Secteur du handicap : les métamorphoses d'une gestion associative

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Les publications présentées en vue d’une éventuelle audition Robelet, M., Piovesan, D., Claveranne, J.5P. et Jaubert, G. (2009), “Secteur du handicap : les métamorphoses d’une gestion associative”, Entreprises et histoire, n°56, pp. 85–97. Cret, B., Jaubert, G. et Robelet, M. (2013), “La (dé)construction politique des associations gestionnaires d’établissements”, Terrains & travaux – ENS Cachan, Vol. 2, n°23, pp. 39– 58. Cret, B. et Jaubert, G. (2014), “Contre la thèse de la marchandisation du social : l’exemple des travailleurs handicapés en établissements et services d'aide par le travail (ESAT)”, Gérer et comprendre 5 Annales des mines, n°115, pp. 54–63. Jaubert, G. (2014), L’invention de la gouvernance managériale des associations; gestionnaires du secteur du handicap : une approche sociohistorique de la construction d’un modèle institutionnel, Thèse de doctorat en sciences de gestion sous la direction du Pr. Jean5Pierre Claveranne, mention très honorable avec félicitations du jury, 412 p.

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SECTEUR DU HANDICAP : LES MÉTAMORPHOSES D'UNE GESTIONASSOCIATIVE Magali Robelet et al. ESKA | Entreprises et histoire 2009/3 - n° 56pages 85 à 97

ISSN 1161-2770

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2009-3-page-85.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Robelet Magali et al., « Secteur du handicap : les métamorphoses d'une gestion associative », Entreprises et histoire, 2009/3 n° 56, p. 85-97. DOI : 10.3917/eh.056.0085--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2009, N° 56, pages 85 à 97 85

© Éditions ESKA, 2009LA GESTION DES ASSOCIATIONS

À BUT NON LUCRATIF

SECTEUR DU HANDICAP :LES MÉTAMORPHOSES

D’UNE GESTION ASSOCIATIVEpar

Magali ROBELETmaître de conférences de sociologie

David PIOVESANmaître de conférences de sciences de gestion

Jean-Pierre CLAVERANNEprofesseur de sciences de gestion

Guillaume JAUBERTdoctorant

GraphosUniversité Lyon III

Est-ce qu’une grande organisation associative se développe à l’imagedes grandes firmes industrielles, selon une logique similaire à ce qu’amontré l’historien Alfred Chandler ? C’est ce que se demandent lesauteurs, qui s’intéressent ici à la genèse et à la transformation d’uneassociation de parents d’enfants inadaptés en région Rhône-Alpes. Ilsmontrent sa capacité de transformation selon des contextes et deslogiques diverses, tout au long du second XXe siècle. Et ils montrentque des parcours professionnels dans une grande entreprise commeRhône-Poulenc peuvent avoir des répercussions importantes dans lesecteur associatif…

Des militants parents d’enfants handica-pés, des pédopsychiatres soucieux d’étayerune nouvelle discipline médicale, des pou-voirs publics dépourvus de solutions enréponse aux demandes des parents et unepériode d’après-guerre propice aux innova-

tions sociales : ces éléments dessinent uneconjoncture favorable à l’élaboration d’uneintervention originale de l’État. En laissantaux associations le quasi-monopole de lagestion des établissements pour personneshandicapées, les pouvoirs publics vont per-

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86 ENTREPRISES ET HISTOIRE

mettre la création d’un secteur économiquehybride entre un marché lucratif d’opérateursprivés et un service public d’État1.Aujourd’hui, ce secteur est dominé parquelques grandes associations, principauxopérateurs locaux aux côtés d’une myriadede petites associations2. La particularité deces « entreprises associatives » est d’articu-ler, selon des modalités variées, des disposi-tifs d’entreprise (mesurés par l’importancedu budget et le nombre de salariés) et des dis-positifs militants (dont témoignent l’impor-tance des ressources privées ou le nombre debénévoles actifs)3. Si ces critères sont utilespour dresser une typologie des entreprisesassociatives, ils renseignent peu sur les rai-sons du déploiement (ou pas) des pratiquesgestionnaires ni sur leurs modalités d’intro-duction et leur contenu.

Pour l’historien Alfred Chandler, le déve-loppement de la grande firme se traduitcertes par des transformations organisation-nelles (adoption d’une structure multidivi-sionnelle) mais aussi par la mobilisation detechniques et outils de gestion (la comptabi-lité, le contrôle de gestion, le recours à unehiérarchie intermédiaire de managers). Sil’on adopte une définition extensive de lagestion comme l’ensemble des mesuresvisant la maîtrise et le contrôle de la condui-te de l’organisation, limitant la place de lasubjectivité et de l’arbitraire4, l’analogiesemble dès lors possible entre l’apparition dela grande entreprise associative (leader poli-tique et économique du secteur du handicap)et celle de la grande firme industrielle analy-sée par Alfred Chandler5. L’entreprise asso-ciative ou l’association gestionnaire, qui à la

fois représente et défend une cause et gèredes fonds publics, apparaît même comme unobjet particulièrement pertinent pour analy-ser la manière dont les pratiques et les dis-cours de gestion sont définis et mis en œuvredans les organisations.

Cependant la façon dont les associationsdeviennent et se comportent comme desentreprises associatives ne peut s’analysercomme le strict décalque de l’apparition desgrandes firmes industrielles. Les associationssont en effet des lieux où la gestion, a priori,ne va pas de soi. L’histoire des rapports queles entreprises associatives du secteur duhandicap entretiennent avec la gestion appa-raît plutôt comme une histoire heurtée, faitede tournants au cours desquels se trouventrediscutées la légitimité et les modalités del’action gestionnaire.

Pour comprendre l’évolution des rapportsque les entreprises associatives entretiennentavec les pratiques gestionnaires, les détermi-nants techniques et la situation concurrentiel-le, si importants chez Chandler, apparaissentsecondaires au regard d’autres facteurscomme l’identité culturelle et sociale desdirigeants et les modalités d’intervention del’État6. L’attachement affectif des dirigeantsà la cause qu’ils défendent et leurs concep-tions de la bonne gestion permettent de com-prendre certains choix. Par ailleurs, même sil’État « délègue » aux associations la gestionde fonds publics, la définition des popula-tions et des modalités de prise en charge despersonnes handicapées, des règles adminis-tratives d’autorisation, de financement, deplanification orientent les pratiques de ges-tion des associations.

1 M. Chauvière, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Paris, Éditions ouvrières, 1980.2 Le secteur du handicap (enfants et adultes) est constitué aujourd’hui de plus de 8 500 établissements et services. Lesassociations gèrent plus de 90 % de ces structures.3 Sur la spécificité gestionnaire de ces associations, cf. F. Bloch-Lainé, « Entre l’administration et le marché : les asso-ciations gestionnaires », Revue d’économie politique, n° 4, 1977, p. 548-564 ; E. Marchal, « L’entreprise associative,entre calcul économique et désintéressement », Revue française de sociologie, juillet-septembre 1992, p. 265-390 ; M.Hély, « Les différentes formes d’entreprises associatives », Sociologies pratiques, n° 9, 2004, p. 27-51. 4 V. Boussard, Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, Paris, Belin, 2008.5 A. D. Chandler, Stratégies et structures de l’entreprise, 2e édition, Paris, Éditions d’organisation, 1989.6 N. Fligstein, The Transformation of Corporate Control, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990.

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Cet article retrace donc historiquement etanalyse les différentes modalités de formula-tion et de pratique du rapport à la gestion dansune association de parents d’enfants handica-pés, qui gère aujourd’hui quarante-six établis-sements et est l’un des premiers opérateursdans son département. Il s’agit de l’ADAPEI(Association départementale des amis etparents d’enfants inadaptés) du Rhône7. Lorsde sa création en 1948, la gestion est d’abordconsidérée comme une fonction technicienne,moins noble que celles de la mobilisationpolitique ou de l’entraide et de la charité. Dèslors que l’association considère que gérer desétablissements vient conforter la cause qu’el-le défend, elle s’engage dans une gestionentendue comme le développement dunombre d’établissements et de places pourpersonnes handicapées. Progressivement, lafonction de gestion se développe et se diver-sifie et de nouvelles pratiques de contrôle desactivités apparaissent, circonscrites toutefoisà la gestion des établissements les plusouverts aux logiques de marché.

1. ÊTRE OU NE PAS ÊTRE UNE ASSOCIATION GESTION-NAIRE ? LE DILEMME DES ENTREPRENEURS DE CAUSE (1948-1963)

Les parents d’enfants handicapés quifondent l’ADAPEI du Rhône en 1948 font

le choix d’une association d’entraide fami-liale et de combat politique mais refusent deprendre en gestion des structures d’accueil.Ce parti pris, rompu en 1963, permet dequalifier les premiers dirigeants de l’asso-ciation d’« entrepreneurs de cause »8. Lanoblesse de la cause défendue relègue lagestion au rang de tâches techniques etd’une simple intendance.

1.1. L’enfance inadaptée, nouvelobjet de politique publique

Tout au long du XIXe et au début du XXe

siècle, des initiatives privées éparses etd’inspiration diverses (allant du catholicis-me social à la philanthropie humaniste) semultiplient dans un contexte où il existe peude solutions pour les enfants handicapésmentaux9, tant le handicap mental se trouveconfiné dans le secret des familles, retiréderrière les enceintes des asiles psychia-triques ou, pour les classes aisées, placédans des instituts étrangers. Mis à partquelques rares jardins d’enfants (dont lavocation est occupationnelle et non éducati-ve) souvent accueillis dans les salons desappartements bourgeois des premiers mili-tants, il n’existe pas de véritable structureadaptée au handicap mental : « De quelquecôté que les familles se tournassent, ellesn’éprouvaient que déboires, désespérance,et finissaient par se replier sur elles-mêmes,souvent en cachant l’enfant déficient autant

7 Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche participant au programme « Le handicap, nouvel enjeu desanté publique » engagé par l’IRESP (Institut de recherche en santé publique) sur la période 2008-2010. Le projet apour objectif d’analyser les transformations de la gouvernance associative dans le champ du handicap, sous l’effet defacteurs externes (réformes, lois, concurrence entre associations) et internes (renouvellement des administrateurs,choix de stratégie et d’organisation…). Les résultats présentés sont issus d’un premier travail d’enquête auprès del’ADAPEI du Rhône, qui comprenait une analyse des archives (1949-2006) et une quinzaine d’entretiens. Les auteurstiennent à remercier le président de l’ADAPEI, le vice-président, le directeur général et l’ancien directeur général pourla confiance qu’ils leur ont accordée en ouvrant sans restriction l’accès aux archives de l’association. En 2008,l’ADAPEI gère 46 établissements, emploie 1200 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 85 millions d’euros.Nous remercions tout particulièrement Claude Volkmar, directeur du CREAI Rhône-Alpes, pour les échanges toujoursfructueux que nous avons avec lui. Nous remercions également la FNEGE (Fondation nationale pour l’enseignementde la gestion des entreprises) et le séminaire « Atouts pour publier ».8 H. Bergeron, H. Surel, J. Valluy, « L’advocacy coalition framework. Une contribution au renouvellement des étudesde politiques publiques », Politix, n° 41, 1998, p. 195-223. 9 H.-J. Sticker, Corps infirmes et sociétés. Essai d’anthropologie historique, Paris, Dunod, 2005.

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qu’elles le pouvaient, parfois en le séques-trant »10.

Un brouillage conceptuel (les typologiesutilisées mélangent des catégories médicales,éducatives, administratives ou morales)entoure cette modeste offre d’équipement.Les années 1940 constituent un tournant dansl’histoire du handicap mental : des avancéesmédicales, relayées par des parents issus desclasses aisées, lèvent la culpabilité et la hontedes familles en montrant que l’hérédité n’estpas la seule cause du handicap. Le handicappeut alors s’extraire de la sphère privée etdevenir l’objet d’une nouvelle disciplinemédicale (la pédopsychiatrie) et d’une nou-velle catégorisation autour du conceptd’« enfance inadaptée ». Alors que la réfor-me de l’école de 1909 orientait les handica-pés mentaux vers l’hôpital psychiatrique, lapédopsychiatrie naissante fait du handicapmental une catégorie dominante visant l’édu-cabilité de ces enfants11. La production d’undiscours scientifique expert autour de l’en-fance inadaptée, refusant l’incurabilité de cesenfants et leur mise à l’écart de la société, vaainsi encourager la création d’un champ ins-titutionnel nouveau, fruit de l’alliance entreles pédopsychiatres et les parents d’enfantshandicapés. Cette convergence de projetsentre acteurs va les conduire à promouvoirlocalement de nouvelles structures, les insti-tuts médico-pédagogiques.

À l’affirmation et la reconnaissance pro-gressives de l’enfance inadaptée va se conju-guer la mise en place d’une politiquepublique dédiée. La création des ARSEA(Associations régionales de sauvegarde del’enfance et de l’adolescence)12 est un acte

fondateur de cette nouvelle politique.Constituées principalement d’experts, ellesfournissent appui technique aux établisse-ments (en vue de l’obtention d’un agrémentde fonctionnement par l’État) et soutienfinancier aux structures. Les ARSEA opèrentsur le secteur une véritable sélection des dif-férents opérateurs puisqu’elles ont tout pou-voir de décision pour conseiller, aider, créeret gérer des établissements, favorisant ainsile développement des instituts médico-péda-gogiques.

Parallèlement, des textes de loi ouvrentdes droits sociaux d’abord en 1949 avecl’instauration d’une protection sociale pourles aveugles et grands infirmes civils puis en1963 avec la création d’une allocation d’édu-cation spéciale13. Point d’orgue, le décret du9 mars 1956 consacre les instituts médico-pédagogiques comme les structures de réfé-rence pour l’accompagnement des handica-pés mentaux en définissant les conditionsjuridiques d’agrément (en termes de fonc-tionnement, de population cible, de res-sources humaines, de moyens). Signe effectifdu développement d’une politique autour duhandicap, devenu question légitime dansl’agenda décisionnel des pouvoirs publics, ladotation budgétaire de 1964 pour l’équipe-ment réservé à l’enfance inadaptée est 17 foissupérieure à celle de 1958. Signalonsquelques autres chiffres particulièrementemblématiques : le nombre de places dédiéesau handicap mental passe de 30 000 en 1960à 104 000 en 1975 (soit une multiplicationpar 3 en 15 ans), tandis que la dotation bud-gétaire du handicap augmente de 30 % par ande 1960 à 1975.

10 ADADPEI, La quête de la dignité pour les personnes handicapées mentales. De l’ALPERI à l’ADAPEI, Lyon,ADAPEI du Rhône, 1998. 11 P. Pinell et M. Zafiropoulos, « La médicalisation de l’échec scolaire. De la pédopsychiatrie à la psychanalyse infan-tile », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 24, 1978, p. 23-49 ; J.-P. Tricart, « Initiative privée et étatisationparallèle : le secteur dit de l’enfance inadaptée », Revue française de sociologie, octobre-décembre 1981, p. 575-607.12 J. Roca, « Structuration du champ de l’enfance et de l’adolescence inadaptées et handicapées depuis 1943 :l’exemple de Marseille », Le Mouvement Social, n° 209, octobre-décembre 2004, p. 25-51.13 B. Lory, « L’action sociale et l’enfance handicapée », Esprit, n° 11, 1965, p. 600-627.

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1.2. Des « entrepreneurs sansentreprise »14 : la fondation del’Association départementaledes amis et parents d’enfants inadaptés (ADAPEI)du Rhône comme coalition de cause

C’est dans ce contexte d’institutionnali-sation de la politique publique en faveur del’enfance inadaptée que s’inscrit l’initiativede parents d’enfants handicapés mentaux dela région lyonnaise. La création de l’associa-tion lyonnaise de parents d’enfants retardéset inadaptés (ALPERI) le 12 mars 1948 est lefruit d’une alliance qui conjugue :

• l’initiative de quatre parents d’enfantshandicapés accueillis au Centre Seguin(Villeurbanne, Rhône), un des rares jar-dins d’enfants existants à l’époque,souhaitant fonder une « amicale deparents » ;

• l’appui et le soutien de quelques pédo-psychiatres regroupés autour du doc-teur Claude Kohler, dont le rôle estcapital15. En marge de l’institution hos-pitalière (il n’est pas agrégé et exerceprincipalement dans un cabinet deville), sa place sur la scène nationale dela pédopsychiatrie16 et sa fonction dedirecteur technique de l’ARSEA lyon-naise font de lui l’allié et l’interlocuteurincontournable des parents dans leurrevendication : « Cette association et ce

groupement de parents se sont crééscontre les hôpitaux psychiatriques…Ils ont travaillé contre [l’hôpital psy-chiatrique] » (Dr B., psychiatre,conseiller technique de l’ADAPEI)17 ;

• et enfin le soutien de l’avocat AndréPerret-Gayet (dont le fils handicapé estplacé dans un institut suisse) qui vatransformer l’inspiration initiale desparents (selon ses propres mots, « unepetite amicale autour d’un institut exis-tant ») en un véritable projet (« uneassociation capable de créer un immen-se mouvement, à la taille de la tâchequi se présentait, donc de portée natio-nale, sinon universelle »18).

Charismatique porteur de projet, le fon-dateur va comprendre très vite l’intérêt demobiliser les réseaux sociaux de la bourgeoi-sie chrétienne19 et les hommes politiqueslocaux que l’association attire rapidementdans son conseil d’administration. Signe dusuccès, dès 1952, l’ALPERI compte400 familles membres.

La stratégie de l’association consistealors à interpeller ou « alerter » les autoritéssur la nécessité de financements publics pourles enfants handicapés mentaux. L’argu-mentation est essentiellement quantitative :les besoins exprimés de façon globale agrè-gent en un seul message tous les types dehandicap dans un slogan facile à retenir,repris comme une antienne par l’ensembledes adhérents « l’enfance handicapée repré-sente 10 % de l’enfance normale » lors de

14 Nous empruntons cette expression à Mark Granovetter qui l’utilise à propos de groupes de commerçants d’originerurale de Java, riches en capital mais à qui il manque la capacité à constituer des institutions économiques efficaces.Ici, les « entrepreneurs sans entreprise » désignent des militants associatifs qui, eux aussi, disposent de ressourcesfinancières mais qui font, jusqu’en 1963, le choix de ne pas s’engager dans la gestion d’établissements. M.Granovetter, « La sociologie économique des entreprises et des entrepreneurs », Terrains et travaux, 2003, p. 167-206.15 J. Guyotat, À propos de la psychiatrie lyonnaise. Fragments d’une histoire vécue, Paris, Éditions Synthelabo, 2000.16 Claude Kohler est à l’initiative des premières classes de perfectionnement professionnel à Lyon, il est membre ducomité de rédaction de la Revue de neuropsychiatrie infantile et fondateur des premières consultations spécialisées auplan national pour dépister les enfants présentant des signes de déficience mentale.17 Entretien avec les auteurs, 30 avril 2008.18 ADADPEI, La quête de la dignité pour les personnes handicapées mentales, op. cit.19 Marqué par une éducation catholique poussée, Perret-Gayet a côtoyé Kohler au sein de la Jeunesse étudiante chré-tienne (JEC) dans les années 1930.

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leurs diverses actions de « propagande »(réunions publiques, campagnes radiopho-niques…).

Cette fonction d’alerte de l’opinion et despouvoirs publics s’accompagne d’un modèleà la fois économique et d’action éprouvé :acheter ou louer un terrain, notamment grâceaux ressources privées de l’association, etfaire gérer les centres créés sur ces terrains(jardins d’enfants, instituts médico-pédago-giques, centres d’apprentissage) par d’autresassociations. Jusqu’en 1963, l’ALPERIconfie la gestion des structures qu’elle acontribué à mettre sur pieds (une dizaine enquelques années) à d’autres associations ges-tionnaires.

Jusqu’en 1963, le bénévolat et l’auto-organisation sont de mise. Il n’existe pas àproprement parler de siège d’association, lessalariés sont peu nombreux. La part des res-sources privées dans le développement del’association est majoritaire.

1.3. 1963 : le tournant de la gestion directe des établissements

Le cas de l’ADAPEI du Rhône estemblématique des nombreuses associationsde parents qui ont, dès les années 1950, essai-mé dans toute la France. L’association Lespapillons blancs en est un autre exemple.Fondée dès 1952 dans la région parisienne,elle s’étend rapidement par le biais d’asso-ciations-sœurs qui s’unifient finalement dansun mouvement national en 1958.

La prise de conscience par les bâtisseursde l’ADAPEI du Rhône de l’existence d’as-sociations porteuses d’un même idéal et d’unmême projet, les contacts avec les dirigeantsde ces associations vont les convaincre de lanécessité en 1960 d’adhérer à un mouvementnational fédérateur (12 000 adhérents, 143

associations parentales) : l’UNAPEI (Unionnationale des associations de parents d’en-fants inadaptés). Cette union s’oriente, selonses statuts, vers « l’entraide et la solidaritédans les familles, la création et la gestiond’établissements appropriés tendant à l’édu-cation, la rééducation, l’adaptation, la miseau travail et l’insertion sociale ».

Première association du secteur,l’ADAPEI du Rhône, dont la posture nongestionnaire est constitutive de son projetfondateur, reste pourtant marginale au sein del’UNAPEI. La plupart des autres associa-tions parentales ont en effet opté pour la ges-tion en direct de leurs établissements. Cetteconfrontation avec le mouvement national vacertainement jouer dans le tournant de lagouvernance de l’ADAPEI en 1963, provo-quant le départ du fondateur de l’associationet une rupture dans la stratégie adoptéejusque-là.

En 1963, la majorité des membres duconseil d’administration de l’ADAPEI fait lechoix de la gestion d’établissements. Perret-Gayet, mis en minorité, démissionne et cèdela place à une nouvelle génération de parentsadministrateurs20. Pour ces nouveaux parents,le combat pour la cause passe tout autant parle nombre d’adhérents et les actions poli-tiques que par le nombre d’établissementsgérés. L’association s’engage alors dans unmouvement de création de structures et d’ac-cumulation d’un capital économique et poli-tique, nécessaire au développement et à l’ex-pansion. Cette nouvelle stratégie permet àl’ADAPEI du Rhône de continuer à jouer unrôle sur la scène nationale de l’UNAPEI maisaussi d’exister politiquement sur le territoired’action local. Les politiques publiques qui sesont structurées à partir du décret de 1956accordent des financements aux établisse-ments, le rôle de gestionnaire devient alors unfacteur clef dans la reconnaissance et la légi-timité externe de l’association.

20 Les archives de l’association étant très parcellaires sur la période 1958-1969, les développements qui suivent consti-tuent davantage des hypothèses en cours de travail que des résultats définitifs.

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2. DES « GESTIONNAIRESSANS GESTION »(1963-FIN DES ANNÉES 1970)

Dans les années 1960, les entreprises dusocial emploient des centaines de salariés,gèrent de nombreux établissements et sedéveloppent au rythme continu d’un nouvelétablissement par an. Pour autant, cette crois-sance du nombre de places gérées (favoriséepar un contexte sans grande pression à la ren-tabilité ou à la qualité des prestationsoffertes) ne s’accompagne pas d’une organi-sation interne semblable à celle que l’onpourrait rencontrer dans des entreprises duprivé de même taille (existence d’un contrô-le de gestion, de méthodes de reporting,développement d’une hiérarchie intermédiai-re de managers). Les associations conserventla marque de leur origine et leur gestion s’ap-parente à une gestion domestique, de sorteque l’on peut parler des dirigeants del’époque comme des gestionnaires (ils ontfait le choix de gérer des établissements) sansgestion (les techniques de gestion demeurentrudimentaires).

2.1. La régulation publique au service de la croissanceassociative

Le développement de l’ADAPEI duRhône est lié à la conjonction de quatre fac-teurs qui sont : la puissance politique dumouvement parental, l’affirmation d’un Étatplanificateur qui assure la solvabilité despublics et structure la régulation sectorielle,une conjoncture inflationniste permettant laconstruction d’établissements à moindre coûtet, bien sûr, l’essor économique de la périodedite des « Trente Glorieuses ».

Durant les années 1960, le secteur del’enfance inadaptée profite du tournant« social » de la planification matérialisé parles IIIe et IVe Plans21. L’intervention de l’Étatdans la régulation du secteur du handicap setraduit par un mouvement de déconcentra-tion de l’administration de la santé. LesDirections départementales de l’action sani-taire et sociale (DDASS), créées en 1964 sevoient confier, à la place des ARSEA(Associations régionales de sauvegarde del’enfance et de l’adolescence), l’évaluationdes autorisations d’établissements ainsi quele monopole du contrôle et de la distributiondes financements publics aux entités gestion-naires, à partir d’un prix de journée par placeoccupée. Ces règles font de la « place » l’uni-té de compte non seulement de la planifica-tion des équipements médico-sociaux maiségalement du poids économique et politiquedes associations gestionnaires. Elles incitentcelles-ci à axer leur développement autour dela mesure des besoins « en places » et de lanégociation d’un nombre de places et d’unprix de journée. Dès lors, entre 1963 et 1974,le nombre de places pour personnes handica-pées mentales en France passe de 48 100 à103 671, soit 210 % d’augmentation22. Laconception de la gestion est marquée dèsl’origine par une logique de développementexterne plus que par des questions d’organi-sations interne, d’efficience ou de coordina-tion.

La régulation publique se trouve modi-fiée par la loi du 30 juin 1975 qui confie auxDDASS l’animation de deux nouvelles com-missions, instances clefs de l’articulationentre offre et demande : la CDES(Commission départementale de l’éducationspéciale), qui oriente les enfants dans les éta-blissements et la COTOREP (Commissiontechnique d’orientation et de reclassementprofessionnel), qui évalue les capacités de

21 B. Jobert, Le social en Plan, Paris, Éditions Ouvrières, 1981.22 Inspection générale des affaires sociales, La politique sociale et les associations : rapport 1983-84, Paris, IGAS,1984.

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travail, attribue des allocations et/ou orienteles adultes vers des établissements spécialisés.

Devant ce nouveau contexte d’action,l’enjeu pour l’ADAPEI n’est plus la légiti-mation auprès de l’opinion et des pouvoirspublics mais la création de places. De 1963 à1978, quatorze établissements sont créés,l’association salarie 422 professionnels etaccueille 700 handicapés. Ce développementde structures spécialisées s’organise dans unesprit très familial : au parcours de vie del’enfant correspond une filière « pédagogico-productive »23, calquée sur l’âge, de l’Institutmédico-pédagogique au Centre d’aide par letravail (CAT) puis au foyer de vie.

Devant l’ampleur du déficit en termes deplaces, les pouvoirs publics entérinent l’offreassociative. Les associations doivent doncêtre en mesure d’accroître rapidement lenombre de places qu’elles gèrent et répondreà des contraintes d’organisation internesfortes.

2.2. Le modèle économique :acheter des terrains et créerdes places

Compte tenu des besoins détectés et desfinancements publics garantis en retour, ledéveloppement économique de l’entrepriseassociative est quasiment assuré et s’accom-pagne, à l’ADAPEI, d’une gestion « en bonpère de famille » (salariée de l’ADAPEI,éducatrice spécialisée de 1971 à 1996 puisdirectrice de 1996 à 200624) par les dirigeantsassociatifs de l’époque. Le travail des diri-geants a d’abord consisté à faire la démons-tration de l’existence de besoins de placespour les personnes handicapées. En l’absen-ce de système administratif d’observationstatistique25, les besoins sont identifiés parl’association en mobilisant plusieurs

sources : un comptage encore assez rudimen-taire des enfants « sans solution » à partird’indices comme les listes d’attente et l’évo-lution démographique de la population déjàaccueillie, un recours aux experts médicaux(les pédopsychiatres) et les appréciationsfaites par les parents ou les directeurs. Certes,les pouvoirs publics commencent à formali-ser l’étude des besoins en recourant à leurspropres experts mais le consensus qui existeentre parents, dirigeants associatifs et pou-voirs publics sur les besoins non satisfaitsrend difficile voire illégitime le refus d’unprojet.

Si l’accès aux ressources productivesbénéficie indéniablement d’un contextefavorable (solvabilité des publics accueillis,reprise des déficits des établissements parl’État au bout de deux ans), il requiert néan-moins la mobilisation du réseau social desdirigeants de l’association auprès des pou-voirs publics et des organismes de crédits. Cetravail consiste d’abord à prospecter dans ledépartement pour trouver des terrains ou desbâtiments susceptibles d’accueillir les per-sonnes handicapées, en recueillant auprèsdes mairies des informations utiles sur lesterrains disponibles. Les compétences de cer-tains administrateurs (architectes, experts enimmobilier) viennent ensuite étayer les dis-cussions sur la pertinence et la faisabilité desopérations immobilières. La solution del’achat est privilégiée et engagée avant mêmeque les établissements soient autorisés etfinancés par la DDASS. Une fois l’établisse-ment construit, les contraintes de gestion setrouvent fixées par la négociation du prix dejournée avec la DDASS, d’où l’importanced’entretenir des relations de confiance avecles autorités de tutelle. Il s’agit en effet de« remplir les places », le financement au prixde journée incitant fortement à veiller à ceque l’occupation de l’établissement soit

23 M. Zafiropoulos, Les arriérés : de l’asile à l’usine, Paris, Payot, 1981.24 Entretien avec les auteurs, 17 novembre 2008.25 J.-F. Bloch-Lainé, Étude du problème général de l’inadaptation des personnes handicapées, Paris, LaDocumentation française, 1967.

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maximale. L’atteinte de l’objectif de tauxd’occupation de l’établissement annoncé audébut de l’exercice budgétaire devient ainsil’un des seuls indicateurs de « bonne ges-tion » d’établissement.

2.3. Une gestion domestique

Dans une période de financements abon-dants, la contrainte de rationaliser la gestionde l’entreprise associative est faible, pour nepas dire inexistante. Le mode de gestion del’association peut être qualifié de domestique(ou de « ménagement » au sens étymolo-gique du terme : organisation de la maison etde la vie quotidienne), le travail des direc-teurs s’apparentant à celui de l’économe dansles administrations. Les compétences ges-tionnaires des membres du bureau et des pro-fessionnels sont sommaires, d’autant plusque l’association se trouve face à une pénuriede main-d’œuvre qualifiée (éducateurs spé-cialisés et directeurs d’établissement). Leconseil d’administration de l’associationcomprend une trentaine de personnes, tousparents d’enfants handicapés mentaux. Parmiles membres actifs figurent un pharmacien(le président), un directeur d’école en chargedu comité d’entreprise et des établissements,des cadres supérieurs d’entreprise ou encoreun secrétaire de mairie.

Dans ces premières années d’expansion,le conseil d’administration compte aussideux militaires. Un commandant (directe-ment concerné puisqu’il est parent d’enfanthandicapé) et un colonel en retraite prennenten effet en charge la gestion des infrastruc-tures ainsi que l’organisation de l’associationet de son siège. Ils mobilisent leurs réseauxprofessionnels et font embaucher au siège del’association un commandant en qualité deresponsable administratif, une anciennePFAT (Personnel féminin de l’armée de

terre) pour s’occuper du secrétariat et du per-sonnel et un adjudant comme comptable. Cespersonnels n’ont qu’une légitimité et un droitde regard limités face aux directeurs d’éta-blissement. Ils assurent l’intendance globaledu siège de l’association – principalementl’administration des fiches de paie et le paie-ment des factures – mais n’évaluent ni necontrôlent l’activité des établissements.

À cette époque, la modalité d’implanta-tion des nouveaux établissements passeexclusivement par l’achat des terrains surlesquels ces établissements seront implantés.La décision de l’acquisition systématique esten adéquation avec les modalités d’accès à lapropriété des classes bourgeoises dont relè-vent les membres du conseil d’administra-tion26. Dès lors, ce dernier se mobilise afind’obtenir des terrains à des prix intéressantset de rassembler les sommes nécessaires àl’achat. Le noyau militaire sollicite des orga-nismes comme la mutuelle civile de guerreou la mutuelle nationale militaire pour finan-cer la construction des premiers établisse-ments au moyen de subventions ou de prêts àtaux zéro. En 1971, on voit même un régi-ment entier d’appelés du contingent partici-per à l’organisation et à la vente de briochesau profit de l’ADAPEI, dont les bénéfices(1,6 million de francs27) servent à financer laconstruction d’un nouvel établissement.

Les relations entre le siège associatif etles directeurs d’établissement sont alorsinformelles et fortement décentralisées, d’au-tant plus qu’il n’existe pas de définition,même implicite, des rôles des membres dubureau, des professionnels du siège et desdirecteurs. La gestion de chacun des établis-sements repose sur un binôme entre le direc-teur et une entité propre à l’ADAPEI, le« conseil de gestion », présidé par un parent.Cette instance règle des problèmes concretsposés dans l’établissement concernant les

26 M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse, Paris, Payot, 2006 ;H. Michel, La cause des propriétaires. État et propriété en France, XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, 2006.27 Cette somme considérable correspondait au budget de fonctionnement annuel d’un institut médico-pédagogique de40 à 50 places.

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infrastructures (organisation du transport, deslocaux), les investissements (réhabilitationdes locaux) ou les modes de prise en charge.Le conseil d’administration se borne à entéri-ner les décisions prises en conseil de gestionou à intervenir en cas de difficultés finan-cières. L’association est d’autant plus décen-tralisée que certains établissements sont géo-graphiquement éloignés du siège. Les direc-teurs sont recrutés pour leurs capacités àmettre en place ces pratiques de gestiondomestique.

3. UNE GREFFE PARCELLAIREDES PRATIQUES GESTIONNAIRES (1980-2002)

La fin des années 1970 et le début desannées 1980 constituent une période charniè-re pour les associations gestionnaires d’équi-pement pour personnes handicapées. Lesnouvelles règles issues de la loi de 1975entrent en vigueur et les lois de décentralisa-tion confèrent en 1983 au Conseil généraldes compétences en matière de tarification.À l’ADAPEI du Rhône, ce contexte s’ac-compagne d’un changement de l’équipe diri-geante. La nouvelle direction entreprend demoderniser l’association en lui appliquant lesrègles d’organisation issues de l’entreprise.Un mouvement de rationalisation des pra-tiques de gestion se superpose progressive-ment, mais sans s’y substituer totalement, àdes modalités de décision et de contrôle plusaffectives et informelles.

3.1. Une nouvelle générationde parents-dirigeants : la mobilisation de savoir-fairede gestion issus du monde de l’entreprise

Une nouvelle équipe dirigeante (prési-dence et bureau) est élue au début des années1980 et reste très influente aujourd’hui. Elleest constituée d’hommes, cadres de grands

groupes industriels, se revendiquant politi-quement de la droite libérale. Ils introduisentde nouvelles pratiques de la conduite de l’as-sociation et des établissements, autour desprincipes de hiérarchie et de centralisation,de compétence, de rentabilité et d’équilibrefinancier.

Parmi les nouveaux parents d’enfantshandicapés qui s’investissent dans le conseild’administration, le président élu en 1981relate sa prise de pouvoir comme une ruptu-re entre l’ère du « pharmacien, de l’institu-teur et de la PFAT » et l’avènement de celledes « gens d’entreprise ». Titulaire d’unelicence de droit, il est responsable de la ges-tion du parc immobilier du groupe Rhône-Poulenc. Il s’entoure d’autres cadres d’entre-prise, comme lui pères d’enfants handicapés,dont le directeur d’un centre de transportchez Nestlé et un responsable de l’informa-tique chez Candia, qui devient vice-présidentpuis directeur général salarié de l’associationde 1994 à 2004. Il sollicite également descollègues de Rhône-Poulenc « non parents »,dont il recherche les compétences (exercées àtitre bénévole) en matière de comptabilité,ressources humaines et stratégie. Un groupeinformel à géométrie variable (de quatre à sixpersonnes) se constitue pour redéfinir la stra-tégie et les principes d’organisation internede l’association. Tous reprennent volontiers àleur compte la désignation de Rhône-Poulenc boys inventée par les directeursd’établissement. Cette expression permet unedouble référence à la figure du golden boyentrepreneur et à la grande entreprise indus-trielle française.

Ils moquent une « bricolothérapie » ouune gestion « enfantine » et « dépassée »,termes employés par exemple à propos de lavolonté irréductible des administrateurs del’époque précédente d’être propriétaires desmurs des établissements. Le nouvel état d’es-prit qu’ils souhaitent insuffler emprunteexplicitement aux principes d’organisationde l’entreprise : « Ce que je veux, c’est quecette association tourne. Cette association,c’est une entreprise et ça doit fonctionner

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comme une entreprise… » (Président, 1981-2000)28.

Plusieurs principes de gestion sont alorsmis en œuvre. Le premier d’entre eux consis-te à « remettre les finances d’aplomb ». Leprésident fustige les effets pervers du finan-cement public des établissements qui conduità augmenter artificiellement les dépensespour être certain de voir les budgets recon-duits à l’identique. Il s’attache donc à fairecomprendre aux directeurs l’intérêt de veillerà l’équilibre financier de l’établissement. Larationalisation des dépenses passe par desactions d’ampleur variée, de la réduction dunombre de contrats d’assurance (de 170 à10 !) au recours à l’externalisation de la res-tauration. Un autre principe de gestion est derompre avec la politique patrimoniale pourlui préférer la location des bâtiments et desterrains. S’agissant de l’organisation internede l’association, le pouvoir du président estrenforcé et une ligne hiérarchique est claire-ment établie entre le président, le directeurdu siège et les directeurs d’établissement (lesstatuts de l’association sont révisés en ce sensen 1983 puis en 1998). Une direction admi-nistrative et financière est crée en 1998, quitémoigne de l’importance accordée à la fonc-tion d’encadrement budgétaire par le siège.En outre, les compétences professionnellesdes cadres de l’association sont davantagecontrôlées à travers la mise en place d’unecommission d’embauche des cadres, danslaquelle figurent bon nombre de Rhône-Poulenc boys.

3.2. Une alliance d’intérêtsbien compris entre l’association et ses financeurs

La création de places est toujours l’objec-tif premier de l’association (résumé dans leslogan « pas de nantis, pas d’exclus »). Il nes’agit pas seulement d’accroître les placesdans les structures déjà existantes mais éga-

lement d’obtenir la gestion de nouveaux éta-blissements : « Ce qui est important, c’estd’avoir un établissement ouvert car il estbeaucoup plus facile d’obtenir ensuite desagrandissements que des créations nouvellesbeaucoup plus onéreuses » (déclaration duprésident en conseil d’administration, 1987).Ce mode de développement par l’investisse-ment continu devient cependant de plus enplus délicat à soutenir. Dès la fin des années1970, les associations ne sont plus seules àdéfinir les besoins et les priorités de finance-ment. S’agissant par exemple de la construc-tion de nouveaux foyers d’hébergement, leConseil général fait réaliser une analyse debesoins par le CREAI (Centre régional pourl’enfance et l’adolescence inadaptées, instan-ce qui réunit les acteurs locaux de l’actionsociale et médico-sociale), qui servira à éla-borer un « plan quinquennal dans lequel ledépartement fixera ses objectifs et sonchoix » (Conseil d’administration, 1992).

Dans ce contexte, l’alliance politique estclairement préférée à d’autres stratégies,comme le recours devant le tribunal adminis-tratif ou l’action revendicative, devenuerarissime. Les bonnes relations que l’associa-tion entretenait avec le Conseil général serenforcent avec l’élection du nouveau prési-dent du département en 1990, maire d’unecommune dans laquelle est installé un com-plexe (constitué d’un foyer et d’un Centred’aide par le travail) pour adultes handicapésgéré par l’ADAPEI, premier employeur de lacommune. L’association et le départementsignent en 1993 une convention pluriannuel-le, par laquelle le département s’engage àcréer de nouvelles places pour l’associationen contrepartie des économies réalisées surles prix de journée et sur certains investisse-ments. La présence de représentants de l’as-sociation dans de nombreuses instances dedécision départementales (Commissiondépartementale de l’éducation spéciale,groupes de travail pour le Schéma départe-mental de planification du handicap) et natio-

28 Entretien avec les auteurs, 11 décembre 2008.

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nales est une autre source d’influence auprèsdes pouvoirs publics. En tant que vice-prési-dent du syndicat patronal des associations deparents et amis de personnes handicapéesmentales, le Président était ainsi « en rapportavec la [Direction générale de l’action socia-le]29 en permanence, et [il ne se gênait] paspour aller faire des gestes pour vendre [sa]camelote » (administrateur « ami » nonparent, membre des Rhône-Poulenc boys)30.

Par ailleurs, l’outillage de la gestion deprojet se développe (mesure des besoins,évaluation chiffrée des coûts et des prix dejournée et planification de travaux) au siègede l’association. Si tous les projets de l’asso-ciation n’aboutissent pas, l’association estsollicitée par les financeurs pour reprendre lagestion d’établissements en difficulté ouaccompagner une petite association dans lemontage d’un dossier d’autorisation.

Rationalisation de la gestion de l’associa-tion et rationalisation de l’action publique(réduction du nombre d’interlocuteurs, maî-trise des coûts, transparence sur les activités)s’entretiennent donc mutuellement.

3.3. Un terrain d’applicationcirconscrit pour la greffe gestionnaire : le Centre d’aidepar le travail

Ce type d’établissement, déjà développépar l’ADAPEI (il en existe quatre en 1981),répond bien au credo des parents adhérents :voir leur enfant réaliser un travail au mêmetitre que les enfants « normaux ». La crois-sance des places de Centres d’aide par le tra-vail (CAT)31 devient un objectif prioritaire dela nouvelle équipe dirigeante, face à un

manque de solutions pour les jeunes sortantd’instituts médico-éducatifs. En quinze ans,trois nouveaux CAT sont construits, lenombre de places a plus que doublé (passantde 342 à 784). Les places de CAT représen-tent jusqu’à 40 % des places gérées par l’as-sociation à la fin des années 1990 etl’ADAPEI est le premier opérateur départe-mental en offrant près de 30 % des places deCAT.

Le Centre d’aide par le travail est enmême temps un lieu privilégié pour déployerles méthodes et pratiques de gestion impor-tées de l’entreprise. À une version anciennedes CAT, visant une activité occupationnellesans valeur marchande – « Au départ onembauchait les gens pour leur faire faire destire-bouchons, des cabanes en bois pour Noëlpour mettre dans les sapins, c’était un peu ducompassionnel », explique un administrateurami, membre des Rhône-Poulenc boys32 –,les nouveaux dirigeants opposent uneconception tournée vers le marché. Le déve-loppement de l’activité commerciale desCAT sert la stratégie de croissance globale del’association puisque les bénéfices qui ensont retirés (qui passent de 2000 francs en1980 à près d’1 million d’euros en 2002) sontréinvestis dans la réhabilitation ou l’agran-dissement des locaux, dans l’équipementindustriel des CAT (machines, matériel infor-matique) mais aussi dans d’autres investisse-ments de l’association. Autrement dit, lesCAT permettent de dégager des marges demanœuvre financières et structurent le modè-le économique des années 1980.

Afin de réaliser les objectifs de rentabili-té attendus pour les CAT, les dirigeants del’association orientent l’activité des Centresd’aide par le travail dans des secteurs qu’ils

29 La Direction générale de l’action sociale est l’administration centrale du ministère des Affaires sociales chargée dela politique du handicap.30 Entretien avec les auteurs, 22 septembre 2008.31 Deux textes encadrent alors le fonctionnement des centres d’aides par le travail et affirment leur double mission édu-cative et productive : le décret n° 77-1546 du 31 décembre 1977 relatif aux centres d’aide par le travail et une circu-laire du 31 octobre 1978.32 Entretien avec les auteurs, 22 septembre 2008.

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SECTEUR DU HANDICAP : LES MÉTAMORPHOSES D’UNE GESTION ASSOCIATIVE

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connaissent bien : la sous-traitance indus-trielle. Cette spécialisation conduit à redéfi-nir le profil des directeurs de CAT en exi-geant d’eux une expérience d’encadrementdans l’industrie, de préférence à un parcoursprofessionnel d’éducateur spécialisé. Ce typede recrutement traduit l’importance accordéeà l’efficacité de la gestion de la productiondans les ateliers. Un contrôle de gestion éco-nomique est progressivement introduit parl’intermédiaire du président, du directeur etd’un Rhône-Poulenc boy. Les indicateurssont principalement financiers (« votre car-net d’ordre, votre chiffre d’affaires, un mini-mum de tableau de bord », Président, 1981-200033) et permettent un apprentissage pro-gressif des préoccupations de gestion,d’abord auprès des directeurs de CAT puis(de manière toute relative) auprès des direc-teurs d’autres structures.

Mais cette rationalisation économiquedes CAT ne touche que modestement les acti-vités d’accompagnement éducatif, pour les-quelles il n’existe pas de tableau de bord nid’outillage gestionnaire. Le bon directeur deCAT est celui qui gère bien ses activités deproduction et dégage des bénéfices maisaussi celui qui sait parler à ses ouvriers et estapprécié d’eux. On trouve ici les limites de la« greffe » gestionnaire : le transfert demeurecirconscrit aux activités aisément mesurableset traduisibles en langage économique.

CONCLUSION

Si les associations importent de plus enplus les pratiques de management venues del’entreprise, il n’en reste pas moins que laquestion « gestionnaire » au sein de l’asso-ciation ne va pas de soi. La gestion et l’asso-

ciation ne se sont pas rencontrées hier, sauf àréduire la gestion à la seule gestion marchan-de, c’est-à-dire l’utilisation des méthodes demanagement de l’entreprise mais aussi duprincipe de rationalité dominant, la rentabili-té. Ainsi, l’observation de la « gestion enactes »34 permet de repérer l’existence, aucours du temps, de trois conceptions de lagestion au sein de l’ADAPEI. Cette histoiremanagériale permet ainsi de sortir des stéréo-types entre gestion et association : soit la ges-tion et l’association sont irréductiblementcontradictoires, soit trop de gestion tue l’as-sociation35. Soixante ans de pratiques ges-tionnaires à l’ADAPEI du Rhône témoignentde rapports plus complexes. Si les préoccu-pations économiques (efficience, allocationdes ressources, rationalisation de l’organisa-tion) naissent parce que le contexte devientplus contraignant, les pratiques gestionnairesne sont pas pour autant absentes des périodesprécédentes. Portées par un modèle écono-mique d’expansion, elles restent cantonnéesà une gestion de ressources en contexte favo-rable qui marquera durablement la concep-tion de la gestion.

Deux pistes de recherche permettront decomprendre ce qui fait la spécificité del’ADAPEI mais aussi de distinguer les inva-riants de ce rapport particulier qu’entretien-nent les associations avec la gestion : l’ana-lyse des pratiques gestionnaires à l’ADAPEIdu Rhône depuis 2002 dans un contexteperçu comme contraignant du fait de lavolonté de l’État et des collectivités localesde ne plus être assimilés à des « payeursaveugles » d’une part, et la comparaison despratiques de gestion de l’ADAPEI aveccelles mises en œuvre dans d’autres associa-tions inspirées par des projets différents,d’autre part.

33 Entretien avec les auteurs, 11 décembre 2008.34 En écho au « travail social en actes », utilisé dans M. Chauvière, Le travail social dans l’action publique : sociolo-gie d’une qualification controversée, Paris, Dunod, 2005.35 M. Chauvière, Trop de gestion tue le social : essai sur une discrète chalandisation, Paris, La Découverte, 2007.

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LA (DÉ)CONSTRUCTION POLITIQUE DES ASSOCIATIONSGESTIONNAIRES D'ÉTABLISSEMENTS Benoît Cret et al. ENS Cachan | Terrains & travaux 2013/2 - N° 23pages 39 à 58

ISSN 1627-9506

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2013-2-page-39.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cret Benoît et al., « La (dé)construction politique des associations gestionnaires d'établissements », Terrains & travaux, 2013/2 N° 23, p. 39-58. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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ENQUÊTE z

Benoît Cret, Guillaume Jaubert, Magali Robelet

La (dé)construction politique des associations gestionnaires

d’établissementsz z z Résumé En s’appuyant sur les cas d’études de l’OVE (Œuvre des Villages d’Enfants) et de l’ADAPEI (Association des Parents d’Enfants Handicapés Mentaux) entre 1945 et 2012 dans le dépar-tement du Rhône, cet article met en avant le déploiement de jeux de pouvoir internes entre les centres bénévoles et salariés, les directions générales, les présidences, les bureaux, les conseils d’administration, les directeurs et les personnels d’établissements d’accueil pour expliquer la dépolitisation des revendications des associations gestionnaires d’équipements pour personnes handicapées. La reconfiguration des relations de pouvoir se traduit par le découplage volontaire et fonctionnel des associations vis-à-vis de leur base historique, bénévole et militante. Mots-clés : associations gestionnaires, relations de pouvoir, découplage, handicap, politisation

z z z AbstractBy focusing on two case-studies (the Œuvre des Villages d’Enfants and the Association des Parents d’Enfants Handicapés Mentaux) from 1945 to 2012 in the Rhône department, power struggles between unpaid volunteers and salaried employees, between Administrative Coun-cil members, Executive Board members, Presidents, General Directors and directors of struc-tures are enhanced so as to explain the depoliticization of associations which take in charge education, care, housing, learning and professional integration of disabled people. Power reconfiguration translates into volunteer, functional decoupling processes. Keywords : managing associations, power struggles, decoupling processes, disability, politicization

LE FONCTIONNEMENT et le développement du secteur du handicap en France relèvent de financements publics, mais sa mise en œuvre est réalisée pour l’essentiel par des organisations privées au statut asso-

ciatif qui représentent 77,6 % des opérateurs gestionnaires d’équipements

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(établissements et services) et qui gèrent 88 % des places autorisées en 2006 (FINESS1, 2006). La salarisation des sièges de ces associations et leur technicisation sont régulièrement analysées comme des processus qui se déploient au détri-ment de leur portée revendicatrice (Hoareau et Laville, 2008). Les pro-cessus de « marchandisation » (Laville, 2005) et de « chalandisation » (Chauvière, 2007) sont mobilisés pour expliquer ces transformations organisationnelles ainsi que l’évolution, souvent déplorée (Laville et Glémain, 2010), des formes du militantisme associatif. Sont ainsi mis en avant des facteurs extérieurs aux organisations et des dynamiques surplombantes pour expliquer les transformations organisationnelles et la disparition du militantisme associatif. Nous souhaitons compléter cette thèse externaliste en étudiant l’influence de la structuration des relations de pouvoir (Friedberg, 1997) sur l’enga-gement militant associatif que nous définissons comme le processus (Fil-lieule et Mayer, 2001) de construction et de positionnement d’un modèle de prise en charge des personnes handicapées. Sans négliger l’influence croisée des acteurs publics (Leca et Jobert, 1980) et en nous appuyant sur les cas d’étude longitudinaux de l’OVE (Œuvre des Villages d’Enfants) et de l’ADAPEI (Association des Parents d’Enfants Handicapés Men-taux) du département du Rhône entre 1945 et 2012, nous montrerons que l’affaiblissement de leur dimension contestatrice est le produit de reconfi-gurations organisationnelles qui dépendent de la restructuration des rela-tions de pouvoir entre groupes d’acteurs : bureau, direction générale (DG), présidence, conseil d’administration (CA), centre bénévole et centre sa-larié, directeurs d’établissements et personnel salarié des établissements. Ces reconfigurations participent de la construction de la définition de la « bonne gestion » d’une association. La morphologie du secteur médico-social est dichotomique  : en 2006, plus de 70 % des associations gèrent moins de 5 établissements alors que les associations qui en gèrent plus de 20 (soit 5 % de l’ensemble des opéra-teurs) gèrent 40 % des établissements disponibles2. Par ailleurs, ces grandes associations sont également les plus anciennes : plus de la moitié des opé-rateurs gérant plus de 20 établissements en 2006 ont été créés avant 1960, alors que plus de la moitié de l’ensemble des opérateurs a été créée après

1. Le fichier FINESS répertorie et caractérise l’ensemble des établissements médico-sociaux en France.2. Ces statistiques sont issues de l’exploitation des fichiers FINESS 1997 et 2006, exploitation consolidée par la création de deux bases de données complémentaires (la première provient du dépouillement des archives du CROSMS puis de l’ARS Rhône-Alpes depuis la fin de la guerre jusqu’à 2012, la seconde du dépouillement de deux annuaires du CREAI recensant l’équipement régional en 1987 et en 1995).

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1975. L’ADAPEI et l’OVE réunissent ces deux caractéristiques. À ce titre elles appartiennent à la classe des 5 opérateurs les plus importants de la région Rhône-Alpes. Elles sont d’abord parmi les plus anciens opérateurs de la région. L’ADAPEI est une association créée en 1948 par un petit groupe de parents d’enfants présentant un handicap mental. Lors de sa création, l’association ne gère pas d’établissements ; elle soutient les initia-tives de parents réunis localement pour militer en vue de la création d’un nouvel équipement. En 1963, l’ADAPEI se transforme en opérateur ges-tionnaire d’établissements. Association « parentale », elle repose histori-quement sur une alliance avec des pédopsychiatres et contribue à l’ancrage de « l’enfance inadaptée » dans le soin. L’OVE est fondée en 1945 par des représentants de l’élite administrative de l’Éducation Nationale ; celle-ci défend un modèle alternatif à celui des «  œuvres privées  » comme les associations de parents. Ensuite, ces deux opérateurs sont parmi les plus grandes associations du Rhône. En 1965, l’OVE gère 7 établissements et l’ADAPEI plus de 10 alors que les associations du Rhône gèrent en moyenne 2,15 établissements et qu’une majorité d’entre elles est mono-établissement. En 2011, l’ADAPEI gère 56 établissements et l’OVE 57 alors que les associations du département en gèrent en moyenne 2,7. Ces deux associations font partie des 10 % d’associations qui gèrent un budget de plus de 50 000 euros (Tchernonog, 2007) : le budget de l’ADAPEI est d’environ 100 millions d’euros, celui d’OVE d’environ 80 millions d’euros. Nous montrerons que ces deux associations promeuvent des modèles militants opposés dès leur création (première partie), avant d’analyser les mécanismes qui président au déplacement de leur centre de gravité orga-nisationnel (deuxième partie), se traduisant par l’irruption d’un processus de découplage et par l’affaiblissement de leur registre contestataire (troi-sième partie). L’analyse de la trajectoire et des reconfigurations organisationnelles de ces deux organisations repose sur l’exploitation de données qualitatives. D’une part, nous avons eu accès aux archives des deux associations depuis leur création immédiatement après-guerre jusqu’à la période actuelle (procès verbaux des conseils d’administration, des bureaux et des assemblées gé-nérales, rapports internes). D’autre part, nous avons réalisé 43 entretiens semi-directifs avec des administrateurs, des dirigeants bénévoles et des dirigeants salariés ou ex-salariés des deux associations (24 à l’ADAPEI, 19 à l’OVE) ainsi que 19 entretiens avec d’anciens membres des Directions Départementales des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS) Rhône-Alpes et Isère, des membres du Conseil Général de ces deux départements et des membres de l’Agence régionale de santé (ARS) Rhône-Alpes.

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z Engagements militants opposés et homogénéité organisationnelle : 1945-1975

La thèse de la marchandisation repose sur l’hypothèse de l’homogénéité de l’environnement (Tchernonog, 2007). Le déploiement de «  logiques marchandes désencastrées » (Godbout et Caillé, 2000) expliquerait l’évo-lution d’un secteur jusqu’ici encastré, caractérisé par un militantisme poli-tisé (Laville et Sainsaulieu, 1997). Dès la création du secteur, l’environne-ment associatif est cependant à la fois hétérogène et conflictuel. L’origine du secteur de l’enfance inadaptée remonte à la politique sociale du Gouvernement Laval entre 1942 et 1944  ; la Libération l’entérine (Chauvière, 2009). Quatre acteurs collectifs forment la configuration de départ  : l’Éducation surveillée (ministère de la Justice), l’Éducation spéciale (ministère de l’Éducation Nationale), l’Action sociale (minis-tère de la Santé) et les œuvres privées et confessionnelles. La création des Associations Régionales de Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence (ARSEA) officialise l’opération de délégation de la gestion du secteur par l’État aux œuvres (indifféremment laïques ou confessionnelles), mais elle révèle également un rapport de force et un système d’alliance entre acteurs  : le ministère de la Santé assoit son contrôle sur les œuvres pri-vées ; le ministère de la Justice et surtout celui de l’Éducation Nationale sont marginalisés3. La consolidation des ARSEA après-guerre reconduit le rapport de force en faveur du ministère de la Santé ; les ministères de l’Éducation Nationale et de la Justice sont définitivement court-circuités. Ces luttes entre ministères se traduisent localement par des positionne-ments divergents selon une logique d’homologie structurale. Selon leur réseau, les militants s’investissent dans des associations qui proposent un modèle de prise charge défendu par l’un des deux ministères.

Des modèles de prise en charge opposésLe modèle de prise en charge de l’ADAPEI repose sur un pilier familial et sur un pilier médical. L’association défend la prise en charge en insti-tution comme le prolongement de la vie familiale. Comme le précise son président fondateur (1948-1963), sa fonction consiste à gérer une com-munauté de souffrance :

« De quelque côté que les familles se tournassent, elles n’éprouvaient que déboires, désespérance et finissaient par se replier sur elles-mêmes, sou-

3. La direction de l’équipe chargée de la mise en œuvre des ARSEA est confiée à un représentant du ministère de la Santé ; ce comité ne compte aucun membre de l’Éducation Nationale

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vent en cachant l ’enfant déficient autant qu’elles le pouvaient – par-fois en le séquestrant – ou en se rabattant sur des placements de fortune (ou plutôt d’infortune) à la campagne… dans une communauté com-patissante… ou dans les maisons que notre ami X dénomma un jour “des porcheries d’enfants”.  » (ADAPEI, rapport commémoratif de l’UNAPEI, 1990)

Sa vocation est la solidarité entre parents face au handicap de leur enfant. L’influence du catholicisme social est prégnante ; les valeurs chrétiennes de charité sont fréquemment mentionnées. La « bonne prise en charge » est celle qui reproduit les gestes des parents. Les commentaires des admi-nistrateurs de retour de leurs visites dans les établissements témoignent de cet attachement lorsqu’ils évoquent une « ambiance familiale » et rap-pellent « qu’il faut que les pensionnaires participent aux tâches ménagères le week-end pour garder l ’ambiance familiale » (ADAPEI, compte-rendu de CA, 1971). À l’image du groupe fondateur, les membres de l’ADAPEI nouent des alliances avec les médecins locaux. L’objectif est de promouvoir une politique d’éducation des parents du milieu ordinaire en valorisant une conception médicalisée des établissements. Des experts médicaux inter-viennent en assemblées générales, des rubriques médicales sont rédigées dans chaque bulletin de l’association, des « causeries » qui associent méde-cins et parents membres de l’association sont régulièrement organisées. Ces derniers constatent par exemple au début des années 1950 que les parents des enfants atteints de pathologies mentales légères n’adhèrent pas à l’association. Ils refusent d’autant plus l’amalgame entre les déficiences légères de leurs enfants et celles d’enfants plus lourdement touchés qu’ils leur trouvent des places dans les classes de perfectionnement de l’Éduca-tion Nationale. Les membres de l’association se lancent alors dans un tra-vail de redéfinition de ces catégories avec la collaboration de techniciens de la santé pour formaliser un outillage conceptuel plus neutre et élargir le recrutement : le terme de « retardés [qui] éloign[e] certains parents » le considérant comme « péjoratif » est remplacé par celui « plus anodin et plus expressif d’inadapté » (ADAPEI, bulletin interne, 1953). Il s’agit ici de domestiquer et de capter les parents (Trompette, 2008) en les éduquant ; les alliances avec les médecins locaux servent à modifier les cadres d’inter-prétation et à construire une idéologie mobilisatrice (Snow et al, 1986).

À l’opposé, l’OVE se construit comme le représentant de l’Éducation Na-tionale au sein du nouveau secteur. Le profil des fondateurs de l’associa-

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tion est très homogène : résistants pendant la guerre pour la plupart, l’élite administrative de l’Éducation Nationale y est surreprésentée (les six fon-dateurs comptent deux inspecteurs d’académie et un recteur d’académie). Les membres de l’association définissent en creux son identité par des couples d’opposition binaires. L’OVE est définie comme une organisation laïque par opposition aux organisations confessionnelles :

« (…) En [nous] comparant avec les œuvres semblables nous pouvons dire que nous travaillons bien pour les enfants, car nous sommes des enseignants, mais nous sommes aussi des militants laïcs et des militants syndicaux. » (OVE, compte-rendu de présentation de l’association au Centre d’action éducative d’adaptation (CAEA), 1962)

Elle se définit également comme un organisme délivrant un service public non lucratif :

« Le domaine des enfants en difficulté est depuis longtemps un terrain de prédilection pour marchands de soupe. L’OVE s’oppose à cette conception par son caractère non lucratif. » (OVE, compte-rendu du 25e anni-versaire, 1969)

Ces couples d’opposition font apparaître la cohérence idéologique de l’association. La «  bonne prise en charge  » est celle qui est dirigée par l’instituteur engagé politiquement à gauche et qui utilise les principes de la pédagogie active diffusée en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Les membres de l’OVE s’allient avec les instituteurs du département pour recruter les enfants handicapés. Cette alliance s’opère explicitement à l’en-contre des médecins :

« Nous affirmons que la base du recrutement des Villages d’Enfants doit être l ’École. L’École est notre champ de prospection (…) C’est pour l ’ins-tituteur un devoir social que d’orienter ces enfants vers le Village d’En-fants. Nous ne prétendons pas qu’il doive, en cela, remplacer le médecin, mais, qui mieux que lui peut observer l ’enfant  ?  » (OVE, compte-rendu séminaire interne, 1947)

Les deux associations défendent des modèles de prise en charge oppo-sés qui traduisent et alimentent la lutte entre ministères. L’OVE repré-sente (et œuvre pour) le ministère marginalisé de l’Éducation Nationale ; l’ADAPEI représente une association « parentale » alliée au ministère de la Santé. Le militantisme repose à la fois sur la promotion de ce modèle et sur l’auto-qualification par opposition au modèle concurrent.

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Homogénéité organisationnelle et formes de l’engagementSi les deux associations promeuvent des modèles opposés, leur engage-ment repose sur les mêmes conditions organisationnelles. L’ADAPEI est organisée en fonction des parents, pour les parents et par les parents. Les différents présidents, les membres du CA et du bureau sont tous parents d’enfants handicapés. Ceux-ci contrôlent l’admission et la sortie des enfants dans les éta-blissements par l’intermédiaire de « conseils de gestion » composés du directeur de l’établissement et de parents d’enfants pris en charge. Ces conseils sont présidés par l’un des parents. Ces derniers définissent éga-lement les besoins de l’association en termes de type d’établissement à ouvrir, de nombre de places, de type de personnel à engager, etc. La meil-leure illustration est certainement la construction des premiers Centres d’aide par le travail (CAT) en 1974. Les premiers établissements de l’ADAPEI sont des Instituts médico-éducatifs (IME) pour enfants dé-ficients intellectuels et des Instituts médico-professionnels (IMPro) qui proposent à ces enfants devenus adolescents un apprentissage (de 14 à 21 ans). À la fin des années 1970, les parents des personnes handicapées ayant passé 20 ans rencontrent un problème réglementaire puisqu’ils ne sont plus considérés comme leurs ayant droits ; ils ne sont plus couverts par la Sécurité Sociale qui garantit le paiement du prix de journée en établissement. La création des CAT, qui s’inscrit dans une logique de filière (Zafiropoulos, 1981), permet de fournir un statut de travailleur en milieu protégé et une couverture sociale. Les parents définissent ainsi les règles du jeu à l’intérieur de l’organisation. Les conflits de pouvoir sont inexistants. L’action militante de l’ADAPEI est donc localement prise en charge par les parents membres. Dès la fin des années 1950, une centaine de « délégués familiaux » sillonnent des micro-territoires pour informer les parents et recruter des adhérents potentiels. Il s’agit également de les inciter à fonder leur propre association en organisant des conférences de presse, en leur indiquant où se situent les ressources, etc. Cet engagement local exclut le recours aux acteurs publics. Les « opérations brioches », levée de fonds privés en direction du grand public pour financer de nouveaux établissements, en sont un bon exemple. La référence à cette opération par les membres de l’ADAPEI opère comme le souvenir d’une période héroïque durant laquelle les parents allaient rechercher par eux-mêmes les financements nécessaires à leurs enfants, sans l’aide des pouvoirs publics. Les manifesta-tions devant la préfecture du Rhône, organisées ponctuellement pour faire pression, alimentent encore cet engagement.

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L’OVE est quant à elle entièrement contrôlée par l’Éducation Natio-nale, comme l’illustre l’évolution de la composition de son CA. En 1945, 11 membres du CA sur 66 dépendent directement de ce ministère  ; 3 seulement dépendent du ministère de la Santé. En 1959, la proportion d’individus dépendant du ministère de l’Éducation Nationale augmente fortement (8 sur 18 identifiés alors que le CA compte 22 membres). La structure même de l’organisation est copiée sur l’organigramme du minis-tère. Jusqu’en 1969, l’association est divisée entre une direction régionale et trois directions départementales (Isère, Loire, Rhône). La création de ce dernier niveau hiérarchique, qui a pour mission d’organiser administra-tivement l’association afin de recevoir les agréments de la Sécurité Sociale, correspond explicitement au besoin de créer une structure qui conserve l’empreinte de l’Éducation Nationale au sein de l’association :

« [La direction régionale et les directions départementales], c’est la sépa-ration administrative de l ’Éducation Nationale. (…) Un enseignant est administré par l ’inspecteur d’académie de son département. » (OVE, entretien avec le directeur départemental de 1945 à 1959)

Dans la mesure où les acteurs dominants de l’association sont les repré-sentants bénévoles de l’Éducation Nationale, les instituteurs, détachés du ministère pour être nommés directeurs d’établissements, occupent locale-ment une position centrale vis-à-vis des partenaires habituels : médecins, psychiatres et surtout éducateurs qui sont disqualifiés institutionnelle-ment face aux représentants du ministère :

«  Ce que [nos directeurs d’IMP] demandent aux éducateurs  ? Sim-plement du bon sens et du dévouement, de la connaissance de quelques techniques (jeux, activités diverses). Étant donné le niveau intellectuel de la majorité de nos éducateurs, il est évident qu’une formation théo-rique comme celle que l ’on donne dans les instituts d’université risque d’être trop prétentieuse et de les éloigner des tâches humbles qu’on exige d’eux (…) Aucun statut ni aucune formation spéciale n’empêcheront nos éducateurs actuels de rester dans la majorité des cas ce qu’ils étaient au départ, des ratés. » (OVE, compte-rendu d’AG, 1958)

Les formes d’engagement des membres de l’OVE sont donc beaucoup plus institutionnelles que celle de l’ADAPEI. Il s’agit de s’insérer dans des réseaux nationaux qui promeuvent explicitement le Ministère de l’Éduca-tion Nationale. L’adhésion à l’Association Nationale des Communautés d’Enfants (ANCE), qui défend un idéal laïc et s’oppose aux ARSEA, est représentative de cette stratégie. Dès 1949, l’OVE adhère et ses membres participent activement à toutes les réunions. Ils en deviennent rapidement l’un des piliers.

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Loin d’être homogène, l’environnement des deux associations est à la fois très poreux (logique structurale) et conflictuel. Alors que l’État délègue la gestion du secteur du handicap aux associations, ces dernières proposent des modèles de prise en charge opposés qui traduisent et alimentent les luttes indirectes au niveau institutionnel. Le militantisme consiste à pu-bliciser un modèle différencié de prise en charge des personnes handi-capées et à s’investir localement dans des organisations qui portent leur revendication et leur contestation. Il se construit sur des couples d’op-position (opposition des publics ciblés, des revendications et des valeurs portées, des réseaux mobilisés et des stratégies de séduction des acteurs publics) et il s’auto-qualifie. Cependant l’homogénéité organisationnelle est la condition de la construction et de la défense de ces modèles  : les deux associations sont chacune noyautées par un groupe d’acteurs domi-nants (représentants de l’Éducation Nationale ou parents) et bénévoles qui excluent tout jeu de pouvoir interne et qui portent les revendications politiques.

z La lente émergence des DG : 1975-2012

Alors que le processus de marchandisation suppose une diffusion méca-nique de pressions liées à l’environnement, c’est le déploiement de jeux de pouvoir internes qui va modifier les formes du militantisme initial. À l’ori-gine, les sièges des deux associations ne sont pas indépendants de leur CA. Celui de l’ADAPEI est conçu comme un simple appui technique aux di-recteurs d’établissements eux-mêmes court-circuités par les parents ; celui de l’OVE est principalement constitué d’un bureau « tactique » composé des fondateurs de l’association qui y exercent leur autorité morale et péda-gogique. Dans les deux cas, l’affirmation et la salarisation concomitante des sièges, encouragées par les acteurs publics, se déroulent en deux étapes.

Éviction des acteurs-clés et montée en puissance des sièges : 1975-années 1990Dès le début des années 1970, une progressive marginalisation des acteurs centraux historiques s’amorce au profit des sièges des deux associations. La loi d’orientation de 1975 crée les Commissions régionales des insti-tutions sociales et médico-sociales (CRISMS) qui règlent les procédures de création et d’extension des établissements et qui permettent ainsi aux DDASS de contrôler plus directement les associations. Les services déconcentrés sont en mesure d’imposer un important travail en amont

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de normalisation des dossiers CRISMS. La création des Commissions départementales de l’éducation spéciale (CDES) et des Commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) alimente encore cette volonté de contrôler le processus de définition des besoins et de rééquilibrage des termes de l’échange en faveur des acteurs publics. Dans la même optique, la loi de décentralisation du 2 mars 1982 consacre la montée en puissance des Conseils Généraux, qui se voient confier de nouvelles compétences en matière d’hébergement et qui axent leur politique Rhône-alpine sur la maîtrise des coûts en jouant sur les dépenses en personnel, voire en restreignant directement la création d’éta-blissements.Ces transformations des acteurs publics et de leurs outils alimentent les pro-cessus de restructuration internes des associations. À l’ADAPEI, les parents membres qui contrôlaient le recrutement et l’admission des usagers sont peu à peu marginalisés. Cette mise en cause est confortée par la construction d’une alliance entre membres du bureau, du CA et des directeurs d’établis-sements contre les parents. Les directeurs court-circuitent par exemple les parents présidents de conseils de gestion les plus intrusifs dans leur travail en mettant en avant leur statut de salarié. Un nouveau président, élu en 1981, s’entoure d’un groupe d’administrateurs que les salariés de l’associa-tion appellent de façon informelle les « Rhône-Poulenc boys ». Ces derniers travaillent étroitement ensemble, ils préparent toutes les réunions de bureau et de CA et ils négocient les financements auprès des pouvoirs publics ou des banques. De façon traditionnelle, tous sont parents d’enfants handicapés et appartiennent à la bourgeoisie de droite, mais leur registre d’action n’est plus le même. Chacun d’eux dispose d’une expérience professionnelle dans une grande entreprise privée (Nestlé, Candia) ; la référence commune à l’en-treprise agit comme un socle commun de pratiques et de pensée mobilisées pour marquer une rupture avec le mode de fonctionnement antérieur de l’association. Tout en continuant à critiquer l’attitude passive qui consiste à attendre les subventions publiques, ces « parents-patrons » encore bénévoles dénoncent la précédente « gestion à la papa » :

«  Il a fallu faire comprendre qu’un CAT c’était capable de gagner de l ’argent. Et que pour gagner de l ’argent il fallait simplement botter le cul des salariés » (ADAPEI, entretien avec le président de 1981 à 2001)

Ce siège qui valorise « l ’esprit d’entreprise » bénéficie d’une légitimité pa-rentale et profite de l’affaiblissement des parents membres pour s’imposer au sein de l’association.

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À l’OVE, l’affirmation de la DG passe par l’affaiblissement du «  bu-reau tactique  ». Alors que les fondateurs disparaissent les uns après les autres, réduisant l’influence du bureau, les élites administratives locales de l’Éducation Nationale se désintéressent de l’association. La nomination de l’Inspecteur d’Académie comme président n’est plus qu’une tradition informelle ; en 1979, l’Inspecteur d’Académie refuse de prendre la prési-dence, affaiblissant d’autant plus le bureau. Parallèlement, le CA se renou-velle ; si ses membres appartiennent toujours en majorité au ministère de l’Éducation Nationale, ils ne font plus partie de son élite administrative, tout comme les nouveaux DG et vice-DG nommés en 1981. À l’image de la nouvelle composition du CA, ceux-ci sont d’anciens directeurs d’éta-blissements. Alors que la relation entre les membres du bureau et les direc-teurs de structures est traditionnellement hiérarchique, les membres de la DG partagent maintenant la même communauté :

« C’était le même corps. Le directeur général, le directeur administratif réunissaient les directeurs d’établissement très souvent, sous leur autorité, sans la présence de qui que ce soit du bureau. Normal, logique, mais ce sont des gens de même statut, en termes Éducation Nationale. [Le DG] était le même que le directeur du petit IME, c’étaient les mêmes. » (OVE, entre-tien avec le directeur d’établissement dans les années 1990)

Bien que le nouveau CA soit favorable à la DG, il entend exercer son autonomie. Pour ce faire, il réhabilite les commissions de contrôle des éta-blissements (fonctionnant à l’image des tournées d’inspection de l’Édu-cation Nationale). Ces commissions sont constituées de membres du CA, l’objectif de ces derniers étant de renforcer leur collaboration avec les directeurs d’établissements. Après quelques mois, les administrateurs dressent cependant un constat d’échec du fonctionnement des conseils d’établissements ; par contrecoup la légitimité de la DG à intervenir direc-tement dans l’organisation du travail pédagogique des établissements sort grandie.

Alors que les acteurs dominants « historiques » se trouvent marginalisés par le déploiement de jeux de pouvoir internes et perdent le monopole de la construction et de la défense des modèles de prise en charge, les reven-dications militantes se déplacent dans le même temps car les modèles de prise en charge différenciés sont maintenant défendus par les sièges asso-ciatifs. L’action militante, qui consiste à s’engager pour créer des centres politiques qui portent la contestation et les revendications, n’est plus mo-nopolisée par les bénévoles.

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Stabiliser la domination de la DG : années 1990…Les restructurations du secteur public se traduisent par une définition explicite de l’opérateur légitime. La « bonne » association d’abord équipée d’un siège structuré :

« La personnalité, la technicité du directeur, autre critère fondamental. Est-ce que le président et le directeur trouvent réellement leur place ? Quand les présidents sont absents, ça peut être la catastrophe parce que les directeurs deviennent des barons. Quand les présidents sont omni-présents, là aussi ça pose problème, les directeurs ne peuvent plus tra-vailler. » (Conseil Général Isère, entretien avec le chef du service « Personnes Handicapées »)

La « bonne » association est également une « grande » association : « Il faut absolument que les associations soient d’une taille critique. On a encore des associations qui sont toutes petites, mono établissement, dépassées par l ’évolution générale. Ça s’est emballé depuis la loi de 2005 et du coup depuis elles peinent à suivre » (ARS Rhône-Alpes, entre-tien avec l’inspecteur principal de l’Action Sanitaire et Sociale)

Si l’introduction des procédures de contractualisation (Contrats plurian-nuels d’objectifs et de moyens (CPOM) et contrats partenariaux) par les autorités publiques et des appels à projets par l’ARS modifie le type de gouvernement public en créant un mode de contrôle à distance (Epstein, 2005), la recomposition des outils de contrôle et des autorités publiques (suppression de l’échelon DDASS) renforce la stratégie de définition de la « bonne » association :

« Au-delà du déficit, le déficit c’est un fait mais est-ce que le DG a pris le temps de regarder que tout ça est cohérent, on le sent très vite, et puis les visites d›établissement, les rencontres apprennent beaucoup quand on voit que les choses sont pas bien tenues : quand le siège est trop éloigné des directeurs d’établissements, quand les directeurs n’arrivent pas à être dans la ligne du DG… » (Conseil Général Rhône, entretien avec le responsable du pôle médico-social depuis 2004)

Les cinq associations CPOM du Rhône évoluent ainsi toutes dans la fourchette des dix plus grandes associations gestionnaires du département en nombre de places gérées. En faisant passer l’intégralité de la gestion des établissements en dotation globalisée commune annuelle et en suppri-mant le contrôle budgétaire établissement par établissement pour le pla-cer au niveau de l’association, les CPOM permettent aux acteurs publics

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de privilégier la stratégie associative au détriment des stratégies locales d’établissements. Les restructurations du secteur public confortent ainsi les restructurations organisationnelles en cours et alimentent le processus de stabilisation des DG des grandes associations. Avec les « parents patrons », le siège de l’ADAPEI reste bénévole ; celui-ci s’étoffe et se salarise progressivement avec l’arrivée de deux DG qui vont institutionnaliser l’organe de direction comme un acteur incontour-nable. Le DG nommé en 1994 appartient aux « parents-patrons ». Sous l’apparence de l’autoreproduction d’un groupe social homogène se joue cependant un déplacement essentiel du centre de gravité de l’associa-tion ; son arrivée produit un déplacement du pouvoir depuis le groupe de dirigeants bénévoles (hypercentre bénévole) vers la DG (hypercentre professionnel). Signe de cette évolution, le nouveau dirigeant nommé en 2006 conserve certaines caractéristiques du premier groupe mais s’en distancie dans le même temps. S’il dispose d’une forte expérience gestionnaire, il est surdiplômé (IEP Lyon, Master 2 en management des entreprises à l’IGS Lyon, diplômé de l’ENSP Rennes) alors que les « Rhône-Poulenc boys » avaient tendance à dévaloriser ce critère au pro-fit d’une conception du « vrai » travail ; c’est aussi un ancien éducateur spécialisé, formation détonnante dans le milieu social des «  parents-patrons  » qui conspuent les « éducateurs gauchistes  ». Pour s’imposer auprès des parents administrateurs, le nouveau DG joue traditionnelle-ment sur sa fonction de parent d’enfant handicapé, mais il s’en affran-chit en construisant une alliance avec les directeurs d’établissements. Il les défend notamment contre les «  Rhône-Poulenc boys  » qui leur reprochaient leur manque de « conviction entrepreneuriale ». Au final, la nouvelle direction institutionnalise à la fois la salarisation du siège de l’association qui continue de s’étoffer et la prise de distance de la DG du siège vis-à-vis des « parents patrons ».

Réciproquement, la DG de l’OVE consolide sa position au sein de l’asso-ciation en construisant de nouvelles alliances. Le président formalise la division du travail  : il laisse le pouvoir de décision à la DG et s’occupe principalement de représenter l’association.

« Une fois président, j’ai affirmé la philosophie de l ’association : la direc-tion générale est fondamentale. L’OVE s’est faite par l ’impulsion des di-recteurs généraux » (OVE, entretien avec le président de 1995-2002)

Le DG renforce également le bureau tout en le contrôlant. De mul-tiples commissions tombées en désuétude sont réactivées. Bien qu’elles

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ne délivrent plus qu’un avis consultatif, elles sont conçues comme des lieux de discussion des grandes orientations idéologiques de l’associa-tion. Certains membres du bureau sont également associés aux décisions stratégiques de la DG. Cependant, seul un bureau restreint et composé de membres proches de la DG est convié et redescend ensuite les in-formations à l’ensemble du bureau. En encadrant et en renforçant un contre-pouvoir potentiel, la DG s’assure ainsi que son autorité n’est pas remise en cause. La troisième alliance repose sur des compromis avec les directeurs d’établissements. La DG renforce les outils de contrôle des directeurs qui voient leur autonomie diminuer. Jusqu’en 1980, ces derniers recrutaient eux-mêmes leur personnel ; la nouvelle DG prend cette responsabilité :

« Les directeurs d’établissement n’embauchent pas leur personnel. (…) Quand je recrute des directeurs d’établissement, j’y vais franco là-dessus, pour qu’ils ne se trompent pas (…). Chacun son métier. (…) Le direc-teur d’établissement qui voudrait avoir la totalité du pouvoir dans sa boutique, c’est pas comme ça que ça fonctionne. » (OVE, entretien avec le DG depuis 1995)

En contrepartie, les directeurs voient leurs compétences élargies  : ils assument désormais la responsabilité d’accueillir les parents au sein des centres, alors que ces derniers en étaient traditionnellement écartés.

Les DG de l’ADAPEI et de l’OVE s’affirment progressivement comme des acteurs centraux. Les centres autrefois bénévoles se déplacent vers des centres salariés. Ces reconfigurations de relations résultent de la recomposition de l’action publique et de l’intensification des jeux de pouvoir internes entre les différents organes associatifs. L’émergence des sièges, qui s’accompagne de la salarisation et de la technicisation des DG, ne s’effectue pas au détriment du militantisme associatif ori-ginel. Alors que les acteurs bénévoles sont marginalisés par les DG qui se stabilisent comme les acteurs dominants, ces derniers défendent toujours des modèles de prise en charge opposés - l’homogénéité orga-nisationnelle restant une condition de leur pérennisation. Au final, les transformations du secteur et l’évolution du militantisme originel ne sont donc pas la traduction de la diffusion mécanique de pressions exté-rieures marchandes ; elles sont le produit des recompositions de l’action publique et de jeux de pouvoir associatifs internes. La dimension reven-dicatrice initiale va alors être internalisée comme variable stratégique par la DG.

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z Découplage stratégique

La montée en puissance des DG et l’émergence concomitante de nou-veaux profils d’acteurs se traduit par la mise en œuvre de stratégies de découplage (White, 2011) dont le but consiste à s’autonomiser (Grossetti, 2008) en coupant volontairement une partie de ses liens pour éviter toute connexion et dépendance non désirée (Azarian, 2005). Cette stratégie de contrôle consiste à lever la contrainte que les tiers exercent sur son action. Concrètement, les DG de l’OVE et de l’ADAPEI mettent en œuvre des stratégies de découplage de l’association vis-à-vis de leur base historique, bénévole et militante.

Découplage et affaiblissement des revendicationsLa salarisation du siège et la prise de pouvoir par la DG s’accompagnent de l’affaiblissement des formes militantes originelles des deux associa-tions. À l’ADAPEI, le découplage entre vie associative et préoccupations ges-tionnaires est formellement marqué par la création d’une direction de la vie associative qui illustre à la fois l’équipement progressif du siège sala-rié et la scission entre professionnels salariés et bénévoles militants. Nous avons montré précédemment que les parents ont été marginalisés par les « parents-patrons » qui ont participé à l’éclosion progressive du siège. Ces derniers sont eux-mêmes court-circuités par les nouveaux DG salariés. Réciproquement, les salariés des établissements montrent un désintérêt croissant pour tout ce qui touche aux affaires associatives. À la question que pose l’ancienne directrice de la vie associative aux directeurs d’éta-blissements « qu’est-ce que c’est que la vie associative pour vous ? », la réponse « soirée choucroute » illustre la conception qu’ont les directeurs d’établisse-ments de la vie associative, définie comme une mission parmi d’autres. L’adhésion et l’implication des professionnels sont devenues un choix per-sonnel non lié aux conditions d’exercice des activités de gestion. L’exemple de l’OVE illustre encore plus clairement cette déconnexion volontaire. La DG autonomise complètement l’association de l’Éducation Nationale, au profit d’une marge de manœuvre agrandie. Le recrutement des directeurs est la pierre angulaire de cette stratégie : l’appartenance à l’Éducation Na-tionale n’est plus une condition d’acceptation d’une candidature. L’appar-tenance à l’Éducation Nationale était construite comme le signe ostenta-toire de l’adhésion au modèle de prise en charge promu par l’OVE ; en se mettant volontairement à distance la DG officialise la mise à distance avec les acteurs historiques originels :

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«  On voulait marquer l ’autonomie de décision de l ’OVE qui ne se confondait pas avec (…) l ’Éducation Nationale. (…) on ne voulait pas être considérés comme la énième roue de l ’Éducation Nationale, ce qui a été le cas pendant longtemps. » (OVE, entretien avec le président depuis 2002)

La mise à distance de l’Éducation Nationale se traduit concrètement par un changement d’équilibre des pouvoirs au sein des établissements. Lors de la période de création de l’association, les instituteurs étaient le groupe nodal des structures locales. La mise en œuvre de cette stratégie se traduit par la délégitimation relative des enseignants au sein des établissements et la relégitimation des autres professions, ce qui permet aux membres de la DG de s’appuyer sur plusieurs groupes d’acteurs au sein des établisse-ments au lieu de ne dépendre que d’un type d’acteur. Émerge ainsi le troisième et dernier critère mobilisé par les acteurs publics pour définir la « bonne gestion » d’une association  : cette dernière doit séparer explicitement ses activités militantes de ses activités de gestion. Concrètement, les bénévoles militants doivent être écartés de la planifi-cation du développement organisationnel, celui-ci devant être réservé aux organes de décision spécialisés :

« Le critère c’est : est-ce que l’association gestionnaire assume son rôle d’em-ployeur ou pas ? Est-ce que [le DG] a compris qu’il n’est pas là pour être copain avec ses salariés sur le dos du contribuable ? » (Conseil Général Isère, entretien avec le chef du service « Personnes handicapées »)

Le processus de découplage se traduit par l’affaiblissement des revendi-cations initiales. Le militantisme associatif n’est plus porté par les mêmes acteurs et ces derniers modifient les frontières de leurs anciens centres politiques pour porter leur revendication. Être militant n’est plus assimilé au travail d’un bénévole qui revendique politiquement un type de prise en charge auprès d’acteur publics cloisonnés en s’opposant aux autres mo-dèles associatifs et qui cherche à modifier les cadres d’interprétation de son public cible. Le militantisme, porté par les DG, est salarié ; il consiste à s’engager dans des associations aux formes organisationnelles conver-gentes auprès des mêmes acteurs publics ; il exclut ou cloisonne les acteurs historiques dominants et bénévoles. L’affaiblissement du militantisme ori-ginel des deux associations n’est donc pas le produit d’une logique inéluc-table qui relèverait de la « marchandisation » du monde associatif (Barral et al., 2000)  ; il est le produit d’une stratégie engagée en interne par les membres des DG et favorisée par les acteurs publics. Enfin, le proces-

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sus de découplage permet de modifier la position topologique de la DG. Couper ces liens permet à cette dernière de s’autonomiser  ; cela permet également d’en créer de nouveaux.

Stabiliser de nouvelles configurations de relationsL’autonomisation et l’affirmation des deux associations vis-à-vis de leur base historique, bénévole et militante leur ouvrent des opportunités pour créer des liens avec de nouveaux acteurs ou pour stabiliser des liens poten-tiellement conflictuels. L’exemple de l’OVE est symptomatique de la créa-tion d’une nouvelle position topologique.

La stratégie de découplage permet tout d’abord à la DG d’étendre son périmètre historique. Trois associations (l’APAJH, l’OVE et l’OHE Pro-méthée Isère) entreprennent de créer un dispositif expérimental national à la fin des années 2000. L’objectif est d’offrir aux travailleurs en Établis-sements et services d’aide par le travail (ESAT) des contrats de trois ans en milieu ordinaire. Un financement public et un financement provenant de l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (AGEFIPH) sont débloqués. Alors que l’équipe dirigeante de l’OVE demande la mise en place du dispositif sur toute la région, l’AGEFIPH restreint l’opération aux seuls départements du Rhône et de l’Isère, la rendant ainsi encore plus expérimentale. Le succès du dispositif (80 % des travailleurs sont embauchés) incite cependant les membres du groupement à l’étendre et à collaborer directement avec la section parisienne de l’Agefiph. Il s’agit alors de reproduire le dispositif au niveau national : la convention est signée en mai 2009. La mise en œuvre de cette stratégie est rendue possible par la déconnexion de l’OVE vis-à-vis de l’Éducation Nationale : cela permet tout d’abord à la DG de sortir de son périmètre historique départemental, au mieux régional. Ensuite, celle-ci peut plus facilement élargir le cœur de cible de l’association aux adultes handicapés. La stratégie de découplage permet également de resserrer des liens au-paravant conflictuels. Si l’OVE et l’ADAPEI n’ont jamais été en conflit frontal, nous avons montré précédemment que les deux associations se sont construites sur des logiques militantes et organisationnelles oppo-sées. Le découplage de la base historique, bénévole, militante au profit de l’affirmation commune des DG permet cependant de développer des projets collaboratifs entre les deux associations qui par exemple créent ensemble une structure expérimentale en décembre 2012 pour mutualiser une partie de leur système d’information et pour organiser des évaluations

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conjointes d’établissements. Les formes d’engagement militant passent maintenant par la participation commune à des réseaux d’associations comme le CREAI.

Pour conclure, la stratégie de découplage entreprise par les DG possède deux caractéristiques centrales. D’une part, elle est volontaire. Les acteurs du siège cherchent consciemment à se couper de la base bénévole et mili-tante. D’autre part, elle est fonctionnelle : mettre en œuvre une stratégie de découplage permet de modifier sa position topologique. Briser certains liens lui permet de les remplacer par d’autres.

z Conclusion

L’affaiblissement des revendications politiques initiales des associations gestionnaires d’établissements et la déconnexion progressive de leur centre professionnel vis-à-vis de leur centre historique, bénévole et mili-tant rendent compte d’un processus de convergence organisationnelle qui s’explique en particulier par la salarisation de leur siège et par la montée en puissance de leur DG vis-à-vis de leur présidence, de leur bureau, de leur conseil d’administration, de leurs directeurs et des personnels des établis-sements gérés. Nous avons décrit l’influence réciproque des processus de salarisation et d’évolution des formes de militantisme en insistant sur des facteurs explicatifs internes, sans pour autant nier l’influence des acteurs publics. En mettant les stratégies d’acteurs au centre de l’explication, nous avons souhaité contrebalancer les explications surplombantes et externes des changements au sein du secteur. Cette reconfiguration organisationnelle, encouragée par les acteurs publics, définit progressivement un modèle de « bonne conduite » associative et gestionnaire qui vise à faire grandir l’as-sociation, à l’équiper d’un siège et à la découpler. Cette focalisation sur les jeux d’acteurs et sur les évolutions organisationnelles permet à la fois de compléter les thèses de la marchandisation et de mettre en avant la dépoli-tisation des associations. Elle repose cependant sur une acception ambiguë du militantisme défini à la fois comme le processus de construction et de positionnement d’un modèle et comme produit d’une auto-qualification de la part des acteurs eux-mêmes. La disparition progressive du bénévolat est alors directement assimilée à l’affaiblissement militant. Enfin, les pouvoirs publics soutiennent ces reconfigurations organisa-tionnelles et participent activement à la construction de cette «  bonne

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conduite ». À ce titre, l’action publique est remarquablement stable depuis la Libération. La restructuration des acteurs publics (montée en puissance des Conseils Généraux) et les recompositions des modes de gouvernement (d’un mode de contrôle direct à un mode de contrôle indirect) alimentent ainsi le processus de stabilisation des associations dominantes au sein du champ organisationnel (Fligstein, 1996 ; Fligstein et McAdam, 2011).

z z z référencesAzarian E., 2005. The General Theory of Harrison C. White. Chaos and Order in Networks, NY, Palgrave MacMillan.Barral C. et al., 2000. L’institution du handicap. Le rôle des associations, Rennes, PUR.Chauvière M., 2007. Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète cha-landisation, Paris, La Découverte.Chauvière M., 2009. Enfance inadaptée: l ’héritage de Vichy, Paris, L’Har-mattan.Epstein R., 2005. Gouverner à distance. Quand l’État se retire des terri-toires, Esprit.Fillieule O., Mayer N., 2001. Devenir militants, Revue française de science politique, 51 (1), 19-25.Fligstein N., 1996. Markets as politics: a political-cultural approach to market institutions. American Sociological Review, 61, 656-673.Fligstein N., McAdam D., 2011. Toward a general theory of Strategic Action Fields. Sociological Theory, 29 (1), 1-26.Friedberg E., 1997. Le pouvoir et la règle: dynamiques de l ’action organisée, Paris, Ed. Du Seuil.Godbout J. T., Caillé A., 2000. L’esprit du don, Paris, La Découverte/Poche.Grossetti M., 2008. Réseaux sociaux et ressources de médiation dans l’activité économique, Sciences de la société, 73, 83-103.Hoareau C., Laville J.-L., 2008. La gouvernance des associations. Économie, sociologie, gestion, Paris, Erès.Laville J.-L., 2005. Sociologie des services, Entre marché et solidarité, Tou-louse, Eres.

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Laville J.-L., Glémain P. (dir.), 2010. L’économie sociale et solidaire aux prises avec la gestion, Paris, Desclée de Brouwer.Laville J.-L., Sainsaulieu R., 1997. Sociologie de l ’association, Paris, Des-clée de Brouwer.Leca J., Jobert B., 1980. Le dépérissement de l’État, Revue française de science politique, 30 (6), 1125-1170.Snow D., et al., Frame Alignment Processes, Micromobilization, and Movement Participation, American Sociological Review, 51, 4, 464-481.Tchernonog V., 2007. Le paysage associatif français. Mesures et évolutions, Paris, Éditions Dalloz.Trompette P., 2008. Le Marché des défunts, Paris, Presses de Sciences Po.White H. C., 2011. Identité et Contrôle, une théorie de l ’émergence des forma-tions sociales, Paris, Éditions de l’EHESS.Zafiropoulos M., 1981. Les arriérés : de l ’asile à l ’usine, Paris, Payot.

z z z Benoît Cret est maître de conférences en sociologie à l’université Lyon 3 et cher-cheur à l’Ifross. Ses travaux analysent les transformations de la gouvernance et du management des organisations non marchandes en mettant en avant l’impact de l’action publique, de l’intensification des relations concurrentielles et de l’insertion de dispositifs gestionnaires. Ses terrains portent sur le secteur de l’enseignement supérieur et le secteur médico-social. z [email protected]

Magali Robelet est maître de conférences en sociologie à l’Université Lyon 3 et chercheure au Centre Max Weber. Ses travaux de recherche analysent la genèse et les effets des reconfigurations des organisations, du travail et des groupes pro-fessionnels dans des secteurs d’action publique face à l’introduction d’outils et de pratiques managériales. Ses terrains d’enquête portent sur le secteur de la santé et le secteur du handicap. z [email protected] Guillaume Jaubert est ingénieur de recherche à l’Ifross (Université Lyon 3). Il travaille sur les processus de professionnalisation du management des associations gestionnaires d’établissements et de services qui accompagnent des personnes handicapées. Il prépare une thèse sur les transformations de la gouvernance asso-ciative dans le champ médico-social. Il co-anime également la chaire prospective de l’Ifross sur les évolutions du secteur médico-social. z [email protected]

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GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2014 • N° 11554

CONTRE LA THÈSEDE LA MARCHANDI-SATION DU SOCIAL :L’EXEMPLEDES TRAVAILLEURSHANDICAPÉSEN ÉTABLISSEMENTSET SERVICES D’AIDEPAR LE TRAVAIL (ESAT)

À partir de l’étude monographique de 19 Établissements et Services d’Aidepar le Travail (ESAT) de la région Rhône-Alpes, nous questionnons dans cetarticle la thèse de la marchandisation du secteur médico-social en mettantau centre de notre analyse les capacités d’action des directeurs de ces struc-tures qui ont la particularité d’articuler une mission sociale avec une missionéconomique. Ces directeurs construisent une stratégie de diversification desactivités de leurs établissements, adaptent leurs structures organisationnelleset modifient leur positionnement vis-à-vis de leurs partenaires (les pouvoirspublics et les usagers).

Par Benoit CRET* et Guillaume JAUBERT**

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* Maître de conférences en sociologie – IFROSS, Université Jean-Moulin Lyon 3.

** Ingénieur de recherche – IFROSS, Université Jean-Moulin Lyon 3.

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L ’éducation, les soins, l’hébergement, l’apprentis-sage et l’insertion professionnelle des personneshandicapées constituent un secteur d’action

publique mis en œuvre en grande majorité par desorganisations privées non lucratives (HARDY, 2006a,2006b, 2009). Ainsi, les associations représentent87,6 % des opérateurs gestionnaires d’équipements(établissements et services) pour adultes et enfantshandicapés en 2006 (FINESS (1), 2009). Alors que ce secteur connaît des mutations profondes(TRICART, 1981), ses acteurs dénoncent la salarisationprogressive des sièges associatifs au détriment d’unengagement autrefois militant et bénévole. La profes-sionnalisation des associations, la diffusion de lacontractualisation (CPOM (2) et contrats partena-riaux, etc.) et l’introduction de la procédure d’appelsà projets par l’intermédiaire de la loi HPST (3) sontdénoncées comme autant de formes de la marchandi-sation des prestations offertes, par opposition auxtemps héroïques de la construction du secteur, à la findes années 1940, lorsque l’engagement militant etbénévole était exclusivement orienté vers l’accueil et lebien-être des personnes handicapées. La presse profes-sionnelle se fait l’écho de cette « révolution coperni-cienne » (NOÉMIE, 2010) ; les chercheurs en écono-mie sociale et solidaire voient dans ces changements lafin d’un mode alternatif à l’économie de marché etdonc celle d’une autre manière de « faire société (4) »(LAVILLE et SAINSAULIEU, 1997 ; CHAUVIÈRE, 2009).La marchandisation du secteur (LAVILLE, 2009 ;HOAREAU et LAVILLE, 2008 ; FLAHAULT et al., 2011)se traduirait ainsi par l’irruption d’une régulationstrictement concurrentielle (LAVILLE, 2005) et par ladiffusion de logiques « hyper-gestionnaires »(CHAUVIÈRE, 2008), qui viendraient localementcontraindre et réduire l’espace discrétionnaire des dif-férents acteurs (directeurs généraux et présidents d’as-sociations, directeurs d’établissements, éducateursspécialisés, assistantes sociales, etc.). Cependant, en mettant en avant des logiques par défi-nition impersonnelles (5), la thèse de la marchandisa-

tion nie aux organisations tout pouvoir et autonomiesur leur environnement. La « rationalité technico-éco-nomique » détermine des caractéristiques optimalesde taille, de taux de rentabilité des investissements, deproductivité des personnels, etc. En somme, l’organi-sation se réduirait à n’être qu’un « agent de produc-tion » (JARNIOU, 1981), dont la survie tiendrait à unsimple ajustement mécanique aux contraintes du sys-tème de production. Cette explication déterministe etidéologiquement située (AZNAR, CAILLÉ et al., 1997)de l’évolution des organisations repose ainsi sur unemétaphysique de l’action (HATCHUEL, 2008) iden-tique à celle qu’elle dénonce. L’objectif de cet articleest de remettre au centre de l’analyse les capacitésd’action et d’anticipation des acteurs et leurs choixstratégiques face à ces évolutions, en nous appuyantsur l’exemple des ESAT. Les Centres d’Aide par le Travail (CAT) (6), devenusÉtablissements et Services d’Aide par le Travail(ESAT) avec la loi n°2005-102 du 11 février 2005,accueillent, dès l’âge de 20 ans, des personnes handi-capées, dont les capacités de travail ne leur permettentpas d’être employées dans une entreprise ordinaire. Laparticularité de ces structures réside dans leur articu-lation entre logique économique et logique sociale.D’une part, la mission sociale des ESAT consiste àagir pour favoriser l’épanouissement personnel destravailleurs en leur donnant les moyens de mieux s’in-tégrer socialement. Pour la réalisation de cette mis-sion, l’établissement propose non seulement des sou-tiens psychologique, éducatif, ergothérapique, maisaussi un accompagnement professionnel au sein dediverses activités de production de biens ou de ser-vices. L’hypothèse implicite de cette forme de mise autravail est que l’exercice d’une activité professionnellepermet l’intégration sociale des personnes handica-pées. D’autre part, l’équilibre économique les unesprovenant de financements publics et les autres d’ac-tivités commerciales privées. L’affectation du budgetpublic couvre l’ensemble des charges de personnelsd’accompagnement des usagers (7) (moniteurs d’ate-liers, éducateurs techniques spécialisés, assistantessociales, etc.) et les débouchés commerciaux financentle coût des infrastructures productives, des inputs, dela rémunération des travailleurs handicapés et deséventuels postes concourant au développement com-mercial de l’établissement. Ce montage financier ori-ginal est spécifique aux ESAT (les autres établisse-ments médico-sociaux gérés par des associations dis-

(1) Le fichier FINESS répertorie et caractérise l’ensemble des établisse-ments médico-sociaux en France.

(2) Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens.

(3) La loi n°2009-879 du 21 juillet 2009 (dite loi HPST « Hôpital,Patients, Santé et Territoire ») est parue au Journal Officiel le 22 juillet2009. Elle crée les Agences Régionales de Santé (ARS) en fusionnant lesanciennes administrations départementales (les DDASS) ainsi qu’un cer-tain nombre d’administrations régionales (DRASS, Assurance Maladie,etc.), et instaure la procédure d’appels à projets.

(4) Pour paraphraser le titre d’un livre publié avec le soutien del’Uniopss (Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privéssanitaires et sociaux), LAFORE (R.) (dir.), Faire société : Les associationsde solidarité par temps de crise, Paris, Uniopss/Dunod, 2010.

(5) Cette thèse de la marchandisation repose implicitement sur la théoriedu désencastrement selon laquelle les relations de dépendance entremonde économique et monde social s’inversent, donnant naissance à desmarchés autorégulateurs (POLANYI, 1983).

(6) Les CAT sont une création du décret du 2 septembre 1954 traitantdes établissements d’assistance par le travail, ces établissements ne consti-tuant alors que des « centres de réentraînement au travail » annexés auxateliers protégés. Il faudra attendre la loi du 23 novembre 1957 pour queces structures soient dénommées Centres d’Aide par le Travail.

(7) Le terme « usager » est communément utilisé pour désigner les per-sonnes en situation de handicap qui sont placés dans une institution spé-cialisée. Dans cet article, le terme « usager » désigne les travailleurs han-dicapés pris en charge par les ESAT.

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posent d’un budget financé exclusivement par lespouvoirs publics). En tant qu’établissements du secteur médico-social,les ESAT devraient constituer une illustration localeet concrète du processus de marchandisation à l’œu-vre. Par ailleurs, la spécificité de ce type de structuredevrait alimenter la diffusion de ce processus de façonencore plus intensive. Tout d’abord, nous montrerons qu’au contraire, cesétablissements n’ont pas subi passivement un processusde « marchandisation », mais que leurs directeurs sesont activement investis dans des stratégies de diversi-fication. Puis, nous exposerons les différentes traduc-tions organisationnelles de la mise en œuvre de cettestratégie. Enfin, nous montrerons que les directeursorganisent une économie de la captation des usagers.

DIVERSIFIER SES ACTIVITÉS POUR FLUIDIFIER LESPARCOURS D’USAGERS

Dès le début des années 1960, deux modèles d’ESATémergent : les ESAT « occupationnels » qui insistentsur la nécessité d’occuper les personnes handicapées etse préoccupent peu de rentabilité économique, et lesESAT « productifs » (8), qui, quant à eux, dévelop-pent des activités de sous-traitance industrielle, avecune stratégie de domination par les coûts

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Tableau 1 : Caractéristiques des ESAT étudiés.

Cet article repose sur l’exploitation de données quantitatives et qualitatives. Les données du fichier FINESS (1997,2009 et 2012) sont analysées. Les données qualitatives reposent sur 106 entretiens semi-directifs menés en 2011 avecle personnel de 19 ESAT de la région Rhône-Alpes. Toute la ligne hiérarchique (directeurs, responsables qualité, chefsd’atelier et de service, moniteurs, chargés d’insertion, éducateurs spécialisés et assistantes sociales) est couverte. Lesprojets d’établissements, les bilans et les comptes de résultats, les rapports d’activités et les projets associatifs afférentsont été systématiquement récoltés et analysés.

Caractéristiques des ESAT étudiés

ESAT Datede création

Nombrede places

Nombre ESAT /association

Nombreétablissements/

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Nombred’activités

Nombred’entretiens

Câble 1978 235 20 > 40 6 5

Atari 1981 220 20 > 40 6 5

Indurain 1970 187 8 > 40 8 7

Le Chemin 1987 134 7 > 40 6 5

Di Caprio 1901 320 1 8 6 8

Métal 1973 240 4 7 5 8

Trajectoire 2000 152 9 11 6 5

Bellevue 1969 140 1 6 6 5

Prost 1977 107 13 > 40 6 5

Charles 1961 92 2 13 6 5

John Dee 1978 74 2 13 5 5

La Lune 1986 65 1 9 4 6

Babel 1962 64 1 10 4 6

Geppetto 1986 90 1 2 3 5

Géo 1985 70 2 3 5 5

Pléiade 2001 38 3 > 40 5 5

Petit Poucet 1996 10 11 > 40 – 3

Bosite 1975 54 1 10 8 5

Escapade 2005 26 1 11 4 7

(8) Les expressions « ESAT occupationnel » et « ESAT productif » sonttrès couramment utilisées par les professionnels du secteur. Elles reflètentdeux philosophies opposées de la mise au travail de personnes handica-pées.

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(PORTER, 1998). Les directeurs de ces deux modèlesengagent dans les années 1980 des opérations dediversification de leurs activités productives qui leurpermettront dans le même temps de repenser leurmission d’accompagnement. Les établissements relevant du premier modèle privi-légient les tâches « occupationnelles ». Ils appartien-nent majoritairement à des congrégations religieusesqui mettent en exergue la charité chrétienne. Lanature de l’activité de production importe peu, maisle petit artisanat (cannage et paillage de chaises, van-nerie d’osier, travail du cuir/maroquinerie) est privilé-gié. Ces ESAT embauchent des adolescents qui sor-tent de centres d’apprentissage spécialisés, et dont lanature de leur handicap les a systématiquement orien-tés vers des activités prédéterminées. Ainsi, par exem-ple, la vannerie et le cannage sont monopolisés par despersonnes souffrant de cécité ou par des déficientsvisuels (malvoyants). Les personnes handicapées tra-vaillant dans ce type d’ESAT se voient confier destâches techniquement très simples à réaliser. Aucuneconsidération de rentabilité économique n’entre ici enligne de compte ; l’enjeu n’est pas de remplir le carnetde commande, mais d’occuper les travailleurs pouréviter qu’ils ne s’ennuient. Le second modèle d’établissements spécialisés rassem-ble les structures qui développent la sous-traitance

industrielle de travaux de montage, d’emballage ou deconditionnement. Cette stratégie de domination parles coûts repose sur une double argumentation vis-à-vis des entreprises clientes, celles-ci étant à la fois inci-tées à participer à une action éducative et à sous-trai-ter des prestations pour un prix très compétitif.L’activité historique de conditionnement des ESAT« Atari » et « Métal » est symptomatique de cette stra-tégie. Dans ce dernier cas, l’activité de sous-traitanceindustrielle a longtemps été « la vache à lait del’ESAT » (Directeur), avec un chiffre d’affaires annuels’élevant à environ un million d’euros et un résultatnet d’environ 300 000 euros par an. Les directeurs des établissements relevant de ces deuxmodèles sont cependant rapidement confrontés àdeux problèmes : tout d’abord, le principe de mise autravail comme modalité d’accompagnement social estdénoncé comme étant une forme d’aliénation des per-sonnes handicapées (PINELL et ZAFIROPOULOS, 1978 ;ZAFIROPOULOS, 1981) ; ensuite, la faible efficienceéconomique des établissements conjuguée aux mou-vements de délocalisations fragilise bon nombred’ESAT. L’ESAT Geppetto est symptomatique de ce derniertype de difficultés. Suite à l’arrivée d’une directricecommerciale, une réflexion sur les prix et sur les coûtsdes différentes opérations a été engagée dans tous les

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« Les ESAT “occupationnels” insistent sur la nécessité d’occuper les personnes handicapées et se préoccupent peu de rentabilitééconomique », fabrication d’abat-jours par une personne handicapée, ESAT de l’Association L’Essor, Strasbourg, mars 2008.

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ateliers. Dans les ateliers artisanaux, chaque moniteura évalué la quantité de matière première et le tempsnécessaire à la confection de chaque type d’objet pouren déterminer le coût de revient. Ce travail a faitapparaître que certaines productions fonctionnaient àperte, car les prix de vente proposés étaient dérisoirespar rapport aux prix pratiqués par les concurrents.Une réflexion similaire a été engagée dans l’atelier deconditionnement. Des services a priori lucratifs sesont avérés peu rentables. En effet, aucune réflexionsur les achats n’avait été menée et certaines matièrespremières étaient achetées à des prix très élevés. Acontrario, l’établissement n’intégrait pas les coûts delivraison dans ses prix de vente. Enfin, jusqu’à pré-sent, le temps de travail réel des travailleurs et desmoniteurs n’avait jamais été ni évalué ni budgété. Eneffectuant cet exercice, l’encadrement a prisconscience d’une situation paradoxale, où le prix fac-turé par l’ESAT ne couvrait même pas les faux fraisque le client aurait dû couvrir s’il avait effectué lui-même, en interne, une prestation équivalente. Ayant identifié ces problèmes, les directeurs des ESATs’engagent systématiquement dans des stratégies dediversification de leurs activités commerciales quimettent en cause leur modèle historique de dévelop-pement. En moyenne, les ESAT ont déclaré en 2009quatre activités différentes (source : OPUS 3/DGCS,2009). Deux groupes d’activités principales (86 % du

total) ressortent de l’ensemble. Le cœur d’activité« historique » est fortement représenté : 44 % des acti-vités sont directement liées au « conditionnement,travail à façon, assemblage, montage, tri, contrôle ».Ce cœur historique se décline selon une gamme res-treinte : activités similaires spécialisées dans la méca-nique, la métallerie et la mécano-soudure ; activitéssimilaires spécialisées dans l’électricité, l’électroméca-nique et l’électronique ; emballage et mise sous pli. Lesecond groupe (42 % des activités) se décline en deuxvolets : les activités « vertes » (espaces verts et agricul-ture, principalement) représentent 22 % de l’activitédes ESAT et les activités de services (couture, blan-chisserie, lingerie, nettoyage, restauration) 20 %.Cette initiative de diversification permet tout d’abordde répartir les risques. L’élargissement du portefeuilled’activités des ESAT se traduit par le développementdes activités de services. Deux exemples illustrent la mise en œuvre de cettestratégie : – l’ESAT « Escapade » ne proposait jusqu’à récem-ment qu’une activité de sous-traitance industrielle. Ladisparition progressive de ses principaux donneursd’ordres a contraint la direction à se diversifier encréant de nouvelles activités réparties entre troiséquipes : une équipe d’entretien et de nettoyage delocaux commerciaux, une équipe de mise à disposi-tion en entreprise et une équipe d’entretien/lavage de

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« Les activités « vertes » (espaces verts et agriculture, principalement) représentent 22 % de l’activité des ESAT et les activitésde services (couture, blanchisserie, lingerie, nettoyage, restauration) 20 %. », jardiniers d’un ESAT ramassant les légumes dupotager bio du domaine de Kerbastic, propriété de la Princesse Constance de Polignac, février 2012.

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voitures. Ces trois dernières activités forment « la baseéconomique de l’ESAT, c’est ce qui fait marcher la bou-tique » (Directeur). – l’atelier de sous-traitance de l’ESAT « La Lune » dis-posait, quant à lui, d’un contrat de quasi-exclusivitéavec un client dont le désengagement a commencé àse manifester en 2009. Ce retrait progressif s’est tra-duit par une baisse inquiétante du chiffre d’affairesqui a conduit l’établissement à opter pour une straté-gie de diversification à la fois de ses activités et de sonportefeuille clients. Cette stratégie permet à l’ESAT dene pas mettre en danger l’équilibre économique del’établissement en cas de défection d’un client ou deralentissement d’une activité. Deux nouveaux clients(Manoukian et BCG) ont ainsi été démarchés etconvaincus. La baisse d’activité de l’atelier condition-nement a également été compensée par des investisse-ments dans deux autres ateliers, « bio » et espacesverts. La demande sur ces deux nouveaux marchésétant en forte croissance, il n’a pas été nécessaire d’in-vestir dans des démarches de prospection commer-ciales, laissant ainsi des marges de manœuvre pourpenser l’organisation de la production (« C’est plus dela gestion de production qu’autre chose », éducateurtechnique spécialisé).Cette diversification permet également aux directeursde gérer plus facilement le parcours des usagers,répondant ainsi aux problèmes d’accompagnementayant pu être identifiés. Les précédents ESAT se carac-térisaient par la rigidité de leur fonctionnement uni-voque (ils étaient soit occupationnels, soit productifs).La vie et le travail des usagers étaient prédéterminéspar le type de structure organisationnelle dans laquelleils étaient pris en charge et dont ils ne sortaient pas.L’apparition de nouvelles activités productives permetaux directeurs de réorganiser le travail et de penser lafluidité du parcours des usagers au sein des différentsateliers.Paradoxalement, cette évolution reste marquée par lavolonté des directeurs de conserver une partie desactivités traditionnelles des ESAT (sous-traitance outravail occupationnel), alors même que ces dernièressont peu rentables, voire déficitaires. L’activité deconditionnement de l’ESAT « Atari » permet, parexemple, de proposer des tâches simples susceptiblesd’être confiées à des personnes fortement déficientes.L’organisation du travail se fait à la chaîne, ce quiassure un niveau minimal de productivité. La simpli-fication des tâches pallie la lourdeur des déficiencesdont souffrent les personnes et permet de maintenirleurs capacités cognitives. Si, d’un point de vue stric-tement économique, cette activité devrait être aban-donnée rapidement, du point de vue de l’accompa-gnement, elle permet d’employer 80 personnes (soit30 % de l’effectif ) qui ne pourraient être immédiate-ment transférées dans un autre atelier. Pour le direc-teur, c’est une activité qui « stratégiquement, pose desquestions à l’ESAT ». Mais il a fait le choix de conser-

ver cette activité, car « elle permet de faire travailler desusagers de faible niveau, et rapporte quelque chose, mal-gré tout ». De la même manière, l’atelier de condition-nement « Métal » emploie la plus grande partie desusagers de l’ESAT. C’est l’activité la moins perfor-mante avec un chiffre d’affaires qui s’élève à environ200 000 euros annuel, pour un résultat net annueld’environ 20 000 euros. La mise en œuvre de straté-gies de diversification donne ainsi des marges demanœuvre importantes aux directeurs en matièred’organisation de la fluidité des parcours des usagers.Cette diversification leur permet de transférer les tra-vailleurs handicapés d’une activité à l’autre en fonc-tion de la capacité d’apprentissage de ces derniers, ducarnet de commandes ou encore de la nécessité, pourun travailleur traversant une crise, de réduire sonrythme de travail. Alors que le mouvement de marchandisation au seindu secteur médico-social est présenté comme ledéploiement d’une logique impersonnelle et méca-nique, les directeurs des ESAT sont à même d’entre-prendre des stratégies de diversification qui leurménagent des marges de manœuvre leur permettantde répartir les risques financiers et d’organiser plusfacilement le travail des usagers en se concentrant surla gestion de la fluidité de leurs parcours. Cependant,les formes que prend l’organisation de cette fluiditérestent localement différenciées.

L’ORGANISATION DES ESAT DIVERSIFIÉS

Si l’activité des ESAT que nous avons étudiés étaiteffectivement diversifiée, plusieurs modes de gestionde cette diversité pourraient être envisagés : dans lesfaits, ces établissements ne présentent pas une struc-ture identique (TABATONI et JARNIOU, 1975). Lesdirecteurs que nous avons rencontrés sont à mêmed’opérer des choix en ce qui concerne la structurationde leur organisation. Nous avons pu repérer deuxchoix organisationnels.Le premier type d’organisation sépare explicitementl’activité médico-sociale de l’activité productive : lafonction éducative y est autonomisée par rapport auxateliers. L’éducateur spécialisé est ici garant de l’équi-libre entre la mission éducative et la mission produc-tive. Il organise la fonction intégrative du travail ausein des projets personnalisés (9), que chaque éduca-teur spécialisé gère seul. Ainsi, par exemple, le servicesocial de l’ESAT « Atari » dispose de 4 à 5 éducatricesspécialisées affectées aux trois sites de production del’établissement. Chacune est en charge des projets

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(9) Les projets personnalisés ont été introduits par l’article D. 312-10-3du Code de l’action sociale et des familles. Ces projets prennent la formed’un contrat de soutien et d’aide par le travail (article L. 243-4 du mêmecode) qui organise, sous la supervision du directeur, les modalités de l’ac-compagnement.

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personnalisés d’une quarantaine d’usagers. Le rôle dupôle médico-social consiste à planifier et à mettre enœuvre tout ce qui concerne l’accompagnement desusagers. Ce pôle est indépendant et sa responsablerend compte directement au directeur. Les éducatricesspécialisées ne sont pas placées sous la responsabilitéhiérarchique du chef d’atelier, mais sous celle de leurchef de service médico-social, ce qui permet de lisserles conflits d’intérêt entre le volet production et levolet accompagnement. De façon congruente, les postes médicaux et paramé-dicaux de ce type d’ESAT sont clairement séparés desateliers de production. Dans la plupart des cas, cespostes n’ont pas véritablement de supérieur hiérar-chique : ils sont plutôt conçus comme une expertisesur laquelle l’établissement peut s’appuyer pour adap-ter une prise en charge ou pour accompagner un usa-ger. La majeure partie des directeurs de ce typed’ESAT a même choisi d’externaliser en partie cesfonctions, c’est le cas pour l’ESAT « Le Chemin ».Lors de sa création, cet établissement comprenait unposte d’orthophoniste et un poste de psychomotri-cien. Aujourd’hui, ces compétences sont mobilisées endehors de l’ESAT par l’intermédiaire de l’assistantesociale. Si un psychiatre et un psychologue sontencore présents, c’est sur des plages horaires trèsréduites. Ils ont pour fonction non pas de soigner,mais d’accompagner vers le soin : il s’agit d’inciter lesusagers à aller consulter à l’extérieur de l’établisse-ment. De la sorte, l’ESAT s’affirme comme un lieu detravail et d’accompagnement, et non comme un lieude soins. Réciproquement, l’activité productive s’organise selonla ligne hiérarchique : chef d’atelier/moniteur. Dansces ESAT, le chef d’atelier est un responsable d’exploi-tation à part entière : il est garant de la productivitédes ateliers, du remplissage du carnet de commandeset de la gestion des relations avec les clients. Ainsi, àl’ESAT « Di Caprio », le chef d’atelier est issu dumonde industriel. Arrivé en 2008, il définit son acti-vité en trois volets : responsable du commercial et dela signature des marchés (« On n’arrête jamais le com-mercial, ici »), organisateur de la planification des acti-vités et superviseur des méthodes de production. Sonactivité est clairement séparée de toute activitémédico-sociale : ainsi, par exemple, il ne participe pasaux réunions de suivi usagers, qui rassemblent lemoniteur référent, la psychologue et l’assistantesociale, et auxquels parfois se joint le directeur. Àl’ESAT « Le Chemin », le chef d’atelier a quasimentun rôle de directeur adjoint. Recruté en 1991 commemoniteur principal, son poste a évolué pour intégrerdavantage de fonctions commerciales, et plus large-ment la gestion des relations avec les clients. Encharge du développement des nouveaux marchés, il serend fréquemment chez des clients potentiels. Il exa-mine avec le directeur les choix d’investissement dansle matériel. Il réalise des visites chez les clients de

l’ESAT. À l’ESAT « Charles », le directeur adjoint joueégalement le rôle de chef d’atelier. Il occupe 80 % deson temps à la démarche commerciale et à la supervi-sion de la production. Présent dans cet ESAT depuis10 ans, il justifie d’une longue expérience de commer-cial en entreprise industrielle. De façon concomitante, les moniteurs de ce typed’ESAT restent largement cantonnés aux activitésproductives. À la différence du second type d’ESAT, laplupart ont acquis une expérience antérieure dansl’industrie. Ils se concentrent exclusivement sur laproduction et ne font pas de différence entre leur pré-cédent travail en entreprise et leur travail en ESAT.Les bons résultats des ateliers sont le principal indica-teur d’un bon accompagnement des personnes. Àl’ESAT « Di Caprio », les moniteurs sont « en directavec le client » (moniteur) et chacun est responsabled’une activité et/ou d’un atelier. L’organisation de laproduction, des processus, la répartition des postes etdes tâches, la segmentation du processus sont conçueset élaborées par le moniteur, avec le soutien, si besoin,du responsable d’exploitation. Le moniteur est ainsi« un petit chef d’entreprise » (chef d’atelier). Les moni-teurs de ce type d’ESAT sont donc peu incités à s’oc-cuper directement d’une activité médico-sociale.Ainsi, dans l’ESAT « Trajectoire », la politique est dene pas former les moniteurs aux aspects médico-sociaux. Ils ne suivent pas les formations de moniteurde 2e et de 1re classe. « Surtout pas ! Leur mission est defaire fonctionner un atelier, ils ne sont pas là pour traiterla maladie : il y a les médecins psychiatres, pour cela (…)Pour le moniteur, l’important n’est pas de savoir si l’usa-ger est schizophrène, ou autre, mais s’il est capable de tail-ler la haie ou non » (Directeur). Pour le directeur, si lemoniteur s’investit trop dans les aspects médicaux, ilne peut plus avoir sur l’usager l’autorité d’un chefd’équipe.Le second type d’organisation intègre l’activitémédico-sociale à l’activité productive. Les fonctionsd’éducateur, de moniteur et de chef d’atelier y sontpeu cloisonnées. Alors que les éducateurs spécialisésparticipent beaucoup plus directement à l’organisa-tion de la production, c’est surtout la fonction de chefd’atelier qui est symptomatique de cette confusionvolontaire : celui-ci est à la fois en charge des ques-tions liées à la production et du bon déploiement dela politique d’accompagnement des usagers. Avec leséducateurs et/ou avec les assistantes sociales, il veille àla bonne mise en œuvre des projets personnalisés et aubien-être au travail des usagers des ESAT. Ainsi, àl’ESAT « Câble », le chef d’atelier est éducateur tech-nique spécialisé. Il ne prend pas en charge la relationcommerciale, qui est assumée par le technico-com-mercial de l’ESAT. Il suit l’organisation de la produc-tion, assure les contacts quotidiens avec les donneursd’ouvrages et la gestion au quotidien des personnelsde l’atelier et des usagers, mais il est également garantdes projets personnalisés et du bien-être des per-

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sonnes, et se retrouve souvent en réunion avec les dif-férents partenaires de l’ESAT (foyers, services de suivi,hôpital psychiatrique, donneurs d’ouvrages, etc.).Alors que les moniteurs du premier type d’organisa-tion restent largement cantonnés aux activités pro-ductives, dans ces ESAT du deuxième type les moni-teurs se voient confier un double rôle. Ainsi, au seinde la ferme-ESAT « Géo », les moniteurs assument lesdeux missions, et la ligne hiérarchique y est trèsréduite : ils traitent en direct avec le directeur. Trèsautonomes dans leur manière de travailler, ils remplis-sent une large palette de fonctions : préparer et enca-drer la production, vendre et commercialiser les pro-duits, avec les ouvriers, éduquer et former, accompa-gner les travailleurs dans leurs projets individualisés,participer aux différentes réunions de coordination etrédiger les synthèses. De la même manière, les moni-teurs de l’ESAT « Charles » sont directement impli-qués dans le suivi médico-social des usagers. Une réu-nion de projet conjointe entre le service d’héberge-ment et l’ESAT a lieu tous les jeudis pour évoquer lessituations individuelles. Les moniteurs sont égalementappelés régulièrement à s’impliquer directement dansla production, notamment pour rattraper d’éventuelsretards et effectuer des tâches difficiles pour des per-sonnes malvoyantes. Les équipes de direction proposent deux manières destructurer l’organisation : la première fait des travail-leurs sociaux et des paramédicaux des experts dans lesquestions d’accompagnement (ils sont en charge degérer le projet global de la personne), tandis que lesmoniteurs d’atelier se préoccupent prioritairementdes contraintes productives. Le second mode d’orga-nisation assigne aux moniteurs d’atelier un rôle cen-tral dans la construction du projet personnalisé desusagers, qui s’élabore conjointement avec les travail-leurs sociaux.

ORGANISER UNE ÉCONOMIE DE LA CAPTATION

Si la diversification opérée par les ESAT permet àleurs directeurs d’élargir leur espace discrétionnaire(point développé dans la première partie de l’article),ce qui ne se traduit pas par une uniformisation desmodes de gestion de ces structures, les ESAT restanten effet localement différenciés (point objet dans ladeuxième partie), la concurrence entre les structuress’intensifie fortement (CLAVERANNE et al., 2012 ;ROBELET et al., 2009), ce qui incite les directeurs àmettre en œuvre des stratégies de captation des usa-gers (TROMPETTE, 2005). Ainsi, les directeurs cherchent à sélectionner les per-sonnes handicapées qui travaillent dans leurs établis-sements en privilégiant les individus les moins lourde-ment handicapés. Il s’agit, pour eux, de trouver desusagers qui soient capables de s’adapter à la diversifi-

cation des activités productives. Ainsi, le directeur del’ESAT « Prost » cherche à attirer des usagers « de bonniveau » pour que ces derniers puissent travailler faci-lement. Le directeur de l’ESAT « Babel » soutient luiaussi qu’« il faut que les gens aient envie de venir àl’ESAT et ne se sentent plus obligés d’y aller. Il faut quel’on soit attractifs. Les ESAT doivent avoir une offreattractive pour attirer des jeunes adultes sortis des SESSAD (10) et qui ont le choix des structures et le choixentre travail ou non travail. » Les directeurs construi-sent ainsi des mécanismes d’identification, de sélec-tion, d’enchaînement et de verrouillage des usagers. Trois stratégies d’organisation de cette captation ontété identifiées.La première de ces stratégies consiste à séduire direc-tement les usagers. Les directeurs communiquent surla qualité du travail proposé et sur les activités horstravail dont les usagers peuvent bénéficier. Il ne s’agitplus « d’enfermer » les usagers dans un établissement,mais de proposer une palette de prestations diversi-fiées et d’offrir des itinéraires adaptés au projet dechaque personne et à un large éventail de handicaps(malvoyants, infirmes moteurs cérébraux (IMC) enfauteuil roulant ou capables de marcher, etc.). Danscette optique, l’ESAT « Babel » a développé une pen-sion pour animaux domestiques, car cette activité, enplus d’être rentable, est extrêmement appréciée par lesusagers.La deuxième stratégie est indirecte : il s’agit de séduireles pouvoirs publics, qui détiennent de fait un rôled’adresseur. Les directeurs doivent préciser à laMaison départementale des personnes handicapées(MDPH) locale (11) le profil d’usager souhaité et laqualité de l’accompagnement qu’ils proposent. DesESAT comme « Trajectoire » et « Pléiade » ont inten-sivement promu auprès des pouvoirs publics la spéci-ficité de leurs projets d’insertion en milieu ordinairede travail. Cette opération de communication leur apermis d’améliorer l’adéquation entre les débouchéséconomiques et les profils de leurs usagers. Laconstruction de partenariats avec des institutionslocales est à cet égard un signe positif adressé aux pou-voirs publics. Pour recruter des personnes dans les ate-liers artisanaux qui sont dévolus traditionnellementaux déficients visuels, « Geppetto » travaille par exem-ple avec des institutions qui forment des personnesdéficientes visuellement aux métiers du cannage et dela vannerie. Chaque année, cette structure accueilledes stagiaires en apprentissage dans ces instituts, le

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(10) Les SESSAD (Service d’Éducation Spéciale et de Soins à Domicile)sont les structures privilégiées de l’aide à l’intégration scolaire.

(11) Les MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées)sont les adresseurs des personnes handicapées au sein des ESAT. Ellessont nées de la fusion des CDES (Commission Départementale del’Éducation Spéciale) et des Cotorep (COmmission Techniqued’Orientation et de REclassement Professionnel) sous l’empire de la loipour l’égalité des chances, la participation et la citoyenneté des personneshandicapées du 11 février 2005.

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temps pour eux d’acquérir une première expérience.Outre le signal positif adressé aux pouvoirs publics, ledirecteur se donne de la sorte les moyens de repérer lespersonnes qui pourront ensuite intégrer définitive-ment ses ateliers artisanaux et ses ateliers de condi-tionnement. Il se met ainsi en lien avec les institutionsd’apprentissage pour que les formations correspon-dent aux débouchés réels du marché (12). La dernière stratégie consiste à s’observer entre pairs.Les directeurs développent des stratégies de mise enréseau et mettent en œuvre des veilles stratégiquespérennes. Ainsi, la conserverie de la ferme-ESAT« Géo » est née d’un benchmark réalisé sur des associa-tions voisines et sur des visites d’ESAT ayant déve-loppé des activités similaires. Une visite au centre deformation en agriculture de Florac a également été réa-lisée. Dans la même optique, le directeurd’« Escapade » s’inscrit dans un réseau d’entrepriseslocales et dans un groupement d’intérêt économique(GIE) qui comprend 22 ESAT (sur les 35 du départe-ment) pour prospecter de nouveaux marchés. Le GIEest sans conteste l’outil le plus fréquemment men-tionné par le directeur et les moniteurs d’ateliers. Ilfonctionne sur une sorte de marché interne propre auxESAT. Si l’établissement obtient un marché par l’entre-mise de ce réseau, il reverse 10 % de ses bénéfices auGIE : « On se dépanne entre nous et en sous-traitancescroisées. Au niveau du comité technique paritaire (CTP),on joue le jeu d’une concurrence claire » (moniteur).Cette stratégie de mise en réseau induite par la diversi-fication des activités productives permet au directeurde repérer les opportunités de contrats et d’observer sesconcurrents à moindre frais. Ces stratégies d’observa-tion mutuelle déterminent ainsi la forme de l’activitéproductive à engager. Mais, surtout, elles permettentaux directeurs de se différencier des ESAT concurrentspour attirer les usagers et séduire leur famille.

CONCLUSION

L’analyse de l’évolution de 19 ESAT de la régionRhône-Alpes nous a permis de nuancer la thèse selonlaquelle le secteur médico-social subirait un processusde marchandisation. Cette thèse repose sur l’hypo-thèse que la stratégie et l’évolution des organisationssont déterminées de façon exogène et mécanique, lescapacités d’action et de décision des acteurs se rédui-sant au fur et à mesure que ce processus se diffuse.

En nous appuyant sur des études monographiques,nous avons replacé les acteurs et leurs choix au centrede l’analyse. Le processus identifié est le produit destratégies de développement de la part des directeursdes établissements. Ces derniers abandonnent pro-gressivement leur stratégie d’adaptation mécanique àl’environnement pour mettre en place des réflexionsstratégiques qui visent à saisir de nouvelles opportuni-tés et à se protéger contre de nouvelles menaces. Cesstratégies de contrôle de l’environnement permettentde densifier la figure organisationnelle des ESAT, quideviennent des acteurs sociaux à part entière et n’ensont plus réduits à n’être que de simples agents de pro-duction. L’émergence d’un positionnement straté-gique et l’augmentation des marges de manœuvre desétablissements les transforment ainsi en « unités poli-tiques » (JARNIOU, 1981) : les directeurs d’ESAT sontdonc fortement incités à créer des relations socialesd’un type nouveau. L’émergence des ESAT en tant qu’acteurs à partentière de l’insertion s’accompagne d’un déplacementde la finalité de ces organisations. Il s’agit maintenantde gérer la fluidité du parcours de leurs usagers. Lacapacité de ces établissements à investir simultané-ment plusieurs débouchés économiques définit leurlatitude à proposer des métiers et des types de travauxqui conviennent aux différentes capacités productivesdes personnes. Cette capacité est pour celles-ci lagarantie de bénéficier d’un parcours cohérent. Les deux modes différents de la structuration desESAT sont autant de manières de veiller au bondéroulement de celle-ci. Ces parcours ne sont en rien« naturels », ils sont issus de négociations internesentre professionnels et direction. Ce faisant, un nou-veau groupe d’acteurs commence à faire entendre savoix au sein de cet espace de négociation, celui des tra-vailleurs handicapés. Ces derniers ne sont plus de sim-ples ressources dans un processus de production(ZAFIROPOULOS, 1981) : ils s’affirment comme lesultimes clients des ESAT, des clients dont la satisfac-tion est ainsi replacée au cœur des préoccupations deces organisations. ■

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(12) Deux facteurs complémentaires encouragent les directeurs à mettreen œuvre une stratégie de séduction des pouvoirs publics et des usagersleur permettant de rendre leur ESAT attractif. D’une part, le parcoursdes usagers en ESAT est stable : en 2006, en Rhône-Alpes, seulement600 travailleurs ont quitté définitivement l’ESAT où ils travaillaient, soit6 % des effectifs. D’autre part, l’évolution législative (loi n°2002-2 du2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale et loi pourl’égalité des chances, la participation et la citoyenneté des personnes han-dicapées du 11 février 2005) va dans le sens d’un accroissement de laliberté de choix des usagers.

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