Physique et intelligibilité. Meyerson, la raison et l'irrationnel

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Version française de « Physics and the Intelligibility of Nature » TEOREMA, XXX/1 : 75-97 (1912) PHYSIQUE ET INTELLIGIBILITÉ MEYERSON, LA RAISON ET L’IRRATIONNEL M. ESPINOZA L’esprit humain est absurde par ce qu’il cherche; il est grand par ce qu’il trouve. Paul Valéry INTRODUCTION Dans quelle mesure l’intelligibilité naturelle est-elle accessible à la physique ? Dans la première partie de cet essai je dévoile, en essayant de les expliquer, les fondations épistémologiques et métaphysiques du scepticisme meyersonian en physique. D’après le dualisme de Meyerson, la compréhension des phénomènes naturels signifie une lutte entre, d’une part, une raison qui s’efforce de tout identifier à l’espace et au temps, et, d’autre part, une nature diverse et changeante. Je suis conscient qu’il n’est pas courant de classer Meyerson parmi les penseurs sceptiques, néanmoins ce qui peut être considéré comme scepticisme chez lui est cette importante réflexion selon laquelle, primo, beaucoup de faits ou des phénomènes naturels résistent à l’identification réductrice, secundo, quand la raison explique, elle le fait en réduisant complètement la diversité et le changement qu’il s’agissait d’expliquer. Ainsi, paradoxalement, quand la physique réussit, elle montre que rien n’arrive. La raison de cette curieuse conclusion est que pour Meyerson l’identité et l’unité existent seulement en tant que conditions rationnelles a priori : il n’ y a ni identité ni unité réelles dans la diversité naturelle. Les racines de l’épistémologie meyersonienne incluent ses conceptions de la physique, de la raison, de la nature et de la causalité-identité.

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Version française de « Physics and the Intelligibility of Nature »

TEOREMA, XXX/1 : 75-97 (1912)

PHYSIQUE ET INTELLIGIBILITÉ

MEYERSON, LA RAISON ET L’IRRATIONNEL

M. ESPINOZA

L’esprit humain est absurde par ce qu’il cherche;

il est grand par ce qu’il trouve.

Paul Valéry

INTRODUCTION

Dans quelle mesure l’intelligibilité naturelle est-elle accessible à la physique ?

Dans la première partie de cet essai je dévoile, en essayant de les expliquer, les

fondations épistémologiques et métaphysiques du scepticisme meyersonian en

physique. D’après le dualisme de Meyerson, la compréhension des phénomènes

naturels signifie une lutte entre, d’une part, une raison qui s’efforce de tout identifier à

l’espace et au temps, et, d’autre part, une nature diverse et changeante. Je suis conscient

qu’il n’est pas courant de classer Meyerson parmi les penseurs sceptiques, néanmoins

ce qui peut être considéré comme scepticisme chez lui est cette importante réflexion

selon laquelle, primo, beaucoup de faits ou des phénomènes naturels résistent à

l’identification réductrice, secundo, quand la raison explique, elle le fait en réduisant

complètement la diversité et le changement qu’il s’agissait d’expliquer. Ainsi,

paradoxalement, quand la physique réussit, elle montre que rien n’arrive. La raison de

cette curieuse conclusion est que pour Meyerson l’identité et l’unité existent seulement

en tant que conditions rationnelles a priori : il n’ y a ni identité ni unité réelles dans la

diversité naturelle. Les racines de l’épistémologie meyersonienne incluent ses

conceptions de la physique, de la raison, de la nature et de la causalité-identité.

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Chez Meyerson, l’inclination épistémologique réaliste de la physique n’est pas

basée sur une métaphysique réaliste. C’est pourquoi dans la deuxième partie de cet

essai l’analyse de la philosophie meyersonienne de l’intellect est suivie de la suggestion

qu’au moins quelques-unes de ses propriétés sceptiques peuvent être écartées si on

remplace ses fondements métaphysiques dualistes par une base métaphysique qui est à

la fois naturaliste et réaliste. Cette réflexion sur l’essence de l’explication en physique

selon Meyerson s’inscrit en effet dans notre lutte contre le dualisme ontologique de la

nature et de l’esprit dont la disparition est indispensable au plein épanouissement du

naturalisme émergentiste repensé.

§ 1. — EXPLICATION, CAUSALITÉ ET IDENTITÉ

Le scepticisme meyersonien est, comme nous le verrons, le résultat philosophique

d’une enquête scientifique dont le début n’est pas sceptique. Le cheminement de

l’explication est ainsi paradoxal. Néanmoins à notre époque positiviste pendant laquelle

la théorie de l’explication a été assez abandonnée car on pense que la science, et la

physique en particulier, n’explique pas, le développement d’une théorie claire et

distincte de l’explication n’est pas l’un des mérites mineurs de la philosophie de

Meyerson. Il pense, contrairement à l’avis de tous les épistémologues non réalistes, que

l’objectif de la science est l’explication.1

[…] Le but unique de tout ce travail [réalisé par les éminents participants au Conseil de physique réuni à Bruxelles en octobre et novembre 1911] consistait dans la recherche d’une véritable théorie physique, d’une supposition relative au mode de production (si odieuse à Auguste Comte et si inadmissible, en effet, d’après sa conception de la science). On veut une hypothèse susceptible d’expliquer toute une série de phénomènes constatés d’une manière indubitable par des savants autorisés et qui contredisent nettement toutes les théories qu’on avait formulées jusqu’à ce jour.2

Expliquer veut dire, au sens meyersonien, identifier. Mais la vérité est que

Meyerson, en tant que philosophe français typique de son époque, n’a pas donné une

définition exacte des concepts centraux de sa pensée. On trouve, à la place de telles

définitions, de longues séries d’exemples, développés et instructifs, visant à montrer

que le concept principal, «identité», «identification» et «identifier», recouvre des

notions telles qu’«invariance», «conservation», «permanence», «équivalence»,

«égalité» et «nécessité». Ce sont des idées qui, selon leur contexte physique ou

1 «La science recherche l’explication» s’intitule le Ch. 2 du livre de Meyerson De l’explication dans les sciences (Payot, Paris, 1927) où la plupart des exemples développés en vue de la justification de cet objectif sont extraits de la physique. 2 É. Meyerson, De l’explication dans les sciences, op. cit., pp. 62-63.

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métaphysique, ne signifient pas la même chose (pensez, entre autres, à la transformation

de l’énergie potentielle en physique, ou bien, en biologie, considérer la façon dont un

être parfaitement achevé résulte d’un programme identique). Moritz Schlick interprète

l’identité ainsi:

Une explication peut être accomplie seulement quand un certain nombre de lois sont réunies dans une loi unique, et quand l’une d’entre elles est reconnue comme un cas spécial de l’une des autres lois réunies. Dans ce cas, une même formule peut décrire un certain nombre, ou, en fait, un nombre arbitraire de processus. Voilà l’essence de l’interprétation que Meyerson fait du rôle de l’identité dans l’interprétation de la nature.3

L’affirmation selon laquelle l’explication en physique est la recherche d’identité

revient à dire que cette science classe comme inintelligibles et irrationnelles les

propriétés des phénomènes qui, d’une façon ou d’une autre, ne sont pas

convenablement décrites par la famille d’idées mentionnées. Par exemple, la physique

est une lutte contre le temps irréversible, ce qui est manifeste dans la formation de ses

lois et de ses principes (masse, inertie, quantité de mouvement, conservation de

l’énergie, etc.). La notion meyersonienne d’explication signifie aussi que, si quelque

chose est accidentel ou contingent, alors il est, à cause de cela, au-delà de la portée de la

physique. L’explication est un raisonnement causal, ce qui veut dire, en fin de compte,

réduire tous les phénomènes au temps et à l’espace. Les théories tirent leur force

explicative

à peu près uniquement des considérations de temps et d’espace, en première ligne du maintien de l’identité dans le temps. Il faut […] que quelque chose persiste, la question de savoir ce qui persiste étant relativement de peu d’importance. Notre esprit, conscient (inconsciemment conscient, si l’on veut bien nous permettre cet apparent paradoxe) conscient de l’explication causale, est, pour ainsi dire, d’avance résigné à cet égard, consentant à accepter à peu près n’importe quoi, même quelque chose d’inexpliqué et de radicalement inexplicable, pourvu que la tendance à la persistance dans le temps se trouve satisfaite.4

L’identité est pour Meyerson non seulement une catégorie a priori, elle est aussi

plausible. « Plausible » est l’une de ses notions favorites pour qualifier la famille de

concepts assimilés à l’identité, ce par quoi il veut dire que ces concepts sont, jusqu’à un

certain point au moins, raisonnables ou probables, ce qui est partiellement vérifié par le

fait que de temps en temps nous nous rendons compte que la nature tend à les réaliser

— sans y arriver complètement. Le cadre de l’identité est a priori, le contenu, a

posteriori. Les lois et les causes révèlent des uniformités naturelles, et, réciproquement,

si on préfère prendre les choses par l’autre bout : la science est — d’après sa définition

3 Moritz Schlick, Philosophy of Nature, Philosophical Library, New York, 1949, p. 19. 4 É. Meyerson, Identité et réalité, Vrin, Paris, 1951, pp. 111-112.

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la moins exigeante — une recherche de lois qui serait impossible sans la présupposition

de l’existence de l’homogénéité de l’espace et du temps.

La philosophie meyersonienne de la physique est ainsi encapsulée dans ces trois

notions lesquelles, dans sa pensée, sont des synonymes : explication, causalité et

identité dans l’espace et dans le temps :

Pour les termes cause et causalité […], nous n’ignorons point qu’on peut les définir d’une manière fort différente de la nôtre, et nous nous rendons compte à quel point est choquante tout d’abord la tentative de réduire ces concepts à l’affirmation précise de l’identité dans le temps (et, par extension, dans l’espace). Mais c’est que ces notions nous apparaissent comme les seules dont la science fasse réellement usage.5

En ce qui concerne la théorie générale de la relativité, rappelons, par exemple, de quelle

façon, si décidée, quelques physiciens ont voulu montrer que les phénomènes

gravitationnels ne sont que des accidents dans la géométrie de l’espacetemps.6

L’épistémologue est arrivé à la conclusion que l’intellect recherche la causalité-identité

par une sorte d’analyse ou interprétation de la façon dont cette faculté travaille, car,

sensible à la contribution non négligeable de l’inconscient à la pensée, Meyerson a, en

effet, évité de prendre pour argent comptant le témoignage du scientifique lui-même

concernant ce qu’il fait, attendu que, « pas plus que n’importe quel autre homme il ne

s’aperçoit pensant, et il peut donc se tromper du tout au tout à ce sujet. »7

On trouve la spéculation d’après laquelle la matière doit être comprise comme une

variation de la courbure de l’espace — idée inspirée par la notion de riemannienne de

la courbure constante de l’espace — dans le texte de William K. Clifford « On the

space-theory of matter » (1870), texte antérieur à celui de Meyerson. Du point de vue

de la théorie générale de la relativité, la matière, au moins jusqu’à un certain point,

semble se réduire à l’espace physique, ce qui fait penser à la doctrine cartésienne qui,

primo, identifie la matière à l’étendue, secundo, tend à confondre l’espace physique et

la géométrie. Mais dans ce contexte cette confusion ne doit pas être considérée de façon

péjorative, et ce, pour deux raisons : premièrement, si — comme le stipula la physique

cartésienne — la matière est extension pure ou espace, alors le monde externe,

intelligible en soi, devient également intelligible pour nous étant donné qu’il existe une

science bien développée de l’espace, à savoir, la géométrie ; deuxièmement,

l’ambiguïté de l’espace — réalité externe, concept mathématique — sert de pont entre

la nature étendue et l’entendement humain.

Mais le panmathématisme est une chimère. Pour Meyerson de telles

identifications, sont, en effet, illégitimes : matière et gravitation ne sont pas qu’espace

5 É. Meyerson, Ibid., Préface de la deuxième édition, p. ix. 6 É. Meyerson, La déduction relativiste, Payot, Paris, 1925, pp. 92-93. 7 É. Meyerson, Essais, Vrin, Paris, 1936, p. 110.

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géométrique. Si la théorie relativiste explique la matière et la gravitation via ces

identifications-là, alors cette théorie, d’une façon typique de toute théorie physique qui

réussit, élimine ce que l’on essaie d’expliquer. Et cette élimination est plus claire ici, en

physique relativiste, que nulle part ailleurs en physique, précisément parce que la

tendance à l’identification n’est nulle part aussi proche d’être parfaitement accomplie :

[…] Si l’électricité n’existait point, c’est-à-dire s’il n’y avait, dans la nature, que des phénomènes mécaniques, ou si, plutôt, l’électricité pouvait être ramenée à la mécanique, tous ces phénomènes essentiels, sans exception aucune, eussent pu être prévus par un géomètre de génie, tous seraient déductibles. Ils le deviennent si, à la théorie originale de M. Einstein, nous joignons son extension par M. Weyl. Dès lors, nous pouvons donc, comme le formule M. Eddington, « voir la raison pour laquelle l’Univers doit nécessairement revêtir la forme que nous lui avions trouvée.8

L’identification ou réduction des phénomènes aux propriétés de l’espace produit

des lois et, en conséquence, un déterminisme légal car les lois stipulent l’identité ou

l’invariance des relations entre les phénomènes par translation dans l’espace.

Maintenant si à l’identité spatiale de la relation entre phénomènes on peut ajouter

l’identité dans le temps des phénomènes eux-mêmes, alors il y a causalité et

déterminisme causal : « En effet, s’il y a toujours égalité complète entre les causes et les

effets, si rien ne naît ni ne périt, c’est que non seulement les lois, mais encore les choses

persistent à travers le temps. »9 Il y a déterminisme dans le sens où de la connaissance

des causes il est possible de progresser vers la connaissance de leurs effets et vice versa,

et il y a déterminisme causal dans le sens que Meyerson prit des scolastiques et de

Leibniz : « Causa æquat effectum », « l’effet intégral peut reproduire la cause entière ou

son semblable. »

Ainsi conçue, la causalité est un principe conservateur : il y a autant de matière ou

d’énergie dans les causes que dans leurs effets. Elle apparaît comme un renouvellement

d’un principe énoncé par Anaxagore et que l’on trouve ensuite comme un leitmotiv

dans le poème philosophique le plus impressionnant de tous les temps, le lucide et

mélancolique De rerum natura de Lucrèce : « Rien ne vient de rien […] ni ne va vers le

néant. » Et Platon, dans le Timée, avait écrit que « toute naissance sans une cause est

impossible. » Dans les temps modernes, ce principe a participé à guider l’œuvre, entre

autres, de Lavoisier et de Schopenhauer.

Il existe une confusion dans l’esprit de beaucoup de physiciens depuis l’origine de

la science moderne, approfondie par la description des phénomènes faite par la

physique quantique, à savoir, la croyance selon laquelle le déterminisme, la légalité et

la causalité sont pratiquement la même chose. Il faut donc les distinguer. Le

déterminisme scientifique moderne est, d’un mot, la faculté humaine de calculer le 8 É. Meyerson, La Déduction relativiste, op. cit., pp. 130-131. 9 É. Meyerson, Identité et réalité, op. cit., p. 31.

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développement des phénomènes avec un degré élevé de précision. La légalité est la

propriété d’une série de phénomènes d’être ordonnée par une ou plusieurs lois, et la loi

fonctionnelle décrit la façon dont les phénomènes varient ensemble. La causalité est un

principe ontologique qui décrit une propriété de la relation entre des choses réelles. Ce

principe est adaptable à plusieurs définitions alternatives et cohérentes, et l’une d’entre

elles est la causalité-identité meyersonienne que nous avons déjà rencontrée. D’après

une autre conception, le principe de causalité signifie que des causes identiques ou

semblables produisent des effets identiques ou semblables par translation dans l’espace

et dans le temps. Encore une autre idée est la caractérisation négative : ablata causa,

tollitur effectus.

§ 2. — LA PHYSIQUE, UNE DÉMARCHE IMPOSSIBLE

Je suis d’avis que Meyerson a raison d’indiquer que le grand principe ex nihilo

nihil est essentiel non seulement à la raison en physique et en science, mais encore, plus

généralement, à la raison du sens commun. De là Meyerson tire la conclusion que la

spontanéité, le hasard, la contingence, tout ce qui implique créativité, est irrationnel. Ce

n’est pas tout car il considère comme irrationnel également tout ce qui n’est pas

déductible du seul a priori rationnel, l’identification. La conséquence est que la liste des

irrationnels s’allonge et inclut, entre autres, la sensation, les constantes universelles et

l’irréversibilité du temps :

L’identité est le cadre éternel de notre esprit. Nous ne pouvons donc que la retrouver dans tout ce qu’il crée, et nous avons constaté, en effet, que la science en est pénétrée.10 […] Si elle [la raison] fait halte quelque part […] c’est uniquement contrainte et forcée, forcée par ce qu’elle connaît comme n’émanant pas d’elle. Et cette halte même, elle ne l’accepte jamais qu’en tant que provisoire.11

La raison est un pouvoir d’identification, i.e. causalité, ce qui signifie, nous l’avons vu,

identité des choses dans l’espace et dans le temps ; elle est pouvoir de déduction depuis

l’identité. Tout le reste est irrationnel.

Comme un écho lointain de la lutte héraclitéenne des opposés, Meyerson voit un

conflit entre l’unité et l’identité rationnelles d’un côté, la multiplicité et la diversité

réelles de l’autre. Son attitude est comme celle des anciens pour qui le semblable est

connu par le semblable, ainsi la raison peut connaître seulement l’objet qui s’adapte à

elle. Ceci est visible dans une physique conçue comme un réseau d’équations et de

relations d’équivalence, attendu que pour cette science la nature est compréhensible

10 É. Meyerson, Identité et réalité, op. cit., p. 322. 11 É. Meyerson, Essais, op. cit., p. 63.

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dans la mesure où, ce qui est maintenant, a été et sera. Quand quelqu’un établit une

relation d’équivalence ou trouve une équation, quand deux membres d’une proposition

sont considérés égaux, cela ne signifie pas qu’il y a identité parfaite entre tous les

aspects des choses représentées. Les équivalences et équations signifient seulement

l’existence d’identités quantitatives. La physique, on le sait, ne retient que les qualités

premières — le reste n’a pas de signification physique.

Depuis l’aube de la philosophie naturelle en Occident, savants et philosophes

essayent de distinguer les propriétés réelles et objectives de la nature de celles qui

dépendent essentiellement de l’activité de notre organisme et intellect :

Il y a deux espèces de connaissances, la connaissance réelle et l’obscure ; à la connaissance obscure appartiennent les objets de la vision, de l’ouïe, de l’odorat, de la saveur ou du toucher ; la connaissance réelle diffère de cette classe-là de connaissance […] Convention que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer ; en réalité : les atomes et le vide (Démocrite).

L’histoire de la chasse aux qualités premières est longue, les éminents savants-

philosophes modernes (Descartes, Galilée, Locke, entre autres) y ont participé, eux

aussi, et l’espoir de les saisir n’a jamais abandonné les physiciens : la recherche

d’invariants et de symétries continue. Personne ne doute, dans ce domaine, que

l’universalité et l’objectivité progressent à mesure que l’on arrive à exprimer les

qualités en termes quantitatifs. D’où l’importance de la mesure et de l’invention

d’échelles, ainsi que l’importance du principal critère de signification de la physique :

un terme a une signification physique si et seulement si il est susceptible d’être exprimé

quantitativement. Il est à remarquer l’ingéniosité dont font preuve les physiciens pour

exprimer ainsi les phénomènes. Considérez, par exemple, la relation entre la chaleur et

le concept de température, la construction d’échelles. L’avantage des nombres et de la

quantité est que les nombres, combinés à d’autres nombres, génèrent d’autres nombres.

Dans la mesure où les nombres peuvent représenter des aspects des choses, ce

prolongement analytique permet la prévision précise, et, par conséquent,

l’indispensable contrôle précis des hypothèses sans lequel il est impossible de

progresser de la spéculation à la croissance de la connaissance.

Meyerson savait parfaitement à quel point il est paradoxal d’essayer d’expliquer

le changement par la causalité-identité car, en effet, la réussite d’une telle explication

signifie, d’après cette dernière, la réduction de la diversité et du changement à l’unité et

à l’identité. En somme, expliquer revient à montrer que le changement et la diversité ne

sont qu’apparences, épiphénomènes — étrange aboutissement de cette explication

causale quand on sait que pour les Anciens, tel Aristote, la causalité a été conçue pour

rendre compte du devenir, de la diversité, du changement, de la génération et de la

corruption, et non pour les éliminer. De toute façon et d’après la physique et la chimie,

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ce qui reste identique dans le changement, une fois que la causalité-identité a fait son

travail, est quelque chose d’abstrait et de théorique, i.e. les atomes ou l’énergie.

Rappelons que le concept d’énergie, tout comme le principe de sa conservation, ont été

forgés d’une façon toute explicite, sous pression intellectuelle, pour sauver l’apparence

de la continuité des objets et des phénomènes descriptibles quantitativement, une fois

que l’on eût découvert que d’autres valeurs plus anciennes et moins abstraites comme la

matière, le poids et la masse, variaient, elles aussi, à travers les changements.

Néanmoins même les grandes lois de conservation de la physique, souvent mentionnées

par Meyerson comme des exemples de la manière dont la raison satisfait sa quête

d’identité, ne semblent pas, elles non plus, à l’abri du changement. De plus, bien

entendu, nous n’avons aucune façon de vérifier que la somme totale d’énergie du

monde est un invariant — mais, en général, quelle est la valeur des hypothèses sur

l’Univers considéré comme un tout attendu que toute vérification et contrôle ne peuvent

êtres que locaux ? Ces observations donnent un aperçu de la robustesse de la foi de la

raison en son a priori meyersonien, la recherche d’identité à travers le changement. Il

nous semble, intuitivement, que quand quelque chose change, quelque chose reste

pareil ; autrement nous ne dirions pas que quelque chose change. Maintenant, si dans

quelques changements il y avait réellement des vides ou des intervalles, le principe ex

nihilo nihil ferait défaut, ce qui est invraisemblable. De plus, au 19ème siècle, la

croyance s’était imposée selon laquelle ce qui n’est peut être annihilé ne peut être créé,

et, conversement, que tout ce qui commence a une fin. Maintenant, étant donné que

l’énergie est conçue comme quelque chose qui ne peut être anéanti, il s’ensuit, d’après

cette croyance, qu’elle n’a pas eu du commencement, ce qui signifie qu’elle est

éternelle.

Étant donné que la raison recherche l’identification, toute proposition causale, à

condition qu’elle postule l’identification des phénomènes dans l’espace et dans le

temps, semble plausible d’emblée. L’intellect est préparé à l’accepter, et pour l’écarter

il faut rien moins qu’un rejet net de la part de l’expérience.12 Il arrive parfois que la

raison réussisse à identifier, comme on le voit grâce à toute la connaissance accumulée

à travers les siècles. Parfois la raison n’arrive pas à ses fins, ce qui n’a rien d’étonnant

quand on se rend compte qu’il y a de vastes régions de la nature orientées par une

temporalité irréversible et constituées de phénomènes indomptés comme la sensation et

les constantes universelles, des réalités non déductibles a priori de l’identité. Il est donc

clair que la relation entre une raison qui essaie d’apprivoiser le réel et le réel qui résiste

n’est pas une affaire de tout ou rien. Penser que rien n’est explicable (au sens

meyersonien) est un scepticisme infondé — pourquoi nous rendre plus ignorants de ce

12 É. Meyerson, Identité et réalité, op. cit., p. 162.

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que nous sommes ? —, penser que tout est ainsi explicable est un optimisme excessif :

la nature nous surprend tous les jours.

Meyerson, comme tout épistémologue typique, évite la métaphysique, et, prenant

les précautions qui s’imposent à lui, pense que la causalité existe au moins dans les

endroits où elle a été effectivement découverte, tout en reconnaissant qu’il y a beaucoup

de phénomènes réticents à l’identification. D’autre part, je pense que l’épistémologie

est une discipline mineure consciemment ou inconsciemment basée sur la

métaphysique, raison pour laquelle pour résoudre ou dissoudre les dilemmes ou

paradoxes épistémologiques il n’est pas rare qu’il faille rien moins que rendre explicite

leur métaphysique sous-jacente pour la modifier en la rendant ainsi compatible avec

l’évidence, et ceci est précisément mon intention. Un paradoxe, tel que celui consistant

à dire qu’expliquer quelque chose signifie l’éliminer, n’est qu’apparence. Il n’existe que

symboliquement, i.e. dans notre représentation de la nature. Il est donc temps

d’abandonner les scrupules de Meyerson et de retourner à la métaphysique.

§ 3. — UNE NATURE

Meyerson mentionne « l’illusion causale »13 : si la physique réussissait dans tout

ce qu’elle entreprend d’expliquer, on aurait montré que tout est fait d’une même étoffe

et que, contrairement aux apparences, rien n’arrive puisque la cause et l’effet sont

interchangeables. Ceci est pourtant illusoire étant donné que la sensation, le premier

contact avec le réel externe au sujet, montre la diversité et l’irréversibilité des

phénomènes. C’est pourquoi de temps en temps nous sommes obligés de choisir entre

la physique et le sens commun, et il me semble, pour ma part, qu’il est sage de rejeter

les fictions de la physique mathématique au moins dans certains cas, par exemple,

quand elle tend à éliminer l’irréversibilité du temps ou à tout réduire à l’unité et à

l’identité parfaites. Concernant d’autres points de désaccord entre le sens commun et la

physique, le bon sens nous forcera probablement à rester du côté de cette dernière.

D’après le réalisme scientifique, dans les affaires ontologiques la science a le

dernier mot ; c’est elle qui dresse la liste des choses existantes, tandis que pour le sens

commun et la philosophie il n’y a pas de raison de penser qu’en toute circonstance, la

science en général et la physique en particulier, soient la meilleure connaissance de la

nature. Après tout, à mesure que la physique progresse, ses hautes abstractions se

développent en s’éloignant de plus en plus de la réalité concrète de telle façon que seul

leur examen attentif peut déterminer si, dans une situation donnée, la physique est ou

n’est pas sur la bonne voie. Il est donc à remarquer qu’aussi bien le sens commun que la

13 Ibid., pp. 315, 319.

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philosophie sont une aide précieuse pour mener à bien la critique des abstractions de la

science. La conclusion qui s’impose est, ainsi, qu’il n’y a pas de raison valable pour

supposer, systématiquement et dans tous les cas, que seule la physique a le dernier mot

sur l’essence du réel. Étant donné la physique, la philosophie et le sens commun,

l’histoire des idées montre qu’il est raisonnable de considérer n’importe quel couple de

ces trois activités non seulement comme des approches mutuellement complémentaires,

mais également comme des points de vue critiques du troisième. Et, selon les cas

étudiés, avant de distribuer des priorités entre eux, il est indispensable de clarifier les

concepts d’intelligibilité, d’explication et de compréhension : que veulent-ils dire ?

qu’attendons d’eux ? quels sont leurs objectifs ? Une telle analyse montrerait, sans

aucun doute, que les affirmations du réalisme scientifique — souvent un autre nom

pour le matérialisme ou le physicalisme — sont loin d’être évidentes.

Pour essayer de dissoudre les paradoxes apparents de la physique je propose

quelques arguments représentatifs d’un certain nombre d’aspects de la métaphysique

réaliste tout en les contrastant aux idées de Meyerson. Mais avant de développer ces

raisonnements, il est juste de rappeler qu’il a basé son épistémologie sur une grande

quantité d’analyses détaillées de l’histoire des sciences naturelles, précieuse source

d’information pour tout historien et philosophe des sciences. Meyerson est convaincant,

son éloquence laisse peu de place au doute : la physique, en effet, travaille et progresse

comme il le décrit, son herméneutique est correcte. Cela signifie que toute indication

visant les façons de dissoudre les paradoxes de la physique doit atteindre la profondeur

des racines de ces paradoxes.

L’une des mes thèses est que la racine principale des paradoxes éclairés par

Meyerson est le dualisme métaphysique d’origine cartésienne : le monde est divisé en

deux, la matière et l’esprit. Il y a l’observateur et l’observé, la matière et sa

représentation. On présuppose ensuite que ces deux parties du monde ont des propriétés

bien différentes, la principale étant que, d’un point de vue meyersonien, à la recherche

rationnelle d’identité menée par le physicien, ne correspond pas toujours une identité

naturelle : il arrive que ce que l’on trouve soit, en effet, une diversité irréductible. Les

dualistes, héritiers de Descartes, renouvellent les paradoxes issus de la relation entre

l’homme et la nature. Dans un domaine bien plus vaste que celui des sciences de la

nature car coextensif à toute l’expérience humaine, Jean-Paul Sartre, par exemple,

termine en pensant que l’homme est une passion inutile parce que la conscience, un

néant, fait tout son possible, tout au long de sa vie, pour devenir quelque chose, ce qui

est impossible. De façon analogue, on peut dire que, pour Meyerson, l’intellect est une

passion inutile dans la mesure où il essaie de tout expliquer en le réduisant à l’identité.

Considérez maintenant, comme excursus complémentaire et critique de la

recherche d’identité, que cette perspective explicative n’est pas la seule car en effet le

développement scientifique est dû également à la reconnaissance d’opposés et à

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l’exploitation de la tension existant entre eux : en mathématiques, le fini et l’infini, la

discontinuité et la continuité, opposition paradigmatique qui a été immédiatement

héritée par la physique mathématique. Ensuite, en physique, on observe l’opposition

entre l’espacetemps et la matière-énergie. Les sciences biologiques ont été marquées

par l’opposition entre le mécanisme et le vitalisme, par la dualité entre les forces

physicochimiques et les causes finales. Et considérez comment, de nos jours, les

sciences psychologiques progressent grâce à l’opposition entre le cerveau et l’esprit. Il

est à remarquer que dans toutes les disciplines on constate aussi une opposition entre la

catégorie de substance et la catégorie de relation. L’attention portée à la tension entre

les pôles opposés de cette série paradigmatique est clairement une façon de concevoir le

progrès de la science différemment de la recherche d’identité : quand, à l’intérieur

d’une scienc, durant une période donnée, les scientifiques tendent à favoriser l’un des

membres de la dualité, d’autres scientifiques se chargent de montrer que le pôle choisi

n’explique pas tout et des efforts sont faits en vue de développer les potentialités du

pôle opposé.

Voici un caveat important : considérant que souvent la physique explique, en

effet, comme Meyerson l’a montré, mes critiques concernant cette façon d’expliquer

s’adresse, en premier lieu, aux fondements de cette science, et seulement en deuxième

lieu à Meyerson lui-même. Essentiellement mon reproche consiste à dire que l’auteur

d’Identité et réalité n’a pas creusé avec une profondeur suffisante les fondements de la

physique, ce qui lui aurait permis de voir et d’écarter les bases métaphysiques du

paradoxe selon lequel la physique, à travers la causalité-identité, élimine l’objet de

l’explication, i.e. la diversité et les changements naturels.

Le cartésianisme postule l’existence d’un esprit face à la nature et celle d’une

nature matérielle qui se dresse devant lui. Pour Descartes la nature est intelligible parce

qu’elle est étendue et donc l’objet d’une science mathématique, la géométrie. La

géométrie est l’arrière-plan de la mécanique rationnelle laquelle est, à son tour, le

modèle général de la physique. Le temps disparaît : le temps physico mathématique,

d’après ce modèle, est réversible comme le sont les propriétés de l’espace, c’est-à-dire

qu’il n’est pas le temps réel. Ainsi les phénomènes, tels ceux concernant les trajectoires

des corps célestes, expliqués d’une façon satisfaisante par la mécanique rationnelle,

pourraient — sans conséquence — être projetés dans le sens opposé.

À en croire Meyerson, qui, tout en conservant le dualisme cartésien ne pense pas

que la nature soit exclusivement étendue, toute activité, tout changement irréductible à

l’identité dans l’espace et dans le temps est inintelligible, et la liste est longue : la

sensation, la vie, les qualités secondes, l’irréversibilité du temps, le principe de Carnot,

tout phénomène irréversible d’ordre psychique, biologique ou physique, les constantes

universelles (des données brutes), la volonté libre, l’action par contact, l’action à

distance, la force, tout ce qui n’est pas spatial, l’hétérogénéité de la cause et de l’effet

Physique et intelligibilité

12

visible dans les causes efficientes, etc. Dans ce contexte ma thèse est donc que pour

lutter contre le scepticisme meyersonien, manifeste par cette longue liste d’irrationnels,

il faut réviser le dualisme métaphysique d’origine cartésienne entre l’esprit et la nature

en vue de restaurer la continuité entre la nature et l’homme. L’homme, faut-il le

rappeler encore aujourd’hui, est une entité naturelle émergente parmi d’autres ; dans sa

formation, y compris dans celle de ses facultés et de ses comportements dits supérieurs,

la nature emploie essentiellement les mêmes mécanismes à l’œuvre ailleurs.

Je rappelle ces évidences pour suggérer que seul le naturalisme d’après lequel il y

a une continuité entre les parties non humaines et humaines du monde est une base

convenable pour une science libérée du genre de paradoxe et de mystère si

éloquemment décrit par Meyerson. Tant que le dualisme cartésien est préservé seules

quelques activités ont une chance d’être expliquées, à savoir, celles qui se laissent

réduire à l’unique condition a priori de la connaissance : l’identité. On dira que

l’appareil a priori peut s’élargir (pensez, par exemple, à Kant ou à Husserl) ce qui aurait

pour conséquence de rendre bien d’autres phénomènes deviennent explicables. Mais il

est à remarquer que dans tous les cas l’explication, en tant que satisfaction des

conditions a priori au sens idéaliste kantien du terme — sens qui est aussi celui de

Meyerson — apparaît comme une coïncidence miraculeuse : il n’existe aucune raison

susceptible de nous faire comprendre pourquoi un élément a priori, qui pourrait émerger

d’un nombre infini de possibilités, devrait s’adapter aux objets de notre expérience, et

réciproquement. Prenons donc les choses autrement.

D’après le naturalisme intégral émergent, l’intellect ou la raison (considérons ici

ces deux noms comme faisant référence à une même entité) est une entité émergente

parmi d’autres entités, et elle est émergente, nous le savons maintenant, car, considérée

comme un tout, elle présente des propriétés, des comportements et des lois qui sont

absentes dans ces composants. Évidemment, la compréhension symbolique est absente

des neurones pris isolément. Mais rien ne sort de rien et, dans l’exemple présent, la

compréhension symbolique présuppose au moins des bases ou des éléments biologiques

et sociaux, le cerveau et la communication respectivement. Ainsi dans l’émergence il y

a, en un sens, discontinuité — l’apparition de nouvelles propriétés, comportements et

lois — et, dans un sens différent, il y a continuité de l’espace, du temps et de la

causalité, car les éléments de l’entité nouvelle étaient déjà là, la nouveauté étant le

résultat de nouvelles relations et de nouvelles combinaisons entre les anciens

composants. Le semblable est connu par le semblable : c’est alors la continuité dans

l’existence de ces anciens composants dans l’entendement humain, le fait que

l’entendement humain partage avec d’autres secteurs naturels quelques éléments et

structures, qui, du point de vue métaphysique, enlève à l’explication son aspect

mystérieux. Par exemple, les lois de la mécanique sont inscrites dans notre corps, et

c’est la raison pour laquelle les explications mécaniques nous semblent si naturelles.

Physique et intelligibilité

13

C’est aussi pour cette raison que les physiciens ont développé la mécanique avant les

autres disciplines de leur science.

§ 4. — CRITÈRES DE RÉALITÉ

La physique, pour l’antipositiviste Meyerson, est la tentative d’explication du réel

et son critère de réalité est la résistance à l’identité et à la déduction à partir de

l’identité, résistance à ce que la raison est capable de développer par ses propres

moyens. J’ai attiré l’attention sur le fait que les exemples de résistance à la raison

donnés par Meyerson forment une liste impressionnante et longue d’éléments

irrationnels. Mais y a-t-il de bonnes raisons de croire que seules les choses rebelles à la

raison sont réelles ? Après tout, en prenant les choses par l’autre bout, on ne peut pas

dire que les phénomènes ou objets expliqués deviennent irréels une fois que l’on

découvre leur conformité à la raison. Considérez, par exemple, les phénomènes

expliqués par la mécanique rationnelle : ils sont tout à fait réels avant et après leur

explication. D’autre part, en effet, la résistance à notre pouvoir de déduction a priori est

une règle efficace pour déterminer le réel en tant que chose indépendante de notre

esprit, mais pourquoi penser qu’il s’agit de l’unique règle pour cette détermination, et

ce qui vient d’être affirmé, que certaines choses expliquées ne cessent pas pour autant

d’être réelles, montre bien que le critère meyersonien de réalité ne peut être le seul.

Voici donc deux critères plus justes:

Primo, l’invariabilité : quelque chose est réel s’il est indépendant de nos états

subjectifs, s’il ne change pas quoi qu’on fasse. La Lune est là où elle est et à une

distance donnée de la Terre quels que soient les moyens employés pour établir ce fait :

que ce soient les premières stratégies ingénieuses des astronomes Grecs tel

qu’Aristarque de Samos qui a observé des éclipses lunaires, la méthode des parallaxes,

l’emploi du radar, la durée d’un voyage vers la Lune à telle ou telle vitesse ou encore

l’emploi que l’on fait aujourd’hui du laser réfléchi par le grand réflecteur placé sur la

surface lunaire par les astronautes d’Apollo.

Secundo, l’efficacité causale ou sensibilité : être c’est agir et avoir la capacité

d’être l’objet d’une action. Quelque chose est réel s’il est l’agent ou le patient d’une

action causale. Ainsi une chose réelle peut se dresser contre nous de plusieurs façons et

non seulement quand il arrive qu’elle soit irréductible à la déduction a priori. Par

« efficacité causale » je n’entends pas seulement l’action de la cause efficace ou

motrice telle qu’elle a été conçue par les penseurs modernes car, comme Aristote l’a fait

en son temps, j’étends l’efficacité au mode d’action de n’importe laquelle des quatre

classes de causes de la tradition — les causes matérielles et formelles, efficientes et

Physique et intelligibilité

14

finales. Ces quatre causes agissent chacune selon sa nature, et chacune d’entre elles est

sensible aux contraintes imposées par les autres, en conséquence elles sont réelles.

Que Meyerson eût accepté ces deux critères semble évident, bien que pour des

raisons différentes de celles annotées ici. Par exemple, il a rejeté les causes finales et ne

semble pas s’être aperçu que la causalité-identité est interprétable comme une

expression de la cause formelle. De plus selon lui toute action, par contact ou à

distance, est irrationnelle donc réelle. Par contre dans le contexte aristotélicien l’action

a un sens quand elle guidée par les causes formelles et finales, et si elles font défaut on

obtient alors des accidents et des monstres.

L’idée que je viens d’exposer, utile pour affaiblir le scepticisme meyersonien et la

conception de la physique comme une activité paradoxale, est qu’il existe des critères

de réalité tout à fait fiables permettant d’établir la réalité de quelque chose, que celle-ci

soit explicable ou non. Continuons l’examen des présuppositions meyesoniennes.

§ 5. — VERS LA SOLUTION MÉTAPHYSIQUE RÉALISTE

DES PARADOXES DÉCRITS PAR MEYERSON

D’après la philosophie meyersonienne, à tout moment le point de départ de la

physique est réaliste parce que l’objectif est l’explication de la diversité et du

changement réels tels qu’ils sont donnés à la perception. La physique présuppose le

concept de chose externe à nos facultés.14 De cette incontestable tendance

épistémologique Meyerson conclut que le positivisme est erroné. Auguste Comte et

Ernst Mach, parmi bien d’autres philosophes ou scientifiques, n’ont pas compris la

psychologie des physiciens : ceux-ci ne sont jamais tout à fait satisfaits face à une

collection de lois. Ils ne pensent pas que leur science se réduise à un patchwork de lois :

ils voient leur discipline comme une contribution à la véritable image de la nature. Nous

pouvons ajouter aujourd’hui que les illustres physiciens du 20ème siècle, en incluant

ceux qui ont développé la physique quantique (discipline éloignée de l’idéal de

présenter une image cohérente du réel), se sont considérés comme des philosophes

naturels en envisageant la physique comme une philosophie naturelle. Pour exprimer la

même idée négativement, disons qu’aujourd’hui la plupart des physiciens ne semblent

pas s’accommoder de bon gré de l’idée positiviste selon laquelle la physique ne peut

être autre chose qu’une recette qui marche, une calculatrice. Meyerson, on le sait, avait

pris l’habitude de commencer ses discussions en exposant les insuffisances et les

aspects négatifs du positivisme, et, en particulier, en montrant ce qui est erroné dans la

doctrine d’A. Comte. Attendu que toutes les versions du positivisme ont en commun le

14 En effet, le titre du premier chapitre du livre de Meyerson De l’explication dans les sciences est « La Science exige le concept de chose ».

Physique et intelligibilité

15

rejet de la métaphysique, il est à regretter que Meyerson, précisément parce qu’il n’a

pas accordé à la métaphysique l’importance qui s’impose, ne soit pas allé suffisamment

loin dans son rejet du positivisme.

La façon dont la physique commence sa recherche est la première partie du

paradoxe consistant à transformer le réalisme de ce commencement en un final idéaliste.

En effet les théories physiques, depuis Descartes et Galilée et jusqu’à nos jours,

recherchent la mathématisation, i.e. l’explication mathématique des phénomènes

naturels, soit par l’application des mathématiques de l’extérieur aux concepts

préexistants de la physique, soit, ce qui signifie un rapport plus intime entre ces deux

sciences, par la constitution mathématique des concepts de la physique : ce sont des

concepts indescriptibles sans les mathématiques tels que l’accélération, l’entropie, la

courbure de l’espacetemps, etc. Reprenons le premier pôle du paradoxe : il s’agit de

l’observation qu’il y a des choses matérielles en devenir et externes à nos facultés.

Considérez, par exemple, le mouvement de la matière qui résulte de la gravitation, la

diminution de l’énergie utilisable, etc. Néanmoins la physique, à mesure qu’elle se

développe en devenant de plus en plus théorique, tend à se débarrasser de la matière en

mouvement en stipulant, par exemple d’après certaines versions de la physique

relativiste, que ce qui compte dans les propriétés du mouvement est la structure

géométrique de l’espacetemps (je ne parle pas ici des phénomènes de la

thermodynamique relatifs à l’énergie). Et Meyerson aurait certainement vu une preuve

supplémentaire de son épistémologie s’il avait eu la possibilité de savoir que, d’après

Gödel, les mathématiques de la théorie générale de la relativité n’excluent pas en

principe la possibilité que l’Univers soit réversible, une possibilité mathématique qui

selon Einstein devait être écartée pour des raisons physiques. En physique relativiste on

tend à réduire la matière à la structure mathématique, on n’y exclut pas la possibilité que

le devenir soit représenté par une courbe fermée et que le temps soit réversible : voilà

donc un exemple du deuxième pôle du paradoxe, le résultat idéaliste de l’intransigeante

condition nécessaire de la causalité-identité. La physique se développe vers un

panmathématisme que Meyerson, nous l’avons déjà fait remarquer, considère comme

une ambition extravagante : l’Univers n’est pas seulement une structure

algébricogéométrique. Il y a la matière et ses mystères qui nous surprennent à chaque

tournant du monde, et la grande variété de choses ne se laisse pas réduire au concept

abstrait d’espace, comme certains spécialistes de la physique relativiste l’ont pensé.

Cette attitude de Meyerson nous rappelle la façon dont les penseurs romantiques, suivis

plus tard par quelques phénoménologues et existentialistes, ont jugé la physique

mathématique : ils sont d’avis que la science crée un monde fantastique peuplé par des

entités et des lois mathématiques ou théoriques, par des Idées platoniciennes. Ce monde

n’a rien à voir avec la nature telle qu’elle est donnée aux hommes en chair et en os.

Physique et intelligibilité

16

Meyerson en est conscient: c’est pourquoi, selon lui, la physique est créatrice

d’ontologie.

La tendance omnivore à tout expliquer par la réduction aux propriétés de la raison

n’est pas absente de la philosophie où on a essayé de mener à bien ce projet avec les

outils du langage ordinaire. Ce programme n’a pas donné une vraie science. Considérez,

par exemple, les tentatives de Schelling ou de Hegel. Dans plusieurs livres Meyerson

compare, en particulier, la Naturphilosophie hégélienne à des constructions scientifiques

telles que celles de Descartes ou d’Einstein.15 Ils sont unis dans l’espoir excessif et

déraisonnable de déduire la nature complète à partir d’un nombre réduit d’idées en tirant

le meilleur parti de la générativité de nos systèmes de symboles. Hegel choisit le

langage usuel, de portée qualitative, avec lequel il a voulu rendre compte de tous les

phénomènes, y compris ceux de la sensation, de l’esprit et de la culture. Le programme

d’Einstein, basé sur les possibilités des mathématiques et se concentrant sur les qualités

premières, fut moins ambitieux mais plus fécond.

D’après l’épistémologie meyersonienne l’un des paradoxes principaux de la

physique, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, est qu’elle a un commencement réaliste et un

aboutissement idéaliste. La façon de résoudre cette contradiction semble donc évident :

considérez le processus de connaissance dans sa totalité d’un point de vue

exclusivement réaliste ou exclusivement idéaliste. Cette dernière option contredit

plusieurs convictions du philosophe français : il existe un monde indépendant de nos

esprits qui est pourtant connaissable au moins jusqu’à un certain point — souvenons-

nous de son critère de réalité. Puis il y a sa remarque selon laquelle la science

présuppose le concept de chose. L’objet de la physique est l’explication des

phénomènes externes donnés à la perception. Mais, d’autre part, la thèse principale de

Meyerson possède un caractère idéaliste bien distinct attendu que, pour lui, l’essentiel

pour que la connaissance existe est une contribution de la raison et non pas une

contribution de la nature externe : rien ne peut être connu s’il n’est moulé ou certifié par

la raison. La diversité et le changement naturels sont compréhensibles seulement dans la

mesure où ils s’enfoncent dans la raison. Il s’ensuit que la philosophie de Meyerson

n’est ni exclusivement réalité ni exclusivement idéaliste. C’est une troisième voie située

à peu près à égale distance de ces deux doctrines. Il me semble que la solution du

paradoxe ne devrait pas être bien difficile pour les idéalistes à qui il suffirait, peut-être,

de réfléchir en suivant leur pente naturelle consistant à étendre le domaine des

15 Voir, par exemple, La Déduction relativiste, Ch. X «L’explication globale» où Meyerson compare la physique relativiste en tant que système de déduction globale à la philosophie de la nature hégélienne ; De l’explication dans les sciences, Livre III, Ch. XI «La tentative de Hegel», Ch. XII «Les objections de Schelling», Ch. XIII «Hegel et Comte» et Ch. XIV «Hegel, Descartes et Kant».

Physique et intelligibilité

17

conditions et des pouvoirs a priori : c’est, par exemple, ce que Kant et Husserl ont fait

pour résoudre leurs problèmes.

De la présupposition raisonnable qu’un paradoxe ou une contradiction n’a

d’existence que dans notre intellect, jamais dans le réel, je conclus que le paradoxe que

Meyerson dit avoir découvert est une conséquence d’un manque d’audace

métaphysique. Par exemple, une fois qu’il avait appris de l’histoire des sciences que la

raison impose aux choses une seule condition a priori, il ne s’est pas senti autorisé à en

ajouter d’autres ou à revoir les fondements métaphysiques du paradoxe. Il est

indéniable que la prudence dans la formation de nos croyances est une propriété

vertueuse, mais elle n’est pas la seule vertu que nous attendons d’un penseur. En ce qui

me concerne, je considère la philosophie de la nature comme la recherche d’un système

d’idées compréhensif, vrai et cohérent où chaque entité et chaque expérience puissent

trouver leur place. Évidemment, pour élaborer une philosophie de la nature ainsi conçue

il est nécessaire de trouver des idées profondes et de longue portée. Meyerson aurait

certainement classé un tel programme parmi les tentatives qu’il dénonce comme étant

trop ambitieuses pour être raisonnables. Telle est son opinion, et c’est donc la raison

pour laquelle il a développé une philosophie de l’intellect au lieu d’une métaphysique

ou d’une philosophie de la nature. Or nous nous trouvons maintenant, par nécessité, sur

un terrain métaphysique car c’est la seule façon d’éviter les procédures paradoxales de

la physique.

§ 6. — L’UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ

J’ai déjà eu l’occasion d’exposer au moins ces deux propriétés de la métaphysique

réaliste : un critère de réalité et une brève description du naturalisme émergentiste. Une

troisième idée majeure est que l’identité et l’unité existent non seulement dans

l’intellect mais ontologiquement et, avant cela, ils existent dans la diversité d’entités et

des phénomènes. Ainsi, comme nous l’avons vu dans l’essai sur la forme, dans la

longue tradition aristotélicienne on considère que les choses naturelles sont non

seulement matière, elles sont aussi forme et possèdent une essence. Les formes sont des

archétypes ou des paradigmes inscrits dans les choses naturelles. Elles ne peuplent pas

un monde à part. Que les formes ne fussent pas des aspects naturels des choses était, on

s’en souvient, l’idée de Platon. Maintenant il est à remarquer que pour ces deux

penseurs ainsi que pour la plupart des philosophes de leur temps (les sceptiques

faisaient exception) c’est parce que les choses ont une forme (Aristote) ou parce

qu’elles participent d’une forme (Platon) qu’elles sont connaissables. Sans forme, point

de connaissance. La forme est l’identité d’essence dans la diversité des choses, l’unité

dans la multiplicité. Il s’ensuit que les formes sont les bases métaphysiques de

Physique et intelligibilité

18

l’analogie, laquelle est indispensable aux raisonnements inductifs et, par conséquent, à

la croissance de la connaissance.

En physique, les mathématiques permettent de se rendre compte que des

phénomènes, visiblement différents, partagent une même structure. Le fait que la même

équation s’applique à différents ensembles de phénomènes prouve qu’ils cachent une

même structure, et ce dévoilement est l’une des valeurs majeures des mathématiques

pour les sciences. En effet, les phénomènes qui composent le domaine d’application

d’une loi entretiennent entre eux des relations analogiques. Les lois empiriques sont des

manières de révéler l’unité et l’identité des phénomènes, ce qui leur est essentiel, et à un

niveau supérieur d’abstraction, les entités et les lois théoriques résument et synthétisent

les lois empiriques. Dans cette même recherche d’identité réelle il faudrait situer l’ordre

manifeste parmi les entités vivantes : espèce, genre, famille et ainsi successivement. À

chaque strate de cette hiérarchie on trouve quelques analogies caractéristiques utiles à la

définition d’une telle strate. Ces archétypes sont les solutions données par la nature aux

problèmes rencontrés par ces êtres pour vivre. La classification, rendue possible par

l’analogie, est l’une des premières étapes de la recherche. Ainsi la reconnaissance que

l’identité et l’unité résultent d’un processus d’abstraction est une importante propriété

de la métaphysique réaliste absente chez Meyerson, absence responsable de la lutte

meyersonienne entre la recherche a priori de l’identité et de la diversité d’un côté, et

une nature externe à l’esprit rebelle à cette exigence, de l’autre. Le réalisme épistémologique impliqué par la métaphysique réaliste n’est ni naïf ni

exhaustif. Compte tenu de nos propriétés et limitations en tant que nous sommes (faut-il

le rappeler) des entités naturelles parmi d’autres entités naturelles, tout n’est pas

observable et compréhensible pour nous. Notre point de vue est forcément partiel. Ce

que nous observons et comprenons ne sont que quelques aspects réels des choses. Nous

ne pouvons pas savoir ce qu’une objectivité parfaite en profondeur et en étendue peut

bien être, que ce soit concernant le monde externe à l’esprit ou l’esprit lui-même. Ainsi,

quand nous posons notre regard sur l’infiniment petit ou l’infiniment grand, notre

perception ou intuition devient défaillante et disparaît rapidement — la connaissance

devient croyance symbolique. Dans les théories physiques les plus développées cette

croyance est basée sur la capacité présumée des mathématiques à représenter le monde.

Maintenant, pour le réalisme, l’important c’est la reconnaissance du fait que l’essentiel

de la connaissance et de la compréhension est une contribution du réel : l’ordre, la

structure, la causalité, la stabilité, l’unité, l’analogie — d’un mot, la raison — existent

d’abord dans la nature extérieure à l’entendement et seulement d’une manière

secondaire et dérivée à l’intérieur de l’esprit dans notre entendement. En embrassant ce

réalisme nous avons, une fois de plus, abandonné Meyerson.

La nature est intelligible et une partie de cette intelligibilité nous est accessible.

Pour ceux d’entre nous qui essayons d’élaborer une métaphysique et une épistémologie

Physique et intelligibilité

19

réalistes cohérentes et intégrales il n’y a — en vue d’éviter toute possibilité de

contradiction interne — qu’une seule option : poser comme axiome l’idée selon

laquelle l’intelligibilité est une propriété réelle et intrinsèque de la nature. La nature ne

se voile pas, ne se cache pas. Si la connaissance et la compréhension sont partielles et

obtenues avec beaucoup de difficultés, c’est parce que nos appareils symboliques, le

langage ordinaire, les mathématiques, nous ont rendus trop ambitieux : cela fait

longtemps que l’apprivoisement de l’indispensable à notre vie biologique ne suffit plus.

Maintenant le processus d’abstraction, amplement reconnu dans le présent essai,

signifie que l’entendement participe activement à l’actualisation de l’intelligibilité dans

notre esprit ; mais, bien que quelques aspects de l’intelligibilité assimilée soient

manufacturés, ce fait n’implique pas que l’ordre, la causalité, la stabilité, l’unité,

l’analogie, bref, la raison, soient des inventions humaines. Les animaux supérieurs,

ceux qui ont une représentation de l’environnement, ne pourraient vivre si leur idée du

monde était essentiellement inadéquate. Une telle métaphysique réaliste concerne, en

premier lieu, une série de phénomènes et de besoins élémentaires et vitaux. Ainsi mon

problème en ce moment n’est pas de savoir si le réalisme, en tant qu’interprétation des

entités sophistiquées et des lois théoriques de la physique récente, est correct ou non. Il

ne faut pas identifier la métaphysique réaliste avec le réalisme scientifique. Ce dernier

est une métaphysique qui s’arrête à mi-chemin et qui ne dit pas son nom ; il est, en

effet, une espèce de réductionnisme : le matérialisme scientifique.16

§ 7. — LA CAUSALITÉ-IDENTITÉ ET LES QUATRE CAUSES

La notion meyersonienne de la causalité-identité est l’opposé exact de la

conception de Hume. Dans la conception du philosophe britannique, l’asymétrie

temporelle est essentielle : la cause précède l’effet. Par contre chez Aristote, on s’en

souvient, l’idée du rapport causal comme une succession constante et asymétrique est

absente ; pour lui la cause et l’effet sont simultanés. Ensuite, selon Meyerson,

rappelons-le, l’attitude du physicien est encore bien plus radicale : son explication

causale, quand elle réussit, élimine le temps.17 Hume :

16 Cette appréciation est développée dans mon essai « Le réalisme scientifique: une métaphysique tronquée », Archives de Philosophie, 57: 325–340 (1994). 51 Émile Meyerson, Identité et réalité, op. cit., Ch. VI « L’élimination du temps ». 52 David Hume, An Enquiry Concerning Human Understanding, éd. Washington Square Press, Inc., New York, 1963, Essay IV, Part I, p. 39.

Physique et intelligibilité

20

D’un mot, par conséquent, chaque effet est un événement distinct de sa cause. Il ne pourrait donc pas être découvert dans la cause ; et la première invention ou conception de lui, a priori, doit être entièrement arbitraire.18

D’après Hume, nous n’avons la perception d’aucune information qui passe

nécessairement de la cause à l’effet et ainsi, à partir de la connaissance de la cause, on

ne peut obtenir aucune connaissable sur le futur. Maintenant — et ceci est plus grave —

si entre la cause et l’effet il y a seulement une connexion arbitraire, alors toute

connaissance inférentielle de la nature basée sur le rapport causal est impossible : le

scepticisme suit. Mais l’affirmation de Hume est tout simplement incroyable et

contredit notre expérience la plus évidente — l’accueil favorable de cette idée de Hume

dans les secteurs les plus divers a de quoi surprendre (nombreux sont les scientifiques

qui, dans leurs préfaces, aiment se réclamer de Hume et du positivisme, préférence

oubliée au moment de faire de la recherche).

Si les affirmations huméennes sur la causalité étaient vraies, alors n’importe quoi

pourrait suivre ou émerger de n’importe quoi, avec des conséquences désastreuses

ontologiques et épistémologique faciles à imaginer. Les entités et les processus naturels

n’auraient aucune stabilité ce qui rendrait notre langage impossible attendu que, pour

garder quelque chose en mémoire et pour communiquer, il faut que nos esprits, les sens

et les références des mots soient stables. L’arbitraire est non seulement source de

scepticisme mais également de solipsisme : nous vivrions enfermés dans un solipsisme

du temps présent. Mais contrairement aux conséquences des idées de Hume, parmi les

vérités les plus évidentes on trouve l’existence de la communication, ce qui présuppose

la stabilité du monde extérieur à notre esprit et la stabilité de celui-ci. Nous l’avons dit à

mainte reprise : dans la nature stable il y a répétition, uniformité, ordre, analogie. Ainsi

le point de vue de Hume sur le rapport causal est contredit par le sens commun et par la

science telle qu’elle est faite. On sait que quelques interprètes des phénomènes de la

physique quantique tendent à conclure que cette discipline réfute la connexion

nécessaire entre la cause et l’effet, alors que tout ce que l’on prouve est que, pour la

physique quantique, le fond de la nature est flou.19 Il est intéressant de se rendre compte

que ces deux conceptions de la causalité, celle de Meyerson et celle de Hume,

conduisent au scepticisme, bien que pour des raisons fort différentes. Il faut donc

chercher de la lumière ailleurs.

La recherche d’une idée du rapport causal plus adéquate aux faits mène à la

doctrine aristotélicienne non réductionniste des quatre causes ou principes explicatifs :

la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale (je les ai

19 Cf. e.g. M. Espinoza, Théorie du déterminisme causal, Essai IV « Déterminisme causal et physique quantique », L’Harmattan, Paris, 2006.

Physique et intelligibilité

21

mentionnées plus haut dans l’essai « La forme, une cause oubliée », § 2).20 Cela étant

dit, il est légitime de penser que Meyerson — j’interprète car il ne l’a pas affirmé —voit

une valeur explicative seulement dans les causes structurelles ou formelles. Ni pour

Aristote ni pour Meyerson — une fois leurs conceptions dûment adaptées pour les

rendre comparables — les causes agissantes et les causes matérielles en devenir ne

constituent les éléments principaux de l’intelligibilité. Pour Aristote elles conditionnent,

chacune à sa façon, les processus ; mais le sens de l’activité matérielle et de l’action des

causes efficaces vient du modèle qui est en train d’être réalisé, i.e. de la cause formelle,

et du pourquoi du processus, i.e. de la cause finale.

Ensuite nous ne pouvons qu’être d’accord avec Meyerson quand il affirme que

personne ne sait vraiment ce qu’est la matière ou l’énergie (source inépuisable

d’information et de surprises, avons-nous dit). La matière-énergie n’est pas le genre de

chose qui se donne à nos sens : c’est un substrat hypothétique des phénomènes, postulé

pour concevoir que malgré le devenir et tous les changements observables, il reste

quelque chose d’inobservable, d’identique et d’invariant sous-jacent aux phénomènes

— considérez les lois de conservation et, en particulier, celle de la conservation de

l’énergie.

Ainsi selon Meyerson, les forces agissantes ou efficientes, introduites

généralement pour expliquer le mouvement et le changement, ne peuvent être

explicatives à moins d’être réduites à l’identité. Cela peut se faire si l’on considère que

tout est fait d’atomes (ou de particules subatomiques) identiques, et que tout

changement n’est autre chose qu’une série de déplacements, de changement de lieu des

atomes dans un espace homogène. Dans la vision mécaniste et atomiste du monde, cette

supposition est ce que l’on peut trouver de plus proche de la conception selon laquelle

même quand quelque chose varie, rien ne change. Pensez, par exemple, à l’inertie dans

la mécanique rationnelle newtonienne. Dans le compte rendu meyersonien de la

physique, il n’existe pas de phénomène plus simple et aisé à comprendre que le

déplacment, raison pour laquelle nous serions autorisés à dire qu’il est le premier

principe de l’intelligibilité mécaniste et atomiste. Maintenant s’il est le premier principe

de l’intelligibilité tout court, c’est une affaire différente. En ce qui me concerne, le

premier principe tout court est le déterminisme des quatre causes.

La notion meyersonienne de la causalité-identité n’est ni une sorte de cause

agissante ni une sorte de cause finale. La première, selon son sens moderne huméen,

présuppose l’asymétrie temporelle (ce qui n’est requis, nous l’avons dit, ni par Aristote

ni par Meyerson) et les causes finales sont rejetées par Meyerson : il pense, de façon

erronée, qu’elles présupposent que l’avenir, qui n’existe pas encore, a un pouvoir sur le

présent, et, en les anthropomorphisant toutes, il croit qu’elles impliquent le libre arbitre

20 Vide, e.g., Aristotle, Physique, II, (3).

Physique et intelligibilité

22

et la conscience de la part des éléments qui se laissent organiser par un objectif.21 Mais,

évidemment, rien de tout cela n’est nécessaire : aucun système complexe — pensez à

un organe — doué d’un principe directeur et ordonné par une série de contrôles

hiérarchiques, n’est libre ni conscient. Et les éléments qui contrôlent existent

simultanément avec les éléments contrôlés.22 La causalité-identité pourrait être une

sorte de cause matérielle dans le sens où la matière première aristotélicienne est

préservée à travers tous les changements, ou bien dans le sens où les physiciens du

19ème siècle ont élaboré le principe de la conservation de l’énergie pour garder une

substance d’une même grandeur une fois que l’on avait découvert que le poids et la

masse de la matière qui se donne à la perception, varient.

Mais je dirais bien plus volontiers que la causalité-identité est, d’une façon assez

nette, une espèce de cause formelle. Ce n’est pas que les autres sortes de causes ne

soient pas considérées par Meyerson, mais il se trouve que pour lui seules les causes

conservatrices donc structurelles ont une valeur explicative. On se rappelle que pour

Aristote le terme « cause formelle » est ambigu : il désigne soit la figure d’un objet

(pensez, par exemple, à la forme de la frontière d’un objet matériel façonnée par le

changement de phase de la matière), soit l’essence ou définition. Le sens pertinent dans

le contexte meyersonien est la forme en tant qu’essence : tout ce qui existe s’efforce de

réaliser son essence qui agit comme modèle. Maintenant si on donne à cette notion une

interprétation structurelle, il devient alors légitime d’affirmer qu’en physique

mathématique il y a des causes formelles. Bien que tout dans la nature ne soit pas

d’ordre mathématique, les phénomènes physiques sont structurés ou modelés par des

archétypes, des invariants, des symétries, des régularités, des lois et des équations.

Précisons davantage : la causalité-identité est une espèce de cause formelle à

condition d’accepter un couple de changements sémantiques. Le premier signifie la

réduction de la forme à ce qui est susceptible d’expression mathématique. En physique,

la cause formelle est ainsi une structure ou grandeur invariante. Dans ce contexte, les

formalismes mathématiques, les équations, sont l’ordre, l’essence, le logos des

phénomènes. Mais il est à remarquer que cette interprétation n’est pas, au bout du

compte, si éloignée de ce qu’Aristote avait à l’esprit étant donné qu’il a utilisé, comme

exemple important de cause formelle, l’existence de proportions mathématiques.23 La

deuxième adaptation de la signification du terme « forme » amène à considérer tout

phénomène non pas en tant que quelque chose d’individuel mais en tant qu’élément

d’un ensemble de phénomènes ordonné par des lois : la forme est la loi, la fonction

21 É. Meyerson, De l’explication dans les sciences, op.cit., p. 319. 22 Vide, e.g., Paul Janet, Les Causes finales, Librairie Germer Baillière et Cie., Paris, 1986, Livre Premier, Chs. 1 et 2. 23 En un autre sens, [la cause] c’est la forme et le modèle, c’est-à-dire la définition de la quiddité et ses genres : ainsi le rapport de deux à un pour l’octave, et, généralement, le nombre et les parties de la définition» (Aristotle, Physique, II, 3, 194 b 26-29).

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23

mathématique, les relations mathématiques entre phénomènes. Pour Aristote, la cause

formelle est, d’une façon exemplaire, l’idée, le modèle qui guide le développement des

êtres vivants pour qu’ils arrivent à être les adultes qu’ils doivent devenir. Il a pensé en

termes biologiques et ainsi, pour le suivre, on doit adopter son attitude de biologiste.

Par contre, pour les scientifiques et les épistémologues modernes le paradigme est la

physique et souvent, plus abstraitement encore, le mécanisme atomiste, et cette

différence d’archétype est l’une des raisons majeures pour lesquelles la réactualisation

des catégories aristotéliciennes n’est pas tâche aisée.

Maintenant si dans le seul sens où quelque chose a une signification pour la

physique, c’est-à-dire quantitatif, la cause est identique à l’effet, alors, en effet, il n’y a

pas de changement ; mais, encore une fois, le rapport causal a été introduit précisément

pour expliquer les différentes sortes de changements. Cette étrange situation est la

conséquence d’une métaphysique tronquée d’après laquelle seules les qualités

premières sont réelles, physiques et significatives. Nul doute : sur ce sujet, la

métaphysique aristotélicienne est plus juste que l’image de la physique donnée par

Meyerson. Premièrement, il est remarquable qu’Aristote ait affirmé que dans tout genre

de changement, en incluant le changement substantiel, la matière première, substrat de

toute forme, soit préservée, alors qu’il n’avait pas de moyen de la mesurer et donc de

contrôler empiriquement son idée. La prémisse de son raisonnement était un principe

métaphysique : la matière est éternelle. Il a conçu clairement la doctrine de la

conservation de la matière et en ce sens il a pensé (cela a été dit) comme les défenseurs

de la loi de la conservation de l’énergie au 19ème siècle. Ainsi, d’après la métaphysique

aristotélicienne, si quelques propriétés d’un objet ou d’un phénomène changent, on peut

montrer que d’autres ne sont pas modifiées et il y a, en conséquence, continuité de

quelque chose et discontinuité d’autre chose à l’intérieur de ce qui est,

fondamentalement, le même objet ou le même phénomène. D’autre part, lors d’un

changement substantiel, ce qui change, c’est la forme, et ce qui reste, c’est la matière

première.24

Forme et finalité sont deux aspects d’un même fait. Une chose n’aurait pas la

fonction qu’elle a si sa forme était différente, et vice-versa. Pour Aristote, on le sait, la

nature est téléologique. Tout être naturel tend vers un but. Il n’est pas difficile de

trouver des critères de finalité : elle existe quand il y a tendance vers un objectif ; quand

il y a des proportions bien respectées pour obtenir quelque chose ; il y a finalité quand

une série de causes et d’éléments de différentes sortes collaborent ensemble pour

produire le but recherché. Ainsi le dauphin nouveau-né, à moins d’ un accident, de

l’action d’éléments étrangers à son développement normal, tend à devenir dauphin

adulte. L’un des exemples favoris des penseurs téléologistes est l’assemblage du

24 Aristote, De Generatione et Corruptione, I, 2, 317a 17-27.

Physique et intelligibilité

24

système visuel, pensez, par exemple, à la façon dont l’œil s’est adapté à la lumière. Je

ne sais pas quelle place occupe la finalité dans la science de S. Vavilov, toujours est-il

que L’Œil et le Soleil est un bel exemple de finalité conçue comme besoin d’adaptation

à la lumière pour vivre : « On ne peut comprendre l’œil sans connaître le Soleil. Au

contraire, les propriétés du Soleil nous permettent théoriquement de brosser un tableau

des propriétés de l’œil telles qu’elles doivent être, sans les connaître, à l’avance. »25 Les

êtres vivants ne peuvent être conçus sans l’action de la finalité. On a du mal à croire —

le contraire n’étant peut-être qu’une apparence — que les recherches des biologistes ne

soient pas guidées, consciemment ou inconsciemment, par l’idée que chaque composant

d’un être vivant a une raison d’être, un sens, une fonction dans la vie de l’organisme.

Il apparaît donc clairement que les causes formelles et finales sont des pouvoirs

directeurs ou organisateurs. Il est à remarquer qu’effectivement et de plusieurs façons la

nature biologique extra mentale, inconsciente, agit, d’une certaine façon, comme les

êtres conscients. La reconnaissance de la forme et de la finalité dans la nature revient à

reconnaître l’ordre, la raison, l’organisation et, par conséquent, l’intelligibilité dans la

nature : l’intelligibilité (j’ai eu l’occasion de le dire) n’est pas un cadeau que la raison

humaine offre au monde.

Pour la plupart des scientifiques et de philosophes aujourd’hui la finalité est un

vestige d’autrefois, et Meyerson n’est pas une exception. En pensant que le rejet de la

cause finale est essentiel au développement de la science, il affirme que les causes

finales ne sont, dans le meilleur cas, que des explications provisoires : elles peuvent être

utiles là où la causalité-identité n’a pas encore pénétré. Mais là où cette dernière

commence à être efficace, la téléologie recule, et elle n’a pas d’autre destin que la

disparition là où la causalité-identité s’établit. D’après Meyerson, la finalité présuppose

quelque chose qui répugne à la raison, à savoir, qu’un événement futur puisse avoir une

influence sur quelque chose qui existe maintenant. Ceci est si choquant pour la raison,

que d’autres ont préféré une autre idée, tout aussi choquante : le pouvoir agent ou

efficace est considéré être identique à la cause finale, la conséquence étant que le passé

est identique à l’avenir et que l’Univers, comme l’Être parménidéen, existe en bloc.

Rien n’arrive, la sensation contraire n’est qu’illusion. De plus, attendu que pour

Meyerson la finalité doit impliquer la conscience, la première est impossible en dehors

de tout être conscient. Et au moment de penser la notion de pouvoir directeur, il ajoute

qu’il présuppose la liberté consciente de la part des éléments qui se laissent harmoniser.

Ainsi les constructeurs d’une maison choisissent consciemment et librement de suivre

les instructions de l’architecte, mais tout être dépourvu de conscience et de liberté se

borne à suivre des lois inflexibles. Mais si la liberté et la contingence qui, selon,

Meyerson, sont présupposées par la finalité, existent, alors elles sont irrationnelles —

25 S. Vavilov, L’Œil et le Soleil, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1955, p. 142.

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25

elles échappent à l’explication causale, au déterminisme parfait de la causalité-

identité.26

Cette appréciation de Meyerson est correcte si et seulement si on accepte les

présuppositions meyersoniennes, sa façon de la concevoir la cause finale, partagée par

la tradition moderne. Mais j’ai montré ici et ailleurs qu’il est possible et légitime de

développer une interprétation naturaliste de la téléologie et du pouvoir de la forme selon

laquelle la forme et la finalité n’ont pas besoin des propriétés rejetées par les critiques.27

J’ai exposé des critères permettant d’affirmer la téléologie ailleurs que dans le

comportement conscient animal et humain. Considérez, de plus, les caractères suivants

qui ne tombent pas sous les critiques meyersoniennes : il n’y a pas un but pour chaque

chose — il n’y a pas de pantéléologie. Nous l’avons vu, l’action de la cause finale ne

présuppose ni conscience ni liberté (c’est ce que l’on constate, par exemple, dans le

travail des organes ou parmi les insectes qui travaillent inconsciemment vers un but

collectif) ; la téléologie est immanente à beaucoup de systèmes naturels — la question

de la possible existence d’une finalité pour l’Univers considéré comme un tout n’a pas

de sens ; la téléologie naturellement conçue n’est pas anthropocentrique — les choses

n’existent pas pour notre bien-être.28

L’objet de cette brève discussion sur la causalité, on l’aura compris, est de

suggérer que le processus de pensée en physique serait probablement moins paradoxal

si, au lieu de chercher exclusivement la causalité-identité, les physiciens étaient plus

réceptifs à une notion plus riche et plus sophistiquée telle que la doctrine

aristotélicienne des quatre causes

CONCLUSION : DE LA PHILOSOPHIE DE L’INTELLECT

À LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE

Du compte rendu meyersonien de la physique nous avons hérité quelques

paradoxes. La raison explique en éliminant ce qu’elle voulait comprendre. Nous sentons

et nous pensons qu’il y a, ou qu’il doit y avoir, une transition plutôt lisse et fluide de la

perception sensorielle à la raison : alors pourquoi la raison se montre-t-elle si

tyrannique et impitoyable ? Ces énigmes sont-elles le prix à payer pour la physique

mathématique ? Le terme « physique mathématique » est-il un oxymore — comment

des entités non temporelles et dépourvues de mouvement peuvent-elles décrire et

26 Vide É. Meyerson, Identité et réalité, op. cit., pp. 359-364, et De l’explication dans les sciences, op.cit., Livre II, Ch. VII « Les phénomènes biologiques ». 27 Voir par exemple mon essai « La finalité, le temps et les principes de la physique » in Vol. Coll. La Finalité en question, L’Harmattan, Paris, 2000, et dans mon livre Le Naturalisme intégral repensé (2014) « La forme, une cause oubliée ». 28 Le lecteur peut trouver de très nombreux exemples de cette téléologie naturellement conçue, par exemple, in Paul Janet, Les causes finales, Librairie Germer Baillière et Cie., Paris, 1876.

Physique et intelligibilité

26

expliquer ce qui bouge et qui a, par conséquent, un aspect temporel ? Comment la

forme mathématique peut-elle rendre compte de la matière-énergie ? Ces problèmes

sont majeurs et c’est pourquoi j’ai affirmé que seule une révision des bases

métaphysiques de la physique permet de préparer les voies d’un avenir plus harmonieux

entre la nature non-humaine et la nature humaine. La révision principale, telle que je

l’ai indiquée, consiste, primo, à abandonner l’arrière-plan métaphysique de la pensée de

Meyerson, et, dans la mesure où cette pensée est une description correcte de la

physique, cela revient à abandonner la base métaphysique de la physique moderne.

Cette base est le dualisme cartésien de la matière et de l’esprit. J’ai essayé ensuite de

montrer l’intérêt qu’il y a à remplacer le cartésianisme par un naturalisme intégral

émergentiste dont la métaphysique tient compte non seulement des discontinuités entre

la pensée et le monde, mais, également, de leurs continuités.

* * *