« Mises en scène d’un rituel : les installations des présidents de la République. 1947-1974...

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14. Mises en scène d’un rituel : Les installations des présidents de la République 1947-1974 Article publié in Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.), La télévision des Trente Glorieuses. Culture et politique, CNRS-Éditions, 2007, p. 219-238. L’étude du rituel d’installation des présidents de la République de 1947 à 1974 croise deux problématiques qui, de prime abord, peuvent sembler distinctes. La première concerne l’évolution de ce rituel, inscrit dans une longue tradition qui excède l’existence de la République et se redéfinit en fonction des changements institutionnels, notamment, de la mutation du rôle dévolu par la constitution au président de la République et de son mode désignation. La seconde est plus directement liée au thème traité dans ce volume : l’affirmation de la télévision comme média majeur et ses effets sur la mise en scène du politique 1 . Un « rituel de couronnement 2 » Les gestes qui marquent l’installation du président de la République appartiennent pleinement à la catégorie du rituel politique. Ils constituent un rite de consécration au cours duquel le citoyen élu est formellement reconnu comme chef de l’État, ce qu’enregistre aussitôt le protocole. C’est cette consécration qui est mise en scène et formalisée par la cérémonie, acte performatif et instituant. Ce rituel ne revêt, cependant, sa pleine dimension que lors des « inaugurations » de mandat. Les reconductions ne donnent lieu, quant à elles, qu’à des cérémonies plus modestes. Ce rituel s’effectue sous deux types de contraintes. Comme tout rituel républicain, celui-ci est, tout d’abord, un rituel en tension. Il se doit d’être, à la fois, solennel – il marque pour l’élu un changement de statut et permet l’incarnation de la République 3 – et, en même temps, affecter une certaine simplicité pour se distinguer des sacres monarchiques – le Président n’est que le détenteur provisoire de la magistrature suprême. 1 L’inflexion présidentielle des institutions (1958) intervient après la prise en compte effective de la télévision par les hommes politiques. L’interview donnée par Joseph Laniel, nouveau président du Conseil le 12 juillet 1953 d’une part, et la retransmission en direct la même année du couronnement de reine d’Angleterre qui inaugure « la télévision cérémonielle » d’autre part, constituent une date charnière dans l’histoire de la télévision française. Cf. Marie-Françoise Lévy (dir.), La Télévision dans la République des années 50, Bruxelles, Complexe, Collection « Histoire du temps présent », 1999 et sur le couronnement d’Elisabeth II, du même auteur, l’article qui lui est consacré in Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’écho du siècle. Dictionnaire de la radio et de la télévision, Hachette/Arte/La Cinquième, 1999, p. 62-63. 2 Catégorie proposée par Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996. 3 Deux dessins, parus côte à côte dans L’Aurore le 17 janvier 1947, illustrent ce processus d’incarnation. Le premier montre une Marianne enfant, qui tient dans sa main un ballon flottant au vent et passe devant une haie de policiers, tandis qu’une flèche indique la direction du Congrès. Le second reprend les mêmes éléments mais, de retour de Versailles, le ballon est devenu visage : celui de V. Auriol.

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14. Mises en scène d’un rituel : Les installations des présidents de la République 1947-1974

Article publié in Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.), La télévision des Trente Glorieuses. Culture et politique, CNRS-Éditions, 2007, p. 219-238.

L’étude du rituel d’installation des présidents de la République de 1947 à 1974 croise

deux problématiques qui, de prime abord, peuvent sembler distinctes. La première concerne

l’évolution de ce rituel, inscrit dans une longue tradition qui excède l’existence de la République

et se redéfinit en fonction des changements institutionnels, notamment, de la mutation du rôle

dévolu par la constitution au président de la République et de son mode désignation. La seconde

est plus directement liée au thème traité dans ce volume : l’affirmation de la télévision comme

média majeur et ses effets sur la mise en scène du politique1.

Un « rituel de couronnement2 »

Les gestes qui marquent l’installation du président de la République appartiennent pleinement à

la catégorie du rituel politique. Ils constituent un rite de consécration au cours duquel le citoyen

élu est formellement reconnu comme chef de l’État, ce qu’enregistre aussitôt le protocole. C’est

cette consécration qui est mise en scène et formalisée par la cérémonie, acte performatif et

instituant. Ce rituel ne revêt, cependant, sa pleine dimension que lors des « inaugurations » de

mandat. Les reconductions ne donnent lieu, quant à elles, qu’à des cérémonies plus modestes.

Ce rituel s’effectue sous deux types de contraintes.

Comme tout rituel républicain, celui-ci est, tout d’abord, un rituel en tension. Il se doit

d’être, à la fois, solennel – il marque pour l’élu un changement de statut et permet l’incarnation

de la République3 – et, en même temps, affecter une certaine simplicité pour se distinguer des

sacres monarchiques – le Président n’est que le détenteur provisoire de la magistrature suprême.

1 L’inflexion présidentielle des institutions (1958) intervient après la prise en compte effective de la télévision par les hommes politiques. L’interview donnée par Joseph Laniel, nouveau président du Conseil le 12 juillet 1953 d’une part, et la retransmission en direct la même année du couronnement de reine d’Angleterre qui inaugure « la télévision cérémonielle » d’autre part, constituent une date charnière dans l’histoire de la télévision française. Cf. Marie-Françoise Lévy (dir.), La Télévision dans la République des années 50, Bruxelles, Complexe, Collection « Histoire du temps présent », 1999 et sur le couronnement d’Elisabeth II, du même auteur, l’article qui lui est consacré in Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’écho du siècle. Dictionnaire de la radio et de la télévision, Hachette/Arte/La Cinquième, 1999, p. 62-63. 2 Catégorie proposée par Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996. 3 Deux dessins, parus côte à côte dans L’Aurore le 17 janvier 1947, illustrent ce processus d’incarnation. Le premier montre une Marianne enfant, qui tient dans sa main un ballon flottant au vent et passe devant une haie de policiers, tandis qu’une flèche indique la direction du Congrès. Le second reprend les mêmes éléments mais, de retour de Versailles, le ballon est devenu visage : celui de V. Auriol.

D’où une certaine retenue, une sobriété voulue, qui n’est pas propre à la période qui

nous intéresse et qui avait, par exemple, empêché, sous la IIIe République, que le projet de Félix

Faure de doter le Président d’un somptueux uniforme ne voie le jour4. On trouve l’indice de

cette réserve permanente dans le fait que la presse n’use du qualificatif fastes qu’assorti de

guillemets5 comme si le terme insinuait tout aussitôt le risque d’une dérive monarchique du

régime ou indiquait une gestion peu économe des deniers publics.

C’est, en second lieu, un rituel concurrencé. En effet, la cérémonie n’est que la conséquence

d’un acte plus important : l’exercice de la souveraineté nationale soit, sous la IVe République, le

vote du Congrès et, sous la Ve – à partir de 1962 – celui de l’ensemble de la nation. Or, c’est

autour de ce vote que se cristallisent les passions. D’où une question récurrente, mais exacerbée

sous le double effet de l’élection au suffrage universel direct et du développement de la

télévision : comment valoriser (voire faire exister) la cérémonie au regard du moment du vote du

Congrès et, plus encore, de la soirée électorale qui voit s’afficher immédiatement, sur tous les

écrans de télévision, le portrait du nouveau président ?

Ces deux difficultés constitutives rendent malaisée la définition de ce qui se passe lors

de la cérémonie. Elles brouillent jusqu’à sa dénomination puisque que sont concurremment

utilisés les termes d’« installation », de « prise de fonction », d’« investiture » et même

d’« intronisation » et ce, aussi bien par la presse, que par les services officiels de l’Élysée.

Enfin, on peut, d’emblée, relever un troisième problème : la non concordance du temps

cérémoniel et du temps télévisuel. Le premier s’accomplit dans la lenteur car il est héritier d’un

dispositif qui suppose l’assistance physique, la présence réelle voire la ferveur et la communion.

Un dispositif dans lequel l’attente participe de la solennité et suscite l’émotion. Le second ne

supporte guère de temps mort, il appelle l’action. D’où le recours à un commentaire abondant

qui doit faire patienter le téléspectateur en attendant qu’il se passe quelque chose de vraiment

montrable. En même temps, comme le soulignent Daniel Dayan et Élihu Katz, ce commentaire

émis sur un ton emphatique – « Tout se passe […] comme si [celui-ci] n’était qu’une

exclamation6. » – participe, comme le choix d’un commentateur emblématique – par exemple

Léon Zitrone pour l’installation de Valéry Giscard d’Estaing7 – de l’initiation des téléspectateurs.

Le ton conforte le sentiment qu’ils vont assister à un événement exceptionnel dont le journaliste

4 Cf. Denis Fleurdorge, Les rituels du président de la République, Paris, PUF, 2001. « [En 1895] Félix Faure présenta à son Conseil des ministres […] un projet d’uniforme présidentiel : uniforme de satin bleu paré de feuilles de chêne et de fleurs de Narcisse brodées de fil d’or, dont chaque revers était orné d’un faisceau de licteur, chapeau bicorne avec plumes, et épée à fusée et pommeau de nacre.« L’auteur précise qu’« accueillie avec une certaine hilarité, l’idée fut abandonnée » mais souligne qu’elle répondait à la nécessité politique de trouver un protocole et une tenue qui permettent au Président de rivaliser avec les fastes monarchiques. Cit. p. 113 et 114. 5 Ainsi Combat le 9 janvier 1959 titre en page 3 : « ‘Fastes’ républicains à l’Élysée ». 6 Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle, op. cit., p. 84. 7 Qui s’est progressivement imposé, depuis qu’il a assuré la couverture du mariage de Fabiola et de Baudouin en décembre 1960, comme le commentateur par excellence des cérémonies solennelles. Cf. D. Dayan et E. Katz, La télévision cérémonielle, op. cit., p. 83, l’article d’Isabelle Veyrat-Masson in Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’écho du siècle…, op. cit., p. 334-335 et la chronique nécrologique parue dans Le Monde le 28 novembre 1995.

leur livre les clés de lecture. Par ce truchement, le téléspectateur se trouve de plain-pied dans

l’intimité des grands et au cœur des symboles de l’État8. Pourtant retransmettre ce genre

d’événement, notamment en direct, demeure pour la télévision un véritable défi en raison du

déficit d’image marquante et d’action qui le caractérise. Le différé permet une mise en intrigue

plus ramassée. L’enjeu est donc pour les services du Président – ce qui deviendra dans les

années 80 sa « cellule de communication » – de transformer une cérémonie codifiée en

événement télévisuel…

Comme tout rituel, celui de l’installation emprunte des éléments à des traditions et des

gestes symboliques hérités. C’est d’ailleurs comme « marque d’un travail de pérennisation de la

société sur elle-même9 » qu’une partie des anthropologues proposent de le lire. En ce qui

concerne le rituel d’installation, les gestes repris ne manquent pas. On peut notamment

dénombrer : le port d’un collier qui est, depuis qu’Henri III reçut lors de son sacre celui de

l’ordre du Saint-Esprit, une des marques de l’élévation monarchique ; la salve d’artillerie qui

annonçait la naissance des héritiers du trône ; la musique de cour ; l’usage des cloches, attesté en

1969 en marge du rituel d’installation quand sonne le beffroi de l’hôtel de ville de Paris lors de la

réception donnée en l’honneur du nouveau président ; ou bien encore le congé accordé aux

enfants des écoles.

Cette cérémonie est donc un « bricolage » qui associe des éléments hétérogènes et les

actualise dans son économie propre. Elle n’en possède pas moins un certain nombre de passages

obligés qui imposent que le jeu avec les formes traditionnelles – celles reprises de la IIIe

République, elle-même inspirée par certains gestes symboliques des régimes précédents –

s’effectue à la marge, dans l’insistance donnée à tel ou tel moment de la cérémonie ou la

modification des modalités de son déroulement (par exemple le port ou la présentation du

collier).

C’est dans le type de dramatisation, le choix de la mise en récit de la cérémonie, qu’il

faut d’abord chercher la différence – au demeurant patente – entre les cérémonies.

Trois mises en scène

L’installation de René Coty : manifester la continuité de l’État

8 Cf. La télévision cérémonielle, op. cit., p. 39-40. Au risque parfois d’être redondant… Ainsi, en fin de retransmission de l’installation de VGE, le commentateur laisse échapper : « Vous savez bien sûr, puisqu’on vous l’a énormément répété »… simple prétérition qui lui permet, effectivement, d’insister à nouveau sur la simplicité voulue et revendiquée de la cérémonie. 9 Marc Abélès, « Mises en scène et rituels politiques. Une approche critique », Hermes, 8-9, 1990, cit. p. 254. D. Dayan et E. Katz proposent, au reste, « le passé« comme « orientation temporelle » des rituels de couronnement par opposition aux événements télévisuels mettant en scène la confrontation (présent) ou la conquête (futur). La télévision cérémonielle, op. cit., p. 42-43.

L’ordonnancement de l’installation du président Coty est largement dépendant des

conditions dans lesquelles s’est déroulée celle de Vincent Auriol, de la façon dont celui-ci l’a

vécue et du regard qu’il porte sur sa fonction.

Le précédent de 1947

Le moins que l’on puisse dire est que la cérémonie qui porte Auriol à la présidence le 16

janvier 1947 – bien que radiodiffusée en direct pour la première fois – n’a pas été mûrement

réfléchie, à tel point que la presse (Libération en l’occurrence) commet des erreurs majeures en en

décrivant le déroulement, ce qui signifie qu’aucun service n’en avait fourni le détail ! Au

demeurant l’incertitude ne concerne pas uniquement le cérémonial d’installation. Rappelons que

l’on hésite encore, quelques jours avant le scrutin, pour savoir, si le premier tour passé, le

président devra être élu à la majorité absolue des suffrages ou à la majorité relative…

Comme le souligne la presse, la IIIe République sert de modèle à la cérémonie qui se

déroule en deux lieux distincts : d’abord, à Versailles, – avec la remise dans le bureau de la

présidence du Congrès du procès – verbal de l’élection –, puis à Élysée quand le nouvel élu est

fait, en fin d’après-midi, grand croix puis grand maître de l’Ordre de la Légion d’honneur et

signe le procès-verbal d’installation. Pas d’unité de lieu donc, non plus que d’unité de temps…

Ce n’est que le lendemain matin, du fait de l’heure tardive de la cérémonie, que le président

Auriol va – première sortie officielle – sous l’Arc de triomphe, honorer le soldat inconnu.

Même si Auriol tente de donner un peu de lustre à la cérémonie en embrassant le

drapeau national10 ; son installation lui laisse un goût amer et présage d’un mandat où il aura fort

à faire pour que ses prérogatives soient reconnues. Il se promet alors d’agir pour que l’entrée en

fonction du prochain président ne se fasse plus à la sauvette : « Si j’arrive au terme de mon

mandat, je ferai procéder à l’investiture du chef de l’État avec toute la solennité et l’éclat dus à

l’Autorité suprême de la Nation11 ». En 1954, la presse rapporte un autre propos : « Je suis entré

ici comme un parvenu. Je veux que mon successeur y pénètre comme un roi. » … « Comme un

roi », c’est à cette ambition que fait écho le titre du reportage des Actualités françaises, « Vive le

Président ! », qui entend marquer la continuité républicaine en reprenant la phrase traditionnelle

qui manifestait la permanence du souverain. « Comme un roi » mais pas tout à fait…

La cérémonie du 16 janvier 1954

10 « Un geste symbolique : j’embrasse le drapeau français » qu’il met en parallèle avec le « geste officiel » de la remise du collier. Vincent Auriol, Journal du septennat, version intégrale établie, introduite et annotée par Pierre Nora, t. 1, Paris, A. Colin, 1970, 3-10 janvier 1947, p. 19 11 Ibid., p. 20

Pour répondre à ce vœu et comme pour effacer l’élection difficile de Coty – élu au 13ème

tour après plusieurs jours de scrutin12 – le protocole de l’Élysée, qui a, cette fois, a largement

diffusé les modalités de la cérémonie à venir, en modifie le déroulement.

Par rapport à 1947, les services de l’Élysée établissent une unité du temps cérémoniel

qui est disjointe de celle de l’élection : l’ensemble des gestes symboliques sont accomplis le

même jour et la scène élyséenne et parisienne est dissociée de celle de Versailles13. En second

lieu, Auriol évite à Coty la solitude qu’il a personnellement connue. Après avoir fait prendre le

nouvel élu à la porte de son domicile par le chef du gouvernement, Joseph Laniel, il l’accueille à

l’entrée de la cour de l’Élysée. C’est ensemble qu’ils parcourent le tapis rouge qui mène du

porche au palais, et qu’ils passent en revue le détachement de la Garde républicaine ou encore

qu’ils saluent les invités – représentants des corps constitués et du corps diplomatique. Plus tard,

quand le collier de grand – maître de la Légion d’honneur a été passé au cou de René Coty et

que ce dernier est officiellement devenu chef de l’État, tous deux restent ceints du grand cordon.

Enfin, ils ne se séparent que devant le domicile d’Auriol, après que le nouveau président ait

raccompagné l’ancien, à pied, au sortir de la réception à l’Hôtel de ville de Paris14.

L’image finale de l’installation de Coty, qui le montre accueilli par sa famille à l’Élysée, y

insiste : cette fois le palais présidentiel n’est plus la froide demeure dépeinte en 1947 par Auriol,

elle est déjà une demeure familiale. Enfin, c’est bien une passation de pouvoirs qui est mise en

scène. L’élévation du citoyen Coty à la magistrature suprême et le retour du citoyen Auriol à la

vie ordinaire à Muret, sur lequel se clôt le résumé filmé des Actualités françaises, prennent valeur

de fable républicaine. Ils sont soulignés par le choix de la bande sonore, qui accompagne d’une

musique solennelle les cérémonies élyséennes tandis que le retour d’Auriol à la vie ordinaire, à la

« France d’en bas », s’opère aux accents d’une mélodie bucolique et légère. Le Monde, dans sa

« une » n’y est pas indifférent :

« S’il est quelque chose de réconfortant c’est bien le geste de ces deux chefs de l’État

s’accompagnant à pied, le long des rives de la Seine, vers un domicile sans faste, que l’un

12 Celui-ci dure du 17 au 23 décembre 1953. Le spectacle des hésitations du Congrès est si embarrassant que la retransmission télévisée de l’élection est suspendue le 22 décembre. Cf. Évelyne Cohen, « Télévision, pouvoir, citoyenneté » in Marie-Françoise Lévy (dir.), La Télévision dans la République des années 50, op. cit., p. 35-36. 13 Le reportage présenté au journal télévisé le jour même a été reproduit in Marie-Françoise Lévy (dir.) Voir et savoir. Images du temps présent à la télévision, cassette 2, INA, 1997, il dure 22’45 et s’achève avec l’envol d’Auriol et de son épouse de l’aéroport de Villacoublay où il a été accompagné par le nouveau couple présidentiel. Un autre reportage d’une durée de 13 minutes, diffusé dans les salles de cinéma, par les Actualités françaises est disponible à l’Inathèque. Contrairement au premier, dont le commentaire assuré par Claude Darget, Jacques Donot, Jacques Perrot et Jean-Marie Coldefy, a été perdu, ce dernier est sonorisé. L’absence de sonorisation de l’un ne permet donc pas de comparer la teneur du commentaire ni les effets musicaux, toutefois le reportage diffusé dans les salles de cinéma se distingue du premier : il élargit le cadre temporel de la passation de pouvoir-ses dernières images montrent près d’une minute durant le retour de Vincent Auriol à Muret-et il est plus ramassé et sélectif, débute sur l’arrivée de Coty à l’Élysée et ne retient que les moments jugés les plus forts de la cérémonie dont l’image des pièces d’artillerie placées sur les quais de la Seine. 14 Depuis 1913 une cérémonie est organisée à l’Hôtel de ville de Paris en l’honneur du nouveau président.

regagne, sa mission accomplie, et que l’autre quitte pour de rudes responsabilités. Témoignage

d’un sentiment démocratique solidement ancré dans les mœurs15. »

De Charles de Gaulle à Georges Pompidou : magnifier l’inflexion présidentielle de la Ve République

L’élection de Charles de Gaulle à la présidence de la République, alors qu’une nouvelle

constitution, qui modifie l’équilibre des pouvoirs en faveur du président a été massivement

ratifiée, infléchit l’économie de la cérémonie. Si Charles de Gaulle renonce, en définitive, pour

marquer la rupture avec la IVe République, à transférer le siège de la présidence de l’Élysée vers

un lieu jugé plus prestigieux16, il veille personnellement à ce que l’entrée en fonction d’un

président aux prérogatives considérablement étendues se traduise par un style nouveau17.

Un nouvel ordonnancement cérémoniel Les images de la cérémonie diffusées au journal télévisé du 8 janvier 1959 montrent d’abord une

imposante escorte de motocyclistes de la Garde républicaine accompagnant l’automobile du

nouveau président dans laquelle a aussi pris place Georges Pompidou18. Quand celle-ci a atteint

l’Élysée, Charles de Gaulle ; en habit – jaquette et pantalon rayé – selon la tradition, s’avance

seul, suivi à courte distance du secrétaire général de l’Élysée, du secrétaire général militaire, du

chef du protocole et de Georges Pompidou, sur le tapis rouge déployé dans la cour d’honneur

en saluant le détachement de la Garde républicaine qui lui rend les honneurs. Le drapeau

s’abaisse à son passage mais il ne l’embrasse pas. René Coty, quant à lui, reste cantonné en haut

des marches de l’escalier en attendant l’arrivée du général. Les deux hommes se retirent alors un

long moment – plus de cinq minutes –, hors du regard des invités et des téléspectateurs, dans le

salon des Ambassadeurs où de Gaulle reçoit les insignes et le grand cordon. Pendant ce temps,

la caméra offre, en alternance avec une vue des invités qui attendent, plus ou moins

cérémonieusement, l’entrée du président19, un plan fixe de la table placée au centre de la salle

15 Le Monde, 17-18 janvier 1954, p. 1. 16 Jean Lacouture, De Gaulle 3. Le souverain, Paris, Seuil, 1985, p. 12-13. Pour résumer la pensée de Gaulle et de ses proches collaborateurs Lacouture qualifie l’Élysée de « résidence à la Fallières ». 17 D’après Pierre Viansson-Ponté qui indique que de Gaulle avait voulu que la cérémonie soit « solennelle et [qu’il en] avait réglé le cérémonial dans les moindres détails », Histoire de la République gaullienne, I La fin d’une époque, 1958-1962, Paris, Fayard, 1970, p. 136 cité par le livret d’accompagnement de la cassette 15 de Images du temps présent à la télévision, op. cit., n. 14. 18 La séquence montre aussi la camionnette de l’ORTF qui suit le cortège avec un caméraman posté sur son toit. Journal télévisé « rétrospective de la journée » (30’ 40) reproduit in Images du temps présent à la télévision, op. cit., cassette 15. 19 « Un ‘habitué’ qui avait assisté à l’intronisation du général de Gaulle en 1959 faisait remarquer que ce jour-là le silence s’était fait près de trois-quart d’heure avant l’arrivée du chef de l’État, chacun étant alors aligné comme à la revue. » L’Aurore, 21-22 juin 1969, p. 4. Toutefois les images laissent entrevoir des échanges de propos et certains invités consultant leur montre.

des fêtes sur laquelle sont déposés les deux colliers de grand maître20. Puis de Gaulle,

accompagné de René Coty, pénètre dans la salle aux accents de la marche du Thésée de Lulli et les

deux hommes s’immobilisent à l’avant des groupes qui forment l’assistance. La phase publique

de l’installation peut commencer. Après la proclamation des résultats par le vice-président du

conseil d’État, René Cassin, et les vingt et un coups de canon, le général Catroux, Grand

Chancelier de l’ordre de la Légion d’honneur, passe le collier au cou du général, puis Coty et de

Gaulle prononcent, comme leurs prédécesseurs, une brève allocution. Si, dans ses Mémoires, le

second rend hommage à son prédécesseur qui l’a salué en disant que « le premier des Français

est désormais le premier de France »21, les images traitent différemment les deux hommes :

Coty, dominé par la stature du général, est, de surcroît, le plus souvent filmé de profil ou de

trois-quarts tandis que le nouveau président apparaît de face – ce qui a pour effet d’accroître la

majesté du personnage. La gestuelle elle-même est différente : alors que Coty appuie ses mots de

grands gestes, de Gaulle se montre plus économe même si le ton, dans les deux cas, est plutôt

lyrique – « il chantait » note, à propos de ce dernier, Olivier Guichard22. Notons, cependant, que

tous deux s’adressent plus aux invités qu’à la caméra… Enfin, pour accroître l’impression de

solennité, aucun applaudissement ne retentit quand cessent les discours et que le général signe le

procès-verbal d’installation. Après le déjeuner, le nouveau président – revêtu de son uniforme

militaire – et l’ancien se rendent ensemble à l’Arc de Triomphe. Mais sitôt les rites accomplis, le

premier va à la rencontre de la foule massée derrière les barrières et se détache du second en lui

lançant « Au revoir, monsieur Coty ! »23.

L’installation du général, ainsi mise en scène, n’est pas une passation mais un acte

fondateur. Au demeurant, et pour bien montrer quel est le nouveau statut du chef de l’État,

Charles de Gaulle est le premier des présidents de la République française à arborer sur la

photographie officielle, dans une posture toute monarchique qui rappelle celle les peintures des

rois de France en habits de sacre, le collier de grand maître de Légion d’honneur et non plus

seulement le cordon et les insignes, comme il était d’usage depuis 1870.

20 Le collier comportant seize médaillons (référence aux seize cohortes primitives de la légion d’honneur) au verso desquels est gravé le nom du président, un nouveau collier a été fabriqué pour l’installation de Vincent Auriol-15 ème président de la République française. 21 « Le président Coty m’accueille avec des gestes dignes et émouvants », Mémoires, Paris, Gallimard, Coll. « La Pléiade », 2000, p. 909 22 Cité par Jean Lacouture, op.cit., T.2 Le politique, p. 687. Le Monde quant à lui note : « M. René Coty laisse deviner, derrière la lenteur de son débit, une émotion, alors que le général de Gaulle surmonte rapidement la sienne pour atteindre la ferme assurance de ton qui lui est habituelle. » 9 janvier 1959, p. 2. 23 Jean Lacouture, op.cit., T.2 Le politique, p. 687

Une même austérité et une même solennité président à l’installation le 20 juin 1969 du second

président de la Vème République, Georges Pompidou, qui respecte, à quelques détails près24, le

déroulement conçu par son prédécesseur25. Son intérêt pour notre propos réside,

principalement, dans la conservation du commentaire de Michel Anfrol qui présente la

cérémonie26.

Le reportage diffusé en direct débute par un plan fixe de l’Élysée filmé depuis les jardins

du palais puis se poursuit par une vue de la cour d’honneur. Comme, pendant dix longues

minutes, le journaliste n’a aucune action qui mette en scène le Président à commenter, le propos

procède de l’initiation. Il décrypte, à l’intention des téléspectateurs néophytes, les différentes

phases du rituel – « Si vous le voulez pour que vous compreniez mieux encore le déroulement

de la manifestation qui aura lieu… ».

C’est d’abord l’insistance sur la prise de possession « physique » du pouvoir, une fois le

seuil de l’Élysée franchi, quitte à tordre le sens de la cérémonie, puisque, en tant que telle,

l’entrée dans le palais n’a aucune valeur symbolique.

« En quelque sorte […] c’est au moment où Georges Pompidou montera sur la première marche

[de l’escalier] que vous apercevez dans le fond de l’image […] que physiquement, il sera président

de la République » […] [En écho, dix minutes plus tard :] « Première marche, M. Pompidou,

physiquement, est donc maintenant président de la République française ». (Les italiques traduisent

l’insistance du commentateur – PG)

C’est ensuite l’évocation de la remise, dans le Salon des Ambassadeurs et à l’écart des

regards, des insignes de grand croix qui est presque présentée comme un mystère – « Il s’agit là

d’une cérémonie d’une grande intimité. ».

Par la monstration et l’explicitation de son étrangeté (habit, description du collier,

symbolique du drapeau hissé quand le président entre en fonction et lorsqu’il est présent dans le

palais ou incliné à son seul passage…) le rituel revêt sa dimension sacrée et c’est à la

construction de cette sacralité que participe le reportage.

Transformer un rituel en événement : l’installation de Valéry Giscard d’Estaing

24 « La marche des mousquetaires du Roi » de Lulli qui devient, dans le commentaire, celle des trois mousquetaires-remplace en 1969 la marche de Thésée et lors de la sortie de Pompidou retentit la « Marche triomphale » du même compositeur. 25 De Gaulle ayant démissionné après l’échec du référendum du 27 avril 1969, c’est Alain Poher, président par intérim, qui accueille Georges Pompidou en haut des marches de l’Élysée. 26 Deux reportages sont disponibles à l’Inathèque. L’un a été diffusé en direct (40’) l’autre est un résumé diffusé au « 20 h » (15’35).

Troisième et dernière figure : la mise en scène du premier président non-gaulliste de la

Ve République qui a fait du « changement » le thème majeur de sa campagne.

Dans la foulée d’une campagne électorale d’un style nouveau27, la cérémonie

d’installation du 27 juin 1974 doit donner le ton et illustrer les premières paroles que prononce

le nouveau président de la République lors de la cérémonie : « De ce jour, date une ère nouvelle

de la politique française28 ». Les étapes du rituel étant, par définition, imposées c’est la façon de

les effectuer qui est, à nouveau, infléchie par l’équipe présidentielle : cette dernière utilise toutes

les marges possibles pour prouver que le changement est bien au rendez-vous en rompant

délibérément avec la solennité gaullienne29.

Exercice de style : variations sur un thème imposé

L’intention du Président est claire. Il s’en explique en 1988, omettant de faire référence

aux entrées en fonction des deux premiers présidents de la Ve République.

« En France, sous la IVe République, l’entrée en fonction d’un président était un événement

secondaire, peu ou mal vécu. Je me souvenais avoir assisté, par curiosité, à l’arrivée à l’Étoile du

président Vincent Auriol : les trottoirs des Champs-Élysées quasi déserts, la chaussée

débarrassée des autos par la police, et le président de la République, dans une voiture découverte

d’un vieux modèle, debout, en habit, adressant des saluts à une foule absente. Je ne voulais pas

recommencer cela.30 »

Pour manifester la rupture avec le decorum hérité, Giscard d’Estaing arrive au volant de

sa voiture près de du théâtre Marigny. Puis il se rend à pied jusqu’à l’Élysée – interpellé, sous le

regard des caméras, par sa fille restée parmi ses jeunes supporters31. Il porte le costume et non

l’habit. Dans la cour de l’Élysée retentit le Chant du départ au lieu du traditionnel Aux Champs !

Lors de la prise officielle de fonction, il se fait présenter le collier de grand maître qu’il ne passe

pas à son cou, pas plus qu’il ne ceint le grand cordon. L’assistance elle-même est renouvelée

27 Voir le film de Raymond Depardon, 1974, une partie de campagne. 28 Cf. Patrick Garcia, « ‘Du passé faisons table rase ?’ Valéry Giscard d’Estaing, la modernité et l’histoire », communication au colloque : Les usages politiques de l’Histoire dans la France contemporaine des années 1970 à nos jours, Paris I/CHS du XXème siècle, Paris, octobre 2003, à paraître aux Presses Universitaires de Provence en 2005. 29 La retransmission en direct de la cérémonie d’installation de Valéry Giscard d’Estaing est précédée d’un reportage de 25’ qui rappelle la campagne, la mobilisation de ses partisans et l’accueil des résultats à Chamalières. La retransmission elle-même dure 40’. (Inathèque). 30 Valéry Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie, Paris, Compagnie 12, T. 1, 1988, p. 76-77. Ce que ne relate nullement la presse de l’époque. 31 Giscard commente cette scène aussi bien dans ses Entretiens avec Agathe Fourgnaud (Entretiens avec Valéry Giscard d’Estaing par Agathe Fourgnaud, Paris, Flammarion, 2001 p. 158) que dans Le pouvoir et la vie, op. cit., p. 70.

puisque des enfants des écoles assistent aussi à son installation. Au lieu de la traditionnelle

Garde républicaine ce sont des appelés du 2ème régiment de Dragons, dans lequel il a servi en

1944-45, qui lui rendent les honneurs. C’est encore à pied qu’il remonte les Champs-Élysées

pour rendre hommage au soldat inconnu. Enfin, il pose pour la photographie officielle en

costume sur fond de drapeau tricolore sans porter aucun attributs symboliques.

Ces modifications du rituel sont l’objet de toute l’attention des services de

communication présidentiels qui martèlent le message auquel la presse fait, évidemment, grand

écho puisqu’il y a, enfin, quelque chose de nouveau à dire sur la cérémonie. Giscard lui-même

s’en explique. Il s’agit, selon lui, d’une véritable actualisation d’un rituel daté et qui serait donc en

décalage avec les sensibilités contemporaines.

« À quoi vise le changement de style ? Il vise d’abord, si je puis dire, dans une certaine mesure à

dépoussiérer la République. […] [Il faut que] les institutions représentatives de la démocratie

soient, à l’image de leur époque, très naturelles et très directes […]. Donc, le style doit être

simple, doit être direct.32 »

C’est le message que, pendant la cérémonie, il délivre à Léon Zitrone qui l’interroge

alors qu’il chemine vers l’Élysée.

– Léon Zitrone : « Il fait beau temps M. le président. Cela s’annonce bien pour votre

septennat. »

– VGE : « Le temps est superbe. La foule est gaie et sympathique. »

– Léon Zitrone : « Quelle signification donnez-vous M. le Président à votre marche à pied ? »

– VGE : « La simplicité ».

Valéry Giscard d’Estaing commente, par la suite et à de nombreuses reprises, les premiers

instants de son septennat :

« Au moment où j’ai été élu, le cérémonial républicain était d’une rigidité effrayante. Pensez que

le président de la République se présentait en habit, c’est-à-dire avec un gilet empesé blanc, une

queue-de-pie et le grand collier de la Légion d’honneur ! J’ai décidé de mettre fin à ce

cérémonial, et je suis arrivé en veston, mais convenable. Contrairement à mes prédécesseurs qui

se rendaient à l’Étoile en automobile, je suis arrivé à l’Élysée à pied, et j’ai remonté toute

l’avenue Marigny à pied. Et quand je suis allé à l’Étoile pour déposer une gerbe, j’ai fait arrêter la

voiture au niveau de l’avenue Georges-V pour parcourir le reste de l’avenue des Champs-Élysées

32 Le Monde, 27 juillet 1974, p. 2.

à nouveau à pied. La foule était enchantée, et elle s’est dit : ‘Enfin quelqu’un qui a un

comportement de notre époque !’33 »

En somme il s’agit, après avoir formulé le diagnostic d’un retard de la classe politique –

l’une des causes de 68 selon VGE – de montrer que le Président est effectivement

contemporain de son époque et donc proche des Français…

L’accueil est contrasté. Il est parfois goguenard à gauche « Et s’il pleut ? verra-t-on le

Président remonter les Champs-Élysées sous un parapluie ». Il est, souvent, indigné dans la

presse conservatrice. Paul Bereziat, dans La Lettre de la Nation écrit que de Gaulle « tout en

pratiquant une extrême simplicité dans sa vie privée, […] s’imposait un rituel marquant la

solennité de son personnage public. M. Giscard d’Estaing veut dépouiller le rituel. Mais est-il sûr

que la laïcisation des prêtres ait si bien réussi à l’Église dans ce pays qui confond volontiers le

respect et ses marques extérieures ? » De son côté, Le Parisien Libéré reproche au nouveau

Président « d’appauvrir les traditions » et de « diminuer ses fonctions34 ».

Changer de rythme ?

La réélaboration de la cérémonie impose à la télévision de s’adapter. Certes, cette

adaptation est facilitée par le fait que le dispositif giscardien intègre dans sa conception la

retransmission télévisée, même si VGE, comme après lui François Mitterrand, demeure sensible

à la présence physique du public35…

Le commentaire, s’il renonce à toute ambition didactique – le secret des coutumes et du

rituel n’est plus du tout central dans le propos des journalistes – balance entre un discours

pontifiant qui serait celui de la solennité et le reportage sportif :

Début du reportage – tandis que la caméra placée sur le sommet de l’Arc de Triomphe montre

des images panoramiques de la capitale :

« Paris a pris son air des beaux jours. Le ciel lavé par les pluies la nuit dernière a relevé son

rideau de nuages pour que du haut de l’Arc de Triomphe nous découvrions une nouvelle fois ce

spectacle d’où émergent comme autant de symboles les clochers, l’Arc de Triomphe, le sacré-

Cœur et tout ce qui permet de reconnaître Paris et pour terminer, la voie triomphale celle des

jours exceptionnels, l’avenue des Champs-Élysées, celle que remontera tout à l’heure le nouveau

33 Entretiens avec Valéry Giscard d’Estaing…, op. cit., p. 115-116. 34 Articles cités dans la revue de presse du Monde, 25 mai 1974. 35 « C’était comme un décor de fête. Il y avait tout un public venu spontanément… » Entretiens… op. cit., p. 158.

président de la république jusqu’à la place Charles de Gaulle pour rendre l’hommage traditionnel

au soldat inconnu. »

Puis intervient une rupture de ton qui rapproche la retransmission de la cérémonie du reportage

sportif :

« Mais c’est lui ! C’est lui que nous voyons maintenant… Léon Zitrone le pouvez-vous

voir ?… »

Plus tard, alors que la cérémonie se déroule dans la salle des fêtes, le commentaire se fait plus

intimiste : « Voici M. Giscard d’Estaing, son sourire me semble-t-il ne cache pas une certaine

émotion. » (autre commentateur)

Conclusion.

Quelle est la part propre de la télévision36 dans les mutations du cérémonial

d’installation des présidents de la République ?

La retransmission télévisée en direct, puis le passage en boucle lors des résumés,

appellent l’événement, la production d’une image symbolique… Le point d’orgue – provisoire –

est atteint en 1981 par François Mitterrand quand il se rend – en marge du rituel – au Panthéon.

Faute de pouvoir réitérer, après VGE et Mitterrand, un geste aussi spectaculaire, l’événement

qui marque l’installation de Jacques Chirac est entièrement d’ordre audiovisuel : c’est la prouesse

technique qui permet de suivre le couple présidentiel dans Paris depuis des motos portant

caméraman et journaliste37 !

Poursuivre cette comparaison peut être utile. En effet, l’installation de 1995 marque une

rupture d’un autre ordre. De 1954 à 1974, on assiste autant à l’adaptation progressive des

services de l’Élysée à la retransmission de la cérémonie qu’à la recherche par la télévision des

modalités de sa diffusion – par exemple en ayant recours à des caméras mobiles le long du

parcours – ou à celle du ton approprié. La retransmission de l’installation de Jacques Chirac en

1995 est une nouvelle étape38. Comme pour d’autres cérémonies officielles, à l’exemple des

panthéonisations, un plateau d’invités la commente et en explique le sens, ce qui évite aux

journalistes de tenir ce rôle et d’apparaître, eux-mêmes, comme des officiants. Dans les temps

(télévisuellement) morts, des reportages se succèdent qui évoquent les précédentes installations

36 J’envisage ici la télévision dans son ensemble comme média d’autant plus que, durant la période étudiée, il y a un monopole du service public. Au-delà de celle-ci, il conviendrait aussi de prendre en compte la concurrence entre les chaînes pour rendre compte des grands événements publics et les gains escomptés pour l’image de la chaîne. 37 Lire la chronique de Daniel Schneidermann, Le Monde, 14 mai 1995. 38 Élysée 95 diffusée sur Antenne 2.

ou l’itinéraire de l’élu… Comme si, à la suite de VGE, la télévision elle-même était à la recherche

d’une certaine simplicité pour « coller » à son public et rester audible quitte à recomposer, dans

son langage propre, la cérémonie.

La télévision est l’expression de son temps autant qu’elle en forge l’image. Pour ma part,

je serais tenté de privilégier dans l’évolution qui vient d’être retracée les dynamiques internes au

politique et à sa mise en forme, même si celles-ci bien sûr ne sont pas sans rapport avec

l’inflation contemporaines des images et le rythme auquel elles se succèdent.

D’Auriol à Giscard la définition de la « simplicité » qu’est tenu de revêtir le rituel

d’installation a changé… Depuis 1974 la simplicité, n’est plus seulement renoncement à des

fastes inappropriés, elle s’apparente à la notion de « proximité » d’où l’impératif oxymorique qui

n’a cessé de s’imposer depuis lors : celui de « cérémonie informelle39 ». En même temps, et pour

compliquer le problème, le changement paraît aussi impossible que le maintien en l’état du

dispositif. Depuis Giscard d’Estaing plus aucun président n’a posé en habit, ceint du grand

cordon et porteur du collier de l’ordre de la Légion d’honneur. Pourtant, c’est toujours cette

image qui paraît la plus représentative du chef de l’État à tel point que c’est ainsi que François

Mitterrand puis Jacques Chirac ont été croqués par Plantu et que la marionnette des Guignols de

l’info continue de représenter le président, comme les aspirants à la fonction, prouvant, qu’en

définitive, un rituel est plus flexible qu’une représentation symbolique sédimentée de longue

date.

39 Voir par exemple l’évolution des cérémonies de transfert au Panthéon. Cf. Patrick Garcia, « Les panthéonisations sous la Ve République : redécouverte et métamorphoses d’un rituel », in Maryline Crivello et Jean-Luc Bonniol (dir.), Façonner le passé, Aix-en-Provence, Presses Universitaire de Provence, 2004, p. 101-118.