La "Terre sans Mal". La trajectoire historique d'un mythe guarani et d'un mythe anthropologique

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Nuevo Mundo Mundos Nuevos Debates ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Pablo Antunha Barbosa La « Terre sans Mal ». La trajectoire historique d'un mythe guarani et d'un mythe anthropologique ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Advertencia El contenido de este sitio está cubierto por la legislación francesa sobre propiedad intelectual y es propiedad exclusiva del editor. Las obras publicadas en este sitio pueden ser consultadas y reproducidas en soporte de papel o bajo condición de que sean estrictamente reservadas al uso personal, sea éste científico o pedagógico, excluyendo todo uso comercial. La reproducción deberá obligatoriamente mencionar el editor, el nombre de la revista, el autor y la referencia del documento. Toda otra reproducción está prohibida salvo que exista un acuerdo previo con el editor, excluyendo todos los casos previstos por la legislación vigente en Francia. Revues.org es un portal de revistas de ciencias sociales y humanas desarrollado por Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Referencia electrónica Pablo Antunha Barbosa, « La « Terre sans Mal ». La trajectoire historique d'un mythe guarani et d'un mythe anthropologique », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En línea], Debates, Puesto en línea el 09 abril 2013, consultado el 23 mayo 2013. URL : http://nuevomundo.revues.org/65288 ; DOI : 10.4000/nuevomundo.65288 Editor : EHESS http://nuevomundo.revues.org http://www.revues.org Documento accesible en línea desde la siguiente dirección : http://nuevomundo.revues.org/65288 Document generado automaticamente el 23 mayo 2013. © Tous droits réservés

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Pablo Antunha Barbosa

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AdvertenciaEl contenido de este sitio está cubierto por la legislación francesa sobre propiedad intelectual y es propiedad exclusivadel editor.Las obras publicadas en este sitio pueden ser consultadas y reproducidas en soporte de papel o bajo condición deque sean estrictamente reservadas al uso personal, sea éste científico o pedagógico, excluyendo todo uso comercial.La reproducción deberá obligatoriamente mencionar el editor, el nombre de la revista, el autor y la referencia deldocumento.Toda otra reproducción está prohibida salvo que exista un acuerdo previo con el editor, excluyendo todos los casosprevistos por la legislación vigente en Francia.

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Referencia electrónicaPablo Antunha Barbosa, « La « Terre sans Mal ». La trajectoire historique d'un mythe guarani et d'un mytheanthropologique », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En línea], Debates, Puesto en línea el 09 abril 2013, consultadoel 23 mayo 2013. URL : http://nuevomundo.revues.org/65288 ; DOI : 10.4000/nuevomundo.65288

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Pablo Antunha Barbosa

La « Terre sans Mal ». La trajectoirehistorique d'un mythe guarani et d'unmythe anthropologique

1 Pour introduire cet essai, comparons deux extraits étrangement proches et pourtant d’auteursdifférents qui restituent un seul et même événement historique.

2 Voici ce que dit le premier :

«  [...] Ñanderuí traversa le fleuve Paraná avec sa horde – sans canoë, commeraconte la légende –, un peu en aval de l’embouchure de la rivière Ivahy, remontantensuite par la rive gauche de cette rivière jusqu’à la région de Villa Rica où,traversant l’Ivahy, il passa à la rivière Tibagy qu’il traversa dans la région deMorros Agudos. Allant toujours en direction de l’est, il traversa avec son groupela rivière Cinzas et l’Itararé, continuant jusqu’à rencontrer les habitations deParanapitinga et Pescaria dans la ville de Itapetininga, dont les premiers colonsn’avaient rien trouvé de mieux à faire que de réduire à l’esclavage les premier-arrivés. Eux, par contre, réussirent à s’échapper, poursuivant avec ténacité leurprojet original, non pas de retour vers l’ouest, mais de faire route vers le sud, endirection de la mer [...]1 ».

3 Quant au second texte :

« Selon les dires de ces indiens, ils ont traversé le fleuve Paraná en aval de labarre du Ivaí, ont remonté cette rivière jusqu’aux ruines de Villa Rica, et de là,se transportant sur sa rive droite, se sont dirigés vers le Tibagi qu’ils traversèrentun peu en dessous des Montes-Agudos, pénétrant dans le territoire administré parCuritiba ; et gravissant cette grande cordillère, ils ont aperçu une partie des CamposGerais qui s’étendent vers l’Est. En tant que sauvages, ils ne devaient pas surgirsubitement dans ces plaines car ils risqueraient de rencontrer des blancs, et ils sedirigèrent donc plus vers le nord, longeant la plaine de plus ou moins loin, et aprèsdes années d’errance, de privations et de vicissitudes, se montrèrent finalementdans le municipe de Itapetininga, où ils passèrent quelque temps en contact avecla population locale, sans toutefois se décider à se fixer durablement. Au bout dequelques mois, ils se replièrent en forêt, s’enfonçant dans les « sertões2 » de la rivegauche du Paranapanema, entre les rivières Taquari et Itararé3 ».

4 Malgré ces curieuses ressemblances, le premier texte est tiré du livre de Curt UnckelNimuendaju (1883-1945), un des anthropologues fondateurs de l’américanisme moderne,intitulé Les légendes de la création et destruction du monde comme fondements de la religiondes Apapocúva-Guarani, publié pour la première fois en 1914 et traduit en portugais seulementen 19874. Le second a été publié presque six décennies auparavant, en 1856, par l’explorateuret cartographe nord-américain naturalisé brésilien João Henrique Elliott (1809-1888), dontnous reparlerons plus loin. Cependant, nous pouvons déjà avancer que malgré son grandintérêt historique et ethnographique, son texte est relativement peu connu des études guaranies,ayant probablement connu une plus ample circulation lors de sa publication dans la Revuede l’Institut Historique et Géographique du Brésil sous le titre L’Emigration des Caiuáz5 audébut de la seconde moitié du XIXe siècle.

5 Pour résumer brièvement ce texte, disons qu’Elliott décrit le retour épique d’une des multiplesexpéditions de colonisation qu’il a pu réaliser en compagnie du aussi explorateur JoaquimFrancisco Lopes (1805-1884) à l’extrême sud de la province de Mato Grosso dans le cadredes fameux « Itinéraires » effectués entre 1840 et 1860 sous la direction du baron de Antonina(1782-1875), un important entrepreneur et homme politique du Second Empire brésilien

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(1840-1889). Le plus intéressant de l’expédition de 1852 décrite dans ce texte, est qu’Elliottet Lopes n’ont pas effectué le retour seuls, mais en compagnie d’une caravane de plus de 150indiens « cayuáz » supposés avoir accepté l’invitation du baron de Antonina de former unvillage indien6 sur la rive opposée à la colonie Militaire de Jataí installée en 1850 sur la rivedroite de la rivière Tibagi dans la province du Paraná.Colonies indigènes et militaires dans les provinces de São Paulo, Paraná et Mato Grosso,XIXe s.

(Carte élaborée à partir de Nimuendaju 1987 [1914] ; Elliott 1847, 1848, 1856, 1857 ; Lopes 1850, 1858 ; ArchivesPublics de l’État de São Paulo, Paraná et Mato Grosso).

6 Il est bon de rappeler que le baron de Antonina était connu des indiens sous le patronyme de« Paí Guasu7 », ce qui indique sûrement qu’il ne s’agissait pas du premier appel de ce dernierpour les convaincre à se fixer sur une parcelle de terre qui leur serait réservée exclusivementet qui allait configurer les futures colonies indiennes de la deuxième moitié du XIXe siècle. Lacolonie militaire de Jataí, pour sa part, pendant le Second Empire (1840-1889) a fonctionnécomme la pièce principale de la machine coloniale qui a structuré l’ensemble du dispositif depeuplement au nord de la province de São Paulo, à l’ouest de la province du Paraná et au sudde la province de Mato Grosso.

7 Comme nous pouvons le voir, les deux passages cités décrivent le trajet parcouru par desfamilles guaranis au cours d’une bonne partie du XIXe siècle pour arriver, selon la versiond’Elliott, aux établissements coloniaux projetés à l’est du fleuve Paraná. Pour ce qui est de laversion de Nimuendaju, l’auteur suggère que l’objectif principal de la migration semble avoirété d’atteindre la mer dans l’espoir d’arriver à la « terre où l’on ne meurt plus ».

8 Voici l’explication que le jeune anthropologue allemand donne pour comprendre les motifset les raisons de tels déplacements.

« Les faits historiques ne font que confirmer ce que les indiens eux-mêmes m’onttoujours affirmé : la marche vers l’est des Guaranis n’est pas due à la pressionde tribus ennemies ; pas plus qu’à l’espoir de rencontrer de meilleures conditionsde vie de l’autre côté du fleuve Paraná  ; ou encore au désir de se joindre àla civilisation – mais exclusivement à la peur de la destruction du monde et àl’espérance de pouvoir accéder à la ‘Terre sans Mal’8 ».

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9 Elliott quant à lui, et là les premières divergences entre les deux versions commencentà se dévoiler, ne parle à aucun moment d’un type quelconque de religiosité qui tiendraitlieu de moteur sous-jacent aux  déplacements. Au contraire de Nimuendaju qui fait desdescriptions riches en symbolismes et en particularismes ethnographiques, Elliott préfèremettre l’accent sur les contingences locales, historiques et politiques qui, d’une certainemanière expliqueraient de tels mouvements de population.

«  [...] Naturellement pacifiques, [les Caiuáz] vivent à cause de cela entourésd’ennemis et se cantonnent dans ces forêts, seul refuge pour eux. Au sud setrouvent les Paraguayens, à l’ouest les Guaicurus, Terenos et Laihanas qui,périodiquement envahissent leur refuge, volent leurs femmes et font prisonniersleurs enfants ; au nord vaguent les indiens Coroados, et à l’est se trouve le grandfleuve Paraná et les hordes féroces de l’intérieur des sertões des rivières Ivaí etIguaçu. Des divers campements Cayuáz, parfois se détachent des groupes à larecherche d’autres endroits plus favorables à leur subsistance et plus faciles àdéfendre contre les incursions de leurs nombreux ennemis [...]9 ».

10 C’est justement la version de Nimuendaju sur le parcours des «  hordes  » Guaranis des« Tañyguá, Oguauíva et Apapocúva » qui a été à l’origine de l’important thème du messianismetupi-guarani, basé sur la recherche prophétique du « Yvy marã Eý »10 ou la « terre où on nemeurt plus ». Ce n’est qu’au cours des deux dernières décennies que des travaux plus ou moinscritiques ont vu le jour – en particulier ceux de Bartomeu Melià11, Cristina Pompa12, FranciscoNoelli13, Catherine Julien14 et Isabelle Combès15 – et se sont insurgés contre l’utilisation, jugéeabusive, d’un mythe particulier pour interpréter des religiosités différentes et des mouvementsde populations espacés de plusieurs siècles. Cependant, plutôt que de proposer un retour à undes dossiers fondateurs des études guaranis modernes, signé Nimuendaju, ces travaux étaientdavantage dirigés à l’encontre de Métraux et Hélène Clastres et leur idée d’une civilisationtupi-guarani. Ainsi, paradoxalement, plus le mythe de la « Terre sans Mal » devenait connu, etplus la trajectoire vécue des familles Apapocúva-Guaranis effectivement ethnographiées parNimuendajú au début du XXe siècle tombait dans l’oubli.

2.11 Avant de tirer une conclusion sur l’intrigante symétrie existant entre ces deux versions

des migrations guaranis, nous aimerions proposer quelques considérations d’ordreméthodologique sur le statut de production et reproduction d’un récit historique. Nous devonsces considérations à un texte très stimulant de Jean Bazin intitulé La production d’un récithistorique16. Analysant les différentes versions sur l’intronisation du roi Da dans l’ancienroyaume de Ségou au début du XIXe siècle, Bazin mène une réflexion à propos du statutd’une narration historique. Concernant les récits que nous venons de citer, il nous incite à laplus grande prudence quant à la recherche d’interprétations. Toujours attentif aux contextesd’énonciation des récits, Bazin fait non seulement une lecture originale des différentes versionsd’une même histoire, mais aussi des stratégies mises en place lorsque les différents narrateurs-auteurs rapportaient des points de vue divergents sur les mêmes événements historiques. Dansce sens, au lieu de rechercher la validité morale d’une version au détriment des autres, Bazinpréfère penser en termes de performance  le sens des paroles énoncées. Ainsi, avant mêmede chercher à exprimer une donnée objective aux anthropologues ou historiens, les narrateurspréfèrent dialoguer avec ces alliés et adversaires, pratiquant ainsi ce que l’on pourrait appelerune « lutte des versions ». Les récits historiques devraient donc être traités, selon cet auteur,« non plus uniquement comme des ‘sources’ », mais plutôt comme des « produits », dans lamesure où ils « ne disent plus seulement l’histoire, ils sont eux-mêmes une histoire sédimentéeà la manière d’un monument où peut se lire la série des remaniements architecturaux successifsdont résulte sa structure finale17 ».

12 Pour suivre les recommandations de Bazin sur le traitement à donner lors de l’analyse d’unrécit historique et ainsi mieux situer les versions à notre disposition sur ce qui a été appelé

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les « migrations » guaranis, il est nécessaire de faire une lecture sociologique des conditionshistoriques dans lesquelles de tels récits ont été collectés, pour être en condition ensuite d’endéduire ce qui devait être en jeu au moment de son énonciation. En d’autres termes, il s’agitde reconstruire, pour Nimuendaju comme pour Elliott, le contexte dans lequel ils ont recueilliles données auprès de leurs informateurs, mais aussi l’économie plus large de circulation etd’appropriation de leurs travaux.

13 S’esquissent deux situations ethnographiques bien particulières qui méritent toute notreattention. Tout d’abord, Elliott a divulgué les résultats des expéditions coloniales qu’il aentreprit avec Joaquim Francisco Lopes dans une série de récits publiés, dans leur grandemajorité, encore au XIXe siècle dans la Revue de l’Institut Historique et GéographiqueBrésilien18. Ces récits ont été produits dans le contexte de la réalisation des « Itinéraires »qui correspondaient à une série d’expéditions coloniales de reconnaissance des « sertões »des provinces de São Paulo, Paraná et sud du Mato Grosso, entre 1840 et 1860. Cesexpéditions, faites à la demande du gouvernement impérial, ont été prises en charge par lebaron de Antonina pour trouver, vingt ans avant l’explosion de la guerre de la Triple Alliance(1864-1870)19, une nouvelle voie de communication pour relier par l’intérieur des terres leport de Paranaguá, sur l’Atlantique, à la garnison de Miranda, sur le Haut Paraguay20 (Cf.carte). Cette entreprise était importante pour le gouvernement impérial, dans la mesure où lesdiplomates paraguayens et brésiliens avaient été incapables jusque-là d’arriver à un accord surles frontières entre les deux pays et sur les modalités de la libre navigation du fleuve Paraguay21

(Almeida 1951; Doratioto 2002). C’est dans ce contexte de conflit dissimulé qu’Elliott, encompagnie de Joaquim Francisco Lopes, entreprend diverses expéditions de reconnaissancequi leur ont permis de décrire en détail les populations et le territoire traversé. À mesure qu’ilss’enfonçaient dans les sertões de l’Empire, Elliott et Lopes établissaient des liens avec desfamilles guaranis, renforçant des accords avec leurs chefs qui occupaient les vallées des deuxrives du fleuve Paraná à partir d’un vaste réseau de familles alliées entre elles. Très rapidement,se rendant compte des multiples potentialités qui s’ouvraient avec l’exploration de la région22,le baron de Antonina ou Paí Guasu, brouillonnait pour le gouvernement les grandes lignes d’unvaste projet d’occupation de la région, mais aussi d’une politique innovatrice pour l’époque,visant à fixer les indiens dans des établissements officiels. En fait, il est possible de se rendrecompte que les deux projets se sont conjugués très rapidement, et que de manière articuléeles colonies indiennes ont commencé à fonctionner comme l’ossature de toute la politique depeuplement de la région.

14 On peut affirmer qu’avant même que le gouvernement conçoive une quelconque actionstructurée pour les indiens guaranis de la région, le baron de Antonina entretenait des relationsétroites avec quelques familles qui, au moins depuis les années 1830, étaient installées surles bords des rivières Taquari, Verde et Itararé, non loin du village de Faxina où se trouvaitle siège de sa principale propriété (fazenda) appelée Pirituba (cf. carte). Entrevoyant lesnombreuses possibilités de la situation, le baron adressa en septembre 184323 un rapport officielau Directeur Général des Indiens de la province de São Paulo de l’époque, le Colonel JoséJoaquim Machado de Oliveira24, l’informant et lui proposant un programme ambitieux etmodernisateur pour catéchiser et civiliser les indiens de la région. Il est intéressant de noterl’image que le baron de Antonina donnait des indiens guaranis, prévoyant pour eux un futurcivil rapide car, à la différence des Coroados et des Botocudos, ils se trouvaient à un stadeintermédiaire entre « civilisation » et « barbarie ». Le caractère « docile » et « pacifique »de ces indiens ne pouvait qu’aider à accélérer l’implantation de sa mission civilisatrice etphilanthropique.

« […] Sont arrivés hier dans cette propriété, de leur propre gré, un groupe de neufindigènes des deux sexes, appartenant à une tribu installée sur la rive gauche de larivière Taquari, non loin du village de Faxina ; et le contact que j’ai pu avoir aveceux, tant qu’ils étaient là, l’observation minutieuse que j’ai faite de leur état, m’ontincité à communiquer à V. Ex. quelques réflexions qui me sont venues à l’espritsur la grande utilité de compléter la civilisation de ces gens pour le bien du pays.

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Cette tribu se compose actuellement d’environ 200 individus, installée depuis pasmal d’années dans la région mentionnée, et a atteint, par le commerce avec leshabitants du voisinage dans le sertão un tel degré de polissage qu’ils se trouventdans un état intermédiaire entre la civilisation et la barbarie. Leur caractère docileet pacifique fait qu’ils sont aimés de leurs voisins, et avec le peu que les ressourcesdes environs leur permettent d’offrir, ils se sont attirés l’affection des braves gens ;et il n’est pas rare de voir des indigènes de cette tribu venir au village pour troquerde la cire et du miel collectés avec beaucoup d’effort dans le sertão, contre desoutils et des vêtements.[...]25 ».

15 Pour qu’un tel projet civilisateur se concrétise de la meilleure façon possible pour le baron, ildevenait indispensable de regrouper et fixer les indiens dans des établissements officiels, cequi, en plus de libérer de vastes espaces, permettrait de les discipliner dans la routine du travailet de la vie catholique, créant ainsi les « nécessités de l’homme civilisé »26. Pour cela, il étaitindispensable de rendre disponible les « terres dévolues27 » pour que les indiens les cultivent.

«  Il me parait donc de la plus haute utilité que l’on emploie tous les moyenspossibles pour fixer cette tribu dans ce sertão, mais pas trop loin de la route  ;considérant les sentiments naturels de philanthropie et d’humanité qui nousincitent à améliorer le sort de ces malheureux qui, devenus des hommes, nouspaieront en double les sacrifices que nous aurons faits pour les sortir de l’étatde barbarie dans lequel ils sont nés. Parmi les moyens qui me viennent à l’espritpour arriver à cette fin importante, je juge le plus approprié et ce qui a été le plusefficace dans toutes les tentatives de catéchèse que j’ai connues : chercher à créerparmi les indigènes, les nécessités de l’homme civilisé, en mettant à leur portée,gratuitement, les moyens nécessaires. Dans cette perspective, je souhaite que l’onchoisisse un lieu convenable dans le sertão, où il y a de bonnes terres cultivablesdévolues, et que là commence une sorte de réduction avec tout autour des culturesde subsistance pour trois ou quatre ans consécutifs, aux frais des coffres publics,tout en fournissant aux indigènes des outils ou des vêtements tous les ans pour quela certitude de ces dons les oblige à s’établir de façon permanente. Dès le début,il sera important de leur enseigner l’élevage des porcs, des volailles, et même deleur donner quelque bétail s’ils manifestent le désir d’en avoir, car ainsi, en peude temps, ils s’habitueront à ces bienfaits et ne pourront plus retourner à la vieerrante. Je crois donc que si le gouvernement autorisait une personne adéquate àfaire les dépenses nécessaires pour l’établissement en colonie de ces indigènes dela manière que je viens d‘indiquer, rapidement, ils deviendront des hommes utilesà la société et continueront à nous rendre les mêmes services de défense contre lestribus féroces qu’ils nous ont rendus depuis des années sans autre encouragementque l’accueil des habitants de ce municipe qui souffriraient beaucoup si cette tribuse déplaçait dans des lieux distants. Et je crois même que l’exemple de cette tribuque le gouvernement aiderait de la façon que je propose, induirait d’autres tribuserrantes à chercher les mêmes avantages ; et ainsi dans le futur, se formera peut-être dans ce municipe un grand et utile établissement de catéchèse des nombreusestribus qui vaquent dans cet immense sertão [...] 28».

16 Malgré la sollicitation très claire d’aide faite par le baron de Antonina au gouvernementimpérial, l’établissement de São João Batista do Rio Verde, dans le municipe de Faxina (cf.carte), ne sera officialisé que deux années plus tard, en 1845, quand le missionnaire capucinPacífico de Montefalco29 fut envoyé sur place.

17 En effet, le projet conçu et exécuté par le baron de Antonina pour les Guaranis du « sertão »de la municipalité de Faxina précède de deux ans le décret nº 426 de 1845 sur la « Catéchèseet la Civilisation des Indiens », qui allait redéfinir toute la politique indigéniste du SecondEmpire brésilien. Il faut remarquer à ce propos l’esprit entrepreneur du baron qui, avant que lapolitique de regroupement des indiens en colonies ne soit officialisée, avait assumé de formeprivée la tutelle des indiens et toutes les dépenses qui vont avec30. Cet engagement personneldu baron a été enregistré dans le travail déjà cité du Directeur Général des Indiens de l’époquedans la province de São Paulo, le Colonel José Joaquim Machado de Oliveira :

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« Il est exact qu’existent ces logements commencés dans ce municipe en 1843,l’un sur la rive gauche de la rivière Verde, l’autre sur la rive droite de l’Itararé(affluents du Paranapanema), ce dernier établissement étant situé à une lieue àl’est du premier ; ils ont été construits sur les instances du baron qui a désignél’emplacement dans sa propriété, à dix lieues de sa résidence [...] 31».

18 Idéalement, comme nous l’avons déjà mentionné, ce système de peuplement était conçu pourstructurer la route entre l’Atlantique et le fleuve Paraguay, comme la colonne vertébraledu nouveau dispositif de colonisation. Une fois installés, ces établissements indigènes nefonctionneraient pas seulement comme des missions catholiques, ainsi que prévu dans le décretde 1845, mais s’intégreraient également à la routine militaire de la colonie de Jataí, conjuguantainsi les activités de guerre, économiques et civilisatrices32. Même si le projet de fixation desindiens guaranis dans des colonies ne s’est pas réalisé de façon homogène dans les provincesde São Paulo, Paraná et sud du Mato Grosso, comme le prévoyait la loi complémentaired’avril 185733, on doit observer que d’une certaine façon, le processus de territorialisation etde regroupement en colonies ébauché dans la seconde moitié du XIXe siècle annonçait, sousde nombreux aspects, le dispositif de gestion du territoire et des populations qui a été mis enœuvre par le Service de Protection des Indiens (SPI)34 à partir de la seconde décennie du XXe

siècle.19 Pour ce qui est des données de Nimuendaju35, il est significatif de rappeler qu’entre 1905

et 1913, le jeune allemand, débarqué au Brésil en 1903, recueillait parmi les Guaranis deSão Paulo, du Paraná et de l’actuel État de Mato Grosso du Sud, quelques récits sur lesdéplacements en direction de l’est. Dans les deux textes36 où Nimuendaju mentionne lesmouvements guaranis, on note une inversion significative par rapport au récit d’Elliott.Inversion que nous qualifierons provisoirement d’ethnologique. Tandis que ce dernier, commenous l’avons vu, expose l’émigration  d’un groupe d’environ 150 indiens accompagnantsle retour de l’expédition de 1852 qui composait les «  Itinéraires », Nimuendaju interprèteces voyages en termes purement religieux et symboliques. Pour lui, mettant au second planles processus historiques et politiques du moment, comme les guerres inter-ethniques etinternationales, les épidémies, la catéchèse, le travail etc., ces déplacements révèleraientavant tout une morale ou un ethos natif enraciné dans la croyance dans la destruction dumonde (cataclismologie). C’est à partir des informations récoltées auprès de ses principauxinformateurs  – «  Guyrapaijú, vieux et conservateur  ; Tupãjú, qui a beaucoup voyagé  ; etprincipalement Joguyrovyjú, le mystique religieux »37 – que Nimuendaju a systématisé la routegénérale que certains chamanes « inspirés par des visions et des rêves » ont parcouru sur devastes espaces en « pratiquant des danses rituelles et des chants magiques » pour accéder à la« terre où on ne meurt plus »38.

3.20 Par conséquent, en comparant les contextes de production des données des deux récits, on

observe au moins une disparité fondamentale pour comprendre les différences d’interprétation.Bien que la méthode ethnographique ne soit pas encore consolidée dans la pratiqueanthropologique de la seconde moitié du XIXe siècle39, Elliott est contemporain desmouvements de population décrits, et même si parfois il a eu certaines difficultés pour faireavancer la troupe qu’il conduisait lorsqu’ « à la tombée de la nuit, les Indiens commençaientleur récréation de chants et de danses qui durait jusqu’à minuit »40, il n’a jamais mentionnédans ses récits l’idée d’un possible millénarisme indien.

21 Bien que la notion de Yvy marã Eý avec sa connotation religieuse n’apparaisse pour la premièrefois dans la littérature guaranie41 que dans Les légendes, la thématique des déplacementsguaranis intéressait Nimuendaju depuis un certain temps déjà. Cela parait évident à la lectured’un texte précédent et moins connu de cet auteur intitulé Annotations sur les Guarani42.Tandis que ce texte a été traduit, annoté et publié après sa mort par l’anthropologue EgonSchaden en 1954 seulement, dans un tiré-à-part de la Revue du Musée Paulista, le manuscritde Nimuendaju retrouvé dans les archives du musée date de 1908. Comme il s’agit de notes

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de terrain, ce texte n’a pas eu la même circulation et n’a pas produit le même intérêt parmiles américanistes. Nous pensons toutefois qu’il est fondamental pour suivre l’évolution de laréflexion de Nimuendaju sur les Guaranis. Même s’il a été divulgué quarante ans après lapremière publication des Légendes, le manuscrit traduit par Schaden est antérieur de six ans etreprésente, dans ce sens, une première tentative de l’auteur pour systématiser ce qui deviendral’étude contemporaine la plus paradigmatique réalisée sur les Guaranis.

22 Les Annotations publiées par Schaden en 1954 sont divisées en quatre parties, la premièreétant la seule à avoir un caractère nettement historique  : Nimuendaju y rapporte de façonchronologique et quasi individualisée les obstacles, les allées et venues et les difficultés quecertains protagonistes guaranis ont rencontrées sur leurs parcours. Si nous nous donnons lapeine de comparer de façon systématique le travail d’édition et de sélection des données fait parNimuendaju, chose qui n’a pas été faite avec le soin nécessaire jusqu’à présent, nous observonsqu’entre un texte et l’autre, la densité et la violence de la période historique que l’on trouvedans les notes de 1908, fait place, dans le travail plus académique de 1914, à une descriptionrelativement épurée mettant en scène des détails et des singularités ethnographiques au goût del’anthropologie du début du XXe siècle. C’est justement à ce processus que nous nous référionsquand nous avons mentionné plus haut l’idée d’inversion ethnologique. Si nous partons dela constatation que dans ses Annotations Nimuendaju n’a jamais mentionné le concept natifd’Yvy marã Eý, mais seulement une vague idée de « terre où on ne meurt plus », nous nousrisquerons à avancer que cette notion, avant de représenter une ontologie transhistorique surl’essence guaranie telle quelle fut décrite par la littérature américaniste pos-Nimuendaju, peutêtre datée historiquement, ayant été formalisée par l’auteur justement dans le décalage quisépare l’élaboration d’un travail de l’autre. Ainsi, la signification de la notion de « Terre sansMal » pour être mieux comprise, doit passer par une analyse de la profondeur historique quicherche à reconstruire les contextes dans lesquels elle a été énoncée.

4.23 Vu l’importance que l’hypothèse de Nimuendaju sur la « Terre sans Mal » a pris dans la

redéfinition de l’ethnologie guaranie contemporaine, il est surprenant de constater qu’aucuntravail n’est retourné aux sources historiques et aux données ethnographiques qui ont donnélieu à son élaboration. Ces deux dernières décennies, comme nous l’avons déjà signalé,quelques études ont cherché à relativiser l’idée que la « Terre sans Mal » représenterait lenoyau dur de la religiosité guaranie et le seul moteur de l’ample mouvement de dispersion dece peuple sur le continent sud-américain. Cependant, ces études43 ont travaillé à partir d’autresdossiers, ignorant totalement les bases de l’hypothèse formulée par le jeune ethnologueallemand.

24 Pour ce qui est des travaux réalisés jusqu’à présent sur la région où se sont déroulés lesdéplacements guaranis au XIXe siècle, on peut affirmer de même qu’aucun n’a exploréà fond les imbrications et les superpositions existantes entre le processus de colonisationdes provinces du Paraná, São Paulo et sud du Mato Grosso et ses effets possibles sur lamobilité guaranie. Marta Rosa Amoroso44 par exemple, a réalisé une excellente étude ethno-historique sur l’établissement de la colonie indienne de São Pedro de Alcântara, entre 1855et 1895, caractérisant non seulement l’armature politico-idéologique de l’entreprise danscette province, mais aussi les conflits qui eurent lieu entre groupes guaranis et kaingangs àpartir des années 1860 quand les deux groupes, étant transférés et occupant le même espace,commencèrent de se disputer l’accès aux ressources disponibles dans les établissements dirigéspar les missionnaires capucins. Pourtant, devant la question des raisons des déplacementsguaranis, l’auteure semble avoir préféré suivre l’interprétation symbolique proposée parl’américanisme classique des terres basses sud-américaines.

25

« Il semble qu’il y ait une coïncidence possible de termes entre le message desagents de contact faisant la propagande auprès des Guarani des colonies indiennesdu Jataí, et le discours prophétique de ces derniers. Ce discours, tel qu’il a étédécrit par l’ethnologie des terres basses sud-américaines, précède les migrations

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des groupes qui suivent leurs chamanes à la recherche d’Ivý marãeý, la Terre sansMal. Tout nous porte à croire que la migration Kaiowá vers le Jataí s’est faite selonune dynamique propre, et pour cela nous sommes d’accord avec les analyses quivoient la mobilité Guarani plus comme le résultat de processus structurels dictéspar la cosmologie et la vision du monde Guarani, et moins comme des formes deréaction de ces groupes au contact45 ».

26 Lucio Tadeu Mota46 a été celui qui s’est le plus approché d’une telle articulation. Cependant,l’idée d’avoir à traiter une question si chargée lui a fait préférer en rester à une allusion à cettepossible analogie dans une note de bas de page d’un texte publié en 2007.

« [...] Malgré les similitudes, Nimuendaju ne cite pas la version d’Elliott publiéeen 1856. Posons la question : Nimuendaju et Elliott parlent d’un même groupeou de groupes différents qui sont venus à des époques différentes par la mêmeroute ? Pourquoi Elliott, qui a été en contact avec ces Kaiowá en 1845, donc à peine15 ans après son arrivée dans les champs d’Itapetininga, ne mentionne pas qu’ilsétaient en route vers la mer, à la recherche de la terre où on ne meurt plus commele fait Nimuendaju. Ces questions parmi d’autres compliquent l’interprétation quiprésente les déplacements et la présence des groupes Guarani dans la vallée duParanapanema au XIXe siècle comme des mouvements religieux à la recherche del’Ivý marãeý (Terre sans Mal). La discussion sur la question de la Terre sans Malest une longue tradition parmi ceux qui étudient les peuples Guarani mais n’auraitpas sa place ici [...]47 »..

27 Si nous comparons cependant les données ethnographiques apportées par Nimuendaju sur letrajet parcouru par les Indiens en direction de la « Terre sans Mal » (mouvement de l’ouestvers l’est), avec les sources historiques disponibles sur le trajet suivi par les expéditionnairesdu baron de Antonina lors des « Itinéraires » (mouvement contraire de l’est vers l’ouest), nousconstatons que les deux chemins, et donc que les différents acteurs qui les ont parcourus, sesont croisés, suggérant ainsi qu’il peut s’agir d’un seul et même événement historique rapportéuniquement sous deux angles différents  : Nimuendaju étant d’une certaine façon le porte-parole du récit Guarani et Elliott, au contraire, le représentant de la version officielle de cettemême histoire.

28 Par conséquent, et malgré les réserves faites par Amoroso48, il ne semble pas possiblede distinguer, pour mieux comprendre l’économie de la mobilité guaranie, l’existence dedynamiques structurelles et cosmologiques d’un côté et les processus historiques et politiquesde l’autre. L’exercice de reconstruction de la mobilité guaranie semble gagner, dans ce sens,de nouvelles significations à partir du moment où l’ample projet de colonisation de l’intérieurdes provinces de São Paulo, Paraná et Mato Grosso est lu en parallèle et comme l’image ennégatif des migrations guaranis décrites par Nimuendaju.

5.29 Nous avons ainsi l’équation suivante : si d’un côté Elliott a été contemporain des mouvements

guaranis et a eu un contact direct avec ses protagonistes, de l’autre, Nimuendaju a collectédes données principalement auprès des descendants d’une ou deux générations de ceux quiont vraiment effectué les déplacements soit en direction de la mer, soit juste de l’autre côtédu fleuve Paraná, selon les versions. Selon nous, là réside le point essentiel du problème, caren tentant de reconstruire le contexte historique de ces mouvements, il s’agit justement decomprendre les multiples significations que la notion d’Yvy marã Eý pouvait revêtir lorsqu’ellea été exprimée par les interlocuteurs de Nimuendaju au début du XXe siècle. Présenterl’hypothèse de que la quête de la « Terre sans Mal » énoncée par Nimuendaju évoque l’imageen négatif des « Itinéraires » effectués par le baron de Antonina ou « Paí Guasu », ne signifieen aucun cas que l’on cherche à opposer une raison symbolique à un motif historique quiexpliquerait l’engrenage de la motivation des indiens. Telle solution a déjà été utilisée pourcomprendre divers processus similaires49 et ne fait rien d’autre que simplifier le problèmeen cristallisant une fois de plus des images qui opposent les manifestations socioculturelles

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natives aux manifestations syncrétiques50. La notion de « Terre sans Mal », loin d’être unecatégorie immanente et invariable, acquiert, à partir d’une analyse contextuelle de profondeurhistorique, différentes significations qui varient selon les contextes dans lesquels elle a étéénoncée.

30 Ainsi, la question que nous posons se rapproche de celle que Mota installe dans la noteinfrapaginale de son texte de 2007. Pourquoi Elliott et Lopes qui ont été contemporains desfamilles guaranis qui se déplaçaient vers l’est, ne mentionnent jamais qu’ils suivraient la « terreoù on ne meurt plus » ? Inversement, pourquoi les générations venues soixante ans plus tard,parlent à Nimuendaju de la peur imminente de la destruction du monde ? Bazin suggère queles différentes versions d’un même récit historique ne doivent pas être vues seulement commedes «  sources  », mais plutôt comme la propre histoire sédimentée dans le corps du récit,c’est dans cette optique qu’il s’agit de proposer une interprétation cherchant à intégrer lesfacteurs multiples ayant mené les groupes guaranis à se déplacer tout au long du XIXe siècle.Partant du principe qu’aucune narration ne rapporte une histoire neutre, et que « l’expériencedu présent est toujours informée par une expérience du passé que l’opération de la mémoirerend présente51  », il faut chercher à comprendre les significations des discordances et desparallélismes existants entre les différentes versions disponibles sur les déplacements guaranis.En d’autres mots, qu’est-il arrivé en termes historiques et politiques, dans ce court espace detemps de soixante ans, pour que l’écriture de l’histoire guaranie prenne des contours aussidivers ?

6.31 Une première réponse pour expliquer pourquoi les informateurs de Nimuendaju ont mis

l’accent sur un mélange d’obstination et de pessimisme pour traduire la mémoire qu’ils avaientdes déplacements des membres de leurs familles, insistant essentiellement sur la perspectived’une probable destruction du monde et donc sur la nécessité d’une salvation dans la recherched’une terre meilleure, semble se dégager du contexte que la fin du XIXe et début XXe siècleprésente aux Guaranis des États de São Paulo, Paraná et sud du Mato Grosso.

32 Les deux premières décennies de la période républicaine (1890-1910) se caractérisent par unprocessus plus évident de conflits pour la terre provoqués par la pression sur les établissementsindiens de la période impériale qui ont commencé à disparaitre à la suite d’une politiqueprogressive de démembrement et de vente des lots auparavant destinés à l’usage presqueexclusif des indiens. Une fois lotis et habité par les colons, une bonne part de ces établissementsallait se transformer par la loi en petits villages supposés témoigner du succès des pratiquesindigénistes civilisatrices dans la transformation des indiens en travailleurs catholiques.

33 La période qui va de la proclamation de la République en 1889 à la création du SPI en 1910peut être vue ainsi comme la métaphore d’une période d’un relatif vide institutionnel, si nousprenons en considération l’existence antérieure et postérieure d’une politique indigéniste biendéfinie. Ce vide juridique a permis, entre autres choses, de relancer un débat virulent surla place de l’Indien face au progrès inéluctable de la nation52. Même si les propositions lesplus radicales qui argumentaient en faveur de l’extermination de certains groupes d’indiensfurent rapidement abandonnées53, elles laissèrent flotter un fort sentiment d’insécurité parmiles indiens qui a certainement influencé le contenu des récits transmis postérieurement àNimuendaju.

34 En reprenant la notion proposée par Oliveira, il est possible de dire que le nouveau processusde «  territorialisation  » et de regroupement qui s’ébauche pour les Guaranis au début desannées 1910, avec la création des premiers Postes Indigènes du SPI dans les États du Paraná,São Paulo et Mato Grosso, ne doit pas être vu uniquement sous ses « aspects destructifs etréductionnistes », mais aussi « à travers des procédures et des stratégies de re-sémantisationqui configurent la dimension propre des initiatives indigènes54 ». Ainsi, de la même façonqu’Oliveira propose de penser «  l’utopie millénariste  » entre les indiens Ticunas du hautSolimões comme une sorte de réponse à la politique de territorialisation pratiquée par le SPIdans les années 1920, le sens de la catégorie de « Terre sans Mal » élaborée par les informateurs

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de Nimuendaju, semble surgir aussi d’une opération qui «  enregistre et traduit en termespropres » les actions mises en place par d’autres acteurs sociaux55.

35 Quoi qu’il en soit, une fois que quelques familles guaranis eurent traversé le grand fleuveParaná pour atteindre sa rive gauche, et comme dans leurs mythologies peut-être y avoirtrouvé finalement la « terre où on ne meurt plus , les migrations, ou quel que soit le termedésormais utilisé pour décrire ces déplacements, deviendront un voyage de difficile retour dansle sens où ils bousculèrent d’anciennes formes de territorialités et de médiation pour en activerd’autres à partir du nouveau régime institutionnel dicté par les nouvelles actions politiques duSPI. Il est paradoxal de penser qu’en tant qu’ethnologue Nimuendaju a restitué uniquementl’aspect religieux des mouvements guaranis, en sachant que comme fonctionnaire de l’État etindigéniste du SPI, son activité suivait une tout autre direction, justement celle de freiner lesdéplacements des indiens. En fin de compte, ce fut exactement celui qui s’acharna à fixer lesGuaranis dans le Poste Indigène de Araribá qui divulgua au monde l’hypothèse d’une « Terresans Mal », une espèce de « paradis terrestre » qui surement ne pourra jamais être pénétré etqui sera toujours voué à se trouver à une longueur d’avance.

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Notas

1 Nimuendaju C., As lendas da criação e destruição do mundo como fundamento da religião dosApapocúva-Guarani, São Paulo, Hucitec-Edusp, 1987 [1914], p. 9. Toutes les traductions sont de laresponsabilité de l’auteur.2 « Sertões » peut être traduit au français par hinterland ou intérieur des terres. Vu le sens spécifiquedonné à ce terme tout au long du XIXe et début du XXe siècle, nous avons préféré l’utiliser en portugaisdans le texte.3 Elliott J. H., “A Emigração dos Cayuáz. Narração coordenada sob os apontamentos dados pelo Sr. JoãoHenrique Elliott, pelo sócio effectivo, o Sr. Brigadeiro J.J. Machado de Oliveira”, Revista do InstitutoHistórico Geográfico Brasileiro, v. XIX, p. 435.4 Nimuendaju C., 1987, op. cit.5 Elliott, J. H., op. cit.6 En portugais, la catégorie juridique employée au XIXe siècle pour parler des villages indiens officielsest celle d’aldeamento. Ce terme peut être traduit au français par colonie, mission ou réduction indiennes.7 « Pai » se réfère à un terme de respect et « Guasu » signifie tout simplement « grand ». Dans lesens utilisé par Elliott «  Paí Guasu  » renvoi probablement à l'importance et au respect accordé aubaron Antonina par les indiens « cayuáz ». Dans son Tesoro de la lengua Guarani, Antonio Ruiz deMontoya traduit le terme « Pai » comme un titre ou un « mot de respect, avec lequel ils nomment sesvieux, sorciers et les gens sérieuses ». Il détail, toutefois, qu’au fil du temps ce mot a été appliqué auxprêtres chrétiens, en particulier aux jésuites (Montoya 1876 [1639]). D’après le texte d’Elliott il estpossible de supposer que les « cayuáz » qui connaissaient le baron de Antonina par le titre de « Pai-Guasu » étaient principalement ceux qui vivaient sous la direction du Cacique Libânio dans les valléesdes fleuves « Iguatemi, Inhanducaraí, Tajahí et Curupaná ». Ce sont justement eux qui s’installerontau début des années 1850 dans la Colonie Militaire de Jataí (Elliott, 1856). Curieusement, Nimuendajucommente que l’utilisation de l’ethnonyme « Pai » est « plus courante entre les hordes Kayguá, desorte que la horde localisée au Curupaynã est nommée directement ‘Paí Guacu’, ‘le grand Pai’ par lesApapocúva » (Nimuendaju, 1987 [1914], op. cit., p. 74).8 Nimuendaju C., 1987, op. cit., p. 101-102.9 Elliott J. H., op. cit., p. 434.10 Nimuendaju traduit la notion de «  Yvy marã Eý  » par «  Terre sans Mal  ». Nous utiliseronsindifféremment les deux formes dans ce texte.11 Melià B., “La tierra sin mal de los Guaraní. Economía y Profecía”, Suplemento Antropológico,Asunción, 22-2, 1987, p. 81-98.12 Pompa C., Religião como tradução: missionários, tupi e tapuia no Brasil colonial, Bauru, Edusc,2003; “O profetismo Tupi-Guarani: a construção de um objeto antropológico”, Revista das Índias, v.LXIV, n. 230, 2004, p. 141-174.13 Noelli F., “Curt Nimuendaju e Alfred Métraux: a invenção da busca da terra sem mal”, SuplementoAntropológico, 34-2, 1998, p. 123-166.14 Julien C., “Kandire in Real time and space: sixteenth-century expeditions from the Pantanal to theAndes”, Ethnohistory, 54-2, 2007, p. 245-272.15 Combès I., « De los candires a Kandire. La invención de un mito chiriguano », Journal de la Sociétédes Américanistes, 92. 1-2, 2006, p. 137-163 ; El Paititi, los Candires y las Migraciones Guaranies,Santa Cruz de la Sierra (texto inédit).16 Bazin J., « La production d’un récit historique », J. Bazin, Des clous dans la Joconde. L’anthropologieautrement, Toulouse, Anacharsis, 2008 [1979].17 Ibid., p. 272.18 Il n’existe jusqu’à maintenant aucune compilation complète des différents documents produits parElliott et Lopes. Cette documentation, extrêmement hétérogène, est composée de cartes, lettres, rapportset aquarelles. On peut la trouver dispersée dans quelques publications ou encore inédites dans desarchives. Wissenbach a fait une liste relativement exhaustive d’une série de documents trouvés dansdes revues et des archives (Wissenbarch M. C., «  Desbravamento e Catequese na constituição danacionalidade brasileira : as expedições do barão de Antonina no Brasil Meridional », Revista Brasileirade História, n. 15, v. 30, 1995, p. 137-155 ; Campestrini à son tour, a publié récemment dans un seulvolume, quatre récits des «  Itinéraires » (Campestrini H., As derrotas de Joaquim Francisco Lopes,Campo Grande, Instituto Histórico e Geográfico de Mato Grosso do Sul, 2007). Il reste à faire toutefoisune compilation plus complète de ces différents documents.19 Entre 1864 et 1870 s’est déroulé en Amérique du sud l’une des premières guerres modernes, opposantla Triple Alliance (Brésil, Argentine et Uruguay) contre le Paraguay.

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20 Bien qu’il soit encore difficile de déterminer avec exactitude quelles ont été les conséquences de laGuerre de la Triple Alliance, les groupes guaranis qui vivaient dans la région de frontière entre l’actuelsud de l’État de Mato Grosso do Sul et l’est du Paraguay, on peut être sûr de l’importance que legouvernement voyait dans le peuplement de cette région de frontières encore très incertaines et peupeuplées. Le frère capucin Timóteo de Castelnuovo, directeur pendant un demi-siècle de la principalecolonie indienne du système, São Pedro de Alcântara (cf carte), résume avec suffisamment de clartéet de distance quelles étaient les intentions du gouvernement en s’engageant dans cette entreprise decatéchèse dans la région. « [...] ces colonies n’ont pas été créées pour la catéchèse. La catéchèse a été uninstrument des colonies, elle a servi de support à la route de Mato Grosso ; et pour les grands transportsvers cette Province, de militaires et de matériel de guerre, avant la Guerre du Paraguay. Ces grandesdépenses qui figurent souvent comme dépenses des colonies, n’avaient rien à voir avec ces colonies[...] » (Castelnuovo cité par Amoroso M. R., Catequese e Evasão. Etnografia do Aldeamento IndígenaSão Pedro de Alcântara, Paraná, 1855-1895, São Paulo, USP, 1998, p. 41-42).21 Almeida, M. M., Episódios históricos da formação geográfica do Brasil. Fixação das raias com oUruguai e o Paraguai (com sete mapas no texto e cinco fac-similes em anexo), Rio de Janeiro, IrmãosPongetti Editores, 1951; Doratioto F., Maldita guerra: nova história da Guerra do Paraguay, São Paulo,Companhia das Letras, 2002.22 Les récits de João Henrique Elliott et Joaquim Francisco Lopes ne relatent pas seulement la géographieou les potentialités économiques de la région explorée. Selon les suggestions de Pratt, les textes écrits parles explorateurs ne correspondent ni au récit romantique des voyageurs du XIXe siècle, représenté par lenaturalisme de Humboldt, ni au style pragmatique caractérisant l’avant-garde capitaliste, spécifique desingénieurs, agronomes, minéralogistes etc., qui après la période troublée des indépendances du début duXIXe siècle, ont abondé en Amérique du Sud. On utilise ici la distinction entre le récit « romantique » etle récit « d’avant-garde capitaliste » dans un but illustratif, car cette opposition mériterait en fait d’êtrenuancée, vu que le récit romantique a connu aussi des intérêts économiques et que le récit des avant-gardes capitalistes s’est aussi approprié le style romantique pour décrire les potentialités économiquesde l’Amérique indépendante (Pratt M. L., Os olhos do império : relatos de viagem e transculturação,Bauru, Edusc, 1999 [1992]. Cependant, même si ces textes ne sont classables dans aucune de ces deuxcatégories, cela ne veut pas dire que des ingénieurs, des médecins-naturalistes ou botanistes, commel’anglais Thomas Bigg-Wither, l’allemand Franz Keller ou encore le suisse Johann Rudolph Renggern’aient pas fait des descriptions minutieuses de la région où ils passèrent ainsi que des populations quiy habitaient, servant également de sources indispensables pour reconstituer l’histoire de cette régionaprès l’indépendance (Bigg-Wither T., Novo caminho no Brasil meridional: a Província do Paraná. Trêsanos em suas florestas e campos, 1872/1875, Rio de Janeiro, Livraria José Olympio Editora, Curitiba,Universidade Federal do Paraná, 1974 [1878] ; Keller F., “Noções sobre os indígenas da Província doParaná”, Boletim do Museu do Índio, v. 1, 1974 [1866] ; Rengger J. R., Viajes al Paraguay en los años1818 a 1826, Buenos Aires, Tiempo de Historia, 2010 [1835]). Selon les suggestions de Pratt, nouspouvons affirmer que les rapports écrits par Elliott et Lopes, tous minutieusement révisés par le baronde Antonina avant publication, sont un récit innovateur reflétant la nouvelle élite émergente qui, avecl’indépendance, a vu un espace potentiel pour se penser comme individu et comme nation. Une narrationnouvelle, qui, pour se réinventer a dû évidemment re-signifier les références aussi bien du romantisme desvoyageurs que du pragmatisme de l’avant-garde capitaliste. Il faut ainsi apprécier l’importance qu’Elliottet Lopes ont donné non seulement au côté esthétique et utilitaire de la région devant être colonisée, maisaussi à la description méticuleuse de priorités éminemment locales.23 Cette participation officielle a été transcrite dans une publication de José Joaquim Machado deOliveira. Machado de Oliveira, J. J., “Notícia Raciocinada sobre as Aldeias de Índios da Província deSão Paulo, desde o seu começo até a atualidade”. Revista do Instituto Histórico Geográfico Brasileiro,1846, v. 8, p. 204-254.24 Le parcours politique et intellectuel de Machado de Oliveira est extrêmement intéressant. Cf. MonteiroJ. M., “A memória das Aldeias de São Paulo: índios, paulistas e portugueses em Arouche e Machadode Oliveira”, Revista de História, v. 14, 2002, p. 17-35; Kodama K., Os Índios no Império do Brasil. Aetnografia do IHGB entre as décadas de 1840 e 1860, São Paulo, Rio de Janeiro, Edusp, Ed. Fiocruz,2009.25 Silva Machado in Machado de Oliveira, 1846, ibid., p. 247.26 Ibid.27 En 1850 l’État impérial brésilien a élaboré la première législation foncière d’envergure. La « Loides Terres », selon Silva, accompagnait les grandes transformations qui ont mené la société brésilienne,encore esclavagiste à l’époque, dans les pas de la modernité. L’intervention de l’État dans la questiondes terres « visait à promouvoir l’ordonnément juridique de la propriété foncière que la situation confusehéritée de la période coloniale rendait indispensable ». En effet ce nouvel ordonnancement des terres arendu possible la légalisation du processus de passage des terres dévolues (publiques) au domaine privé(Silva L. O., Terras devolutas e latifúndio. Efeitos da lei de 1850, Campinas, Editora Unicamp, 2008[1996]).

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28 Ibid.29 Né dans la province de l’Ombrie en Italie, le frère Pacifico de Montefalco est arrivé au Brésil en1844. En compagnie des frères Ponciano de Montaldo et Gaudêncio de Genôva, il partit en directiondu nord-ouest de São Paulo afin de fonder l’établissement indien de São João Batista do Rio Verde, surles terres du baron de Antonina. Nommé vice-préfet de cette mission, il fonda la ville de Itaporanga en1845. Mais atteint par la maladie, il meurt à Itaporanga le 30 décembre 1856 (Pereira S. Missionárioscapuchinhos nas antigas Catequeses Indígenas e nas deses do Rio de Janeiro, Espírito Santo e Leste deMinas (1840-1997), Rio de Janeiro, Cúria Provincial do Rio de Janeiro, 1998).30 Ce point est fondamental pour penser la spécificité de la relation du baron de Antonina avec les indiensde la région. Si une des questions de ce texte est celle de discuter les pratiques de gestion des populationset des territoires au XIXe siècle, dans le cas analysé, il semble alors important de réfléchir sur la pertinenceou pas de penser l’État comme la seule instance capable de se positionner face aux orientations de la« question indigène ». À tel point qu’il est possible de se rendre compte que la médiation établie entre lesindiens et les administrateurs coloniaux s’est faite à travers un personnage hybride – le baron de Antoninapour les hommes politiques de la cour et le « Paí Guasu » pour les indiens – qui circulait facilemententre les différents espaces politiques de l’Empire. Le paradoxe de la « tutelle indienne » définie parOliveira comme un instrument de domination coloniale qui oscille entre des pratiques protectrices etpédagogiques, ne semble pas être un monopole exclusif de l’État, mais aussi une qualité qui caractérise lapratique individuelle d’autres acteurs, comme les colons, les militaires, le missionnaires, etc. (Oliveira,J. P., “Prefácio”, M. Iglesias, Os Kaxinawá de Felizardo: correrias, trabalho e civilização no Alto Juruá,Brasília, Paralelo 15, 2010). La tutelle individuelle exercée par le baron de Antonina, ou mieux par lePaí Guasu, est intéressante car en opposition à la tutelle d’État, elle articule différents rôles (du patronà l’humaniste philanthrope, du curée à l’administrateur colonial, etc.) qui ont été rigidement séparéspar l’historiographie de l’indigénisme. Pour une réflexion sur l’idée de tutelle privée cf. Iglesias M., OsKaxinawá de Felizardo: correrias, trabalho e civilização no Alto Juruá, Brasília, Paralelo 15, 2010.31 Machado de Oliveira, 1846, op. cit. p. 248.32 Amoroso M. R., 1998, op. cit.33 L’article 1º de la loi complémentaire d’avril 1857 stipulait que « les colonies indigènes fondées oudevant être fondées dans les ‘sertões’, entre les provinces de Paraná et Mato Grosso », auraient pourfonction de « développer la catéchèse souhaitée par le baron de Antonina », en plus de « faciliter lanavigation fluviale entre ces mêmes provinces  ». L’article 2º prévoyait initialement la formation de« huit colonies, dont quatre dans la province de Paraná et les autres dans la province de Mato Grosso »(Loi de 25/04/1857, ‘Règlementation à l’adresse des Colonies Indigènes, Année 1857. Provinces deParaná et Mato Grosso », Carneiro da Cunha M., Legislação Indigenista no século XIX. Uma compilação(1808-1889). São Paulo, CPI-SP-EDUSP, 1992.34 Sorte de bureau des affaires indigène crée par le gouvernement fédéral en 1910.35 On pourra trouver des données biographiques plus complètes sur Nimuendaju dans d’autres ouvrages.Voir par exemple Amoroso (2001) ; Viveiros de Castro (1987) ; Grupioni (1997) ; Oliveira (1999) ;Welper (2002).36 Nimuendaju C., “Apontamentos sobre os Guarani”, Revista do Museu Paulista, v. 8, 1954 [1908];1987 [1914], op. cit.37 Ibid., p. 4.38 Ibid., p. 8-9.39 Il faut se rappeler qu’au XIXe siècle, au Brésil, le terme « ethnographie » était plutôt lié à la disciplinehistorique. L’ethnographie était l’histoire des peuples sans écriture. Voir par exemple le livre de KaoriKodama sur les relations entre la formation de l’ethnographie et la création de l’Institut Historique etGéographique Brésilien (IHGB) au XIXe siècle (Kodama, 2009, op. cit).40 Elliott J. H., 1856, op. cit., p. 442.41 Il est important de remarquer que le père jésuite Antonio Ruiz de Montoya a enregistré dans sonTesoro de la lengua Guarani la notion d’Yvy marãne’y. Cependant, comme le fait justement remarquerMelià cette catégorie n’avait pas la connotation religieuse donnée par Nimuendaju en 1914 (Melià B.,« La tierra sin mal de los Guaraní. Economía y Profecía”, Suplemento Antropológico, Asunción, v. 22, n.2, p. 81-98, 1987). Voici la définition donnée par Montoya. Yvy marãne’y : sol intact qui n’a pas encoreété édifié (« suelo intacto que no ha sido edificado ») (Montoya A. R., Tesoro de la lengua guarani,Leipzig, Oficina y Fundería de W. Drugulin, 1876 [1639]).42 Nimuendaju C., 1954 [1908], op. cit.43 Melià B., 1987, op. cit.; Noelli F., 1998, op. cit.; Pompa C., 2003; 2004, op. cit.; Combès I., 2006;s/d, op. cit.; Julien C., 2007, op. cit.44 Amoroso M. R., 1998, op. cit.45 Ibid., p. 57.

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46 Mota L. T., “As populações indígenas Kaiowá, Kaingang e as populações brasileiras na bacia dosrios Paranapanema/Tibagi no século XIX: conquista e relações interculturais”, Fronteiras: Revista deHistória, v. 9-16, 2007, p. 47-72.47 Ibid., p. 53, note de bas de page n. 9.48 Amoroso M. R., 1998, op. cit.49 Pereira de Queiroz M. I., O messianismo no Brasil e no Mundo, São Paulo, Alpha-Omega, 1977[1965]; Fernandes F., Organização social dos tupinambá, São Paulo, Difel, 1963; Schaden E., Aspectosfundamentais da cultura guarani, São Paulo, Edusp, 1974 [1962].50 Oliveira J. P., “Fazendo etnologia com os caboclos do Quirino: Curt Nimuendaju e a História Ticuna”,J.P. de Oliveira (org.), Ensaios em Antropologia Histórica, Rio de Janeiro, Ed. UFRJ, 1999.51 Jewsiewicki B., “Atualidade do passado e legitimação do presente: um exercício de antropologiahistórica da memória (a propósito do exemplo da revolta operária de junho de 1956 em Poznan, Polônia)”.Mana, 16-2, 2010, p. 327-350.52 Face à l’impasse provoquée par le contexte de conflits entre « les Indigènes et la République », pourreprendre l’expression de Gagliardi, la création du SPI a été suivie d’un débat public intense. Comme lesignale Gagliardi, on peut distinguer trois positions face à la question indigène au début de la République :une ligne laïque inspirée de la tradition positiviste ; une ligne cléricale représentée par l’église catholiquequi prétendait continuer la politique de « Catéchèse et Civilisation » pratiquée tout au long du SecondEmpire par les frères capucins ; et enfin une ligne à tendance scientifique qui, selon des postulats del’époque, prévoyait que les indigènes étaient destinés à disparaitre (Gagliardi J. M., O indígena e aRepública, São Paulo, Hucitec-Edusp-Secretaria de Estado da Cultura, 1989, p. 184).53 Sur le débat autour de l’extermination des indigènes dans la première période républicaine(1889-1910), Hermann von Ihering, directeur du Musée Paulista au début du XXe siècle, affirmeque «  les actuels indiens de l’État de S. Paulo ne représentent pas un élément de travail et deprogrès. Comme dans les autres départements du Brésil, on ne peut pas espérer un travail sérieuxet continu des indiens civilisés et comme les Caingagngs sauvages, ils sont un obstacle pour lacolonisation des régions à l’intérieur des terres où ils habitent, il semble qu’il n’y a pas d’autremoyen […] que celui de l’extermination […] » (Von Ihering H., “A anthropologia do Estado deSão Paulo”, Revista do Museu Paulista, v. 7, 1907, p. 202-257).54 Oliveira J. P., “Ação indigenista e utopia milenarista. As múltiplas faces de um processo deterritorialização entre os Ticuna”, B. Albert (org.), Pacificando o branco: cosmologias do contato nonorte-amazônico, São Paulo, Ed. Unesp, Imprensa oficial do Estado de São Paulo, 2002, p. 279.55 Ibid., p. 280.

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Referencia electrónica

Pablo Antunha Barbosa, « La « Terre sans Mal ». La trajectoire historique d'un mythe guarani et d'unmythe anthropologique », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En línea], Debates, Puesto en línea el 09abril 2013, consultado el 23 mayo 2013. URL : http://nuevomundo.revues.org/65288 ; DOI : 10.4000/nuevomundo.65288

Autor

Pablo Antunha BarbosaDoctorant à l’Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociale (EHESS); Musée National de l’UniversitéFédérale de Rio de Janeiro (MN-UFRJ)

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Resúmenes

 Cet article vise à reconstruire la trajectoire historique du mythe guarani et anthropologiquede la « Terre sans Mal » formulé pour la première fois par l’ethnologue Curt Nimuendaju en

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1914. À partir du croisement des données ethnographiques apportées par Curt Nimuendajusur la recherche de la « Terre sans Mal » et des sources historiques qui rendent compte desexpéditions de colonisation (nommées «  Itinéraires  ») réalisées par le baron de Antoninaentre 1840 et 1860, il s’agit de montrer que ces récits peuvent être lus comme deux versionsdifférentes d’un même événement historique et donc qu’ils peuvent être lus et pensés de façonrécursive, un comme étant l’image en négatif de l'autre. En revenant au contexte de productionet en retournant aux sources qui ont mené au développement de l'hypothèse de la recherche dela « Terre sans Mal », il s’agit de montrer que derrière le concept général de « messianisme »et de « prophétisme » tupi-guarani se cachent des processus socioculturels multiples de grandevaleur heuristique pour la guaranologie contemporaine.

« Land without Evil ». The historical trajectory of a Guarani and ananthropological mythThis article aims to reconstruct the historical trajectory of the Guarani and anthropologicalmyth « Land without Evil » formulated for the first time by the ethnologist Curt Nimuendajuin 1914. From the dialogue between ethnographic data provided by Curt Nimuendaju aboutthe « Land without Evil » and historical sources that reflect the colonial expeditions (called «  Itinerary ») performed by baron de Antonina between 1840 and 1860, it is shown that thesestories can be read as two different versions of the same historical event and therefore theycan be read and thought recursively, one as the negative image of the other. Returning to thecontext of production and returning to the sources that led to the development of the researchhypothesis of the « Land without Evil », it is to show that behind the general concept of Tupi-Guarani « messianism » and « prophetism » lurk multiple sociocultural processes with heuristicvalue for contemporary guaranologie.

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Mots clés : Guarani, Curt Nimuendaju, Terre sans Mal, João Henrique Elliott, politiqueindigéniste au XIXe siècleKeywords :  Guarani, Curt Nimuendaju, Land without Evil, João Henrique Elliott,indigenous policy XIX century