Essai sur « Les Métamorphoses de la Légitimité, Classes sociales et goût musical en France,...

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2013 - Pauline Lesterquy Essai sur « Les Métamorphoses de la Légitimité, Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008 », Coulangeon, Le Seuil Introduction Les goûts musicaux sont un objet de recherche qui intéresse régulièrement la sociologie des pratiques culturelles, puisque ce sont des données assez classantes. Il y 30 ans, Pierre Bourdieu a émis dans La distinction, la théorie d'une différenciation sociale des goûts musicaux, structurée entre les genres « populaires » écoutés par les classe sociales inférieures, et les genres « savants », écoutés par les classes sociales supérieures. Aujourd'hui, Philippe Coulangeon, sociologue français directeur de recherche au CNRS, s'intéresse tout comme Bourdieu aux pratiques culturelles. Ses travaux portent notamment sur la stratification sociale des gouts, sur la culture de masse, les inégalités, la démocratisation de la culture. Dans son article Les métamorphoses de la légitimité, Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008 , il s’interroge sur la différenciation sociale des goûts musicaux, étudiée par Bourdieu dans le passé. C'est celui-ci qui a introduit le concept de légitimité dans le champ culturel, afin différencier les produits dans ce qu'il appelle le marché des biens symboliques. Cette légitimité semble être issue d'un processus de légitimation où le statut des acteurs évolue et où il y a sans cesse une recomposition du champ culturel (relation structurante/structurée), c'est-à-dire que la qualité de légitimité n'est pas intrinsèque à l'oeuvre, elle est au contraire fluctuante. L'article tente de déterminer quel modèle de la légitimité culturelle est le bon pour expliquer la stratification sociale des gouts : le modèle de Bourdieu de la distinction, avec un genre « savant » et un autre « populaire », diamétralement opposés, ou l'hypothèse de Richard Peterson d'un modèle « omnivore/univore », qui postule que les classes superieures ne se caracterisent pas uniquement par leur proximité avec la culture savante (comme l’affirme Bourdieu), mais aussi et surtout par l’eclectisme de leurs gouts, ce qui les amene apprecier des genres plus varies que les autres classes. La stricte homologie entre culture cultivee et classes superieures serait donc depassee, on aurait aujourd'hui à faire à une nouvelle homologie : celle entre les classes dominantes et l'éclectisme des goûts. Près de trente ans après les publications de Pierre Bourdieu, ses travaux portent sur les pratiques culturelles, et il s'intéresse à la stratification sociale des goûts, à la culture de masse et aux inégalités, à la démocratisation de la culture et la démocratie culturelle. L’article Les métamorphoses de la légitimité, Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008 , s’interroge sur la différenciation sociale des goûts musicaux. En effet, 30 ans auparavant dans La Distinction , le sociologue français Pierre Bourdieu la structurait entre les genres musicaux dits « savants » (tels que la musique classique) et les genres dits « populaires » (comme ce qu’on appelle la chanson, qui correspond en réalité à la variété). Pour résumer, les genres « savants » étaient plus écoutés chez les classes sociales supérieures, et les genres « populaires » chez les classes sociales inférieures. Bourdieu, pensait que les pratiques culturelles permettraient de marquer la distinction entre les groupes et les classes : écouter des genres « savants » est mode de légitimation pour les classes dominantes. Coulangeon fait référence à Bourdieu au début de l’article, en mentionnant les nombreuses controverses autour de La Distinction depuis 30 ans, principalement à propos du problème de la généralisation de la distinction entre genres « savants » et « populaires ». De nombreux sociologues ont ainsi repris la théorie de Richard Peterson comme critique de celle de Pierre Bourdieu. Peterson propose un modèle « omnivore/univore » (ou modèle de l'éclectisme),

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2013 - Pauline Lesterquy

Essai sur « Les Métamorphoses de la Légitimité,

Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008 », Coulangeon, Le Seuil

Introduction

Les goûts musicaux sont un objet de recherche qui intéresse régulièrement la sociologie despratiques culturelles, puisque ce sont des données assez classantes. Il y 30 ans, Pierre Bourdieu a émis dans La distinction, la théorie d'une différenciation sociale desgoûts musicaux, structurée entre les genres « populaires » écoutés par les classe sociales inférieures,et les genres « savants », écoutés par les classes sociales supérieures.Aujourd'hui, Philippe Coulangeon, sociologue français directeur de recherche au CNRS, s'intéressetout comme Bourdieu aux pratiques culturelles. Ses travaux portent notamment sur la stratificationsociale des gouts, sur la culture de masse, les inégalités, la démocratisation de la culture. Dans sonarticle Les métamorphoses de la légitimité, Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008,il s’interroge sur la différenciation sociale des goûts musicaux, étudiée par Bourdieu dans le passé.C'est celui-ci qui a introduit le concept de légitimité dans le champ culturel, afin différencier lesproduits dans ce qu'il appelle le marché des biens symboliques. Cette légitimité semble être issued'un processus de légitimation où le statut des acteurs évolue et où il y a sans cesse unerecomposition du champ culturel (relation structurante/structurée), c'est-à-dire que la qualité delégitimité n'est pas intrinsèque à l'oeuvre, elle est au contraire fluctuante.L'article tente de déterminer quel modèle de la légitimité culturelle est le bon pour expliquer lastratification sociale des gouts : le modèle de Bourdieu de la distinction, avec un genre « savant » etun autre « populaire », diamétralement opposés, ou l'hypothèse de Richard Peterson d'un modèle« omnivore/univore », qui postule que les classes superieures ne se caracterisent pas uniquement parleur proximité avec la culture savante (comme l’affirme Bourdieu), mais aussi et surtout parl’eclectisme de leurs gouts, ce qui les amene a apprecier des genres plus varies que les autresclasses. La stricte homologie entre culture cultivee et classes superieures serait donc depassee, onaurait aujourd'hui à faire à une nouvelle homologie : celle entre les classes dominantes etl'éclectisme des goûts.

Près de trente ans après les publications de Pierre Bourdieu, ses travaux portent sur les pratiquesculturelles, et il s'intéresse à la stratification sociale des goûts, à la culture de masse et auxinégalités, à la démocratisation de la culture et la démocratie culturelle. L’article Lesmétamorphoses de la légitimité, Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008, s’interrogesur la différenciation sociale des goûts musicaux. En effet, 30 ans auparavant dans La Distinction, lesociologue français Pierre Bourdieu la structurait entre les genres musicaux dits « savants » (telsque la musique classique) et les genres dits « populaires » (comme ce qu’on appelle la chanson, quicorrespond en réalité à la variété). Pour résumer, les genres « savants » étaient plus écoutés chez lesclasses sociales supérieures, et les genres « populaires » chez les classes sociales inférieures.Bourdieu, pensait que les pratiques culturelles permettraient de marquer la distinction entre lesgroupes et les classes : écouter des genres « savants » est mode de légitimation pour les classesdominantes. Coulangeon fait référence à Bourdieu au début de l’article, en mentionnant lesnombreuses controverses autour de La Distinction depuis 30 ans, principalement à propos duproblème de la généralisation de la distinction entre genres « savants » et « populaires ». Denombreux sociologues ont ainsi repris la théorie de Richard Peterson comme critique de celle dePierre Bourdieu. Peterson propose un modèle « omnivore/univore » (ou modèle de l'éclectisme),

selon lequel « les classes supérieures diplômées ne se distinguent pas seulement [...] par unpenchant particulier pour la musique savante, mais aussi par l'éclectisme de leur goût », alors queles classes populaires se définissent plutôt par des goûts exclusifs (dont la figure limite serait le« fan »). Cette remise en cause du modèle Bourdieusien ne convainct toutefois pas totalementl'auteur, considérant qu'elle s'appuie sur une simplification à l'extrême d'un tel modèle, le vidant desa substance et de tout sens, pour finalement confiner par moments à la caricature pure et simple, dechercher à « critiquer pour critiquer ». Ainsi, l'enjeu pour lui n'est pas de savoir si la thèseBourdieusienne est aujourd'hui obsolète, et doit être remplacée par la distinction univore/omnivore,mais plutôt de savoir si ces deux thèses sont compatibles.

I. Affaiblissement des frontières entre les genres(On parle ici des clivages culturels)

1) La théorie de Bourdieu sur la Distinction

La Distinction de Bourdieu introduit en quelque sorte une théorie de la culture de classes enétablissant une homologie structurale qui établit un système de correspondance entre espace despositions sociales et espace des goûts c'est à dire les répertoires, structuré par les différences dedistribution en volume et en types de capitaux. Il introduit l'idée de légitimité culturelle ensupposant que l'espace des positions sociales et l'espace des préférences sont hiérarchisés où laculture des dominants s'affirment en terme de préférence pour une culture qualifiée de « savante »et dans le même temps la volonté de se distinguer de la culture considérée comme « populaire »,opposition correspondant au clivage social entre classes supérieure et populaire. Cependant, Coulangeon rappelle qu'il ne faut pas considérer cette correspondance comme unesystématisation terme à terme, mécanique. Bourdieu affirme donc la thèse primordiale des particularismes culturels qu'il étaye en utilisant laméthode de l'objectivation statistique de la distribution sociale des goûts musicaux.

2) La théorie de la moyennisation de la culture et le pouvoir « égalisateur » de la culture de masse

Depuis la théorie bourdieusienne de la distinction, le monde et plus particulièrement la France ontconnu une période après guerre de reconstruction et d'amélioration du niveau de vie global, qui estainsi devenue une période la démocratisation de la culture, sous Jack Lang notamment avec la miseen place de politiques culturelles aux moyens budgétaires encore inégalés.Les efforts d'investissement public dans l'éducation et la culture ont eu pour effet une généralisationdu capital culturel scolaire.De surcroit, le « boom musical » des années 1970 et les mutations intervenues dans la production, ladiffusion et l'appropriation des œuvres musicales ont créé une véritable culture musicale de masse.L'oeuvre musicale devient un objet de consommation courante, ce changement des comportementsde consommation étant appuyé par l'apparition du disque microsillon (vinyle) en 1952. Cet affaiblissement des clivages culturels et symboliques entre les classes est illustré par la théoriede la moyennisation d'Henri Mendras (sociologue français du Xxème), dans son œuvre « Laseconde révolution française 1965 – 1984 », publié en 1958, qui illustre la tendance àl'uniformisation des modes de vie. Il développe la métaphore de la structure sociale comme unetoupie où les constellations « populaires » et « centrales » sont situées sur la partie la plus évasée etla plus large pour leur prédominance dans la société actuelle tandis que les élites et les classespauvres sont représentées sur les « pointes » resserrées de la toupie, preuve que ces classes sontdorénavant minoritaires. Selon Mendras, on a donc à faire à une homogénéisation sociale etculturelle qui lisserait les appartenances aux groupes sociaux.

Ainsi le tableau 1 montre une augmentation globale de l'écoute de musique avec un passage de 62 à83% des répondants qui écoutent au moins un genre de musique.

Le tableau 2 présentant lepourcentage d'auditeurs d'aumoins un genre musical selon lacatégorie socio-professionnelleet l'année semble dresser lemême portrait comme onremarque que l'écart inter-catégorie tend à décroître et en2008 au moins 75% de chaquecatégorie cite au moins un genremusical jusqu'à 90% pour lescadres supérieurs et professionslibérales, alors que 1973 voyaitles deux catégories extrêmesséparées à respectivement 80%contre moins de la moitié desagriculteurs.En ce sens, la thèse dumouvement de démocratisationpourrait être justifiée.

Voir aussi figure 1a.

3) Nouvelle étude statistique et biais de comparabilité

Pourtant, Coulangeon refuse une lecture technologiquement déterministe des évolutions de lalégitimité. Pour lui, la banalisation de la musique enregistrée ne vient que poser une difficulté à lacomparaison des époques en termes d'écoute musicale. Il s'intéresse ainsi à établir d'autresgraphiques à partir des données des enquêtes et relève tout d'abord certains changements qui lepoussent en fait à formuler sa propre théorie.

Ainsi, il va dresser le constat que l'éclectisme « formel » des catégories évolue, ce qui lui donnel'intuition d'une éventuelle transgression des frontières entre les répertoires musicaux et l'hypothèsed'un changement de légitimité qui serait désormais davantage axée sur la diversité des goûts. Ilprécise cependant qu'il ne peut rester au niveau formel et ainsi l'objet de son étude va êtred'observer la structure des combinaisons de genres et leurs affinités selon les groupes sociaux.Pour étudier cette évolution qui questionne le modèle de légitimité culturelle, il relève lui-même deslimites à son raisonnement avec un biais de comparabilité statistique, lequel repose sur :

– L'évolution des CSPLa saisie change avec l'évolution de la nomenclature de l'INSEE en 1982, il y a donc descontraintes techniques à cette enquête, de plus il faut aussi prendre en compte le changement decontenu de ces catégories qui connait une évolution subjective (plus les mêmes qualifications,niveaux de diplômes, arrivée des femmes sur le marché du travail, etc)

– La classification des genres est difficile ; la liste évolue, certains genres sont ajoutés auxenquêtes alors que d'autres disparaissent (opérette?) mais il relie ces nouveautés à de nouvellessubdivisions qui n'étaient pas autonomisées en 1973 ce qui lui permet de distinguer 4 genresprincipaux. Mais il rappelle que cette convention restrictive introduit un biais minorant denomenclature, en réalité plus de genres sont cités.

– Les supports ; en 1973 certaines générations sont nées avant l'arrivée du vinyle etconstituent une majorité à ne citer aucun genre, population qui diminue car la diffusion destechnologies entraine la banalisation de la musique enregistrée.

– Les pratiques, qui évoluent elles aussi, les individus étant de plus en plus plongés dans unbain musical, constamment en contact avec la musique par la radio, la diffusion dans les lieuxpublics. Il prévient donc qu'il faudrait distinguer les habitudes d'écoute, c'est-à-dire l'écoute distraitede la radio par exemple, de celle attentive et volontaire avec l'achat de musique et donc, des genrespréférés.

Pourrait-on rajouter qu'il y existe une certaine individualisation de la pratique plutôt que des goûts

de classe ? Il y a donc un biais non seulement méthodologique mais aussi un biais de comparabilitéà son étude statistique qu'il tient à rappeler, pour une analyse plus solide.

TRANSITION

La question qui intéresse Coulangeon est en réalité de savoir s'il n'y aurait pas une reconfigurationde la hiérarchie culturelle plutôt qu'un affaiblissement des clivages.Son but est finalement de réhabiliter la théorie bourdieusienne qui à son sens ne se réduit pas à unesimple cartographie déterministe, en interrogeant une éventuelle recomposition des frontières de lalégitimité culturelle qui entrerait dans le cadre de son analyse. Pour cela, il s'intéresse aux enquêtespour tenter d'établir statistiquement une nouvelle norme de légitimité culturelle qui porterait sur ladiversité des répertoires musicaux. D'ailleurs, il est remarquable que les éléments qui entrainent unbiais de questionnement vont justement fonder la base de son interprétation.

II. La reconfiguration du clivage culturel

1) Une nouvelle constellation de la culture légitimiste

Pour lui, la norme de légitimité passe de l'idée d'opposition entre répertoire savant et répertoirepopulaire c'est-à-dire d'une légitimité exclusive reposant sur la distinction entre les genres, à unelégitimité issue de la diversité des répertoires, opposant « univore » et « omnivore » selon lamétaphore de Peterson, qu'il va cependant nuancer.Il souhaite donc démontrer la modification de l'espace des goûts musicaux puisqu'on s'intéressedésormais surtout à l'association des genres plutôt qu'au nombre de genres déclarés : on aurait unchangement de norme de légitimité culturelle, axée non plus sur la valeur esthétique mais davantagesur la diversité.

Coulangeon établit un gradient social des « choix multiples ». En effet, les figures 1b et 1ccontredisent l'idée d'une démocratisation uniforme à tous les groupes sociaux ; au contraire, lesécarts de pourcentage de « choix multiples » s'accroissent sur la période. Relativement négligeablesen 1973 pour toutes les catégories, le rapport entre les catégories extrêmes des agriculteurs etcadres supérieurs est de 1 à 3 pour 2 genres et 1 à 7 pour 3 genres en 2008.Ainsi, l'éclectisme ne semblait pas constituer en début de période un attribut particulier desauditeurs de musique savante, mais ce trait s'est élitisé au fur et à mesure pour devenircaractéristique des classes dominantes : le tableau 2 montre bien qu il y a un rattrapage par lesauditeurs de classique sur ceux de rock avec un dépassement effectif en 2008.

2) Effet de structure

Ensuite, on constate un relâchement del'affinité entre la musique classique etclasses dominantes (tableau 4) : malgréune poussée en 1988 on remarque undéclin de proportion d'auditeurs chezles cadres sup et professions libéralesqui diminue globalement de 10 pointsde % par rapport à l'ensemble quiaugmente de 3 points : serait-cel'arrivée des générations issues de ladémocratisation de l'enseignementsecondaire qui commencent parintégrer les pratiques des dominants ?Ensuite on voit une baisse généralisée,qui correspondrait donc à la dominationdes « parvenus » qui ne se sentent plusobligés de se conformer au « goûtsavant ». En 2008, il s'agit du genrecomprenant le plus d'omnivoresderrière le jazz, ce qui semble bienillustrer que les nouveaux cadresmoyens et supérieurs issus de lapromotion scolaire restent attachés àécouter d'autres genres de musiques etse montrent moins exclusifs que lesanciens représentants de cette classe.Le changement de recrutement danscette catégorie entraine donc un effet destructure qui joue sur l'éclectisme.

Même si la musique classique pèse moins parmi les genres que cette catégorie cite, en parallèle lepoids de la catégorie elle-même augmente dans la population active, ce qui accentue cet effet. Enfin le Jazz est en expansion et reste le plus empreint d'éclectisme chez ses auditeurs. L'écartentre la proportion de citation chez les catégories sociales prend la même ampleur que pour leclassique et en ce sens on peut penser qu'il rejoint les genres légitimes. De même on remarque queles chansons et le pop-rock sont respectivement 3 et 5 fois plus cités chez les cadres supérieursqu'en début de période. On observe donc un changement de structure sociale du public de chaquegenre (ce qui n'empêche pas que l'espace des positions sociales corresponde).

3) L'impact de l'environnement

Ensuite, les innovations techniques et économiques des années 80 avec l'arrivée progressive du CD,puis l'ère du numérique et de l'écoute en ligne permettent la démocratisation de l'accès à la culturemusicale avec plus de diversité. Les performances techniques rendent l'écoute bon marché ce quirenforce donc leur accessibilité.La massification de l'école secondaire redéfinit la composition sociale des lycées. Ceci aurait uneinfluence directe sur les goûts musicaux, qui ont tendance à s'enraciner durant notre jeunesse. Enfait l'école peine de plus en plus à transmettre la culture légitime puisqu'elle n'oppose pas deprescriptions scolaires à la culture de masse, c'est-à-dire que la culture musicale juvénile estprépondérante par rapport à la culture académique. Elle ne renforce pas l'économie de la musiquesavante, contrairement à son action sur d'autres biens culturels comme le théâtre, les musées etc.L'école constitue un « terrain libre » où s'affrontent des contre-cultures et où les lycéens sont lescibles des industries de la musique et très influençable par l'effet de mode. Ainsi il persiste unedifférenciation des attitudes selon les origines sociales à même niveau de diplômes cependant queles attitudes des classes moyennes et supérieures changent en partie par l'influence de l'école. Il n'ya donc pas de réduction des frontières ou de massification de la culture populaire. Ainsi, la légitimité culturelle en musique, qui n'intéresse pas l'institution scolaire en elle-même,dépend de l'école pour transformer les attitudes face à la pratique musicale. On peut se demander s'iln'y aurait pas de nouvelles normes de légitimité culturelle musicale qui transiteraient par l'écoleprépondérantes par rapport à la transmission familiale.

TRANSITION

La distinction entre univores et omnivores (Peterson) introduit une nouvelle norme de légitimitéreposant plus sur la diversité que sur l'esthétique des répertoires. Cette différence semble doncabattre les frontières entre les répertoires, si bien que si l'on suppose que les différences sociales nesont en réalité pas affaiblies, alors ce ne serait plus seulement le nombre de genres écoutés quipermettraient de déterminer la culture légitime mais bien les combinaisons de genres retenues selongroupes sociaux. Il convient donc de s'intéresser à la proportion d'omnivores selon les genresmusicaux et les groupes sociaux et son évolution.On remarque par ailleurs qu'il semble y avoir une tension entre les dispositions des individus etl'influence de leur environnement, pour déterminer le nouveau rapport de légitimation de lamusique. Il convient donc ensuite d'interroger le rapport dialectique entre l'origine sociale et lesdispositions primaires d 'une part, avec l'environnement et les préférences acquises d'autre part,dans la détermination du gradient social de légitimité culturelle de la pratique musicale.

III. Culture de classes contre culture de masse et redéfinition des frontières de la légitimité

1) Socialisation primaire et goûts de classes

L'acculturation scolaire est donc faible, si bien que la socialisation primaire reste prédominante. Eneffet, on remarque que les classes populaires auditeurs des genres légitimes sont le plus souventéclectiques et inversement les classes supérieures qui écoutent des genres moins légitimes et pluspopulaires ont plutôt tendance à être éclectique. Cela montre que l'on a moins tendance à êtreexclusif envers un genre musical qui ne relève pas de la transmission familiale et l'apprentissageprimaire, à moins d'une forte acculturation. (tableau 3)

Nous pouvons ramener cela à la théorie de l'incorporation de Bourdieu dérivée de celle de Mauss :les individus intègrent des habitus selon les structures sociales objectives pour les traduire en termesde positions subjectives dans l'espace des préférences et des pratiques musicales. En cela,l'incorporation et la force de l'habitus seraient plus importants que l'intégration rationnelle pourconditionner nos goûts et notre positionnement subjectif.

En s'appuyant sur le tableau 6 et la figure 2, Coulangeon compare l'influence de l'origine socialed'une part et les diplômes d'autre part. Ne pas se mépriser, il rappelle que les deux sont souventcorrélés et ne fait donc pas de régression multiple et se limite à 2008 pour éviter l'effet de période.

On remarque que l'éclectisme relevé ne se manifeste pas non plus de manière homogène au niveaudes combinaisons de genres écoutés.

Surtout, l'importance de la socialisation primaire, la transmission familiale est très visiblenotamment pour les genres légitimes. Le classique est cité à 48% par les cadres sup Bac+3 contre31% des classes populaire à même niveau de diplôme alors que même les répondants issus declasses supérieures n'ayant que le CEP le citent à 34% !La tansmission familiale est donc fondamentale à l'écoute du classique, disposition qui est plusimportante que le niveau de diplôme, même si celui-ci vient accentuer les écarts.

2. Promotion scolaire et éclectisme

Ainsi au contraire, la population « omnivore » semble correspondre aux individus issus de lapromotion sociale grâce à l'école, davantage enclins à écouter aussi du pop-rock, des chansons.Pour le jazz notamment, les écarts sont moins amples et il semble même que la hiérarchie desdiplômes prime à même origine sociale, ce qui semble rappeler que le jazz est plus éloigné de ladéfinition du légitime, même si il ne dépend pas de l'effet direct de l'école mais plutôt del'expérience d'une socialisation accrue ou de dispositions acquises dans le cadre d'une « culture

libre » par transmission scolaire selon l'auteur. En définitive, la figure faisant correspondre l'espacedes groupes définis par l'origine sociale et le niveau de diplômes, avec l'espace des combinaisons degenres, montre que la proximité des genres légitimes est fortement lié à l'origine sociale etl'institution scolaire ne fait que relayer cette socialisation familiale pour la renforcer.

Pour conclure, l'origine sociale élevée est liée à goût snob et la promotion sociale à un type« omnivore ». L'addition d'une origine sociale élevée et d'un niveau de diplôme Bac+3 montre uneaffinité avec les goûts légitimes (classique et jazz).Ainsi origine sociale supérieure et haut niveau de diplôme forment le nouveau pôle de légitimité,correspondant à une forme d'éclectisme éclairé qui devient la nouvelle norme du bon gût,Ceci est en opposition avec l'enfermement singulier sur les genres illégitimes dans l'espace desgoûts, c'est-à-dire les classes populaires sans diplôme dans l'espace social.

3) Asymétrie des échanges symboliques et violence des rapports de domination culturelle

Il y a donc une opposition entre goûts de classes et culture de masse, avec une permanenterecomposition des frontières, qui constitue un mouvement double :- réhabilitation des œuvres populaires- banalisation des œuvres savantesCeci témoigne d'une asymétrie des échanges symboliques : les élites peuvent tout faire, selonPasseron c'est une forme de « droit de cuissage ».En effet, il est remarquable que les ouvriers n'écoutent pas plus de classique, la pénétration desfrontières ne correspond donc pas à une égalité dans les échanges.

Les distinctions ne disparaissent pas mais sont plus mouvantes du fait de l'individualisation despratiques, créant des regroupements contingents puisque les pratiques musicales ne sont plusassignées à telle classe mais choisies.Cependant, la pratique musicale permet toujours de distinguer une hiérarchisation sociale dont ladiversité des répertoires est l'indicateur de l'appartenance à la culture légitime, meme s'il ne faut pasperdre de vue que n'importe quel genre ne donne pas la légitimité.L'éclectisme peut ainsi être attribué à davantage de tolérance venant des dominants, mais aussisurtout au changement de recrutement de cette catégorie et à la volonté de montrer sa domination enlégitimant ou non une œuvre.

Enfin, il est possible qu'il y ait une uniformisation de l'orientation des choix musicaux ou de l'écoutemais il reste que cela reste compatible avec l'idée d'un univers symbolique différent compte tenu dela variabilité des modalités de la pratique. Ainsi pour une même consommation de musique ilresterait une forte différenciation des significations qui sont associées. Cependant Coulangeondéplore l'impossibilité d'étudier cela empiriquement par manque de précision des enquêtes qui selimite à une nomenclature de genres écoutés donc la statistique est trop limitée pour rendre comptede la diversité des écoutes. Car si les pratiques tendent à se ressembler il n'empêche que la violencesymbolique est possiblement toujours aussi présente dans la stratification sociale de la pratiquemusicale en ce que ce sont les classes supérieures qui dominent la recomposition du champ culturelet le processus de légitimation.

Pour finir, citons Lahire qui rappelle que la légitimité vient aussi d'un processus interne qui classeles oeuvres intérieurement pour chaque individu. En effet, chacun écoute des oeuvres plus ou moinslégitimes selon son expérience personnelle, ainsi donc selon ce que nous avons vu : la transmissionfamiliale, l'environnement, la scolarité. Mais le degré de légitimité qu'il attribue à chaque dans son classement personnel dépenddirectement des normes de légitimité établie à l'extérieur par les instances de légitimité.

Conclusion

Ce qu'il faut retenir de ce texte ce n'est donc pas d'abord le changement dans la nature du clivagemais bien la volonté de montrer qu'il existe toujours des clivages culturels et symboliques dans lesrapports sociaux. La montée de l'éclectisme et de l'auditeur omnivore relève certes de la mouvancedes frontières, mais, en rendre compte de façon seulement formelle, occulte une asymétrie deséchanges symboliques, puisque les frontières ne sont pas traversées uniformément des deux côtésdonc l'éclectisme peut aussi sembler n'être qu'un indicateur de l'appartenance au groupe légitime etnon un critère de légitimité ? Ainsi, s'il y a eu un changement structurel dans le modèle de lalégitimité culturelle musicale, il n'en reste pas moins que le modèle bourdieusien peut être adapté etrendre compte de la violence symbolique qui s'exerce au sein de cette pratique profondémentclassante.La domination de certaines franges de la société dans la stratification sociale du champ musicaltransparait par la maîtrise du processus de légitimation des œuvres du fait que ces dominantspeuvent à la fois se distinguer de la culture qu'ils étiquettent comme illégitime ou bien décider deréhabiliter un genre mais il reste à décider si cela relève du « droit de cuissage » dont parlaitPasseron ou plutôt d'une montée de la tolérance qui serait permise par le changement derecrutement des classes supérieures comme le rappelle Coulangeon.

De plus, on pourrait en compte le fait que l'accès à l'indépendance des groupes, la facilité à produirede la musique et en répandre l'accès ont créé une multitude d'instances légitimatrices et une prised'autonomie des genres non légitimes qui créent leurs propres instances de légitimation(Inrockuptibles) ou même revendiquent leur illégitimité (scène underground), ce qui accentued'autre part la volonté de labellisation et de distinction du côté des tenants de la dominationtraditionelle. Il faut cependant nuancer cette analyse en rappelant que la culture de masse et sonprétendu « pouvoir égalisateur » n'affaiblissent pas les clivages culturels mais en changentseulement la signification symbolique, laquelle peut donc être perçue comme une violence moindreface aux différences socio-économiques. Et de citer la spécificité française qui attribue au « champ de productivité restreinte » laqualification de « zone de légitimité » par opposition avec le « champ de productivité élargie »teintée d'illégitimité, et donc établit la culture de masse comme illégitime, cherchant à exclure leplus grand nombre pour assurer le monopole de la légitimation à la minorité éclairée avec unrapport médiat et rationnel plutôt que corporel à la pratique musicale. Cette spécificité pourraitperdre de la profondeur mais il reste à se demander jusqu'où pourra aller la légitimation de laculture de masse et par quelles instances légitimatrices ? Pourraient-elles venir des rapports demédiation et non plus simplement des « artistes »/ producteurs, et du public récepteur ?(modèle marchand vs communautaire)

Références

- Bourdieu Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, 1979.

- Coulangeon Philippe, « Les métamorphoses de la légitimité », Actes de la recherche en sciences sociales 1/2010 (n° 181-182) , p. 88-105

- Lahire Bernard, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004, 777 p., bibl., fig., tabl. (« Textes à l’appui »).

- Peterson R. A., Kern R. M., 1996. – “Changing Highbrow Taste : from Snob to Omnivore”, American Sociological Review, 61, 5, pp. 900-907.

- Weber W., 1977. – “Mass Culture and the Reshaping of European Musical Taste”, International Review of the Aesthetics and Sociology of Music, 8.