Militantisme dalit et bouddhisme ambedkariste en Uttar Pradesh. Une trajectoire politique.

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nicolas jaoul 39 MilitantisMe Dalit et bouDDhisMe aMbeDkariste en uttar PraDesh une trajectoire Politique La question des rapports de l’émancipation politique à la religion devient pour nous la question du rapport de l’émancipation politique à l’émancipation humaine 1 . karl Marx, Sur la question juive. en contraste avec les analyses des usages de la religion par les mobilisations politiques, il s’agit ici de se demander ce que le bouddhisme navayana (nouveau véhicule), redéfini comme une morale civique universelle, fait au politique. qu’advient-il de la politique d’émancipation des dalits (« intouchables »), une fois reformulée de la sorte ? l’anecdote suivante, survenue en plein milieu du second mandat Mayawati, la chief Minister dalit d’uttar Pradesh, illustre bien la façon dont la conversion au bouddhisme est mise à contribution dans la fabrique politique du mouvement ambedkariste, mêlant de façon pragmatique et créative, conformité au schéma de la minorité religieuse hérité du colonialisme et subversion de ces catégories communautaires dans une visée émancipatrice plus universaliste. en juin 1997, jugeant un acte de vandalisme contre une statue d’ ambedkar dans un village, le juge du tribunal de district de kanpur Dehat refusa d’appli- quer la section 295 a du code pénal indien sur l’outrage au sentiment religieux, en arguant de la nature non-religieuse de la représentation d’un homme politique 2 . réagissant à cette décision, les Dalit Panthers, l’organisation radicale de la jeunesse dalit, organisèrent une manifestation de rue à kanpur. ils annoncèrent Puruṣārtha 30, pp. 39-71

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MilitantisMe Dalit et bouDDhisMe aMbeDkariste

en uttar PraDeshune trajectoire Politique

La question des rapports de l’émancipation politique à la religion devient pour nous la question du rapport de l’émancipation politique à l’émancipation humaine 1.

karl Marx, Sur la question juive.

en contraste avec les analyses des usages de la religion par les mobilisations politiques, il s’agit ici de se demander ce que le bouddhisme navayana (nouveau véhicule), redéfini comme une morale civique universelle, fait au politique. qu’advient-il de la politique d’émancipation des dalits (« intouchables »), une fois reformulée de la sorte ?

l’anecdote suivante, survenue en plein milieu du second mandat Mayawati, la chief Minister dalit d’uttar Pradesh, illustre bien la façon dont la conversion au bouddhisme est mise à contribution dans la fabrique politique du mouvement ambedkariste, mêlant de façon pragmatique et créative, conformité au schéma de la minorité religieuse hérité du colonialisme et subversion de ces catégories communautaires dans une visée émancipatrice plus universaliste.

en juin 1997, jugeant un acte de vandalisme contre une statue d’ambedkar dans un village, le juge du tribunal de district de kanpur Dehat refusa d’appli-quer la section 295a du code pénal indien sur l’outrage au sentiment religieux, en arguant de la nature non-religieuse de la représentation d’un homme politique 2.

réagissant à cette décision, les Dalit Panthers, l’organisation radicale de la jeunesse dalit, organisèrent une manifestation de rue à kanpur. ils annoncèrent

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dans un meeting public leur intention de détruire les statues des grands hommes de la nation dans un parc du centre-ville. Dans son discours, le chef des Dalit Panthers, Dhaniram Panther, affirma ironiquement que puisque la justice ne voyait pas de problème dans le fait de détruire la statue d’un grand homme poli-tique quand bien même il avait rédigé la constitution du pays, ils allaient le prendre au mot. anticipant la réaction des pouvoirs publics, il entendait démon-trer une différence de traitement fondée sur la caste entre ambedkar et les autres grands hommes de la nation. la procession dégénéra effectivement en affron-tements avec la police, qui parvint à empêcher les manifestants d’entrer dans le parc avec des barres de fer. les Dalit Panthers faisaient ainsi la démonstration que le castéisme continuait à affecter l’administration en dépit du gouvernement pro-dalits de Mayawati. en plaçant la fierté des dalits en la personne d'ambedkar sur le même plan que la fierté de la nation en ses leaders historiques, ils contes-taient le caractère restrictif de ce critère exclusivement « religieux » de l’atteinte à la fierté d’un groupe, tel que l’entend cette loi sur l’outrage. Défiant un héritage colonial par l’ironie tout en soulignant publiquement les limites du gouvernement du bsP (bahujan samaj Party/Parti de la société dalit), les Dalit Panthers faisaient preuve de leur virtuosité dans la subversion symbolique, mais aussi de leur déter-mination à mettre à profit un contexte politique favorable, afin de poursuivre, avec le bouddhisme, une conception plus poussée de l’émancipation.

Dans ce but, de façon plus pragmatique, ils jouèrent paradoxalement sur un autre plan plus conforme à la définition légale de l’outrage, celle-là même qu’ils contestaient. lors du meeting, le bhikkhu (moine officiant) du boddh Vihar local, avait en effet été spécialement convié afin de certifier qu’ambedkar avait été un leader religieux. il évoqua dans son discours la conversion de nagpur d’octobre 1956 3, qui avait fait de lui un boddhisattva internationalement reconnu dans le monde bouddhiste. De même, sa biographie du bouddha, The Buddha and His Dhamma, texte fondateur du bouddhisme navayana, faisait de lui le fondateur de la plus importante secte bouddhiste du pays, suivie par des millions de dalits. ainsi, tout en critiquant l’absence de reconnaissance par les autorités locales d’un critère politique comme fondement de la fierté dalit, les ambedka-ristes mettaient à profit l’héritage bouddhiste d’ambedkar pour faire reconnaître un statut de minorité religieuse. en faisant valoir ainsi un « droit à l’outrage », ils affirmaient que les dalits en tant que communauté « religieuse » étaient dotés d’une personnalité morale dont il revient à l’État de protéger l’intégrité.

le fait de produire un bhikkhu portant la robe sur la scène et de faire de lui momentanément un porte-parole était une façon d’argumenter leur revendication de minorité, impliquant de donner certains gages de conformité au religieux. Pris dans cette logique du religieux, les Dalit Panthers en venaient à contredire par pragmatisme leur propre iconoclasme, qui plaçait la fierté dalit sur un plan

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purement politique. alors que le bouddhisme navayana avait été redéfini par ambedkar selon un critère politique d’émancipa-tion, la reconnaissance par les pouvoirs publics impliquait de s’en remettre à des conceptions plus conformistes du religieux. c’est à cette expérience paradoxale du bouddhisme ambedkariste, telle que l’illustre cette anecdote, que cet article est consacré.

l’idée d’une inde bouddhiste régie par une éthique partagée et débarrassée de la caste relève bien de l’histoire de l’utopie en inde, œuvre de courants réformistes qui ont mêlé le religieux et le politique de façon créative (clémentin-ojha 2011 ; Voix 2011). comment appréhender ce que ce type de redéfinition idéologique fait au politique ? le philosophe marxiste Miguel abensour, plutôt que de « dépréciation du politique », préfère parler de « complication du politique » (aben-sour 2000 : 43). À travers l’étude du fonctionnement mondain de cette utopie, il s’agit ici d’illustrer empiriquement la complexité de la fabrique du politique dans le mouvement dalit. c’est-à-dire de saisir le destin de l’utopie dans sa forme socia-lisée, en tant que forme « religieuse » appropriée par des militants politiques, et de réfléchir aux complications et aux ambiguïtés ainsi engendrées.

Dans un premier temps, je reprendrai les acquis des travaux existant sur le bouddhisme des Mahar du Maharashtra qui, alors que les conversions de masse plus récentes des dalits d’autres régions, ont fait l’objet de très peu de travaux, offrent des réflexions précieuses sur la question. Dans un second temps, j’aborderai donc le mouvement dalit d’uttar Pradesh, lequel a commencé à se tourner vers le bouddhisme dans la seconde moitié des années 1990. Faisant suite à une phase d’intense mobilisation partisane et à l’arrivée au pouvoir du bsP, je montrerai que ce tournant bouddhiste constitue un prolongement historique de la mobilisation des fonctionnaires dalits par le bsP, sinon une réelle reconversion. j’analyserai notamment la transformation des formes et des significations de l’engagement que

Des militants Dalit Panthers décorent un camion en vue de la célébration de boddh Purnima, kanpur, mai 1999.

(Clichés N. Jaoul)

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cela recouvre chez ces derniers, notamment le passage du militantisme politique au rôle de réformateur social.

enfin, dans un troisième temps, j’évoquerai la façon dont la communauté dalit des convertis tente de se structurer autour du leadership de ses hauts fonction-naires, faisant émerger un lien politique infracommunautaire par l’intermédiaire des militants. la version socialisée de l’utopie navayana, à l’échelle réduite de la solidarité communautaire des dalits, semble ainsi susciter différents usages sociaux. qu’il s’agisse de la consolidation d’une classe moyenne dalit, de tenta-tives de poursuivre l’émancipation par le bas ou, de façon plus générale, d’adap-tation des pratiques populaires aux idéaux, je montrerai que l’enjeu social le plus immédiat de cette utopie semble être la consolidation de l’autorité des militants sur leur propre entourage.

le bouDDhisMe naVayana en hÉritage

si la conversion au bouddhisme navayana se présente comme le moment culmi-nant de l’émancipation des dalits, elle en intensifie aussi les tensions internes. la cohérence de cette conversion par rapport à l’œuvre et à la biographie d’ambedkar a été soulignée, comme émergeant du constat de « la prégnance du religieux et du politique comme axes simultanés de la formation du sujet dalit » (ma traduction, rao 2009 : 118). Mais, l’idée d’un aboutissement à la fois théorique et biogra-phique, occulte en réalité le fait que dans la pratique, le passage de l’un à l’autre reste problématique.

D’une part, la biographie d’ambedkar et les différentes facettes et revirements pragmatiques de sa politique d’émancipation invitent à requestionner du point de vue de son contexte historique la signification de la conversion au bouddhisme. bien qu’elle ait été annoncée dès 1935 et qu’une préférence précoce d’ambedkar pour le bouddhisme soit avérée, elle constitue un contre-projet par rapport à son œuvre politicienne et institutionnelle. c. jaffrelot note que c’est « la déception causée par son expérience au sein du gouvernement nehru (qui) le ramène à l’hypothèse de la conversion au milieu des années 1950 » (jaffrelot 2000 : 237). yashwant sumant affirme dans le même sens que cette conversion est l’œuvre d’un ambedkar réfor-mateur social qui se distancie des « politiques », insistant sur la réforme démo-cratique de la société jusque dans la sphère morale et privée, plutôt que sur la démocratie comme jeu de pouvoir dans un cadre institutionnel (sumant 2004).

D’autre part sur un plan plus conceptuel, ce projet s’inscrit dans différentes conceptions de la politique, entre émancipation d’un sujet dalit porteur d’un projet révolutionnaire d’éradication de la caste, et participation/intégration aux institutions de la démocratie bourgeoise en tant que minorité. De ce point de vue,

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la tension inhérente du bouddhisme navayana illustre donc bien ce que jacques rancière appelle « le jeu politique de l’émancipation », en tant que rencontre de deux processus hétérogènes : « la politique » comme « police », domaine du gouvernement et de ses catégories, et « le politique », comme jeu de l’émancipation passant par la formation de sujets politiques émancipés (rancière 1998).

la même ambivalence ressort en ce qui concerne le rôle de la religion. ambedkar évoque une conception durkheimienne, dans laquelle la religion, redé-finie à l’aune des valeurs de la modernité, est appelée non pas à disparaître, mais à continuer à jouer un rôle comme élément de cohésion sociale dans le cadre d’un projet orienté vers le progrès (omvedt 2004). c. jaffrelot a souligné qu’avec le bouddhisme, ambedkar entendait retrouver dans la tradition philosophique indienne les idéaux de « liberté-Égalité-Fraternité » sans devoir faire référence à l’occident (jaffrelot 2000). o. lynch notait déjà dans son étude pionnière de l’ambedkarisme en uttar Pradesh, qu’ambedkar souhaitait ancrer la citoyenneté et le nationalisme dans des valeurs morales, en coulant le « vin nouveau » des valeurs de la citoyenneté dans la « vieille bouteille » de la religion (lynch 1964) 4. ambedkar se tourna donc vers le bouddhisme en raison de sa conviction que le « gospel original » du bouddha, tel qu’il le redéfinit de façon sélective à partir des sources en pali de l’école theravada (à l’instar de plusieurs intellectuels indiens, comme rahul sanskrityayan, à l’origine du revivalisme bouddhiste dans lequel il s’inscrit), pouvait fournir un socle culturel à la modernité politique indienne. son « retour aux sources » du bouddhisme relève ainsi d’une forme de fondamentalisme progressiste, rationnel et républicain. en insistant sur la définition du bouddhisme comme Dhamma, qu’il définit comme une morale civique, ce projet qui vise à « réformer la société indienne dans son entièreté » (ma traduction, beltz 2005 : 75), se définit ainsi contre la religion telle qu’elle existe, y compris le bouddhisme tel qu’il est pratiqué et qu’il prend la peine de redéfinir pour cette raison (ibid.). Dans la « bible » du navayana à l’usage des convertis (The Buddha and his Dhamma), ambedkar choisit ainsi de mettre au centre de sa conception sécularisée du boud-dhisme, l’aspect critique et rationnel de la pensée du bouddha, qu’il illustre par les derniers mots qu’il prononça : « Be ye lamps unto yourselves ». en choisissant de traduire le pali en anglais ancien, il donne ainsi, de même qu’avec l’emploi du « thou », un cachet d’ancienneté à sa pensée moderne imprégnée d’individualisme (ambedkar 1992) 5. cette injonction qui insiste sur l’émancipation individuelle via l’examen critique de la pensée, insinuait le rejet de toute vérité venue d’une autorité extérieure (c’est-à-dire, implicitement, celle des brahmanes). si elle s’inscrit dans le courant anti-brahmane, la théorie ambedkariste de l’intouchabilité se démarque de l’analyse raciale du système des castes, qui risque, en rapport avec les théories raciales de la science, de naturaliser la hiérarchie. au contraire chez lui, l’intou-chabilité est le résultat de la répression du bouddhisme et de la punition infligée à

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ses résistants par les brahmanes : le fait que les « intouchables » ne constituent pas une « race » permet de souligner que leur condition est réellement et uniquement d’origine politique. la conversion autorise alors les dalits à renouer avec une iden-tité historique oubliée dans les tourments de l’oppression, tout en leur attribuant un rôle historique pour permettre à l’inde de retrouver la grandeur de son passé bouddhiste. l’histoire du bouddhisme et de son rejet hors de l’inde devient en effet chez ambedkar celle d’une modernité politique vernaculaire apparue dès l’anti-quité et de son anéantissement par les brahmanes au profit de la consolidation du système des castes.

l’influence de la pensée politique libérale sur ambedkar ne suffit cependant pas à rendre compte de cette conversion, qui illustre précisément une tentative de dépasser ce cadre. son discours à la conférence sur les religions mondiales de kathmandou en 1956 montre que sa conception du bouddhisme est pétrie, tout en s’en démarquant, de préoccupations marxistes sur l’exploitation matérielle et l’émancipation humaine. sa convergence explicite avec les idéaux de Marx réside dans l’avènement d’une société débarrassée à la fois de la propriété privée, de l’exploitation et de la coercition étatique. le bouddhisme, selon lui, offre la possi-bilité d’établir le communisme en évitant la dictature du prolétariat et l’usage systé-matique de la force (ambedkar 1987). se plaçant explicitement en désaccord avec l’économisme du capital, sa conception du rôle joué par la religion rejoint pourtant certaines idées développées antérieurement par Marx. Dans Sur la question juive, le jeune Marx propose par exemple de dépasser les limites de l’émancipation poli-tique, « la dernière forme de l’émancipation humaine au sein de l’ordre du monde tel qu’il existe jusqu’à présent » (Marx, éd., 2006 : 44), et d’énoncer une forme plus totale d’émancipation humaine, qui ne soit pas simplement la sécularisation du religieux s’opérant dans le statut de minorité religieuse, mais une réflexion critique sur la référence à un au-delà fonctionnant comme critique du présent.

Dans son commentaire de ce texte, Daniel ben saïd note dans ses écrits de la première moitié des années 1840, que Marx « initiait la marche qui libère la politique de l’emprise exclusive de l’État et crée les conditions d’une politique de l’opprimé », de même qu’il « amorçait le mouvement de désacralisation de l’État qui le conduira à poser l’exigence de son dépérissement » (ben saïd 2006 : 90). bien qu’il ignore manifestement ces écrits de jeunesse de Marx, et qu’il réduise la pensée de Marx au Capital, ambedkar fait preuve d’une quête similaire de dépassement des cadres assignés au politique par la politique institutionnelle, impliquant le recours à l’utopie. alors que la divergence d’ambedkar vis-à-vis de Marx peut s’expliquer en partie par l’insensibilité à la caste des marxistes indiens (« une bande de garçons brahmanes », ainsi que les qualifie ambedkar), ces convergences sur le plan conceptuel sont liées à deux conceptions intellec-tuelles exigeantes de l’émancipation.

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la complexité de l’objet « dhamma » tel que le conçoit ambedkar, se double enfin d’une difficulté sociologique dans sa mise en œuvre, en tant que projet de transformation de la société depuis les marges. alors que la notion de religion civile en tant que « base morale pour la société lance un appel à la société en général » (ma traduction, Fuchs 2004 : 290), son universalisme « est encore et toujours repoussé dans un recoin communaliste, devenant une religion pour les seuls dalits » (ibid. : 292). l’auteur note que cela est dû à une absence d’intérêt de la société pour une initiative estampillée dalit du fait que ces derniers sont dépourvus de toute légitimité religieuse et intellectuelle dans la vision du monde brahmanique, mais aussi au propre positionnement d’ambedkar, en tant que leader communautaire. contrairement au marxisme qui, loin de n’être qu’un courant prolétarien, jouit, en inde comme dans le reste du monde, d’un considé-rable prestige dans les milieux intellectuels et parvient à y recruter de nombreux cadres et sympathisants, le bouddhisme d’ambedkar ne réussit ni ne cherche à mobiliser au-delà de son milieu dalit. cela est dû tant à la persistance de menta-lités brahmaniques dans les milieux intellectuels, qu’à la hantise de la domination intellectuelle des brahmanes de la part des militants Dalits, qui les soupçonnent de paternalisme et de malveillance. De nos jours encore, le livret du cinquante-naire de la conversion à nagpur affirme :

un brahmane restera un brahmane peu importe la couleur qu’il assume ou à quel parti il adhère […] si on autorise les brahmanes à diriger le mouvement de revi-valisme du bouddhisme, ils pourraient utiliser leur pouvoir pour le saboter ou le fourvoyer [Dhamma Deeksha suvarna Mahotsav 2006 : 6].

l’identité révolutionnaire dalit telle qu’elle est conceptualisée par les Dalit Panthers dans les années 1970, est à la fois le produit de la caste et son agent dissolvant, sorte de réplique dans un contexte de caste, de la relation du prolétariat avec le capitalisme qui l’engendre chez Marx. la coexistence de cette identité avec une identité bouddhiste délestée de la référence à la caste telle que la définit ambedkar, suscite un débat interne et des tensions dans le mouvement ambedka-riste contemporain. Dans son étude approfondie des discours sur le bouddhisme en milieu mahar, j. beltz, note que « le concept de “Dalits” renvoie au passé des Mahar. il a été rendu obsolète par la conversion au bouddhisme. » (ma traduction, beltz 2005 : 244). en dépit d’une habileté des milieux populaires à faire cohabiter ces deux identités, il constate aussi une « tendance anti-Dalit » (beltz 2005 : 244) dans les milieux embourgeoisés au profit d’une identité bouddhiste exclusive. comme en témoigne un discours qu’il fit à agra (voir infra), ambedkar lui-même avait demandé aux convertis de se distancier de l’identité « intouchable », imposée par la société hindoue dont ils ne faisaient désormais plus partie. Mais alors qu’il affirmait dans ce discours que la conversion allait apporter un regain de moralité

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chez les élites du groupe et favoriser la solidarité avec les opprimés, la distancia-tion symbolique d’un terme connotant l’oppression et la pauvreté semble parfois recouvrir une tout autre logique de distanciation de la pauvreté et du stigmate. le bouddhisme débarrassé du dalitisme pourrait ainsi servir de véhicule à cette petite et moyenne bourgeoisie dalit pour tenter une entrée « respectable » dans la classe moyenne indienne, tout en se réclamant d’une fidélité à la figure tutélaire d’ambedkar. le rejet du dalitisme au profit du bouddhisme, consisterait alors à substituer à la fierté politique du sujet révolutionnaire, une nouvelle respectabilité bourgeoise fondée sur l’appropriation d’une religion prestigieuse.

c’est dans de tels enjeux que se pose actuellement la question de la ritualisa-tion du bouddhisme navayana. Dès lors que les bouddhistes dalits misent sur la respectabilité, ils se trouvent confrontés au regard extérieur et donc au problème de la reconnaissance en tant que religion, impliquant du rituel, un clergé, des lieux et des textes sacrés, etc. Pris dans une logique de respectabilité, le boud-dhisme ambedkariste risque ainsi de se conformer davantage à une définition plus conventionnelle de la religion et de perdre sa spécificité. le flou laissé par ambedkar sur la question de la place du clergé par rapport aux laïques dans l’orga-nisation du rituel est de ce point de vue révélateur : bien que méfiant vis-à-vis des bhikkhu, il semblait soucieux de donner une légitimité cléricale à la conversion de nagpur. Ven. u. chandramani, un bhikkhu d’origine birmane (venu en inde en 1891 pour assister Dharmapala dans son mouvement de revivalisme boud-dhiste) (ahir 2003), fut ainsi choisi pour le convertir face à la foule, entouré de plusieurs autres bhikkhu présents sur la scène. il entreprit cependant de convertir lui-même la foule le lendemain, en signe de l’importance accordée au dévot dans le siècle (upasak) dans la performance des rituels. Malgré cela, ambedkar avait quitté son costume habituel d’homme d’État pour se draper de blanc, montrant par là qu’il souhaitait conserver la présence de signifiants religieux.

l’ambiguïté perdure largement dans l’héritage. D.c. ahir, un intellectuel ambedkariste, alors fonctionnaire à new Delhi et converti dans la foulée de nagpur, prône ainsi un développement quantitatif et qualitatif du bhikkhu sangha : « Étant donné que la présence même d’un bhikkhu est un symbole important de l’identité pour un groupe bouddhiste, il est impératif de prendre des mesures afin de former davantage de bhikkhu pour le travail désigné de prêcher le Dhamma parmi les gens et de les guider afin qu’ils pratiquent le Dhamma de façon appropriée » (ahir 2003 : 34).

Dans les milieux militants ambedkaristes, qui contrôlent et financent les boddh Vihars ainsi que ce clergé qui y officie, existe néanmoins une méfiance latente vis-à-vis de ces derniers, dont la fonction rituelle est à la fois recherchée et suspecte. interviewé par beltz, raja Dhale, l’un des fondateurs historiques des Dalit Panthers au début des années 1970, qui prit la tête de la faction pro-bouddhiste à la suite de

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la scission avec les marxistes affirme ainsi : « les bhikkhu traditionnels sont spiri-tuels. nous devons créer un nouveau bhikkhusangha. lele bikkhu devrait être un travailleur social » (beltz 2005 : 202). un universitaire de Mumbai, envisage quant à lui le boddh Vihar et son clergé sur le modèle de l’école du parti révolutionnaire : « les bhikkhu devraient arrêter de prier. les bhikkhu devraient sortir des temples. les bhikkhu devraient s’éduquer et alors enseigner l’économie, la politique et la littérature. les bhikkhu devraient éduquer les militants et les préparer pour la révolution » (beltz 2005 : 202-203). un militant affirme quant à lui : « ambedkar considérait le bouddhisme comme une arme politique pour se battre contre le brahmanisme. il ne voulait pas que les gens pratiquent des rites religieux. je neje ne vais pas au temple. je suis un pur bouddhiste.» ( » ( ((ibid. : 219). ce type de posture anticléricale explique selon beltz, la mauvaise réputation des ambedkaristes dans la communauté bouddhiste internationale, qui voit d’un mauvais œil l’agressivité anti-brahmane et ne décèle dans leur approche politique qu’un déficit et un appau-vrissement de la spiritualité bouddhiste.

inversement, à l’instar du travail d’implantation pratiqué au Maharashtra par un groupe de bouddhistes britanniques 6, toute tentative de spiritualisation de la pratique est vécue par les plus politisés comme une déviation dangereuse par rapport aux intentions d’ambedkar.

le tournant bouDDhiste en uttar PraDesh

Dans l’uttar Pradesh, les conversions de masse au bouddhisme ont commencé à prendre de l’ampleur au milieu des années 1990, hormis dans l’ouest où la communauté des jatav se convertît dès mars 1956, précédant d’ailleurs de quelques mois celle des Mahar. en dehors de ce milieu et de certaines poches d’influence plus précoces, l’ambedkarisation de masse des dalits s’est opérée via la mobilisation électorale du bsP à partir des années 1980, mais celle-ci a dans un premier temps laissé de côté la question du bouddhisme pour des ques-tions d’efficacité électorale. bien que focalisée principalement sur le thème de la conquête du pouvoir politique, la propagande militante du bsP a toutefois revêtu un aspect idéologique très marqué, reposant sur la découverte de la pensée et la biographie d’ambedkar ainsi que sur d’autres figures majeures de la pensée anti-brahmane (Phule et Periyar, principalement). l’arrivée au pouvoir du bsP dans les années 1990 a paradoxalement contribué à marginaliser, au sein de l’orga-nisation, les militants qui avaient accompli le premier travail de propagande de proximité, des fonctionnaires de rang intermédiaire partis à la rencontre des franges éduquées de leur communauté dans les villages et dans leur propre caste (fonctionnaires, instituteurs, étudiants, chômeurs diplômés, etc.).

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aujourd’hui de nombreux militants ambedkaristes déçus par l’évolution opportuniste du bsP et par son absence de commitment idéologique se tournent vers la conversion au bouddhisme et le prosélytisme comme approfondissement de leur engagement. l’adhésion au bouddhisme, après une période de militan-tisme politique, est vécue comme une fidélité au modèle d’ambedkar, comme une adhésion idéologique plus profonde, jusque dans la sphère privée et intime, qui est aussi accomplissement de soi.

ce tournant bouddhiste apparaît ainsi comme un nouveau développement dans la trajectoire historique du mouvement dalit d’uttar Pradesh, dans un contexte de reconversion militante post-bsP.

l’ÉViteMent tactique De la question religieuse Par le bsP

entre la fin des années 1970 et la première participation du bsP à un gouver-nement d’alliance en uttar Pradesh en 1993, les fonctionnaires dalits d’inde du nord ont été mobilisés par la baMceF (backward and Minorities castes employees Federation), l’organisation de fonctionnaires créée par kanshi ram, un fonctionnaire dalit ayant renoncé à son emploi, qui fut également à l’origine de la création du bsP en 1984. le livret d’introduction à la baMceF indique que toutes les religions sont admises dans l’organisation, à l’exception du brahma-nisme (ce qui laisse supposer une distinction entre hindouisme brahmanique et sectes plus égalitaires), et à condition de ne pas se livrer à des activités prosélytes au nom de l’organisation (ram 1983). il s’agit notamment de ne pas se couper des milieux dalits non politisés, à l’instar des satnami du Madhya Pradesh, des ravidassi ou encore des Valmiki dans plusieurs régions d’inde du nord, dont les sectes se sont imposées. tout en critiquant le modèle du sécularisme nehruvien comme mode de reproduction silencieux de la caste, kanshi ram retient ainsi le principe de la neutralité religieuse par pragmatisme politique.

Face à la diversité religieuse de l’électorat des dalits, des basses castes et des minorités que vise le parti, la stratégie politique justifie ainsi l’évitement. kanshi ram envisage dès lors l’héritage d’ambedkar de façon sélective, ce qu’il justifie par une critique du mouvement ambedkariste post-ambedkar. en dépit d’une courte phase d’agitation avec le Ds-4 (Dalit shoshit samaj sagharsh samiti), entre le 6 décembre 1981 et la création du bsP le 14 avril 1984, la priorité est désormais avec ce nouveau parti à la conquête du pouvoir et donc au pragmatisme politique. bien que ces dates choisies pour fonder les organisations (respective-ment l’anniversaire du décès et de la naissance d’ambedkar) témoignent d’une volonté d’ancrage dans l’héritage ambedkariste, c’est ambedkar le politicien et homme d’État qui est privilégié, par rapport au réformateur social. il ne repré-sente d’ailleurs pas l’unique référence idéologique du mouvement, qui le replace

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en continuité avec l’idéologie anti-brahmane de Phule et de Periyar. ce faisant, kanshi ram propose une synthèse sommaire et en partie inexacte de l’ambed-karisme. il évacue les différences avec l’anti-brahmanisme, notamment le rejet de la théorie du conflit racial entre aryens et Dravidiens, au profit d’une généa-logie de l’intouchabilité centrée sur la répression du bouddhisme. l’idéologie du bsP tente de concilier des icônes à des fins d’efficacité électorale. il s’agit de mobiliser l’électorat des populations non brahmaniques : dalits, basses castes, tribaux, minorités, qui constituent la « grande majorité » plébéienne des bahujan, à l’exclusion des hautes castes. comme me l’a rappelé r.D. Prasad, un employé dalit de la reserve bank of india, et un des piliers de la baMceF à kanpur, le but que se fixait ce mouvement des employés dalits était de populariser l’idéologie de l’émancipation parmi les « masses » et de la rendre accessible et productive. animés par une forme d’anti-intellectualisme à l’égard de ceux qu’ils stigmatisent comme des « intellectuels de séminaires », ils considèrent l’exactitude idéologique comme secondaire par rapport à leurs buts politiques.

Dès lors que le bsP accède au pouvoir, il prend ses distances avec le mili-tantisme de la base qu’il a initié dans sa première phase de mobilisation. les militants sont alors écartés des structures décisionnelles au profit d’une concen-tration du pouvoir aux mains de Mayawati. ainsi, en 1996, commence la pratique de la vente des investitures à des hommes politiques ou des notables locaux en quête d’opportunités électorales aux dépens de la base militante : ce qui revient à « vendre » une clientèle électorale à des individus disposés à investir leurs ressources financières dans la campagne et à apporter des votes supplémentaires. bien qu’elle constitue une trahison aux yeux de la base militante, cette gestion opportuniste est finalement acceptée au vu de sa réelle efficacité électorale. en revanche, il ne reste plus grand-chose de l’idéalisme qui a animé le mouvement à ses débuts. alors que la conciliation des idéaux et du pragmatisme, marque de fabrique de kanshi ram, a suscité l’engouement des militants, Mayawati incarne pour eux la trahison des idéaux. r.D. Prasad, le militant de la baMceF cité supra, définit son engagement comme une « mission », et affirme que Mayawati « la politicienne » a trahi le dessein de kanshi ram « le missionnaire ». selon lui, la politique n’était que l’instrument d’un « plus vaste dessein » d’émancipation des masses, qui « ont besoin de missionnaires, pas de politiciens » 7.

le vocabulaire religieux de la « mission » pour qualifier l’idéalisme et le distinguer de la politique politicienne, est révélateur. Dans un contexte où la baMceF a été délaissée par le bsP, le bouddhisme offre ainsi une nouvelle plateforme d’engagement, mais surtout un espace à l’abri de la politique électo-rale, permettant à cette base militante historique de renouer avec son idéalisme. confortant cette analyse par sa chronologie, eva-Maria hardtman (2009) date le début de ce mouvement de prosélytisme en uttar Pradesh à 1996, à un moment

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où l’alliance idéologiquement contre-nature du bsP avec les nationalistes hindous vient s’ajouter à ces déceptions et cristalliser l’amertume des militants. Derrière leur engagement, se profile également une quête de respectabilité des milieux de fonctionnaires dalits. le prolongement dans le bouddhisme de cet engagement militant permet ainsi aux adeptes de kanshi ram de renouer avec cette quête d’estime de soi grâce à la lutte pour des idéaux, bien qu’elle se nourrisse égale-ment de la réussite électorale du bsP. il reste à saisir la façon dont ce nouvel éthos bouddhiste concilie la défense des intérêts de ce milieu de fonctionnaires dalits, selon des idéaux politiques plus universels.

ProsÉlytisMe et DÉFense Des quotas

les deux organisations nationales fondées successivement par udit raj montrent une tentative d’articuler le prosélytisme et la défense des bénéficiaires des quotas sur un mode corporatiste. né en 1962 à allahabad (uttar Pradesh), udit raj est un haut fonctionnaire dalit de l’administration fiscale basé à new Delhi, qui, après avoir milité au syndicat étudiant communiste du cPi(M) lors de ses études à jnu (jawaharlal nehru university), rencontra kanshi ram et fit la découverte de l’ambedkarisme dans son mouvement 8.

en raison d’un conflit personnel avec Mayawati, qui veille à ce qu’aucun leadership secondaire n’émerge dans le parti, ainsi que de sa désapprobation de l’alliance avec le bjP, il prend ses distances avec le bsP. il fonde le lord buddha club en 1996, une organisation de cadres et de hauts fonctionnaires dalits dédiée au prosélytisme. en 1997, face à la décision de la cour suprême d’adopter des restrictions à la politique de quotas 9, il crée une seconde organisation, la all india confederation of s.c.-s.t. organizations (cf. n. 18), pour la défense des intérêts des fonctionnaires dalits. il dote également son mouvement d’un journal bimen-suel, Voice of Buddha, ainsi qu’un site internet du même nom. en 2003, il quitte la fonction publique pour fonder un parti politique, le justice Party, qui entend concurrencer le bsP, mais échoue à l’instar d’autres initiatives partisanes d’anciens adeptes de kanshi ram écartés et/ou humiliés par Mayawati et ses manières auto-ritaires. À la différence de ces derniers, généralement confinés dans leur propre caste, udit raj a su habilement relancer le mouvement des fonctionnaires dalits du nord du pays et s’imposer grâce au bouddhisme comme nouvelle figure régionale de l’ambedkarisme, en dépit de sa non-appartenance aux chamar, la communauté la plus nombreuse, qui a historiquement dominé le mouvement 10.

udit raj soutient l’idée que la défense des quotas et l’adhésion au boud-dhisme constituent une solution à l’ensemble des problèmes des dalits, évacuant ainsi – paradoxalement pour un ancien marxiste – toute référence aux inéga-lités matérielles. l’héritage marxiste semble se limiter chez lui à l’idée du rôle

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des intelligentsias, qu’il adapte en l’ethnicisant. Durant la conférence géante du 11 décembre 2000 à new Delhi (Save Reservation and Constitution Maha Rally), il déclara ainsi que « toute révolution ou changement social est raté d’avance, à moins qu’il soit mené par l’intelligentsia. » 11

cette conception élitiste de la lutte est également développée dans un article de Voice of Buddha, où l’auteur s’appuyant sur la théorie de l’imitation de tarde, affirme que « les classes inférieures sont généralement prises dans les injonctions des faiblesses humaines comme la partialité, l’inimitié, la stupidité, la peur et l’ignorance », et que leurs élites communautaires ont dès lors une responsabilité morale afin de « les guider dans la bonne direction et donc vers la prospérité » 12.or, c’est dans la religion que cette élite subalterne trouvera l’inspiration afin de « se cultiver et de mener la société vers la prospérité » (ibid.). l’ambition de se substi-tuer aux classes dirigeantes ressort bien du texte de présentation du lord buddha club, où l’élite brahmanique traditionnelle est dénoncée comme corrompue par la caste, donc incapable des qualités requises par le nationalisme :

…ces gens ne se remettront jamais des reliquats de la caste et autres préjudices et dès lors ils ne pourront jamais (s’engager) sérieusement dans la construction nationale, le progrès et la fraternité. ce sont les dalits, les backwards et les mino-rités y compris les chrétiens et autres citoyens ayant foi dans l’égalité et la frater-nité qui doivent s’emparer de la responsabilité de remettre les choses dans le bon sens. les dalits peuvent faire beaucoup, mais ils sont divisés entre eux par la caste, l’ego fallacieux et la jalousie. Malgré tout, seul celui qui souffre peut se battre et personne d’autre. À leur suite, il y en a aussi beaucoup qui peuvent déclarer leur soutien à la cause. nous sommes déterminés à faire advenir la révolution socio-culturelle et religieuse dans le pays pour les décennies à venir 13.

ainsi, les élites non-brahmaniques constitueraient pour l’inde et son projet nationaliste une seconde chance, là où les élites traditionnelles hindoues ont échoué. Mais pour cela, encore faut-il que cette élite émergente se débarrasse de la caste, grâce au bouddhisme…

De la Fusion coMMunautaire À la rÉgÉnÉration nationale

Face au bsP qui a combiné l’idée d’unité politique de la plèbe non-brahmanique (bahujan) tout en s’appuyant sur une multiplicité d’identités de jati (groupes endo-games ou « castes » 14), le renouveau bouddhiste opère un recentrage sur une seule identité des dalits débarrassée des identités de caste. le haut fonctionnaire de police Dara Puri, militant et éditeur de littérature bouddhiste, aujourd’hui à la retraite et leader d’une faction du rPi (republican Party of india), le parti fondé par ambedkar, m’a expliqué que l’unité communautaire des dalits, condition de leurs succès politiques, devait primer sur une stratégie électorale :

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le pouvoir politique a sa propre importance mais avant cela, il faut qu’il y ait un mouvement religieux et social. comme l’a dit le Dr. ambedkar dans un de ses livres, toutes les révolutions politiques doivent être précédées par des révolutions sociales et religieuses. […] À moins qu’il y ait une révolution sociale, c’est-à-dire la dissolution des identités de sous-caste chez les dalits et puis une révolution religieuse, c’est-à-dire le passage des dalits au bouddhisme, je crains que les jeux politiques ne puissent vraiment constituer de véritables gains à long terme. ils peuvent être des gains temporaires ou à court terme. Donc l’unité sociale et reli-gieuse peut donner la base de l’unité et du succès politiques 15.

l’identité religieuse, en tant que fusion des particularismes de caste au sein d’un ensemble communautaire dalit, est donc le préalable nécessaire d’une stra-tégie politique. De la même façon, dans la publication annuelle d’une orga-nisation ambedkariste de kanpur, un fonctionnaire dénonce la politique des identités de castes (jati). il se revendique d’une orthodoxie ambedkariste et rappelle qu’ambedkar avait demandé aux dalits d’abandonner leurs castes pour fusionner dans l’identité bouddhiste :

babasahab avait comparé l’organisation bouddhiste à un vaste océan. À partir du moment où on entre dans cet océan, on devient égaux. il est difficile de distinguer l’eau du gange et de la yamuna quand elles ont rejoint l’océan. c’est la même chose quand vous entrez dans le sangh, vous perdez votre identité distincte et vous devenez égaux 16.

l’auteur explique que lorsque l’ensemble des dalits sera converti au boud-dhisme, on ne pourra plus les agresser ou brûler leurs basti (hameaux) : à l’instar des musulmans dont l’unité est prise comme un modèle, ils feront immédiatement front et répliqueront violemment.

l’auteur idéalise aussi l’unité des brahmanes qui, bien qu’ils soutiennent des partis politiques différents, seraient selon lui « soudés » par le brahmanisme : « à la moindre occasion, ils s’unissent et ils se regroupent sous la même bannière pour leur cause commune » 17. ainsi, la religion en tant que ciment communautaire doit primer sur la stratégie politique, plus superficielle car soumise aux aléas des stra-tégies et des alliances politiciennes. le religieux offre au contraire une manière de sacraliser l’unité communautaire et de la rendre profonde et inaltérable.

Dans un tract diffusé par le bauddh Vihar de kanpur, le bhikkhu vante égale-ment la possibilité qu’offre un lieu de culte pour la reconnaissance publique en tant que minorité :

après 50 ans d’indépendance, les scs et sts 18 n’ont pas leur propre communauté et à cause de ça ne sont pas capables de s’assembler et de démontrer leur force. avez-vous déjà songé que les hindous, les musulmans, les chrétiens et les sikhs ont tous leur lieu de culte et vont pratiquer régulièrement ? Mais nous, où est notre place ? 19

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la conformité au schéma minoritaire qui transparaît dans ce propos pose donc la question de ce qu’il reste du contenu révolutionnaire et universel du bouddhisme navayana, dès lors qu’il se calque sur les conceptions dominantes de la religion comme attribut communautaire. en réalité, ces deux aspects semblent bien coexister, comme le montre le fait que le même tract parle du culte boud-dhiste en termes de régénération morale de la nation : le message du bhikkhu de kanpur commence par souligner l’étrangeté des dalits vis-à-vis de la religion hindoue et les invite à venir assister à la cérémonie dominicale afin de réfléchir aux valeurs humanistes des dalits, en tant que socle d’un projet de régénération morale de la nation :

Mes sœurs et mes frères, la culture et la religion que vous considérez comme la vôtre ne vous appartiennent pas. cette culture et cette religion vous ont obligé à vivre comme des animaux et des vers depuis longtemps et vous ont rendu esclaves. Venez donc, nous devons réfléchir avec des esprits reposés et penser à notre culture et à notre religion, basées sur l’égalité, la fraternité, la sympathie et l’amitié. toutes ces qualités se retrouvent dans la religion bouddhiste. nous devons la renforcer, bâtir une nouvelle communauté et nous entraider […] afin que (ceux de) la génération future puissent devenir des citoyens forts du XXie siècle et participer à la mise en place d’une société et d’une nation nouvelles 20.

alors que ce message semble bien refléter le projet d’ambedkar, l’associa-tion faite entre la conversion et le nationalisme peut également dans certains cas présenter des parallélismes avec le nationalisme hindou.

ramenant, à l’instar de ce courant majoritariste, la résolution des problèmes nationaux à une question d’homogénéité religieuse, l’auteur de l’article de Voice of Buddha déjà cité plus haut envisage ainsi la conversion comme projet d’une nation bouddhiste assimilatrice. la similitude la plus frappante avec le nationa-lisme hindou, auquel l’ambedkarisme s’oppose pourtant radicalement, est qu’il ne semble pas y avoir de place pour la diversité dans un tel projet de nation fondé sur l’homogénéité religieuse.

le bouDDhisMe et l’inFraPolitique De la coMMunautÉ

Dans un contexte d’exacerbation des inégalités matérielles qui affecte la société indienne dans son ensemble et n’épargne pas les milieux dalits, le tour-nant bouddhiste du mouvement ambedkariste recouvre une tentative d’unifier les pauvres et les classes moyennes grâce à une identité religieuse. ce tournant bouddhiste correspond ainsi à un moment de la politique de classe du mouvement et à l’invention d’un lien politique infra-communautaire.

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Petits arrangeMents aVec le MoDèle aMbeDkariste Des Élites subalternes

Faciliter l’accès aux ressources étatiques, fait partie de la définition du rôle d’élite subalterne vis-à-vis du reste de la communauté, telle qu’elle a été travaillée dès les premières revendications de quotas de représentation dans la fonction publique par Phule (jaoul 2007). À la suite de l’indépendance, quelques années après que les quotas furent généralisés, ambedkar critiqua le comportement de cette nouvelle bourgeoisie administrative. il formula cette déception lors d’un discours à agra qui annonçait précisément les premières conversions dalits du pays (celle des jatav, une communauté de chamar, en mars 1956). selon la presse locale, entre cent mille et deux cent mille personnes étaient rassemblées pour écouter ambedkar prononcer ce discours où il annonça également la conversion de nagpur qui allait suivre 21.

ambedkar y dénonça ces élites dalits bénéficiant des quotas sans s’acquitter de leur « devoir » vis-à-vis de leur communauté. il affirma que le projet de conver-sion était destiné à propager une éthique de responsabilité chez ces élites, alors que l’hindouisme, qu’il jugeait immoral, en était selon lui incapable. contraire-ment à la sanskritisation qui a recouvert une tentative de déni d’appartenance aux « intouchables » ainsi qu’une distanciation des milieux d’origine, l’adhésion au bouddhisme recouvrait ainsi une éthique de la responsabilité communautaire. ambedkar concevait donc le bouddhisme comme une solution pour appliquer au sein de la communauté dalit, cette éthique d’élite républicaine se portant garante du progrès des plus défavorisés.

cette éthique d’élite subalterne reste un des piliers de l’engagement des fonc-tionnaires dalits. elle peut être illustrée par le propos d’un haut fonctionnaire de lucknow, fondateur d’une organisation bouddhiste, que j’avais rencontré à lucknow en 1998 lors de la visite du chantier d’un parc dédié à ambedkar :

le dalit est dalit jusqu’à ce que le dernier dalit ne soit plus dalit. nous travaillons pour l’élévation des dalits. nous travaillons. nous sommes les adeptes du Docteur ambedkar, nous sommes les adeptes de bouddha. nous travaillons pour leur cause. que nous portions de beaux habits n’a aucune signification tant que nous ne faisons pas quelque chose pour notre peuple. si le dernier homme n’obtient pas le respect, le nôtre n’a pas d’utilité 22.

Dans sa version socialisée, ce modèle de solidarité avec les défavorisés va pourtant de pair avec des pratiques et des aspirations plus bourgeoises de ces élites subalternes. De façon croissante, l’adhésion à l’éthique de responsabilité recouvre ainsi une forme d’évergétisme chez les hauts fonctionnaires bouddhistes.

il en va ainsi d’un couple de hauts fonctionnaires chamar vivant à kanpur (lui est juge, tandis qu’elle est dans la haute administration provinciale). ils ont fondé une organisation bouddhiste réservée aux hauts fonctionnaires, avec pour

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but de construire des écoles privées bouddhistes. ils jouissent d’une réputation de patrons dans le mouvement ambedkariste de kanpur en finançant gratuitement des dizaines de milliers de repas gratuits lors des célébrations locales de l’anniver-saire d’ambedkar (ambedkar Jayanti), chaque 14 avril. l’engagement religieux offre ainsi de nouvelles manières de s’affirmer en tant qu’élite subalterne d’un groupe défavorisé. ce couple m’a également fait part de sa volonté de s’ériger en exemple pour l’ensemble de la communauté ambedkariste en mariant leur propre fils en dehors de leur caste, tout en restant à l’intérieur de la communauté dalit bouddhiste. À l’instar d’udit raj dans le propos cité supra, ils défendent eux aussi l’idée que l’exemple doit venir « d’en haut », et qu’il revient donc aux élites ambed-karistes de populariser l’ouverture matrimoniale entre castes dalits via le mariage bouddhiste. autre exemple, Dara Puri, haut fonctionnaire de police chamar origi-naire du Panjab, a marié son fils à la fille de bhagwan Das (aujourd’hui décédé), avocat à la cour suprême de Delhi et ex-rédacteur en chef de journaux ambed-karistes, qui était un dhanuk originaire d’himachal Pradesh.

cette pratique d’ouverture matrimoniale est encore très minoritaire dans ces milieux élitistes, où les mariages à des personnes de hautes castes se pratiquent probablement davantage, bien que stigmatisés par la communauté comme trahison. la pratique pourrait cependant être amenée à se développer du fait de l’élargissement du marché matrimonial aux élites des autres castes de dalits, qui forment un cercle restreint au sein de chaque caste. en revanche, dans les milieux dalits de la petite bourgeoisie et du prolétariat, ces options de mariages intercastes restent impraticables. Étant donné l’incertitude que représente un mariage, eu égard à la dot investie par la famille de la jeune mariée, ainsi que du traitement qui sera réservé à cette dernière par la famille d’accueil, la caste et les liens d’inter-connaissance au sein de celle-ci restent la meilleure garantie de contrôle et de recours. ce type d’expérience matrimoniale avant-gardiste reste donc accessible aux seules élites, non pas seulement du fait d’être « éclairées » et relativement à l’abri des mauvais traitements, mais aussi parce que leurs moyens financiers, leur accès au droit et leurs connections officielles offrent d’autres recours qui rendent cette option moins hasardeuse. en outre, elles en retirent également des bénéfices symboliques, puisque ces mariages ont valeur d’exemplarité et qu’ils confèrent une autorité et du prestige dans les milieux militants 23.

le bouDDhisMe en FaMille De la Petite bourgeoisie

alors que l’engagement politique des fonctionnaires à la baMceF dans les années 1980 a coïncidé avec des débuts de carrière marqués par la discrimina-tion professionnelle, la période actuelle est celle de l’affirmation dans la petite et moyenne bourgeoisie urbaine. l’accès au pouvoir par le bsP, qui a permis des

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nominations de hauts fonctionnaires dalits à des postes importants de l’administra-tion, a rendu les dalits de la fonction publique moins vulnérables que par le passé, y compris pour les échelons intermédiaires et subalternes, qui trouvent chez ces supérieurs un soutien. une des fonctions latentes des organisations ambedkaristes consiste à faciliter la mise en relation avec les hauts fonctionnaires dalits, de façon à bénéficier de ces parcelles de pouvoir qu’ils détiennent et des ressources qu’ils contrôlent. si ces nouveaux atouts dont l’accès est régulé par les militants, peuvent être mis au profit de villageois et de pauvres dans des luttes contre l’oppression, ils bénéficient principalement à cette classe moyenne dalit qui parvient ainsi à conso-lider sa position. le bouddhisme joue un rôle dans cette dynamique d’affirmation d’une classe moyenne dalit, puisque les organisations qui s’en réclament sont dominées par des fonctionnaires, créant des réseaux informels de solidarité.

s’il joue ainsi un rôle dans l’économie informelle de la redistribution clienté-liste des biens et du pouvoir, le bouddhisme de la petite bourgeoisie dalit constitue également un miroir des transformations subjectives de ce milieu. le tract du boddh Vihar de kanpur dénonce ainsi une tendance à l’embourgeoisement de cette classe de fonctionnaires, dans laquelle s’exprime une certaine mauvaise conscience quant à l’égoïsme de classe qui la gagne :

grâce à ambedkar, il existe une clause dans la constitution en faveur des réser-vations pour la classe des dalits dans les emplois du gouvernement. Mais dès que nous obtenons un emploi, nous commençons à penser à notre vie privée et nous nous replions sur notre vie domestique 24.

tout en tâchant de remédier à la dualité entre éthique solidaire et accès à l’aisance matérielle et au confort, le bouddhisme revêt différentes formes, qui se situent à différents niveaux de l’engagement. il faut ainsi distinguer l’activisme bouddhiste, qui constitue une forme de reconversion militante dans des acti-vités publiques de prosélytisme, d’une forme plus privée d’adhésion qui revêt une forme acceptable du désengagement. un ancien militant occasionnel de la baMceF de kanpur estimait par exemple qu’il s’était déjà suffisamment investi dans le mouvement de kanshi ram. se justifiant par le devoir familial, il ne souhaitait plus s’impliquer dans d’autres organisations, comme celle de ram raj (rebaptisé udit raj, un prénom bouddhiste, lors de sa conversion de 2001) :

je faisais confiance à kanshi ram. nous autres nous lui avons donné tout notre temps et notre argent. Va-t-on faire pareil pour ram raj ? j’ai aussi des responsa-bilités envers ma famille. j’ai besoin de temps à leur consacrer 25.

le militantisme de la baMceF a suscité un tel engouement, en particulier vis-à-vis du leader kanshi ram, qu’il a parfois été vécu par les familles des militants comme une négligence, notamment en raison des dons financiers à l’organisation

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et du temps passé en dehors du foyer lors des soirées et des week-ends. néanmoins, la distanciation du bsP vis-à-vis de la baMceF dans la seconde moitié des années 1990 (suite à la transformation en parti de gouvernement), fait que cet engage-ment intensif a eu une durée limitée, permettant aux militants de se consa-crer à leur famille.

l’exemple de la famille Prasad montre ainsi un rééquilibrage du militantisme au profit du devoir fami-lial. les frères Prasad (r.D. Prasad, l’employé de banque de kanpur, et son frère M.l. Prasad, ingénieur dans une usine nationale d’armement) ont par exemple donné une part impor-tante de leur temps et de leur argent au mouvement. cependant, après les succès électoraux du bsP, au lieu de s’investir dans des organisations bouddhistes ou de castes, comme l’a fait une partie de leurs camarades militants, ils se sont relativement désengagés (en dépit de contributions financières et de coups de main ponctuels au parti lors des élections) pour se consacrer à leur progéniture, qu’ils avaient le sentiment d’avoir délaissée au profit du militantisme. il s’agissait de prendre davantage le temps d’évaluer des stratégies d’études supérieures et de débouchés de carrière. il était également temps de songer à réunir des dots pour marier convenablement leurs deux filles. le mariage fut effectué selon le rituel bouddhiste, imposé aux belles-familles, chamar comme eux et hindoues. r.D. estima en dépit de nécessaires compromis avec le rituel hindou, que c’était une chance de convertir deux familles, ce qui allait selon lui dans « le sens de l’histoire ». les frères Prasad tenaient particulièrement à la qualité rituelle de la cérémonie bouddhiste afin d’impressionner favorablement le public. je pus assister au mariage d’asha avec anil kumar. il fut célébré selon un rituel bouddhiste, au prix de quelques concessions rituelles à l’hindouisme. cela ne fut pas pour déplaire aux femmes des époux Prasad, qui tentaient de résister à l’imposition de la religion bouddhiste par leur mari.

l’hindouisation du rituel bouddhiste est ainsi le résultat d’âpres négociations au sein desquelles les militants ambedkaristes se confrontent aux pratiques popu-laires au sein de leur propre entourage familial. le rituel se déroula sous le portrait

carton d’invitation à un mariage bouddhiste.

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du bouddha et d’un ambedkar en costume cravate. la barat (« proces-sion ») du marié fut préalablement accueillie à la manière hindoue par les femmes de la famille Prasad, qui leur placèrent des thika de pâte vermillon et des grains de riz sur le front, lancèrent des pétales de rose et firent tourner une lampe à huile autour d’eux. r.D., en bon stratège, me chuchota que cela faisait partie des compromis à faire avec l’hindouisme pour amener les gens vers de nouvelles traditions. un bhikkhu célébra l’union devant un public épars assis sur des chaises en plastique, assistant au rituel comme à un spectacle. il noua des bracelets de fil blanc autour des poignets du jeune couple devant un portrait d’ambedkar. le marié fut affublé d’un nouveau nom bouddhiste : anil kumar boddh gautam. il n’eut pas l’air ravi de devoir

prêter serment. il m’expliqua que cela tenait davantage au fait de les réciter devant un portrait d’ambedkar, que du contenu des 22 promesses (les mêmes que lors des conversions), qui rendent explicite la rupture avec l’hindouisme. en revanche, il me confia qu’il se consolait de la présence d’une image du bouddha, qui bien qu’elle fût reléguée au second plan dans la disposition, était d’une nature reli-gieuse plus adaptée au mariage : pour lui, ambedkar était un homme politique, pas un dieu. ce n’était donc pas le renoncement à l’hindouisme qui lui posait problème, mais le caractère trop « politique » du bouddhisme navayana, le poli-tique revêtant pour lui une connotation péjorative symbolisée par l’intrusion d’un « politicien » dans le domaine du sacré.

le cas de la famille Prasad, emblématique d’une génération de militants de la baMceF, montre donc que l’adhésion bouddhiste recoupe également une forme de repli partiel vers un engagement moins « politique », comme une sorte d’appro-fondissement idéologique et de réalisation de soi dans une sphère plus privée. après une période de militantisme politique, les frères Prasad tentaient à présent de conformer culturellement leur entourage à leur philosophie rationnelle d’ambedkar. il s’agissait en outre de se réaliser soi-même en tant que réformateur social de son propre entourage. le bouddhisme navayana reformule cet idéal à travers la

l’échange des présents, mariage de bhabi et anil kumar, kanpur, novembre 2000.

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promotion du modèle de l’upasak. ce dévot « dans le siècle » du bouddhisme, chef de famille en quête de réalisation spirituelle, s’engage à respecter les cinq panchshila 24 ainsi que des austérités à certaines dates du calendrier bouddhiste. l’upasak a théoriquement la possibilité de recevoir une formation de trois mois par la bharatiya boddh Mahasabha, fondée par ambedkar au moment de sa conversion, car il peut être appelé à conduire des rituels. néanmoins, ces fonc-tions restent très peu institutionnalisées en uttar Pradesh où la pratique se carac-térise souvent par l’improvisation et le bricolage de rituels pour palier au déficit d’encadrement lié au nombre insuffisant de bhikkhu, comme le premier mariage bouddhiste des Prasad le montre. il y eut en effet un raté au premier mariage. le bhikkhu du boddh Vihar de kanpur ne se présenta pas en dépit de ce qui avait été convenu. ce fut une source d’embarras vis-à-vis de la belle-famille, et ce fut finalement b.l. Prasad, le frère aîné, qui accomplit le rite. celui-ci m’expliqua, avec une touche d’anticléricalisme, que c’était conforme au souhait d’ambedkar, qui se méfiait du développement d’une classe de prêtres bouddhistes « parasites ». néanmoins, les frères Prasad ne se prétendaient pas pour autant des upasak. tout en acceptant l’identité bouddhiste, ils restaient avant tout préoccupés de politique, tâchant tant bien que mal de conserver une importance dans la section locale du bsP en dépit de la marginalisation des anciens militants. Marqués par un habitus de militants politiques, le bouddhisme correspondait davantage à une tentative de réforme idéologique et de contrôle de leur environnement familial qu’à une réelle reconversion dans la pratique spirituelle. le bouddhisme leur offrait pour cela le passage de l’idéologie politique, c’est-à-dire un discours pour la sphère publique, à une forme plus privative adaptée à la vie familiale et à son exigence de rituels.

bouDDhisMe et aFFirMation PlÉbÉienne

j’ai montré les usages du bouddhisme navayana du point de vue des élites et de la petite bourgeoisie, chez qui cela recouvre un vœu de solidarité communau-taire. comment ce schéma affecte-t-il la condition politique de la population dalit défavorisée ? quels sont les usages qui en sont faits ?

les Dalit Panthers de kanpur représentent bien cet ambedkarisme plébéien, incarnant une tradition ancienne d’émancipation dalit dans les milieux ouvriers de la ville. leur leader, Dhaniram Panther (qui s’est rebaptisé Dhanirao boddh depuis sa conversion formelle de 2002, bien qu’elle ne fût pas la première…), est issu d’une famille ouvrière ayant subi de plein fouet la fermeture des usines textiles de kanpur. son quartier général, un modeste bâtiment situé aux marges d’une colonie ouvrière, est le centre névralgique du militantisme dalit de la région. il accueille nombre de villageois venus chercher l’aide des militants et de leurs contacts dans la haute administration pour régler des affaires administratives et judiciaires.

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reflétant l’évolution du mouvement dalit et se situant dans la mouvance ambedkariste critique du bsP, les Dalit Panthers se sont placés à l’avant-garde du mouvement de conversions. ils en organisent régulièrement, de même que des mariages collectifs de dalits pauvres dans la tradition bouddhiste. ces événe-ments, auxquels ils font une importante publicité locale, servent également à cultiver les contacts avec les hauts fonctionnaires ambedkaristes, sollicités en tant qu’invités d’honneur.

les Dalit Panthers de kanpur offrent ainsi une vue d’en bas sur le boud-dhisme et la façon dont la solidarité des élites ambedkaristes est travaillée et mise à contribution par les militants issus des milieux défavorisés.

lors d’une telle conversion de masse d’environ dix mille villageois, le 14 octobre 1999 (jour de l’anniversaire de la conversion d’ambedkar) dans la bourgade rurale Pukhrayan, ce fut le bhikkhu du bodh Vihar de kanpur qui convertit la foule. la conversion était en réalité au second plan de cette manifestation anti-brahmane. le public de villageois avait été convié pour célébrer ravana, l’ennemi de ram dans le Ramayana, à l’occasion de la fête hindoue de Dassehra 28. en présentant ravana comme un roi dravidien et bouddhiste vaincu par les aryens, ce culte s’inscrit dans l’idéologie antibrahmane et ses thèses raciales, dont ambedkar s’était démarqué. la conversion, bien que placée au premier plan dans le dérou-lement de la soirée, avait un statut ambigu dans cette manifestation, comme un complément de programme destiné à faire coexister l’orthodoxie ambedkariste avec l’idéologie anti-brahmane. bien que certains intellectuels ambedkaristes plus orthodoxes comme Dara Puri et udit raj, tous deux hauts fonctionnaires, récusent ce bricolage, ils acceptèrent pourtant d’être respectivement les invités d’honneur lors des ravana Mela organisées en 1999 et 2000. leur acceptation, sur le mode du compromis, témoigne d’une adaptation à l’idéologie populaire. en effet, ces thèses du mouvement dalit de l’époque coloniale, continuent à être véhiculées par les chanteurs et les écrivains locaux du mouvement dalit. elles furent en outre réactualisées lors des mobilisations du bsP.

la popularité locale de ce culte inversé peut s’expliquer par sa capacité à ancrer de façon paradoxale, la rébellion dalit dans l’univers familier de la culture populaire hindoue. tout en exprimant leur conflit avec les hautes castes, les dalits créent une controverse qui leur confère une voix au chapitre religieux, un domaine par excellence où toute autorité leur a traditionnellement été refusée. on retrouve donc là le paradoxe constitutif des contre-cultures, contraintes d’ancrer leurs alternatives dans un environnement culturel. en se positionnant dans la religion qui a fait d’eux des « intouchables », les dalits font émerger un récit politique des origines à partir de la mythologie. leur interprétation des grandes épopées guer-rières de l’hindouisme révèle en effet l’histoire cachée de la domination de caste et devient un témoin historique de la violence par laquelle un peuple en a asservi

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un autre et nié son humanité. bien que cette réinterprétation anti-brahmanique du bouddhisme puisse apparaître contradictoire, sa démarche comporte une part de fidélité aux intentions d’ambedkar lorsqu’il explique l’intouchabilité par la répression du bouddhisme. en effet, il s’agit bien de la part des Dalit Panthers, de réintroduire le politique par un autre biais (l’anti-brahmanisme), dans un contexte de dépolitisation du bouddhisme navayana. De fait, alors que les nationalistes hindous sont parvenus à s’accommoder des conversions au bouddhisme et à leur ôter leur caractère contestataire en les replaçant dans le giron de l’hindouisme, la célébration de ravana entend recréer la polémique. cette association hétéro-doxe permet ainsi aux Dalit Panthers de réintroduire le politique, là où seul le bouddhisme a tendance à être vidé de sa substance politique, à la fois de par la tendance des classes moyennes dalits à le conformer à des définitions classiques de la religion, et des nationalistes hindous, qui tentent de l’hindouiser.

ainsi, face aux tentatives de ritualisation du bouddhisme et à ses interpréta-tions lénifiantes, qui convergent vers des formes de dépolitisation, l’interprétation des Dalit Panthers retravaille ainsi le bouddhisme d’ambedkar dans un sens qui coïncide avec la proposition de Marx sur le passage du religieux au politique :

nous ne transformons pas les questions profanes en questions théologiques. nous transformons les questions théologiques en questions profanes. après que

lors de la ravana Mela, un bhikkhu annonce la conversion à une équipe de télévision locale, Pukhrayan (uttar Pradesh), octobre 2004.

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l’histoire s’est suffisamment longtemps dissoute en superstitions, nous dissolvons les superstitions pour en faire de l’histoire. [Marx, éd., 2006 : 39]

la démarche qui consiste à déceler l’idéologie de la domination et donc la part d’aliénation dans la religion populaire, entend bien, comme le préconise Marx, retravailler la religion selon un critère politique, là où ambedkar lui-même avait laissé une part d’ambiguïté, puisqu’il s’agit tout autant chez lui de transformer « les questions profanes en questions théologiques » que l’inverse. c’est donc vers ce qui rapproche la démarche d’ambedkar de la conception de Marx que les Dalit Panthers de kanpur semblent se diriger de façon spontanée, en l’absence de réfé-rence explicite à Marx ou à la culture marxiste. il faut toutefois rappeler que le marxisme a, à l’origine, influencé le manifeste idéologique des Dalit Panthers de façon implicite, expliquant ainsi que leur spontanéité tende vers une interprétation marxiste d’ambedkar 29. c’est donc guidés par leur expérience de l’émancipation – un sens pratique du politique – et par la recherche de formes émancipatrices ancrées dans le local, qu’ils en viennent à enrichir l’apport théorique d’ambedkar. À l’instar de l’association hétérodoxe du bouddhisme et de l’anti-brahmanisme, émergent ainsi des solutions pratiques.

Voici comment se déroula la ravana Mela d’octobre 1999. Dans l’après-midi, un défilé festif traversa la bourgade puis forma une boucle par la route nationale, bloquant le trafic. un char de ravana guidait la procession, sur lequel les acteurs d’une troupe de théâtre ambedkariste de kanpur (apna theatre) s’étaient déguisés en personnages aryens et dravidiens, ces derniers hurlant de façon exubérante des « Jay, Jay Lankesh ! » (Victoire au royaume de lanka !). la procession manqua de dégénérer en affrontement avec la police qui, équipée d’un véhicule blindé anti-émeutes, tenta de donner la priorité à un convoi gouvernemental de ViPs. après une courte négociation dans une ambiance surchauffée et potentiellement violente, la procession des dalits remporta finalement sa victoire symbolique, lorsque les passagers ViPs commandèrent à la police de laisser passer la procession et se rangèrent sur le bas-côté. la procession parvint au terre-plein de Pukhrayan à la nuit tombée, où plusieurs étals de littérature et d’imagerie du mouvement avaient pris place. Des repas frugaux furent distribués gratuitement. les hauts fonc-tionnaires venus de lucknow firent une arrivée tonitruante dans leurs voitures officielles sur le terre-plein, produisant un effet « son et lumière », à grand renfort de sirènes stridentes et d’éclairs colorés de gyrophares dans un nuage de pous-sière. une fois les ViPs accueillis sur scène et remerciés par des acclamations et d’innombrables colliers de fleurs, ils rendirent eux-mêmes hommage au portrait d’ambedkar en signe d’adhésion. suivit alors la conversion d’une foule distraite et passive. le bhikkhu de kanpur fit répéter les 22 formules d’usage. en réalité, seuls les militants présents sur scène et quelques enthousiastes dans le public

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les répétèrent distinctement, tandis que d’autres chuchotaient, tâchant de suivre en pali, ou fermaient simplement les yeux en écoutant. une majorité semblait cependant adopter un rôle passif de spectateurs. si je me fie aux villageois que je connais dans cette foule, de nombreuses personnes dans le public avaient été déjà « converties » dans un passé récent dans le même type de rassemblements mili-tants. Manifestement, il s’agissait d’une performance publique destinée à marquer publiquement l’adhésion collective des dalits au bouddhisme d’ambedkar, plutôt qu’un acte de conversion intime.

la conversion fit place à des discours de hauts fonctionnaires dalits de police, qui étaient les invités d’honneur. l’un d’entre eux, Dara Puri, rappela l’importance de la religion bouddhiste ainsi que la stricte opposition d’ambedkar à l’hindouisme. il précisa que le bouddhisme d’ambedkar n’adhérait pas à la réincarnation et que la thèse selon laquelle le bouddha était une incarnation de Vishnu était de la « propagande » hindoue destinée à semer la confusion chez les dalits. il poursuivit en disant qu’il était important de contrôler son environnement culturel et appela à prendre des distances vis-à-vis de la télévision nationale, dont les feuilletons hindous pouvaient influencer les enfants et les analphabètes. il fallait construire des boddh Vihars et des écoles bouddhistes, mais se méfier du « parasitisme » de certains bhikkhu « incompétents ». il conclut en appelant à propager le boud-dhisme, afin de mettre l’inde sur la voie du développement et du progrès et félicita la foule d’avoir fait avancer le rêve d’ambedkar grâce à la conversion.

après avoir fait de longs discours, les hauts fonctionnaires repartirent et la nuit se prolongea par deux spectacles de théâtre, un premier sur l’histoire des dalits, depuis l’invasion aryenne et la création de l’intouchabilité jusqu’au combat d’ambedkar et un second sur la vie du bouddha. entre les deux spectacles, il y eut des chansons interprétées par un groupe local de bhimgit (chanson ambedkariste), entrecoupées de récits d’injustices subies dans les commissariats de police par des villageois (es) montant spontanément sur scène, ainsi que des discours insur-rectionnels de militants Dalit Panthers de la localité, dénonçant la police locale et appelant à se venger par les armes contre l’oppression sexuelle subie par les femmes dalits. les hauts fonctionnaires dalits de police étaient désormais repartis, mais leur présence sur la même plateforme juste auparavant pouvait apparaître comme une caution tacite que leur auraient arrachée les organisateurs à leur insu.

bien que désapprouvant le culte de ravana, qu’ils jugeaient déviant par rapport aux idées d’ambedkar, les hauts fonctionnaires présents étaient favorablement impressionnés par la taille du public. Dara Puri m’expliqua qu’il était venu d’une part pour tenter de conserver un ascendant sur le mouvement dalit de la base afin de contrôler ce type de déviances, et d’autre part car il se devait de soutenir la cause de la conversion. Du point de vue des organisateurs, la conversion avait donc permis de cultiver un soutien chez des hauts fonctionnaires dalits de police

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et d’en faire une démonstration publique non seulement à leur base populaire, mais à l’ensemble de la société et des autorités locales auxquelles ils lançaient une sorte d’avertissement.

quelle influence ces conversions ont-elles sur la pratique religieuse des foules ainsi « converties » ?

le fait qu’une majorité du public la subisse de façon passive, ne veut pas dire pour autant que la conversion ne produit pas d’effet sur les « convertis ». tout dépend alors de la conviction intime. certaines familles se rendent en effet dans ces rassemblements militants de façon plus réceptive que d’autres. un sentiment répandu chez les villageois dalits exposés à ces conversions est d’être à mi-chemin dans un processus évolutif les menant de l’hindouisme au bouddhisme, impliquant une conversion idéologique au bouddhisme par adhé-sion à ambedkar, mais également une résilience de la tradition hindoue, deman-dant davantage de temps afin d’être dépassée. ils expriment donc l’idée d’un changement plus lent à opérer dans la sphère privée, qui est celle du religieux à proprement parler, tandis que la dimension politique semble pouvoir s’accom-plir de façon plus immédiate. la pratique rituelle, domaine de prédilection des femmes, restait ainsi hindoue dans la plupart des cas, à l’exception de familles relativement aisées, comme par exemple celles des instituteurs, qui pouvaient se rendre au boddh Vihar de kanpur ou faire venir un bhikkhu, donc d’être en mesure de lui rembourser le prix du trajet et de lui faire un don. cette situation est le résultat d’un déficit d’encadrement rituel par un clergé encore rare dans ces zones de conversion récente (contrairement au Maharashtra ou à l’ouest de l’uttar Pradesh). Dans le contexte rural, l’adhésion au bouddhisme était donc la marque d’une petite bourgeoisie rurale, relativement aisée et instruite et idéo-logiquement engagée. il faut cependant faire exception de militants activement engagés bien qu’issus des franges plus défavorisées, affirmant eux aussi leur conviction bouddhiste de façon plus exclusive, mais à la façon d’un engagement politique, et accordant une importance secondaire à l’aspect rituel. Dans un milieu populaire marqué par une division sexuelle des domaines religieux et politiques, le bouddhisme demeurait donc du côté masculin/militant, peinant à se substituer à l’hindouisme populaire pratiqué par les femmes.

conclusion

la conversion d’ambedkar au bouddhisme offre un parallèle avec la critique des limites de l’émancipation politique de Marx. le recours à l’utopie religieuse recouvre en effet une quête extra-institutionnelle de la « vraie démocratie », impli-quant la transformation profonde de la société et de ses normes. la contribution

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de l’utopie au politique s’opère dans le dépassement des contraintes et des normes du jeu institutionnel et politique.

afin d’en saisir les effets réels, l’étude de la vie mondaine d’une telle utopie a permis de souligner les modalités et les effets de son inscription paradoxale dans un certain contexte institutionnel et sociologique. le bouddhisme des ambedka-ristes revêt en effet certaines fonctionnalités dans les structures locales du pouvoir et permet d’opérer certains arrangements, participant à la transformation de la condition politique des dalits après l’arrivée au pouvoir du bsP. tout en s’ouvrant sur un « ailleurs » politique, il reste déterminé par son ancrage sociologique dans le milieu militant qui le porte. ses organisations et ses manifestations deviennent en outre le lieu où se jouent des dynamiques de pouvoir internes à la communauté dalit et où se négocie de façon subtile une redistribution du pouvoir entre les élites de hauts fonctionnaires et la base populaire du mouvement. la version socialisée de l’utopie reformule ainsi une certaine économie des rapports sociaux, au moins autant qu’elle parvient à l’infléchir. la sociologie de l’émancipation soulève ainsi le paradoxe des formes de domination internes aux groupes mobilisés. tout en affichant l’ambition de faire advenir un modèle universel de société à l’échelle de l’inde, son influence reste confinée au milieu militant tandis que son mode opératoire dépend de la capacité de ce dernier à imposer son autorité morale et politique dans la communauté dalit. celle-ci se heurte cependant à des formes de résistance des milieux sujets à cette domination, particulièrement dans le domaine de la religion populaire et de la part des femmes, pour lesquelles la résistance au militantisme recouvre une lutte de genre pour la préservation d’un espace d’autonomie.

le tournant bouddhiste post-bsP en uttar Pradesh correspond donc à une phase de la politique interne de la communauté dalit, dont le principal enjeu réside dans l’affirmation d’un leadership éclairé issu principalement des milieux de fonctionnaires et des élites subalternes. sa capacité à imposer son autorité en matière religieuse reste avant tout liée à la concentration par les organisations bouddhistes, du capital social du groupe et de l’accès privilégié qu’elles permettent à des hauts fonctionnaires, détenteurs de parcelles de pouvoir étatique.

sous l’angle de la trajectoire historique du militantisme dalit dans cette région, le moment bouddhiste correspond à une étape nouvelle de l’engage-ment des fonctionnaires dalits après leur marginalisation par le bsP. Dans les milieux dalits aisés, cela recoupe des formes plus intimes d’adhésion à l’idéo-logie ambedkariste grâce au développement d’un mode de vie bouddhiste, et pour certains une façon de renégocier la place des idéaux politiques dans un contexte de repli sur la vie domestique. un haut fonctionnaire et écrivain dalit de kanpur, membre du lord buddha club fondé par udit raj, m’a par exemple décrit le bouddhiste comme étant un « higher quality Ambedkarite ». son image

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évoque une bonification de la matière humaine, comme si le bouddhisme signi-fiait la métamorphose du dalit adhérant en surface à l’idéologie de l’émancipa-tion, en un véritable homme nouveau, figure accomplie de l’émancipation, sorti de sa condition imposée et libéré de la caste pour incarner l’homme universel. l’« ambedkariste de qualité », ce militant accompli, constitue ainsi une solu-tion de synthèse où se mêlent l’embourgeoisement et les idéaux. l’adhésion au bouddhisme crée ainsi une distinction sociale dans l’engagement, une marque de respectabilité, voire pour les plus privilégiés, une version engagée et solidaire de la notabilité, alliant réussite sociale et engagement politique.

Dans les milieux défavorisés, le bouddhisme en tant que pratique religieuse reste peu développé dans ces régions de conversions récentes. cela tient principa-lement à la rareté du clergé et des lieux de cultes pour concurrencer l’hindouisme sur un plan rituel, mais aussi en raison d’une incapacité à se substituer à la richesse des croyances magiques, de la cosmologie, des rituels et des particularités locales de l’hindouisme populaire. le bouddhisme navayana, tout en cherchant à se placer sur le terrain de la religion pour s’y substituer en tant qu’éthique progres-siste, reste ainsi handicapé par sa propre réticence au religieux.

Peinant à se frayer un chemin dans la sphère privée, il reste donc confiné dans ces milieux à l’action collective et à l’espace public, prenant des formes démonstratives et contestataires, quitte à réintégrer l’ethnicité là ou le critère religieux ne suffit plus à marquer la différence identitaire et la conflictualité des rapports de caste. cette logique politique d’affirmation minoritaire tend paradoxalement, elle aussi, à favoriser le développement d’un clergé et de lieux de culte bouddhistes, comme nécessaires témoins de l’identité religieuse des dalits. ainsi, dans les meetings ambedkaristes, les bhikkhu sont souvent installés sur scène de manière quasi décorative. l’intervention politique du bhikkhu de kanpur dans l’anecdote citée en introduction est un phénomène exceptionnel, qui se limite à certifier le caractère religieux. la fusion entre le politique et le religieux imaginée par ambedkar reste donc contrainte par la recherche d’une légitimité religieuse aux yeux de l’extérieur, qui impose de se conformer à certains critères contraires au projet initial. le rôle et le statut des bhikkhu, en tant que garants de la religiosité, dans cet environnement militant suspicieux à leur égard, est un aspect particulièrement sensible, voire l’objet d’une lutte d’affir-mation et de conquête d’un certain pouvoir religieux, qu’il serait intéressant d’examiner en prolongement à cette étude.

n. j.

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notes

1. souligné par Marx lui-même.2. extrait de l’Indian Penal Code : 295a. [Deliberate and malicious acts, intended to

outrage religious feelings or any class by insulting its religion or religious beliefs.]Whoever, with deliberate and malicious intention of outraging the religious feelings of

any class of [citizens of India], [by words, either spoken or written, or by signs or by visible representations or otherwise], insults or attempts to insult the religion or the religious beliefs of that class, shall be punished with imprisonment of either description for a term which may extend to [three years], or with fine, or with both.

3. le 14 octobre 1956, peu avant sa mort, le leader national des dalits (« intouchables »), ambedkar, se convertit au bouddhisme avant de convertir lui-même, le lendemain, une foule gigantesque de Mahar (sa communauté) sur un terre-plein à nagpur. Zelliot rappelle qu’ils étaient entre 300 000 et 600 000, selon les estimations (Zelliot 1992).

4. lors d’une conversation privée en 2002, owen lynch m’a affirmé qu’il désavouait désormais une telle formulation, qui laissait à penser que le contenu et le contenant restaient indemnes. il pensait à présent que l’association entre citoyenneté et religion pouvait générer une substance nouvelle. Dans cette nouvelle façon de voir les choses, lynch prenait davan-tage au sérieux la contribution propre à ambedkar, tant du fait de proposer une version alter-native à la religion que d’ancrer la démocratie dans l’histoire et la philosophie indiennes.

5. son choix de s’inspirer des sources pali du theravada s’explique par la continuité entre le néobouddhisme et les efforts précédents de revivalisme du bouddhisme en inde, par anagarika Dharmapala, un moine sri-lankais qui vint en inde avec d’autres moines sri-lankais en 1891. il s’installa à boddh gaya et fonda la même année la Maha boddhi society dans le but de faire renaître le bouddhisme et de reprendre ce lieu saint (ainsi que d’autres, liés à la biographie du bouddha) aux hindous qui le contrôlaient (ahir 2003).

6. il s’agit du trailokya bauddha Mahasangha, une organisation implantée au Maha-rashtra depuis 1979. Dirigée par les Friends of the Western Buddhist Order, elle fut fondée par sangharakshita, un moine britannique associé à ambedkar depuis 1952, et qui continua à s’impliquer avec la communauté des convertis Mahar par la suite (beltZ 2005).

7. Discussion avec r.D. Prasad, 12 déc. 1999, Maswanpur, kanpur.8. interview de ram raj, 1er avril 2001, lakshmibaï nagar, new Delhi.9. ce jugement de la cour suprême approuve la suppression des quotas de promotions

de fonctionnaires par le Département d’État du personnel et de la formation. un nouveau jugement du 10 août 1998 se prononça peu après contre l’application des quotas pour l’accès des étudiants en médecine et en technologie aux cours de spécialisation (qui permettent l’accès à des carrières prestigieuses), en invoquant l’argument de l’incompatibilité de tels quotas avec l’intérêt national.

10. udit raj lui-même n’est pas issu des chamar, mais de la petite communauté dalit des khattik. la domination des chamar en uttar Pradesh, est toutefois moindre qu’au Maha-rashtra, où le bouddhisme est quasi exclusivement une affaire de Mahar. en uttar Pradesh, les efforts du bsP pour mobiliser dans l’ensemble des communautés dalits et des Most Backward Castes ont débouché sur une plus grande ouverture. ainsi, de nombreux bouddhistes sont également originaires de ces communautés de dalits non chamar, bien que ces individus soient plus isolés au sein de leurs propres castes, où la conversion n’est pas parvenue à s’imposer, contrairement aux chamar, chez lesquels elle parvient à s’implanter avec un

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certain succès, mais aussi des résistances, en tant que mouvement de réforme religieuse de la caste. Parmi ces derniers, elle bénéficie en effet du soutien actif des classes moyennes et des milieux diplômés, où l’ambedkarisme a trouvé son principal vecteur de diffusion.

11. Speech Delivered by Mr Ram Raj -Chairman of All India Confederation of SC/ST Oganizations on 11th December 2000, Ram Lila Maidan, Delhi during Save Reservation and Constitution Maha Rally [tract de l’organisation].

12. rengasamy, Dr s. : Why Conversion Is the Way for Salvation ? Voice of Buddha, 4 (6), fév. 2001.

13. http://www.lordbuddhaclub.com/ rubrique « about lbc » ; site consulté pour la dernière fois le 15 juin 2011.

14. le terme « caste » renvoie à deux notions : celle, théorique, de varna (un ensemble de groupes endogames fédérés par leur statut hiérarchique), et celle de jati, le groupe endogame, souvent identifié à une profession. Dans la théorie brahmanique, les « intouchables » sont exclus des quatre varna, mais ils sont toutefois séparés en jati.

15. interview de Dara Puri, 1er mai1998, lucknow. traduit de l’anglais.16. gama ram : Jati Identity, in BheemJyoti, kanpur, 2000.17. gama ram : Jati Identity, op. cit.18. Scheduled Castes et Scheduled Tribes, les catégories officielles pour désigner les

dalits et les tribaux.19. bhikshu Deepankar : BoddhDhammaDeshnaKaryekram. tract publié par le Bauddh

Vihar de juhi, kanpur, 1999.20. Deepankar, bhikshu : Bauddh…, op. cit.21 la traduction anglaise de ce discours d’ambedkar au ram lila Maidan d’agra, tel

qu’il fut transcrit dans le journal hindi local DainikSainik daté du 19 mars 1956, m’a été communiquée par owen lynch que je tiens particulièrement à remercier ici. [notes de terrain d’owen lynch, agra, 5 juin 1964, pp. 1943-1946].

22. interview d’un visiteur, 29 avril 1998, ambedkarudyan Park, lucknow (ma traduc-tion de l’anglais).

23. c. clémentin-ojha note à propos des réformateurs sociaux en inde, que « la congruence entre le mode de vie ou la conduite et les idées affichées est un des éléments constitutifs de l’autorité » (clÉMentin ojha 2011 : 26).

24. Deepankar, bhikshu : Bauddh…, op. cit.25. les deux dernières phrases furent prononcées en anglais, le reste en hindi (« I have

also some responsabilities to my family. I want some time to give them. »). Discussion avec r. D. Prasad et son beau-frère, 23 mars 1999, nayaganj, kanpur.

26. ne pas tuer ou blesser, ne pas voler ou s’approprier le bien d’autrui, ne pas s’adonner à la débauche, ne pas mentir, ne pas consommer de boissons intoxicantes.

27. la réhabilitation de ravana est influencée par le « Vrai Ramayana » de l’idéologue dravidien Periyar, qui assimile ce démon de l’hindouisme brahmanique à un grand roi dravi-dien éclairé, dont le royaume de lanka incarne la grandeur du passé pré-aryen.

28. le manifeste des Dalit Panthers, rédigé au début des années 1970 par des intellectuels de bombay, subit une influence marxiste (notamment dans la définition du dalit, comme variante indienne du sujet révolutionnaire), qui veilla toutefois à s’effacer derrière la figure d’ambedkar. ainsi, nombre d’idées marxistes furent assimilées au nom d’un ambedkarisme radicalisé.

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rÉsuMÉ

cet article s’interroge sur ce que le bouddhisme navayana, conçu par ambedkar comme une morale civique universelle, fait au politique. qu’advient-il à la politique d’émancipation des dalits (« intouchables »), une fois reformulée de la sorte ? l’étude mondaine de cette utopie dans le mouvement dalit d’uttar Pradesh permet de saisir le fonctionnement de l’utopie dans sa forme socialisée, en tant que forme « religieuse » appropriée par des militants politiques. Faisant suite à une phase d’intense mobilisation partisane et à l’arrivée au pouvoir du bsP au milieu des années 1990, le tournant boud-dhiste constitue un prolongement historique de la mobilisation des fonctionnaires dalits par le bsP. l’article montre la transformation des formes et des significations de l’enga-gement que cela recouvre chez ces derniers. il souligne la façon dont les organisations bouddhistes créent un lien politique infra-communautaire, structuré autour du leadership des hauts fonctionnaires dalits. qu’il s’agisse de la consolidation d’une classe moyenne dalit (dans laquelle le bouddhisme génère de nouvelles formes d’engagement public mais aussi un repli militant sur la sphère familiale), ou de tentatives de poursuivre l’émancipa-tion par le bas dans les milieux plus défavorisés, la conversion au bouddhisme révèle d’une façon générale l’autorité des militants sur leur propre entourage, ainsi que les résistances que cela suscite, notamment chez les femmes.

abstract

Dalit actiVisM anD aMbeDkarite buDDhisM in uttar PraDesh : a Political trajectory

this article deals with navayana buddhism, conceived by ambedkar as a universal civic morality. What does the religious remolding of the political do to it ? What happens to the politics of Dalit emancipation, once reformulated into a “religion” ? the study of the mundane life of this utopia in the Dalit movement of uttar Pradesh interrogates the way it functions once socialized, as a religious form appropriated by political activists. after an intense phase of political mobilization and the coming to power of the bsP in the mid-1990s, the buddhist turn constitutes a historical prolongation of the mobilization of Dalit government employees by the bsP. the article shows the transformation of the shapes and meanings of engagement that this has enabled, as well as underlines the buddhist organizations’ role in the emergence of a political link at the level of the community, structured around the leadership of dalit administrative officers. Whether it shows the consolidation of a dalit middle class (where buddhism enables both a new form of public engagement for some as well as an acceptable withdrawal from public life to the domestic sphere for others), or the attempts to pursue the movement of emancipation from below by the more underprivileged sections of the community, the buddhist conversion reveals the activists’ authority on their own milieus, as well as the resistances that this generates, particularly among women.