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Dans les environnements urbains contemporains, toute présence de feu ou de son signal, la fumée, constitue immédiatement une source d’inquié- tude. La combustion des plantes est sortie de nos modes de vie, à une exception notoire : la consommation de tabac. Plusieurs millions de personnes continuent à « s’en griller une » plusieurs fois par jour, en France 1 . Les cigarettes maintiennent encore ainsi une grande partie de la population dans une habitude ancestrale, celle d’accorder une forte importance au feu, et de s’en assurer un accès permanent. Toutefois, la période récente a vu l’espace social des fumeurs se réduire progressivement, et se recentrer sur les zones de plein air ou privées. Une clef du changement peut être trouvée dans la transformation du statut de la fumée du tabac, reconnue comme « nuage toxique » pour autrui, dans un contexte de montée en force des problématiques environ- nementales et du principe de précaution. Le renforcement de l’injonction Fumer tue et fumer pue : métamorphoses sociales et culturelles du tabac et de sa combustion Mélanie Roustan Ethnologue, chercheur associé au Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux), Université Paris- Descartes – CNRS. Les plantes et le feu Actes du huitième séminaire de Salagon, novembre 2010 Éditions C’est-à-dire, Forcalquier, 2011 p. 59-71 Notes 1: voir page suivante. Plantes feu p.1 à 00.qxp 5/11/11 11:32 Page 59

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Dans les environnements urbains contemporains, toute présence de feuou de son signal, la fumée, constitue immédiatement une source d’inquié-tude. La combustion des plantes est sortie de nos modes de vie, à uneexception notoire : la consommation de tabac. Plusieurs millions depersonnes continuent à « s’en griller une » plusieurs fois par jour, enFrance1. Les cigarettes maintiennent encore ainsi une grande partie de lapopulation dans une habitude ancestrale, celle d’accorder une forteimportance au feu, et de s’en assurer un accès permanent.

Toutefois, la période récente a vu l’espace social des fumeurs seréduire progressivement, et se recentrer sur les zones de plein air ouprivées. Une clef du changement peut être trouvée dans la transformationdu statut de la fumée du tabac, reconnue comme « nuage toxique » pourautrui, dans un contexte de montée en force des problématiques environ-nementales et du principe de précaution. Le renforcement de l’injonction

Fumer tue et fumer pue :métamorphoses sociales

et culturelles du tabac et de sa combustion

Mélanie Roustan

Ethnologue, chercheurassocié au Cerlis (Centrede recherche sur les lienssociaux), Université Paris-Descartes – CNRS.

Les plantes et le feuActes du huitième séminaire de Salagon, novembre 2010

Éditions C’est-à-dire, Forcalquier, 2011p. 59-71

Notes 1 :voir page suivante.

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à la santé, de l’exigence d’autonomie et del’idée de responsabilité individuelle ont parailleurs contribué à faire évoluer l’image dufumeur, de l’imaginaire du bon vivant verscelui de la faiblesse morale, de la maladie,voire de l’incivilité2. Car aujourd’hui le fumeurne pollue plus seulement lui-même, maiségalement autrui : directement, par la délétèrefumée qu’il répand, et indirectement, par lecoût social qu’il représente en tant que maladepotentiel et en tant que mauvais exemple pourles plus jeunes. En faisant de l’usage du tabacun problème public3, le débat s’est déplacé dela liberté individuelle à la responsabilitésociale.

Ce texte se propose d’étudier cette trans-formation. Il y sera question de la constructionsociale et culturelle de la combustion et de lafumée du tabac, au sein de notre société, et deson évolution à travers les siècles – en termesde culture matérielle, mais aussi de transfor-mations symboliques, imaginaires et norma-tives. L’analyse portera également sur uneapproche compréhensive de perceptionsindividuelles contemporaines, grâce à l’explo-ration de nombreux témoignages et observa-tions de fumeurs et ex-fumeurs, recueillis àl’occasion d’une enquête ethnographiquemenée en milieu urbain4. I l s ’agira decomprendre les dynamiques qui animent larelation actuelle des hommes à une plantequ’ils brûlent pour consommer, une relation

faite de plaisir et de culpabilité (Lesourne,2008), de liberté et de dépendance (Memmi,1979), d’insouciance et de responsabilité.

Le triomphe du « tabac chaud »

L’histoire de la consommation de tabac estmarquée par les évolutions sociales etpolitiques de son temps, mais aussi les innova-tions industrielles et commerciales et lesprogrès et la diffusion des connaissancesscientifiques et médicales. Prise dans sa globa-lité, cette histoire est d’abord celle d’une« accélération », « phénomène de la modernitépar excellence », qui implique pour le fumeur« une autre notion du temps », de « la détente »,de « la concentration », et « se manifeste dansla simplification et l’abrégement de l’acte defumer » (Schivelbusch, 1991 : 61-63). Cephénomène accompagne les changements demodes de vie initiés avec à la Révolutionindustrielle : « L’accélération du temps vécupourrait bien être le symbole même de lamodernité. La consommation de tabac corres-pond à l’organisation de la société et aurythme de vie » (Nourrisson, 1999 : 107).

La cigarette s’imposeAvec une mise en perspective de quelquessiècles (la plante est introduite en Europe aumilieu du XVIe siècle), se note une victoire du

1. En 2010, 27 % des Français déclarent fumer quo-tidiennement, d’après l’Institut national de préven-tion et d’éducation pour la santé (http://www.inpes.sante.fr/30000/pdf/Evolutions-recentes-tabagis-me-barometre-%20sante-2010.pdf). Ils sont 33 %,selon l’Eurobaromètre publié par la Commission euro-péenne (http://ec.europa.eu/health/index_en.htm).2. Un phénomène similaire est observable pour lesreprésentations du « gros » (Fischler, 1990 ; Csergoet Rauch, 2009 ; Vigarello, 2010).

3. Sur le processus de construction sociale d’unproblème public comme « production d’un ordresymbolique », cf. Gusfield (2009).4. Dans le cadre d’une recherche menée au Cerlis(Centre de recherche sur les liens sociaux,CNRS/Paris Descartes), dans la continuité de mathèse de doctorat (Roustan, 2007), 60 entretienscompréhensifs ont été réalisés au cours de l’année2010, auprès de fumeurs ou d’anciens fumeurs âgésde 20 à 35 ans.

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« tabac chaud » sur le « tabac froid » : lacombustion de la plante et l’inhalation de safumée deviennent peu à peu le mode deconsommation dominant, face à la prise ou à lachique – ces deux derniers usages impliquantl’éternuement et le crachat, condamnés par lenouveau paradigme médical (Ibid. : 102), etnotamment la bactériologie, qui émerge avecl’hygiénisme au XIXe siècle (Adam et Herzlich,2007 : 28-30 ; Jorland, 2010). Le mot « fumer »lui-même, comme terme spécifique à l’usagedu tabac, ne s’impose dans le langage courantqu’au XVIIe siècle ; auparavant, par analogie, onparlait de « boire la fumée » (Schivelbusch,1991 : 57). En outre, au sein des modes defumer, la cigarette triomphe de la pipe et ducigare, qui requièrent un cérémonial plusconséquent (ibid. : 61-63). Enfin, la cigaretteelle-même se standardise. C’est l’événementmajeur qui permet l’émergence d’un tabagismede masse. Révolution industrielle puis naissan-ce de la société de consommation l’autorisent.La production en série se mécanise, menant àune augmentation des quantités et à unebaisse des coûts ; des marques sont créées,promues par une réclame naissante qui ne s’enmontre pas moins très efficace. (Nourrisson,

1999 : 119-123 ; Lefebvre et al., 2009). Enquelques décennies, la cigarette industrielle(par opposition aux « cousus-mains ») devientun emblème de la modernité. Produit degrande consommation, pratique urbaine,individuelle mais adaptée aux nouvelles socia-bilités, support d’un imaginaire publicitaire enexpansion, elle s’intègre parfaitement à l’accé-lération des rythmes de vie, qui nécessitent à lafois d’être scandés et entrecoupés.

La plante s’efface derrière l’objetAinsi, progressivement, ce n’est plus du tabacdont il est question mais de la cigarette et desa combustion. Au début du XXe siècle, laplante s’efface doublement. Au plan matériel,elle disparaît sous le papier, devient unélément caché d’un objet manufacturé,presque un ingrédient. Au plan des représen-tations, la matière cède le pas à l’objet, voireau produit – les marques commerciales étantl’un des vecteurs de ses multiples investisse-ments symboliques (viril ité, séduction,émancipation féminine…).

Ce n’est plus du tabac que l’on fume, maisune Gitane, une Gauloise ou une Lucky… Cen’est plus du feu que l’on échange ou de la

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1. Affiche publicitaire pour les cigarettesindustrielles de la Régie française, 19372.Affiche publicitaire pour la marque Havanaises,

mettant en scène Joséphine Baker, 19203. Affiche publicitaire pour la marque Gitanes,1972.

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fumée que l’on partage, mais du pouvoir, de lajeunesse, de la tension sexuelle… Cet imaginai-re attractif, porté par la publicité et le cinéma,constitue encore aujourd’hui un des socles desreprésentations liées au tabac, bien loin de laplante, et à même de transformer la façon defumer en acte discursif (Klein, 1995).

Le « glamour » de la consommation de ciga-rettes continue à exister au sein des discoursrecueillis parmi de jeunes fumeurs et ex-fumeurs, cohabitant avec des représentationsplus négatives : « L’aura de la clope, elle n’existeplus vraiment mais elle existe toujours quandmême. Je ne sais pas d’où ça vient, les GI améri-cains peut-être : « les vrais mecs, ça fume desclopes ». Plus, après, le côté glamour apporté parHollywood, le côté sexy de fumer… Ou le fait defumer des clopes sans filtre, des clopes de cow-boy… ou des Gauloises à la Sartre. Même si c’estun peu terni aujourd’hui », explique l’une despersonnes interrogées lors de l’enquête.

Dans le monde savant, une mise à distanceprogressive de la plante s’observe également.L’approche toxicologique est depuis toujoursdominante, mais les substances étudiées

s’éloignent peu à peu des stricts élémentschimiques naturels du tabac. Le processus decombustion et ses déchets toxiques consti-tuent bientôt la cible des attentions. Le« cancer des fumeurs » pose question dès ledébut du XIXe siècle ; les méfaits du goudronsont identifiés dans les années 1950(Nourrisson, 1999 : 160-161)5. Mais l’après-guerre et les trente glorieuses demeurent unegrande époque d’expansion tabagique,dynamisée par l’arrivée des « blondes » et durêve américain – et des campagnes publici-taires massives – puis des cigarettes light etdes menthols, signes d’une attention particu-lière à la fumée, sa nocivité et son odeur(Lefebvre et al., 2009).

Il faut attendre les années 1970 pour qu’unevéritable contre-offensive en termes decommunication soit mise en place par lespouvoirs publics en France (qui continuentparallèlement à exercer le monopole sur lavente). Elle est alors centrée sur la dangerositéde la fumée du tabac : Simone Veil, ministre dela santé, lance en 1976 la campagne «Prenons lavie à plein poumons», puis en 1977 «Ne fumezpas, n’enfumez plus, merci». Le péril sanitaire lié

5. Toutefois, la caution médicale continue à êtreutilisée dans les campagnes de publicité, notam-ment par la marque Lucky Strike, qui se met en

scène recommandée et consommée par desmédecins et des infirmières, favorisant la luttecontre la toux, etc.

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à la fumée l’est ainsi à la fois pour soi et pourautrui, dès les premières actions étatiques desanté publique contre l’usage du tabac6.

Les industriels accusés de dévoyer la « nature »Plus récemment, un autre déplacement a lieu :non plus du tabac à sa combustion et à lafumée, mais de la plante « naturelle » à sonconditionnement industriel.

Le phénomène est porté par une évolutionde la sensibilité sociale vers une méfianceenvers les grands groupes industriels et unsuccès institutionnel croissant des probléma-tiques environnementales et écologiques. Lesadditifs contenus dans le produit deviennentainsi la cible d’une partie de la communicationanti-tabac.

Du côté des fumeurs eux-mêmes, la planteest jugée relativement inoffensive. Et même sile caractère néfaste de sa combustion sembleconnu, les additifs constituent bien souventles éléments mis à l’index. Par exemple, cettejeune fumeuse explique : « Je sais que ça me faitdu mal, et je me sens toujours très coupable dèsque j’achète un paquet. Par contre, j’achète despaquets sans additifs, je fume des Pueblo, je fume

bio ! Mais bon… ce n’est pas un super argumentnon plus… ». Colorants, exhausteurs de goûts,mais aussi toute une série de substances aussimystérieuses qu’étroitement associées auxprocédés de fabrication et de conservationindustrielles sont jugées nocives. Le danger estconnu, mais serait masqué par l’apparenceinoffensive du produit : « Quand tu regardes lacomposition d’une clope, tu peux aussi bien temettre la tête sous l’évier dans les produitsménagers et te verser un bouchon de chaquebouteille ! Tu le sais mais tu n’y penses pas quandtu fumes, parce qu’une cigarette, c’est blanc, c’estrond, c’est doux, c’est tout gentil, ça n’a riend’agressif visuellement… », relate avec humourcet ancien fumeur lyonnais. Les grandsgroupes producteurs sont accusés d’introdui-re dans leurs marchandises des élémentspréjudiciables à la santé, pourvu qu’ils soientbons pour leur commerce. Un parallèle peutici être établi avec les craintes alimentairescontemporaines (crises sanitaires, critiquesde la « malbouffe », succès du bio…). Dans lecas des cigarettiers, le soupçon des consom-mateurs va plus loin, puisqu’il intègre un doutequant à une volonté délibérée de susciter etd’entretenir une addiction grâce à l’adjonction

6. Godeau Éric, Le tabac en France de 1940 à nos jours. Histoire d’un marché, Paris, PUPS, 2008.

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4. Affiche de la première campagneétatique anti-tabac en France, 1976.5. La récolte des feuilles de tabacdans le sud-ouest de la France (photoDDM, Sébastien Lapeyrère). Illustra-tion d’un article de La Dépêche.comdu 21 octobre 2010.6. Campagne étatique deprévention anti-tabac, 2003 © INPES(Institut national de prévention etd’éducation pour la santé)

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de composants chimiques particuliers. Cefumeur d’une trentaine d’années, qui essayede restreindre sa consommation, expose ainsison opinion : « Ce qui me gonfle, moi, dans lafumée, c’est que ce soit fabriqué par des grossesboîtes, que ce soit un business, des multinationalesqui te mettent des additifs dans les clopes, histoirede te rendre plus addict ». Ce type de propos,ainsi que le succès croissant des marquesestampillées « sans additifs », témoignent dudéplacement partiel du problème sanitaire liéau tabagisme, tel qu’il est perçu par certainsfumeurs, de la nicotine et de sa combustionvers la question des additifs toxiques.

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Fumée industrieuse, fumée pollueuse

Revenons à la fumée en elle-même. Au XIXe

siècle, elle est de son temps : c’est l’époque descheminées d’usines et de la poudre à canon.De nouvelles formes de fumées sont apparuesavec les progrès techniques et industriels.

Le XIXe siècle et la fumée comme progrèsLa fumée se présente comme un élémentsocial positif, qui contribue à l’évolution desmodes de vie vers une facilitation (la forcehumaine est remplacée par d’autres énergies).Son imaginaire collectif est porteur d’espoir, etlorsque l’usage du tabac y est associé, ce n’est

7. Campagne de prévention anti-tabac, 2008 © La Ligue contre le cancer.

8. Campagne étatique de lutte contre le taba-gisme passif, 2004 © INPES (Institut national deprévention et d’éducation pour la santé)

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pas pour le condamner. D’un côté, la fumée dutabac est associée à celle du champ de bataille,dans un rapprochement souvent lyrique maisporteur d’une certaine vérité sociologique,puisque l’armée et les soldats ont largementcontribué à l’expansion sociale et géogra-phique de la pratique : « Les faits d’armes sontmagnifiés par la pipe et les fumées de la poudreet du tabac mêlent volontiers leurs volutes » ; «Quand cesse le fracas des armes, la fumée detabac continue de monter » (Nourrisson, 1999 :103-104). De l’autre côté, les exhalaisons desfumeurs se voient unies à celles s’échappantdes usines, mêlant ainsi deux symboles de laRévolution industrielle et du capitalisme triom-phant. La métaphore des cheminées d’usine oudes hauts-fourneaux est récurrente pour quali-fier l’activité du fumeur, qui donne, par lesbouffées qu’il dégage, une visibilité au mouve-ment de sa respiration et à sa productivitéinterne (Ibid. : 109).

Une fumée toxique… surtout pour les non-fumeursChez les fumeurs ou ex-fumeurs contempo-rains, quand il s’agit de discuter de la toxicitéde la pratique, les discours recueillis laissentétonnamment peu de place à la fumée àproprement parler. La menace apparaîtcomme centrée sur la cigarette et sur ladépendance (souvent considérée comme unetoxicité en soi). Chez les personnes interro-gées, les imaginaires semblent peu marquéspar l’idée de la combustion et de sa nocivité.Certains, comme cet infirmier ayant arrêté defumer il y a plusieurs années, souligne tout demême : « La nicotine te rend dépendant, mais cequi est dangereux dans le tabac, c’est le goudron etles produits dérivés de la combustion ». Laquestion de la fumée affleure le plus souventdans des expressions d’inquiétude – parfoisrétrospectives – liées à l’état des poumons desfumeurs, où le thème du goudron est central.

Cette jeune fille, ancienne fumeuse, relèveainsi : « Ce que j’ai laissé derrière moi avec lacigarette ? C’est le noir de mes poumons !Maintenant je pense qu’i ls vont redevenirblancs… » Mais ces craintes constituent laplupart du temps des formes d’incises au seindu discours principal, des décrochages parrapport au fil conducteur d’un propos centrésur la relation à l’objet. C’est surtout lorsqu’ilest question de dangerosité pour autruiqu’émerge de façon centrale la question de lafumée engendrée par la consommation –comme si la fumée « perdue » par la cigaretteallumée et celle recrachée par le fumeurprésentaient un potentiel de risque plus élevéque celle qu’il inhale. C’est ainsi que cetteenseignante, ancienne fumeuse, justifie lespolitiques publiques : « Je pense qu’on en parle etqu’on l’interdit parce que ça peut endommager lespoumons des enfants ». Et cet informaticienparisien, qui fume sporadiquement, exposeses perspectives de consommation à venir enen appelant à autrui : « Si un jour j’ai une familleet un enfant, je pense que, comme beaucoup, jevais arrêter pour de bon. Tant que ça ne concerneque moi, c’est pas grave, mais le fait de l’imposer àd’autres, à sa famille : non. On doit servir demodèle. Là, pour le coup, ce serait à la fois pourdonner l’exemple et pour la santé des enfants, nepas leur pourrir les poumons ». En ce sens, lesreprésentations contemporaines des fumeurset ex-fumeurs reflètent l’évolution du discourssocial sur le tabac, notamment le discours« venu d’en haut » : campagnes de préventionet lois des dernières décennies, focalisées surla notion de « tabagisme passif ».

L’émergence du « tabagisme passif » : le nuage toxiqueEn France, le débat s’est attaché à construirecertaines catégories de personnes en ciblesinvolontaires du tabagisme des autres : lesnon-fumeurs en général, et les enfants en

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particulier, doublement victimes des adultesfumeurs (via la fumée imposée et via lemauvais exemple) ainsi que les travailleurs,qu’ils soient victimes de leurs collègues ou deleurs cl ients fumeurs7. Des premièrescampagnes anti-tabac émanant de l’État auxpremières lois, la notion de « tabagismepassif » est au cœur de la rhétorique officiel-le. La loi Évin (1991) combine une interdic-tion de publicité commerciale et des restric-tions de l’usage dans les lieux publics. Laséparation physique des fumeurs et des non-fumeurs en est un élément clef, avec lacréation de zones spécifiques : l’envahisse-ment des espaces par la fumée apparaîtcomme un enjeu majeur. Les arguments deconfort, de civilité et de santé se mêlent : ils’agit autant de ne pas intoxiquer autrui quede ne pas l’incommoder, par une saturationde l’air, par une forte odeur (notamment aurestaurant). La loi « Hôpital santé patients etterritoires » de 2009 se centre plus claire-ment sur la santé – avant tout celle des non-fumeurs. Pour interdire la consommation detabac dans les cafés, restaurants et boîtes denuit, la création juridique s’est appuyée surl’idée de protection des travailleurs. À défautde pouvoir protéger les individus contre eux-mêmes, il faut protéger les individus contreles atteintes d’autrui.

Vers un consensus social contre la fuméeLa notion de tabagisme passif a clairementété intégrée par les fumeurs. Une nouvellenorme sociale, extrêmement forte, a été

imposée en quelques décennies par diffé-rents groupes d’opinion et par l’État, puisappropriée par les populations. D’une part,il ne viendrait plus à l’idée de beaucoup defumeurs, surtout des jeunes générations, defumer en espace clos en présence d’enfantsou d’une femme enceinte. D’autre part, encas d’écart à cette norme, un contrôle socialne manquerait pas de se mettre en œuvre,au travers de remarques ou même defermes injonctions, témoignant d’un bascu-lement de la légitimité des fumeurs vers lesnon-fumeurs. La législation a fini par s’appli-quer au sein des espaces accueillant dupublic : en plusieurs années, pour ce quiconcerne les transports publics, les espacesprofess ionnels et les établ issementsd ’enseignement ; plus récemment, enquelques jours seulement, dans les bars etrestaurants. De plus, au sein des maisons etappartements d’habitation, espaces privésqui échappent encore à la réglementationant i- tabac 8 , des évolut ions majeurespeuvent être observées. Là aussi enquelques décennies , les habitudes deconsommation ont bien changé. Il sembleaujourd’hui incongru, voire malvenu, defumer dans la sal le de bain ou dans lachambre, sans même mentionner les piècesdédiées aux éventuels enfants. Pour denombreuses personnes, y compris desfumeurs, i l apparaît même malsain defumer à l’intérieur, tout court. On peut voirici un prolongement de la grande « entre-prise de désodorisation » initiée aux sièclespassés, et qui menait le bourgeois du XIXe

7. Au plan sémantique, le terme « passif » signaled’ailleurs une absence de choix devant la consom-mation, même si « tabagisme » maintient l’idée d’unusage actif du produit – en l’occurrence « forcé ». Enanglais, l’équivalent de « tabagisme passif » est« second hand smoke », littéralement « fumée de

seconde main, d’occasion », qui ne comporte pasces connotations.8. Soulignons toutefois la loi Morange et Meslot de2005 qui obligera, dans les années à venir, tout par-ticulier à faire équiper sa maison d’au moins undétecteur de fumée.

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9. Fumer à la fenêtre, une nouvellenorme (photo M. Roustan).

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siècle à « purifier l’haleine de sa demeure »(Corbin, 1986). Le nombre de maisons etappartements non-fumeurs se révèle ainsien constante augmentation9.

Fumer pue

L’analyse de la territorialisation de la consom-mation de tabac au sein de l’habitat, et del’évolution des mœurs en la matière, révèle iciencore une focalisation sur la question de lafumée. La notion de tabagisme passif seretrouve, puisque la rationalisation desdiscours se concentre sur la protectiond’autrui. Toutefois, l ’étude des discoursrenvoie à un entremêlement des représenta-tions de la fumée du tabac. Elle est certesdangereuse pour autrui, d’où la nécessitéd’une aération mais aussi d’une circonscrip-tion à des zones assignées. La fumée doitpouvoir s’échapper pour laisser la place à l’airsain ; elle ne doit en aucun cas envahircertaines zones protégées. Mais elle est égale-ment dégoûtante, au-delà de sa toxicité. Elleest sale, dépose une pellicule jaune et crasseu-se sur les murs et le mobilier, et répand sonodeur repoussante et tenace dans tous lescoins et recoins. La fumée envahit la maisoncomme elle envahit le corps du fumeur.L’évolution des mentalités, des représenta-tions de la dangerosité de la fumée, se trans-forme en évolution des sensibilités et mêmedes perceptions sensorielles10. Le dégoûttouche avant tout l’odeur, devenue une clef durejet du tabagisme, en amont de tout discoursmoral ou médical.

À l’époque où fumer parfumait…La fumée de tabac n’a pas toujours été unemauvaise odeur. Le XIXe siècle littéraire puisle début du XXe siècle publicitaire s’exta-siaient sur ces parfums exotiques. PourBalzac, « la fumée […] vous arrive au palaiscomme une fille vierge au lit de son époux,pure, parfumée, blanche, voluptueuse »(Traité des excitants modernes, 1839, cité parNourrisson, 1999 : 106). Et les contempteursdu tabac eux-mêmes ne remettent pas encause son odeur : « Telle est la substance quela France a su choisir pour délecter ses senset charmer ses ennuis ; pour parfumer sespromenades, ses jardins, ses parterres, sessalons, ses boudoirs, et, si j’osais le dire,même sa couche conjugale » (Dr Jolly,Bulletin de l’Association contre le tabac, 1869,n° 1, cité par Nourrisson, 1999 : 99). Dans unautre registre, l’idée se retrouve, en 1934,dans une publicité parue dans La Revue destabacs, qui proclame : « Cigarettes Week-end,dispensation de parfum délicat dans l’atmo-sphère du home comme celle des bureaux »(Nourrisson, 1999 : 124).

Jusque dans les années 1980 et même1990, la norme était de fumer à l’intérieurdes bureaux, maisons et appartements, ainsique des voitures personnel les – unepratique qui aujourd’hui semble incongrue àbeaucoup. I l se fait rare à présent, detrouver des personnes déclarant apprécierl’odeur du tabac, chaud ou froid, y comprisau sein des fumeurs eux-mêmes. Unvéritable travail symbolique de retourne-ment des significations et d’inversement deslégitimités sociales, des fumeurs vers les

9. 60 % des des Français n’autorisent pas la consommation du tabac à l’intérieur de leurdomicile, d’après l’Eurobaromètre 2010 de la Commission européenne

(http://ec.europa.eu/health/tobacco/docs/ebs332_en.pdf)10.Pour une réflexion sur les « langages des sens »,cf. Communications, 2010 / 86.

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non-fumeurs, a été opéré. Au-delà, unchangement de codage des perceptionssensorielles est observable, y compris chezles consommateurs.

Une odeur de combustionqui aujourd’hui dégoûte

Certains fumeurs adoptent de nombreusesstratégies pour effacer toute trace de consom-mation de tabac, autrement dit pour engommer l’odeur sur leur corps et ses entours.Telle jeune femme prend une pastille dementhe et se lave les mains au gel hydroalcoo-lique après chaque cigarette, telle autre faitsystématiquement aérer ses pulls sur sonbalcon en rentrant chez elle, telle autre, enfin,se lave les cheveux quotidiennement en justi-fiant cette pratique par son tabagisme. Lasensibilité à l’odeur du tabac et son codage ennégatif existent chez les fumeurs. Parexemple, ce jeune homme explique : « Ce n’estpas au point de me faire penser à arrêter, mais desfois, je trouve que chez moi, ça pue. Parce quej’habite un petit studio et c’est vrai que, quand jevais chez des gens qui fument à leur fenêtre oudehors, je trouve que c’est plus agréable. Pour peuque tu fasses la cuisine et que tu fumes en mêmetemps, tu laves tes draps tout de suite ! »Rétrospectivement, cette ancienne fumeuse

réévalue son attitude : « Maintenant, j’ail’impression que j’étais une facho de la cigarette :tu ne peux pas t’empêcher d’en fumer une, mêmes’il n’y a personne autour qui fume, chez des gensnon-fumeurs et après ça pue chez eux ! Je medisais que c’était pas bien mais je ne pouvais m’enempêcher, c’est horrible en fait… » De façonremarquable, dans les récits de sorties dutabagisme, le dégoût associé à la fumée dutabac, et notamment à son odeur persistante,occupe une place centrale. Il vaut pour autrui,mais aussi pour soi. La route vers le désird’arrêter apparaît comme ponctuée de rejetsde la fumée, de son exclusion progressive del’espace privé, puis intime. Cette femme, quiconsomme de moins en moins, expose sonaversion montante pour l’odeur du tabac :« C’est un peu récent, le fait que je trouve que c’estsale ou que ça pue… Peut-être qu’en diminuant, onsent plus l’odeur, on la trouve différente. Ou alorsmon odorat s’est remis, je me suis posé la question.C’est surtout les traces qui me paraissent repous-santes, en fait. On les sent plus sur les fringues, onles sent plus sur les autres, et du coup, on sedemande si pour soi, c’est pareil… » D’ailleurs uneautre jeune femme, soulevant la probléma-tique de la dynamique de couple, remarque :« Quand ton copain arrête, ça aide. Ça aide à voirque c’est possible et puis tu as envie de faire

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10. Évolution des sensibilités :photographie originaled’Alain Delon prise par Jean-Marie Perrieren 1966, et affichepublicitaire de Dior en2009 : ongles nettoyéset cigarette effacée.

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pareil… Et puis, de toutes façons, après, l’autre nesupporte plus l’odeur, il dit à chaque fois “Tupues !” et ça devient très pénible. »

Du rejet de la fumée au rejet des fumeurs ?Émerge alors la question des conséquences del’émergence de ce dégoût pour l’odeur dutabac, qui se fait dégoût pour soi et/ou pourautrui, provoquant ainsi culpabilité mais aussistigmatisation. Dans un article paru dans unnuméro d’Ethnologie française consacré audégoût, Jean Constance et Patrick Peretti-Watel montrent que celle nouvelle sensibilitéliée à la perception de la fumée et de l’odeurqu’elle laisse a été activement construite parles campagnes anti-tabac (Constance etPeretti-Watel, 2011). Ils expliquent ainsi lemécanisme sur lesquelles elles reposent :« C’est fréquemment sur l’odeur que se focali-sent ces mises en scène en montrant desmimiques très explicites du dégoût àl’encontre des personnes fumeuses. Cetteméthode fait appel au mimétisme du specta-teur, l’incitant à intégrer une attitude de rejet àl ’égard des personnes fumeuses, ou luimontrant également, s’il est fumeur, l’attitudeque l’on pourrait avoir à son égard » ; lesauteurs précisent : « Ce type de campagnes

joue sur un souci culturel particulièrementprégnant aujourd’hui : celui d’une dissimula-tion des odeurs naturelles du corps (la sueurpar exemple) au profit des odeurs uniformi-sées, dont celle du tabac ne fait plus partie. » ;et enfin ils mettent en garde : « En affichant letabagisme comme une pollution, la préventiontente de faire des fumeurs des personnesgênantes, mal éduquées et dont le corps estrépugnant. » (Ibid. : 72-74). Car le dégoûtréfère aux frontières de l’humain, il renvoieaux limites du monde – à l’immonde (Peker,2010), et menace de disqualifier moralementceux qui refusent de se plier aux nouveauximpératifs sanitaires (Peretti-Watel et Moatti,2009). Si l’efficacité des campagnes anti-tabacà construire la fumée comme un élément nonseulement toxique mais également dégoûtantauprès des non-fumeurs et des fumeurs, peutêtre considérée comme un élément positifdans le cadre de la lutte contre le tabagisme, ilsemble toutefois aussi important de veiller aurespect de chacun, en ne stigmatisant pas telou tel groupe d’individus – surtout si en paral-lèle, le discours médical tend à construire ladépendance comme une pathologie. Seretrouve alors l’éternelle figure ambiguë dudrogué-dépendant, à la fois victime/malade etresponsable/coupable de sa consommation…

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11. Dessin de Julo illustrant un article sur la controversejudiciaire autour de la possibilitéde discriminer à l’embauche les fumeurs, paru sur le sitewww.blogapart.info.

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L’histoire récente a vu une évolution parallèledu statut de la plante et de sa combustion,d’une part, et de ses consommateurs, d’autrepart. Le tabac énergique et stimulant estdevenu un stupéfiant, licite mais très régulé.Son association avec le feu purificateur, quipassait pour hygiénique dans le cadre d’unelutte contre les bactéries, est à présent perçu,en tant que combustion, comme éminemmenttoxique. Ses consommateurs enfin, bien quetrès nombreux, tendent à se retrouver margi-nalisés pour leur irresponsabilité sanitaire etsociale, voire morale. n

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