Sous le regard de l’indigène. Le voyage du président Loubet en Algérie

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SOUS LE REGARD DE L'INDIGÈNE. LE VOYAGE DU PRÉSIDENT LOUBET EN ALGÉRIE Olivier IHL Mercredi 15 avril 1903, 10 heures du matin. Le sémaphore d'Alger signale l'arrivée au large d'une escadre française. Dans la rade, les bâtiments anglais, italiens, russes et espagnols hissent leur grand pavois. Depuis deux heures, ils procèdent entre eux à des salves de salut que l'écho répercute longuement. Mais à la vue du pavillon présidentiel arboré au grand mât de la Jeanne d'Arc, ils vont, chacun leur tour, faire retentir un nouvel hommage. Puis ce sera l'échange de la musique des hymnes nationaux. A terre, les troupes appelées à rendre les honneurs ont déjà pris position boulevard de la République et sur tout le parcours que doit suivre le cortège. La foule est de plus en plus dense. Les balcons des étages comme les toits des maisons sont surchargés. Ceux de la ville haute, malgré leur éloignement du port, sont couverts de curieux. Sur le quai de l'Amirauté, un bataillon de l'aviso- torpilleur le Léger et un autre du Du Chayla prennent progressivement place. Un peu en arrière, les chefs arabes, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, s'apprêtent à escorter le président jusqu'au Palais d'Hiver. Sur la passerelle arrière du croiseur-amiral, le chef de l'État vient enfin d'apparaître. En habit, avec en sautoir le grand cordon de la Légion d'honneur, entouré des présidents des deux chambres et de plusieurs ministres, il découvre à son tour le cérémonial de ces cinq escadres qui manoeuvrent avec majesté dans le port de l'Amirauté. Telle que les journaux la rapportent, l'arrivée du

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SOUS LE REGARD DE L'INDIGÈNE. LE VOYAGE DU PRÉSIDENT LOUBET

EN ALGÉRIE

Olivier IHL

Mercredi 15 avril 1903, 10 heures du matin. Le sémaphore d'Alger signale l'arrivée au large d'une escadre française. Dans la rade, les bâtiments anglais, italiens, russes et espagnols hissent leur grand pavois. Depuis deux heures, ils procèdent entre eux à des salves de salut que l'écho répercute longuement. Mais à la vue du pavillon présidentiel arboré au grand mât de la Jeanne d'Arc, ils vont, chacun leur tour, faire retentir un nouvel hommage. Puis ce sera l'échange de la musique des hymnes nationaux. A terre, les troupes appelées à rendre les honneurs ont déjà pris position boulevard de la République et sur tout le parcours que doit suivre le cortège. La foule est de plus en plus dense. Les balcons des étages comme les toits des maisons sont surchargés. Ceux de la ville haute, malgré leur éloignement du port, sont couverts de curieux. Sur le quai de l'Amirauté, un bataillon de l'aviso­torpilleur le Léger et un autre du Du Chayla prennent progressivement place. Un peu en arrière, les chefs arabes, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, s'apprêtent à escorter le président jusqu'au Palais d'Hiver. Sur la passerelle arrière du croiseur-amiral, le chef de l'État vient enfin d'apparaître. En habit, avec en sautoir le grand cordon de la Légion d'honneur, entouré des présidents des deux chambres et de plusieurs ministres, il découvre à son tour le cérémonial de ces cinq escadres qui manoeuvrent avec majesté dans le port de l'Amirauté.

Telle que les journaux la rapportent, l'arrivée du

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président Loubet en Algérie fut digne d'un spectacle de panorama. S'adressant à un public à la fois acteur et spectateur, elle révèle les dispositifs d'une ambitieuse mise en scène. Mieux : distinguant des plans, enchevêtrant des figures et des surfaces, elle constitue l'événement en paysage. Comme si, avec ce rite politique, l'histoire appartenait au domaine de la représentation plus qu'au domaine de l'action, au res fictae plus qu'au res gestae. Difficile d'ailleurs de ne pas en établir le constat : sur cette fresque circulaire, si le soleil brille avec éclat, le ciel, lui, n'est pas vide. Revêtu d'un décor sentencieux, celui de la société coloniale, il se confie à une scénographie codifiée par la baguette d'un puissant régisseur. Dès lors, les cent-un coups de canon des batteries réglementaires pouvaient en donner le signal d'ouverture. Et le voyage présidentiel, véritable théâtre de la puissance, jeter ses tréteaux sur la "France d'Afrique". Chaque sentiment, chaque geste, chaque mot se reconnaîtrait désormais à l'empreinte d'un programme. Douze jours durant, le voyage n'aura plus qu'une vocation : exprimer la clarté heureuse de la domination coloniale1.

Si le voyage de Loubet fut d'emblée saisi par l'emphase du récit colonial, la presse gouvernementale y joua un rôle actif. Pour l'essentiel, elle reprit à son compte les exigences dont les colons se croyaient obligé d'investir l'événement pour s'en montrer solidaire2. Démonstration politique, le voyage devait exercer un effet, offrir des avantages, corroborer des positions. D'où une représentation

1. Rappelons-le : la domination coloniale est "la domination imposée par une minorité étrangère, racialement ou ethniquement et culturellement différente, au nom d'une supériorité raciale (ou ethnique) et culturelle dogmatiquement affirmée à une majorité autochtone matériellement inférieure", G. BALANDIER, "La situation coloniale : approche théorique", in Cahiers internationaux de sociologie, n° XI, 1952, p. 75.

2. Sur les artefacts narratifs chers à la mise en récit de la colonisation par elle-même, voir Bronwen DOUGLAS, "Hierarchy and Reciprocity : a Historical Ethnography" , History and Anthropology, n° 7, 1994, p.169-193 .

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panoramique et réifiante, solennelle et ethnocentrique. n fallait absolument qu'un tel spectacle puisse atteindre son but, qu'il soit en mesure de frapper les imaginations comme de laisser un témoignage éloquent à la postérité. Pourtant, le voyage se définissait déjà par lui-même comme une représentation. À la fois signe d'une substitution - le président représentait les institutions de la République - et dispositif par lequel une force se déploie - son cérémonial était conçu comme un récit édifiant dont le destin était de devenir la cause de dénouements politiques -, il supposait une relation particulière entre la forme et l'événement, le spectacle et la foule, le président et la masse des citoyens, en un mot, impliquait son propre office du regard. C'est cette procédure, celle de la mise en visibilité de la majesté présidentielle, que je souhaiterais interroger en essayant de' comprendre ses attendus mais également les distorsions dont elle a pu faire l'objet dans l'Algérie coloniale, au contact de la double présence des colons et des indigènes.

Le voyage de Loubet en 1903 se prête volontiers à l'entreprise. Ne l'oublions pas, c'est la première fois qu'un président de la République visite les "départements" d'Algérie. Moment crucial donc : le cérémonial du voyage d'État se découvre mis à l'épreuve. Non pas par la rencontre d'une culture étrangère - le savoir-faire diplomatique avait depuis longtemps rationalisé l'art de faire coexister des différences au sein d'un même espace- mais par le regard de !'"indigène". Celui d'une Algérie proclamée française mais privée de citoyenneté. Celui d'un monde colonial tournant le dos à la légalité métropolitaine comme à l'idéal d'égalité. Comment ne pas le relever : sur ces rivages, la république n'est plus dans la république. Soumis à une juridiction spéciale par le code de l'indigénat3, exclus de presque toutes les fonctions d'autorité,

3. Le code de l'indigénat établissait depuis 1874 des séries d'infractions que seuls les membres de la communauté musulmane étaient réputés commettre ou plutôt pour lesquels les répressions étaient plus sévères. Pour une présentation d'ensemble de ces "institutions" algériennes, Charles-Robert AGERON, Histoire de l'Algérie contemporaine 1830-

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les musulmans d'Algérie sont écartés de tout droit civique. L'administration, elle-même, rêve d'échapper au contrôle des représentants de la nation4. De sorte que c'est un double péril qu'affronta à cette occasion l'institution du voyage présidentiel : d'un côté, le désavoeu de la république, de l'autre, le regard du colonisé.

Le ciel de plâtre de la "France africaine"

"Je me représente les anciens souverains comme des dieux retirés dans la majesté de leurs temples, où leurs fidèles venaient porter leurs hommages, et les nouveaux comme les chefs d'une armée en marche, toujotirs obligés de parcourir les rangs pour obtenir l'obéissance et stimuler les courages"s. Historiquement, le constat de Jules Simon est faux. Les déplacements des titulaires de la souveraineté sont une pratique connue dès l'Ancien Régime. Ce qui est vrai, en revanche, c'est qu'il y eut des présidents sédentaires et des présidents nomades : Thiers et Grévy furent sédentaires ; le Maréchal de Mac Mahon mais surtout Sadi Carnot et Félix Faure furent voyageurs6. Émile Loubet ne détient aucun record en la matière : si Carnot visita 73 villes pendant sa présidence et

1962, Paris, PUF, 1983. 4. Territoire rattaché au ministère de l'Intérieur et non au ministère des

Colonies ou au ministère des Affaires Étrangères, l'Algérie bénéficiait d'une large autonomie financière . Les grands propriétaires fonciers y disposaient depuis 1898 des moyens de peser sur le gouverneur général avec les Délégations financières, des assemblées chargées de la gestion économique du pays qu'ils dominaient de leur influence. Sur cette architecture d'influences, voir Jacques BERQUE, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Seuil, 1979, p. 230.

5. Le Temps du 10 juin 1893. 6. Sur les figures cérémonielles qui accompagnent ces premiers

déplacements républicains, cf Nicolas MARIOT, "Propagande par la vue. Souveraineté régalienne et gestion du nombre dans les voyages en province de Carnot", Genèses, n° 20, septembre 1995, p. 24-47.

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Félix Faure 61, Loubet n'en accrocha qu'une vingtaine à son tableau. Élu en février 1899, cet ancien président du Sénat alla peu à la rencontre des foules?. Modeste voyageur, il fit cependant un important voyage : celui réalisé du 15 au 30 avril 1903 en Algérie et en Tunisie.

Dès les préparatifs, le déplacement du président Loubet s'annonçait comme un "beau voyage"s. Après Alger, il était prévu de faire une halte à Oran, puis dans le sud oranais, Sidi­Bel-Abes, Tlemcen, Le Kreider, Perregaux, Saïda, puis retour sur Blida et Alger, avant de partir dans l'Est, à Constantine, Sétif, Bône et enfin de rejoindre la Tunisie. Réceptions, banquets, cortège d'apparat, visites de centres de colonisation et d'exploitation agricoles : partout le président aurait l'occasion de faire voir une république faite corps et institution. Entièrement dévoué à sa fonction, il serait persona

7. Si l'on excepte son voyage, en avril 1899 à Montélimar, à la consonance plutôt familiale, ils sont. pour la métropole au nombre de six : en mai 1899, à Dijon, pour inaugurer le monument élevé au président Carnot et présider la fête annuelle des Sociétés de gymnastique de France ; en juillet 1900, à Cherbourg, pour assister à la revue qui terminait les grandes manoeuvres navales exécutées par les escadres du Nord et de la Méditerranée ; en août 1900, à Marseille, pour saluer les troupes parties pour l'expédition de Chine et leur remettre leurs drapeaux ; en octobre 1900 à Lyon, pour l'inauguration du monument élevé au président Carnot et à Dunkerque, en septembre 1901, pour passer la revue de la flotte réunie pour la visite du tsar dans le cadre de l'Alliance franco-russe ; enfin en avril 1901, le voyage à Nice et Toulon en vue de présider la fête annuelle de gymnastique et recevoir la visite officielle du Duc de Gênes.

8. En témoignent les appétits déchaînés par l'annonce de cette expédition. Abel Combarieu en fait état dans son Journal à la date du 17 février 1903 : "La presse, les photographes, les parlementaires y voient une heureuse occasion de faire un beau voyage, aux frais de n'importe qui, État ou colonie, excepté à leurs frais. Un sénateur, vétérinaire de profession, demande à être de la troupe . "Quel titre avec vous ? Je suis votre compatriote, me répond-il. Un député pose sa candidature : il est député breton mais il a rapporté sur une élection algérienne". Sept ans à l'Élysée. Avec le Président Émile Loubet, Paris, Hachette, 1932, p. 228.

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ftcta. A la fois principe organisateur du spectacle bien qu'il ne décide ni du décor ni des costumes et héros de la représentation bien qu'il se présente comme son simple serviteur ("le magistrat suprême de la République").

Programme et trajet du voyage du président Loubet

Mercredi 15 avril : arrivée du Jeanne d'Arc en rade d'Alger à 13h30; l'escadre de la Méditerranée salue le président de la République à son arrivée ; réception des autorités au Palais d'hiver; le soir, dîner offert au Palais d'été par le président aux ambassadeurs extraordinaires envoyés à Alger et aux hauts fonctionnaires de la colonie ; bal du gouverneur général . Jeudi 16 avril : revue des troupes de la division d'Alger au terrain de manoeuvre de Mustapha ; visite au Jardin d'essais ; déjeuner de cent couverts au palais d'été offert par le président aux notabilités algériennes ; dans l'après-midi, visite des centres agricoles du Sahel d'Alger ; le soir, banquet offert par les corps élus du département d'Alger ; après le dîner, départ pour Oran. Vendredi 17 avril : arrêt au centre de colonisation de Saint-Denis-du-Sig ; arrivée à Oran, à 9h35 ; réceptions officielles à la préfecture ; dans l'après-midi , visite des travaux du port, de l'hôpital civil , de l'hippodrome et des exploitations agricoles des environs d'Oran ; le soir, banquet offert par les corps élus du département d'Oran. Samedi 18 avril : départ d'Oran à 8h05 ; arrêt à Sainte-Barbe-du-Trélat à 8 h48 et réception des colons à la gare ; départ à 8h58 et arrêt à Sidi-bel-Abbès ; réception des autorités , visite de la ville et déjeuner à la gare ; départ pour Tlemcen ; réception des fonctionnaires et colons de la région et le soir, banquet offert par la municipalité dans la salle des fêtes de la mairie. Dimanche 19 avril : visite des centres de culture des environs de Tlemcen. Lundi 20 avril : départ à 8h pour Perrégaux ; arrivée à 11h25 ; réception à la gare des colons de la plaine de la Macia, déjeuner et départ pour Saïda ; arrêt à Tizi où le président recevra la colonie de Mascara ; arrivée à Saïda dans la soirée ; réception officielle à la gare et dîner offert par la municipalité. Mardi 21 avril : départ de Saïda à 5h30 pour le Kreider où le président visitera les tribus indigènes nomades du Sud-algérien rassemblées en ce point ; départ pour Alger dans la soirée ; dîner à la gare de Saïda. Mercredi 22 avril : arrêt à Affreville à 7 h30 ; réception des autorités de Miliana et des colons du Zac car ; départ pour Blida où le président arrivera à 1 Oh ; réceptions officielles et visite d'exploitations agricoles ; déjeuner offert par la municipalité puis visite du dépôt de remonte ; départ de Blida à 16h ; arrêt à Boufarik ; réception à la gare des colons de la Mitidja ; retour à Alger à 17h50 ; coucher à bord du Jeanne d'Arc.

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Jeudi 23 avril : visite de la Grande-Kabylie ; départ d'Alger par l'Est-algérien à 8h05 ; arrivée à Tizi-Ouzou à 11h18 ; réception des autorités et des colons du Sébaou ; réunion des représentants des populations kabyles ; après le déjeuner départ pour Alger, à 15h ; arrivée à Alger à 17h57 ; retour à bord du Jeanne d'Arc et départ immédiat pour Philippeville. Vendredi 24 avril : débarquement à Philippeville puis visite du port et de la ville ; départ de Philippeville à 10 h ; arrivée à Constantine à 13h24; réceptions officielles à la préfecture ; visite des travaux de la ville, de la pépinière, de l'hôpital civil et, le soir, banquet offert par les corps élus du département de Constantine. Samedi 25 avril : visite des centres de colonisation des Hauts-Plateaux ; arrêt à Saint-Arnaud ; déjeuner à Sétif et coucher à Constantine. Dimanche 26 avril : départ pour Guelma à 7h25 ; arrêt de 11h15 à 12h15 au concours agricole qui a lieu dans cette ville ; l'après-midi, visite de la région de colonisation de la Seybouse ; arrivée à Bône à 15h22 ; réception des autorités et des colons ; visite du port et de la ville ; banquet offert par la municipalité ; les autorités algériennes prennent congé du président de la République ; embarquement à bord du Jeanne d'Arc ; départ pour Tunis (sous protectorat français) où le président restera trois jours avant de regagner Marseille puis Paris.

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CARTE DU VOYAGE PRÉSIDENTIEL

La souveraineté du regard

Plutôt que de faire voir un régime, le voyage républicain avait pour mission d'instaurer un point de vue9. Le président Loubet prétendait être vu mais surtout que l'on voit ou qu'on se laisse voir à travers lui. Une doctrine de la mise en visibilité de la république qui se caractérise par deux innovations radicales. D'abord la force d'évocation d'un tel

9. Au maire d'Alger, Altairac, qui réclamait le maintien des "tribunaux répressifs" et la création d'une zone franche, Loubet rétorqua lors du banquet du 16 avril au soir : "La seule manifestation civique où un grand pays comme la France républicaine puisse se reconnaître, c'est l'unanimité de tous les corps élus, de tous les représentants de la colonie, sénateurs, députés, magistrats municipaux, officiers et fonctionnaires , colons et indigènes , affirmant leur dévouement invariable aux mêmes idées, aux mêmes institutions et au même drapeau".

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La souveraineté du regard

Plutôt que de faire voir un régime, le voyage républicain avait pour mission d'instaurer un point de vue9. Le président Loubet prétendait être vu mais surtout que l'on voit ou qu'on se laisse voir à travers lui. Une doctrine de la mise en visibilité de la république qui se caractérise par deux innovations radicales. D'abord la force d'évocation d'un tel

9. Au maire d'Alger, Altairac, qui réclamait le maintien des "tribunaux répressifs" et la création d'une zone franche, Loubet rétorqua lors du banquet du 16 avril au soir : "La seule manifestation civique où un grand pays comme la France républicaine puisse se reconnaître, c'est l'unanimité de tous les corps élus, de tous les représentants de la colonie, sénateurs, députés, magistrats municipaux, officiers et fonctionnaires , colons et indigènes , affirmant leur dévouement invariable aux mêmes idées, aux mêmes institutions et au même drapeau".

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rituel est censée se constituer par le regard de ceux qui s'en saisissent, grâce à quoi l'honneur rendu au Président est réputé se transférer au peuple dans son ensemble. En réponse aux souhaits de bienvenue du maire d'Alger, Loubet martela l'argument : les allées d'acclamations qui ont partagé la ville, celles qui l'ont accueilli depuis son arrivée, s'adressaient "non à sa personne mais au régime républicain". Une telle précaution est évidemment fruit de l'histoire. Elle se veut fidèle à la définition constitutionnelle du régime : l'institution de la république n'est pas la propriété de celui qui l'incarne. En revanche, elle se soumet à celui qui l'évalue en vertu du principe selon lequel celui qui la regarde est le seul à pouvoir la retenir sous sa vue. Loubet n'est donc à proprement parler que le tenant-lieu de la portée de ce regard. Ensuite, si cet homme se proclame "représentant de la République", c'est parce qu'il est le serviteur d'une admiration devant laquelle sa fonction lui commande de s'effacer jusqu'à la transparence. Pour l'avoir parfois dénié, parfois simplement oublié, certains présidents se sont empêtrés dans l'accusation d"'idolâtrie" ou de "césarisme". Autrement dit, si Loubet accède à une figure d'apparence, c'est qu'il est le gardien des formes du paraître. Sa silhouette porte l'image de la république mais elle s'en écarte néanmoins car il lui faut désapproprier cette représentation du pouvoir de tout incarnation, qu'elle soit individuelle ou communautairew. Depuis son élection, Loubet

10. Avec une conséquence souvent ignorée : sous une constitution républicaine, le chef de l'État ne puise plus dans la haute magistrature qu'il occupe une protection "naturelle" contre l'insulte. Sa personne n'est plus entourée comme celle du souverain monarchique ou impérial d'un culte religieux, ni revêtu de ce caractère inviolable et sacré qui le rendait inaccessible aux traits de l'outrage. D importe donc de le défendre légalement : c'est ce que permet la loi des 27 et 29 juillet 1849, rétablie le 29 juillet 1881, au terme de laquelle sa figure est doublement protégée contre l'outrage par le code pénal et contre l'injure et la diffamation par la loi sur la presse. Sur ce point, cf Louis LORIOT, Des attaques offensantes dirigées contre le président de la République et les citoyens investis d 'un mandat électif, Thèse de

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n'a pas cessé d'en manifester l'exigence. D'où sa réputation de répugner au formalisme et à l'apparat. Dans la presse, on le crédite d'avoir écarté certaines règles du protocole pour leur préférer une simplicité de bon aloi. C'est elle, par exemple, qui l'aurait fait voyager sans escorte lors de l'inauguration du monument Carnot à Dijon, elle qui l'aurait convaincu de se déplacer sans M. Crozier, responsable du protocolett. Elle encore qui l'aurait poussé à abandonner l'habitude de son prédécesseur de se découvrir seulement pour les croix d'officier de la Légion d'honneur. Loubet, lui, reste découvert en permanence. Mieux : il n'hésite pas à embrasser chaque décoré, quelque soit son grade : "je suis le représentant d'une République démocratique où, d'échelon en échelon, tout méritant a droit aux mêmes égards. Personnellement j'éprouverais une véritable gêne à remettre mon chapeau pour récompenser des gens qui n'ont eu le temps ou l'occasion que de gravir le premier degré"t2. En Algérie, cette pédagogie du regard posséde une autre raison d'être : montrer qu'à la hiérarchie coloniale s'oppose la souveraineté nationale, avec sa fiction d'une histoire impersonnelle et collectivet J. D'où l'accent mis sur cette "vérité" républicaine dont le modèle se trouverait, paraît-il, chez les présidents de la république en Suisse et aux États-Unis : "la liberté d'aller et venir sans

doctorat, Faculté de droit de Paris, Arthur Rousseau, 1910, p. 8. 11. Le Figaro du 22 mai 1899. 12. Sur ce point, voir l'article de G. BARBÉZIEUX dans La Paix du 9

avril 1899. 13. Nombre d'éditorialistes hostiles à la "Gueuse" se servent de l'argument

pour mettre en contradiction ses défenseurs . Sous le gouvernement républicain, il faudrait repousser toute prodigalité et toute fiction qui ne seraient pas de nature à subir l'épreuve de la raison critique. Sous le titre "Moeurs de cour républicaine", l'Aurore en donne l'exemple le 9 avri11901 :"Aux États-Unis, un éclat de rire universel accueillerait la proposition de donner au Président une maison militaire et de faire des voyages de ce magistrat de pompeuses tournées royales . Je me suis laissé dire pourtant que le chef élu de ces 75 millions de citoyens ne jouissait pas de moins de pouvoir réel que le mannequin de l'Élysée".

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traîner à la remorque un service d'enthousiasme et un service de réclame"I4. Reste que le projet d'un tel office tourna court.

Ayant pris la place de Léon Bourgeois (obligé de retourner en métropole pour des raisons familiales), Eugène Étienne, le premier vice-président de la Chambre des députés mais surtout l'ami et le "suzerain" de ces communautés d'Afrique du Nord, ne quitta jamais le président. Comme le remarque Combarieu, "partout, il veilla à ce que l'enquête si le Président voulait en tenter une ne soit pas contradictoire"Is. En ne présentant au Président que des colons, en modifiant la définition de l'itinéraire, il put donner au voyage une marque différente. Lui faire célébrer un "peuple de colons" qui avait su mettre en valeur une terre "ingrate et rebelle". Voilà l'autre programme, celui qui sera discrètement mais obstinément suggéré par tout ce que les colons firent voir et entendre au président. Du coup, la légitimité de la citoyenneté se découvre subvertie par le spectacle colonial. Alors qu'en métropole, ces rites politiques mettent en scène la puissance du libre consentement, en Algérie, ils s'enveloppent d'un discours à la fois paternaliste et hiérarchique.

La majesté coloniale

Assimilation ou association ? C'est dans ces termes que se pose, il faut le rappeler, la question de l'intégration de l'Algérie au tournant du siècle. D'un côté, l'esprit égalitaire et formaliste de l'assimilation : son expression privilégiée est la grande loi du 10 août 1871 qui incorpore les trois départements algériens aux départements continentaux et place à leur tête trois préfets soumis aux mêmes directions que leurs collègues métropolitains ; de l'autre une politique antilégislative, de gouvernement d'exception, celle d'une relation de subordination communautaire : l'association. Une

14. Le Temps du 28 juillet 1899. 15. Abel COMBARIEU, Sept ans ... , op. cit. , p. 241.

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politique selon laquelle il importe de conquérir l'indigène par les sentiments, sinon par l'intérêt. Loin des procédures légales, du pouvoir des bureaux et du civisme, le modèle en est militaire, avec son lien de type hiérarchique et organique. Or, en ces années, la politique coloniale oscille d'un espace de légitimité à un autre sans que jamais le pouvoir ne tranche véritablementi6. D'après les notes de Combarieu, le document que le président aurait le plus médité avant son départ fut le rapport présenté par Jules Ferry au Sénat le 27 octobre 189217. Dans ce texte, le "père" de la colonisation républicaine répudiait à la fois la politique de rattachement et celle de la contrainte. Il préconisait "la justice vis-à-vis de l'indigène, le respect des coutumes et des lois musulmanes sous un Gouvernement général qui sache se maintenir au dessus des influences locales et résister à l'ingérence des corps élus". Mais comment imposer une telle ligne en plein triomphe de l'idéologie coloniale ?

En Algérie, la grandeur du voyage ne tint pas à la fiction d'une domination légaliste. Elle naquit du culte d'un paternalisme prétendant gouverner par l'amour des indigènes.

16. Depuis le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, les indigènes musulmans et juifs, devenus sujets français, pouvaient acquérir la citoyenneté en la sollicitant individuellement à 21 ans révolus . Ce geste supposait toutefois l'abandon du "statut personnel", ce droit communautaire qui concernait les pratiques matrimoniales ou de succession. Ainsi, se créèrent dans la population deux catégories : les citoyens français ayant accepté d'être régis par la loi française et des sujets français régis par des lois conformes à leurs croyances. Le décret Crémieux du 24 octobre 1870 organisa pour les juifs une naturalisation collective et obligatoire qui, sous la pression des colons, dut être limitée par la suite aux seuls israélites nés en Algérie avant l'occupation française et à leurs descendants.

17. Discours et opinions de Jules Ferry publiés avec commentaires et notes par Paul Robiquet, Paris, Armand Colin, T. VII, 1898, pp. 286-329. Pour mener à bien cette enquête, Jules Ferry parcourut, lui­même, en avril et en mai 1892, à la tête d'une commission sénatoriale, le territoire de la colonie, interrogeant colons et indigènes jusque dans les villages les plus reculés du Tell.

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Devant les deux-cent-cinquante journalistes convoyés et nourris par le train présidentiel, Loubet dut d'ailleurs s'y rallier. Pour éviter la fronde des élus d'Algérieis, il dut prendre un tel parti. C'est le sens de son discours de réponse au maire d'Alger, Altairac : "Pénétrés par notre exemple, et cédant au rayonnement de l'âme française, les indigènes se rapprochent de plus en plus de nous ; ils conservent leur foi religieuse et leurs antiques coutumes que la France ne cessera de respecter et de protéger ; mais ils nous comprennent mieux ; ils sentent que nous apportons la force et non la tyrannie, la civilisation et non la haine et ils nous aiment en obéissant à nos lois". Distribution concertée des corps et des regards, le dispositif du voyage se soumit cependant à bien d'autres accommodements.

En premier lieu, les fêtes présidentielles se confièrent comme jamais à la science des préséances. Or, des distorsions structurelles affectent ici l'ordre protocolaire. Ainsi des principes du grade et de l'emploi : alors que la métropole défend la primauté du premier sur le second, la colonie pratique l'inverse ; les gé~éraux de division commandant de corps d'armée, les vice-amiraux préfets maritimes doivent abandonner la première place au gouverneur général qui, pourvu souvent d'un grade moins élevé, tient le rôle en Algérie d'un véritable ministre pour tout ce qui n'exige pas de rapports personnels avec le chef de l'État ou d'action directe auprès du Conseil d'État ou des assemblées politiquesi9. Autre

18. Rassurer les colons fut la priorité du président. A la veille de son arrivée, les élus du département voulaient organiser une démission collective afin de protester contre la démission de "leur" gouverneur, Revoil. Une menace que le président dissipa par d'importantes concessions protocolaires comme de décider de recevoir les corps élus en audience particulière avant même les hauts fonctionnaires .

19. Sur cette inversion, voir Maurice BLOCK, art. Algérie, Dictionnaire de l'administration française, Paris, Berger-Levrault, 1898, p. 65. La préséance du gouverneur général fut introduite en termes formels par le décret du 31 décembre 1896. ll prévoyait qu'en cas de conflit avec le commandant du 19ème corps ou le contre-amiral commandant la

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distorsion : la classification des positions de pouvoir appareille statuts et communautés dans une relation profondément inégalitaire2o. La marche des rangs et dignités officielles reproduit une ségrégation raciale. Les corps élus, comme le conseil de département, sont restreints aux citoyens français ; partant, ils cantonnent la population "indigène" à l'espace du non-droit. Certes, la nomination d'assesseurs musulmans (aghas, bachaghas, caïds), au nombre de six sur trente-et-un élus depuis le décret de 1875, fournit un artifice pour corriger cette absence. Mais leur placement "en bout de protocole" n'est qu'un pis-aller. Réduits au rôle de faire-valoir, les chefs "indigènes" relèvent d'une scénographie de mannequins et d'images peintes. Ce qu'ils apportent avant tout ? Une touche de pittoresque, avec le spectacle des burnous se mêlant aux vêtements européens, la musique des nouba et des spahis entonnant la Marseillaise , les escortes de dolmans et de tuniques voisinant avec les longs manteaux flottants des cavaliers arabes ...

À Blida, la réception ne laissa qu'une place dérisoire au mufti pour son adresse de félicitation. Intervenant en dernier, derrière le représentant du culte catholique, le prêtre protestant et le conseil municipal, il trahissait par sa position même la relégation du "corps indigène" aux marges de la société coloniale. À Oran, les représentants musulmans, avec à leur tête, Al Ould Cadi, agha de Cacherou, ne purent saluer le président qu'après les corps consulaires, les ministres du culte, les délégations de maires, les autorités judiciaires et les instituteurs. Habillés d'un grand manteau rouge aux broderies d'or, ils furent également les seuls à s'incliner ostensiblement. À l'évidence, dépourvue d'existence solennelle autre

marine en Algérie, la voie de la réquisition lui assure le dernier mot. 20. Sur la genèse et le fonctionnement de cet ordre des préséances, voir

notre article, "Les rangs du pouvoir. Régimes de préséances et bureaucratie d'État dans la France des XIXème et XXème siècles", dans Y. DELOYE, C. HAROCHE, O. IHL, Le protocole ou la mise en forme de l'ordre politique, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 233-261.

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qu"'exotique", la présence musulmane révélait les limites du patriotisme colonial. Plus encore : la marginalisation de la première obligeait le second à se découvrir, portant son ventre comme un saint-sacrement sur une estrade aux draperies rouges, toute pavoisée de drapeaux. Comme si, tout à l'honneur d'une minorité blanche imbue de ses privilèges, la république n'était plus en Algérie que le reposoir cocardier d'un embonpoint béatifié2I.

En second lieu, les décorations distribuées par le président de la république consacrent la distinction entre deux mondes : celui des colons et celui de la colonie. Possédant la valeur d'un gage de mérite, elles portent ombrage à l'égalité citoyenne en confortant des clivages de type communautaire22. Qu'on en juge : si les colons européens accèdent aux grades les plus élevés, les indigènes sont récompensés, eux, par des rangs plus modestes. Quant l'émulation honorifique ne s'opère pas par un jeu de médailles particulier : ainsi, les ordres coloniaux de l'Étoile noire, de Nicham-el-Anouar, de l'Étoile d'Aujouan récompensent moins des actions d'éclat que

21. Marx en fit le constat lors de son séjour à Mustapha supérieur en février 1882, tout en restant prisonnier dans la formulation du rapport de colonisation, du schème évolutionniste cher aux travaux de H. Morgan, celui de systèmes de parenté et d'organisation familiale échelonnés en "stades" de l'histoire de l'humanité (sauvagerie, barbarie, civilisation ... ). En revanche, il saura mettre à jour le régime d'exemplarité qui était constitutif de la domination des clans : celui d'une mise en scène anthropologique du châtiment qui, en refusant de rendre la tête des bédouins décapités, frappait de terreur puisqu'une telle pratique interdisait, dans le code musulman, l'accès au monde du salut (Lettres d'Alger et de la Côte d'Azur, traduites et présentées par Gilbert BADIA, Paris, le Temps des Cerises, 1997).

22. Par comparaison, lors de son voyage dans la Drôme en 1905, Loubet distribua sept décorations de la Légion d'Honneur, douze du mérite agricole, vingt de l'Instruction publique, onze de la Mutualité et quarante-deux médailles d'honneur dont vingt-quatre du Travail et douze des Ponts et Chaussées. Sur ce voyage, voir Jean et Françoise LOVIE, Montélimar au temps d'Émile Loubet, Plein-Cintre Éditions, 1989.

Le voyage du président Loubet en Algérie 231

des hommes à part, des hommes distingués parce que déjà distincts. ll arrive parfois que certains indigènes accèdent à la Légion d'Honneur. Mais la hiérarchie coloniale reprend alors le dessus au profit d'autres signes de supériorité. Combarieu note avoir vu lors d'un banquet, à Sétif, un administrateur colonial parler à un chef arabe, cravaté de la Légion d'Honneur, "sur le ton de la plus choquante impertinence"z3 Une anecdote qui montre d'abord que les insignes de la vertu, s'ils rendent visibles une dignité particulière, ne suspendent nullement les prérogatives de l'aristocratie coloniale. D'où leur éclat ambigu. Gloire acquise, la distinction demeure subordonnée, dans les colonies, à la gloire héritée : celle des titres de naissance et des attributions physiques. Mais l'anecdote insinue encore autre chose : et si le prestige de ces prix, au lieu d'une récompense sanctionnée par le mérite, ne recouvrait qu'un banal encouragement de complaisance ? Si la profusion de ces honneurs n'était qu'affaire de faveurs et de courtisanerie ? Il n'y aurait plus alors qu'à y dénoncer un instrument de contrôle, voire la marque d'une duplicité comme le fera Henri Rochefort en évoquant "ces superbes caïds tout constellés de décorations qui viendront assurer l'hôte de l'Élysée de leur dévouement à la noble nation française qu'en réalité ils voudraient savoir toute entière au fond de la Méditerranée"24. Signes d'honneur prostitués à des hommes déshonorés, les rubans présidentiels n'auraient dans ce cas qu'un rôle : celui de faire apparaître à l'oeil nu une servitude que l'hypocrisie et la force étaient parvenu à dissimuler sous les dehors de l'honneur et du mérite.

23. Abel COMBARIEU, Sept ans à l'Élysée, op. cit., p. 242. 24. L'Intransigeant du 13 avril 1903.

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Répartition des distinctions honorifiques accordées lors du voyage du président Loubet en Algérie

(Données établies à partir d'un échantillon de 127 médailles sur un total d'environ 200)

n= 127 Colons français

Militaires 1 Autres etchefs européens

Commandeur de la Légion d'honneur

Grand-Officier

Officiers

Chevaliers

Médaille militaire

Palmes académiques

Mérite agricole

Médailles coloniales

Total

7

44

7

3

2

4

68

"indigènes"

9

2

7

18

3

16

15

5

41

En troisième lieu, si les distinctions de grades, de confessions et d'origines furent exacerbées, l'apparat du cortège se rehaussa lui aussi lors de ce voyage, de signes de majesté. A Alger, le landau se transforme en véritable "char de l'État". Tirée par six chevaux d'artillerie, cette grande voiture de gala, très haute, montée sur des ressorts, fut escortée de deux pelotons reliés par une ligne de cuirassiers à droite et à gauche et entourés de spahis comme de deux officiers à cheval aux portières, au point d'évoquer les attelages des entrées royales. Signe qui ne trompe pas : les troupes qui font la haie sur le parcours, l'escorte à cheval qui ouvre le cortège, présentent les armes au lieu comme l'établissait le nouveau règlement du général André, d'avoir l'arme au pied. A cela

Le voyage du président Loubet en Algérie 233

s'ajoute le faste ostentatoire des réceptions officielles. A Mustapha supérieur, commune de 50 000 habitants qui domine les terrasses d'Alger et où se trouve le palais d'été, le banquet offert aux membres des ambassades étrangères comme aux hauts fonctionnaires de la colonie fut un véritable spectacle des Mille et Une Nuits. Illuminant le ciel d'Alger, des milliers de lampes électriques de toutes les couleurs avaient été placées sous les arcades, les voûtes et dans le parc par deux maîtres de décoration parisiens, MM Paz et Silva. Comme s'il fallait éblouir les regards de toute la baie. Éblouir et non pas éclairer : en dehors d'une visite aux écoles de la Ligue de l'Enseignement et de l'inauguration d'un lycée de jeunes filles à Alger, les Lumières du savoir ne retinrent, elles, que faiblement l'attention. Autre signe remarqué : le président finit sur la route de Sidi-Bel-Abes par abandonner le claque ou le haut de forme. Il se recouvrit d'un casque de liège recouvert de toile blanche et invita la centaine de personnes qui le suivaient à en faire de même. Un geste qui pour tous exprimait une évidence lourde de sous-entendus : la république s'était coiffé du casque des colons2s. Difficile dans ces conditions de ne pas ressusciter des attitudes féodales comme ce rite d'adoubement qui consista pour le Président, au Kreyder, à se faire baiser la main par les chefs des douars afin de leur faire avouer, selon le rite musulman, la souveraineté de la France. Difficile, à l'inverse, de ne pas provoquer des réprobations des milieux les plus républicains. Lors du banquet au Palais d'été, quand Émile Loubet se leva pour prononcer son discours, tous les convives à la table d'honneur se mirent debout, tous sauf le ministre de la Marine, Camille Pelletan, qui resta assis, les coudes sur la table, en grognant : "On ne se lève pas pour entendre le Président de la République, c'est un homme comme les autres"26. On le voit : loin d'illustrer le

25 . Le Temps du 19 avril 1903. 26. Abel COMBARIEU , Sept ans à l'Élysée, op. cit. , p . 236. Sur la

position politique de Pelletan dans le cabinet Combes, voir la thèse récente de Paul BAQUIAT , Une dynastie de la bourgeoisie

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thème de l'égalité civique, le voyage magnifia la majesté du pouvoir d'État. Prisonnier d'un modèle de partition sociale, il se confia à une autre mise en scène : à un jeu de façades et de fictions qui, entre l'existence de la république et l'épreuve de son absence, solennisait la grandeur d'une citoyenneté devenue privilège.

Des acclamations sous séquestre

Au lieu de rétablir un terrain d'entente entre le Français, l'étranger, notamment espagnol et italien, l'Arabe et le Kabyle, le voyage de Loubet forçait l'Algérie à se voir telle que l'homme blanc la représentait. D'où l'extrême susceptibilité des forces coloniales21. En ces années où l'Algérie s'affirmait comme le bien propre des colons2s, l'action des ligues antisémites et nationalistes faisaitt rage. Les émeutes d'Alger et d'Oran en 1897-98 avaient rendu suspect le thème de l'assimilation29. Quant à l'armée, elle apparaissait frappée de discrédit depuis ses rédditions face à l'Allemagne au point d'être cantonnée dans un rôle purement répressif. Enfin, une politique offensive se développait contre les musulmans au nom de !"'autonomie" et de la "pacification" de la terre algérienne : affaiblissement du système judiciaire traditionnel, fermeture d'écoles coraniques, francisation de

républicaine. Les Pelletan, Paris, L'Hannattan, 1996, p. 301 et s. 27. Un seul exemple : la presse nationaliste jugea sévèrement l'attitude du

bey de Tunis. Sa condition de "protégé de la France" lui interdisait, selon elle, de porter le premier toast lors du banquet à la Résidence générale, le 27 avril , car cela transformait les représentants de la France, notamment le président et le résident Pichon, en de "serviles sujets".

28. Jean-Claude V ATTIN, L'Algérie politique. Histoire et société, Paris, FNSP/A. Colin, 1974, p. 117.

29. Sur ce point voir Yves DELOYE, Citoyenneté et sens civique dans l 'Algérie coloniale : l 'émancipation politique de la minorité juive au X/Xème siècle, mémoire de DEA, Université Paris 1, 1987, p. 54

Le voyage du président Loubet en Algérie 235

l'enseignement, lutte contre les représentants de la communauté musulmane (cadis, djemaa ... ). Au milieu des bruits d'armes, ceux des batailles de la conquête comme ceux des soulèvements indigènes, l'Algérie s'éloignait de plus en plus du "modèle" départemental pour redevenir une colonie à part entière.

Président des délégations financières, M. Bertrand le dira sans ambages : "l'Algérie tout en restant attachée à la France doit bien être définitivement traitée en colonie ; à ce titre il lui faut une législation spéciale sur laquelle les colons doivent être consultés". Et de dénoncer "un passé qui ne doit pas revivre et écarte définitivement les théories d'assimilation à outrance comme un système d'administration qui, par ses lenteurs et son manque d'unité a souvent produit de graves mécomptes". Comme vingt-cinq ans plus tard lors du centenaire de l'Algérie française, les fêtes présidentielles seraient tout au bonheur de la hiérarchie coloniale3o. Comment les colons n'auraient-ils pas triomphé ? Ils venaient de substituer à la tradition du voyage l'actualité de ses usages. Dès lors, il ne leur restait plus qu'à se faire les serviteurs de ces apparences puisque celles-ci étaient mises docilement à leur service.

Pourtant, l'inquiétude ne disparut pas en ce printemps 1903. Si la quasi-totalité de la population européenne fut présente sur le parcours, le monde indigène, lui, demeura à la lisière des célébrations. Le journaliste du Temps le relève dans ses notes : à Relizane, aux abords des douars, se pressent des indigènes qui, silencieusement, regardent passer le train présidentiel parti pour Saint Denis du Sig. Ailleurs, c'est le correspondant du journal L'Éclair qui se déclare "frappé du

30. Il pourrait être intéressant de mettre en perspective le champ d'action défini par ces célébrations, notamment de traquer l'évolution des procédures et des usages qui leur sont constitutifs. Il faut signaler l'aide précieuse qu'apporterait dans cette optique l'étude de Nicolas MOLL, Le pouvoir colonial et sa symbolique : le centenaire de l'Algérie française en 1930, mémoire de maîtrise, Institut d'histoire d'outre-mer, Université d'Aix-en-Provence, 1989.

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spectacle de ces foules algériennes où les blancs manifestent leur joie ou tout au moins leur curiosité du cortège présidentiel tandis qu'à côté d'eux des faces brunies, bronzées, abritées du turban, restent immobiles, froides, sans un geste, sans un muscle qui bouge, le regard fixe, énigmatique, sinon inquiétant". Au vrai l'anxiété des colons ne manque pas de motifs : avec la chute du prix des céréales sur le marché mondial depuis 1893, le ralentissement du mouvement de colonisation, la naturalisation de milliers d'Européens opérée par la loi de 1889 : la croissance démographique des communautés plus anciennes, juive et musulmaneJI. Mais, il y a plus. li y a ce terrible désavoeu d'un "indigène" qui, sous sa figure de musulman ou de juif, n'est pas citoyen. Ne pouvant être complice, sa présence devient un miroir. Et des plus cruels. Elle dévoile l'indécence d'une parade militaire comme la violence d'une domination raciale, bref montre ce qui était banni du visible : le système en trompe-l'oeil d'une fête faussement républicaine.

L'envers du décor

"Les Arabes laissent pénétrer difficilement leurs sentiments"32. L'argument le signale à sa manière : en face de l'orgueil des vainqueurs, l'absence de l'indigène trouble autant que sa présence inquiète. A Oran, le président passe sous un arc de triomphe sur lequel figure , en lettres d'or, "La cité républicaine d'Oran à M. Loubet, président de la République". Mais pour rencontrer la population israélite, il doit faire un

31. Devant la commission d'enquête parlementaire de 1900, le président des délégués non-colons, Vinci, fit cette déclaration très révélatrice : "Les Indigènes ont presque quadruplé depuis 1866. S'ils continuent dans dix ans ils seront dix millions et dans trente seize. C'est là qu'est le danger", cité dans Yves DELOYE, Citoyenneté et sens civique dans l'Algérie coloniale, op. cit., p. 143.

32. L'Éclair du 18 avril 1903.

Le voyage du président Loubet en Algérie 237

détour par l'entrée de la rue des Jardins ; c'est là que, refoulée par les mesures antisémites de l'ancienne municipalité et confortée par le statut personnel, la communauté se tient massée, dans un silence oppressant33. Sur le trajet de Chéragas à Guyotville, Combarieu découvre, lui, trois indigènes loqueteux accroupis contre un mur : "ils n'ont pas détourné la tête pour regarder, à dix pas d'eux, la voiture du Président ni le cortège, ni les cavaliers, ni les brillants uniformes ; ils sont restés figés dans leur immobilité. Indifférence ? ai-je demandé à l'un des officiers. Non, répond­il, dédain pour les Roumis".

Sous le regard de l'indigène, c'est l'image d'une célébration civique qui se consume. D'un côté, il y a bien le décor algérien. Les tentures et draperies tricolores sur la blancheur des maisons, les trophées et les drapeaux aux fenêtres, les arcs de triomphe aux carrefours, les arabesques des maisons maures piquées de décorations multicolores et partout sur les quais et dans les rues, des Européens et quelques indigènes faisant un accueil enthousiaste au cortège officiel. Mais, de l'autre, le voyage expose ses artifices et ses coulisses. S'enfermant dans la question du statut plutôt que dans celle de la citoyenneté, il s'avoue règne de l'illusion et du faux-semblant. D'ailleurs, qu'incarne un tel rite ? Moins l'ordre républicain des colonies que l'ordre colonial de la République. Les derniers discours de Loubet en portent témoignage. Ce qu'ils célèbrent, c'est moins les valeurs des droits de l'Homme que la rentabilité d'un investissement. D'où leur cascade de statistiques : la création de 4000 km de chemin de fer, l'irruption de 30 000 km de routes, le

· creusement d'une dizaine de ports, le commerce extérieur de près de 700 millions, l'exportation de 3 millions d'hectolitres de vin ... Une liste de satisfecits destinée à faire oublier le Jules Ferry de la dénonciation du Code forestier ou celui récusant

33. Sur l'histoire de la communauté juive d'Afrique du nord, H.Z. HISCHBERG, A History of the Jews in North Africa, 2 T. , Leiden, E.J. Brill , 1981.

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l'article 825 du Code civil comme un monument de la spoliation coloniale34.

Pris à revers, l'institution du voyage subissait de plein fouet le regard indigène. Avec le risque de contaminer jusqu'à la figure même du président-monarque : le président n'était-il pas lui-même une fiction décorative ? Certains n'hésitèrent pas à le suggérer : "Quélles que soient les prérogatives présidentielles inscrites dans la Constitution, elles ne sont en réalité que ce que nous nous figurons qu'elles sont, que ce que l'usage qu'en ont fait les présidents les as faites, que ce qu'elles sont devenues par la jurisprudence des pouvoirs publics et de l'opinion. Or, d'après cette jurisprudence, les prérogatives présidentielles ne sont que des fictions constitutionnelles, le Parlement est tout et le Président n'est rien". En somme, juché sur un carrosse royal, précédé par un tourbillon de cavalerie, le président ne faisait que jeter de la poudre aux yeux. Ce qui conforterait l'opinion selon laquelle il fallait à "cet Exécutif, qui n'est qu'un fantôme coûteux et convoité, ou un pouvoir constitutionnel avec un Président, ou une autorité originelle ave~ un Roi"3s. En attendant, ce n'était plus le Président qui, figure panoptique, contemplait le déploiement hiérarchique des fonctions d'État. Désarticulé, son corps de gloire cédait la place à celui, médiocre et rabougri, du citoyen de Montélimar. Un corps que les indigènes pouvaient même, quant à eux, juger indigne d'un "sultan européen".

Considérer que la majesté coloniale opère comme un trompe-l'oeil, c'est aussi indiquer que le spectacle n'est pas là où on le pense36. Dans la bouche de plusieurs éditorialistes, le

34. Discours et opinions de Jules Ferry ... , op. cit. , p. 290 et suiv. 35. Le Gaulois du 19 avril 1903. 36. L'illusion est le grand thème auquel s'applique l'imagination des

observateurs venus de la métropole. Comme si la colonie était avant tout un système capable de transformer chacun en acteur inconscient d'un jeu prémédité. D'en faire le complice de tréteaux de charlatans. C'est à ces apparences que se rétère Jules Ferry lorsqu'il avance que son voyage d'études "ne s'est pas borné aux façades de la colonie, à

Le voyage du président Loubet en Algérie 239

véritable spectateur, ce fut Loubet. Et un spectateur abusé : il n'aurait vu que la "façade africaine", trop de gens ayant intérêt à lui en cacher les dessous. Dans la presse socialiste, l'accusation se fait plus précise. Les visites pittoresques - les gorges de la Chiffa, le ruisseau des Singes - ont pour fonction de cacher les pénitenciers agricoles où des milliers d'Arabes étaient menés au travail, chaîne aux pieds et aux mains après avoir été dépouillés de leurs troupeaux, leurs terres administrativement confisqués. C'est pourquoi "une fois la caravane passée, on enlèvera les décors, on remisera les costumes ; il n'en restera que la poussière et le plancher vermoulu d'un théâtre en faillite"37. Cette crainte du faux­semblant se nîche dans les plus petits détails. Comme à Guyotville, sous l'arc de triomphe, lorsque le président reçoit d'un petit garçon et d'un petite fille habillés de trois couleurs une couronne de pampre et des grappes de raisin. Les raisins ne mûrissant pas en avril, même sous le climat d'Alger, on observa avec gravité que les grappes étaient artificielles si les enfants étaient, eux, bien vivants ... Et que dire de la platitude des discours présidentiels. Certes, c'est le propre de ce genre de harangues que tout le monde ou à peu près puisse y trouver son propre éloge. Cela n'empêche pas les groupements politiques de prendre prétexte de ses paroles pour exalter leur propre ligne de conduite3s. A en croire les chansonniers comme le montmartrois H.V. Hyspa, dénoncé à la tribune par le président du Conseil, cette faiblesse aurait miné comme jamais la parole présidentielle : en Algérie celle-ci n'aurait pu

nos villes du littoral , petites ou grandes dont le rapide essor éblouit les yeux". Et d'évoquer le spectre du "voyage à la Potemkim", Rapport sur le gouvernement de l'Algérie, op. cit., p. 288.

37. L'Intransigeant du 13 avril1903. 38. D'où l'incident d'Oran : le président en regardant le maire, fils d'un

proscrit de 1852, aurait eu ces mots : "ne proscrivons personne". Répercutée par l'agence Havas, la formule fut immédiatement interprétée en métropole comme une critique de la condamnation judiciaire de Déroulède, voire de la lutte engagée contre les congrégations par le ministère Combes.

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sonner clair qu'à la condition de sonner creux. Voué par la "Constitution Grévy" à distribuer de la conciliation, ce langage fut ainsi à l'image de la fonction présidentielle toute entière : condamnée à n'exister que présidée par les susceptibilités qu'elle devait justement supplanter.

Le toast du président dans ses tournées en province Paroles :H. V. Hyspa --Air: T'en souviens-tu, disait un capitaine

Je suis heureux ... et je vous remercie Du grand espoir que vous fondez sur

nous ... Je suis heureux ... ,et puisqu'on m'y convie,

Je dirai plus ... ,je dirai ... comme vous. La République 'sera toujours prospère, Tant qu'elle vivra ... dans la prospérité

C'est dans cet esprit que je lève mon verre Et que je bois à sa félicité

II Je suis heureux ... lorsque je considère

Que le progrès ... a marché ... jusqu'ici ... Vos hôpitaux sont pleins, tout est prospère

Et le négoc'ne va pas mal .. . , merci. Les banquiers prennent jusqu'au dela des

frontières Vos intérets ... , et votre capital ...

C'est dans c't esprit que je lève mon verre Et que je bois au progrès général .

III Je suis heureux .. . ma joie est ineffable, Et c'est un peu pour ça que je vous l'dis,

Heureux .. , de boire, -en ce jour mémorable,

Qui tous ensemble ... ici. .. nous réunit­Aux habitants, tout comme aux

fonctionnaires, Aux étrangers ... qui ne sont pas d'ici ...

C'est dans c't esprit que je lève mon verre Et que je bois toujours ... en attendant.

IV Je suis heureux ... , comm'vous j'ai

l'espérance De voir un jour le pays ... plus uni .. .

Je n'en parle jamais ... sans que j'y pense, Et cependant... ça s'ra toujours ainis

Tant que la France, hélas !. .. puis-je le taire ?

S'ra divisé ... par les dépatemtns. C'est dans c'tesprit que je lève mon verre

Et que je bois toujours ... en attendnt. v

Je suis heureux ... de boire, on l'imagine, A nos marins, ces braves matelots ,

Sans les marins ... y aurait pas de marine, Sans les marins pas d'eau, pas de vaisseaux

! Grâce aux marins, c'est extraordinaire, Nos cuirassés ... reviennent souvent sur

l'eau. C'est dans c't esprit

VI Je suis heureux ... ? de nos flottes navales, Mais r'rnettons la question sur le terrain ; Votre campagne est... agreste et.. . rurale

Et votre vile ... est urvbaiaine ... , oh ! combien! ...

Vos monuments ... c'est pas d'la petit'pierre, Sont historique's ... , ou l'seront demain ...

C'est dans c't esprit que je lève mon verre Et que je bois encor ... le verre en main.

Le voyage du président Loubet en Algérie 241

La fin d'un mythe

Le 30 avril au soir, le président Loubet fume sa pipe debout sur le pont du Jeanne d'Arc. Au loin, le rivage algérien s'éloigne. Le voyage est terminé. Que laisse-t-il dans son sillage ? Bien sûr, des impressions ensoleillées : un cortège marchant, à El-Biar, sur un sol jonché de fleurs, une plaine de la Mitidja rivalisant par l'opulence et le soin des cultures avec les riches cantons de la Normandie, des centres de colonisation comme Lamoricière, crée en 1898, et déjà composée de plus d'un millier d'habitants, tout occupé à défricher et à planter, de longues files de ceps verdoyants s'allongeant à perte de vue, des sillons droits et sarclés, des routes gravissant des coteaux à l'infini. En somme, l'image de l'abondance et de la civilisation. Mais aussi, derrière la satisfaction des colons, exprimée par toutes les dithyrambes de l'admiration, un démenti cinglant : ce "problème" indigène créé de toutes pièces par la colonie, un monde d'hommes soumis et dépouillés, un déni de droit mettant la citoyenneté aux bancs des accusés. Le miroir colonial aura bien été une terrible épreuve. Comment Loubet, ce fils de paysans si représentatif des "nouvelles couches" de la Illème république39, aurait-il pu l'ignorer : durant le voyage, le rapport de domination avait subverti la fonctionnalité du pouvoir. Et de la pire des manières, en l'identifiant au corps des blancs. Apostrophé par le secrétaire général de la présidence, Loubet laissa échapper ce remords : "Les fonctionnaires français devraient se tenir au dessus des colons et des indigènes comme des arbitres ... Il faudrait se pénétrer des idées de Ferry ... Mais (comment) les faire entrer dans la pratique? ... ". Les formes de l'autorité coloniale étaient trop éloignées de l'idéal républicain. L'épisode du K.reyder en témoigne, avec son défilé de chefs arabes baisant l'un après l'autre la main de leur souverain, assis sous la tente. Là

39. Adrien DANSETTE, Histoire des présidents de la République, Paris, Plon, éd. de 1972, p. 143.

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encore, Loubet fut le témoin à contre-emploi d'une gloire qu'il prétendait nier : "J'ai été gêné et humilié par cette cérémonie. J'avais prié qu'on me l'épargnât mais toutes les autorités algériennes, civiles et militaires, m'ont affirmé qu'elle était indispensable pour maintenir la supériorité et le prestige de la France". Étrange voyage, en définitive, que celui effectué par un citoyen-président dans l'Algérie des colons. Sa mise en scène durant quinze jours, loin d'attacher la colonie à la métropole l'en avait détachée. Car loin de consacrer un nouvel office du regard, le voyage fut détourné et approprié par les représentations coloniales40. Plus grave : la puissance d'un tel déploiement de fastes aurait du tenir à une possession sans surprise, le travail d'encadrement du rite consistant à s'assurer que ce qu'on voyait coïncidait bien avec ce que l'on devait voir. Or, le désavoeu de la république et le regard du colonisé ont contraint le président à ne voir que des images en miroir de sa propre appartenance au monde des Blancs. Cruelle désillusion pour une république qui se déclarait citoyenne. Sur ce rivage de la Méditerranée, elle s'était épuisée à éloigner l'ombre d'une réalité que sa mise en scène précédait en croyant la fuir : le spectre colonial.

40. D'où la mise en récit si caractéristique des textes coloniaux dans leur ensemble, celle de parler un monde indigène à travers un récit qui feint de le faire parler de façon autonome. Sur cet aspect du récit colonial, voir David A. CHAPPEL, "Active Agents versus Passive Victims : Decolonized Historiography or Problematic Paradigm ?", Comtemporary Pacifie, n° 7, 1995, p. 303-326."