2002. La métaphysique et l'analyse conceptuelle. Revue de Métaphysique et de Morale.

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RMM&ID_NUMPUBLIE=RMM_024&ID_ARTICLE=RMM_024_0529 La métaphysique et l’analyse conceptuelle par Claudine TIERCELIN | Presses Universitaires de France | Revue de Métaphysique et de Morale 2002/3 - n° 36 ISSN 0035-1571 | ISBN 2-1305-2701-9 | pages 529 à 554 Pour citer cet article : — Tiercelin C., La métaphysique et l’analyse conceptuelle, Revue de Métaphysique et de Morale 2002/3, n° 36, p. 529-554. Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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La métaphysique et l’analyse conceptuelle

par Claudine TIERCELIN

| Presses Universitaires de France | Revue de Métaphysique et de Morale2002/3 - n° 36ISSN 0035-1571 | ISBN 2-1305-2701-9 | pages 529 à 554

Pour citer cet article : — Tiercelin C., La métaphysique et l’analyse conceptuelle, Revue de Métaphysique et de Morale 2002/3, n° 36, p. 529-554.

Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France.© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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La métaphysiqueet l’analyse conceptuelle

RÉSUMÉ. — Le but de l’article est de proposer de suivre en métaphysique la voie del’analyse conceptuelle par intuition de cas possibles. Pour une part empirique et aposteriori, reposant sur des intuitions dont elle exploite autant les contradictions que lespoints communs, avant de les tester dans une perspective faillibiliste, l’analyse concep-tuelle comporte aussi une partie a priori qu’elle élabore en recourant à la méthode descas possibles, permettant ainsi de repenser les liens entre nécessité conceptuelle etnécessité métaphysique. Ainsi entendue, la démarche renoue avec l’inspiration propre àla méthode scotiste des possibles-réels qui fut à l’origine de la constitution de la méta-physique comme science.

ABSTRACT. — The aim of the article is to propose to follow in metaphysics the viewof conceptual analysis by intuition of possible cases. Partly empirical and a posteriori,based on intuitions whose contradictions it exploits as much as what they have incommon, conceptual analysis also involves an a priori part, which it elaborates throughthe method of possible cases, thus bringing into a new light the links between conceptualnecessity and metaphysical necessity. In that respect, it renews the Scotistic method ofthe real-possible, which was at the origin of the constitution of metaphysics as a science.

Contrairement à un préjugé répandu, la métaphysique et/ou l’ontologie onttoujours fait partie intégrante de la tradition analytique en philosophie 1. Sansrevenir sur ses origines ou sur les courants qui l’ont traversée 2, il suffit de sepencher sur les interprétations auxquelles a donné lieu le concept d’« analyse »pour prendre la mesure des attitudes contrastées à l’égard de la métaphysique,qu’on ne saurait réduire à un pur et simple travail de sape de celle-ci 3. La mise

1. K. MULLIGAN, « Métaphysique et ontologie », in Précis de philosophie analytique, P. Engel(dir.), Paris, PUF, 2000, p. 5-33. « Les distinctions frégéennes entre les trois règnes des entités phy-siques, psychologiques et idéales, et entre entités saturées et insaturées, les métaphysiques russel-lienne, mooréenne et ramseyenne des universaux, des relations et des valeurs en témoignent. Mêmeun ennemi de la “métaphysique” tel que Carnap est l’auteur d’une construction du monde quis’insère dans une longue tradition de tentatives allant de Whitehead, Russell et Nicod jusqu’àGoodman » (p. 6). Sur le caractère florissant de la métaphysique œuvrant dans cette tradition, voirla bibliographie donnée par K. MULLIGAN et celle donnée par F. NEF, L’Objet quelconque. Recher-ches sur l’ontologie de l’objet, Paris, Vrin, 1998.

2. Cf. P. ENGEL, La Dispute, Paris, Minuit, 1997.3. Et à l’image qui ressort du fameux article de Carnap, « le dépassement de la métaphysique

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en œuvre des dispositifs logiques et sémantiques permettant de passer du plan del’objet à celui du discours, voire, comme l’a souligné M. Dummett, de mettre laphilosophie du langage en position de philosophie première, est certes une carac-téristique majeure, présente chez Russell, Moore, Wittgenstein, Ryle, Austin,Kripke, Putnam ou Quine. Mais avec des effets variés, allant de la revendicationd’une métaphysique issue de la nouvelle logique (comme dans les versions del’atomisme logique prônées par Russell et le Wittgenstein du Tractatus) à un rejetde cette prétention explicative (chez le « second » Wittgenstein), la philosophieétant plus censée décrire, voire carrément guérir « ceux qui souffrent d’une espèceparticulière de désordre intellectuel » afin de « débrouiller, de libérer des confu-sions obsessives, des modèles faux qui dominent notre pensée, et de nous aider àvoir clairement ce qui est devant nous 4 » (ibid.). Un autre effet de la « descentesémantique » aura été de refuser toute idée d’une philosophie première, l’entre-prise philosophique se confondant avec une épistémologie naturalisée (Quine).À des degrés divers, l’analyse s’est souvent entendue aussi comme une « géogra-phie » ou « cartographie conceptuelle » reposant sur « l’image d’une recherchedes éléments dont se compose un concept et des rapports qu’ont ces élémentsentre eux », avec parfois pour objectif, de « produire une explication systématiquede la structure conceptuelle dont notre pratique quotidienne nous montre douésd’une maîtrise tacite et inconsciente », dans le même esprit que « le grammairienqui travaille à produire un exposé ou une explication systématique de la structuredes règles que nous observons sans peine en parlant grammaticalement 5 ». Touten restant fidèle à l’esprit kantien, on s’aide des outils logiques et linguistiques,et on charge la métaphysique de décrire (plus certes que de réviser) « les conceptset les catégories les plus généraux que nous employons en organisant notre expé-rience et notre pensée [...] les rapports que ces concepts ont entre eux, les rôlesrespectifs qu’ils jouent dans la structure totale de notre pensée 6 ».

S’il en était besoin, ces variations laissent présager plusieurs approches possi-bles, au sein de la tradition analytique, et qui ne sauraient se ramener à l’alternative

par l’analyse logique du langage ». Cf. C. TIERCELIN, « La métaphysique », Notions de philosophie(D. Kambouchner dir.), Paris, Gallimard, 1995, vol. 2, p. 387-500, chapitre IV, p. 462-474.

4. P.F. STRAWSON, Analyse et métaphysique, Paris, Vrin, 1985, p. 9. J.L. AUSTIN parvient à unverdict aussi négatif à l’égard de la métaphysique. Cf. son analyse de « universel », « Are there aPriori Concepts ? », Philosophical Papers, Oxford University Press, Oxford, 32-54. Mais on saitaussi, rappelle Strawson, le jugement sévère porté par « beaucoup de philosophes qu’on a coutumed’appeler des philosophes analytiques – au premier rang desquels Russell et Popper – » sur cetteconception selon laquelle la tâche du philosophe serait désormais de « ramener les mots de leurusage métaphysique à leur emploi quotidien » (Wittgenstein) : elle est à leur avis « tout à faitcondamnable et frivole – comme une abdication ou renonciation à la responsabilité philosophique »(ibid.).

5. Ibid., p. 8-14.6. Cf. op. cit., p. 49. Voir aussi Les individus, Paris, Le Seuil, 1973.

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caricaturale suivante : d’un côté, les « déflationnistes » pour qui le besoin méta-physique irrésistible ne serait, selon l’expression de D. Pears, que la traductiond’un « désir protéen de transcender le langage 7 », voire une simple fascinationesthétique, un goût pour « les paysages désertiques » ou pour les jongles meinon-giennes 8, la quête d’un point d’Archimède inaccessible, d’un point de vue denulle part. Là où l’ambition devrait se limiter, soit à dénouer les fils des langagesqui ont engendré les confusions métaphysiques majeures 9, soit à analyser la gram-maire de nos pratiques et de nos formes de vies, soit à enrégimenter notre langagedans la notation de la logique quantificationnelle en laissant le soin aux sciences(au premier rang desquelles la physique) de se charger de nos doutes et de nousdire – si tant est qu’elle le puisse 10 – de quoi le monde est fait. De l’autre côté,les métaphysiciens, dotés le plus souvent d’un « réalisme robuste », qui resteraientsourds aux coups décisifs pourtant portés contre eux, et s’engouffreraient dansune forme ou une autre de « réalisme métaphysique » – étiquette censée rassem-bler à peu près tous les péchés, des formes les plus traditionnelles de la métaphy-sique (qui n’hésitent pas à recourir à des entités aussi étranges que les « mondespossibles » de Lewis) aux versions les plus contemporaines de la « métaphysiquenaturaliste » 11–, mais dont, en vérité, à l’exception de Michael Devitt (qui enrevendique sans complexe l’appellation), on a du mal, du moins sous la formeoutrée qu’on lui donne, à trouver d’authentique représentant 12.

Sans doute la voie est-elle aujourd’hui étroite pour le philosophe analytique

7. « Universals », Philosophical Quarterly, 1950-1951, 218-227, repris in Logic and Language,Second Series, A.N. Flew (éd.), Oxford, 1955.

8. Selon l’expression de W.V.O. QUINE dans « On What there is » (1948), repris in From aLogical Point of View, Harvard University Press, 1957.

9. Ainsi ramènera-t-on le problème des universaux à celui des formes prises par les langagesnominalistes, conceptualistes ou réalistes ; R.B. BRANDT, « The Languages of Nominalism andRealism », Philosophy and Phenomenological Research, XVII, 1967, 516-536. Voir la réaction deD. ARMSTRONG à ces pseudo-tentatives de réduction du problème des universaux à une sémantiquedes termes généraux, Nominalism and Realism : Universals and Scientific Realism, CambridgeUniversity Press, 1978, vol. 1, p. XIV.

10. Car l’un des effets du « déflationnisme » est aussi, chez certains, le scepticisme à l’égard detoute forme d’explication. Ce pourquoi l’optimisme physicaliste de Quine, dont on a souventsouligné, du reste, l’alliance étrange avec le scepticisme profond à l’égard de l’indétermination dela référence et de la relativité de l’ontologie – est loin de faire l’unanimité.

11. Sans doute pour en avoir été l’une des victimes, H. PUTNAM est l’un de ceux qui soulignentle plus les liens entre le « réalisme métaphysique » finalement identifié à toute forme de prétentionmétaphysique et de la « métaphysique naturaliste » qui, sous ses versions physicalistes, matérialistespuis fonctionnalistes, conduirait à hypostasier la nature et à nier certaines caractéristiques irréduc-tibles du mental (telles que la normativité ou l’intentionnalité) ; Representation and Reality, MITPress, 1988, trad. fr. C. Tiercelin, Représentation et réalité, Paris, Gallimard, 1990. J. SEARLE estaussi un fervent attaquant de tout ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à une approche« métaphysique » (entendons : matérialiste, fonctionnaliste ou cognitiviste) du mental ; The Redis-covery of Mind, MIT Press, 1992, trad. fr. C. TIERCELIN, La Redécouverte de l’Esprit, Paris,Gallimard, 1995.

12. Realism and Truth, Princeton, Princeton University Press, 1984.

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qui, convaincu par les avancées opérées en logique et en sémantique commedans les sciences (y compris de l’esprit), s’obstine à considérer que la méta-physique est, pour reprendre les termes de Frank Jackson, une « affairesérieuse » : il doit prendre acte des avertissements de la logique et de la philo-sophie du langage ordinaire, mais également veiller à ne pas faire de la « méta-physique en fauteuil » et convaincre (par exemple le cognitiviste 13 ou le réalistescientifique) qu’il n’est pas obligé de choisir entre : renoncer au naturalisme ousouscrire à une « métaphysique naturaliste ». Pour étroite qu’elle soit, cette voieest possible : c’est ce que l’on voudrait suggérer dans ce qui suit, en montrantqu’on peut, sans témérité exagérée, adopter en métaphysique la voie de l’analyseconceptuelle par intuition de cas possibles 14.

SUR LE « SÉRIEUX » DE L’ENTREPRISE MÉTAPHYSIQUE

Il y a bien des choses, assurément, dans le monde. Fort de ce constat, Searle nousinvite au pluralisme. La réalité n’est pas seulement faite de particules dans deschamps de force ; elle est faite de « points marqués lors de matches de football, detaux d’intérêt, de gouvernements et de souffrances ». D’où l’incohérence desmodèles métaphysiques traditionnels : « Les dualistes s’interrogeaient sur le nom-bre de choses et de propriétés, et comptaient jusqu’à deux. Les monistes, s’attelantà la même question, n’arrivaient que jusqu’à un. Mais la véritable erreur était toutsimplement de commencer à compter 15. » Certes, il faut être pluraliste, en un sensou un autre. Mais « on ne saurait se figurer la nature trop libérale 16 ». Aussi nefait-on pas de la métaphysique, science de l’économie et des limites, comme onfait sonmarché :endressantde longues listes.Platon,Aristote,Porphyre,puisKantnous ont appris qu’on peut faire mieux que des listes et s’exercer à construire un« alphabet de l’être 17 », à condition de « découper la bête aux bonnes articula-

13. Sur les doutes à l’égard de l’intérêt que pourraient présenter certaines vérités « conceptuel-les » pour une étude de l’esprit, cf. Kim STERELNY, The Representational Theory of Mind, Oxford,Blackwell, 1990, p. XI.

14. F. Jackson est l’un de ceux qui soutiennent aujourd’hui le plus hardiment et le plus talen-tueusement cette position, qu’il inscrit dans une forme de « descriptivisme analytique » dont l’objec-tif n’est ni de ramener la philosophie à une forme de thérapie, ni de repenser à nouveaux frais lemodèle kantien, mais de rendre la métaphysique (mais aussi l’éthique) compatible avec le physi-calisme. Cf. From Metaphysics to Ethics (FMTE), a Defence of Conceptual Analysis, Oxford,Clarendon Press, 1998 ; et Mind, Method and Conditionals (MMC), Londres-New York, Routledge,1998.

15. Op. cit., p. 51.16. LEIBNIZ, Nouveaux Essais, III, VI, § 32-33.17. John BACON, Universals and Property Instances : The Alphabet of Being, Oxford, Blackwell,

1995.

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tions 18 ». Le problème majeur de la métaphysique, comme le dit Jackson, est unproblème de localisation. Les choses ont une masse, un volume, une densité. Est-ceà dire que la densité soit un trait supplémentaire de la réalité, en plus de la masseet du volume ? Nous dirons plutôt que l’analyse des choses en termes de masse etde volume contient implicitement, ou encore implique leur analyse en termes dedensité, laquelle n’est au fond rien d’autre qu’une propriété sémantique implicitetrouvant sa place dans notre explication scientifique du monde, du fait d’y êtreimpliquée 19. De même, que Pierre soit plus grand que Paul n’est pas une propriétédu monde qui viendrait s’ajouter au fait que Pierre mesure 1 m 90 et Paul 1 m 85.Àyréfléchir,pourtant, est-ceaussi sûr ?Dans lepremiercas, c’est toute laquestion,héritée de Locke et de la philosophie moderne, de savoir si on peut réduire lesqualités secondes (couleurs, goûts, odeurs, saveurs) à des qualités premières, puiscelles-ci, comme le pensait le corpusculariste R. Boyle, à la texture particulière etaux affections mécaniques des corpuscules dont est fait l’objet, ou plus générale-ment, si l’on peut réduire toutes les dispositions des corps (solubilité, malléabilité,solidité) à des mécanismes physiques 20. Est-il au demeurant si facile de dire cequ’est une propriété physique 21 ? Dans le second cas, est-il sûr qu’« être plus grandque »n’ajouterien ?Sansdoutepeut-onestimer,ensuivantFrege,quedesprédicats

18. Aussi Lewis préconise-t-il de distinguer parmi les propriétés entre les abondantes (abundant)et les rares (sparse), ou intrinsèques, dont le fait de les avoir en commun permet la ressemblancequalitative (Leibniz aurait dit : des « possibilités dans les ressemblances ») et de couper la bête auxbons endroits. On the Plurality of Worlds, Blackwell, Oxford, 1986, p. 59-60.

19. FMTE, p. 3 ; cf. J. BIGELOW et J. PARGETTER, Science and Necessity, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1990, p. 27-28. Ce qui n’est qu’une autre manière de souligner l’importance dela survenance : car dire que la densité ne varie pas indépendamment de la masse et du volume,c’est dire qu’elle survient sur la masse et le volume. La métaphysique implique donc, comme lenote M. Beaney dans son compte rendu du livre de Jackson (International Journal of PhilosophicalStudies, nov. 2001, vol. 9, no 4, p. 521-542) « de formuler des thèses de survenance convena-bles » (p. 522).

20. Comme le pensent les physicalistes tels que W.V.O. QUINE, The Roots of Reference, La Salle,Ill., 1974, p. 11. Sur cette question, cf. C. TIERCELIN, « Sur la réalité des propriétés dispositionnel-les », in Actes du Colloque de l’Université de Caen : Le réalisme des universaux (mars 2001), àparaître (2002) dans la Revue de l’Université de Caen.

21. Par « propriété physique », on entend généralement ce qui figure ou est explicitement défi-nissable dans les termes des propriétés de la physique, de la chimie, de la biologie ou, aujourd’hui,des neurosciences. Mais comme le rappelle Barry STROUD (« The Physical World », Proceedingsof the Aristotelian Society, 1987, vol. 87, p. 263-277), non seulement il n’est pas évident que lemonde physique se limite à une collection de choses physiques, mais il n’est pas sûr que nousayons aujourd’hui une idée claire de ce en quoi peut consister l’essence du physique, en d’autrestermes, des propriétés qu’une chose physique doit avoir pour pouvoir être qualifiée de physique. Sila réponse pouvait paraître évidente au XVIIe siècle, où l’étendue et l’impénétrabilité permettaientde définir le physique, elle l’est beaucoup moins dans le cadre de la physique contemporaine, oùl’on pense plutôt, comme le souligne I.J. Thompson, que « la position et la vitesse doivent à présentêtre rattachées non à des propriétés spatiales, ou à des formes actuelles, mais à des propensions »(« Real Dispositions in the Physical World », British Journal for the Philosophy of Science, 39,1988, p. 76-77). J’ai analysé ces difficultés dans « Le vague de l’objet », Cruzeiro Semiotico, no 4,janv. 1991, p. 29-41.

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co-extensifs, i.e. qui s’appliquent exactement aux mêmes particuliers (tels que « aun cœur » et « a des reins ») correspondent exactement au même concept, et que« sans préjudice pour la vérité, dans toute phrase, des termes conceptuels peuventse remplacer l’un l’autre, s’il leurcorrespond lamêmeextensiondeconcept »,« lesconcepts ne se comportant de façon différente que pour autant que leurs extensionssont différentes 22 ». Mais y a-t-il autant de propriétés qu’il y a de prédicats possi-bles 23 ? Est-il si aisé de ramener, avec Quine, ce que des roses, des maisons et descouchers de soleil rouges ont en commun au fait qui « peut être pris comme ultimeet irréductible » que « les maisons et les roses et les couchers de soleil sont tousrouges » ? De même qu’on ne peut savoir s’il existe des licornes sans savoir cequ’est une licorne, encore faut-il savoir, avant de statuer sur ce que recouvre « estplus grand que », à quel genre de propriété (ou de relation) on a affaire 24, s’assurerdu degré exact de nos engagements ontologiques, en vérifiant, par exemple, par lesparaphrases appropriées, que nous ne mettons rien de plus dans « l’homme moyena 2,4 enfants » que « le nombre d’hommes divisé par le nombre d’enfants est de2,4 25 ». Mais on peut aussi estimer que pour admettre une propriété, la ressem-blance ne suffit pas, ou bien alors qu’il faut lui donner la réalité d’un universel 26,un rôle vraiment causal 27, une localisation spatio-temporelle.

22. « Précisions sur Sens et signification », Écrits posthumes, Ph. de ROUILHAN et C. TIERCELIN

(dir.), Nîmes, éd. J. Chambon, 1999, p. 139. Frege prend soin d’ajouter : « Il est vrai que desremplacements de cette sorte entraîneront une modification de la pensée ; mais celle-ci est le sensde la phrase, et non sa signification » (ibid., p. 139-140).

23. En tout cas, comme y insiste D.H. MELLOR, « les propriétés ne sont pas simplement (ou passimplement données) par les significations de nos prédicats ». « Il ne vient à l’esprit de personnede penser que la planète Mars est, ou est une partie de, ou est définie, purement et simplement, parla signification du mot “Mars” que nous employons pour y faire référence... » ; « Properties andPredicates », Matters of Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 171-172.

24. Cf. D.H. MELLOR et Alex OLIVER, introduction à Properties, D.H. Mellor et A. Oliver (éds.),Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 2.

25. Encore faut-il que la méthode de paraphrase marche pour toutes les entités. Or il n’est passûr, tout d’abord (objection de Jackson à Quine), qu’elle s’applique aux termes singuliers abstraitstels que « rouge est une couleur » ou « rouge ressemble plus à rose qu’à bleu » ; « Statements aboutUniversals », Mind, 86, 1977, p. 427-429. On peut estimer ensuite que si seuls certains prédicatsen commun expriment une ressemblance authentique, nombreux sont les prédicats et les termessinguliers qui vont de pair avec ceux qui n’indiqueront pas de propriétés du tout. Aussi D. ARMS-

TRONG suggère-t-il de « rejeter l’idée que du seul fait que le prédicat “rouge” s’applique à une classeouverte de particuliers, il doit en conséquence y avoir une propriété, la rougeur » (op.cit., p. 8). Envérité, les arguments quiniens en faveur de l’engagement ontologique nous renseignent très peu surla nature des particuliers qui sont embrigadés par la notation quantificationnelle : persistent-ils, parexemple, à travers les intervalles temporels, ou sont-ils différents à chaque intervalle ? Cf. MELLOR

et OLIVER, op. cit., p. 13.26. C’est la position de RUSSELL pour éviter les difficultés du nominalisme de la ressemblance ;

cf. chap. 10 de Problems of Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1967, trad. fr. F. RIVENC,Problèmes de philosophie, Paris, Payot.

27. Inversement (ou circulairement, diront certains), on peut considérer que l’on a besoin depropriétés pour expliquer la causalité. S. SHOEMAKER « Causality and Properties », in Time andNecessity, P. van Inwagen (éd.), Dordrecht, Reidel publ., 1980, p. 109-135.

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Prendre au sérieux la métaphysique, c’est commencer par accepter l’idée qu’ilfaut tendre à une compréhension de la réalité dans les termes du nombre d’ingré-dients le plus limité possible, mais en s’assurant aussi qu’on n’en oublie aucun.Discriminer, être complet. Cela oblige à situer correctement, à réduire et, danscertains cas, à éliminer certains traits du monde 28. À cet égard, le métaphysicienest semblable au physicien dont la méthodologie n’est pas de laisser fleurir unmillier de fleurs, mais de suivre le régime le plus hypocalorique possible 29.

Soit le physicalisme, aussi pingre dans ses ressources de base que hardi dansses prétentions. Il estime pouvoir donner une analyse complète du monde, desa nature (et de tout ce qui est contingent) dans les termes d’un ensemble limitéde particuliers, propriétés et relations physiques. Peut-être est-ce la positioncorrecte : mais, en tout état de cause, du moins s’il n’est pas purement etsimplement éliminationniste 30, il doit pouvoir montrer pourquoi et comment lespropriétés mentales surviennent sur les propriétés physiques ou sont impliquées(entailed) par elles 31.

La métaphysique sérieuse tâchera donc d’« expliquer comment des questionsforgées dans les termes d’un ensemble de termes et de concepts fondamentauxpeuvent rendre vraies des questions forgées dans un autre ensemble de termeset de concepts moins fondamentaux 32 ».

L’ANALYSE CONCEPTUELLE ET L’ÉLABORATIONDU « RÉSEAU D’INTUITIONS »

On l’aura compris : la métaphysique consiste moins à dire ce qu’il y a qu’àdéterminer le mode d’être particulier de telle ou telle chose. C’est donc bien àla recherche de propriétés que nous partons, et pas seulement de prédicats, ouencore moins de mots. L’analyse conceptuelle ne sera donc pas réductible àune analyse linguistique, où l’on prendrait en considération ce qui est propre àtelle ou telle langue. « Élucider ce qui régit notre pratique classificatrice », telest l’objectif de l’analyse conceptuelle, qui tout en comportant une partie aposteriori et empirique prétend aussi parvenir à des résultats a priori 33.

28. FMTE, p. 5.29. « Armchair Metaphysics », MMC, p. 157.30. Position que certains (mais rares) continuent à soutenir. Par ex. P. CHURCHLAND « Eliminative

Materialism and the Propositional Attitudes », Journal of Philosophy, 78, 1981, 67-90. Sur lesformes du matérialisme contemporain (et leur critique), voir J. SEARLE, op. cit., chap. II et III.

31. En un mot, se trouver dans une position de dépendance systématique sans forcément s’yréduire entièrement (i.e de survenance). Cf. MMC, p. 158.

32. MMC, p. 164.33. FMTE, p. 36.

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L’élément empirique tient d’abord au fait que l’on part de nos intuitions etexpériences communes, c’est-à-dire, de ce qui nous paraît le plus central et leplus évident dans ce que nous pensons, voire de la psychologie populaire (folkpsychology). À certains égards, le métaphysicien ne fait rien d’autre que cequ’entreprend le psychologue du développement, ou le théoricien des sciencespolitiques, lorsque, pour le premier, il cherche par exemple à savoir ce quecomprennent les enfants par « x est plus rapide que y », ou pour le second, àdéterminer en quoi le concept qu’a un Français de « socialiste » est différent decelui d’un Anglais ou d’un Américain 34. Dans un premier temps, le métaphy-sicien rassemble, comme peut le faire le biologiste, l’économiste, ou le physi-cien, les éléments de la théorie commune (ou populaire), qui vont constituer un« réseau » de principes, et comme eux, il va, dans une seconde étape, s’employerà les tester, voire à les réviser.

Dans la première étape, il va donc chercher à démêler les liens entre nosconcepts, les circonstances dans lesquelles ils apparaissent, etc. Ayant à analyserle concept d’intention, il le comparera à d’autres : désir, volonté, croyance ouaction. Il se demandera si l’on peut avoir l’intention de faire une certaine actionsans croire qu’on peut la faire, sans désirer la faire, et si les états intentionnelssont des états spécifiques, distincts des croyances et des désirs. Il notera que siun agent désire faire A et désire faire B, il ne s’ensuit pas qu’il désire faire Aet B, alors que si un agent a l’intention de faire A et a l’intention de faire B, ils’ensuit qu’il a l’intention de faire A et B. Si ce sont les lois de la nature quele métaphysicien analyse, il s’appliquera à rassembler, hiérarchiser, simplifier,rendre aussi cohérente que possible la masse de liens qui existent entre le faitd’être une loi, de faire appel à des conditionnels subjonctifs et à des explicationscausales, le rôle que joue la simplicité dans la sélection des lois, la manièredont les lois figurent dans la prédiction du futur ; les généralisations habituel-lement reconnues comme des lois ; et ainsi de suite. Soit encore l’action libre :il cherchera à dénouer les liens qui existent entre l’action morale, la responsa-bilité morale, les explications causales de toutes sortes, la justifiabilité de lapunition, l’identité personnelle, etc., et passera en revue les cas les plus évi-demment considérés comme des cas d’action libre. En généralisant la méthode

34. FMTE, p. 33. Ce pourquoi, du reste, le métaphysicien a tout lieu de tenir compte des travauxmenés dans les sciences cognitives, notamment dans le domaine de la psychologie du développe-ment, particulièrement fécond pour comprendre la manière dont s’effectuent l’acquisition desconcepts et la catégorisation du monde. Sur ce point, voir A. GOLDMAN, Liaisons, Philosophy meetsthe cognitive and social sciences, MIT Press, Bradford Books, 1992, et les remarquables travauxde Susan CAREY ou Elisabeth SPELKE sur la perception des objets par les enfants par ex., « TheOrigins of Visual Knowledge », in Visual Cognition and Action, an invitation to cognitive science,vol. 2, Cambridge, Mass., MIT Press, 1990, p. 99-128.

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à l’éthique 35, il partira de données émanant de la morale commune, regroupanttout d’abord des situations décrites en termes « naturalistes » garantissant enrègle générale telles sortes de descriptions morales (« si une action accroît lasouffrance et n’a pas d’autres effets, elle est mauvaise ») ; puis les liens internesque l’on peut constater lorsque ces situations sont décrites sur le mode éthique(« Les droits engendrent des devoirs de respect » ; « On doit promouvoir ce quiest bien ») ; enfin, les actions et motivations couramment associées aux juge-ments moraux (« Si quelqu’un croit qu’il devrait faire quelque chose, alors, enrègle générale, cela le motive jusqu’à un certain point à le faire ») 36.

Le caractère contradictoire des intuitions sera particulièrement instructif.Ainsi, ayant à analyser le concept de changement, le métaphysicien observerales intuitions opposées, selon qu’on suit une perspective tri-dimensionnelle (ense représentant un objet existant à un temps comme totalement présent à cetemps, ou « endurant »), ou qu’on adopte une perspective quadri-dimensionnelle(l’objet existant à un temps en ayant une partie temporelle à ce temps, bref en« perdurant ») 37. Soient encore nos intuitions sur l’identité personnelle. Notreconcept tend à être spontanément cartésien 38. Savoir que Je serai torturé demainn’est pas la même chose que savoir que quelqu’un qui a telle ou telle continuitéavec moi – psychologique, corporelle, neurophysiologique, ou autre – seratorturé demain 39. Mais en menant une réflexion dans le style de celle inauguréepar Locke 40, on finit pourtant par se demander s’il ne vaut pas mieux chercher

35. C’est en tout cas ce à quoi s’exerce JACKSON dans la dernière partie de FMTE, où il veutmontrer que l’éthique peut être analysée dans un cadre purement descriptif, ce qui suppose d’admet-tre que les valeurs et les normes surviennent sur des faits (tels que croyances ou désirs) dont il estpossible de donner une analyse fonctionnelle. Chap. 5 et 6, ainsi que « Natural Reasons », Austra-lasian Journal of Philosophy, 70, 1992, p. 475-487 ; et avec Philip PETTIT « Moral Functionalismand Moral Motivation », Philosophical Quarterly, 45, 1995, p. 20-40.

36. MMC, p. 145-146.37. Sur l’analyse conceptuelle menée sur ces intuitions contradictoires et les résultats auxquels

on parvient, voir MMC, p. 138 sq., et P. GEACH, « Some Problems about Time », Logic Matters,Oxford, Blackwell, 1971, p. 302-318.

38. Est-il besoin de rappeler que c’est parce que Descartes a des doutes sur ses intuitionsspontanées (et contraires) qu’il va juger nécessaire de donner un tour métaphysique à ses méditationsen introduisant des expériences de pensée (argument du rêve, hypothèse du Dieu Trompeur, hyper-bole du Malin Génie) qui lui permettront d’élargir l’actuel par un examen de possibles (aussi farfelussoient-ils).

39. Cf. sur ce sujet, le classique B. WILLIAMS, « The Self and the Future », Philosophical Review,79, 1970, 161-180. Sur les paradoxes de l’identité personnelle, cf. P. ENGEL, Introduction à laphilosophie de l’esprit, éditions La Découverte, Paris, 1994, p. 161-184. Les expériences de penséemenées dans le style aprioriste ont été particulièrement nombreuses dans le domaine de la philo-sophie de l’esprit (outre l’expérience de la douleur future (D. LEWIS, « Mad Pain, Martian Pain »(1980), repris in Philosophical Papers, vol. 1, Oxford University Press, New York-Oxford, 1983,p. 122-132), signalons, « l’effet que cela fait d’être une chauve-souris » de Th. NAGEL, in Questionsmortelles, Paris, PUF, trad. fr. P. Engel & C. Tiercelin, 1983, chap. 12, le cas de fission ou dedivision par transplantation d’hémisphères cérébraux, l’expérience de pensée du télétransport.

40. Cf. An Essay on Human Understanding, II, 27, § 15 où Locke considère comme possible le

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un concept plus crédible, ou qui remplisse aussi bien son rôle, comme celui decontinuité mémorielle. Au fond, on cherche non pas un concept synonyme, maissimplement, comme le suggère Quine 41, « à parvenir à peu près aux objectifsprobables des phrases de départ ».

L’analyse conceptuelle comporte donc une part empirique importante :d’abord parce que c’est un fait empirique que nous utilisions tels ou tels termesà telles ou telles fins, mais aussi parce que « les conclusions auxquelles nousparvenons sur le sujet sont faillibles 42 ».

Dans une seconde étape, en effet, il s’agit de tester diverses solutions possiblesà partir du réseau d’intuitions (souvent incompatibles) qu’on a constitué. Ainsi,si l’on décide de définir une loi comme une régularité de telle ou telle sorte(Hume), une relation de nécessitation entre des universaux 43, ou une régularitévraie dans tous les mondes accessibles, il faudra interroger ces intuitions contra-dictoires, voir ce qu’on peut en conserver, jusqu’au point où l’on devra peut-êtreadmettre que la bonne conclusion est celle qui conclut à la non-existence delois 44 : on ne peut exclure que le scepticisme soit la suite logique des analysesconceptuelles les plus poussées. Si le point de départ est Reidien ou mooréen,il n’a donc rien de « sacrosaint » et la méthode ne peut être appliquée sans unegrande « sophistication », avec assez de rigueur en tout cas pour qu’il soit permisde démêler, parmi les intuitions premières de quelqu’un, ce qui mérite d’êtreou non écarté. On doit pouvoir repérer les signes évidents de confusion, le fait,par exemple, d’opérer des classifications dérivées (on dit que x est K parce quex est manifestement J, et que l’on pense, mais à tort, que tout J est un K). Quel’intuition commune ne soit pas sacro-sainte signifie que si tel concept a faitses preuves, cela n’implique pas pour autant qu’il serait irrationnel de le changer,à la lumière de ce que nous apprend la réflexion ou telle découverte empirique,ou du moins, d’effectuer des « ajustements raisonnables » ; en un mot, ilconvient d’admettre le principe du faillibilisme 45.

Toutefois, si l’analyse conceptuelle est bien empirique en ce double sens, et

cas suivant : « Car que l’âme d’un Prince, accompagnée d’un sentiment intérieur de la vie de Princequ’il a déjà menée dans le monde, vînt à entrer dans le corps d’un Savetier, aussitôt que l’âme dece pauvre homme aurait abandonné son corps, chacun voit que ce serait la même personne que lePrince, uniquement responsable des actions qu’elle aurait faites étant Prince » (trad. Coste).

41. Word and Object, Cambridge, Mass., MIT Press, 1960, § 46.42. FMTE, p. 47.43. Voir par ex. D.M. ARMSTRONG, What is a Law of Nature ?, Cambridge, Cambridge University

Press, 1983 ; F. DRETSKE, « Laws of Nature », Philosophy of Science, 44, 1977, p. 65-72 ; M. TOO-

LEY, « The Nature of Laws », Canadian Journal of Philosophy, 7, 1977, p. 667-698.44. MMC, p. 146. Cf. R. PARGETTER, « Laws and Modal Realism », Philosophical Studies, 46,

1984, p. 335-347.45. FMTE, p. 44. La position présentée par Jackson est très proche de celle que suit C. S. Peirce

en adoptant ce qu’il appelle la conception, héritière de Reid et de Kant, du « Sens commun critique ».Sur ce point, voir C. TIERCELIN, La Pensée-Signe, Nîmes, éd. J. Chambon, 1993, p. 342 sq.

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rend ainsi concevable le projet d’une métaphysique positive 46, elle est égale-ment, et pour une part importante, a priori. Mais alors en quoi ?

LA MÉTHODE DES « POSSIBILIA »

Pour le comprendre, il faut élucider ce que veut dire appliquer l’intuition àdes situations possibles. Sans entrer dans les complexités de la logique modaleet de la métaphysique des modalités, on en fait spontanément l’expérience : enlisant une carte, par exemple, pour déterminer où est la source du fleuve ou laville la plus proche, ou en faisant un énoncé aussi simple que : « Le train partà six heures. » En fait, lorsque nous décrivons la réalité, nous passons notretemps à admettre et à exclure des possibilités. Si l’on ne pouvait effectuer unepartition entre des possibles, indépendamment de la manière dont le monde seprésente, nous ne pourrions tout simplement pas dire à quoi il ressemble.

On admettra donc qu’on peut utiliser méthodologiquement les possibilia sansprésupposer quelque thèse ontologique que ce soit 47 : peut-être les mondespossibles sont-ils du même type ontologique que le nôtre (D. Lewis) 48, peut-êtresont-ils, à l’exception de notre monde, des entités abstraites (R. Stalnaker) ; ouencore des universaux structurés (P. Forrest), ou certaines sortes de collectionsde phrases interprétées (R. Jeffrey) ; peut-être ne sont-ils rien du tout, mais

46. Si F. Jackson ne se situe pas, pour ce qui le concerne, dans la suite des idées peirciennes, ilest clair que l’on trouve chez Peirce de quoi alimenter un tel projet, comme l’a bien vu K.O. APEL

(cf. « Philosophie première et paradigme postmétaphysique », Un siècle de philosophie (1900-2000),Paris, Gallimard, 2000, p. 53-100), qui prône « une réhabilitation de la métaphysique » par « unetransformation structurelle de son architectonique », inspirée de Kant et de Peirce, ce dernier offrantles ressources d’une métaphysique hypothético-faillibiliste, à même d’interroger les hypothèsesontologiques globales de la science et, par une transformation de la logique transcendantale en unelogique normative ou sémiotique de la recherche, d’effectuer une analyse de nos prétentions cogni-tives. Sur la pertinence (mais pour d’autres raisons) des idées de Peirce pour la constitution d’unemétaphysique positive, cf. C. TIERCELIN « C.S. Peirce et le projet d’une métaphysique scientifiqueévolutionnaire », Actes des journées sur les philosophies de la Nature organisées par O. BLOCH,université de Paris I (décembre 1994), Philosophies de la Nature, publications de la Sorbonne, sériePhilosophie 5, novembre 2000, p. 453-463.

47. Sur les enjeux logiques, métaphysiques et épistémologiques des possibilia et sur les versionsdes réalismes et anti-réalismes modaux, voir l’éclairante quatrième partie de F. NEF, op. cit., p. 255sq. Et la présentation des sémantiques de Kripke et de Lewis in P. ENGEL, La Norme du vrai, Paris,Gallimard, 1989, chap. VII, et Identité et référence. La théorie des noms propres chez Frege etKripke, Paris, Presses de l’ENS-Ulm, 1985, chap. IV et V. Du côté des arguments des anti-réalistesmodaux, QUINE, From a Logical Point of View, op. cit, et « Three Grades of Modal Involvement »in The Ways of Paradox, New York, Random Press, 1966, et pour le rejet de toute ontologisationdes possibilia (mais pour d’autres raisons que celles – critiquées par elle – de Quine), Ruth BARCAN

MARCUS, Modalities, 1994, « Possibilia and Possible Worlds », p. 189-213.48. « Quand je professe le réalisme concernant les mondes possibles, j’entends être pris au pied

de la lettre. Les mondes possibles sont ce qu’ils sont, pas autre chose », (Counterfactuals, Oxford,Blackwell, 1973, p. 85).

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qu’on peut les rendre compréhensibles en les abordant en termes de combinai-sons de propriétés et de relations (D. Armstrong) 49. On n’est pas obligé desouscrire à une thèse ontologique forte qui viserait, par exemple, à argumenterque le possible (comme l’impossible) sont des propriétés objectives de choses,indépendantes de nos capacités de concevoir et d’imaginer (réalisme modal).Peu importe donc qu’il y ait ou non un pays ou une région des possibles, parmilesquels, par exemple, un Dieu leibnizien aurait choisi le monde réel en vertudu principe du meilleur.

Simplement, le modèle possibiliste a démontré sa fécondité dans les sciencesde l’information, des probabilités, des statistiques, en sémantique, en théorie dela décision, pour la modélisation en économie, pour ne rien dire des scénariosque tout un chacun envisage dans le domaine politique ou pour planifier sesvacances : pourquoi serait-il moins utile en métaphysique ? S’en priver seraitcomme refuser de compter le nombre d’euros que nous rend la caissière ausupermarché, sous prétexte que les nombres enveloppent trop de mystères onto-logiques 50. Au demeurant, comme le rappelait Leibniz : « quelques règlementsque les hommes fassent pour leurs dénominations et pour les droits attachésaux noms, pourvu que leur règlement soit suivi ou lié et intelligible, il serafondé en réalité, et ils ne sauraient se figurer des espèces que la nature, quicomprend jusqu’aux possibilités, n’ait faites ou distinguées avant eux » 51.

Le premier avantage du modèle possibiliste est d’élargir la fonction habituellede nos concepts, par exemple, en ne prenant pas pour seul critère d’identitéconceptuelle, la co-extension nécessaire. Ainsi, on admettra, selon un emploiacceptable du terme « concept », que triangle équilatéral n’est pas le mêmeconcept que triangle équiangulaire, en dépit du fait que tout cas possible couvertpar l’un est couvert par l’autre 52.

Plus généralement, il permet de construire des modèles commodes, dont leplus fameux est celui que proposent, par des voies différentes, S. Kripke etH. Putnam 53. Considérons donc les mondes possibles comme un ensemble de

49. D. LEWIS, op. cit. ; R. STALNAKER, « Possible Worlds », Nous 10, 1976, p. 65-73 ; P. FORREST,« Ways Worlds Could Be », Australasian Journal of Philosophy, 64, 1986, p. 15-24 ; R. JEFFREY,The Logic of Decision, Chicago, Chicago University Press, Ill., 2e édit. 1983, § 12.8 ; D. ARMSTRONG,A Combinatorial Theory of Possibility, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

50. FMTE, p. 11.51. Nouveaux Essais, III, VI, § 14.52. En suivant une suggestion de LEWIS, « General Semantics », Philosophical Papers, vol. 1,

op. cit., p. 189-232.53. S. KRIPKE, Naming and Necessity, Oxford, Blackwell, 1980, trad. fr. P. JACOB & F. RÉCANATI,

La Logique des noms propres (LNP), Paris, Minuit, 1982 ; H. PUTNAM, « The Meaning of “Mea-ning” », Philosophical Papers, vol. 2, op. cit., 215-271. PUTNAM revient à plusieurs reprises surl’expérience de pensée de Terre Jumelle, in Realism with a Human Face, Cambridge, HarvardUniversity Press, Mass., trad. fr. C. TIERCELIN, Le Réalisme à visage humain (RVH), Paris, Le Seuil,1990, p. 179-215, ou encore dans Représentation et réalité (RR), op. cit., p. 65 sq.

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situations mutuellement exclusives (mais pas forcément exhaustives) 54. On peutalors penser aux particuliers, situations, événements ou autres possibles auxquelsun terme s’applique de deux manières : 1. en considérant ce à quoi le termes’applique selon diverses hypothèses sur ce qui, en fait de monde, est le mondeactuel (réel). 2. en considérant ce à quoi le terme s’applique selon diversessituations contrefactuelles. Dans le premier cas, nous considérons, pour chaquemonde m, ce à quoi le terme s’applique en m, étant donné, ou sous la suppositionque m est le monde actuel, notre monde. Appelons cela l’extension-A du termeT dans le monde m (« A » pour actuel) ; et appelons « intension-A de T », lafonction assignant à chaque monde l’extension-A de T dans ce monde. Dans lesecond cas, nous considérons, pour chaque monde m, ce à quoi T s’appliqueen m, étant donné le monde, quel qu’il soit, qui est en fait le monde actuel ;ainsi, nous considérons, pour tous les mondes à l’exception du monde actuel,l’extension de T dans un monde contrefactuel. Appelons cela l’extension-C deT en m (« C » pour contrefactuel) et « intension-C de T », la fonction assignantà chaque monde l’extension-C de T dans ce monde 55.

On observera d’abord que l’extension d’un terme au monde actuel ne présenteaucune ambiguïté, puisque l’extension-A et l’extension-C au monde actuel doi-vent naturellement être la même. En outre, pour certains mots, l’extension-Adans un monde et l’extension-C dans un monde sont toujours les mêmes, i.e.que leurs intensions A et C sont les mêmes : c’est le cas, par exemple, du mot« carré ». Les choses auxquelles s’applique le mot « carré » dans un monde,dans l’hypothèse où ce monde est le monde actuel, sont les mêmes exactementque celles auxquelles ce mot s’applique dans l’hypothèse où le monde est unmonde contrefactuel 56. En revanche, si du moins l’on suit Kripke et Putnam, iln’en va pas de même pour de nombreux mots, et notamment pour les termesd’espèce naturelle comme « eau ». Pourquoi ?

Rappelons brièvement la désormais célèbre expérience de pensée de TerreJumelle. Imaginons que nous soyons en 1750 – la chimie de Dalton n’a pasencore été inventée –, et que quelque part dans la galaxie, se trouve une planèteen tous points semblable à notre Terre (on y parle la même langue, on y rencontredes lacs, des montagnes, etc.). Il s’y trouve aussi un liquide qui, de prime abord,semble la réplique exacte de notre eau : même transparence, même goût ; elleremplit les lacs, les mers et les océans, elle étanche la soif, etc. Mais l’eau deTerre Jumelle a une particularité : sa composition n’est pas H2O mais XYZ. Ondoit alors dire, selon Putnam, que le terme « eau » n’a pas la même référence

54. RVH, p. 184.55. FMTE, p. 48 sq.56. FMTE, p. 48-49.

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(même en 1750) sur Terre et sur Terre Jumelle. En effet, la référence du mot« eau » sur Terre est la matière que nous, nous appelons de l’eau, la matièredont on a découvert que celle-ci est faite d’H2O. Celle que les Terre Jumelliensappellent « eau » en 1750 (et appellent encore ainsi) est la matière qui remplitles lacs et les mers de Terre Jumelle, et dont ils ont découvert plus tard, quandils ont développé une chimie sophistiquée, qu’il s’agissait d’XYZ. Non seule-ment le mot « eau » a une référence différente à présent, maintenant que noussavons que l’eau est H2O et qu’eux savent que l’eau est XYZ, mais elle avaitune référence différente alors. L’eau de Terre et l’eau de Terre Jumelle étaientdes substances différentes même en 1750 : simplement personne ne l’avaitencore remarqué. Un Terrien et un Terre Jumellien auraient pu avoir des repré-sentations mentales identiques de l’eau, cela ne change rien : le mot « eau »aurait eu, même alors, une signification différente. Ce que le mot eau désignaitsur Terre, même en 1750, c’était H2O ; ce que désignait le mot « eau » sur TerreJumelle, c’était XYZ 57.

Ce qui règle donc en définitive la question (ce qui « fixe la référence »), c’est,pour Putnam, non pas tant (ou seulement) de savoir à quel réseau de lois leliquide obéit 58, que « de savoir s’il possède la composition chimique – que nousconnaissions cette composition chimique ou pas, qu’il obéisse à ces lois ou pas,que nous les connaissions toutes ou pas – que possède et auxquelles obéit lamatière que, sur Terre, nous appelons “eau” 59 ».

Même si Putnam soutient que « les planètes éloignées dans l’univers réeljouaient exactement le même rôle dans [sa] discussion que les situations hypo-thétiques (les “mondes possibles”) dans celle de Kripke » 60, il reste vrai quel’on peut analyser l’expérience de Terre Jumelle de deux manières : soit enpensant à cette dernière comme à une planète éloignée mais relevant néanmoinsde notre galaxie, et donc de notre monde actuel (ce qui semble être l’option dePutnam), soit comme relevant d’un monde possible entièrement différent. Dansla première version, nous mesurons toute l’importance qu’a eue notre contactavec l’eau pour déterminer la référence du mot « eau » (ce que Putnam appelleaussi « la contribution de l’environnement »). Si le XYZ liquide de Terre Jumelle

57. RR, p. 66-68. Putnam en conclut, non seulement que « les significations ne sont pas dansla tête », mais que l’on peut « connaître la signification » d’un terme, au sens d’être capable d’utiliserle mot dans son discours, sans savoir ce que le mot désigne (i.e. sans savoir ce dont il est vrai).On y reviendra plus loin.

58. Position que PUTNAM avait commencé par adopter (« The Analytic and the Synthetic »Philosophical Papers, op. cit., vol. 2, p. 33-69), mais qui ne lui paraît plus suffisante ensuite, mêmes’il continue à penser que l’insertion dans un réseau de lois intervient aussi dans la fixation de laréférence, point qu’à son sens KRIPKE sous-estime (RVH, p. 188).

59. RVH, p. 187.60. RVH, p. 188.

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– une planète située, par exemple, dans l’orbite de la terre, mais de l’autre côtédu soleil – ne compte pas pour de l’eau, c’est parce que ce n’est pas avec XYZque nous avons été en contact lorsque le mot « eau » et ses dérivés ont étéintroduits. Dans la seconde version (qui est plutôt celle de Kripke 61), nousapprenons que le terme « eau » est un désignateur rigide 62. Même si TerreJumelle est simplement la Terre (ou son homologue 63) dans un autre mondepossible, et que dans ce monde, XYZ est un liquide aquatique et ce avec quoinous – pas les Terre Jumelliens – sommes en contact, il ne compte pas pour del’eau. Le terme « eau » dans notre bouche et sous notre plume dénote rigidementtout ce qui est actuellement un liquide aquatique et ce avec quoi nous, oucertains de nos ancêtres linguistiques, ont été en contact 64.

Sans revenir sur tous les enseignements de cette expérience de pensée, quenous apprend, pour ce qui nous occupe, cette analyse, construite, comme yinsistent Putnam et Kripke, sur nos intuitions communes appliquées à des situa-tions possibles ?

Premièrement, que l’extension d’un terme dans un monde actuel et dans unmonde contrefactuel n’est pas la même : que l’eau soit ou non un désignateurrigide, pour Putnam comme pour Kripke, ce que dénote le mot « eau » dans unmonde, est ce qui est commun aux exemplaires de liquide aquatique aveclesquels nous avons été en contact la première fois (au moment de son « bap-tême » par notre communauté linguistique) : c’est ce que nous savions tous surl’eau, y compris avant 1750, avant de découvrir la composition chimique del’eau. Telle est l’extension-A de « eau » dans ce monde, dans l’hypothèse oùce monde est le monde actuel, que ce soit H2O, XYZ ou tout ce qu’on voudra.Mais ce que dénote « eau » dans n’importe quel monde, dans l’hypothèse oùce monde est un monde contrefactuel, c’est H2O, parce que le liquide aquatiquedans le monde actuel est H2O et rien d’autre.

Pour connaître l’extension-C d’un terme, il nous faut donc connaître quelque

61. Mais dont les points communs avec celle de Putnam sont néanmoins importants : « Engénéral, ce à quoi nous faisons référence dépend non seulement de ce que nous pensons nous-mêmes,mais des autres gens de la communauté, de l’histoire du chemin suivi par le nom pour nous atteindre,et ainsi de suite. C’est en suivant cette histoire qu’on parvient à la référence » (LNP, p. 83).

62. La notion kripkéenne n’est pas sans ambiguïté, selon le sens que l’on donne à la rigidité(sens de jure : on stipule que le terme désigne le même individu dans tous les mondes possibles,sens de facto : le terme désigne un individu en vertu de propriétés essentielles. Cf. P. ENGEL, LaNorme du vrai, op. cit., p. 197). Pour éclairer le sens que Kripke donne à « désignateur rigide »,se reporter à l’exemple de PUTNAM, RVH, p. 185.

63. Nous préférons traduire ainsi « counterpart » plutôt que par « contrepartie » (qui n’a vraimentpas ce sens en français) ou par « réplique » (qui nous semble trop privilégier la notion d’« identité »par rapport à celle de « similitude » : si l’identité est bien ce à partir de quoi Kripke réfléchit, c’estle concept de similitude comparative qui régit la Theory of Counterparts de D. LEWIS.

64. FMTE, p. 39.

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chose du monde actuel 65. Lorsque l’extension-A et l’extension-C d’un termediffèrent pour certains mondes, il y a entre elles une différence cruciale de statutépistémique. Même si nous comprenions le terme « eau » avant 1750, nous neconnaissions pas son extension-C à un monde, pour quelque monde autre quele monde actuel. Par quoi nous ne voulons pas dire que nous ignorions sonessence – on peut admettre que l’essence soit quelque chose que l’on connaîtrarement 66–, mais que, pour repérer l’eau dans un monde contrefactuel, il nousfaut connaître quelque chose sur les relations entre le monde contrefactuel etle monde actuel, ce qui n’était possible qu’après avoir découvert que dans lemonde actuel, H2O est le liquide aquatique. En revanche, nous connaissionsl’extension-A de « eau » pour n’importe quel monde, car elle ne dépend pas dela nature du monde actuel : notre ignorance du monde actuel n’importe pas pourla connaissance des extensions-A des mots, puisque nous ignorions l’exten-sion-A de « eau » dans le monde actuel, avant 1750, et étions néanmoins capa-bles d’identifier l’extension-A de « eau » dans ce monde, et en fait, dans tousles mondes 67.

Or ce que l’on peut connaître indépendamment de ce que l’on peut connaîtrepar ailleurs du monde peut être dit a priori. Ainsi les réponses aux questionsrelatives à l’extension-C dépendent généralement de la nature du monde actuelet sont a posteriori, mais la partie de l’entreprise qui consiste à se demanderquelles choses sont des K à un monde, dans l’hypothèse où ce monde est lemonde actuel, peut être considéré comme la partie a priori de l’analyse concep-tuelle. Elle ne dépend en rien de la question de savoir quel monde est en faitle monde actuel (tout comme la question de savoir ce qu’il faut faire s’il faitbeau ne dépend pas de la question de savoir s’il fait beau ou non) 68.

65. FMTE, p. 50.66. Rappelons une fois encore LEIBNIZ (Nouveaux essais, III, 6, 18) : « J’aimerais mieux de dire,

suivant l’usage reçu, que l’essence de l’or est ce qui le constitue et qui lui donne ces qualitéssensibles, qui le font reconnaître et qui font sa définition nominale, au lieu que nous aurions ladéfinition réelle et causale, si nous pouvions expliquer cette contexture ou constitution intérieure.Cependant la définition nominale se trouve ici réelle aussi, non par elle-même (car elle ne faitpoint connaître a priori la possibilité ou la génération de ce corps), mais par l’expérience, parceque nous expérimentons qu’il y a un corps où ces qualités se trouvent ensemble : sans quoi onpourrait douter si tant de pesanteur serait compatible avec tant de malléabilité, comme l’on peutdouter jusqu’à présent si un verre malléable à froid est possible à la nature » (nous soulignons).

67. FMTE, p. 50.68. FMTE, p. 51. En revanche, dire que les mondes possibles sont des effets de nos spéculations

à partir d’états actuels du monde signifie que nous ne sommes pas totalement libres de considérertous les mondes possibles que nous voulons : la possibilité reste relative à notre monde. Cf. P. ENGEL,op. cit., 1985, p. 120.

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L’ANALYSE CONCEPTUELLEET LA NÉCESSITÉ MÉTAPHYSIQUE

L’analyse conceptuelle permet donc de définir et d’identifier ce dont on parle,de répondre à la question de savoir si la manière dont sont les choses, donnéesdans un vocabulaire, rend vraie une explication donnée dans un autre vocabu-laire. On peut néanmoins lui adresser trois objections.

Soutenir tout d’abord que la science fait toutes les réductions nécessairessans recourir à la moindre analyse conceptuelle. Mais c’est une erreur. Aucunethéorie scientifique n’en fait l’économie. Comme le note Putnam, « quand nousdisons que la température d’un gaz idéal a été réduite à de l’énergie cinétiquemoléculaire moyenne, nous faisons plus que simplement affirmer que la “tem-pérature” est coextensive à l’énergie cinétique moléculaire moyenne convena-blement mesurée ». Nous établissons des corrélations plutôt que de simplesréductions (trouver que la température est de l’énergie cinétique moléculairemoyenne) 69. Parler de corrélation veut dire que, dans les découvertes menant àla théorie moléculaire des gaz, l’énergie cinétique moléculaire moyenne, à unmoment donné, a joué le rôle de température. La promptitude des savants àpasser immédiatement de cette découverte à l’identification de la températuredans les gaz avec l’énergie cinétique moléculaire moyenne nous montre, commey insiste aussi Jackson, ce qu’est leur concept de température dans les gaz, àsavoir le concept de ce qui joue le rôle de température dans la théorie thermo-dynamique des gaz 70. Bien que la découverte de l’extension-C de « températuredans les gaz » soit empirique, il n’en faut donc pas moins articuler son exten-sion-A (i.e ce qui joue le rôle de la température), et c’est là qu’intervientl’analyse conceptuelle. On peut reformuler le raisonnement comme suit :

Prémisse 1 : La température dans les gaz = ce qui joue le rôle de la tempé-rature (« T ») dans les gaz (affirmation conceptuelle).

Prémisse 2 : Ce qui joue le rôle de température dans les gaz = énergiecinétique moléculaire moyenne (découverte empirique).

Conclusion : La température dans les gaz = l’énergie cinétique moléculairemoyenne (transitivité de « = ») 71.

On peut cependant opposer une deuxième critique à l’analyse conceptuelle :de ne pas être assez attentive aux « cas actuels », à ce qu’imposent les décou-vertes empiriques, y compris dans la description des concepts eux-mêmes et

69. RR, p. 133-134.70. FMTE, p. 57-58.71. Ibid. p. 59-60.

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dans la manière dont s’effectuent les classifications. C’est par exemple unreproche souvent adressé à ceux qui s’abritent derrière l’analyse conceptuellepour proposer un modèle physicaliste ou fonctionnaliste de l’esprit. Comme s’ilétait possible, dit-on, de trouver des conditions nécessaires et suffisantes par laméthode des cas possibles, en établissant une liste de ces conditions ! Aucunconcept de sens commun n’est analysable de cette manière 72. Si tel était le cas,on ne comprendrait pas que l’émeu, à qui manquent certaines des propriétésprototypiques de la classe des oiseaux (il ne vole ni ne chante) soit néanmoinsclassé dans cette catégorie. Ou encore que l’on puisse caractériser (en le rédui-sant à une liste de caractères physiques) le comportement d’épouillage. Mais,ici encore, comme l’observe Jackson, de telles critiques sont injustifiées. En lacirconstance, on n’exige pas d’un physicaliste qui se livre à une forme d’analyseconceptuelle, en cherchant à analyser en termes physiques un phénomène, qu’ille ramène à une liste de conditions nécessaires et suffisantes. Ce qu’on attendde lui, « c’est qu’il rende suffisamment plausible, par l’analyse conceptuelle,que l’explication purement physique du monde rend vraie l’explication du com-portement d’épouillage » 73. Or – que l’on adopte ou non le physicalisme – celaest-il concevable ? Oui, si l’on admet qu’il est possible de dire que nous savonsqu’une phrase telle que :

(1) la taille moyenne des maisons en 1990 est inférieure à 1 000 m2

est vraie. Or, c’est bien ce que nous disons, parce que notre compréhension dumot « moyenne » (i.e. au sens de l’usage que nous faisons de ce terme) nousindique certaines choses sur ce qui rend cette phrase vraie. Ainsi, nous savonsqu’il serait possible, en principe (bien que difficile à réaliser en pratique), deformer une phrase très longue qui contiendrait, par exemple, le nom de chaquemaison, leur nombre, leur taille, etc., d’où s’ensuit (1), et ce, même si nousadmettons qu’il serait de fait impossible de fixer les conditions nécessaires etsuffisantes de (1) en termes de phrases portant sur des maisons individuelles,car il faudrait former une disjonction infinie de longues conjonctions donnanttoutes les configurations possibles des maisons individuelles relativement à lataille et au nombre total en 1990 permettant de maintenir leur taille moyenneau-dessous de 1 000 mètres carrés 74.

On ne demande rien de plus au physicaliste (du moins dans sa versionfonctionnaliste) 75. Prenons le cas de l’épouillage : aucun physicaliste ne pré-

72. On trouve notamment ce reproche sous la plume de PUTNAM (qui fait d’ailleurs son auto-critique, puisqu’il fut l’un des avocats les plus éminents du fonctionnalisme). Cf. RR, p. 132 sq. etp. 156-158.

73. FMTE, p. 62.74. FMTE, p. 62.75. D. LEWIS, « Psychophysical and Theoretical identifications », Australasian Journal of Phi-

losophy, 50, 1972, p. 149-178.

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tendra qu’il est possible de réduire ce comportement à des termes purementphysiques. Il va de soi qu’un tel comportement fait appel à l’analyse conceptuelle.Juger raisonnable de croire à l’existence d’un tel comportement aussi bien chezl’animal que chez l’homme dépend de la manière dont on le comprend (selonqu’on l’envisage, par exemple, comme susceptible de résoudre la conjecture deGolbach, ou comme impliquant le contact entre un membre et le corps 76). Sansdoute est-il ardu de parvenir à la bonne analyse, de repérer les configurationsstructurelles qui sous-tendent notre compétence conceptuelle, d’en donner lesrègles, tout comme il est difficile d’expliquer pourquoi et comment nous classi-fions les phrases en grammaticales et non grammaticales, mais ce n’est pas uneraison pour en conclure, comme le fait Putnam 77, qu’il est impossible d’en donnerquelque caractérisation que ce soit, en un mot, que la rationalité n’est absolumentpas codifiable, sauf à considérer que nos classifications de la réalité en catégoriesrelèvent du pur hasard ou de la magie. Mais même les personnes chargées de trierles poussins qui viennent d’éclore, en fonction de leur sexe, et qui prétendent nepas savoir ce qui les pousse à (bien) choisir les mâles et les femelles, doivent aumoins savoir quelque chose des propriétés qui sont à l’origine de leur choix, etqu’elles sont régulièrement corrélées, selon les cas, à une aptitude ou à uneinaptitude à pondre. Putnam considère que « passer en revue tous les états danslesquels un seul être humain particulier pourrait se trouver quand il croit qu’il ya de nombreux chats dans les environs est une tâche qui n’est pas moins illimitéeque de passer en revue toutes les cultures humaines et tous les modes de fixationde la croyance » 78. Mais qui irait jamais prétendre une telle chose ? En revanche,on voit mal comment ne pas admettre que nous avons un certain nombre de chosesen commun (en fait, un grand nombre) concernant la créature que nous (ou lepaysan thaï) classifions comme « chat » : par exemple, qu’un chat descend d’unchat, qu’il a des poils, qu’il est plus petit qu’un chien, etc 79.

76. FMTE, p. 64.77. RR, p. 169. Ce qui lui fait dire qu’il « n’y a tout bonnement aucune raison de penser qu’il

y a un état physique ou computationnel par attitude propositionnelle » (RR, p. 168). Mais sa critiques’applique aussi au modèle sophistiqué de D. LEWIS (en particulier « Psychophysical and TheoreticalIdentification », « Mad Pain and Martian Pain » art. cit.), dont Putnam admet qu’il n’est pas uneréduction des attitudes propositionnelles à quoi que ce soit de physique, mais qu’il est à la limite« en plus mauvaise posture », puisque le recours de LEWIS à certains conditionnnels contrefactuelspour reconstruire les procédures ordinaires de choix appropriés de situations hypothétiques en termesde similitudes entre mondes possibles à partir de la notion de « classe naturelle » aboutit (ce quiest pire à la limite) « à une réduction des attitudes propositionnelles à un ensemble de propriétéset de relations éminemment métaphysiques » (RR, p. 165). Mais Putnam ne nous dit pas clairementpourquoi il y a péché ni en quoi au juste il consiste.

78. RR, p. 169.79. FMTE, p. 67. Jusqu’à un certain point, PUTNAM l’admet, ce pourquoi (c’est du reste un

argument qu’il utilise pour répondre aux arguments quiniens concernant l’indétermination de laréférence), il avait prôné lui-même (« The Analytic and the Synthetic » Philosophical Papers, vol. 1,

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Reste une troisième objection, sans doute la plus sérieuse. Quelle est endéfinitive la portée de l’analyse conceptuelle ? Que prétend-elle nous dire ? Sil’on peut admettre l’utilité méthodologique de la démarche par intuition de caspossibles et qu’elle mette au jour un certain nombre de nécessités logiques ouconceptuelles, peut-on pour autant donner aux résultats ainsi obtenus une formede nécessité métaphysique ?

Une première manière de répondre à l’objection est de dire qu’on n’est certespas obligé de donner à l’analyse conceptuelle plus que des prétentions modes-tes : on lui demande d’exhiber, par l’examen des possibles, une forme de néces-sité conceptuelle, mais elle n’a pas à nous en dire plus, et notamment à nousinformer sur ce qu’est le monde en réalité 80. Sans doute est-ce la raison pourlaquelle, le plus souvent, les analyses n’ont pas le même but ni le même résultatque les expériences de pensée menées par les savants, pour prouver soit l’exis-tence de l’espace absolu (Newton) soit les tensions qui existent entre les loisde la physique aristotélicienne et le sens commun (Galilée). Au fond, les expé-riences de pensée de type Terre Jumelle ne nous conduisent pas vraiment àréviser nos conceptions sur ce à quoi ressemble la Terre, ou en vérité sur ce àquoi ressemble Terre Jumelle 81.

Il convient pourtant de ne pas exagérer l’absence de rapport entre l’aspect apriori de l’analyse et son aspect a posteriori, comme tend par exemple à lefaire N. Malcolm, pour qui ces « faits conceptuels » nous renseignent à ce pointsur notre logique, grammaire ou cartographie conceptuelle, que non seulementil est impossible de ne rien comprendre à l’esprit sans considérer les conceptsque nous en avons, mais on ne peut concevoir que des découvertes que feraientles sciences (par exemple sur le cerveau) nous obligent à changer le sens quenous donnons à nos concepts. Dans un texte brillamment commenté par Putnam,N. Malcolm fait valoir que même si nous découvrions que les rêves sont destrames neuronales, alors ce n’est plus de rêves que nous parlerions, mais d’autrechose : nous aurions changé de sujet 82. On mesure aisément la pente irrationa-

33-69) de « rechercher les croyances qui sont relativement centrales », et fini par dire que « l’identitéde signification, c’est savoir être raisonnable et ignorer la différence dans les processus psycholo-giques » (RVH, p. 510). Mais les platitudes invoquées par LEWIS ou la psychologie populaire nepeuvent pas jouer le rôle explicatif qu’on veut leur faire jouer, notamment parce qu’elles sontincapables d’expliquer ce que veut dire « apprendre », qui implique nécessairement imaginer et« interpréter » (RR, p. 171). Mais personne n’a jamais prétendu, et notamment Lewis, ce quePUTNAM a l’honnêteté d’admettre mais trouve trop vaguement justifié (RR, p. 172), que les platitudesn’exigeaient pas, en plus (pour l’identification des attitudes propositionnelles d’autres cultures), lerecours à des interprétations et la reconnaissance des contraintes pesant sur celles-ci. (Cf. D. LEWIS,« Radical Interpretation », Philosophical Papers, vol. 1, op. cit., p. 108-121).

80. FMTE, p. 42-44.81. FTME, p. 7882. N. MALCOLM, Dreaming, Londres, Routledge, 1960 ; H. PUTNAM « Dreaming and Depth-

Grammar », Philosophical Papers, vol. 2, Cambridge University Press, 1975.

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liste d’une attitude à ce point a prioriste. Non seulement en effet, parce qu’elleferait fi des résultats obtenus par la science, qui seule permet de passer de cequi est concevable ou logiquement possible à ce qui est métaphysiquementnécessaire 83, mais parce qu’elle serait incapable de mesurer à quel point, danscertains cas, (et même sans désignation rigide) il y a bien, comme l’admetPutnam, « une certaine dépendance par rapport aux faits empiriques, de ce quenous considérons comme la “possibilité logique”. Un terme peut se révéler nepas être bien défini pour des raisons empiriques et non pour des raisons concep-tuelles. Ainsi, lorsque nous avons découvert que la relativité restreinte étaitcorrecte, nous avons aussi découvert que “simultané” n’est pas aussi bien définidans le monde réel que nous le pensions. En d’autres termes, alors que nouspensions précédemment que l’énoncé suivant : “il est possible qu’une désinté-gration radioactive sur Mars et une désintégration radioactive sur Vénus seproduisent simultanément”, décrivait un seul état possible de choses bien défini,nous avons appris que l’on pouvait ainsi décrire bien des états de choses dif-férents – et c’est l’investigation empirique qui nous l’a appris 84 ». Aussi, plutôtque d’opposer systématiquement la démarche a priori et la démarche a poste-riori, ou de « compartimenter » le langage, vaut-il mieux dire que « le langageordinaire et le langage scientifique sont différents mais interdépendants 85 ».

Mais qu’on doive être attentif aux deux aspects (a priori et a posteriori) del’analyse conceptuelle ne signifie pas qu’on puisse les identifier. En d’autrestermes, même si tout monde possible qui a un certain caractère H2O a uncaractère de liquide aquatique, on ne saurait pour autant déduire a priori lesecond du premier, parce que l’identité nécessaire de l’eau avec H2O est aposteriori. Il y a, semble-t-il, une différence fondamentale entre des phrasesnécessairement a posteriori telles que « eau = H2O » et des phrases analytique-ment ou logiquement ou conceptuellement a priori telles que « eau = eau » ou« H2O = H2O ». Est-ce pourtant aussi sûr ?

Peut-être faut-il repenser, à la suite de Quine, la distinction entre l’analytiqueet le synthétique, mais également les concepts d’a priori et d’a posteriori,comme ceux de nécessité conceptuelle et de nécessité métaphysique, et renoncer

83. Comme le rappelle Putnam, la raison pour laquelle la nécessité du fait que l’eau soit H2On’est pas a priori est que « même si ce qui est conceptuellement possible ou impossible est enprincipe accessible à la raison seule, sur la base d’une compréhension suffisante des conceptspertinents et d’acuité logique, ce qui est métaphysiquement possible et impossible ne l’est pas ainsi.La connaissance du possible et du nécessaire métaphysiquement, est en général, a posteriori ».Mais Putnam considère que « même si l’on parle de “possibilité métaphysique”, il n’y a aucunemétaphysique réelle en jeu, hormis celle qu’impliquait déjà le fait de considérer la possibilitéphysique comme une notion objective » (RVH, p. 189).

84. RVH, p. 191-192.85. « Le holisme de la signification », RVH, p. 491-493.

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à y voir des distinctions tranchées. Refuser tout d’abord de dire, comme lerappelle Putnam, qu’« il y a des phrases (les phrases analytiques) qui sont vraiesen vertu de ce qu’elles signifient, et simplement en vertu de ce qu’elles signi-fient 86 ». De telles phrases sont, en pratique, quasiment introuvables : on nerencontre aucune phrase qui soit de façon déterminée a priori telle que « leschats sont des animaux 87 ». Cela ne nous empêche pas d’être très sûrs que leschats sont des animaux : mais c’est là quelque chose d’a posteriori.

Pour des raisons assez voisines, on peut s’interroger sur la distinction tranchéequ’il faudrait opérer entre les concepts de possibilité et de nécessité logiquesou conceptuelles d’un côté, et ceux de possibilité et de nécessité métaphysiquesde l’autre. En vérité, comme y insiste Jackson, la différence ne réside pas dansle type de nécessité que possède tel énoncé mais dans notre accès épistémiqueà cette nécessité 88. (En d’autres termes, « l’eau est de l’eau » est connaissablea priori, et la seconde « l’eau est H2O » l’est a posteriori). Comme Kripke l’amontré, il est erroné de croire que « ce qui appartient à l’ordre de la connaissancea priori ne saurait faire l’objet d’une connaissance empirique... Quelque chosepeut appartenir à l’ordre des propositions qui peuvent être connues a priori, etêtre néanmoins connu par telle personne particulière sur la base de l’expé-rience... quiconque a travaillé avec une machine à calculer sait qu’une tellemachine peut dire la réponse : le nombre est premier 89 ».

D’où vient alors que nous ayons tant de mal à concevoir quelque chosecomme une nécessité a posteriori ? Non pas tant du fait qu’on se demandecomment une phrase peut être nécessaire et qu’il faille néanmoins un certaintravail empirique pour le découvrir (comme dans le cas de la machine à calculer).Mais plutôt du fait qu’on se demande comment une phrase peut être nécessai-rement vraie, comprise par quelqu’un, et que le fait de sa nécessité lui restemalgré tout obscur 90. Car on pourrait penser que le seul fait de comprendre unephrase nécessairement vraie, suffit, au moins en principe, à révéler son statutnécessaire.

C’est ici que l’expérience de Terre Jumelle se révèle précieuse : elle nousenseigne qu’on peut comprendre certaines phrases sans connaître les conditions

86. RVH, p. 501.87. H. PUTNAM, « It Ain’t Necessarily So » (1962), repris in Philosophical Papers, Cambridge,

Cambridge University Press, 1975, vol. 2, 237-249. Cf. notamment, p. 248 ; KRIPKE, LNP, p. 110sq.

88. FMTE, p. 71. On notera que pour KRIPKE, « les énoncés représentant des découvertes scien-tifiques sur ce qu’est cette matière... sont des vérités nécessaires au sens le plus strict du terme »,et qu’elles sont nécessaires « au sens le plus extrême – quoi que cela puisse vouloir dire », ce quisuggère qu’il n’y a pas pour lui deux sens de nécessité ; LNP, p. 87-88 et p. 114.

89. LPN, p. 23-24.90. FTME, p. 71.

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dans lesquelles elles sont vraies, i.e. sans connaître la proposition exprimée parla phrase, ou encore les mondes possibles dans lesquelles elle est vraie, et lesmondes possibles dans lesquels elle est fausse 91. C’est un fait sémantique bienconnu que nous pouvons parfaitement comprendre la phrase : « Il a une barbe »,même si nous ignorons qui est le sujet de la phrase, i.e. quelle est la propositionexprimée (en un mot, les conditions dans lesquelles la phrase est vraie), parceque nous savons comment passer de l’information contextuelle appropriée (enl’occurrence l’information qui détermine de qui l’on parle) à la propositionexprimée. De même, dans le cas de l’eau. Les propositions exprimées – au sensdes conditions de vérité de nos phrases d’« eau » – dépendent de ce que sontles choses dans le monde actuel, en particulier de ce que le liquide que nousconnaissons est ou non H2O. Ce pourquoi ceux qui ignorent ce fait ne connais-sent pas la proposition exprimée par, par exemple, « l’eau recouvre la majeurepartie de la terre » : du fait de leur ignorance du monde actuel, ils pourraientsavoir tout ce qu’il y a à savoir sur un quelconque monde contrefactuel sanssavoir si la phrase est vraie dans ce monde – si ce monde est une conditiondans laquelle la phrase est vraie. Ignorant quel est le liquide aquatique que nousconnaissons dans le monde actuel, ils ignorent quel liquide, dans le mondecontrefactuel, est le liquide aquatique que nous connaissons dans le mondeactuel. Or ils ont besoin de le savoir pour évaluer la phrase dans le mondecontrefactuel 92. On peut donc comprendre une phrase telle que « l’eau est H2O »sans connaître la proposition exprimée, bref, sans savoir qu’elle représente unevérité nécessaire, même si c’est la nature de la proposition exprimée (en d’autrestermes, l’information a posteriori) qui détermine que la phrase est nécessaire 93.

Il est dès lors inutile de postuler deux sens de la nécessité. On peut considérerqu’une phrase comme « eau = H2O » devient nécessaire a posteriori parce quela proposition qu’elle exprime est nécessaire (on change le statut modal de laphrase en modifiant le statut modal de la proposition qu’elle exprime) ; maison n’a pas besoin de savoir ce qu’est cette proposition pour comprendre laphrase. C’est là une question a posteriori qui dépend de la nature du mondeactuel ; ce qui, incidemment, explique pourquoi la seule compréhension ne suffitpas à faire voir que la proposition exprimée, et donc la phrase, est nécessaire 94.

91. Cf. D. LEWIS, On the Plurality of Worlds, et Robert STALNAKER, Inquiry, Cambridge, Mass.,MIT Press, 1984. On observera que KRIPKE entend appliquer le concept de « nécessaire a posteriori »non à des propositions mais à des phrases. Cf. LNP, p. 172 (préface).

92. La bonne manière de décrire un monde contrefactuel dépend donc en partie de la manièredont est le monde actuel, et pas seulement de la manière dont il est en soi. D’où le rôle que jouele monde actuel pour déterminer la manière correcte de décrire certains mondes possibles.

93. FMTE, p. 74.94. Ibid., p. 77.

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L’ANALYSE CONCEPTUELLE ET LE MODÈLEDU POSSIBLE-RÉEL COMME CONDITION DE POSSIBILITÉ

DE LA MÉTAPHYSIQUE COMME SCIENCE

« On peut considérer, remarque F. Jackson, que les intuitions sur les caspossibles sont doublement non pertinentes pour la métaphysique – parce qu’ellesconcernent des possibilités, et parce que ce sont des intuitions. Or la métaphy-sique porte sur la question de savoir comment sont réellement les choses, et ilvaut mieux pour cela avoir un fondement plus sûr que l’intuition » 95. Maischacun sait aussi le rôle qu’a joué l’intuition, quel que soit le sens qu’on ait pului donner, dans la constitution des projets métaphysiques. Quant aux possibilia,si l’on mesure l’importance qui est la leur chez Leibniz (qui sert souvent detoile de fond aux analyses de Kripke ou de Lewis), on sait aussi quel est leurrôle chez celui que l’on crédite souvent d’être l’instaurateur de la possibilité dela métaphysique comme science : Duns Scot 96. Si la métaphysique peut êtreautonome par rapport aux autres sciences (logique, physique, mais aussi théo-logie) 97, c’est parce qu’elle a un objet propre, l’ens commune, l’être pris dansson indétermination totale, lequel n’est réductible ni à la quiddité de la chosesensible (dans laquelle elle doit néanmoins se contracter), ni à la seule prédi-cabilité logique (laquelle est toutefois seule à même de lui conférer l’universa-lité). Par-delà l’opposition de l’être et du possible, ce dont il faut s’assurer, c’estdu « réel-possible », i.e de la réalité même de l’être possible des choses quiexistent 98. Or pour Duns Scot – dont on a amplement souligné l’originalité dela réflexion sur le concept de possibilité 99, la rigueur scientifique exige qu’on

95. MMC, p. 135.96. Cf. C. TIERCELIN, « L’influence scotiste dans le projet peircien d’une métaphysique scienti-

fique », Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 83, no 1, janvier 1999, p. 117-134,et « Le vague est-il réel ? sur le réalisme de Peirce », Philosophie, no 10, 1986, p. 69-96.

97. Ordinatio, I, 3, § 81 ; et dès lors condition de possibilité des sciences en tant que sciences.O. BOULNOIS, Duns Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, PUF, 1992,p. 56.

98. F.X. PUTALLAZ, introd. au Tractatus de Primo principio, trad. fr. J.D. CAVIGLIOLI, J.M. MEIL-

LAND, et F.X. PUTALLAZ (sous la direction de Ruedi Imbach), Traité du premier principe,Vrin, 2001,p. 41.

99. Notamment S. KNUUTTILA – (dans le prolongement des thèses développées par J. Hintikka).Cf. Modalities in Medieval Philosophy, Routledge, Londres-New York, 1993 – qui voit en DunsScot « le précurseur de la théorie moderne de la modalité », du fait de plusieurs innovationsessentielles : sa rupture avec le modèle déterministe aristotélicien, avec le principe dit de « pléni-tude » – selon lequel (P) : aucune possibilité authentique ne peut rester irréalisée ; une distinctionentre possiblité logique et possibilité réelle ; l’attention à des états de choses alternatifs à un mêmemoment du temps (Duns Scot interprète les domaines de possibilités en termes d’aires de consistanceconceptuelle, distinguant les possibilités en classes d’équivalence) ; une valorisation décisive duconcept de compossibilité.

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parte du possible, seul susceptible de couvrir le domaine de l’existant contingentcomme celui du nécessaire ou de la quiddité métaphysique 100. Pour ce faire, iln’est point d’autre méthode que celle qui consiste à raisonner par le possible,ce qui ne veut pas dire, contrairement à ce que la postérité a souvent reprochéà Duns Scot, déduire le principe premier par analyse au terme d’une conceptiondéveloppée sur des essences 101, mais tenter de dégager la structure interne dupossible-réel, tant il est vrai que celui-ci s’enracine dans le réel concret de tellemanière qu’on puisse induire le premier du second 102.

Procéder par le possible logique n’est donc pas simple précaution méthodo-logique : toute inintelligibilité, toute impossibilité logique est en fait le signed’une impossibilité réelle 103. À l’inverse, on ne saurait confondre le possiblelogique avec le possible réel. Reste que si le possible réel n’est pas réductibleau possible logique 104, ils ne sont pas non plus étrangers l’un à l’autre, sansquoi nos concepts ne seraient que des mots et notre science serait vide de toutcontenu objectif.

Avec Duns Scot, la métaphysique occidentale a pris son envol en concevantdésormais l’être comme possible, i.e. comme dégagé de la contingence, nonplus pensé comme « ce qui a l’existence » (quod habet esse) mais comme cequi, n’impliquant aucune contradiction, ne répugne pas à exister (quod aptumnatum est existere) : la métaphysique n’est plus seulement science de l’être entant qu’être, mais connaissance de l’être comme possible et pensable, dans lastricte mesure où il est d’abord non contradictoire.

Mais on a aussi reproché à Duns Scot de construire une métaphysique où lanon-contradiction suffirait à dire les propriétés de l’être. La seule crainte quepourrait susciter l’adoption immodeste de l’analyse conceptuelle serait assuré-ment celle-là : de trop poursuivre dans la voie que d’aucuns ont traitée d’essen-tialiste (qui va de Suarez à Wolf), de vouloir déduire analytiquement le réel à

100. Cf. Traité, § 26.101. En se concentrant sur l’être quidditatif, Duns Scot ne songeait pas à une « essentialisation

de la métaphysique », puisque l’essence n’est pas à ses yeux l’ultime pointe de ce qui est. L’existencedépasse en un sens le possible par sa richesse. « Je dis que le possible logique est un mode decomposition produite par l’intellect, dont les termes n’incluent aucune contradiction ; ainsi sontdites possibles les propositions suivantes : “Dieu est” (...). Mais le réel-possible est ce qui est reçupar une puissance réelle (.) » (Ordinatio, 1, d. 2, p. 2, q. 4, n 262 (éd. vat. II., p. 282, cité parPUTALLAZ, op. cit., p. 43-44). En d’autres termes, c’est la réalité existante qui est à la racine de lapossibilité, et non l’inverse.

102. Voir par ex. Traité, §. 25, trad. franç. p. 107.103. Cf. PUTALLAZ, introd à la trad. franç. du Traité, p. 23.104. Ordinatio, I, d. 2, p. 2, q. 1-4. Même quand elles existent en acte, les choses restent

possibles ; mieux : puisqu’elles existent en acte, elles sont forcément possibles, et ne perdent jamaisce caractère essentiel. La nature reste donc à la fois possible, i.e. apte à exister, et réelle, car ellen’est pas une production de l’esprit à la manière d’une possibilité logique. Cf. PUTALLAZ, op. cit.,p. 42.

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partir d’essences conçues comme possibles, d’oublier que le langage ordinaire(ou la logique modale) n’est pas une garantie suffisante de la réalité de classesdans la nature 105, ou de justifier les procédures logiques elles-mêmes en lesdérivant d’une forme plus ou moins avouée d’essentialisme 106.

Toutefois, à condition de ne pas sombrer dans un essentialisme mal assuméet de ne pas oublier sa dimension a posteriori 107, on ne voit pas pourquoil’analyse conceptuelle devrait s’identifier à une métaphysique en fauteuil. Songrand mérite, au contraire, semble bien être de contribuer à rappeler, tout enrestant au plus près de l’universel logique et de l’universel physique, en quoiet pourquoi la métaphysique est à la fois possible et nécessaire. Tant il est vrai,comme le souligne E.J. Lowe que « même si ce qui est actuel doit pour cetteraison être possible, l’expérience seule ne peut déterminer ce qui est actuel, enl’absence d’une délimitation métaphysique du possible ». Ainsi, « la scienceempirique au mieux nous dit ce qui est le cas, non ce qui est ou peut être (maisse trouve ne pas être) le cas. La métaphysique traite de possibilités. Et c’estseulement si nous pouvons délimiter la portée du possible que nous pouvonsespérer déterminer empiriquement ce qui est actuel. Ce pourquoi la scienceempirique dépend de la métaphysique et ne peut usurper le rôle qui revient àcelle-ci 108 ».

Claudine TIERCELIN,Université de Paris XII - Institut Jean-Nicod.

105. L’objection est de C.S. Peirce, qui considère que Duns Scot (qu’il tient par ailleurs pourle modèle à suivre dans l’élaboration d’une métaphysique scientifique, à condition d’adapter sesidées à la science moderne) a trop vite assumé, sur la base de classifications logiques, la réalitéontologique de ces classifications, là où seule la science peut in fine en décider.

106. Ce sont les reproches qui furent adressés à Kripke ainsi qu’à Putnam (dans les textes dudébut) et dont on peut voir qu’ils peuvent parfois s’appliquer à la démarche adoptée par F. JACKSON

(FMTE, p. 70). Voir notamment N. SALMON, « How not to derive essentialism from the theory ofreference », Journal of Philosophy, août 1979, p. 703 sq. et surtout D.H. MELLOR, « Natural Kinds »(1977), repris in Matters of Metaphysics, op. cit., p. 123-135.

107. Comme le rappelle Graeme Forbes, il doit toujours y avoir deux composantes (épistémo-logique et métaphysique) dans l’analyse modale : « Un biologiste peut dire ce qui rend vrai “Eli-zabeth II descend de Georges VI”, mais il faut un philosophe pour expliquer quel trait de la réalitérend nécessairement vrai qu’Elisabeth II, si elle existe, descend de Georges VI, bref qui déterminele statut modal des vérités et des faussetés. Mais l’on ne saurait pour autant tolérer aucune explicationmétaphysique qui rendrait impossible la mise en évidence d’une théorie épistémologique plausible »(The Metaphysics of Modality, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 21).

108. The Possibility of Metaphysics : Substance, Identity, and Time, Oxford, Oxford UniversityPress, 1998, p. 5, 9 et 16.

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