La neutralité du professeur de morale

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La neutralité du professeur de morale Par Anne-Marie Roviello, Professeur de philosophie et Directrice des stages de l’agrégation en philosophie et en morale à l’ULB Statut paradoxal du cours de morale Ce statut est un véritable petit monstre principiel. 1. Par ses principes généraux, par tout le contenu de son programme, et tout autant par l’essentiel de sa démarche, il s’adresse, ou devrait s’adresser, à tous les élèves, il est universaliste, il dit les principes communs et définit des « compétences » communes permettant de réaliser ces principes. Par là, il se situe, eu égard aux divisions entre les différents cours dits philosophiques sur un plan « architectonique » différent, premier: il ne promeut pas seulement des valeurs particulières -- par exemple celles des non- croyants –- mais des principes et compétences valables pour tous : égal droit à la parole autonome, libre- examen, esprit d’ouverture et (d’auto-)critique, éducation à la prise de choix responsable, respect de l’autre comme de soi-même, responsabilité citoyenne, etc.

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La neutralité du professeur de morale

Par Anne-Marie Roviello, Professeur de philosophie et Directrice des stages de l’agrégation en philosophie et en morale à l’ULB

Statut paradoxal du cours de morale

Ce statut est un véritable petit monstre principiel.

1. Par ses principes généraux, par tout le contenu de son programme, et tout autant par l’essentiel de sa démarche, il s’adresse, ou devrait s’adresser, à tous les élèves, il est universaliste, il dit les principes communs et définit des « compétences » communes permettant de réaliser ces principes. Par là, il se situe, eu égard aux divisions entre les différents cours dits philosophiques sur un plan « architectonique » différent, premier: il ne promeut pas seulement des valeurs particulières -- par exemple celles des non-croyants –- mais des principes et compétences valablespour tous : égal droit à la parole autonome, libre-examen, esprit d’ouverture et (d’auto-)critique, éducation à la prise de choix responsable, respect del’autre comme de soi-même, responsabilité citoyenne, etc.

Le principe même du libre examen, qui est en son centre, est un principe qui concerne chacun, croyants comme non-croyants.

Les non-croyants n’ont pas le monopole du libre-examen, cela paraît évident, et pourtant il m’arrive constamment d’avoir à le rappeler à certains non-croyants qui réduisent la croyance au dogmatisme, à la« soumission à un commandement extérieur ». Rappelons, d’ailleurs, à ce propos, que le principe dulibre examen est né dans l’histoire de la pensée, comme position critique au sein de courants religieux, et comme position courageusement défendue par des croyants minoritaires contre les dogmes officialisés par les pouvoirs -- .il n’est donc pas le monopole des non-croyants, mais les croyants ne peuvent pas non plus s’en exempter au nom de leur croyance ; ce faisant, ils réduisent précisément celle-ci au dogmatisme, au fondamentalisme. Cela a des implications concernant l’expression libre d’une conviction dans le cadre du cours de morale, j’y reviens plus bas.Lorsque il est dit dans la partie « principes généraux » du programme du cours de morale que la finalité de cours consiste à «exercer les étudiants dont les parents ne se réclament d’aucune confession à résoudre leurs problèmes moraux, sans se référer à une puissance transcendante ni à un fondement absolu », on affirme d’une part une chose qui n’est pas conforme à la réalité – car des élèves croyants ou dont les parents sont croyants fréquentent ce cours – et, d’autre part, et surtout, cela risque d’établir une dichotomie indue

entre croyants : qui ne seraient capables de juger d’une situation éthique qu’en référence à un fondementabsolu, et non-croyants qui eux seraient seuls aptes àexercer leur pouvoir de libre examen critique. Ce quiest pour le moins une vision bien réductrice et bien inégalitaire de la raison humaine dans son pouvoir critique.

De même, il serait contraire à ce principe du libre-examen, qui repose sur la foi en la raison humaine commune, universelle, de considérer que seuls les non-croyants sont capables d’en transmettre le sens à des élèves.

2. Par son statut institutionnel, il est mis sur un plan d’égalité avec les autres cours dits philosophiques. Comme s’il devait défendre lui aussi une « doctrine » particulière, voire un particularisme.

C’est un des nœuds de tous les problèmes rencontrés lorsqu’il s’agit de légiférer en Belgique, en particulier sur la neutralité dans le cadre du cours de morale.

Le professeur de morale doit défendre des principes universalistes, et il faut pourtant que l’égalité soitrespectée dans le cadre de l’école en permettant aux non-croyants de bénéficier, au même titre que les croyants, d’un espace où transmettre le sens qu’a pour eux leur non-croyance.

Ce statut paradoxal est le résultat d’un compromis entre des principes et des rapports de forces. Et

donc, comme souvent dans ces cas, il représente une compromission des principes. Puisqu’il dit que des démarches et principes universalistes, qui concernent chacun, chaque futur citoyen d’une démocratie, ne peuvent être enseignés qu’à une partie de la population scolaire.

Je n’ai pas de solution-miracle à proposer pour défaire ce nœud. Mais je suis persuadée que tant que nous nous tiendrons à la seule partition actuelle, nous ne pourrons résoudre ce dilemme.

La seule manière de dépasser cette véritable antinomie, tout en évitant les enfermements particularistes, voire intégristes, est d’introduire un cours commun – ou, dans un premier temps, et pour tenir compte des multiples résistances, des heures communes consacrées aux principes généraux, et d’inscrire les cours dits philosophiques sous cet horizon-là.

Neutralité et engagement. Une question d’architectonique

Je défends depuis toujours, et en particulier devant mes étudiants de l’agrégation de philosophie et de morale, une conception engagée de la neutralité. Selon moi, non seulement la neutralité n’exclut pas l’engagement, elle est un engagement.

Je rejoins donc Xavier Delgrange lorsqu’il affirme quela neutralité du « ni l’un ni l’autre », ou neutralitéd’abstention, est « une bien triste qualité »1.Je préciserais qu’elle l’est non seulement parce qu’elle est une position frileuse, mais parce qu’elle peut même devenir, par frilosité, une démission de la responsabilité, une position de complicité avec la violation des libertés et droits fondamentaux.

Cette réduction de la neutralité au « ni l’un ni l’autre » résulte d’une confusion récurrente entre différents niveaux architectoniques de nos principes fondateurs :

1. Niveau des principes inconditionnés, droits et libertés fondamentaux, eux-mêmes articulant l’égalité comme égal droit de chacun au respect et à la considération.

2.Niveau des principes intermédiaires, permettant de faire passer les principes inconditionnés dansla réalité pratique, toujours soumise, elle, à conditions. C’est seulement à ce niveau intermédiaire que se situe le principe-neutralité, parmi d’autres principes intermédiaires : laïcité, pluralisme, tolérance,impartialité, libre-examen. Ceux-ci ne sont pas pour autant situés à un degré inférieur sur une supposée échelle des valeurs, ils dérivent des premiers, ils en sont l’expression incontournablemais seulement partielle. Les premiers ne se situent pas « au-dessus » d’eux mais en leur

1 Xavier DELGRANGE, La question de la neutralité dans les cours de morale, Entrevues, Bruxelles, janvier 7, 2010.

centre, ils constituent leur noyau de sens démocratique.

3.Niveau des valeurs différentes selon les « identités » culturelles/cultuelles particulières. Celles-ci traduisent en termes d’ « appartenance » particulière les principes communs .

4.Niveau des règles pratiques particulières (souvent simplement coutumières) traduisant ces valeurs. Celles-ci pourraient être traduites pard’autres règles. Lorsque ces règles coutumières contredisent les principes communs, elles doivent non pas se renier mais se modifier en des règles analogues qui soient compatibles avec ces principes communs.

Lorsqu’on réduit la neutralité à la neutralité d’abstention, on confond donc ces différents niveaux architectoniques. Le pluralisme, le relativisme des valeurs, n’est de mise qu’au niveau intermédiaire, précisément parce qu’il est une condition pour que soit respecté le principe-égalité, qui n’est, lui, plus rien de relatif, qui est à lui-même sa propre légitimation. A partir du moment où une conviction particulière nie l’égalité, elle nie donc la référenceultime qui légitime le pluralisme, la tolérance, la « neutralité », etc..

Envers quoi est engagé le professeur de morale, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non ?

Envers les quelques principes fondamentaux du premier niveau dont dérivent les principes intermédiaires qui font à la fois :

- Sa démarche : libre examen, objectivité, impartialité, intégrité intellectuelle, respect, autonomie, maïeutique, etc

- - et le contenu, la teneur centrale de son cours : Libre-examen, autonomie, respect de l’égalité sont à lafois les principes régulateurs de la démarche du professeur de morale et ceux qui doivent se retrouver au centre des sujets et convictions analysés, argumentés par le professeur ; de mêmeque des « compétences » qui donnent physionomie àla finalité du cours de morale.

La liberté d’expression qui importe et qui doit être garantie dans le cadre d’un cours de morale est cellede la parole – et non des actes ou des comportements. Autonomiede la parole ne signifie pas liberté d’exprimer n’importe quel désir ou lubie de n’importe quelle manière. Le cours de morale n’est pas même le lieu où chacun peut exprimer librement « ses convictions », sans plus, mais où chacun vient pour se forger des convictions bien pesées, en partant de l’expression libre de convictions souvent encore trop immédiates, souventchargées d’impensé. L’expression libre des convictions n’est donc qu’une première étape, elle n’est pas l’alpha et l’omega de la liberté d’expression dans le cadre d’un cours de morale. Celaimplique que le professeur a non seulement le droit mais l’obligation de critiquer les convictions qui contrediraient les principes fondateurs, ou leurs

expressions intermédiaires ; sa démarche doit cependant consister autant que faire se peut à amenerl’élève lui-même, par une sorte de maïeutique, à prendre la distance suffisante pour procéder lui-même à cet auto-examen plus critique.

Une conviction bien pesée  est une conviction qui a accepté de se frotter aux convictions différentes, et est devenue capables de se juger elle-même en intégrant des points de vue différents, en se regardant à partir de cespoints de vue différents ; non pas nécessairement pour adopter ceux-ci, mais pour donner à son point de vue particulier l’ouverture requise pour qu’il ne se fige pas en certitude dogmatique, et surtout pour qu’il ne prétende pas s’imposer à ceux qui ne le partageraient pas .

Ce qui dans les autres cours n’est que condition restrictive– je n’enseigne pas les mathématiques pour éduquer au libre-examen, à l’impartialité, à l’ouverture d’esprit, etc, mais pour apprendre à calculer – devient donc pour le cours de morale le centre même dela démarche et du contenu du cours.

Dans la proposition qui deviendra le décret de 1994, il est dit qu’ « il importe de proclamer qu’un enseignement neutre n’est pas un enseignement détaché des valeurs les plus essentielles sur lesquelles notresociété entend s’organiser ».En effet, mais ceci est encore totalement insuffisant.Il faut dire beaucoup plus : non seulement il n’en est pas détaché, mais il y est attaché par principe. La

neutralité dérive de ces principes fondamentaux, elle n’est plus rien de respectable si elle se retourne contre ces principes qu’elle doit garantir. En réalité la neutralité du « à chacun son choix y compris le choix de l’inégalité » n’a plus rien à voir avec le principe éthico-juridique de neutralité en démocratie.

Toute invocation de la neutralité qui consisterait à s’abstenir d’intervenir lorsqu’elle c’est l’égal respect qui est en jeu relève donc d’une compréhensionpervertie de la notion de neutralité ; cet abus est rendu possible précisément par la confusion/réduction de la neutralité comme principe intermédiaire avec la neutralité d’abstention, supposée être à elle-même sonalpha et son omega..

Nous sommes engagés de manière inconditionnée envers le principe d’égalité entendu comme égal respect et considération dus à chacun C’est le seul engagement qui soit sans condition, mais sur celui-là il convientd’être ferme, intransigeant. Je ne rejoins donc certainement pas Edouard Delruelle lorsqu’il réduit la défense des droits de l’homme, qui sont une toute première articulation de ce principe-égalité, au « droitsdel’hommisme » larmoyant, à une bondieuserie  ! Il importe, bien évidemment, de dénoncer tous les usages abusifs des droits de l’homme, dans les discours et surtout dans les pratiques, mais réduire ceux-ci à ces abus par des pouvoirs sociaux ou politiques, c’est apporter du grain au moulin de tous les intégristes qui ont déjà commencé de

« relativiser » les droits de l’homme, et avec eux, l’égalité .

On ne peut critiquer, dénoncer les abus des droits de l’homme qu’au nom…des droits de l’homme.

Lorsqu’il s’agit d’opter pour le fascisme ou pour l’anti-fascisme, pour le dogmatisme ou pour le libre-examen, pour l’égal respect ou pour le respect inégal,voire l’ irrespect le plus barbare, lorsqu’il s’agit d’opter pour les droits de l’homme ou contre eux, adopter la position du « ni l’un ni l’autre », ou du « c’est son libre choix », c’est, par le fait, se ranger du côté du fascisme, de l’inégalité, du dogmatisme, etc..

Il convient de mettre en garde les étudiants futurs professeurs de morale contre les glissements sémantiques quisont constants dans les débats actuels entre neutralité d’abstention et neutralité d’engagement dont la première n’est qu’une expression toute partielle.

Cela signifie pratiquement que lors d’un conflit d’opinions concernant telle ou telle situation social-politique, la question n’est pas de savoir si « la neutralité » est respectée, mais laquelle des notions de neutralité avancées dans le débat permet de respecter – au mieux et tout bien considéré - l’égalité.

A propos du «   prosélytisme   » dans le cadre du cours de morale

Une note gouvernementale, citée à la p.135, précise que le professeur peut révéler son engagement personnel – religieux, politique, philosophique – sansque cela soit assimilable à du prosélytisme (abusif) àde l’endoctrinement

Cela signifie pratiquement que le professeur de moralepeut

- Expliquer en quoi cela fait sens pour lui d’adhérer à telle position particulière ;

- que ce sens doit toujours être référé aux principes universalistes en dernière analyse, sans quoi il ne fait pas droit aux principes fondateurs du cours de morale.

- qu’il ne peut certainement pas présenter ses options comme vérité établie, indiscutable, qu’ilne peut les présenter que dans le cadre d’un débat, et d’un raisonnement plus général où il necherche pas à imposer son option comme la seule juste, ou comme la meilleure ; où, au contraire,il fait droit, en leur accordant la même attention expresse aux autres options et convictions qui ne nient pas l’égalité.

- On peut donc concevoir que, dans le cadre d’une discussion, interrogé par ses élèves sur cette question, le professeur révèle son option personnelle, et aille même plus loin en défendantle sens qu’elle a pour lui. Cela demeure légitime, pour autant qu’il s’efforce de montrer en quoi celle-ci lui paraît précisément répondre,

au mieux, aux exigences universalistes. Et pourautant qu’il ne cherche pas à faire prévaloir cette conviction dans son argumentation, ni par l’importance quantitative ni par l’importance qualitative qu’il lui accorde. Pour autant qu’ilne la mette pas au centre de son argumentation qui doit essentiellement porter sur la défense ducommun.

-

X.Delgrange interprète le texte de la loi de manière pour le moins singulière ; il écrit (à la p. 138 de l’article précité) que « Les titulaires des cours de religion et de morale ne sont pas astreints à la neutralité. Le décret de 1994 leur consacre avec l’article 5 une disposition spécifique qui déroge à l’exigence de neutralité »

Je trouve fausse et dangereuse cette manière d’interpréter les choses, elle repose, à nouveau, surla confusion entre deux notions opposées de la neutralité : neutralité d’abstention, neutralité engagée, ou principe intermédiaire dérivant de l’engagement envers le principe-égalité. De cette confusion dérive cette autre confusion qui me paraît entacher l’argumentation de X.Delgrange, entre engagement et prosélytisme.

Il serait non seulement dommageable mais intolérable que dans le cadre d’écoles publiques, soumises, comme toute institution publique en démocratie, au principe-égalité, entendu comme égal respect et égale considération dus à chacun, on puisse déroger à ce

principe en dérogeant au principe-neutralité tel qu’ilest défini dans le décret de 1994 : le principe-égalité doit demeurer la condition restrictive de tout enseignement. Et en tant qu’il exprime le principe-égalité, le principe neutralité doit, au contraire, être mis au centre du cours de morale, tant concernantla démarche que concernant le contenu de ce cours.

Je trouve donc choquante la formule selon laquelle « le décret de 1994 conçoit donc les cours de religionet de morale dans une dimension prosélyte » « fût-ce »ajoute l’auteur, « au corps défendant de leurs titulaires » !

Dans une note, G.Delgrange précise tout de même que, par là, le décret entend « cours confessionnel «  , mais pourtant pas endoctrinement ou catéchèse. Pourquoi, dès lors, mettre dans une simple note une différence aussi importante ? N’est-ce pas introduirede l’ambiguité, là où il importe d’être le plus clair possible ?

Selon moi, ni le professeur de morale ni d’ailleurs les professeurs de religion n’ont à faire du prosélytisme, si du moins on entend par là chercher à faire adhérer les élèves aux convictions qui sont celles du professeur, et y mettre tout son zèle.Par contre, le professeur de morale doit faire du « prosélytisme » concernant les principes fondateurs. Mais, si les mots ont encore un sens, il ne s’agit précisément plus là de prosélytisme, puisque celui-ciconsiste à chercher à faire prévaloir une position particulière, voire particulariste, alors que les

principes fondateurs, qui sont ceux qui se retrouvent au centre tant de la démarche que du contenu du cours de morale, cherchent à faire valoir ce qui est commun, ils cherchent à faire valoir l’égale dignité des multiples options et convictions qui ne nient pas l’égalité.

Le professeur de morale se doit, en particulier, de montrer à propos des croyances religieuses qu’il y a croyance et « croyance », que la croyance n’implique pas nécessairement le dogmatisme, qu’elle est, au contraire, lorsqu’elle est honnête avec elle-même, uneposition à la fois modeste et ferme, puisqu’elle sait qu’elle a affaire à ce qui ne se donne pas dans un savoir. Croire c’est savoir qu’on ne sait pas. La croyance est de l’ordre de l’aspiration, de l’ouverture désirante à une dimension par principe invisible, inconnaissable, elle fait advenir en quelque sorte cette dimension, elle lui donne une sorte de présence en s’élançant vers elle elle n’estpas de l’ordre de l’epistemè. Elle ne peut prétendre l’être, et on ne peut non plus la réduire à une sorte de mauvais savoir, ou d’ignorance.

La croyance qui cherche à faire passer cette foi pourun savoir est dogmatisme ; l’est plus encore la croyance qui prétend imposer son credo comme un crede. Ce sont ces dérives fondamentalistes ou intégristes que le professeur de morale a non seulement le droit mais l’obligation de critiquer.

Il serait d’ailleurs bien qu’une telle distance critique soit également pratiquée, articulée au sein

des cours de religion, tant concernant les autres religions que concernant l’agnosticisme ou l’athéisme.Du moins tant qu’il n’existe pas de cours commun à tous les élèves concernant ces questions.

Il est bien entendu des croyances fondamentalistes du côté des athées également. Le premier devoir du professeur de morale non-croyant est donc de soumettreses propres préjugés à l’examen critique.

A la différence des autres cours dits philosophiques, le cours de morale doit pratiquer cet exercice de libreexamen critique à propos de toutes les convictions, amener toutes les convictions, y compris celle de la non-croyance, à s’expurger de leur dogmatisme, de leurs préjugés, de toutes leurs zones de non-pensée, les faire se frotter les unes autres.

Pour résumer : le prosélytisme est à l’opposé même des principes régulant la démarche et le contenu du cours de morale, car il ne consiste pas simplement à transmettre le sens de telle ou telle doctrine, croyance, conviction, opinion, mais en une attitude particulariste et zélatrice qui cherche à endoctriner, à convertir. Comme tel, il dresse nécessairement une barrière entre « nous » et « eux ». Il consiste à déclarer non seulement que tel engagement, telle croyance a du sens, mais qu’ils sont supérieurs aux autres, que telle doctrine est plus « vraie » que les autres, voire qu’elle est la seule vraie.Comme tel le prosélytisme doit être proscrit de tous les cours dispensés dans nos écoles publiques, en ce compris les cours de religion. Le prosélytisme est

tout simplement contraire à l’esprit fondateur de nos écoles publiques.

La confusion entre engagement et prosélytisme permet toutes les dérives fondamentalistes/intégristes.

Faire du cours de morale un cours prosélyte, comme l’avance G.Delgrange, ce serait le réduire à sa dimension non seulement particulière mais particulariste, ce serait l’amputer de l’essentiel, ceserait une très grave régression.

Contrôle par l’Etat

L’Etat, par exemple par l’intermédiaire de la direction d’une école – ou d’une commission constituéead hoc ? - devrait avoir un droit de regard « préventif » sur le programme et un droit de contrôlea posteriori sur la mise en pratique du programme de tous les cours, en ce compris tous les cours dits philosophiques. Par ce contrôle, il ne s’agit évidemment pas de se mêler du contenu doctrinal de telle religion, ce qui serait empiètement illégitime, mais de vérifier si les principes fondateurs, valables pour tous, sont respectés à tout le moins comme condition restrictive dans ces cours comme dans les autres.

Le seul fait d’exempter certains cours (cours de religion) de ce contrôle est déjà, comme tel, une manière de créer de petites zones de non-droit dans nos écoles publiques. Avec la montée des fondamentalismes et des intégrismes, certains cours de

religion sont déjà devenus de fait de telles zones de non-droit où les principes fondateurs sont niés expressément, et parfois de manière radicale. Que – comme cela arrive déjà - un professeur de religion musulmane puisse dire à ses élèves que les femmes infidèles doivent être lapidées, et qu’ adultères et homosexuels seront précipités dans le gouffre, cela est intolérable, cela signifie que nos Etats de droit ontdéjà démissionné dans la défense de leurs principes fondateurs, et ce sur le plan le plus élémentaire.

Si je rejoins donc tout à fait X.Delgrange sur le point du contrôle défaillant de l’Etat, Il ne s’agit certainement pas selon moi de garantir, par là, le prosélytisme, fût-ce au sens faible où il l’entend, mais de respecter rien de moins que « les obligationsconstitutionnelles et internationales ». Les droits de l’homme et les libertés fondamentales doivent demeurer la condition restrictive de tout enseignementen démocratie .

Ceci, et non le « prosélytisme » répond à l’article 2 du jugement de la Cour européenne des droits de l’homme, selon lequel « les informations doivent être diffusées de manière objective, critique et pluraliste ».

Clarifier les notions pour éviter les glissements sémantiques

Il convient tout particulièrement que le professeur demorale soit attentif, et rende les élèves attentifs

aux glissements sémantiques entre notions exprimant les principes essentiels. On l’a vu à propos de la notion de neutralité, ou de prosélytisme. Il en est d’autres.

- La loi parle d’« ‘atteinte excessive » aux convictions (cité p.139)

Ou bien cette atteinte est irrespect des convictions, et alors elle est déjà comme telle « excessive », nul besoin d’ajouter le qualificatif d’excessif ; ou biencette « atteinte » est légitime, et alors il vaut mieux ne pas parler d’ « atteinte », car cette notion signifie implicitement que l’atteinte en question est illégitime ; il est plus juste de parler de critique légitime des convictions, légitime parce qu’appuyée sur des arguments raisonnables, eux-mêmes régulés par le principe égalité

Le terme «atteinte » devrait être réservé à atteinte illégitime, seule manière de préserver son sens fort, celui qu’il a dans « atteinte aux droits de l’homme »

Il n’y a pas d’atteinte modérée ou excessive aux droits de l’homme, toute atteinte est comme telle « excessive » et il faut trouver une autre notion pour« atteinte excessive »

- Même remarque à propos de la notion de respect.

Affirmer qu’il faut « respecter » la croyance de l’élève », « respecter » ou « ne pas froisser », l’opinion des parents et des élèves , c’est à peu prèsparler pour ne rien dire, si on ne définit pas clairement ce qu’on entend par respect.

Critiquer une défense dogmatique de certaines convictions, cela implique le risque de « froisser  lesentiment » de la personne qui professe ces croyances.Respecter ne signifie pas ne pas critiquer, voire, si ce qui est critiqué est intolérable, ne pas dénoncer de manière catégorique. Le professeur de morale a non seulement le droit mais l’obligation de critiquer les convictions si celles-ci s’affirment de manière dogmatique ou si elles nient l’égalité en dignité et en droit. Une telle critique n’est pas irrespect ou «atteinte à la liberté d’expression », elle dérive, au contraire, du même principe dont dérive le droit à cette libre expression.

La critique des convictions qui sont des préjugés non-interrogés est légitime, elle est, en réalité, seule respectueuse des personnes qui expriment ces convictions non pesées, en ce qu’elle s’adresse à la part rationnelle en ces personnes contre leur part arbitraire. Si du moins il s’agit d’une véritable critique, animée de l’esprit d’ouverture. Respecter, cela ne signifie pas laisser s’exprimer une conviction, quelle qu’elle soit, en disant « c’est son choix , c’est sa conviction », cela signifie laisser s’exprimer pour ensuite inviter à soumettre aulibre examen critique, pratiqué, non contre l’autre, mais avec l’autre, en l’occurrence avec l’élève. Le but ne peut être le dénigrement de la personne, mais la recherche d’une position plus juste élaborée ensemble.Et c’est, le cas échéant, reconnaître, grâce à cette discussion, qu’il y avait une part de sens dans la conviction de l’autre.

Respecter une conviction, une croyance, n’est pas non plus, face à l’expression libre d’une conviction ferme, s’abstenir d’expliquer pourquoi les autres croyances - ou non-croyances - ont, elles aussi, du sens.

Respecter une opinion, une conviction, ce n’est surtout pas, pour le professeur de morale, accepter qu’un élève se contente d’exprimer sa conviction concernant la supériorité de sa conviction sur celle des autres.

Une telle abstention serait, dans le cadre d’un cours de morale, bien plutôt ne pas respecter, au sens fort de la notion : ne pas apporter à l’élève tous les éléments lui permettant d’ouvrir son esprit, d’élargir ses horizons. Et ne pas apporter à cet élève mais également à tous les autres la juste mesure pour leur jugement autonome : celle de l’égal respect, précisément, qui n’est que dans la réciprocité.

La liberté d’expression n’a de sens que si elle va de pair avec la liberté à l’égard de ses propres préjugés, et le professeur de morale est précisément là pour amener ses élèves au pouvoir de se distancier de leurs convictions, non pas nécessairement pour les abandonner mais pour les mieux peser 

Pour ce faire, il doit commencer par interroger ses propres convictions impensées. Il ne transmettra le sens du respect que s’il a procédé d’abord pour lui-même à cet effort d’élucidation qu’il doit ensuite reprendre avec et pour ses élèves.

- Autre notion confuse : celle d’ingérence et de « non-ingérence » de l’Etat liée à la notion de neutralité.

Lorsque la loi parle d’un « devoir de non-ingérence del’Etat », elle ne peut viser qu’une intervention illégitime, portant, par exemple, sur le contenu doctrinal d’un cours de religion ; elle ne peut signifier un abstentionnisme de l’Etat – par l’intermédiaire des autorités scolaires - lorsqu’il yva des principes fondateurs de nos Etats de droit, quisont d’ailleurs ceux-là même qui lui font également cedevoir de non-ingérence quant au contenu doctrinal.