Le cercle de la connaissance adéquate: raison et intuition chez Spinoza
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Le cercle de la connaissance adéquate :
notes sur raison et intuition chez Spinoza1
[Une version en anglais de ce texte de 2002 a été publiée avec
les références suivantes : « The Circle of Adequate Knowledge:
Notes on Reason and Intuition in Spinoza », Oxford Studies in Early
Modern Philosophy, vol. I, dir. Daniel Garber et Steven Nadler,
Oxford, Oxford University Press, 2003, pp. 139-163.]
Syliane Charles
Postdoctorante à l’Université de Montréal [en 2002]
Si le caractère quasi automatique du progrès dans la
connaissance, tel qu’énoncé par Spinoza au paragraphe 85 du
Traité de la réforme de l’entendement2, et sous la forme de l’image de
l’intellect se forgeant lui-même ses outils de
perfectionnement aux paragraphes 30-323, est l’un des éléments
fondamentaux de sa théorie de la connaissance, il en est aussi
1 Ce texte a fait l’objet d’une présentation devant l’Association des Amisde Spinoza et le Groupe de Recherches Spinozistes le 15 décembre 2001 (àl’Université de Sorbonne-Paris I). Nous tenons à remercier pour leur trèsaimable invitation les responsables de ces deux organisations, etparticulièrement Pierre-François Moreau.2 Cf. TIE 85 (numérotation des paragraphes selon Bruder), G II, 32, 24-26 :« Jamais ils n’ont conçu, comme nous l’avons fait ici, l’âme agissant selondes lois déterminées et comme une espèce d’automate spirituel (quasi aliquodautoma spirituale) ». Nous suivons pour nos références les consignes decitation des Studia Spinozana, et utilisons les traductions d’A. Koyré pour leTraité de la réforme de l’entendement (Paris, Vrin, 1994) et de Ch. Appuhn pour leCourt Traité et l’Éthique. Pour un approfondissement de la formule du TIE, cf.Wim N. A. Klever : « Quasi aliquod automa spirituale », Proceedings of the FirstInternational Congress on Spinoza : Spinoza nel 3500 Anniversario della nascita, Urbino 4-8 ottobre1982, dir. E. Giancotti, Bibliopolis, 1985, p. 249-257.3 Cf. TIE 30-32, G II, 13-14, 15-12.
l’un des plus intrigants. Lia Levy a récemment montré la
complexité et la richesse de cette problématique à travers
l’étude de la notion de conscience, qui mérite d’être admise
comme cruciale pour comprendre la théorie de la connaissance
de Spinoza4. On saisit immédiatement l’importance de
l’affirmation du caractère automatique ou « quasi »-
automatique du perfectionnement cognitif de l’âme dans le
cadre d’une métaphysique de la nécessité : il s’agit de
montrer que même la libération, qui s’effectue comme on le
sait par la connaissance, s’opère selon les lois de la nature,
et ici en particulier les lois de l’entendement. Il n’y aurait
aucun sens à croire que l’âme peut s’affranchir du
déterminisme de sa propre essence : son fonctionnement, comme
celui de toute chose, est mécanique, c’est-à-dire qu’il obéit
à des lois éternelles et immuables qui sont celles de la
nature entière.
Ce à quoi ce texte entend s’intéresser, c’est à la mise
en œuvre concrète de ce déterminisme au niveau de l’individu
humain. Plus précisément, puisque le thème est immense et a
besoin d’être limité, à ses modalités de réalisation dans la
connaissance adéquate. Nous laissons donc volontairement de
côté le progrès dans le premier genre de connaissance et le
4 Cf. Lia Levy, L’automate spirituel. La naissance de la subjectivité moderne d’après l’Éthique deSpinoza, Assen, Van Gorcum, 2000. Nous partageons la plupart de ses analysesmais regrettons qu’elle n’ait pas mis en valeur la dimension affective dela conscience chez Spinoza, tâche à laquelle nous nous sommes attelée dansnotre propre thèse de doctorat (« Conscience et connaissanceexpérientielle : le rôle des affects dans la progression éthique »,Université d’Ottawa, Canada, 2001, inédite).
2
passage de l’imagination à la raison, auquel nous avons déjà
consacré un article ailleurs5. Nous nous concentrerons
uniquement sur ce que nous appelons le cercle de la
connaissance adéquate, une fois franchi définitivement le pas
d’une connaissance principalement inadéquate à une
connaissance principalement adéquate. Nous supposons donc
l’homme déjà sage, ou agissant déjà principalement
conformément à la droite raison, sachant que tout est une
question de proportion entre les connaissances inadéquates et
adéquates et qu’on ne quitte jamais totalement l’imagination.
Le point précis qui nous occupera consiste à tenter de rendre
compte de la dynamique du progrès au sein de la connaissance
adéquate, ce qui doit être fait à deux niveaux : au niveau du
passage du deuxième au troisième genre de connaissance tout
d’abord, et au niveau de la continuation indéfinie du
perfectionnement de la connaissance intuitive ensuite. Cette
analyse permettra de mettre à jour une circularité de la
connaissance adéquate qui se renforce elle-même en l’âme, et
permet à celle-ci de se perfectionner indéfiniment. Il s’agit
donc de trouver le « ressort » de cet automate spirituel
qu’est l’âme ou l’esprit, et nous verrons qu’il est d’ordre
affectif.
5 C’est l’objet d’une partie d’un texte à paraître prochainement : « Lesalut par les affects : le rôle de la joie comme moteur du progrès éthiquechez Spinoza », in Philosophiques, 29, 1, 2002. Alors que nous nous y étionsintéressée principalement à ce que nous écartons ici, nous développons dansles présentes lignes ce que nous n’avions fait qu’y esquisser.
3
Naissance du désir de connaître selon le troisième genre de connaissance6
La proposition 28 de la dernière partie de l’Éthique énonce
sans équivoque possible l’impossibilité de faire dériver
directement la connaissance intuitive de l’imagination, en
stipulant que « L’effort ou le Désir de connaître les choses
par le troisième genre de connaissance ne peut naître du
premier genre de connaissance, mais seulement du deuxième »7.
Remarquons bien ici que Spinoza ne dit pas exactement que le
troisième genre de connaissance ne peut naître du premier, ce
qui serait cependant assurément cohérent et juste, mais que
l’effort ou le désir (Conatus, seu Cupiditas) de connaître par le
troisième genre de connaissance ne peut provenir que du
deuxième genre de connaissance – c’est-à-dire de la raison
qui, selon l’Éthique, correspond à la formation de notions
communes. Le conatus, effort ou appétit qui dans sa forme
consciente porte le nom de cupiditas, désir, est on le sait
l’essence même de l’homme (E 3P7 et E 3P9S). Spinoza montre
très clairement à propos du premier genre de connaissance que
l’orientation de ce désir vers un objet particulier n’est
jamais que le fruit de la recherche par l’individu de son
propre bien, et s’explique par sa croyance que cet objet est
capable de lui fournir un accroissement de puissance qu’il
éprouvera comme une joie. Seule une expérience affective
6 Notons que par souci de facilité et d’uniformité, nous utiliserons ledécoupage en genres de connaissance de l’Éthique dans ce texte.7 E 5P28, G II, 297, 25-27.
4
(adéquate) de la joie de connaître adéquatement peut expliquer
la formation d’un désir de connaître plus et mieux. Certes,
l’erreur est fréquente sur ce qui est véritablement source de
joie et de renforcement, et les hommes se retrouvent en fait
aliénés par leurs passions, totalement rendus extérieurs à
eux-mêmes et à leur propre pouvoir sur eux-mêmes. Mais
l’affectivité qui guide le désir vers de nouveaux objets au sein
de la connaissance adéquate n’est pas trompeuse8. Ainsi, seul un
désir peut engendrer un désir, seule la puissance peut se
modifier en une autre puissance, et cela, qu’on soit au niveau
de la connaissance inadéquate ou à celui de la connaissance
adéquate. On peut donc comprendre E 5P28 en disant que la joie
éprouvée lors de la formation de notions communes, c’est-à-
dire l’accroissement de la puissance essentielle d’exister et
du désir d’exister, explique la naissance du désir de
connaître selon le troisième genre de connaissance. Il nous
semble important de souligner le rôle nécessaire de
l’affectivité pour expliquer l’auto-engendrement du désir. En
fait, c’est ce même désir qui, modifié en joie, acquiert, de
ce fait même, la puissance de se fournir à nouveau d’autres
objets de joie, et donc désire ce qui lui a donné naissance :
la connaissance adéquate.
8 Ou plus exactement, elle n’est pas interprétée de manière erronée. Nousne croyons pas en effet que l’affectivité soit jamais trompeuse chezSpinoza, même si le jugement qui en dérive peut l’être : l’affectivité estl’expression d’un état de l’être propre, en lui-même nécessairement vrai,qui, simplement, peut être rattaché par l’âme à des causes inadéquateslorsqu’elle connaît mal.
5
Mais un problème théorique se pose ici. Pourquoi en effet
n’en resterions-nous pas à la connaissance rationnelle, et
aurions-nous envie de connaître selon le troisième genre de
connaissance, si celui-ci nous était inconnu ? Si nous
n’avions pas, dès la connaissance rationnelle, l’expérience
affective de la jouissance de connaître intuitivement ? Ce
problème ne se pose, et il ne devient alors théoriquement
insurmontable, nous semble-t-il, que si l’on sépare la
connaissance rationnelle de la connaissance intuitive. En
d’autres termes, on ne comprend pas la naissance au sein de la
raison d’un désir de connaître intuitivement plutôt que, de
nouveau, rationnellement, si l’on pose une différence
essentielle entre raison et intuition. Ce qui montre
clairement, croyons-nous, la nécessité de les unir. Si
beaucoup sont d’accord pour minimiser la coupure entre les
deux9, nous ne croyons pas qu’on soit allé jusqu’au bout des
implications logiques de l’ancrage de l’intuition dans la
raison, car la distinction entre les deux ne peut pas être
ontologique : les deux connaissances doivent logiquement être
toujours données ensemble, être en réalité la même connaissance
dans des modalités simplement différentes. Il nous semble
nécessaire de voir la raison et l’intuition comme les deux
versants d’une même connaissance, nécessité logique qui
9 Pensons à Matheron qui affirme cette unité en 1969 (cf. A. Matheron,Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éditions de Minuit, 1969, enparticulier p. 580-582, avec l’importante note 42), ou à Gueroult qui lathéorise en 1974 (cf. M. Gueroult, Spinoza II - L’âme, Paris, Aubier-Montaigne,1974, en particulier p. 467-471). C’est donc une idée bien établie dans lalittérature secondaire, et ce encore aujourd’hui.
6
découle simplement de la question du passage du deuxième au
troisième genre. C’est précisément la cohérence de cette
hypothèse que l’on tentera de justifier ici.
Les « moments » de la connaissance adéquate
Comme l’indique E 2P40S1, les universaux, transcendantaux et
notions générales ne correspondent à rien d’existant pour
Spinoza, sont des constructions purement fictives de
l’imagination. Il ne peut donc en être donné aucune
« connaissance » au sens propre du terme, puisque ce sont des
néants, des objets vides. Si l’on veut éviter de faire de la
connaissance par notions communes dans l’Éthique un néant de
connaissance, c’est-à-dire une connaissance purement
abstraite, il faut supposer qu’elle ne correspond elle-même à
rien d’autre qu’à la compréhension de ce qui, dans les choses
existantes finies, est commun à toutes ; ou à la saisie de ce que le
singulier contient d’universel, si l’on veut continuer à employer
ce terme. L’important est de voir que toute connaissance reste
une connaissance de ce qui est existant, et que ce qui existe
se présente toujours premièrement à nous sous une forme
7
modifiée finie10. Or l’interprétation proposée ici de la
connaissance adéquate respecte l’idée que la connaissance est
toujours avant tout une connaissance du singulier. Par là,
nous voulons dire que l’objet de la connaissance rationnelle
et celui de la connaissance intuitive sont foncièrement les
mêmes, à savoir, un objet singulier existant dans la nature.
La connaissance fait boucle sur elle-même en passant par une
connaissance de ce qui est enveloppé dans l’âme, à savoir
l’infinie puissance divine, ce qui permet de la déterminer
différemment (on passe de la connaissance sub duratione à la
connaissance sub specie aeternitatis). Mais il n’y a pas plus de
connaissances adéquates abstraites qu’il n’y a d’êtres
abstraits. La connaissance adéquate reste celle d’une chose
singulière existante.
Prenons un exemple simple. Je perçois un bureau en face
de moi. Ma connaissance inadéquate de ce bureau est une
connaissance singulière, elle exprime la manière précise dont
10 Cette affirmation n’est pas à confondre avec la caricature du spinozismedisant que seul le singulier existe, ce qui, pris à la lettre, reviendraità poser que la substance ou la puissance divine par exemple n’existentpas ; mais ce qui est certain, c’est que rien n’existe qui ne soitultimement affecté d’une modification finie, ou qui ne soit ce mode finilui-même.
8
mon corps est affecté par lui. Si maintenant j’ai une
connaissance adéquate du bureau en face de moi que je
continue, évidemment, de percevoir par l’imagination, c’est
parce que je vois ce qui, en lui, exprime des notions
communes. Pas des « notions générales », réfutées d’emblée
dans le premier scolie de E 2P40 par la position nominaliste
de Spinoza (donc je ne vois pas subitement la « bureauité » à
travers ce bureau), mais je vois ce qui est commun à tous les
corps sans exception, et qui correspond en particulier aux
modes finis médiats de l’étendue que sont le mouvement et le
repos et à leurs propriétés (notons bien que les notions
communes sont caractérisées comme des idées concernant
l’attribut étendue11). Concevoir adéquatement ce bureau ne
11 Voir E 2P38 (« Ce qui est commun à toutes choses et se trouvepareillement dans la partie et dans le tout ne peut être conçuqu’adéquatement », G II, 118, 20-21), sa démonstration qui s’effectueuniquement à partir des corps, et son corollaire (« Il suit de là qu’il y acertaines idées ou notions qui sont communes à tous les hommes, car (LemmeII) tous les corps conviennent en certaines choses qui (Prop. préc.)doivent être perçues par tous adéquatement, c’est-à-dire clairement etdistinctement », G II, 119, 6-9). La connaissance rationnelle semblepouvoir être réalisée uniquement à partir d’une perception concernantl’attribut étendue, et la connaissance de l’attribut pensée découlersecondairement (sur le plan logique) de la connaissance par notionscommunes, comme nous en montrerons la possibilité ci-dessous. Laconnaissance du mode infini médiat de l’attribut pensée n’est toutsimplement pas présentée explicitement comme le passage obligé vers laconnaissance de l’attribut pensée, et le mystère l’entourant reste donc.Notons que ce mode infini médiat a été caractérisé, pour tenter de pallier
9
signifie rien d’autre que comprendre que, comme toute chose,
il est une expression particulière de la puissance infinie.
C’est comprendre sa nécessité par sa cause divine, ou encore,
pour rejoindre le vocabulaire de Spinoza, c’est la concevoir
sous un regard d’éternité, sub specie aeternitatis.
Ainsi, j’ai, dans la connaissance par notions communes du
bureau en face de moi, une perception de l’infinie puissance
qu’il enveloppe. C’est le versant « ascendant » de la boucle.
À partir de cette perception de la puissance et de l’éternité
divines, maintenant, je reviens à la chose particulière, non
plus telle qu’elle m’apparaît dans un temps et un espace
déterminé, avec telle forme, telle couleur, telle hauteur,
etc., mais à son essence qui n’est qu’un degré de puissance,
et je vois ce bureau – tout non vivant qu’il soit – comme une
partie singulière du tout de la nature, de la puissance
infinie de la nature. C’est le versant « descendant » de la
le silence de la lettre 64 à Schuller, comme l’« univers des idéesexistantes que l’attribut produit absolument par l’intermédiaire desessences génératrices de leurs existences » par Gueroult (Spinoza, I – Dieu,Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 318), ou très différemment commel’« amour infini que Dieu se porte lui-même » par Beyssade (voir « Sur lemode infini médiat dans l’attribut pensée. Du problème (lettre 64) à unesolution (« Éthique » V, 36) », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1994,No 1, p. 23-26). Il n’est toutefois pas de notre propos de tenter de réglercette question épineuse ici.
10
boucle, celui qui « procède de l’idée adéquate de l’essence
formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance
adéquate de l’essence des choses »12. Et c’est l’intuition,
puisque dans cette citation se reconnaît la définition de la
science intuitive donnée dans le second scolie de la
proposition 40 de la deuxième partie de l’Éthique. La
connaissance fait retour sur l’objet singulier à connaître en
passant par la saisie de l’infinie puissance divine. Mais cela
reste la même connaissance, grâce à la notion spinoziste
d’enveloppement ou d’implication de la cause dans l’effet, de
telle sorte qu’on ne peut connaître l’effet sans connaître
simultanément la cause, comme l’énonce l’important axiome 413.
Qu’on nous permette de résumer ici schématiquement ce que
nous suggérons avant de passer à un examen plus poussé. On
peut diviser la raison et l’intuition en deux « moments »
chacun, ce à quoi nous invite le texte comme nous le verrons
sous peu, à condition de comprendre les « moments » dont il
est ici question non comme des moments dans le temps, ce qui
12 E 2P40S2 ; II, 122, 16-19.13 « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause etl’enveloppe », E 1Ax4, G II, 46, 27-28.
11
ne voudrait rien dire, mais comme les étapes simultanées et
simplement logiquement distinctes d’une connaissance qui
« enveloppe » des objets différents pour revenir sur elle-même
en se spécifiant au cours de ce parcours logique.
- Dans la connaissance rationnelle, selon l’Éthique, ma
première perception est celle de ce qui, dans le corps objet
de mon idée, lui est commun avec toutes les autres choses :
voilà le premier moment de la connaissance rationnelle. Il ne
fournit effectivement pas encore une conception de l’essence
de la chose, mais seulement celle d’une caractéristique
générale. Qui plus est, celle-ci est identifiée par rapport à
l’étendue.
- Le fait que je possède cette idée vraie implique
immédiatement une conscience d’être dans le vrai, un
redoublement sur soi de la connaissance sous la forme de la
certitude (cf. E 2P21S, E 2P43 et D, KV 2/2 et 3, TIE 34) :
« Quelqu’un qui sait quelque chose sait, par cela même, qu’il
le sait, et il sait en même temps qu’il sait qu’il sait, et
ainsi à l’infini »14. Or, comme le théorisent les paragraphes 33
14 E 2P21S, G II, 109, 21-23.
12
à 35 du Traité de la réforme de l’entendement, cette conscience, cette
idée d’idée, ce « se savoir-savoir » ou encore cette
certitude, ne sont autres que l’essence objective de mon âme,
qui s’éprouve enfin elle-même telle qu’elle est en Dieu, idée
adéquate de chose, et ce, dans un redoublement illimité
puisqu’elle se prend indéfiniment comme objet elle-même. Voilà
le second « moment » de la connaissance rationnelle : l’âme
s’y connaît elle-même dans sa puissance propre, c’est-à-dire
qu’elle découvre la puissance infinie qu’elle enveloppe. Voilà
pour l’attribut pensée. De plus, si l’on ne se contente pas de
ce que nous fournissent le Court traité et le Traité de la réforme de
l’entendement mais qu’on rend compte de l’introduction des
notions communes dans l’Éthique, on peut dire qu’en saisissant
une caractéristique commune à tous les corps dans son idée
vraie d’une chose, l’âme comprend en même temps son corps
comme partie de cette même puissance d’exprimer un certain
rapport constitutif de mouvement et de repos, et découvre donc
la puissance infinie de l’attribut étendue.
- Ce faisant, l’âme a « l’idée adéquate de l’essence de
certains attributs de Dieu » : c’est le point de départ du
13
troisième genre de connaissance. Pour ce qu’il en est de
l’idée de l’attribut pensée, elle est fournie à l’âme par le
redoublement illimité de sa conscience de soi donnée à chaque
idée vraie, c’est-à-dire par le fait qu’elle éprouve la
puissance infinie de penser qui est celle de Dieu lorsqu’elle
fusionne avec sa propre essence objective. Et pour ce qu’il en
est de l’idée adéquate donnée à l’âme de l’attribut étendue,
les notions communes de l’Éthique constituent un accès pour
l’âme à la saisie de la puissance de l’attribut étendue, grâce
à la reconnaissance de sa puissance agissante dans tous les
corps.
- L’âme « procède » alors de l’infini vers le fini en
revenant à l’objet singulier de sa connaissance, qu’elle
conçoit comme une partie de cette puissance infinie. C’est le
deuxième « moment » de l’intuition : elle a, en d’autres mots,
l’intuition de l’essence et d’elle-même, et de la chose à partir
de son expérience de la puissance infinie, puisque cette
essence n’est rien qu’un degré précis et unique de puissance.
On remarque que la caractérisation des « moments » qui
est la nôtre se fait selon la structure duelle des expressions
14
spinozistes qui les désignent : comme cela se voit dans les
citations données ci-dessus, il est dit que l’âme a conscience
d’elle-même ou d’être dans le vrai « en même temps » qu’elle
connaît une chose par la raison, et il est dit que la science
intuitive « procède » d’une certaine idée ou connaissance à
une autre. Or, l’idée même que nous proposons d’une
complémentarité ultime entre raison et intuition au sein d’une
connaissance « circulaire » globale adéquate d’un objet donné,
repose sur le fait que le second moment de la connaissance
rationnelle s’identifie au premier de la connaissance
intuitive, c’est-à-dire celui de la connaissance de l’essence
(c’est-à-dire la puissance propre) de l’attribut pensée et de
l’attribut étendue. La connaissance adéquate d’une chose
singulière, unique malgré ses deux versants, est tout
simplement celle qui « passe par » l’appréhension de ce que
l’âme enveloppe : la puissance divine. Or cette appréhension,
en tant qu’elle a pour objet un état de puissance, est une
connaissance affective, comme cela doit désormais être montré.
Les moments correspondant à une expérience affective
15
Une fois effectuée cette tentative de caractérisation du
parcours « circulaire » de la connaissance adéquate, nous
pouvons chercher à y discerner les moments affectifs qui
permettraient de justifier, comme c’est notre but : 1) la
naissance du désir de connaître selon le troisième genre de
connaissance au sein de la connaissance rationnelle, ce qui
expliquerait le passage automatique de la raison à
l’intuition, et 2) la naissance d’un désir de connaître encore
adéquatement d’autres objets, et qui serait cette fois
engendré au sein du troisième genre de connaissance, puisqu’il
est clair qu’on ne se contente pas de la connaissance
intuitive d’une chose, mais qu’on veut connaître le plus de
choses possibles selon ce genre de connaissance. Nous
cherchons ici les moments affectifs puisque, comme nous
l’avons expliqué plus haut, seul le désir peut s’engendrer
lui-même. Il s’agit donc d’identifier parmi les éléments
relatifs à la connaissance adéquate (du deuxième ou du
troisième genre) ceux qualifiés par Spinoza en des termes
affectifs ou relevant du sentiment, étude que nous entendons
16
mener en examinant à nouveau chacun des « moments » logiques
pour y trouver le ressort affectif de l’automatisme de la
connaissance.
Le premier moment est celui de la perception d’une chose
par notions communes, ou de la conception d’une idée vraie :
celui-ci est purement perceptif, son objet est la chose
singulière. Nous sommes ici à la limite entre l’imagination
comparative et la raison. Il n’y a aucune affectivité
apparente dans cette saisie par la raison.
Vient ensuite (sur le plan logique, non temporel) le
moment de la certitude, ou de la conscience de soi de l’âme :
cette connaissance est une expérience affective de puissance,
comme en témoigne le vocabulaire de l’expérience employé à ce
sujet dans le Traité de la réforme de l’entendement, et notamment le
passage suivant du § 34 : « C’est ce dont chacun peut faire
l’expérience lorsqu’il se voit savoir ce qu’est Pierre et
savoir aussi qu’il le sait et, de plus, savoir qu’il se sait
savoir, etc. »15, ou encore le vocabulaire du sentiment au §
35 : « la certitude n’est rien d’autre que l’essence objective
15 TIE 34, G II, 14, 28-29.
17
elle-même ; c’est-à-dire que la façon dont nous sentons
l’essence formelle est la certitude même »16. Cette expérience
est celle d’un accroissement de la puissance de penser qui ne
peut être éprouvé que joyeusement par l’âme : ce moment est
donc éminemment « affectif ». Quant à l’objet de cette
connaissance à son moment « deux », c’est un certain type de
puissance, une puissance infinie qui dans l’Éthique est saisie
tant dans la pensée que dans l’étendue grâce aux notions
communes. En somme, c’est la saisie de la puissance enveloppée
dans notre âme et dans le corps singulier à connaître. On peut
d’ailleurs alléguer comme autre justification du caractère
affectif de cette connaissance le fait qu’une forme secondaire
y correspondant est l’amor erga Deum, l’amour de l’âme envers
Dieu qui accompagne sa connaissance de soi17, ce qui montre
bien, s’il en était encore besoin, que cette connaissance
donnée à l’âme est une joie18.
Le moment « trois », celui de la connaissance des
16 TIE 35, G II, 15, 7-9.17 « Qui se connaît lui-même, et connaît ses affections clairement etdistinctement, aime Dieu et d’autant plus qu’il se connaît plus et qu’ilconnaît plus ses affections », E 5P15, G II, 290, 17-18. Voir aussi E 5P14.18 Nous laissons par ailleurs de côté ici la question de l’acquiescientia (Mentis,sui, in se ipso...) qui mérite à elle seule une étude séparée.
18
attributs, d’où se déduira l’essence formelle de la chose
singulière, peut être identifié au moment précédent, ou encore
en être vu comme la suite logique immédiate, comme ce qui en
découle nécessairement. Ce qu’on déduit de la saisie affective
de la puissance infinie divine, c’est sa propriété d’éternité.
Le troisième moment pourrait ainsi correspondre, à travers la
connaissance de la puissance de penser et de la puissance
d’exprimer un certaine proportion de mouvement et de repos, à
la compréhension de la nécessité pour la substance d’exister et
de se modifier sous une infinité de formes (dont celle,
singulière, que l’on retrouve dans le quatrième moment en la
déduisant logiquement, presque arithmétiquement, de la
possibilité éternelle pour elle d’advenir à l’existence). Et
la nécessité pour la substance d’exister sous une forme
déterminée n’est autre que la possibilité éternelle pour un
mode particulier d’exister, possibilité éternelle qui
constitue son éternité propre19 (on entrevoit déjà ici le19 On trouvera une excellente explication de la signification de l’essenceéternelle du corps singulier dans un article d’A. Matheron, « La vieéternelle et le corps selon Spinoza », Revue philosophique de la France et del’étranger, 1994, 1, p. 27-40. Cf. en particulier les pages 38-39 :« Concevoir l’essence d’une chose sous l’aspect de l’éternité, parconséquent, c’est concevoir la chose elle-même, en tant qu’être réel, àpartir de l’essence de Dieu : c’est la concevoir par Dieu et comprendre
19
quatrième moment, celui de la redescente vers le singulier).
Cette éternité correspond à la possibilité éternelle pour une
essence précise d’exister, si tant est que, par l’existence,
elle se soit détachée de l’infinité purement abstraite ou
arithmétique de combinaisons possibles d’essences – comme une
muraille toute blanche sur laquelle se détache, par son
passage à l’existence, une essence particulière, dit Spinoza
(KV 2/20 Adn 3,8), ou encore comme des rectangles qui, une
fois tracés dans un cercle, se distinguent de l’infinité
d’autres rectangles traçables (E 2P8S). Le « troisième »
moment, premier moment de l’intuition, est donc de manière
assez évidente celui d’une expérience de puissance, que l’on
peut comprendre comme l’expérience d’une propriété essentielle
de la puissance infinie : son éternité, c’est-à-dire la
nécessité de son existence.
Quant au dernier moment, celui de la compréhension de
l’inclusion d’une essence singulière dans cette puissance
infinie et ses propriétés, c’est aussi le moment d’une idée deque, du seul fait qu’elle se conçoit par Dieu, elle doit nécessairementexister un jour ou l’autre (...). Donc, dans la mesure où nous sommes cetteidée éternelle, nous sommes nous-mêmes, de toute éternité, la connaissancedu troisième genre que forme Dieu de l’essence de notre corps et de notreesprit ».
20
puissance, non infinie cette fois, mais finie : on replace, en
tant qu’elle a été actualisée, l’essence éternelle de la chose
singulière au sein de cette infinité de possibilités. Cette
compréhension, affirme le Court traité, est un « sentiment » et
une « jouissance » de la chose elle-même : « Nous appelons
Connaissance claire celle qui s’acquiert, non par une conviction
née de raisonnements, mais par sentiment et jouissance de la
chose elle-même et elle l’emporte de beaucoup sur les
autres »20. Et elle correspond à la connaissance de la chose sub
specie aeternitatis, étant entendu que la connaissance de l’éternité
est nécessairement impliquée dans l’appréhension de la chose
singulière comme mode fini de la substance infinie éternelle.
Serait-il possible que cette compréhension affective, en
ce que c’est l’idée d’une puissance (singulière), soit aussi,
logiquement, le sentiment ou l’expérience d’éternité que Spinoza
désigne dans le scolie de la proposition 23 par l’expression
« nous sentons et nous expérimentons que nous sommes
éternels »21 ? Nous croyons que oui, et ne voyons en vérité
aucun élément décisif qui conduirait à le nier. Examinons20 KV 2/2 no2, G I, 55, 28-29.21 « Sentimus, experimurque, nos aeternos esse », E 5P23S, G II, 296, 4.
21
brièvement les termes de l’affirmation contenue dans ce
scolie : le « nous » renvoie à tous les hommes ; les verbes
désignent une sensation ou un sentiment (sentimus) et une
expérience effectuée (experimur : nous faisons l’expérience de,
nous expérimentons) ; « que nous sommes éternels » renvoie
bien à l’éternité individuelle et non à l’éternité
substantielle abstraite. Entre les sens de sensation et de
sentiment pour le référent de « sentimus », nous devons choisir
celui, affectif, de « sentiment », qui est le seul à
s’accorder avec le fait que ce n’est pas le corps qui sent
mais l’âme, comme en témoigne immédiatement la suite22, et en
particulier le rapprochement entre le « sentir » et la
mémoire : « Bien que donc il ne nous souvienne pas d’avoir
existé avant le Corps, nous sentons cependant que notre Âme,
en tant qu’elle enveloppe l’essence du Corps sous un regard
d’éternité [quatenus Corporis essentiam sub specie æternitatis involvit], est
éternelle »23. Cette dernière phrase nous fait d’ailleurs bien
voir que l’âme sent son éternité en tant que l’éternité de son
22 La phrase suivante affirme : « Car l’âme ne sent pas moins ces chosesqu’elle conçoit par un acte de l’entendement [intelligentur] que celles qu’ellea dans la mémoire », ibid., 4-6.23 Ibid., 8-9.
22
corps est enveloppée (quatenus (...) involvit) dans sa propre essence :
autrement dit, l’éternité que l’âme sent est à la fois sa
propre éternité et celle du corps, mais cette sensation de soi
est médiatisée par l’éternité incluse, enveloppée, dans
l’essence propre. Il y a donc ici une médiation semblable au
schéma circulaire que nous proposons de passage de l’âme par
la puissance divine qu’elle enveloppe pour connaître
adéquatement une chose singulière, schéma circulaire dont le
côté ascendant est appelé « raison » et le côté descendant
« intuition ».
Il est difficile de concevoir une autre expérience
affective de son éternité que celle qui peut être fournie par
les moments affectifs identifiés ci-dessus au sein de la
connaissance adéquate. Notre lecture de l’affectivité
expérientielle et de l’éternité chez Spinoza, qui s’inspire
grandement en général des travaux de Pierre-François Moreau24 et
24 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994. Nous devons àcette ouvrage un élément novateur absolument fondamental dans les étudesspinozistes, à savoir l’intérêt pour l’expérience, qui était jusqu’alorsinjustement dédaignée. C’est dans la lignée de la nouvelle compréhension du« rationalisme » de Spinoza qui y était dessinée que nous nous inscrivons,quoique nous portions cette compréhension au-delà des limites qui luiétaient assignées par P.-F. Moreau.
23
de Chantal Jaquet25, se sépare ici radicalement d’eux en ce
qu’elle voit dans l’expérience d’éternité une structure
nécessairement adéquate de la connaissance, ce que ni l’un ni
l’autre n’accorde car, selon eux, l’expérience est toujours
reliée à la connaissance inadéquate, est toujours « vague »
(experientia vaga) dans les œuvres de Spinoza. Nous n’entendons
pas trancher ici cette question concernant la possibilité
d’une expérience adéquate en général chez Spinoza, qui demande
une relecture du corpus spinoziste dans son ensemble. Mais ce
qui est certain, c’est d’une part qu’il existe des affects
actifs chez Spinoza, et d’autre part que Spinoza désigne un
affect (et l’identifie accessoirement à une expérience) dans
ce scolie de la proposition 23 d’Éthique V, c’est-à-dire le
scolie d’une proposition qui, par sa position même après E
5P20S, concerne la connaissance adéquate. De plus, nous avons
identifié très clairement des moments affectifs au sein du
cercle de la connaissance adéquate qui seraient d’excellents
candidats pour correspondre au moment où l’âme a conscience
25 Ch. Jaquet, Sub specie æternitatis. Études des concepts de temps, durée et éternité chezSpinoza, Paris, Kimé, 1997.
24
d’elle-même en tant qu’éternelle26. Pour ce qui nous intéresse
donc, le « sentiment » d’éternité ou la connaissance affective
(adéquate) de l’éternité propre auquel il est fait référence
en E 5P23 pourrait très bien être l’intuition de sa propre
essence éternelle donné une âme se prenant elle-même pour
objet ou, tout simplement, concevant n’importe quelle idée
vraie.
Explication d’E 5P26 et 28 grâce à la notion d’affectivité
Avant d’examiner quelques problèmes reliés à cette
vision, il convient de montrer en quoi cette identification
des phases affectives dans les deux genres de connaissance
26 Le plus logique nous paraît être de dire que c’est une intuition de soi quiest ici donnée, ce qui signifie nécessairement que cette intuition estdonnée à tous. Nous répondrons ci-dessous aux objections qu’une telleaffirmation peut susciter. On peut penser que ce sentiment d’éternitécorrespond exactement à la prise de conscience de soi qui « redouble » laconception par l’âme de n’importe quelle idée vraie, c’est-à-dire au secondmoment désigné plus haut concernant la connaissance rationnelle. Mais plusprécisément, l’inclusion de la notion d’éternité dans la conscience de soilaisse à penser que nous sommes alors déjà au premier moment del’intuition, qui se confond presque avec le précédent mais correspond,selon le découpage logique proposé, à la connaissance (affective elleaussi) de l’éternité comme propriété des attributs de Dieu. La différenceentre raison et intuition nous paraissant précisément négligeable ici,puisque la première se transmue automatiquement et immédiatement en laseconde, nous ne jugeons pas utile de chercher à désigner plus précisémentà quel « moment » précis se rattache le sentiment d’éternité.
25
adéquate est pertinente pour expliquer la formation du désir
de connaître à ses différents niveaux.
On trouve bien une expérience de puissance, ou une
structure affective, qui dès la saisie d’une chose selon la
raison permet à l’âme de désirer connaître cette chose sous
l’angle (ou le regard) de l’éternité qu’elle enveloppe : c’est
la structure de la conscience de soi, ou de la certitude de
l’âme qui « redouble » immédiatement toute idée vraie qu’elle
conçoit. Cette structure réflexive immédiate semble
correspondre à un effet logique simultané de ce que nous avons
appelé ci-dessus le « premier » moment de la connaissance
rationnelle : elle est inéluctable, et par ailleurs c’est une
forme de joie, donc de renforcement par l’âme de sa puissance
de penser. C’est là l’explication qu’on peut donner au
problème soulevé par E 5P28, car cette joie, comme toute
expérience d’un degré de puissance propre, a le pouvoir
d’engendrer le désir de son propre renforcement. Le premier
moment de l’intuition n’est lui-même que cette expérience en
tant qu’elle inclut la connaissance de la propriété principale
de l’infinie puissance divine, à savoir, son éternité ou sa
26
nécessaire expression de soi.
On a également une expérience de puissance, infinie (les
attributs de Dieu en tant qu’ils sont éternels) et finie
(l’essence formelle d’une chose singulière) dans l’intuition,
et ce à ses deux moments. Une fois la boucle bouclée, une fois
l’âme revenue à l’objet singulier dont elle était partie, elle
en a éprouvé un tel renforcement et une telle joie qu’elle ne
peut que désirer connaître plus de choses de cette manière. Et
c’est pourquoi, même si quelques idées vraies ne font pas un
sage, notre âme a le pouvoir de s’auto-perfectionner pour s’en
approcher le plus possible, en cherchant à connaître de plus
en plus d’objets de manière adéquate. En cela, elle rattache
d’abord à Dieu les objets qui l’affectent sur le mode
imaginatif, ce dont elle « a le pouvoir » (E 5P14), autrement
dit elle ordonne ses affections – toujours existantes – selon
un ordre convenable pour l’entendement (cf. E 5P10 et S), un
ordre conforme à son essence telle qu’elle est saisie
objectivement en Dieu27. Ensuite, l’âme qui a connu certains
27 Pour une compréhension plus détaillée de ce point, nous renvoyons unefois encore à l’article sur l’éternité du corps d’A. Matheron (art. cit., p.29).
27
objets à travers les propriétés des attributs divins, dont
l’éternité incluse dans leur essence, désire connaître de plus
en plus d’objets de la même manière, sub specie aeternitatis.
C’est ce que rappelle la proposition 26 de la cinquième
partie, elle aussi inexplicable sans la force de la joie pour
rendre compte de l’auto-perpétuation de la progression
cognitive : « Plus l’âme est apte à connaître de choses par le
troisième genre de connaissance, plus elle désire connaître
les choses par ce genre de connaissance ». Car, faut-il le
rappeler ?, c’est de cette connaissance du troisième genre que
provient la joie la plus haute ou la plus haute satisfaction
de l’âme28, et aussi la plus haute forme d’amour29, puisque
l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu n’est que la forme
secondaire de cet affect joyeux.
Ainsi peut-on répondre au problème d’interprétation de la
proposition 28 de la cinquième partie de l’Éthique dont nous
étions partie. Avant de conclure, il convient cependant
d’examiner quelques problèmes inhérents à cette lecture et de
tenter de les résoudre, tout en reconnaissant que le thème de
28 Voir E 5P32D : « De ce genre de connaissance [le troisième] naît lecontentement de l’âme le plus élevé qu’il puisse y avoir, c’est-à-dire laJoie la plus haute » (G II, 300, 16-18).29 Voir E 5P32C et P36S.
28
la connaissance adéquate et de ses modalités chez Spinoza est
extrêmement complexe et que nous n’en offrons ici qu’une
tentative d’explication.
Examen de deux principales objections
Deux questions en forme d’objection nous paraissent
surgir de manière très légitime à l’examen de la lecture
proposée ici. La première concerne l’accès à l’intuition que,
selon notre explication, on doit supposer donné à tous, et la
seconde se demande dans quelle mesure cette interprétation
peut rendre compte de tout ce qui est dit sur la raison et
l’intuition dans les différentes œuvres de Spinoza.
Selon ce découpage de la connaissance en deux grands
genres plutôt qu’en trois ou quatre, c’est-à-dire en
connaissance inadéquate et en connaissance adéquate, on est
conduit à ne voir la raison et l’intuition que comme deux
étapes logiques d’une même saisie de l’objet sous un regard
d’éternité. L’intuition serait automatiquement impliquée,
« enveloppée », dans la connaissance rationnelle : quiconque
aurait une idée vraie aurait nécessairement aussi une
intuition. Néanmoins, les dernières phrases du dernier scolie
de l’Ethique nous le rappellent, la voie qui mène à la sagesse
est ardue, et rares sont ceux qui y parviennent. D’où la
question suivante : cette lecture ne conduit-elle pas à
29
réduire la spécificité du sage, c’est-à-dire à faire de tous
des sages ?
Non, et ce tout simplement parce qu’avoir quelques idées
vraies, et même quelques idées intuitives par là même, n’est
pas encore être sage. Exactement le même problème se pose à
propos du sentiment d’éternité, clairement attribué à tous par
le « nous » collectif de E 5P23S, et qu’on peut néanmoins
considérer comme caractéristique de la connaissance intuitive,
comme nous l’avons montré. Nous ne pouvons pas être d’accord
avec le fait que cette généralité du partage par les hommes de
l’expérience d’éternité soit la preuve de sa non-inclusion
dans la connaissance adéquate ou, plus spécifiquement, dans la
connaissance intuitive. Cette conception dépréciative de
l’expérience d’éternité par rapport à l’intuition subsiste, de
manière paradoxale selon nous, au sein des interprétations qui
ont le plus contribué ces dernières années à la réhabilitation
de l’expérience chez Spinoza, sous la forme d’une différence
entre « l’éternité sentie » et « l’éternité connue »30.
L’argument principal pour justifier le fait que l’expérience
d’éternité ne soit pas identique à la conception de soi sub
specie aeternitatis et ne soit pas une connaissance vraie nous
semble être le recours au scolie de la proposition 34 d’Éthique
V, qui explique que « Si nous avons égard à l’opinion commune
des hommes, nous verrons qu’ils ont conscience, à la vérité,
de l’éternité de leur âme, mais qu’ils la confondent avec la
30 Cf. Pierre-François Moreau (op. cit.) et Chantal Jaquet (op. cit., voir enparticulier p. 98 sq.).
30
durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils
croient subsister après la mort »31. L’argument consiste à dire
que si ce sentiment d’éternité donné à tous était une idée
vraie, il serait impossible qu’il soit mal interprété comme il
l’est visiblement.
Mais si l’on dit cela, comment rendre compte du fait que
tous les hommes ont une idée vraie de Dieu, comme cela est dit
explicitement par Spinoza en E 2P47, et cependant
l’interprètent mal ? Car la précision apportée par Spinoza
dans le scolie d’E 2P47 disant que « les hommes n’ont pas de
Dieu une connaissance aussi claire que des notions communes »
ne diminue en rien le fait que, comme le réitérait le début du
même scolie, « l’essence infinie de Dieu et son éternité sont
connues de tous » (nous soulignons), ce qui précisément fondait
la possibilité pour tous les hommes de connaître selon le
troisième genre32. C’est exactement la même chose ici avec
l’expérience d’éternité – et peut-être même au sens propre,
car l’idée vraie de Dieu que chacun a n’est peut-être que
l’éternité enveloppée dans notre essence objective que chacun
peut sentir à la formation de la moindre notion commune.
31 E 5P34S, G II, 301-302, 30-1.32 Ce qui apparaît clairement dans la suite immédiate du scolie, que nouscitons ici à partir du début : « Nous voyons par là que l’essence infiniede Dieu et son éternité sont connues de tous. Puisque, d’autre part, toutest en Dieu et se conçoit par Dieu, il s’ensuit que nous pouvons déduire decette connaissance un très grand nombre de conséquences que nousconnaîtrons adéquatement, et former ainsi ce troisième genre deconnaissance dont nous avons parlé dans le scolie 2 de la Proposition 40 etde l’excellence et de l’utilité duquel il y aura lieu de parler dans lacinquième Partie » (E 2P47S, G II, 128, 13-19).
31
Le problème dans cet argument qui différencie l’éternité
sentie de l’éternité connue, ce qui revient en quelque sorte à
subordonner à nouveau l’expérience à l’entendement au lieu
d’unifier les deux, c’est qu’il semble oublier que l’on ne
devient pas libre d’un coup, avec une seule idée vraie, mais
que tout est question de proportion. Le vocabulaire de la
proportion dans la dernière partie de l’Éthique est frappant.
Nous ne mentionnerons ici que les passages les plus évidents
(nos italiques) : « Cet amour [envers Dieu] doit tenir dans
l’âme la plus grande place » (E 5P16) ; « Qui a un corps apte à
faire un très grand nombre de choses (…) a le pouvoir
d’ordonner et d’enchaîner les affections du Corps suivant un
ordre valable pour l’entendement, (…) par où il arrivera
(Prop. 15) qu’il soit affecté envers Dieu de l’amour qui
(Prop. 16) doit occuper ou constituer la plus grande partie de l’âme,
et par suite il a une âme (Prop. 33) dont la plus grande partie est
éternelle » (E 5P34D) ; « À mesure que l’âme connaît plus de
choses par le deuxième et le troisième genre de connaissance,
une plus grande partie d’elle-même demeure (prop. 29 et 23), et en
conséquence (prop. préc.) une plus grande partie d’elle-même n’est pas
atteinte par les affections qui sont contraires à notre nature
(prop. 30, p. IV), c’est-à-dire mauvaises. Plus donc l’âme
connaît de choses par le deuxième et le troisième genres de
connaissance, plus grande est la partie d’elle-même qui demeure indemne,
et conséquemment moins elle pâtit des affections, etc. » (E
5P38D).
32
La proportion d’idées vraies augmente progressivement par
rapport à celle d’idées fausses : les conceptions vraies de
l’entendement sont systématiquement rattachées à de fausses
causes tant que l’âme n’est pas assez puissante pour faire
preuve de discernement, ce qui précisément s’acquiert lorsque
l’âme se renforce ; et elle se renforce en connaissant plus de
choses adéquatement, et ainsi de suite. D’où le « cercle de la
connaissance adéquate » que l’on retrouve à nouveau, et qui
heureusement n’est pas vicieux – sans quoi l’éthique n’aurait
aucun sens, serait vaine. Une fois que les idées adéquates
occupent proportionnellement dans l’âme une plus grande place
que les idées de l’imagination qui continuent de l’affecter,
on peut penser que son progrès n’est plus « quasi »-
automatique mais automatique, puisque plus rien ne peut
l’empêcher de connaître plus et mieux encore. C’est alors la
sagesse, ou un progrès indéfini vers elle que plus rien ne
saurait logiquement entraver. Certes donc, tous les hommes ont
des idées vraies, et on peut dire que leur commune expérience
d’éternité est une intuition vraie, mais cela ne revient pas à
nier en quoi que ce soit la difficulté de parvenir à la
« sagesse ». En quelque sorte il y aurait un degré quasi-
inconscient de l’intuition elle-même qui, en même temps que
l’âme, deviendrait au cours de la progression éthique de plus
en plus consciente d’elle-même et de plus en plus puissante ou
lumineuse.
Enfin, on peut se demander, dans un autre ordre, comment
notre analyse peut rendre compte des passages où Spinoza
33
explique les différents genres (ou modes, ou types) de
connaissance dans son œuvre. Nous reconnaissons assurément que
l’exemple réitéré, quoique à chaque fois avec de petites
différences, de la recherche du quatrième nombre
proportionnel, peut rester difficile à interpréter avec cette
grille de lecture de la raison et de l’intuition. Car il reste
que la conception proposée ici de la raison paraît fort
différente du calcul opéré par les mathématiciens à partir de
la règle de la proportion qu’ils doivent à la démonstration
d’Euclide (KV 2/1no3 ; TIE 24 ; E 2P40S2). Dans cet exemple
arithmétique tel qu’il est donné dans l’Éthique, Spinoza semble
même limiter la possibilité de l’intuition aux nombres
simples, laissant entendre que la voie laborieuse du calcul
est absolument nécessaire pour les nombres complexes, et qu’on
ne peut par conséquent pas en avoir l’intuition du tout33.
Évidemment, le calcul d’un nombre ou l’intuition de sa
proportionnalité semblent bien différents de la connaissance
adéquate que nous avons décrite dans ses deux moments ci-
dessus. Mais ils le sont aussi de la définition de la science
intuitive donnée par Spinoza dans l’Éthique, car on ne voit pas
de notion commune ni d’essence formelle de chose singulière
qui soient déduites de la connaissance de l’essence formelle
des attributs de Dieu dans ces exemples, sachant que cette
33 « Mais pour les nombres les plus simples aucun de ces moyens n’estnécessaire. Étant donné, par exemple, les nombres 1, 2, 3, il n’estpersonne qui ne voie que le quatrième proportionnel est 6, et cela beaucoupplus clairement, parce que de la relation même, que nous voyons d’un regardqu’a le premier avec le second, nous concluons le quatrième », E 2P40S2, GII, 122, 26-30.
34
essence divine est la puissance absolue. C’est ici, nous
semble-t-il, un problème de cohérence des textes entre eux,
avant d’en être un vis-à-vis de notre lecture.
Une hypothèse d’interprétation expliquerait peut-être ce
problème de cohérence interne. La découverte par Spinoza de la
théorie des notions communes comme fondement de la
connaissance rationnelle l’a conduit à redéfinir non seulement
la raison, mais aussi l’intuition dans l’Éthique. On sent dès le
Court traité l’influence du modèle grec antique de la connaissance
distinguant la raison et l’intuition, et subordonnant la
première à la deuxième, tel qu’énoncé aussi bien chez Platon
(dans le fragment sur la ligne, République VI, 509d-511e) que
chez Aristote, à partir de qui elle prendra ses lettres de
noblesse à travers tout le Moyen Âge. L’exemple de la
déduction du quatrième nombre proportionnel est tout à fait
compréhensible dans la lignée de cet héritage antique, qui
prenait les mathématiques et la géométrie comme modèles.
Modifiant sa théorie dans l’Éthique, Spinoza n’aurait pas vu la
nécessité de changer son exemple, peut-être parce qu’il
n’avait pas senti lui-même les implications différentes de sa
théorie. Certes, il est toujours délicat d’expliquer un
problème que l’on a à propos d’un auteur en disant que c’est
lui qui se contredit, mais ici c’est tout simplement la
description de la science intuitive dans l’Éthique que nous
confrontons à l’illustration de la science intuitive dans l’Éthique,
et le problème de conciliation des textes est là, quoi qu’on
en veuille.
35
Enfin, Spinoza dit à plusieurs reprises qu’il faut
dépasser la connaissance rationnelle pour connaître de manière
intuitive. Nous pouvons concilier ces passages avec notre
lecture unificatrice de la raison et de l’intuition en disant
que la raison principale de cette affirmation peut être
d’ordre tout simplement éthique, car s’il est grandement
préférable de connaître selon l’intuition, c’est parce que
c’est à l’étape de celle-ci que l’âme éprouve la plus grande
satisfaction dont elle soit capable. Ce qui importe pour
l’objectif éthique de Spinoza n’est pas tant, en effet,
l’objet de la connaissance que la forme de la connaissance,
pas tant le fait de connaître que ce que connaître nous
procure. Sans que cela implique la moindre téléologie ou le
moindre utilitarisme vis-à-vis de la joie procurée par
connaissance, on peut rappeler que c’est cette joie qui
constitue notre béatitude, toute incluse dans la connaissance
adéquate de Dieu qu’elle soit. Cela pourrait justifier
l’énoncé de la supériorité de l’intuition sur les autres
genres de connaissance. Une difficulté semble subsister ici,
cependant. On peut se demander s’il serait cohérent avec
l’idée d’automatisme et de dynamisme affectif de réintroduire
une différence de degré et de puissance entre la connaissance
rationnelle et la connaissance intuitive, qui expliquerait que
l’on n’ait pas toujours une intuition en même temps qu’une
idée vraie de la raison. Cela résoudrait certes la question de
la justification de la supériorité de l’intuition, mais
briserait à nouveau la connaissance adéquate en deux moments
36
distincts, ce qui nous ramènerait au problème de comprendre
comment le désir de connaître selon le troisième genre de
connaissance peut provenir du deuxième si ce dernier ne
l’enveloppe pas nécessairement.
Pour conclure, l’avantage principal de cette lecture
« circulaire » de la connaissance adéquate nous paraît être
qu’elle permet de rendre compte du problème soulevé par la
proposition 28 de la cinquième partie de l’Éthique, et qu’elle
explique pourquoi le progrès dans la connaissance est
indéfini, ou pourquoi l’on ne se contente pas d’une seule idée
intuitive mais est mu « automatiquement » à connaître plus
adéquatement, une fois parvenu à un certain stade. En
l’occurrence, premièrement, cette interprétation justifie la
naissance du désir de connaître selon le troisième genre de
connaissance à partir du deuxième en identifiant au sein de
celui-ci un stade affectif, celui de la conscience de soi de
l’âme ou de la certitude, qui la conduit nécessairement à
éprouver la puissance infinie dont elle est porteuse. Cette
conscience équivaut à une connaissance de soi et de Dieu. La
conscience de la place occupée par les choses au sein de cet
univers de puissance sera donnée implicitement par la
redescente du cercle de la connaissance sur l’objet singulier.
Deuxièmement, on comprend pourquoi le progrès dans la
connaissance ne peut avoir de fin et est en mesure de s’auto-
engendrer lui-même pour se donner le désir de connaître de
nouveaux objets avec la même clarté, car on a vu que les deux
37
moments qu’on pouvait distinguer dans l’intuition
correspondaient eux-mêmes à des expériences affectives, et
donc pouvaient justifier la naissance d’un désir d’auto-
perpétuation de l’intuition elle-même.
Remarquons que nous avons laissé de côté la question des
différentes formes d’amour de l’âme : à strictement parler, on
ne peut en avoir « besoin » pour justifier le passage d’un
moment à l’autre, puisque ce sont à chaque fois des effets, des
formes dérivées de la joie éprouvée. C’est l’affect primaire de
joie, identifié tant dans l’expérience d’éternité que dans
l’acquiescientia sui (contentement de soi) provenant de la
connaissance intuitive, qui suffit pour notre justification.
La reconnaissance de l’origine affective de la détermination à
se perfectionner fournit donc une explication plausible,
malgré les difficultés reconnues en dernière partie, du
caractère automatique de la connaissance adéquate et de son
ancrage dans une ontologie du désir.
38