Thèse pour une morale provisoire communiste

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Frank Ruda & Jan Völker THÈSES POUR UNE MORALE PROVISOIRE COMMUNISTE Thèse 1 : Les signifiants centraux de notre époque sont la démocratie et la liberté ; ce sont tous deux des signifiants de la désorientation. Ce que l’on appelle aujourd’hui politique peut se résumer en une phrase : la politique est entièrement déter- minée par la liberté de choix. On tient aujourd’hui pour une évidence que la liberté de choix se trouve au cœur de toute politique, y compris de celle qui a pour but l’émancipation. Marx et Engels remarquent à vrai dire déjà dans le Manifeste du parti communiste que la bourgeoisie a « substitué aux innombrables libertés reconnues par lettres patentes et chèrement acquises la seule liberté sans scrupule du commerce ». Si toute liberté de choix s’est réellement transformée en pure liberté de commercer, alors cela signifie que l’individu contempo- rain doit, peut, est contraint de choisir parmi les objets que propose le marché mondial , comme disent Marx et Engels. La liberté de choix comporte ainsi un premier élément de choix personnel et individuel qui, de prime abord, paraît illimité. Mais elle présuppose aussi un élément d’extériorité fondamentale, parce que la liberté de choix ne peut, et ne doit, nécessairement, s’exercer que sur les objets donnés, même lorsque ces objets ont été et sont produits et consti- tués par l’individu. La liberté de choisir est, de ce point de vue, la liberté de trier parmi des objets. Elle est dans sa 1. K. Marx & F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, GF, 2009, p. 76. 2. Ibid., p. 75.

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Thèses pour une morale provisoire communisTe

Thèse 1 : Les signifiants centraux de notre époque sont la démocratie et la liberté ; ce sont tous deux des signifiants de la désorientation. Ce que l’on appelle aujourd’hui politique peut se résumer en une phrase : la politique est entièrement déter-minée par la liberté de choix. On tient aujourd’hui pour une évidence que la liberté de choix se trouve au cœur de toute politique, y compris de celle qui a pour but l’émancipation. Marx et Engels remarquent à vrai dire déjà dans le Manifeste du parti communiste que la bourgeoisie a « substitué aux innombrables libertés reconnues par lettres patentes et chèrement acquises la seule liberté sans scrupule du commerce ». Si toute liberté de choix s’est réellement transformée en pure liberté de commercer, alors cela signifie que l’individu contempo-rain doit, peut, est contraint de choisir parmi les objets que propose le marché mondial , comme disent Marx et Engels. La liberté de choix comporte ainsi un premier élément de choix personnel et individuel qui, de prime abord, paraît illimité. Mais elle présuppose aussi un élément d’extériorité fondamentale, parce que la liberté de choix ne peut, et ne doit, nécessairement, s’exercer que sur les objets donnés, même lorsque ces objets ont été et sont produits et consti-tués par l’individu. La liberté de choisir est, de ce point de vue, la liberté de trier parmi des objets. Elle est dans sa

1. K. Marx & F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, GF, 2009, p. 76.2. Ibid., p. 75.

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forme essentielle choix d’objet. Si la liberté se transforme de la sorte en liberté de commercer, dans la mesure où elle concerne le commerce, la constitution et la circulation des objets, cela signifie pour nous aujourd’hui que la liberté, sous la forme de la liberté de choix, présuppose nécessaire-ment un mode d’extériorité. La liberté de choix, en tant que caractère décisif de la politique démocratique parlementaire est fondamentalement déterminée par quelque chose qui lui est extérieur. La liberté est liberté de l’extériorité, l’extério-rité est l’essence de la liberté.

Marx critique déjà une telle détermination extérieure de la liberté et montre qu’elle a partie liée avec l’extériorité du monopole étatique de la violence assuré par l’armée. On peut aujourd’hui ajouter à ce que disait Marx que l’exté-riorité, qui détermine l’essence de la liberté, ne se combine pas seulement avec le monopole étatique de la violence, mais constitue en outre principalement une détermination de la compréhension pluraliste que l’ordre démocratique a de lui-même. La liaison entre démocratie et liberté signifie que des individus ou des communautés d’individus libres de leur choix s’accordent sur les objets qu’ils choisissent et sur ceux qu’ils souhaitent échanger avec les autres. La démocratie désigne ainsi la circulation des opinions émises sur la manière dont on peut et doit se comporter collec-tivement et individuellement avec les objets disponibles. Dans sa formation capitaliste, la démocratie est aujourd’hui devenue une circulation d’opinions, qui ressemble à la circu-lation des objets. Par conséquent, elle ne conduit nullement à détacher la liberté de sa liaison implicite à l’extériorité, mais au contraire à la renforcer durablement. En tant que nom porté par le consensus établi sur la nécessité qu’il y ait des opinions différentes, individuelles et collectives, rela-tives aux objets offerts au libre choix, la démocratie implique aujourd’hui nécessairement que la liberté soit déterminée par un élément qui lui est extérieur. Ce genre de liberté

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apparente qui vise l’extériorisation et est extériorisation porte chez Marx le nom d’aliénation. Que la forme para-digmatique du processus politique démocratique soit la libre élection parlementaire, cela constitue un symptôme de cette forme d’aliénation. C’est pour quoi la démocratie implique aujourd’hui une ontologie du profit, car elle s’oriente natu-rellement sur des objets qui circulent, des objets offerts au choix ou qui ne tarderont pas à l’être, des objets qui génèrent et promettent de la plus-value. Elle désigne ainsi une aliéna-tion générale, un devenir-objet généralisé des opinions, qui circulent sur le marché comme les objets qu’elles prennent pour modèles, et elle finit par signifier un devenir-objet de la liberté elle-même. Le signifiant « démocratie », qui dénote aujourd’hui la dissolution de la liberté dans l’extériorité, est pour cela un signifiant de la désorientation.

Par désorientation, nous entendons, à la suite de Badiou , une forme d’orientation entièrement focalisée sur les objets donnés, et qui empêche que l’on puisse envisager l’existence d’une autre forme d’orientation. Davantage, une orientation qui viserait autre chose que les objets est pour elle rigoureu-sement impossible. Cette orientation objectifiée et objecti-fiante présuppose en fin de compte l’impossibilité de tout autre concept de liberté.

Thèse 2 : Le socialisme représente aujourd’hui un autre moment de désorientation. Il ne constitue plus une forme alterna-tive d’État, mais un moment stabilisateur de la politique d’État du capitalisme. Dans ses tentatives ratées de réalisation, l’hypo-thèse communiste s’est jusqu’ici toujours rattachée à l’État. Ses réalisations sous la forme de partis-États ou de soi-disant régimes socialistes purent de la sorte servir de repères faisant pièce aux gouvernements capitalistes « occidentaux ». Et elles fournirent ainsi, durant des décennies, une référence

1. A. Badiou, « Le Courage du présent », in Le Monde du 13 février 2010.

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aux mouvements de gauche. Mais avec la chute du mur, cette façon sans équivoque de juger s’est effondrée. Depuis, l’une des idées que chérissent les gauches consiste à penser que la chute des régimes socialistes constitue un paramètre capital de la désorientation actuelle. Notre époque serait, de ce point de vue, un temps de désorientation depuis que les régimes socialistes se sont effondrés. Le destin de notre époque, ce serait la fin de l’histoire, la fin des idéologies. Et le seul moyen d’en sortir, à ce qu’énonce le dispositif du jugement, serait de s’accrocher aux ruines des socialismes d’État et de leur histoire et de construire quelque chose de neuf en se fondant sur elles.

Nous prétendons réfuter la thèse ainsi formulée. Et affir-mons : que l’effondrement des États socialistes ne constitue pas le moment décisif de la désorientation, mais que la déso-rientation se nourrit précisément d’une présence singulière de la politique socialiste au cœur du capitalisme. Parler aujourd’hui d’une morale provisoire, dont nous préciserons la forme par la suite, cela signifie qu’il est impossible d’être : mélancolique. Il faut rompre avec l’illusion consistant à voir dans la mélancolie sentimentale une politique. Nous pensons à l’inverse que l’adjectif « socialiste » se trouve de fait intime-ment lié à la désorientation contemporaine, qu’il constitue même l’un de ses principaux marqueurs. « Socialiste », cela dit tout d’abord une forme spécifique, dans laquelle la poli-tique reste liée à l’État. Que ce soit dans les syndicats, les partis ou dans les associations faiblement organisées : « socia-liste » doit rester l’étiquette d’une politique qui s’intéresse en premier lieu au pouvoir, au pouvoir politique, qu’il s’agit de conquérir pour mettre en pratique une politique « socia-liste ». De ce point de vue, s’il n’y a pratiquement plus de socialismes d’État aujourd’hui, il reste partout des politiques socialistes. L’adjectif « socialiste » se retrouve totalement du côté étatique : il ne désigne plus le fait de s’orienter sur le grand Autre socialiste, c’est-à-dire sur les lois éternelles de

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l’histoire qui doivent en fin de compte légitimer le socia-lisme ; « socialiste » désigne une position dans l’orchestre des opinions politiques qui ont toutes le même objectif : le pouvoir. De la sorte, l’adjectif « socialiste » reste articulé à l’État et sert ainsi d’office sa logique. En suivant une analyse de Slavoj Žižek, on peut dire que faire quelque chose pour les pauvres signifie que l’on commence par s’occuper des riches, que le sauvetage des banques passe avant l’émancipation collective . La crise économique notoire que nous traver-sons actuellement l’a montré à satiété : quiconque veut faire quelque chose pour ceux qui ont le moins, doit sauver ceux qui ont le plus. C’est pour cette raison que nous protégeons les banques de l’effondrement. L’adjectif « socialiste » est devenu un paramètre de la désorientation parce qu’il indique qu’il faut suivre le programme des États socialistes tout en le contredisant : de la question de la conquête du pouvoir en tant que moyen d’abolition de l’État, on est passé à celle de la conquête du pouvoir en tant que moyen de reproduction de l’État. « Socialiste » est un nom de la désorientation. C’est pourquoi nous ne comprenons pas le socialisme comme une forme d’État, mais appelons socialistes les politiques qui se nient elles-mêmes en protégeant l’État, alors qu’elles préten-dent aider les pauvres et les exclus. Si « marché mondial » et « socialisme » désignent deux moments de la désorientation, comment peut-on saisir cette dernière de façon plus profonde et comment peut-on penser la possibilité d’une orientation qui s’en distingue ? Commençons par une formule générale, qui nous amène chez Descartes, l’un des principaux théori-ciens du rapport entre orientation et désorientation.

Thèse 3 : Pendant un instant, nous avons tous été des maté-rialistes démocratiques. Descartes nous fournit une méthode nous permettant d’agir malgré tout de façon décidée quand

1. S. Žižek, Après la tragédie, la farce ! Ou comment l’histoire se répète, Paris, Flammarion, 2010.

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nous nous trouvons dans des périodes de désorientation, des périodes où nous ne disposons plus de catégories permettant réellement de juger. Cette méthode s’écarte justement de la méthode scientifique que suit d’habitude Descartes pour parvenir à la certitude, dans la mesure où elle se rapporte au domaine de la praxis, dans lequel aucune méthode scientifique ne saurait valoir. Cette méthode est une morale temporaire, une morale par provision. C’est une méthode sans méthode. Descartes définit cette morale provi-soire en quatre maximes, qui sont censées donner des direc-tions à l’esprit, fournir des possibilités d’orientation pour les époques de désorientation. Ce sont quatre maximes qui balisent un chemin permettant de sortir de la désorienta-tion. Nous verrons toutefois que, loin d’être unitaire, ce chemin bifurque. Ainsi, le chemin tracé par une morale provi-soire s’avère-t-il lui-même provisoire ; c’est un chemin qui se trace en marchant et se compose de segments conservatifs et d’autres inventifs.

La première maxime de Descartes dit : fais confiance aux lois et coutumes de ton pays. Sois fidèle à la religion. Garde mesure et évite toute exagération . Ce n’est évidem-ment pas là ce qui intéressera une morale provisoire commu-niste. Mais l’on reconnaît dans cette maxime un modèle d’orientation classique : comprenons notre temps comme un temps de désorientation et essayons d’en sortir en nous orientant sur la loi – cette maxime rappelle, et sur ce point nous suivons encore Badiou , d’une part le programme clas-sique de la gauche, et d’autre part la figure du rebelle que ledit programme implique intrinsèquement. Évoquons tout d’abord la gauche classique. Le programme traditionnel de la gauche parlementaire vise, du moins tant qu’elle n’occupe

1. R. Descartes, Discours de la méthode, 3e partie, Paris, Le Livre de poche, 1970, p. 50.2. A. Badiou, S’orienter dans la pensée (1), http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/04-05.2.htm (05.10.2010).

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pas le pouvoir au sein de l’État, à sortir de l’opposition et à conquérir ledit pouvoir. Elle obéit ce faisant toujours, qu’elle le veuille ou non, à la loi du pouvoir et de l’oppo-sition. On peut donc décrire la gauche de la façon suivante. En tant qu’opposition, elle est la négation du pouvoir. Et c’est un état qu’elle aspire nécessairement à dépasser. Il en résulte qu’elle cherche à se nier elle-même en tant qu’op-position. Elle veut nier elle-même son rôle d’opposition, qui est la négation du pouvoir, et apparaît pour cela comme négation de la négation, re-négation. Elle est, ainsi que l’a formulé Alain Badiou, classique figure de reniement . Dans la mesure où la gauche parlementaire rattache la question de l’action politique à celle du pouvoir, elle part toujours d’une condition informulée, mais qui s’exprime dans chacune de ses actions : The state is here to stay. La première maxime de la morale provisoire de Descartes est ainsi une maxime conservatrice, qui prescrit de s’orienter sur la loi, les mœurs et la religion, et sous la coupe de laquelle la gauche se trouve encore. D’un point de vue empirique, cela signifie s’orienter sur la loi de la pluralité des opinions individuelles et collec-tives, qui se négocient dans les rites des élections et main-tiennent la religion de l’État.

Tandis que la gauche lutte pour le pouvoir politique dans le cadre de la loi et persévère dans la position de la négation, plus précisément de la négation de la négation, le rebelle mise sur l’abandon de la loi. La gauche lutte pour le pouvoir dans le cadre de la loi, alors que le rebelle s’efforce de suspendre le cadre de la loi lui-même. La position du rebelle est celle de la négation de la loi. Il n’a pas le sentiment de s’orienter en fonction de la loi, mais en fonction des convoitises qui émergent lorsque la loi est suspendue. En insistant sur la négation de la loi, sa position perd toute positivité. Le rebelle se dissout totalement dans la négation de la loi et opte pour

1. Ibid.

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une attitude de pure négativité, qui est un néant. Se percevant lui-même comme négation de la loi, il se rattache toujours in fine à la loi. Tandis que la gauche trouve par la négation et la re-négation sa place dans le cadre de la loi et préserve la loi du pouvoir politique, le rebelle croit que son désir peut s’accomplir là où la loi est niée. La gauche et le rebelle sont deux figures de la désorientation, parce que la négation les rattache, de façons différentes, à la loi.

Considérons maintenant une autre maxime de Descartes, la troisième, laquelle s’inscrit dans ce programme conserva-teur. La troisième maxime de Descartes dit : mieux vaut se vaincre soi-même, plutôt que le destin ; mieux vaut modifier ses désirs, plutôt que l’ordre du monde . Tandis que la première maxime porte sur la loi, celle-ci renvoie à tout ce que l’on peut vouloir, à la faculté de désirer. Son impératif : contiens-toi. De nos jours, cette maxime est présente sous une autre forme, une forme presque inversée. L’impératif qui prône de se contenir se renverse en l’impératif de jouir, autant qu’on veut et peut. Alors que Descartes pouvait encore placer le fait de contenir ses désirs personnels au-dessus de la transformation de l’ordre du monde, il faut désormais dire que les désirs et l’ordre du monde se recou-pent de façon singulière. La stabilité de l’ordre du monde ne s’oppose plus aux désirs individuels ; elle consiste plutôt en la promesse de combler tous les désirs, même si ce n’est que dans un futur indéterminé, de rendre possible toutes les formes de jouissance imaginables. L’ordre du monde inclut en lui la dynamique des désirs et de la jouissance et en fait ses propres principes. Toute limitation des désirs et de la jouissance semble avoir disparu. Mais la limitation des désirs se répète de nos jours de deux façons différentes.

D’une part, au sein de l’ordre du monde, où il s’avère impossible de ne pas suivre l’impératif : jouis ! Il est impossible

1. R. Descartes, Discours de la méthode, 3e partie, Paris, Le Livre de poche, 1970, p. 53.

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de ne pas jouir. Seules deux positions semblent possibles face à cet impératif : d’un côté une position libérale, qui comprend le désir comme désir d’objets négociables. Dans la perspective libérale le désir lui-même est achetable, car le libéral croit que la loi du capital est de son côté. Le libéral aimante son désir sur l’extériorité des objets et c’est pour cela que son désir court sans cesse d’un objet à un autre. Ce mauvais infini du désir éperonné montre que chaque objet est échangeable contre un autre et que le rien, dès lors, constitue l’essence de chaque objet. En réalité, ce que le libéral achète, c’est le rien. Un objet équivaut à un autre. D’un autre côté, une position libertaire, qui obéit à une jouissance sans limites et débouche en fin de compte sur une négation du monde, sur un solipsisme existentiel. Aux yeux du libertaire, sa jouissance n’a d’autre objet qu’elle-même, dans la mesure où tous les objets achetables du monde sont à ses yeux vides de sens. Sa jouissance circule sans cesse en elle-même, mais débouche une fois de plus, au final, sur le néant. Le libertaire ne s’oriente qu’en fonction de son désir personnel et fait de son désir le seul et unique objet qu’il est susceptible de désirer. Le libéral et le libertaire sont deux figures du nihilisme hédoniste contemporain, deux figures de la désorientation qui obéissent de façon différente à l’im-pératif de jouir et ne se réfèrent, nécessairement, à rien.

En regard de cette limitation immanente qui n’autorise que deux positions face à l’impératif de jouir, il y a une autre limitation qui marque une position impossible. Car il y a aussi ceux qui ne peuvent pas donner suite à l’impératif de jouir, ceux qui se trouvent radicalement en dehors de l’ordre du monde. Car l’ordre du monde globalisé est scindé de façon immanente. Il repose sur une séparation entre ceux qui participent au marché mondial, et ceux auxquels cette participation est refusée. Ainsi qu’Alain Badiou l’a répété à de nombreuses reprises, le nom de marché désigne un monde

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qui n’est pas un monde , parce qu’il ne reconnaît aucune place symbolique à ceux qui ne participent pas au marché. Le monde globalisé du capital n’est pas un monde.

L’homme de gauche et le libéral, le rebelle et le liber-taire représentent des positions symétriques de la désorien-tation. Ils oscillent entre la loi et le désir, le négatif et sa sublimation. Ces quatre figures sont des effets directs du matérialisme démocratique . Elles résultent du fait que l’on s’oriente uniquement sur les désirs et les lois des corps et des langues, des individus et des communautés.

Une morale provisoire ne pourra pas davantage se résoudre à critiquer l’existence des corps et des langues, des individus et des communautés, de leurs désirs et de leurs lois, qu’à tout miser sur eux. C’est pourquoi toute morale provisoire doit-elle, pour le dire en infléchissant un mot de Engels à propos des disciples de Feuerbach , dans une certaine mesure affirmer : oui, pendant un moment, nous avons tous été des matérialistes démocratiques.

Thèse 4 : Il nous faut impérativement trouver un véritable principe d’orientation. Ce dernier portera le nom de « confiance ». La deuxième maxime de Descartes décrit une situation de désorientation en mobilisant une image pénétrante, celle de voyageurs égarés dans une forêt. Tous les arbres se ressem-blent, ce qui les prive de tout principe objectif d’orientation qui leur permettrait de sortir de la forêt. Pour se sortir de pareille situation, Descartes propose cette maxime plutôt formelle – et l’on comprend en cela pourquoi Nietzsche l’appelait le « grand-père de la Révolution » : « Ma seconde

1. A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? Circonstances 4, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2007, p. 71 à 94.2. A. Badiou, Logiques des mondes, Paris, Seuil, 2006, p. 9 à 50.3. F. Engels, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie, in MEW, Bd. 21, Berlin, 1975, p. 259 à 307 (p. 272).4. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Ve section, § 191, Paris, GF, 2000, p. 147.

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maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées . » C’est un autre Descartes qui apparaît ici, un Descartes qui mise encore sur ce qui, dans certaines situations, semble fort douteux, et qui s’y fie comme à une chose parfaitement assurée. Ce qu’enseigne Descartes dans cette deuxième maxime de sa morale par provision, c’est que l’on doit garder confiance dans les situations de désorien-tation. Cela ne contrarie pas seulement l’image habituelle d’un Descartes grand praticien du doute, mais va également à l’encontre des maximes conservatrices qu’il a introduites auparavant. Il faut que nous gardions confiance en ce qui, dans la situation actuelle, nous semble le plus douteux. Ce n’est que de la sorte, ainsi peut-on comprendre Descartes, qu’une véritable action s’avère possible : une action qui, poursuit Descartes de façon abstraite, ne permettra peut-être pas de sortir de la forêt, mais d’arriver « au moins à la fin quelque part où vraisemblablement [l’on sera] mieux que dans le milieu d’une forêt ». Descartes montre ici que le véritable problème n’est pas nécessairement de sortir de la forêt, mais de s’orienter. Nous ne pouvons atteindre un « quelque part » où être « mieux que dans le milieu d’une forêt » que lorsque nous gardons confiance et nous orientons sur ce principe. Nous pouvons aller jusqu’à dire que ce sont notre orienta-tion, notre confiance, qui donnent naissance à ce quelque part. Pour le dire en transformant une phrase d’Ernst Bloch : « C’est parce que nous mettons le cap sur elle, que l’île d’Utopia émerge des flots » de l’impossible . Le principe d’orientation que Descartes désigne ici consiste en outre à traiter comme

1. R. Descartes, Discours de la méthode, 3e partie, Paris, Le Livre de poche, 1970, p. 52.2. Ibid., p. 52.3. E. Bloch & T. W. Adorno, Etwas fehlt… Über die Widersprüche der utopischen Sehnsucht, in R. Traub et H. Wieser (dir.), Gespräche mit Ernst Bloch, Frankfurt/Main, 1975, p. 58 à 77.

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absolu, comme absolument assuré, ce dont nous devrions précisément douter : il enseigne à avoir confiance en ce qui, aux yeux de tout le monde, passe pour impossible à assurer. Il insiste sur l’exception du donné et la confiance dans le déploiement des conséquences de cette exception.

On notera avec profit que cette maxime peut être mise en relation avec une remarque qui se trouve dans la Critique de la raison pure de Kant. Nous renvoyons ici à une lecture proposée par notre ami Rado Riha : ce que Kant décrit dans la Critique de la raison pure comme auto-critique de la raison peut être compris comme le retrait de la raison hors de la « réalité objective », dont elle confie la gestion et le gouvernement à l’entendement. La raison sépare clairement entre le domaine empirique de l’entendement et la sphère nouménale de la raison, dans la mesure où ce que vise la raison, l’inconditionné, ne peut apparaître dans le champ de l’empirie, ne peut être un objet du monde empirique. Partant de cette constellation, la raison restreinte et ramenée à elle-même peut entamer son auto-critique.

Une fois engagée dans son auto-critique, la raison découvre en elle quelque chose d’autre qu’elle-même. Elle trouve en elle l’élan qui l’entraîne à l’inconditionné, mais qui ne peut en revanche se réaliser empiriquement que d’une seule façon, distincte de celle de l’entendement. C’est pour cela que la manifestation empirique de la raison, ou plus précisément chez Kant des idées de la raison, doit se présenter d’une autre façon que celle de l’empirie organisée selon l’ordre de l’entendement.

Il est possible, et c’est un point décisif, de reformuler Kant en partant de Descartes : seule l’auto-critique de la raison nous fournit une autre façon de composer avec ce qui nous apparaît sinon objectif, c’est-à-dire empirique,

1. R. Riha, Kant : materialistische Wende der Idee ?, manuscrit non publié, Berlin / Lubjana, 2010.2. Ibid.

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douteux et impossible : avec la recherche de l’inconditionné. Ce n’est que de cette façon que l’on peut croire que le plus douteux, ce qui n’existe pas dans le monde, ce qui in-existe, ce que Kant appelle l’inconditionné et que Hegel nommera l’absolu, se trouve aussi dans la raison. Une autre forme de praxis se met alors en place, rendue possible par l’auto-critique de la raison. Cette praxis modifie encore les lois objectives saisissables par les moyens de l’entendement, dans la mesure où « quelque chose » apparaît en elle qui n’a pas la forme d’un objet du monde – car l’inconditionné ne peut jamais se manifester sous la forme de l’objet, ainsi que Kant l’a clairement exposé auparavant en distinguant l’en-tendement et la raison. Elle parie sur le fait que ce dont on doute dans le monde et qui in-existe peut être traité comme si l’on en était pleinement assuré. Dans la perspective des lois objectives du monde, quelque chose émerge par et dans cette praxis, qui ne peut pas apparaître dans le monde. Seule une telle praxis rend pensable un autre mode d’apparition que celui des objets et permet à ce dont il faudrait a priori douter le plus, à l’inconditionné, d’apparaître dans le monde – comme exception du donné.

Thèse 5 : Nous avons besoin d’une encyclopédie des excep-tions. La quatrième maxime de Descartes signifie qu’il faut se tenir avec constance au principe prescrit de l’orientation, dans la certitude que l’on peut de cette façon acquérir toute la connaissance. Ainsi que le dit Descartes, il faut « faire une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie » et il en arrive à se persuader qu’il lui faut persé-vérer dans l’occupation qu’il s’est donnée et progresser, en suivant la « méthode » qu’il s’est prescrite, aussi loin que possible dans la connaissance .

1. R. Descartes, Discours de la méthode, 3e partie, Paris, Le Livre de poche, 1970, p. 54.2. Ibid.

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Dans le contexte qui nous occupe, nous comprenons cette maxime de la façon suivante : il faut que nous jugions des formes de pratique qui sont aujourd’hui, dans notre époque de désorientation, possibles. Il faut par conséquent une analyse, c’est-à-dire un jugement sur les formes de la désorientation. Mais de cette maxime ressort également que nous avons en fin de compte besoin, en plus de la confiance, du courage de persévérer dans la pratique que nous avons initiée. La quatrième maxime de Descartes est une maxime de courage.

Nous avons donc besoin de courage pour nous faire un point de vue personnel, il faut, dit Descartes, pour bien agir, juger de façon véritablement subjective. Porter des jugements sur ce qui est et ce qui a été. Et si l’on parle du communisme, il faut juger ce qui a été, car il n’y a pas de communisme contemporain. Mais comment est-ce conce-vable dans un temps de désorientation et de matérialisme démocratique, aux yeux duquel le communisme n’a été qu’une grande aberration, un acte criminel ? Parce que le communisme a échoué, il faut que nous jugions en premier lieu l’échec du communisme à partir de l’immanence de cet échec. On peut entendre la maxime de Descartes d’une façon qui nous engage à dresser aujourd’hui le bilan du communisme, afin d’apprécier ce qui est aujourd’hui réelle-ment impossible et ce qui le paraît, et de déterminer quels enseignements nous devons tirer des expériences. Mais la maxime dit aussi que sur la base du jugement subjectif, et en suivant fermement les principes de courage et de confiance que l’on s’est donné, un chemin s’ouvre sur ce que Descartes appelle la vraie connaissance. Dans le contexte qui est le nôtre, on peut également entendre cette partie de la maxime de la façon suivante : dresser le bilan du communisme, des tentatives de réalisation qui ont vu le jour jusqu’ici, ne rassemble aucunement les seuls faits que l’on suppose objectifs. Dresser le bilan du communisme nous dispose, en

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partant des expériences passées, à acquérir certaines qualités nécessaires pour atteindre à quelque chose de neuf, à une nouvelle histoire. Juger de façon véritablement subjective, dit Descartes, nous permet d’avancer, c’est-à-dire de faire. Il faut avoir le courage de faire confiance en ses propres qualités pour en découvrir de nouvelles. Et comme nous exerçons et développons nos propres qualités en jugeant de nos expériences, nous pouvons considérer que notre jugement s’auto-éduque. Cela signifie : en nous référant aux tentatives de réalisation de l’hypothèse communiste qui ont vu le jour jusqu’ici, nous devons faire nos gammes et nous éduquer dans notre histoire du communisme. Il nous faut trouver notre propre discipline. Cela signifie dans le même temps que nous ne reconnaissons pas l’histoire qu’écrit le matérialisme démocratique. Que nous exercions subjecti-vement nos qualités, cela signifie plutôt que nous devons émettre notre propre jugement sur notre propre histoire. Nous avons besoin de faire le bilan de notre mai 1968, de notre octobre 1917, de notre Commune de Paris, de notre Révolution Culturelle. Nous avons besoin de notre histoire. Cette histoire regroupera les exceptions et les tissera en un réseau de points d’impossible. Notre histoire rassemble un savoir des exceptions. Ce savoir se structurera simultané-ment au niveau subjectif et collectif : subjectif, parce qu’il s’oriente sur des points singuliers, qui définissent les poli-tiques d’émancipation. Collectif, parce que ces points ont pour caractéristique d’exposer la dimension universelle dans des moments singuliers d’exception. Le savoir des excep-tions se trouve ainsi lui-même structuré comme exception redoublée du donné : il s’oppose sur un plan singulier et collectif au matérialisme démocratique des corps circulants et des désirs individuels. L’Encyclopédie des exceptions permet de montrer de quoi l’homme aura vraiment été capable. Nous avons besoin du courage de notre propre histoire.

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Thèse 6 : De quoi les puissants ont-ils peur ? Nous devons rétablir le mot « communisme » dans son statut de mot qui effraye les puissants. Pour cela, une chose est déterminante, que l’on exprimera en empruntant à Engels ce qu’il disait au sujet de Marx, tout en adaptant la formule à notre temps : « Le socialisme était, sur le continent du moins, “présentable” ; pour le communisme c’était exactement le contraire. […] il ne pouvait y avoir de doute sur le nom que nous devions choisir. En outre, depuis lors, il ne nous est pas venu un instant à l’esprit de le répudier . » Aujourd’hui, cette phrase semble ne plus être tout à fait pertinente. D’une part, le socialisme, en parti-culier sous sa forme adaptée au parlementarisme, en gros celle de la supposée social-démocratie de gauche, continue non seulement à être présentable, mais il est même amené à gouverner – en quoi il constitue une figure de la déso-rientation ; d’autre part le mot « communisme » semble avoir perdu, du moins au premier coup d’œil, son potentiel de jadis. Le communisme ne semble plus être un spectre susceptible d’inspirer de grandes angoisses.

L’angoisse est, selon la définition qu’en donne Lacan, un sentiment qui ne trompe pas, précisément parce qu’elle n’a pas, contrairement à la peur, d’objet concret tout en n’étant pourtant pas sans objet. L’objet de l’angoisse n’est pas un objet du monde, pas un objet qui apparaît, mais un objet qui ne prend pas la forme de l’objet. Si l’on persiste dans l’an-goisse, on persiste dans un état de non-vie, car la vérité de l’angoisse est réactive, dans la mesure où elle se rattache au manque, au manque de l’objet. Dans l’état d’angoisse, la vie ne vit pas, comme dit Adorno . L’angoisse décrit en ce sens un blocage immanent, qui empêche les véritables actions :

1. F. Engels, Préface à l’édition anglaise de 1888 du Manifeste du Parti communiste, in K. Marx & F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, GF, 2009, p. 136-137.2. T. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1980, p. 15.

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la vérité de l’angoisse est invivable, elle s’obstine dans l’im-puissance. Une chose est claire ce faisant : nous devons commencer par nous confronter à notre propre angoisse, à notre propre impuissance à agir collectivement, pour que le mot « communisme » redevienne une orientation pour nous. Mais qu’est-ce à dire ? Une définition de l’angoisse que l’on trouve dans Théorie du sujet de Badiou peut nous être utile pour relier l’angoisse à la question de la désorien-tation : l’angoisse est une difficulté qui nous empêche de voir clairement les choses, qui nous désoriente . Pour agir, il faut pourtant que l’on voie clairement les choses, ainsi que nous l’enseigne Descartes. Si l’angoisse nous brouille la vue sur ce que le mot « communisme » peut signifier, alors notre premier mouvement doit être de nous confronter à notre propre angoisse.

Car notre angoisse est intimement liée à la politique domi-nante de la peur , qui nous entoure de toutes parts – la peur de l’étranger, du terrorisme, des crises, etc. Commençons par faire face à notre propre angoisse si l’on veut briser cette politique de la peur ! Pour cela, nous avons tout d’abord besoin, ainsi que nous l’avons dit avec Descartes et Kant, d’une solide auto-critique de la raison, qui nous confronte à notre propre angoisse et finit par nous libérer de l’angoisse, nous « désangoisse » comme dit Lacan . En d’autres termes : il faut que nous passions, grâce à une solide auto-critique, de cette idéologie spontanée de la raison qu’est l’angoisse, au courage, et que nous saisissions que nous sommes animés par quelque chose d’absolu, quelque chose dont nous ignorons la nature, mais dont les conséquences auront, quoi qu’il en soit, été universelles. En bref : nous avons besoin de courage pour mener une véritable action et devons nous garder de

1. A. Badiou, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 172.2. A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2007, p. 7 à 27.3. J. Lacan, Séminaire X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 155.

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toute pseudo-action inspirée par l’angoisse. Ce qui importe aujourd’hui, c’est d’éviter les pseudo-actions, les actions inspirées par l’angoisse, qui reproduisent les coordonnées de la désorientation, et de s’en tenir loin. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de se livrer à l’auto-critique, de penser plutôt que d’agir, afin de pouvoir enfin devenir aveugle aux faits et aux objets donnés, de les écarter et de nous soustraire à la politique de la peur. C’est à la condition que nous nous confrontions à notre angoisse par le moyen de l’auto-critique philosophique, que nous nous désangoissions et fassions du courage plutôt que de l’angoisse notre point de départ, que le mot « communisme » pourra redevenir un mot qui effraye les puissants. Si nous commençons par nous tourner vers nous-même, vers notre propre angoisse , nous créerons de nouvelles coordonnées d’orientation, une nouvelle certi-tude, qui élève notre incapacité à agir jusqu’à un point d’im-possibilité . Nous reviendrons à la fin de ce texte sur un point d’impossibilité aujourd’hui décisif. Mais poursuivons pour l’instant : si notre incapacité s’élève jusqu’à un point d’impossibilité auquel nous nous cramponnons coûte que coûte, alors une dialectique inverse va s’instaurer chez les puissants. La peur de la transformation objective qui déter-mine leur politique et émane de notre incapacité, la peur des dangers que représentent les mouvements objectifs, la situation et les acteurs, cette peur les conduira à redouter quelque chose qui ne tient plus dans la forme d’un objet de ce monde. Ce sentiment ne les trompera pas. Ils auront peur parce que nous misons sur quelque chose d’impossible. Ayons donc le courage de faire de notre angoisse la leur. À ce moment-là, « communisme » fera de nouveau peur aux

1. Slavoj Žižek a analysé la structure de la désangoisse à partir de l’exemple du film Fight Club. Cf. S. Žižek, « Dialectical Clarity versus the Misty Conceit of Paradox », in S. Žižek & J. Milbank, The Monstrosity of Christ, Cambridge-London, 2009, p. 234-306.2. A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, op. cit., p. 45.

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puissants, parce que ses conséquences concrètes leur paraî-tront obscures. Le mot « communisme » est obscur , parce que c’est le nom d’une hypothèse , dont il s’agit avant tout de faire la preuve ; les conséquences de cette preuve, disons-le avec courage, auront, dans tous les cas, été universelles.

Thèse 7 : Nous avons besoin d’avoir courage et confiance dans ce que le mot « communisme » peut signifier, a déjà signifié et signifiera toujours. Est-ce que nous avons besoin de courage et de confiance dans l’avenir du communisme ? Non. Le courage et la confiance ne s’adressent pas à un avenir qui n’est encore qu’un espoir indéfini. Ce n’est pas d’espoir que nous avons besoin, mais de courage et de confiance. C’est pour cela qu’une morale provisoire se tourne vers l’ici et maintenant, vers notre présent. Mais comment ces deux principes d’orientation pour une morale provisoire se rappor-tent-ils aujourd’hui au mot « communisme » ? Au cours de son histoire, le mot « communisme » s’est toujours trouvé lié à au moins trois axiomes différents, vers lesquels le courage et la confiance doivent désormais se tourner. Une morale provisoire communiste pour le présent propose d’avoir le courage et la confiance d’accomplir chacune de nos actions en accord avec ces trois axiomes : elle valide en premier lieu l’axiome de l’égalité de tous et de chacun. Contrairement à la représentation d’une inégalité profondément enracinée dans la nature humaine et présente dans toutes les sociétés humaines, l’axiome de l’égalité mise sur le fait que chaque forme de l’action collective peut être évaluée en fonction de la façon dont elle satisfait hic et nunc à l’égalité de tous et de chacun. Seule une action qui dépend de cet axiome peut être une action juste. Car la justice, comme l’égalité, n’est pas, en politique, ce qui doit être, mais ce qui est ou

1. G. Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1908.2. A. Badiou, L’Hypothèse communiste, Circonstances 5, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009.

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n’est pas. Le deuxième axiome énonce que l’organisation d’une action politique réellement collective ne peut pas se référer à l’État. Les actions politiques collectives ne peuvent être pensées aujourd’hui qu’à distance de l’État. Même si les dernières séquences de l’hypothèse communiste s’orientaient sur la possibilité de transformer l’État en une organisation non étatique, elles n’en référaient pas moins cette pensée au cadre de l’État. Aujourd’hui, après les expériences de la Révolution russe et de la Révolution culturelle, cet axiome est d’autant plus important pour nous. Ce n’est que de la sorte, dans une distance qui nous soustrait à l’État, que nous pourrons organiser une volonté collective, une possibilité politique collective. Cette possibilité ne peut plus continuer à dépendre de questions de pouvoir ; elle doit émaner de questionnements portant sur sa propre consistance, sur l’or-ganisation, et elle n’acceptera ni les noms prédéterminés par l’État, le Parti ou les syndicats par exemple, ni les lieux de l’action politique prédéterminés par l’État – les élections, les médias, etc. Ce deuxième axiome est à la fois soustractif et affirmatif : il faut avoir le courage et la confiance de déclarer qu’il est possible de donner une consistance à une organi-sation politique collective, sans se référer en aucune façon à l’État. Dit autrement : il faut avoir le courage et la confiance d’accomplir chaque action politique collective comme s’il était absolument certain que l’État a été aboli.

Le troisième axiome énonce que l’organisation du travail humain n’implique pas nécessairement de division, n’exige pas de spécialisation des tâches, et que la distinction oppres-sante entre travail intellectuel et travail physique peut être dépassée. Car c’est sur cette distinction que reposent aussi bien la séparation des classes que les hiérarchies sociales. Il faut comprendre le travail comme un concept polymorphe, au sens de Marx, ou comme un concept générique , au

1. A. Badiou, L’Être et l’événement, Paris, Le Seuil, 1988, p. 361-428.

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sens de Badiou. Il faut par conséquent appliquer le premier axiome, celui de l’égalité de tous, à l’organisation collec-tive de la praxis de tous, au concept de travail. Si l’on part de l’égalité de tous, alors aucune espèce de séparation, de scission, de spécialisation ou de division, immanente ou implicite, ne vient déterminer, dans son application, la praxis collective d’égaux se tenant à distance de l’État, le travail collectif. La praxis des égaux à distance de l’État est travail générique, praxis générique.

Thèse 8 : Aujourd’hui, il s’agit d’affirmer : communisme ou barbarie. Notre temps de désorientation qui connaît en apparence les alternatives infinies du libre choix, conduit au bout du compte à prendre une décision fondamentale, à choisir entre communisme ou barbarie. Cette décision ne dépend pas du mode du libre choix, mais constitue en soi une décision politique que chacun doit prendre aujourd’hui.

Regardons tout d’abord du côté de la barbarie : le capita-lisme s’appuie sur un savoir qui considère que l’homme est un animal pour l’homme . Le capitalisme vise de la sorte à oblitérer l’humain dans l’animal humain. Il voit en lui un animal dont l’humain peut à tout moment être soustrait et il administre les besoins d’animaux avides, qui grandissent, digèrent, meurent. Il ne connaît leurs corps qu’en tant que corps commercialisables, dont la circulation est régie par une loi de prostitution généralisée. Ainsi produit-il des animaux qui vivent sans idée et ont pour devoir de vivre sans idée . Ces animaux sans idée sont aussi des animaux parce qu’ils sont dans une relation d’extériorité à eux-mêmes, que leur organisation n’est jamais auto-organisation. Des animaux dépendants de leurs intérêts et de leurs désirs créent des

1. « Wir müssen das affirmative Begehren hüten. Ein Nachsatz von Frank Ruda und Jan Völker mit Alain Badiou », in A. Badiou, Dritter Entwurf eines Manifests für den Affirmationismus, Berlin 2007, p. 44 sq.2. A. Badiou, Logiques des mondes, op. cit., p. 529-537.

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communautés qui reposent, à leur image, sur les désirs et les intérêts. On ne trouve en elles qu’une survie animale sans idée, un être-ensemble réduit à l’extériorité.

Les langues de l’animal humain se trouvent réduites à un tel point qu’elles ne servent plus qu’à la manipulation et à la circulation d’extériorités. Les langues sont de nature objectale et mettent en circulation des significations dans le cadre de rapports de communication collective. Tandis que le terme de « barbares » désignait jadis ceux que l’on ne comprenait pas, les barbares d’aujourd’hui sont ceux qui, dans une forme de compréhension purement communicative, font semblant de générer de la plus-value, qui leur permet d’échanger les significations comme des objets, jusqu’à abolir le sens. Cette réduction de l’homme à l’animal, de l’homme à sa constitution animale, ses pulsions, ses convoitises et ses instincts débouche sur une compréhension fondamentale, une herméneutique commercialisée et globale. Le sentiment fondamental qui accompagne cette réduction est la peur. La peur de ne pas comprendre, ou de ne pas être compris, la peur de produire autre chose que de la signification. C’est pour cela que l’on peut appeler barbarie un tel état de réduc-tion totale de l’homme à sa constitution animale.

À l’opposé, le terme de communisme désigne pour nous le moment où s’engage l’auto-critique de la raison de l’animal humain, laquelle vise quelque chose d’inhumain, quelque chose d’absolu, de quoi cet animal aura été capable. Si l’homme, ainsi que le dit Hegel, est le seul animal qui soit conscient de son animalité et cesse, par là-même, de n’être qu’animal , alors c’est en manifestant de la confiance dans la capacité de se critiquer soi-même en tant qu’animal, et en témoignant du courage de mener cette critique sans dévier, qu’une morale provisoire communiste pourra être initiée. Nous avons toujours été des animaux et le sommes à chaque

1. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’esthétique, Vol. I, Introduction, III, « L’idée de beau », Paris, Aubier, 1995.

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instant, à moins que nous nous critiquions en tant que tels et nous représentions à nous-mêmes de quelles choses inhu-maines nous aurons été capables. À ce moment-là, nous sommes capables de faire l’impossible.

C’est pourquoi nous désignons par morale provisoire communiste le courage d’entreprendre le bilan de notre propre existence, de notre propre histoire, et de prendre, ce faisant, confiance en nos capacités à développer du nouveau. Dans le contexte du matérialisme démocratique, la seule histoire que nous ayons jamais eue et que nous continuons à avoir est une histoire animale, à moins que nous fassions, par nos évaluations et nos expériences, notre propre éduca-tion. La langue de l’animal humain n’est plus alors la langue des significations, mais une langue de l’enthousiasme et de la déclaration : la langue d’un sujet collectif qui a traversé la peur et l’extériorité, témoigne de cette traversée par son courage et sa confiance, et se montre prêt à quelque chose de nouveau. Au vu des bilans de nos expériences, il est aujourd’hui nécessaire, en partant de l’axiome de l’égalité et en se tenant loin de l’État, de reposer la question de l’organi-sation en tant que travail générique collectif. Il faut reposer la question de l’organisation communiste. Dans une certaine mesure, la question de l’organisation pourrait être introduite par ce mot de Sartre : tout anti-communiste est un chien . Nous croyons que cette phrase est vraie, toujours vraie. En cet instant, faisant ce pas, nous n’avons pas le choix ; nous avons déjà décidé :

Communisme ou barbarie.

Traduit de l’allemand par Lambert Barthélémy

1. J.-P. Sartre, « Merleau-Ponty vivant », in Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 248.