le résultat d’une analyse scientifique, mais procèdent d’un

regard vieillissant et nostalgique.

Dans les années 1950, il a cru à la société des loisirs.

Pour lui, elle devait donner naissance à un homme civilisé,

féru de plaisir intellectuel, parce que Fourastié estimait que

« le plaisir grossier ne convient pas aux longs loisirs ». En

d’autres termes, à force d’avoir du temps libre, les hommes

auraient dû, pour Fourastié, se cultiver.

Dans les années 1960, il a été déçu par la « la

civilisation de consommation » : contrairement à ses

prévisions, l’augmentation du temps de loisir ne conduit pas

mécaniquement à civiliser l’homme.

Dans les années 1970, il évolue : à plus de soixante dix

ans, sa déception face aux évolutions sociales s’est

transformée en nostalgie et celle-ci a radouci son regard

rétrospectif. Il a oublié le dépit ressenti face à la société

de consommation et propose, a posteriori, l’équation croissance =

gloire, éloignée pourtant de la conception traditionnelle.

D’ailleurs, il est forcé de concéder dans son ouvrage que

ce ne sont ni les hauts faits militaires ou culturels, ni les

arts tout de « dérision et de décomposition » qui mènent à la

gloire, mais l’économie.

Aujourd’hui, nos valeurs, nos regards et nos objectifs ne

sont plus ceux de Fourastié. Aussi l’historien du XXIe siècle

ne peut accepter comme tel l’énoncé de la vérité d’une époque :

d’une part, une période ne se réduit pas à son histoire

économique et Fourastié lui-même reconnait que les autres

versions de l’histoire ne doivent pas être qualifiées ainsi.

D’autre part, même l’histoire économique de l’époque a des

zones d’ombres, comme le révèle l’existence des laissés pour

compte de la modernité, de ses exclus ou encore des nombreuses

voix dissonantes. Dès lors, le qualificatif « glorieux » parait

mal choisi.

Quelle que soit la manière dont on les qualifie, ces trois

décennies pourraient en revanche correspondre à une période

unifiée : dans quelle mesure constituent-elles une période

d’histoire totale ?

Pour Fourastié, ce sont les années 1945-1975 qui « ont

résolu des problèmes tragiques et millénaires ». Le célèbre

prélude de l’ouvrage, une analyse micro-historique au cours de

laquelle il compare deux villages – Madère et Cessac, en

réalité la même commune, Douelle dans le Lot, en 1946 puis en

1975 – résume l’ensemble de l’argumentation du volume :

L’écart qui sépare Cessac de Madère, et plus encore, du Douelle de 1830 et de 1750,

l’élévation de l’espérance de vie, la réduction de la morbidité et des souffrances physiques, la

possibilité matérielle pour l’homme moyen d’accéder aux formes naguère inaccessibles de

l’information, de l’art, de la culture, suffit, même si cet homme moyen s’avère souvent

indigne de ces bienfaits, à nous faire penser que la réalisation au XXe siècle du Grand Espoir

de l’humanité est une époque glorieuse dans l’histoire des hommes.

Certes. Face à la convocation d’aspects aussi consensuels

de la vie humaine, le lecteur ne peut qu’acquiescer. Toutefois,

l’historien peut s’interroger sur la pertinence de la période

chronologique découpée pour saisir ces évolutions majeures.

L’allongement de l’espérance de vie est ainsi un phénomène

qui s’enracine dans un temps plus long (progrès de l’hygiène au

XIXe, découverte du vaccin et des antibiotiques au cours du

premier XXe siècle) et dure bien au–delà de 1975. De même, la

possibilité d’accéder à la culture est une avancée notable,

bien entendu. Force est toutefois de convenir que le processus

ni ne débute pas en 1945 (la diffusion de la lecture au XIXe

siècle en est le préalable), ni ne s’achève en 1975. Enfin, en

ce qui concerne la « réduction […] des souffrances », la

plupart des appareils ménagers qui s’installent dans les foyers

ont été inventés dès avant 1945 : si « Moulinex libére la

femme » dans les années 1950, c’est donc grâce aux efforts

d’une kyrielle d’inventeurs du XIXe et du premier XXe siècles.

De surcroit, les transformations matérielles, qui

permettent à Fourastié de justifier les « Trente Glorieuses »,

n’envahissent massivement le quotidien des Français qu’au

milieu des années 1960 (les bénéfices de la croissance ont

d’abord été absorbés par la reconstruction et les

investissements productifs, puis par les guerres coloniales) :

les taux d’équipement des ménages en biens durables (TV, auto,

frigo, machine à laver et aspirateur) ne dépassent les 50% qu’à

partir des 1965 (sauf pour le réfrigérateur, dont la moitié des

foyers est équipée dès 1963). A suivre les arguments de

Fourastié lui-même, les « Trente Glorieuses » ne seraient

glorieuses que dans leur dernière décennie…

Isoler les années 1945-1975 et estimer qu’elles sont

celles où s’est réalisé « le Grand espoir de l’humanité », c’est

mal rendre grâce aux époques précédentes, qui ont largement

participé aux « glorieux » accomplissements, ainsi qu’aux

années suivantes, au cours desquelles les transformations

sociales n’ont pas cessé. Ce découpage semble donc peu adapté à

la réalité historique   : non seulement il ne correspond pas aux

césures de l’histoire traditionnelle, qu’elle soit politique,

religieuse, diplomatique ou militaire, mais encore, il fait fi

des paradigmes historiques plus contemporains, tels l’histoire

des techniques ou des objets, l’histoire culturelle ou

l’histoire sociale.

Les TG ne correspondent donc pas à une période d’histoire

totale. Correspondent-elles, à tout le moins, à une période

unifié de l’histoire économique ? En réalité, les synthèses

d’histoire économique reconnaissent l’existence de plusieurs

phases entre 1945 et 1975 : ces années ne sont pas marquées du

sceau de l’unité.

La plupart des manuels universitaires d’histoire

économique évoquent les « Trente Glorieuses », mais aucun ne

les constitue en période unifiée : inventée par un économiste,

les « Trente Glorieuses » semblent avoir été abandonnées par la

discipline ; lorsqu’ils l’utilisent, les historiens de

l’économie renvoient à une période de mutations sociales et

culturelles, c’est-à-dire à des événements n’appartenant pas

strictement au champ économique3. Désormais prévaut, en

histoire économique, un récit établissant un contraste entre

deux périodes : la « reconstruction », depuis la Libération

jusqu’au milieu des années 1950, voire, jusqu’en 1958 ;

« l’ouverture », de la fin des années 1950 jusqu’au choc

pétrolier de 1973.

En outre, les historiens de l’économie révèlent

l’existence de signes avant-coureurs de la crise, dès 1967-

1968. Il fallait déjà amputer deux ans aux glorieuses – le choc

pétrolier intervient en 1973 – il faut dès lors leur en retirer

sept. Au total, les « Trente Glorieuses » fondent comme peau de

chagrin 

Plutôt que d’élaguer la période pour la faire correspondre

à sa supposée gloire, il conviendrait de reconnaître que la

locution « Trente Glorieuses » ne correspond pas à l’expression

d’une vérité historique, ni à la quintessence des années 1945-

1975 : elle est peu conforme aux évolutions sociales et

culturelles et elle homogénéise indûment une période désunie.

3 Le champ des historiens de l’économie, parcouru de tensions, est loind’être homogène. Mais ces historiens, libéraux ou marxistes, contemporainsou cadets de Fourastié, se rejoignent dans un usage circonspect des« Trente Glorieuses », dans leur publications savantes comme dans leurssynthèses universitaires : ils ne l’utilisent pas pour unifier l’histoireéconomique des années 1945-1975, les assortissent de guillemets en seréférant à Jean Fourastié et renvoient à une trame d’événements culturelset sociaux.

Après l’avoir examiné à l’aune de la méthode

traditionnelle de périodisation, il faut donc revenir sur ce

label. Sauf si l’on accepte que le qualificatif de trois

décennies soit déterminé par la croissance et que cette

croissance puisse être dite « glorieuse ». Mais ce serait

reconnaître la domination de l’économie, voire l’impérialisme

des économistes dans le champ des sciences humaines et il me

parait dangereux de souscrire à un tel point de vue :

l’histoire totale n’est pas seulement économique et le

paradigme historiographique de E. Labrousse semble avoir fait

long feu.

B) LES « TRENTE GLORIEUSES » ET LES PERCEPTIONS CONTEMPORAINES

Cependant, les années 1945-1975 pourraient correspondre à

une période ressentie comme glorieuse par les Français et,

partant, les « Trente Glorieuses » acquérir une nouvelle

légitimité historiographique. J’en arrive maintenant à examiner

l’usage des TG à l’aune du second principe de périodisation : Y

a-t-il adéquation entre la formule et les expériences des

contemporains, leurs perceptions de l’histoire en cours ?

A ce propos, Fourastié prédit que « les historiens qui,

tôt ou tard, dépouilleront les journaux de la période 1946-

1975, y trouveront peu de témoignages de l’ardeur et de la joie

du peuple français ». En outre, il reconnait la difficulté de

la tâche : « il faudrait évidemment un gros livre pour étudier

d’une manière tant soit peu sérieuse des phénomènes aussi

complexes, où les statistiques sont muettes, où rien n’est

simple, où tout est nuancé, où toute tendance est toujours

accompagnée de tendances différentes, et parfois opposées».

Il est vrai que, pour aborder les sensibilités,

l’historien est dans une situation délicate : il doit pouvoir

les objectiver à partir de sources conservées. Celui du second

XXe siècle dispose toutefois d’une masse documentaire

indisponible pour les périodes antérieures : les sondages,

régulièrement menés par des instituts en plein développement.

Travailler à partir d’enquêtes d’opinions nécessite

quelques précisions méthodologiques, dans la mesure où de

nombreux chercheurs estiment que « l’opinion publique n’existe

pas ».

Les sondages ne révèlent pas une sensibilité latente :

loin d’être un reflet – même déformé – du social, ils

témoignent surtout des représentations et des objectifs

préconçus des sondeurs et de leurs commanditaires, et

desservent un besoin instrumental. Mais, quelle que soit notre

perspective ontologique sur l’opinion, on doit les utiliser,

parce qu’ils sont fortement médiatisés : ils sont diffusés sur

de grandes échelles, si bien que leurs résultats deviennent

performatifs et contribuent à modeler ce dont ils prétendent

témoigner ; en d’autres termes, ils construisent les

perceptions et les croyances. Que les sondages reflètent une

opinion préalable ou anticipent l’avenir, ils doivent donc être

mis à profit, avec circonspection.

Certes, les sondages, comme tous les documents

historiques, « ne sont pas de bons témoins » et doivent être

critiqués. Mais il serait regrettable de se priver de les

utiliser quand ils prouvent, depuis leur invention et jusqu’à

nos jours, leur efficacité : Gallup a bâti sa réputation en

prédisant l’élection de Roosevelt grâce à la technique des

sondages par échantillon représentatif et les analystes de

sciences politiques les utilisent quotidiennement ; les

spécialistes des marchés utilisent les enquêtes d’opinion afin

de dénicher les besoins non comblés ou de mieux écouler les

produits et ils semblent y trouver leur compte, puisqu’ils

continuent, depuis plus de 80 ans, à les commander, au prix

fort, à des instituts spécialisés ; les sociologues font passer

des questionnaires quantitatifs déclaratifs, après les avoir

profilé grâce aux entretiens semi-directifs et ils peuvent,

grâce à eux, construire des théories validées par la communauté

scientifique4.

Dès lors, l’historien doit aussi s’en servir, tout en se

préservant des biais grâce à une méthodologie ad hoc : il doit

éviter d’en faire un usage journalistique, et s’en tenir à une

utilisation scientifique.

Quelques règles sont donc nécessaires   :

1) Ne sélectionner que des sondages réalisés auprès

d’échantillons représentatifs rigoureusement

construits, afin de ne pas cantonner l’analyse aux

seuls sondés et de pouvoir monter en généralité.

4 Remarquons d’ailleurs, à propos des sociologues, que c’est grâce auxsondages que Bourdieu lui-même construit la distinction : c’est à partird’enquêtes d’opinion que l’auteur de « l’opinion publique n’existe pas »établit les corrélations, puis les généralisent (Pierre BOURDIEU, La distinction :critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979, 670 p.).

2) Etre attentif aux intervalles de confiance, qui

dépendent principalement de la taille des échantillons

(le plus souvent 5%, lorsque 1000 individus sont

interrogés), pour ne pas commettre d’erreur

d’interprétation : Cf. les journalistes, qui commentent

des différences non significatives.

3) Eviter les questions ayant abouti à des taux élevés de

non réponse, parce qu’une abstention faible indique que

la question n’a pas été imposée par les sondeurs.

4) Préférer les questions ouvertes aux questions fermées,

afin de laisser la parole aux sondés plutôt qu’aux

sondeurs

5) Travailler à partir de séries identiques (ou à tout le

moins comparables), parce que les résultats bruts

procèdent notamment d’une norme sociale de désirabilité

(l’enquêté a toujours tendance à déformer sa réponse en

fonction des attentes qu’ils supposent chez

l’enquêteur : on déclare plus difficilement voter pour

Le Pen). Les variations entre deux sondages sont plus

significatives (en général, la norme de désirabilité

n’a guère varié durant le court laps de temps entre les

enquêtes, si bien que son effet, identique, peut

facilement être circonscrit).

Cette dernière règle est la plus délicate   : la mise en

série de sondages strictement identiques n’est, souvent, pas

possible. On doit donc être attentif aux libellés des questions

et ne pas confondre, par exemple, le « pouvoir d’achat » et la

« conjoncture économique », parce que ces termes ne renvoient

pas, pour le sondé, à la même réalité. Dès lors, on ne peut

mettre en série deux sondages, portant sur l’évolution, l’un de

la « conjoncture économique », l’autre du « pouvoir d’achat ». 

Mais on doit réfléchir à la réalité évoquée par les

questions et à la manière dont les termes sont compris par les

sondés : le « pouvoir d’achat » renvoie à la situation

personnelle tandis que la « conjoncture » évoque plutôt le

sentiment vis-à-vis de l’histoire économique nationale.

Partant, il est possible de conjuguer ces deux derniers

sondages.

Surtout et pour finir, il ne faut jamais perdre de vue

qu’un unique sondage n’est jamais probant. C’est le

dépouillement exhaustif des enquêtes et la réunion d’un grand

nombre d’entre elles qui permettra d’étayer solidement la

réponse à la question   : comment les contemporains ont vécu les

années 1945-1975 ?

A l’aube des années 1945-1975, les années de Libération

sont loin de constituer une période faste. Dès Les premiers beaux

Jours passés, les perceptions sont majoritairement pessimistes :

la France a été battue et de nombreux Français regrettent la

perte de la grandeur passée ; ils craignent un nouveau conflit

mondial et éprouvent maintes difficultés, qui sont loin de les

conduire vers un sentiment de gloire. Ainsi, en juin 1947, 78%

de la population estiment que la « situation économique en

France est moins bonne qu’il y a un an ». Les sondés justifient

cette opinion par les problèmes du « ravitaillement », la

« hausse du coût de la vie » et le « mauvais état de la

monnaie ».

La fin du consensus social de la Libération, les

mouvements de grève de novembre-décembre 1947 – non-

insurrectionnels, mais perçus comme tels par les contemporains

– ne contribuent pas à l’optimisme : en octobre 1948, 65% des

Français jugent que « le gouvernement actuel ne parviendra pas

à surmonter les difficultés présentes ». Le constat est sans

appel : la fin de la guerre n’a pas inauguré une embellie

durable des perceptions vis-à-vis de l’évolution à court ou

moyen terme de l’histoire économique et politique.

Les enquêtes « bilan de l’année », régulièrement menées

entre 1946 et 1950, soulignent également la faible diffusion

des expériences positives. Le tableau ci-dessous révèle ainsi

la faible proportion d’individus estimant que l’année écoulée a

apporté une amélioration des conditions de vie entre 1946 et

1950 :

Le bilan de l’année écoulée (sources : Sondages, 1945-1950 ; Services des

Sondages et Statistiques, 1945-1951, méthodologie des sondages :

question fermée, pour les libellés, cf. précisions ci-dessous).

Améliora

tion

Détérior

ation

Sans

changement

Ns

p

Précision sur la

questionmai-

46

5 76 17 2 (1)

sept-

47

4 78 14 4 (2)

mars- 9 59 31 1 (3)

48mai-

48

25 32 39 4 (2)

janv-

49

34 37 29 (4)

juil-

49

17 39 42 2 (2)

nov-

50

14 34 50 (2)

(1) Sondages, 1/5/1946, p. 114 : « dans l’ensemble,

l’année écoulée vous a-t-elle déçu ou satisfait ?»

(2) Sondages : « d’une manière générale, trouvez-vous que

les choses vont mieux ou plus mal que l’année dernière ? »

(la question fermée admettait une réponse neutre)

(3) SSS : « par rapport à l'année dernière à pareille

époque, avez-vous l'impression que votre situation

personnelle se soit empirée, améliorée, sans changement ?

»

(4) Sondages : « l’année 1948 a-t-elle été pour vous

meilleure ou moins bonne que l’année précédente ? »

(option neutre absente de la question fermée)

Entre 1946 et 1950, les sondés sont toujours plus

nombreux à estimer que l’histoire, « personnelle » ou

« générale » va en se détériorant. Tel est le bilan, peu

glorieux, des premières années suivant la Seconde Guerre

mondiale : si l’on suit les perceptions contemporaines, les

« Trente Glorieuses » ne peuvent commencer en 1945.

Certes, l’année 1949, avec la fin du rationnement, marque

une césure perçue. Mais la majorité des Français n’estime pas,

en 1950, avoir surmonté les difficultés liées à la guerre,

selon une enquête de l’INED menée auprès d’un échantillon de

2230 individus représentatifs de la population française âgée

de plus de vingt ans. A cette date, 55% estiment que leur

« niveau de vie » personnel est « inférieur » à celui de 1939 ;

27% qu’il est « sensiblement le même » ; 15% qu’il est

« supérieur » (3% de non-réponses)5. L’évolution individuelle

est donc plus souvent perçue sur une pente déclinante et les

efforts de la reconstruction n’ont pas semblé suffisamment

performants pour surmonter le passé récent : les années de

libération sont, pour les contemporains, loin d’être

glorieuses.

Dans les années 1950, plusieurs enquêtes comparables

rendent publiques, d’une part, une amélioration du sentiment

vis-à-vis de l’histoire récente, d’autre part, le maintien

d’une opinion majoritaire pessimiste selon laquelle l’évolution

n’a rien de glorieux.

En 1954, 1956 et 1957, trois études s’intéressent à la

perception de l’évolution du niveau de vie depuis cinq ans et

posent, auprès d’échantillons représentatifs, de la population

urbaine salariée pour la première et de la population française

âgée de plus de vingt ans pour les suivantes, la question

suivante : « votre niveau de vie s'est-il amélioré ou non

depuis 1950 ? » Entre 32% et 37% des échantillons répondent

5 Alain GIRARD, « Une enquête sur les besoins des familles », Population,1950, vol 5/n°4, pp. 713-733, p. 715.

« oui » ; entre 55% et 57% répondent « non » (les non-réponses

sont comprises entre 8% et 11%)6. De même, l’INED réitère, en

novembre 1956, la question de 1950 et demande aux interviewés

de juger de leur vie présente à l’aune de 1939 : à cette date,

39% des sondés estiment que « la vie est plus difficile qu’en

1939 » ; 31% jugent qu’elle est identique et 24% qu’elle « est

plus facile » (6% de non-réponses).

D’un coté, une proportion notable et croissante de la

population déclare avoir fait l’expérience d’un progrès, mais

d’un autre coté, ils restent plus nombreux, au milieu des

années 1950, à juger d’un déclin : l’inflexion est donc

remarquable, mais les réponses majoritaires invalident

l’appellation « Trente Glorieuses ».

Dans la même veine, les enquêtes portant sur les espoirs

d’amélioration dans les années 1950 mettent également en

évidence la faible prévalence d’une vision sereine du proche

avenir. Cinq enquêtes, réalisées par l’IFOP et l’INED en 1956

et en 1957, soulignent que les prévisions économiques sont

majoritairement pessimistes : moins de 30% des Français

estiment que « leurs conditions de vie » ou « leur niveau de

vie » – réalités sensiblement équivalentes mesurées par les

enquêtes – vont « s’améliorer au cours des cinq années à

venir ». Ce pessimisme procède notamment de la guerre

d’Algérie, qui inquiète les citoyens. Loin d’avoir été vécue

6 Commissariat au Plan, Enquête sur les tendances de la consommation des salariés urbains.Vous gagnez 20% de plus, qu’en faites-vous ?, préface de Martin HIRSCH, Paris,Imprimerie nationale, 1955, 106 p., p. 27 ; Sondages, 1956/3, p. 12 ;Sondages, 1958.

comme une période faste, la seconde moitié des années 1950 est

entachée par cette guerre.

Les opinions positives sur la situation économique sont

plus répandues, mais la majorité des Français n’adhèrent pas à

cette version optimiste de l’histoire économique : pour eux,

leurs conditions ne s’améliorent pas et elles ne s’amenderont

pas avant longtemps. Fourastié semble donc avoir raison

lorsqu’il évoque « la morosité » ou « l’inquiétude » des

contemporains des « Trente Glorieuses ». Par conséquent et

selon le principe de périodisation compréhensif, les années

1950 ne peuvent en être partie prenante.

L’actualité politique de l’année 1958 marque une rupture

perçue, mais le retour aux affaires de De Gaulle ne supprime

pas les expériences négatives vis-à-vis du sens de l’histoire   :

l’effet De Gaulle n’est sensible qu’au niveau des espoirs.

En août 1958, 63% de l’échantillon représentatif estime

« l’avenir plus encourageant », ce qui signale une embellie

liée au changement politique. De même, deux enquêtes réalisées

au printemps 1959 mettent en exergue la plus grande diffusion

de l’espoir à l’égard de « la situation économique de la

France » : plus de 40% des sondés sont désormais optimistes ;

les pessimistes ne constituent plus qu’une proportion

inférieure à 15%. Par rapport aux taux relevés avant 1958,

force est de constater une transformation importante : les

Français semblent désormais être plus nombreux à espérer qu’à

désespérer.

Mais la réelle évolution n’intervient que vers 1962, qui

constitue une articulation plus pertinente que 1958 : les

« horizons d’attente » ont enregistré l’avènement du général de

Gaulle comme un signe positif, mais les expériences ne se

transforment que plus tard.

En septembre 1961, un sondage (« aujourd’hui, est-ce que

votre pouvoir d’achat est supérieur, inférieur, ou égal à ce

qu’il était il y a un an ? ») signale ainsi la persistance des

perceptions négatives : 7% des Français jugent que leur pouvoir

d’achat a progressé, 27% qu’il est identique et 64% qu’il a

diminué. Certes, par rapport à un sondage identique réalisé en

1958, qui fournissait la partition 3%-15%-79%, les sensibilités

négatives ont régressé, mais les opinions positives restent

identiques (entre 3 et 7%, la différence n’est pas

significative, vu l’intervalle de confiance des sondages), et

très minoritaires : les ménages expérimentent d’importantes

difficultés pécuniaires et la France reste investie dans des

conflits coloniaux dont les conséquences sont sensibles en

métropole.

La rupture intervient en 1962, comme le signalent deux

sondages identiques (« du point de vue matériel, vivez-vous

mieux, plus mal ou de la même façon qu’avant l’arrivée du

général de Gaulle au pouvoir ? »), réalisés l’un en novembre

1961, l’autre en septembre 1962. Lors du premier, 7% répondent

« mieux », 58% « de la même façon » et 33% « plus mal » (2% de

non-réponses) ; lors du second, ces proportions sont de 20%,

47% et 28% (5% de non-réponses). Les opinions positives se sont

donc significativement propagées et les négatives ont régressé

entre ces deux dates. De même, l’IFOP recommence, à partir de

janvier 1962, les bilans annuels et la courbe ci-dessous

présente les résultats de ces enquêtes pour les années 1961-

1967:

Dès janvier 1962, les Français sont plus nombreux à

trouver que 1961 a été une bonne année. La tendance à la baisse

des courbes pour l’année 1962 s’explique par l’ajout d’une

classe « ni bonne ni mauvaise » à partir de janvier 1963.

D’ailleurs, l’écart entre les sensibilités positives et

négatives ne diminue par pour 1962, mais s’accroît. La

propagation des opinions positives sur l’année écoulée se

perpétue par la suite : une nouvelle phase semble avoir débuté,

pendant laquelle un nombre croissant de Français s’estime

satisfait du cours des choses.

Au cours de cette nouvelle période, l’espérance

d’amélioration est également largement majoritaire, comme le

met en évidence la courbe ci-contre : c’est sans doute que les

expériences positives nourrissent une certaine sérénité et

laissent prévoir de nouveaux progrès.

Ainsi, après la phase de survie liée à la guerre et à

l’occupation, la majorité des Français a perçu l’histoire des

années 1948-1962 sous les auspices du déclin : sur les plans

politique, économique et international, le pays connaît de

graves difficultés, qui se traduisent subjectivement sous la

forme d’anxiété et d’expériences négatives.

Avant le milieu des années 1950, la majorité n’a pas

l’impression d’avoir retrouvé un niveau de vie comparable à

celui d’avant-guerre ; à partir de 1956, la guerre d’Algérie

focalise les attentions et ternit considérablement les

sentiments à l’égard de l’histoire. 1958 constitue bien un

changement perçu, mais ses effets ne sont réels qu’au niveau

des attentes. Il faut attendre le début des années 1960 et

particulièrement l’année 1962 pour que les expériences

déclarées des Français signalent une amélioration perçue des

conditions de vie.

Une nouvelle phase de l’histoire telle que la perçoivent

les acteurs commence, marquée par la paix, la stabilité

politique et le progrès des conditions de vie. Contrairement

aux assertions de Fourastié, la « morosité » et

« l’inquiétude » chroniques des Français semblent s’être

partiellement dissipées au cours de ce moment spécifique de

l’histoire de France. Dès lors, les « Trente Glorieuses » ne

constituent pas une période unifiée, du point de vue des

perceptions contemporaines

L’époque faste ne débute qu’aux alentours de 1962 : la

France entre dans une phase de paix – qui a un effet subjectif

considérable au sein d’une population qui a connu une, voire

deux, guerres mondiales, puis une série de conflits coloniaux

au cours desquels le contingent a été mobilisé – et la

population bénéficie plus directement des fruits de la

croissance économique via la transformation des conditions de

vie quotidienne. Ces éléments rendent compte de l’unanimisme

des réponses à une question posée en 1965 auprès d’un

échantillon représentatif des jeunes de 15 à 20 ans : 96% des

sondés s’estiment « heureux de vivre à notre époque7 ».

Ce moment se prolonge par delà 1968, qui ne transforme pas

considérablement les opinions face à l’histoire en cours. Les

péripéties du printemps conduisent à une diminution de

l’optimisme des Français et à un accroissement des incertitudes

face à l’avenir, mais ne ternissent que modérément les

expériences. Ainsi, le bilan personnel de l’année 1968 reste

positif : 44% des « adultes » et 58% des « jeunes » estiment

7 Sondages, 1968/4. Par comparaison, les résultats d’un sondage quasimentidentique (« êtes-vous heureux ou malheureux de vivre à l’époqueactuelle ? ») réalisé par l’IFOP pour le compte du magazine Réalités en 1955,certes auprès d’un échantillon représentatif de la population (et non desseuls jeunes), donnait une toute autre image de l’opinion des Français vis-à-vis de l’histoire : seulement 48% des sondés se déclaraient alors« heureux » (Réalités, décembre 1955, pp. 80-88).

que l’année a été « bonne », quand 40% des adultes et 34% des

« jeunes » jugent qu’elle a été « mauvaise ». Le solde est

moins positif que pour les années précédentes, mais les

contents, y compris parmi les « adultes », sont plus nombreux

que les mécontents.

On ne dispose pas, pour ces années, de question portant

sur l’évolution perçue du niveau de vie, mais huit enquêtes,

réalisées entre 1970 et 1972 et portant sur les difficultés à

« boucler le budget », soulignent une amélioration subjective :

quand plus de 44% avaient « beaucoup de mal » à « boucler leur

budget » dans les années 1950, ils ne sont plus qu’une

proportion oscillant entre 18% et 30% à déclarer avoir

« beaucoup de difficultés à [le] boucler »8.

Mai 1968 a constitué un séisme perçu, mais les

perturbations induites par les événements restent relativement

superficielles : dès lors que l’ordre revient, les Français

sont rassurés et reprennent une vie quotidienne normale. Leurs

prévisions concernant leur « revenu » restent plutôt

optimistes, comme le soulignent les courbes ci-dessous,

remarquablement stables pour la période 1969-1971 :

8 En 1954 selon une enquête réalisée par le Commissariat au Plan et en 1958selon une enquête de l’IFOP (Commissariat au Plan, Enquête sur les tendances, op.cit…, p. 29 ; Sondages, 1958/3, p. 11). Pour les enquêtes 1970-1972, Cf.Sondages, années 1970-1973. La différence de formulation entre ces enquêtesest négligeable et les questions, toutes deux fermées avec trois options deréponses possibles, renvoient à la même réalité : en 1954, on leur demande« avez-vous du mal à boucler votre budget, ou est-ce que vous y arrivez àpeu près, ou bien ? » et en 1970-1972, « avez-vous des difficultés pourboucler votre budget ? » (réponses possibles : « beaucoup », « un peu »,« pas du tout »).

Nov-69 Dec-70 Feb-71 Nov-7101020304050

Les prévisions à l'égard de son "revenu" entre 1969 et 1971

HausseBaisseMaintenu

Entre 1969 et 1971, la tendance majoritaire est à la

prévision à l’identique ; les Français sont un peu plus

nombreux à estimer que leur « revenu » va augmenter, plutôt que

baisser. Par rapport à 1958, année au cours de laquelle la même

question avait été posée, la différence est importante : 5%

prévoyaient une hausse, 49% une baisse et 18% le maintien.

L’allure des courbes s’est inversée en douze ans et la

confiance est nettement mieux partagée, tout comme l’attitude

satisfaite à l’égard de son « budget ».

En revanche, la période 1967-1974 connaît une diminution

des espérances de progrès à long terme. Plusieurs enquêtes

identiques réalisées en 1967 et en 1974 signalent cette

inflexion : en 1967, 35% de la population estime qu’en l’an

2000, l’espérance de vie aura atteint cent ans ; en 1974, ils

ne sont plus que 17% ; en 1967, 53% estime que, « dans vingt

ans », « l’on vivra mieux que maintenant » ; en 1974, 25%. Mais

ces attitudes plus inquiètes face l’avenir lointain n’entament

pas la qualité des expériences présentes. Ce dernier résultat

étonne d’ailleurs les observateurs. Ils commentent ainsi :

« d’habitude, les Français ont plutôt tendance à grogner « ça va

mal aujourd’hui », tout en espérant « ça ira mieux demain ».  »

Jusqu’en 1975 et malgré 1968, l’histoire récente est

placée, par de larges groupes de Français, sous le signe du

mieux : le spectre de la guerre s’éloigne ; les conditions de

vie s’améliorent ; l’ouverture des possibles permet à quelques

groupes sociaux d’expérimenter une évolution positive.

L’irruption de « la crise » conduit à une modification des

perceptions et à une nouvelle phase de l’histoire subjective.

A partir de 1975, les difficultés économiques, d’abord

perçues sous la forme d’un soubresaut conjoncturel, ne sont

plus jugées passagères. Pour les Français, elles constituent

les signes d’une crise chronique, comme le soulignent les

réponses à la question fermée, « parmi les issues possibles à

la situation économique actuelle (inflation, prix, emploi),

quelle est celle qui, pour vous, est la plus

vraisemblable ? » : 13% des Français choisissent une version

optimiste selon laquelle « le système économique des pays comme

la France se rétablit sans trop de mal de la situation

actuelle », 17% préfèrent l’option médiane selon laquelle « on

sortira de la situation actuelle, mais il y en aura d’autres du

même genre », tandis que 70% élisent l’opinion catastrophique

(« c’est l’effondrement du système économique des pays comme la

France »).

Cette partition connaît des variations selon

l’appartenance politique : les électeurs de Mitterrand sont

ainsi 83% à désigner l’option la plus pessimiste, 6% la version

la plus rose et 17% l’intermédiaire. Mais ceux de Giscard,

pourtant les plus optimistes, sont 57% à voir dans la situation

présente un « effondrement du système » : à partir de 1975, la

plupart des Français estiment vivre une crise durable, qui

amoindrit leurs espoirs économiques collectifs.

C’est que divers médias ont diffusé l’idée de la crise et

que cette labellisation du destin collectif a connu un large

succès. Sur ce point la confrontation des trois couvertures

réalisées par Le Point, lors de numéros présentant les résultats

d’enquêtes sur le bonheur, est révélatrice : en 1974, la une

présente un dessin stylisé de la France sur lequel est inscrit

« Où vit-on heureux en France ? ». Dans les articles, quelques

allusions à la moins bonne conjoncture économique et au pétrole

montrent que le choc pétrolier a été perçu, mais la situation

n’est pas siglée sous le titre « la crise ».

En 1976 en revanche, la couverture présente également

l’hexagone, mais le bandeau qui l’accompagne est tout différent

et signale l’existence du sceau « crise » : « Depuis la crise,

où vit-on heureux en France ? » En outre, le chapeau de

l’article révèle que, désormais, l’époque actuelle est celle de

« la crise » et les rédacteurs précisent qu’elle « a produit

son plein effet en 1975 seulement »9 : « la rédaction du Point a

décidé de renouveler cette enquête. Pourquoi ? Parce qu’il

s’est passé bien des choses depuis deux ans. Et d’abord la

crise, qui a modifié profondément la situation de l’emploi,

certaines habitudes de consommation, notre façon de voir le

présent et l’avenir. » 9 Ibid., p. 61.

Les rédacteurs reflètent et nourrissent un sentiment de

crise largement partagé. En 1978, le même dossier à nouveau

repris par Le Point ne vient pas signaler la fin de la crise.

Ainsi le classement des articles – « culture », « santé »,

« richesse », « agrément », « équipement », « insécurité » et

« crise »10 – révèle la prégnance de l’idée de crise, comme en

1976. Le soubresaut conjoncturel est donc dès 1975 transformé

en vécu de la crise.

A cet égard, la borne aval utilisée par Fourastié se

justifie pleinement : 1975 marque une césure vécue comme telle

sur le moment et clôture la période précédente, marquée par une

vision plus sereine de l’évolution historique et par une

amélioration perçue de la vie quotidienne.

Au terme de cette analyse d’histoire subjective, force est

de reconnaître que les trente années courant de 1945 à 1975

correspondent en réalité à deux périodes, si l’on exclut les

premières années de survie consécutives de la seconde guerre

mondiale : une première phase débutant aux alentours de 1948 et

s’achevant en 1962, caractérisée par une forte croissance

absorbée par les investissements productifs, par la Quatrième

République et par les guerres coloniales ; une seconde – 1962-

1975 – dont la spécificité est d’avoir été construite comme un

moment de progrès social, politique et culturel. Les réunir

sous la même appellation paraît donc peu justifié au regard du

principe compréhensif de périodisation.

CCL partie :

10 Le Point, n°294, 8-14 mai 1978, p. 91-102.

Ainsi espère-je vous avoir convaincu d’abandonner

l’expression Trente Glorieuses pour désigner les années 1945-

1975. Puisque l’on doit périodiser, il conviendrait à mon sens

de distinguer, d’une part, le moment de la reconstruction et

des guerres coloniales. D’autre part, j’ai proposé dans ma

thèse l’expression treize heureuses pour désigner les années

1962-1975.

Evidemment, la locution pose les problèmes inhérents à

toute opération de périodisation et d’étiquetage

historiographique : elle crée une illusion d’homogénéité à un

moment historique par nature hétérogène ; elle institue des

ruptures – 1962 et 1975 – toujours sujettes à caution, puisque

le réel ne change pas complètement en un an. Plus

spécifiquement, elle risque de nourrir la tendance, déjà

identifiée, à la construction d’un âge d’or des sociétés

occidentales   : l’usage social potentiel de l’expression treize

heureuses pourrait d’avance la condamner.

Toutefois, plusieurs aspects de la réalité historique

permettent de la justifier. L’histoire des normes souligne que

l’adjectif «   heureux   » est adapté aux années 1962-1975   : le

bonheur y devient une norme légitime, dont les autres normes

tirent leur propre bien-fondé. La locution « treize heureuses »

signale l’existence de cette vertu contemporaine, qui s’est

substituée aux autres : à la bourse des valeurs, c’est

l’évolution de la côte du bonheur qui est la plus remarquable

pour cette période. Il est donc juste de qualifier ces années

par la référence au bonheur.

Cette locution renvoie également à l’efficacité – en

matière de bonheur – des techniques mises en œuvre à cette

époque : sans disparaître totalement, de grands maux refluent –

mal logement, détresse des personnes âgées, précarité

sanitaire, pauvreté... – ce qui diminue le nombre de très

malheureux ; la consommation suscite une large adhésion et

beaucoup de contemporains sont heureux d’utiliser la pléiade de

nouveaux objets disponibles ; ceux qui s’en détachent, sous

l’influence de la pensée critique, expérimente une ouverture

des possibles (celles des années de Libération) qui les

conduit, souvent, à l’exaltation.

Ainsi, le niveau de bonheur déclaré, élevé à partir des

années 1950, croit dans les années 1960 et atteint un maximum

dans le début des années 1970. Les contemporains expriment, à

maintes reprises et dans le cours même de l’époque étudiée – et

non pas ex-post –, des opinions satisfaites : tous ne sont pas

heureux, mais les contents sont plus nombreux que précédemment

et que postérieurement.

Enfin, les années 1962-1975 constituent une phase au cours

de laquelle la France n’est engagée dans aucun conflit

militaire direct : le passé colonial est liquidé et le

contingent ne doit plus combattre outre-mer, ce qui rassure non

seulement les appelés, mais également leurs familles ; les

relations internationales connaissent une phase de détente,

après le règlement pacifique de la crise des fusées de 1962, si

bien que les craintes de guerre mondiale sont moins présentes.

Il ne faut pas sous-estimer l’effet de cet irénisme pour une

population qui a connu les guerres mondiales. Après 1975, la

France n’est toujours pas engagée militairement, mais l’effet

paix, sous l’influence de l’habitude, s’est partiellement

dissous. En outre, le regain des tensions internationales est

perçu par l’opinion, qui s’en inquiète, comme le montre les

sondages sur les craintes de guerre.

Après 1975, cette perception de l’histoire évolue   : le

mythe du progrès décline et l’irruption de la « crise »

transforme la perception du sens de l’histoire. De même, après

cette date, la déception – à l’égard de la capacité du

politique à produire des lendemains qui chantent, à l’égard des

techniques nouvelles, des libérations… – se répand et les

expériences sont moins positives. Ces traits confèrent une

unité à la période 1962-1975 : les malheureux n’ont pas

disparu, mais la tonalité des récits personnels est plus

heureuse qu’au cours des moments précédents et suivants.

Aussi la locution treize heureuses est-elle informée par

les sources : pertinence de la qualification par le terme

heureux, au cours d’une période marquée par la consécration du

bonheur ; foisonnement de techniques de la vie heureuse,

expérimentées par la majorité des Français ; sentiment de

progrès et plus grand bonheur déclaré. Ces trois éléments sont,

je l’espère, de nature à désactiver la répulsion atavique de

l’historien face au risque de construction d’un âge d’or.

Je ne souhaite ni simplifier, ni construire une version

poétique de l’histoire. Mais, je mets en évidence l’existence

d’un phénomène de synchronisation des perceptions de

l’histoire, ce qui ne constitue aucunement une entorse aux

règles de la méthode historique : plusieurs séries d’événements

convergent et confèrent aux années 1962-1975 un caractère

particulier, en France comme dans plusieurs pays d’Europe.

Cette spécificité explique peut-être en partie pourquoi les

années 1960 ont fourni, en Europe occidentale, le cadre de

mythes historiques.

II Construire et déconstruire le mythe : vers une

histoire culturelle européenne

Les « trente glorieuses » n’ont, on l’a dit, pas de strict

équivalent à l’étranger, mais d’autres pays d’Europe ont connu

des mythes comparables : la construction de l’âge d’or des

années 1960 est un phénomène européen, de même que la

déconstruction de cet âge d’or. Ce processus permet, comme nous

allons le montrer, de construire une histoire culturelle

européenne : celle de la perception de l’histoire.

A) Une diffusion rapide du mythe en Europe

La vision mythique des années 1960 s’est rapidement

diffusée en Europe. En Allemagne et en Italie, la notion de

miracle économique est même contemporaine des événements.

Rapidement popularisée, le terme qualifie aujourd’hui encore

les années 1958-1963 pour l’Italie et n’a pas que des

connotations économiques : il renvoie également aux

transformations de la vie quotidienne (diffusion rapide de la

consommation de masse) ainsi qu’aux évolutions culturelles

(Rock, libéralisation des mœurs…). Comme en France, cette

période mythique prend fin avec la crise et surtout,

spécificité Italienne, avec les années de plomb, celles de

l’exaspération des tensions politiques, avec les brigades

rouges…

De même en Allemagne, émerge rapidement une légende rose

des années 1960, celles du wirtschaftswunder (littéralement

miracle économique) contrastant à la fois avec la période

précédente, celle de la guerre, ainsi qu’avec la suivante : la

crise, qui touche assez durement l’Allemagne du milieu des

années 1970. Ainsi, des historiens de l’économie réalisent, la

même année que Fourastié, une périodisation assez proche. Je ne

suis pas spécialiste de l’Allemagne => si parmi vous se

trouvent des spécialistes de l’All, n’hésitez pas à formuler

des critiques sur ce point.

En Angleterre, la légende dorée apparait également

rapidement, comme le révèle D. Sandbrook : déjà, de nombreux

contemporains estimaient en 1957 que les choses n’avaient

jamais été aussi bonnes, comme le révèle la célèbre citation de

Macmillan.

DIAP suivante :les laisser lire.

Notons au passage que cette citation n’est pas uniquement

celle d’un politique en campagne qui fait le bilan de son

mandat et de celui de son prédécesseur (Eden, conservateur

comme Macmillan) : elle a connu une forte diffusion et un très

bon accueil des Anglais et c’est pour cela que l’on peut la

conserver et l’utiliser (attention à ne pas se saisir de

n’importe quelle citation qui convient à son logos, mais

uniquement des traits représentatifs, parce que consensuels).

Puis, les observateurs contemporains, entendons les

journalistes, construisent le mythe dès après les evts : Ainsi

de Christopher Booker dès 1969 (The Neophiliacs : The Revolution in

English life in the fifties and the sixties)

D. Sandbrook montre comment le mythe s’est diffusé, très

rapidement.

En France enfin, la publication de l’ouvrage de J.

Fourastié connaît un grand succès public : une réédition revue

et augmentée la même année et l’édition de poche paraît dès

1980. Fourastié n’est pas seulement à l’époque un économiste

renommé, c’est également un intellectuel célèbre, habitué des

plateaux télévisés, si bien que sa pensée se diffuse sur une

grande échelle.

La communauté historienne, pourtant majoritairement rétive

aux perspectives libérales de Fourastié, valide les « Trente

Glorieuses » et les diffuse largement au grand public, moins

par le biais des publications savantes que par celui des

manuels scolaires.

Malgré l’absence de  recul, l’expression y est incorporée

dès 1983 : chez Belin, elle désigne les années 1945-1975,

caractérisées par « une prospérité exceptionnelle ». En 1983,

dans la collection dirigée par Serge Berstein et Pierre Milza

chez Hatier, l’ouvrage de Fourastié n’est cité que comme

contrepoint bibliographique permettant de documenter le sujet 

« économie et société en France de 1945 à 1982 ». A cette date,

les années 1945-1975 ne sont pas encore constituées en période,

mais sont scindées en deux parties : la première est rattachée

aux années de libération ; la seconde appartient à « l’âge d’or

des pays industriels (1953-1974)  ». Chez Hatier, l’époque des

« trente glorieuses » (sans majuscule) n’apparaît qu’à partir

de 1989 ; elle est caractérisée par ses mutations. Dans ce

dernier manuel, « l’âge d’or » a disparu, remplacé par les

« trente glorieuses » ; leur domaine de validité n’est plus la

stricte histoire économique, mais l’histoire générale, y

compris sociale et culturelle. Depuis, tous les manuels

scolaires les consacrent : après un premier XXe siècle tragique

marqué par les guerres et l’entre-deux-guerres (la Belle époque

est généralement assimilée à un XIXe siècle finissant) et avant

les « crises » contemporaines, prennent place les « Trente

Glorieuses »11.

Dans le monde occidental touché par la crise dans les

années 1970, la période précédente devient ainsi une référence

consensuelle. Partout en Europe, le succès des mythes procède

des mêmes raisons.

D’une part, ils correspondent au sentiment rétrospectif

des contemporains : après les deux chocs pétroliers, avec la

hausse du chômage et la diminution de la croissance, ils

partagent la perception d’une rupture entre leur présent et

leur passé et éprouvent une nostalgie de la période d’expansion

économique. Aussi les formules, qui postulent un avant –11 L’expression a systématiquement gagné des majuscules ; elle renvoie à unetrame d’événements non seulement économiques, mais également sociaux etculturels.

les « Trente Glorieuses », les miracles, les sixties – et un

après – la « crise » – parviennent-elle à cristalliser et à

exprimer efficacement les représentations des acteurs.

D’autre part, leur fortune doit également être appréhendée

en fonction de leur effet apaisant : ils agissent comme un

baume. Or la crise a ouvert des plaies : les difficultés

économiques éprouvées sont soit réelles (perte d’emploi, budget

à équilibrer), soit envisagées par de larges groupes.

Partout en Europe, le mythe compense les souffrances

présentes par l’invocation d’un passé. Cela invite à

l’optimisme, puisque rien n’interdit le retour de l’âge d’or.

En outre, pour certains groupes d’Européens fort préoccupés du

déclin de leur pays depuis la fin de la Seconde Guerre

mondiale, les mythes offrent un récit économique glorieux,

contrepoint efficace de l’atonie des gestes nationales. Peu

importe le contenu réel des « Trente Glorieuses », des

« miracles » ou des « sixties », le fait de les porter au

pinacle constitue une manière de flatter le sentiment des

contemporains de la crise.

Le récit est d’une telle nature qu’il remporte une large

adhésion : flatteur, il séduit le grand public des années de

crise.

En France comme ailleurs, les TG et les autres locutions

mythiques ont la fonction des substituts alimentaires allégés :

faire usage de cet âge d’or light permet d’éviter la

connotation historiographique et politique douteuse de l’âge

d’or, tout en conservant sa propriété lénifiante.

Les expressions s’imposent donc, non parce qu’elles

correspondent aux sentiments éprouvés sur le moment, mais parce

qu’elles rencontrent les attentes du tournant des années 1970-

1980. Elles signalent à la fois la force de l’économisme

(puisque toutes les formules renvoient d’abord à une trame

d’évts économiques) et de la nostalgie de la fin du XXe siècle.

Or cette dernière caractéristique culturelle semble être

partagée par un certain nombre d’Européens : la mettre en

valeur permettrait peut-être de réaliser une histoire

culturelle de l’Europe, celle de l’économisme ou de la

nostalgie.

B) Conséquences du mythe : l’histoire des révolutions

culturelles en Europe

Conséquence de la prégnance sociale du mythe, les premiers

travaux historiens portant sur les années 1960 se sont d’abord

focalisés sur les changements culturels et les évolutions

sociales de l’époque : ils ont construit les années 1960 comme

celles des révolutions culturelles en Europe. Certains, de bon

aloi, peuvent d’ailleurs participer de la formation d’une

histoire culturelle européenne. Les libérations, les

transformations de la vie quotidienne, les pratiques

culturelles (premier sens de l’histoire cult : celle des

pratiques culturelles) évoluent partout en Europe dans un sens

similaire :

Ainsi de deux ouvrages entrent dans cette catégories :

Marwick, Arthur, The Sixties. Cultural Revolution in Britain, France, Italy,

and the United States, c. 1958-c. 1974 : une hist cult, fondée sur une

analyse de sources de presse (ac quelque dépouillements

exhaustif : Rodent revue confidentielle de la contre-culture

US, mais aussi Time, Ebony, Paris Match l’express), de documents

publiés (dont la liste, parait-il trop importante, n’est pas

fournie dans les annexes, signe d’une absence de démarche

systématique) et de papiers personnels. L’ouvrage penche en

faveur de la thèse de la révo cult et souligne, dans une

démarche comparatiste louable, le fait qu’elle touche

l’ensemble des quatre pays, soit le bloc occ (l’auteur avoue

qu’il aurait aimé étudier la RFA, mais qu’il ne parle pas

allemand).

De même, l’ouvrage grand format et abondamment illustré,

Les sixties. Années utopies, codirigé par L. Gervereau et D. Mellor

prend pour objet la France et l’Angleterre. L’introduction

convenue de 2 p. s’interroge sur l’existence de sixties et

parvient à la conclusion que « le monde occidental a été marqué

par l’onde de choc de ce « temps historique ». Puis l’ouvrage

fait l’inventaire des transformations culturelles de la

période : l’utopie, la créativité, la sexualité, les beatles,

le pop art, la photographie, la nouvelle vague, la mode, la tv,

la vie psychédélique, la culture jeune, la contestation

politique.

Son parti-pris est contestable : il n’interroge pas les

précédents et les suivants de ces changements et n’envisage

jamais la portée sociale et/ou la réception des nouveaux traits

culturels mis en évidence. Mais il convient de reconnaitre les

nombreuses nouveautés et spécificités de la période dans cette

liste de changements. Mes travaux soulignent également, pour la

France, les réelles transformations des années 1960 et c’est

pourquoi j’ai évoqué avec vous les treize heureuses : il ne

faut pas tordre le bâton de trop et risquer de tomber dans

l’excès inverse : les années 1960 ont apporté d’importants

changements culturels et ces derniers ont affecté un espace

bien plus large que la France.

Aussi cette recension des changements doit-elle déboucher

sur l’écriture d’une histoire culturelle européenne commune :

elle doit faire la part du mythe et de la réalité, c’est-à-dire

ne pas survaloriser les évolutions, mais ne pas non plus les

gommer. C’est d’ailleurs dans cette direction qu’avancent les

programmes historiographiques récents, qui visent à réaliser

une synthèse du second XXe siècle, moins polémique et plus à

même de distinguer les continuités et les ruptures.

C) Déconstruire le mythe : vers une histoire européenne de

la perception de l’histoire.

Aujourd’hui, diverses historiographies tentent d’écrire

une histoire plus conforme à la réalité passée. En ce sens, ce

mouvement peut également contribuer à la construction d’une

histoire culturelle européenne. Ainsi les travaux de D.

Sandbrook constituent une déconstruction du mythe des sixties.

Ses ouvrages s’inscrivent à rebours des visions laudatives

ou critiques dont le point commun est de se focaliser sur les

changements. Ils tentent d’inscrire les sixties dans la

continuité de l’époque précédente : elles ne sont pas nées

d’une table rase ; elles sont loin d’avoir touché l’ensemble

des gens ordinaires et n’ont véritablement consisté en une

révolution culturelle que pour quelques groupes très

restreint (cultivés, nantis, londoniens) ; il faut attendre les

années 1970 et 1980 pour que les transfos culturelles touchent

l’ensemble de la pop anglaise.

L’historiographie allemande est, de même, engagée dans des

programmes de recherches similaires.

Légèrement en retard, les recherches françaises récentes

mettent également en valeur la complexité de l’époque et les

historiens s’attachent maintenant à écrire « une autre histoire

des « Trente Glorieuses » »12, voire, comme je l’ai fait

aujourd’hui, décide de renoncer à ce concept historiographique

peu adéquat. En ce sens, la déconstruction peut aussi

s’inscrire dans le cadre d’une histoire culturelle européenne.

Conclusion

Ce travail a ainsi permis de saisir les parallélismes de

diverses histoires nationales en Europe : la construction

européenne du mythe (phénomène commun à divers pays d’Europe,

tout comme, d’ailleurs, sa déconstruction) permet de réaliser

UNE histoire CULT de l’Europe (et non pas UNE histoire éco de

l’Europe ou UNE histoire diplomatique).

12 Christophe BONNEUIL, Céline PESSIS (éds.), « Une autre histoire des «Trente glorieuses » », Colloque international, EHESS, septembre 2011.

La promotion, dans de nombreux pays d’Europe, d’une

légende rose des années 1960 signale, dans cet espace,

l’existence d’une commune culture. Il en est de même du

processus de déconstruction du mythe, entamé dans la plupart

des pays d’Europe occidentale : finalement, le mouvement de

construction et de déconstruction des mythes permet de

construire une histoire culturelle de l’Europe. A partir de ces

similitudes (économisme, nostalgie, mythes des années 1960), il

est possible d’écrire une histoire culturelle européenne :

l’histoire de la perception de l’histoire.

Ce mythe européen des années 1960 permet de dépasser les

histoires nationales : trop souvent, la perception de

l’histoire, ses césures et ses inflexions est déterminée par

l’histoire politique et ses péripéties. Aussi cette histoire

européenne de la perception de l’histoire pourrait-elle sans

doute aider les historiens et les citoyens à construire un

sentiment d’appartenance commune à l’Europe, une commune

culture européenne.

Il nous reste maintenant, et pour conclure, à déterminer

les bornes de cette Europe, qui ne correspond guère à la

définition géographique conventionnelle, ni n’est superposable

avec l’actuelle UE. Cette histoire culturelle commune est loin

d’englober l’intégralité de l’Europe : ont été évoqués

l’Allemagne (la RFA), l’Angleterre, la France et l’Italie.

J’aurai pu aussi ajouter sans doute la Belgique, les Pays-Bas,

pê les pays nordiques (mais ma connaissance linguistique m’en a

empêché). En revanche, l’Espagne de Franco ou le Portugal de

Salazar ne sont pas inclus dans cette histoire : les

dictatures, puis les sorties de dictatures, dans la seconde

partie des années 1970, ont rompu l’unité culturelle de

l’Europe méditerranéenne et il n’y a pas d’âge d’or des années

1960 pour les Espagnols ou les Portugais. De même, cette

histoire culturelle européenne n’intègre pas les pays de l’ex

bloc soviétique : leur histoire culturelle est trop spécifique

pour pouvoir aisément s’assimiler à celle du bloc de l’Ouest.

Au final se dessine donc la carte culturelle d’une Europe

occidentale de l’Angleterre à l’Allemagne et de l’Italie à la

Suède.

Pour ouvrir, je voulais revenir sur la propension des

acteurs à soupirer en direction du passé. Je souhaite réaliser

des recherches ultérieures sur la construction des âges d’or,

dans une perspective comparative : le mythe européen des années

1960 est-il le résultat d’une configuration spécifique ou

procède-t-il plutôt d’un processus plus général propre à ces

périodes ressenties, ex post, comme exceptionnelles ? Existe-t-

il un parallèle entre la « belle époque » et les « trente

glorieuses » ? Pour comprendre en profondeur la séduction des

années 1960, il convient désormais d’écrire une histoire des

âges d’or.