« La République en terre de mission (Alta California 1822-1832) », coll. Crises de légitimité...

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La république en terre de mission (Californie, 1822-1832) Jusque là frontière de l'empire espagnol en Amérique, la Californie devient automatiquement une région du Mexique lorsque l'ancienne vice-royauté de Nouvelle-Espagne devient indépendante en 1821. Elle a été peu touchée par les troubles militaires et la circulation des nouvelles idées pendant les guerres d'indépendance. Peuplée essentiellement de missionnaires et de militaires, dont beaucoup sont d'origine espagnole, elle est réputée un bastion  de conservatisme et fidèle à la Couronne d'Espagne. De plus, si Frederick Jackon Turner a parlé de la frontière comme espace de liberté dans le cas états-unien 1 , Herbert Bolton a par contraste mis en avant la contrainte qui règne sur les zones frontières hispaniques du fait de la domination de l'armée et des missionnaires 2 L'enjeu pour la nouvelle république mexicaine est donc d'y instaurer sa loi et d'y appliquer son programme. Or on constate que la Californie connaît d'importants troubles politiques pendant sa période mexicaine (quatre révoltes en vingt-cinq ans dont trois se concluent par le départ du gouverneur), ce qui amène à poser la question suivante : est-ce parce que l'ancrage de la Californie au Mexique a été un échec ? Notre hypothèse est que, si dans un premier temps, cette instabilité peut s'expliquer par la résistance d'une part influente de la population, peu favorable au changement de drapeau et surtout de régime, dans un second temps, elle est aussi la manifestation d'interprétations concurrentes des nouvelles règles légitimes de la vie politique de la part des différents acteurs. Pour vérifier cette hypothèse, nous nous proposons d'étudier les deux premières crises de la Californie mexicaine, celle de 1829 et celle de 1832 et d'analyser en quoi elles témoignent d'un échec ou non de la républicanisation de la Californie. Au mois de novembre 1829, les soldats du presidio de Monterey se rebellent contre leurs officiers. Contrairement aux mutineries précédentes, elle gagne tout le nord de la Californie, de San Francisco à Santa Barbara, et vise le gouverneur. À sa tête, Joaquin Solis, un bagnard déporté en Californie en 1825. Une fois la révolte vaincue par le gouverneur en février 1830, le procès des principaux meneurs met en évidence leur volonté de restauration du pouvoir espagnol sur la région. Sont notamment mis en cause, en plus de Solis, le Padre Luis Antonio Martinez, un missionnaire espagnol, et Jose Maria Herrera, le comisario (trésorier du territoire), arrivé en Californie en même temps que le gouverneur. Vue sous cet angle, cette révolte semble alors marquer un certain échec de la républicanisation et de la mexicanisation de la Californie, du moins dans sa partie septentrionale. Les missionnaires, dont la plupart sont espagnols de naissance, restent des opposants, capables, sinon de mener, du moins de récupérer une soulèvement contre l'autorité légitime. Pourtant, l'implication de Herrera et de Solis dessine un tableau plus complexe, nous incitant à ne pas adopter un point de vue unique sur cette crise politique. Nous allons donc essayer de rendre compte des motivations des différents acteurs et groupes d'acteurs, en remontant parfois dans le temps pour expliquer leur origine. On envisagera aussi les conséquences que l'implication dans cette révolte et ses significations successives et simultanées ont pu avoir sur l'apprentissage politique des Californios. L'instabilité qui règne dans les forts californiens au début du XIXe siècle tient en premier lieu à l'extrême dénuement dans lequel les soldats doivent s'acquitter de leur service. En effet, du fait de l'éloignement et de l'interruption des communications liée aux guerres d'indépendance, la Californie 1 TURNER, Frederick J.; and State Historical Society of Wisconsin. The significance of the frontier in American history. Madison: State Historical Society of Wisconsin, 1894. 2 « Spaniards lacked some of the incemtives which stirred Englishmen to emigrate to the shores of the Atlantic. They attained to little greater degree of personal freedom and little larger share in their own government in a frontier presidio than in the City of Mexico or in Seville. », in BOLTON, Herbert E.; and Jay I. Kislak Reference Collection. The Spanish borderlands : a chronicle of old Florida and the Southwest. Textbook ed. New Haven: Yale University Press, 1921, p. 289. 

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La république en terre de mission (Californie, 1822­1832)

Jusque là frontière de l'empire espagnol en Amérique, la Californie devient automatiquement une région du Mexique lorsque l'ancienne vice­royauté de Nouvelle­Espagne devient indépendante en 1821. Elle  a  été  peu touchée par   les   troubles  militaires et   la  circulation des nouvelles   idées pendant les guerres d'indépendance. Peuplée essentiellement de missionnaires et de militaires, dont beaucoup sont  d'origine espagnole,  elle  est   réputée un bastion   de conservatisme et  fidèle  à   la Couronne d'Espagne. De plus, si Frederick Jackon Turner a parlé de la frontière comme espace de liberté dans le cas états­unien1, Herbert Bolton a par contraste mis en avant la contrainte qui règne sur   les  zones   frontières  hispaniques  du   fait  de   la  domination  de   l'armée  et  des  missionnaires2. L'enjeu pour la nouvelle république mexicaine est donc d'y instaurer sa loi  et d'y appliquer son programme. Or on constate que la Californie connaît d'importants troubles politiques pendant sa période  mexicaine   (quatre   révoltes   en  vingt­cinq   ans  dont   trois   se   concluent   par   le   départ   du gouverneur), ce qui amène à poser la question suivante : est­ce parce que l'ancrage de la Californie au Mexique a été un échec ? Notre hypothèse est que, si dans un premier temps, cette instabilité peut s'expliquer par la résistance d'une part influente de la population, peu favorable au changement de drapeau et surtout de régime, dans un second temps, elle est aussi la manifestation d'interprétations concurrentes des nouvelles règles légitimes de la vie politique de la part des différents acteurs. Pour vérifier cette hypothèse, nous nous proposons d'étudier les deux premières crises de la Californie mexicaine, celle de 1829 et celle de 1832 et d'analyser en quoi elles témoignent d'un échec ou non de la républicanisation de la Californie.

Au mois de novembre 1829, les soldats du presidio de Monterey se rebellent contre leurs officiers. Contrairement aux mutineries précédentes, elle gagne tout le nord de la Californie, de San Francisco à Santa Barbara, et vise le gouverneur. À sa tête, Joaquin Solis, un bagnard déporté en Californie en 1825.  Une  fois   la   révolte  vaincue  par   le  gouverneur  en   février  1830,   le  procès  des  principaux meneurs  met  en évidence   leur  volonté  de  restauration du pouvoir  espagnol  sur   la   région.  Sont notamment  mis   en   cause,   en  plus   de  Solis,   le  Padre  Luis  Antonio  Martinez,   un  missionnaire espagnol, et Jose Maria Herrera, le comisario (trésorier du territoire), arrivé en Californie en même temps que le gouverneur. Vue sous cet angle, cette révolte semble alors marquer un certain échec de la républicanisation et de la mexicanisation de la Californie, du moins dans sa partie septentrionale. Les missionnaires, dont  la plupart sont espagnols de naissance, restent des opposants, capables, sinon de mener, du moins de récupérer une soulèvement contre l'autorité légitime. 

Pourtant, l'implication de Herrera et de Solis dessine un tableau plus complexe, nous incitant à ne pas adopter un point de vue unique sur cette crise politique. Nous allons donc essayer de rendre compte des motivations des différents acteurs et groupes d'acteurs, en remontant parfois dans le temps pour expliquer leur origine. On envisagera aussi les conséquences que l'implication dans cette révolte et ses significations successives et simultanées ont pu avoir sur l'apprentissage politique des Californios.

L'instabilité qui règne dans les forts californiens au début du XIXe siècle tient en premier lieu à l'extrême dénuement dans lequel les soldats doivent s'acquitter de leur service. En effet, du fait de l'éloignement et de l'interruption des communications liée aux guerres d'indépendance, la Californie 

1 TURNER, Frederick J.; and State Historical Society of Wisconsin. The significance of the frontier in American history. Madison: State Historical Society of Wisconsin, 1894.

2 « Spaniards lacked some of the incemtives which stirred Englishmen to emigrate to the shores of the Atlantic. They attained to little greater degree of personal freedom and little larger share in their own government in a frontier presidio than in the City of Mexico or in Seville. », in BOLTON, Herbert E.; and Jay I. Kislak Reference Collection. The Spanish borderlands : a chronicle of old Florida and the Southwest. Textbook ed. New Haven: Yale University Press, 1921, p. 289. 

ne reçoit qu'irrégulièrement des ressources du centre du Mexique, tandis que ses ressources propres sont faibles.  De plus,  celles­ci  sont principalement entre les mains des missionnaires, beaucoup moins   enclins   à   entretenir   une   armée   au   service   d'une   république   libérale   qu'à   celui   du   roi d'Espagne. C'est donc une armée misérable et mécontente qui voit arriver le gouverneur, porte­parole  du nouveau régime.  Alors  que la  majeure partie  de  la  population est  militaire  ou liée à l'armée,  et  que c'est  sur   l'armée que  le  gouverneur  peut  appuyer  son pouvoir,   la   façon dont   le gouverneur arrivera à traiter de ces questions est un enjeu fort pour sa crédibilité et sa longévité. La pénurie de ressources provoque également des tensions au sein de l'armée, que ce soit entre officiers et soldats du rang ou entre mexicains récemment arrivés et soldats qui se considèrent californiens. 

À l'automne 1828, les soldats du rang s'étaient révoltés une première fois. Suite à cette révolte dont les officiers étaient rapidement venus à bout, et tandis que leur situation matérielle ne s'arrangeait pas, un ordre arriva de Mexico pour prendre des mesures sévères à l'encontre des soldats rebelles. Ce serait en réaction à cette menace de sanction, en un geste désespéré, que les soldats se seraient mutinés à nouveau, avec cette fois la nécessité impérieuse de réussir, et donc de faire prendre au mouvement une ampleur à l'échelle du territoire. De fait, sans parvenir réellement à inquiéter le gouverneur,  cette   révolte  est   la  première  de cette   importance  et   fait   figure de matrice pour   les révoltes suivantes. 

La mise en cause du gouverneur dans les problèmes rencontrés par la troupe est naturelle, dans la mesure où en tant que chef du territoire, c'est lui qui est responsable du bien être de ses administrés et de ses subordonnés. Le fait que la révolte éclate à Monterey, jusque là la capitale, est à mettre en relation avec la décision de Echeandia de changer le siège du gouvernement (pour des raisons à la fois personnelles et politiques). Ce choix constitue pour les  Californios une véritable rupture qui, bien que sans aucun  lien avec  le changement de régime, contribue à   lui  aliéner une partie des Norteños, ainsi déshérités, comme le décrit ce Californio : 

  Les habitants de San Diego se réjouirent quand ils apprirent que Echeandia avait publié  un décret  qui déplaçait  virtuellement  la capitale  du  territoire  à   leur port   ;  mais  les  habitants  de Monterey, quand ils en prirent connaissance, furent dégoûtés et il fallut à  Argüello beaucoup d'efforts   pour   empêcher   qu'il   n'entrassent   en   rebellion.   Les   missionnaires   profitèrent   du mécontentement populaire pour fomenter  la discorde et rendre odieux le nom du gouverneur Echeandia dont ils craignaient le libéralisme 3.

Le changement est d'importance car il implique aussi un déplacement de la douane, ce qui n'est psa sans conséquences à une époque où les moyens de paiement à distance n'existent pas. Les soldats attribuent en partie leur dénuement à la confiscation du trésor.

Joaquin Solis, ancien forçat devenu éleveur, est rapidement appelé par les soldats à la tête de leur mouvement,  probablement pour son expérience de la guerre irrégulière. En effet,  on sait de cet homme qu'il avait combattu dans les guerres d'indépendance puis était devenu un criminel, et ce serait à ce titre, et non pour des raisons politiques qu'il aurait été déporté en Californie en 1825. Comme les soldats rebelles ne comptaient pas d'officiers, aucun d'entre eux ne se sentit compétent pour prendre la tête du mouvement4. 

En fait, des témoignages a posteriori (dont le sien) laissent entendre que Solis n'était qu'un prête­nom dans cette affaire, et que c'était Jose Maria de Herrera qui était à l'origine de la généralisation de   la   révolte.  En   tout  état  de   cause,   le  comisario  est  de   son  propre  aveu   l'auteur   du  plan  de pronunciamiento, qui transforme la nature de la révolte, d'une manifestation de mécontentement de la   part   des   soldats   à   une   véritable   révolution   aux   revendications   plus   larges.   Les   raisons   qui 

3 Mariano Guadalupe Vallejo,  Recuerdos historicos y personales tocantes a la Alta California, p. 50.4 Pablo Vejar, Recuerdos de un viejo hijo del pais, p. 16 « Le jour suivant, Solis vint et se mit à la tête du mouvement, 

non sans se faire beaucoup prier ; mais je lui dis que nous  ne nous en sentions pas capables et avions besoin de quelqu'un pour nous guider pour que  dans ce qui allait suivre quelqu'un d'expérience réponde pour nous » 

poussent Herrera à s'engager dans ce mouvement tiennent à la rivalité qui s'est nouée entre lui et Echeandia pendant les premières années de l'installation de la république. Tandis que Echeandia est jefe  politico  et  comandante,   réunissant   les  pouvoirs  civils  et  militaires,   Jose  Maria  Herrera  est responsable du trésor et dépend d'une autre hiérarchie, puisqu'il est le subordonné  du  comisario general des États de l'Ouest. Pour ce qui concerne la trésorerie, Echeandia n'a donc pas autorité sur lui.

Nous avons vu que l'aspect financier était  de première importance,  en particulier  la gestion des maigres revenus du territoire et les choix faits pour les attribuer. La nomination de Herrera est vécue par certains comme une rupture désagréable : en particulier les  habilitados  (trésoriers locaux des presidios), dont il devient le supérieur direct, supportent mal cette mise sous tutelle, et Echeandia, bien  que  nommé   par   le  pouvoir   central,   peut  paradoxalement   apparaître   comme un  allié   local potentiel face à ce fonctionnaire qui n'a pas de compte à rendre au gouverneur. 

Or, dès le début de son mandat de  comisario, Herrera se voit accuser de détournement de fonds. Après une enquête secrète, Echeandia soumet l'affaire à  la  diputacion territorial  (une assemblée consultative   élue),   qui   vote   en   faveur   de   sa   suspension,   contre   l'avis   du   gouverneur.   Il   reste cependant   en   charge   temporairement,   car   aucun   remplaçant  ne  peut  être   trouvé,   puis   finit   par démissionner, tout en restant sur le territoire (Echeandia refuse de lui donner un passeport).

Ce recours à la diputacion invite à s'interroger sur les rapports du gouverneur avec cet organe et plus largement sur la manière dont Echeandia a tenté  de mettre en place un ordre républicain sur le territoire. Si le Mexique se dote en 1824 d'une constitution fédérale, la Californie n'a pas dans celle­ci   le   statut  d'Etat   souverain  mais,   parce  qu'elle   n'est  pas   suffisamment  peuplée,   d'un   territoire administré directement par l'État centrale, et l'assemblée constituante remet à plus tard la rédaction d'une loi organique pour ces territoires. Cela entraîne deux conséquences : d'une part, le passage à la république fédérale prend moins de sens au niveau de la Californie, d'autre part, hormis l'autorité du gouverneur, il  n'y a pas de référence fixe pour définir les nouvelles règles du jeu politique5.  La réception de la Constitution de 1824 marque alors presque un retour en arrière par rapport à  la Constitution de Cadix, adoptée en 1820, dans la mesure où, par exemple, en l'absence de précisions à son sujet, Argüello suspend la  diputacion,  assemblée élue à l'échelle du territoire et chargée de travailler   sur  un  certain  nombre  de  questions  en  collaboration  avec   le  gouverneur6.  Comme  le Congrès tarde à adopter une législation sur ce sujet malgré les propositions d'une commission ad hoc, Echeandia se décide à la remettre en place, et convoque des élections à la fin de 1826. Un commerçant français présent sur le territoire en 1827, Duhaut­Cilly, a pu assister à quelques séances et décrit dans son récit de voyage l'attitude du jefe politico à l'égard de ce corps :

Tous les membres, au nombre de vingt, en étaient nommés sous l'influence de l'autorité, et ils ne se réunissaient que pour applaudir à toutes les vues du chef civil et militaire[...]. J'ai quelquefois assisté, pour des réclamations, à ces séances, et j'ai connu la manière dont on y procédait. Le Général faisait une proposition qu'il appuyait souvent des motifs les plus spécieux. Si quelqu'un tentait de prendre la parole, il l'arrêtait court en la reprenant lui­même, et il était verbeux. Si, au moment de voter, il apercevait la moindre hésitation chez un des membres du conseil, un regard menaçant fixait cette irrésolution ; et le vote négatif, métamorphosé à l'instant, devenait un vote d'adhésion. Pour le prestige seulement, un ou deux de ses affidés donnaient la comédie d'une opposition concertée qui, après quelques arguments bien faciles à détruire, lui laissait toujours l'honneur de la victoire7 .

5 La constitution de 1812 (écrite par les Cortes pendant l'abdication des rois dynastiques d'Espagne) était le texte appliqué en Californie depuis que le vice­roi de Nouvelle­Espagne l'a transmise en 1820 comme étant le texte accepté par le roi, de retour sur son trône à Madrid, et donc en vigueur dans tout l'empire. 

6 Voir BENSON, Nettie L. La diputación provincial y el federalismo mexicano. 1.th ed. México: El Colegio de México, 1955. Cette institution a pour origine les Juntas qui surgirent dans l'Espagne envahie de 1808. Celles­ci furent légalisées par les Cortes dès mars 1811, et sont le relais du gouvernement dans les provinces.

7 BERNARD DU HAUTCILLY, Auguste. Voyage autour du monde, principalement à la Californie et aux îles  

Ce   témoignage  montre   une   situation   de  politisation   par   le   haut,   et   une   certaine   passivité   des Californios  dans une forme de gouvernement nouvelle pour eux. Cela surprend un Français déjà habitué au débat politique (il est né en 1790). Mais cela ne les empêche pas d'investir la diputacion d'un caractère représentatif.

Pour revenir à Jose Maria Herrera, c'est par cette affaire qu'il devient le  leader  de l'opposition à Echeandia. Paradoxalement, l'occasion qui se présente à lui pour entrer en action est une mutinerie pro­Californienne contre le commandement mexicain. Paradoxalement, puisque notamment du fait de sa position de supérieur par rapport aux  habilitados, il incarne précisément ces Mexicains qui viennent mettre les Californios sous une tutelle arbitraire. Par conséquent, il est une figure ambigüe, entre héraut de la légitimité constitutionnelle et défenseur des intérêts locaux, deux figures appelées à  une  grande  postérité  dans   la   région.  Au procès,  moment  par  excellence  où   faire  valoire  des arguments légalistes, Herrera plaida qu'il avait accepté  de rédiger le plan afin de contrôler cette rébellion, pour qu'elle ne dégénère pas.

Par ailleurs, c'est la première fois qu'un plan de pronunciamiento est rédigé en Californie, ce qui fait de   cet   épisode   un   moment   d'apprentissage   de   cette   forme   d'expression   politique   non constitutionnelle.  Le  pronunciamiento  est   longtemps apparu  comme une preuve des   ratés  de   la politisation   républicaine   dans   le   monde   hispanique.   Les   travaux   sur   la   Californie   mexicaine reprennent à leur compte ce jugement et se moquent de l'instabilité chronique de la région, de ses révolutions d'opérette8. Or à l'aide de travaux récents, on peut se placer dans une perspective qui considère   au   contraire   le  pronunciamiento  comme  un   signe  de   l'enracinement   d'une   légitimité républicaine héritée des Indépendances. Dans un article paru en 20069, Clément Thibaut réfute les explications anciennes10 et met en avant cette nouvelle perspective  dans le « cadre dynamique des indépendances11 »   pour   rendre   compte   de   l'universalité   du   phénomène   du   caudillisme   et   des pronunciamientos  en Amérique hispanique. D'après lui, le  pronunciamiento  peut être décrit de la manière suivante : « un ensemble variable d’individus « se prononce » de manière unifiée pour prendre position face à une situation de crise. [...] [On peut considérer] cette pratique comme une réponse à la rupture des pactes traditionnels de réciprocité qui règlent les relations entre l’État et les pouvoirs locaux. Il est à la fois un procédé de légitimation d’une parole collective et son mode de diffusion. C’est pourquoi les pronunciamientos obéissent à une grammaire juridique stricte 12.» Au­delà   d'une   simple   protestation,   le  pronunciamiento  peut   être   considéré   comme   un   pouvoir constituant alternatif en période de crise, c'est un « lieu de relais et de reproduction des consensus politiques bâtis dans les différentes communautés locales 13» qui répond à une certaine faiblesse de l'exécutif étatique. Le rôle du chef du soulèvement est alors de bâtir un pont entre légitimité vécue localement et souveraineté du gouvernement, tandis que son propre pouvoir ne peut être considéré comme tyrannique, il est au contraire négocié, car il est d'une certaine façon un représentant.

Nous allons voir comment ce premier pronunciamiento de Californie entre dans ce cadre d'analyse. Le plan de Herrera cristallise les revendications des soldats en faisant endosser la responsabilité de leurs malheurs au gouverneur. Pour autant, si le plan dénonce le mauvais gouvernement local, il prend bien soin d'affirmer une loyauté au gouvernement fédéral dont le nouveau jefe politico sera accepté dès son arrivée. Le mauvais gouvernement est typiquement celui qui néglige le bien être de ses administrés, la prospérité,   la justice et la sécurité  du territoire,  et qui omet de consulter  les représentants du peuple. Si le texte a pour point de départ l'indigence des soldats et l'incapacité du 

Sandwich, pendant les années 1826, 1827, 1828, et 1829. Paris: A. Bertrand; etc., etc., 1835, 1834.8 Hubert Howe Bancroft, History of California, passim. CITER AUTRES.9 THIBAUD, Clément. Entre les cités et l'État. Caudillos et pronunciamientos en Grande­Colombie. Genèses, 2006, 

vol. 62, no. 1, pp. 5­26.10 Notamment l'explication culturaliste de long terme (héritage machiste des conquistadors, ethos catholique etc.) 11 Ibidem, p. 12 Ibidem, p. 15.13 Ibidem.

gouverneur à y remédier, il s'achève sur une péroraison plus générale : « l'objet [de ce mouvement] est  de rétablir   l'ordre et  non de renverser  le gouvernement ; la  démonstration militaire  qui a pu causer une certaine alarme n'est que l'effort d'hommes libres contre la tyrannie 14». Le plan envisage alors des solutions, notamment par l'éviction du gouverneur. Le plan propose de s'en remettre à la diputacion pour le choix d'un nouveau gouvermeur. Alors que Echeandia avait joué la  diputacion contre Herrera, ce dernier joue à son tour la  diputacion  contre le  jefe politico. Cet organe, dont l'existence n'est pas même validée par une loi écrite en vigueur dans le pays, se voit donc investi par les deux concurrents d'un rôle politique majeur dans lequel réside la souveraineté.

Enfin, l'administration des finances est un sujet très présent dans ce plan, ce qui est logique vu son auteur   et   l'origine   du   soulèvement.   Or   le   plan   propose   une   solution   décentralisée,   où   les ayuntamientos jouent un rôle de premier plan. Cela appelle deux remarques : d'une part Herrera ne se met pas en avant pour reprendre le rôle dont il avait été suspendu, ni ne propose que quelqu'un d'autre joue son rôle : c'est entrer dans la logique d'une révolte de type localiste. D'autre part, le principe  de   la   soumission  du  pouvoir  militaire   au  pouvoir   civil   est   rappelé   (les   commandants doivent s'approvisionner en liquide et ressources diverses auprès des ayuntamientos). Par contre, il est presque uniquement signé par des soldats (Herrera n'en est pas signataire par exemple). 

Ce plan ne se veut pas l'expression que de revendications militaires : l'armée n'est que le moyen par lequel sont rendues publiques un certain nombre de doléances exprimées par le corps civil. C'est ce que montrent la publication et la diffusion du plan. Rédigé le 15 novembre, le plan est aussitôt lu à un groupe d'étrangers présents à Monterey. David Spence, un commerçant écossais arrivé en 1824 et s'étant  marié   dans   la   famille  Estrada,  une  puissante   famille  californiana,   témoigne  qu'ils  n'ont approuvé le plan que par courtoisie. Pragmatiquement, ils voulaient avant tout obtenir la libération des   officiers   emprisonnés   par   les   rebelles,   et   ne   voulaient   pas   s'aliéner   les   soldats.   Or   cette approbation est capitale pour la portée du plan : c'est la première étape de sa diffusion hors de l'armée. Ces étrangers commerçants font partie des citoyens notables de Monterey et sont souvent les   représentants   de   grands   systèmes   libéraux.   De   plus,   Duhaut­Cilly   explique   que,   dans   la controverse entre Herrera et le gouverneur, les commerçants, tout en essayant de rester neutres, ont plutôt affaire au comisario en charge des douanes, et ont plutôt intérêt à être de son côté15. Ce plan est   ensuite   lu   publiquement   devant   les   soldats   qui   l'approuvèrent   également   comme   une formalisation   de   leurs   revendications,  même  s'il   allait   plus   loin   et   leur   paraissait   un  peu   trop révolutionnaire. Eux se seraient contenté d'envoyer une représentation au gouverneur.

Les soldats soulevés espèrent donner une dimension plus large à  leurs revendications en ralliant d'autres presidios à leurs doléances, ainsi que les ayuntamientos à la dimension plus civile de leur plan.   Ils   veulent   en   faire  une   révolte  des  Californios  contre   les  Mexicains   (représentés  par   le gouverneur).  Le premier d'entre eux, l'ayuntamiento de Monterey approuve le plan après en avoir donné  une  lecture  publique,   incite   les  autres  pueblos  à   l'adopter,  et  soutient   financièrement   les rebelles. Mais les autres pueblos ne suivent pas la direction de leur capitale et les résultats sont maigres, et San Jose ne soutient Solis que du bout des lèvres.

Solis part lui­même en expédition vers le Nord dès le début du mois de décembre. Il ne rencontre globalement que des soutiens. Le but de cette mission est non seulement de s'assurer du soutien des soldats du presidio de San Francisco, mais surtout de persuader Luis Argüello  de prendre la tête du mouvement. En effet, le ralliement de ce personnage, un ancien gouverneur par interim, issu des rangs   californiens,   et   qui   plus   est,   du   Nord,   aurait   donné   un  poids,   une   légitimité   forte   à   ce mouvement dans tout le territoire. Mais Argüello, même s'il est conscient de sa représentativité, ne veut pas prêter main forte à un plan illégal. Loin d'être neutre, ce refus a pour conséquence de faire basculer la révolte vers d'autres soutiens qui la colorent de manière bien différente. 

14 Joaquin Solis, Manifiesto al publico o sea Plan de Revolucion, 1829.15 BERNARD DU HAUTCILLY, Auguste. op. cit. p. 393.

Comme on l'a vu, l'une des interprétations invoquées a posteriori par les acteurs concernant cette révolte est en effet celle d'une tentative de retour de la Californie à l'Espagne. Or si maints acteurs sur le territoire ont vu avec regret se hisser le drapeau mexicain en 1822, on peine à prouver à partir des sources contemporaines qu'un tel projet était à la base du soulèvement. Ce rapprochement est en fait  plutôt   le  signe de l'efficacité  de ce motif  pour se  rallier  des  soutiens  ou au contraire  pour décrédibiliser le mouvement.

Alors que de son côté le gouverneur bénéficie des revenus du territoire pour défendre son pouvoir, les révoltés recourent au réseau parallèle des missions. Il est à peu près certain que les missionnaires n'escomptaient pas que cette révolte leur permettrait de rétablir le roi d'Espagne dans ses droits sur la   Californie,   mais   par   contre,   cela   ne   les   empêcha   pas   de   saisir   l'opportunité   d'une   révolte destabilisatrice qui retarderait les offensives libérales du gouverneur. 

En effet, les missionnaires sont hostiles à une république opposée à leurs intérêts. Pour eux et pour les autres habitants directement concernés, soit les Espagnols d'origine, notamment les officiers les plus gradés, le passage à la république a marqué par rapport à l'indépendance un pas de plus vers une menace contre leur statut. En effet, si l'empire d'Iturbide s'inscrivait dans une continuité par rapport à la monarchie légitime (le trône devait être proposé à Ferdinand VII ou à un membre de la famille royale), la proclamation de la république fédérale, marque la fin de cette fiction. Les frères missionnaires   ne   se   méfient   pas   seulement   de   la   république   par   loyauté   au   roi   d'Espagne,   ni seulement par ce qu'ils connaissent les a priori anticléricaux des républicains. Ils craignent pour le sort des missions et de leurs néophytes indiens. La sécularisation des missions, c'est à dire leur transformation de communauté religieuse en simple paroisse, est en effet un serpent de mer depuis les résolutions des Cortes de Cadix (1813), mais a plus de chances de se réaliser avec la république.

La manifestation la plus éclatante de l'attentisme qui règne en Californie autour de la proclamation de la république est  le refus par nombre de missionnaires franciscains non seulement de prêter serment à   la constitution du 4 octobre 1824 mais surtout de célébrer une messe pour sacraliser l'occasion. La nouvelle république se voit ainsi dès le départ, et quasi partout en Californie, privée de la sacralité conférée par le rite catholique. On a malheureusement peu d'informations sur l'effet produit   sur   les   populations   par   cette   résistance   des   missionnaires,   mais   les   autorités   prennent l'affaire   suffisamment   au   sérieux   pour   qu'elle   soit   mise   à   l'ordre   du   jour   de   la  Diputacion, l'assemblée consultative locale. En effet, cela pose problème dans la mesure où les missionnaires, bien que peu nombreux, sont des personnages clefs. Les missions, par le travail agricole de leurs néophytes, sont la plus grande source de richesses du territoire. De plus, ce sont des institutions qui permettent de contrôler les Indiens. Un avertissement est d'ailleurs donné en 1824 lors du plus grand soulèvement indien de la période : s'apercevant que leurs maîtres (les missionnaires et l'armée) sont divisés, les Indiens se révoltent et prennent temporairement le contrôle d'une des missions. Enfin, les missionnaires, en tant que guides spirituels du territoire ont une aura non négligeable auprès de la population. 

Aussi Echeandia est­il  obligé  de négocier  alors que leur attitude de refus de la  république leur vaudrait   d'être   remis   au   gouvernement   suprême.   En   fait   cette   politique   date   d'avant   l'arrivée d'Echeandia puisque la Constitution avait déjà été proclamée dans le territoire. La diputacion avait adopté une ligne dure, mais Argüello, pour les raisons invoquées plus haut, s'y opposa. Il temporisa en  ne prenant  des  mesures   sévères  qu'à   l'encontre  du supérieur  hiérarchique des  missionnaires, catégorique dans son refus de jurer (mais qui avait laissé chaque frère libre de son choix), et en demandant à chaque missionnaire « subalterne » de mettre par écrit sa décision de prêter serment ou non. Une négociation autour des termes du serment permet de temporiser encore. Le gouvernement suprême est néanmoins informé de la résistance du président des missions, et ordre est donné de l'expulser. Il est ainsi mis en état d'arrestation, mais n'est jamais réellement inquiété, les conseils 

municipaux   apportant   leur   soutien   aux   frères   :   certains   rédigent   et   envoient   des   pétitions16. L'importance   lancinante   de   cette   question   tout   comme   l'impasse   dans   laquelle   elle   place   le gouverneur sont illustrées par  le fait  qu'Echeandia passe l'année 1826 à  clarifier  la position des missionnaires par rapport à la république. Cette politique relativement apaisée voire timide permet à Echeandia de ne pas provoquer de rupture franche qui entraînerait l'irréparable pour le territoire. Cela ne suffit pas pour autant à s'assurer la loyauté des frères, sauf exception.

L'annonce  de   la   reconnaissance  par   le  Pape  de   l'indépendance  des  États­Unis   du  Mexique   au printemps 1826 est un événement qui permet de contrebalancer le manque d'enthousiasme de la plupart des missionnaires. Bien entendu, Echeandia fait en sorte que des festivités soient  organisées pour la célébrer ainsi que la dernière victoire mexicaine contre les armées espagnoles17. On a ainsi des traces dans les archives de telles festivités à Santa Barbara, Monterey, San Buenaventura et San Fernando. Une double paye est accordée aux soldats pendant trois jours, des pièces d'argent sont distribuées18. Néanmoins, à San Fernando, le père missionnaire refuse d'officier en cette occasion.

Le fait que le procès instruit contre Solis et ses complices une fois la révolte matée privilégie le mobile du ralliement à l'Espagne peut dans ce contexte facilement s'expliquer comme une stratégie du  gouverneur  pour   immédiatement   déligitimer   cette   révolte   aux  yeux  de   l'État   central   et   des nouveaux républicains ainsi que pour expulser l'un des missionnaires les plus influents du territoire. 

La troupe révoltée finit par se débander du fait de nombreuses désertions et d'un échec militaire face au gouverneur à Santa Barbara. Malgré le  pronunciamiento, le gouverneur conserve la diputacion dans son camp et la réunit d'urgence à Santa Barbara pour s'appuyer sur elle dans la défense de l'ordre. Il ne se contente ainsi pas d'une riposte militaire, mais prend d'abord soin de s'assurer de sa reconnaissance   en   tant   que   tête   du   territoire.   Repoussés   de   cette   ville,   les   rebelles   regagnent Monterey où les tenants de l'ordre, officiers libérés et commerçants se sont prononcés contre eux à leur tour. Echeandia met en accusation les principaux meneurs, mais pardonne au reste des rebelles, ce qui permet une certaine réconciliation.

Cette révolte paraît donc plus complexe que les actes du procès ne le laissaient d'abord supposer. Les attentes de différentes catégories de la population y sont mises en avant. Elle met en évidence que le gouverneur n'est pas le seul agent de légitimation de la république. En tant que telle, elle est elle­même l'occasion d'un apprentissage de nouveaux modes de participation politique comme le pronunciamiento. L'échec des rebelles à convaincre toute la Californie de se soulever indique­t­il une apathie de la part des Californios, ou bien une certaine réussite du gouverneur à faire accepter son autorité  et  à   implanter un certain ordre républicain ? Revenons sur la stratégie adoptée par Echeandia pour se gagner un territoire réputé à Mexico pour ses positions pro­espagnoles.

Le passage à la république est connu sur le territoire au printemps 1825, mais le premier émissaire du nouveau régime à se présenter est le gouverneur, Jose Maria de Echeandia. Il prend à l'automne la relève de l'officier qui occupait provisoirement le poste, Luis Argüello, choisi par la diputacion en novembre 1822 à l'annonce de l'indépendance, pour remplacer le gouverneur espagnol. D'après les témoignages   que   l'on   en   a,   les   Californios   sont   un   peu   surpris   du   passage   de   l'empire   à   la république, étant tout à fait à l'écart des débats qui font rage dans le centre du pays19. Toutefois, ils ne regrettent pas un empire qui n'a rien fait de particulier pour le territoire et attendent de voir ce qu'il en sera de la république.

Au­delà d'un changement de régime, la proclamation de la république implique la mise à l'ordre du jour de nouvelles idées. Cela se manifeste dans les discours de Echeandia qui proclament liberté et 

16 On a les pétitions des ayuntamientos de San Jose et de Monterey17 Il s'agit de la reddition de San Juan de Ulua, le 17 novembre 1825.18 Departmental Records, MS, iii, 16 ; iv, 31. Departmental State Papers, Benicia, Military, MS, lxxxvii. Bancroft 

Library, Berkeley, Californie.19 Mariano Guadalupe Vallejo, Recuerdos historicos y personales tocante a la Alta California, vol. 2, chap. 22, p. 339 

égalité.   Ce   discours,   s'il   déplaît   aux   missionnaires   et   laisse   de   marbre   les   vieux   militaires, enthousiasme la jeune génération. Ainsi témoigne une californienne d'une grande famille : 

« Quand [le  gouverneur  Echeandia]  est  arrivé  en Californie  en 1825,  il  parlait  des  principes républicains et libéraux qui bouillaient dans les têtes des Mexicains de cette époque. Il était un homme aux idées avancées, enthousiaste et aimant la liberté républicaine. Il a effectivement mis en pratique ces idées puisqu'il avait été envoyé en Californie pour implanter le nouveau régime puisque jusqu'alors, pendant l'administration de Argüello, le régime de gouvernement avait été quasi le même de celui qui existait du temps de la domination espagnole20. »

Or ce discours produit son effet sur certaines parties de la population, en particulier chez les jeunes. Comme le gouverneur Pablo Vicente de Sola avant lui, Echeandia, en bon libéral, prend à coeur l'éducation des jeunes gens, et convoque les meilleurs élèves à des causeries dans sa bibliothèque, les initiant aux idées radicales21. Les représentants du pouvoir central venus avec lui sont aussi des relais des idées libérales. Par exemple, Romualdo Pacheco, aide de camp de Echeandia parle ainsi aux Indiens :

« Il se rendit au village où il réunit les Indiens et leur fit un long discours en leur vantant les bienfaits apportés par le changement de lois et de gouvernment. Il leur montra que leur situation était digne de pitié du fait qu'on s'efforçait de les maintenir dans l'ignorance et on leur donnait une éducation plus propre à des esclaves qu'à des hommes libres. Il mit fin à sa harangue violente en les invitant à se préparer au baptême de la liberté qu'ils n'allaient pas tarder à recevoir des mains du nouveau gouverneur venu les mettre sur le chemin de la vie civilisée et libre22. »

Dans ce témoignage, Mariano Guadalupe Vallejo, de cette nouvelle génération enthousiaste amenée par la suite à jouer un rôle important en Californie, décrit Romualdo Pacheco comme un nouveau Jean­Baptiste, chargé d'ouvrir la voie au gouverneur et sa bonne nouvelle. On ne sait s'il reproduit mot à mot le discours de Pacheco, mais en tout cas, s'adressant à des néophytes catéchisés par les missionnaires, c'est une façon à la fois paradoxale et astucieuse d'opérer une nouvelle conversion sur les indiens. Ce récit est en tout cas une preuve de l'effet de ces discours sur les jeunes gens.

Les nouvelles idées sont aussi relayées par d'autres voies, moins officielles. Ainsi, Pio Pico raconte comment, lors des interrogatoires dans le cadre de la mise en accusation de Herrera, il est initié à la souveraineté du peuple par Bringas, un marchand mexicain en lien avec l'affaire :

« Je fus très surpris quand j'entendis Bringas dire à Portilla que les citoyens étaient le support sacré de la nation et que les militaires n'étaient que les serviteurs de la nation qui était formée du peuple, et non des militaires. Bringas ajouta   qu'il  ne donnerait sa déposition que devant une autorité civile. [...]. J'arrivais à San Diego [...] et commençais à ressentir les effets des paroles de M. Bringas. [...]Depuis, il m'a toujours semblé, au plus profond de moi, que les citoyens étaient la nation et qu'aucun militaire ne nous était supérieur 23»

La  majeure  partie   de   la  population   est  plutôt   attentiste.  Mais  un  certain   nombre  de  questions préoccupent les Californios, et l'aptitude du représentant de la République à traiter ces sujets, ses réponses sont un facteur important pour l'acceptation du régime. Si ce n'est par le changement de gouvernement, c'est par l'amélioration de leur condition que Echeandia peut convaincre. Du coup, Echeandia se trouve confronté à un choix stratégique : soit donner des gages aux missionnaires et à leurs alliés, soit au contraire mener à bien le programme libéral de la république en sécularisant les missions et en mettant sur le marché les bonnes terres jusque là mises en valeur par les Indiens. 

On a vu que Echeandia, en s'installant à  San Diego, a mécontenté   les Californios de Monterey. Inversement, les habitants du Sud, du fort de San Diego et du pueblo de Los Angeles, ont apprécié cette marque d'attention et des personnages comme Bandini deviennent des alliés précieux.   La 

20 Angustias de la Guerra, Occurrencias en California, MS, p. 52.21 Juan Bautista Alvarado, Historia de California, 22 Mariano Guadalupe Vallejo, Recuerdos..., MS, vol. 2, chap. 22, p. 52.23 Pio Pico, Narracion historica, p.14.

preuve en  est  que   la   révolte  ne  gagne aucun  soutien  du  Sud du   territoire.  Le  déplacement  de Echeandia à Monterey au printemps 1827 lui permet d'améliorer son image. Voici le témoignage d'un membre de l'ayuntamiento (conseil municipal) : 

« Nous, les alcaldes et les autres membres du conseil en corps constitué passâmes le saluer dans la demeure du commandant Don Romualdo Pacheco.

Echeandia et Pacheco étaient assis dans la salle en face de la porte. En nous voyant arriver par la place, M. Echeandia se leva et vint à notre rencontre pour nous saluer très cordialement. Il me prit la main et m'emmena sans la lâcher jusqu'à l'endroit où je pris un siège. En me saluant, il m'appela Monsieur Rafael, ce qui me fit une grosse impression parce que jusque là je n'étais pas habitué à un tel traitement ni à ce qu'un commandant en chef me prenne la main si cordialement, d'égal à égal. Nous, soldats et hommes du peuple, étions faits à ce qu'on nous traite comme des chiens et non comme des gens.

M. Echeandia me tint la main pendant longtemps, et j'étais tellement surpris que j'aurais voulu me sentir la main pour voir si elle avait prit quelque odeur agréable24.

On y   lit   la  dimension  charismatique  du  pouvoir  d'Echeandia.  Pour  ce  qui  est  de   la  dimension rationnelle, le gouverneur prend position à Monterey du côté des Californios sur un certain nombre de sujets25,  ce  qui  lui  vaut de se faire  des alliés sur place,  notamment parmi les officiers  et   la population civile. Le Nord n'est plus alors en bloc un foyer d'opposition. 

Sa technique de légitimation est donc de montrer une certaine adaptabilité, une certaine distance par rapport au pouvoir suprême, et une compréhension des intérêts locaux. Cependant ces positions ne font pas l'unanimité, ne sont pas suffisantes pour lui valoir une légitimité sur tout le territoire : d'où la révolte très importante qui éclata en 1829 dans le nord. Malgré son échec, cette première révolte peut   être   considérée   comme  une  matrice   de   comportements   politiques  qui   ont  été   en  vigueur pendant   au  moins   toute   la  période  mexicaine  de   la  Californie.  L'étude  de   la   révolte   suivante, différente sur certains plans, permet de le montrer. Il ne s'agit pas ici de décrire le déroulement de toute cette  révolte,  mais d'en relever  les éléments qui montrent ce qui a  été  appris  pendant   les premières années de la république. 

Pour résumer les faits : nommé au mois de mars 1830, Manuel Victoria arrive à San Diego à la fin de l'année et est investi fin janiver en tant que nouveau gouverneur nommé par le pouvoir central. Cette nomination est l'une des conséquences des changements politiques à Mexico avec l'arrivée au pouvoir   de   Lucas   Alaman   puis   de   Bustamante   qui   marque   un   tournant   conservateur   de   la république.   Ainsi,   Victoria   est   chargé   en   particulier   de   mettre   un   frein   aux   politiques   de sécularisation. Il représente donc pour les missionnaires l'espoir d'une république moins contraire à leurs intérêts. D'ailleurs les Franciscains avaient été prévenus par lettre des changements politiques dans la capitale au moment même où Echeandia faisait voter un plan de sécularisation, ce qui leur permettait d'être plus sereins quant à l'avenir.

Très vite, le comportement de Victoria est jugé despotique par les Californios. Cette caractérisation tient à deux traits de sa politique : d'une part, il a tendance à exercer une justice expéditive, d'autre part, il se refuse à réunir la diputacion. En somme, contrairement à Echeandia, il a une conception assez autoritaire de son pouvoir sur ce territoire qui ne bénéficie pas d'une loi organique. En quelque sorte, sa vision de la frontière correspond à celle décrite par Bolton26 comme le lieu d'une emprise plus grande de l'Etat et de ses institutions coercitives. 

Or l'exercice arbitraire de la justice va à l'encontre de ce qu'ont vécu les  Californios  jusque là27. Quant à la diputacion, on a vu le rôle dont elle a été investie par les différents acteurs de la révolte 

24 Rafael Gonzalez, Experiencias de un soldado de California, p.2625 Parmi eux, l'arbitrage contre Herrera et contre un officier mexicain proche de lui en faveur d'un lieutenant californio.26 BOLTON, Herbert E., op. cit.27 cf. l'attitude de Bringas et l'effet qu'elle a eue sur Pico dans l'épisode rapporté plus haut.

de 1829. En clair, Victoria refuse au territoire une vie politique à laquelle une partie des habitants avaient   déjà   pris   goût.   Bien   sûr,   l'opposition   a   en   partie   des   motivations   économiques : la perspective pour la population civile, en augmentation, d'obtenir les terres des missions s'éloigne avec l'arrrivée de Victoria, parce qu'il est opposé au plan de sécularisation, et parce qu'il refuse de réunir   la  diputacion,   organe   chargé   de   confirmer   les   concessions   de   terres.   Cette   motivation n'apparaît pourtant pas en premier, ou bien sous une forme transformée : on déplore par exemple la condition des Indiens qui restent à la merci des Franciscains, privés de leur vie de citoyens. Ce discours, déjà propagé par Echeandia, prend de la vigueur en Californie du fait de l'arrivée en 1830 de l'inspecteur des troupes adjoint Jose Maria Padres, un républicain radical. D'ailleurs, considéré par Victoria comme l'un des principaux instigateurs de l'opposition, il finit par être éloigné de la capitale en prenant un poste à San Francisco, puis par être banni du territoire.

Tout au long de l'année 1831, les députés et leurs alliés (notamment les ayuntamientos) croisent le fer avec le nouveau gouverneur par manifiestos interposés, au sujet de la réunion de la diputacion. On distingue alors deux foyers à l'opposition contre Victoria : l'un au Nord, avec pour centre, San Francisco,  où  a été  muté  Jose Maria Padres, et  l'autre au Sud autour de San Diego, bastion de Echeandia, et refuge de ceux qui, exilés par Victoria, ne quittent pas réellement le territoire. En septembre,  Victoria   suspend   la  diputacion  et   restaure   un  gouvernement  militaire.  En   réaction, désireux d'ancrer leur mouvement dans la légalité, les députés envoient une représentation à Mexico pour protester contre le comportement anti­fédéraliste de leur gouverneur.

Enfin à la fin de l'automne 1831, Pio Pico et d'autres libéraux proches de Echeandia, décident de passer à l'action, rejoints par certains de ceux qui avaient été bannis du territoire par Victoria. Ils rendent public leur pronunciamiento au presidio San Diego. Les officiers ne consentent à se joindre au mouvement que si Echeandia,  qui est  resté  à  San Diego, en prend la tête,  ce qu'il  accepte  : Echeandia représente en effet la légalité et une prise de position favorable aux intérêts locaux. Le plan contient les points suivants, qui rappellent celui de 1829 : suspension du gouverneur, réunion de la diputacion pour choisir deux nouveaux responsables du territoire, afin de séparer pouvoir civil et pouvoir militaire. Les prononcés se dirigent ensuite vers Los Angeles, où le plan est accueilli avec enthousiasme. Comme Victoria est en route pour le sud, angeleniens et dieguiniens volontaires se portent   contre   lui.   S'ensuit   une   bataille,   remportée   par   les   prononcés   et   qui   fit   deux   morts28. Légèrement blessé et impuissant à faire régner son ordre sur le territoire, Victoria abandonna le pouvoir   et   repartit   pour   Mexico   en   janvier   1832.   Entretemps,   tous   les   corps   constitués (ayuntamientos et presidios) du nord du territoire avaient adhéré au plan.

Après son départ, Echeandia finit par être nommé gouverneur par la diputacion avec le soutien de Los Angeles29. Mais au Nord, a lieu un autre pronunciamiento, et Zamorano, secrétaire de Victoria, prend sa tête, se posant comme défenseur de la légitimité. Pour soutenir son pouvoir, comme l'avait fait Herrera avant lui, il s'assure de l'approbation des commerçants étrangers. Zamorano apparaît comme un autre de ces « interprètes » de la légalité républicaine. Il réunit en effet une junte pour lui demander si les actes de la diputacion sont « légaux »30 (tout en leur soufflant la réponse, à l'image du Echeandia décrit par Duhaut­Cilly). Sans qu'il y ait affrontement, ce double gouvernement, l'un au nord, l'autre au sud se maintient jusqu'à l'arrivée du gouverneur suivant en 1833 qui réunifie de fait   le   territoire   et   prononce   l'amnistie.   Quant   au   gouvernement   central,   il   ne   réagit   pas particulièrement au renvoi de Victoria, sans doute grâce au député de la Californie au Congrès.

28  Ils sont les seuls morts des batailles politiques de la Californie mexicaine : comme les Californios des différents partis sont tous liés par le sang, cette première expérience sert d'épouvantail à la violence politique par la suite. Ils ne souhaitent pas rejouer les Horaces et les Curiaces à chaque crise.

29 Le premier choix de la diputacion pour le mandat civil était celui du plus ancien député. Il y a donc une hésitation sur la représentation appropriée.

30 Pronunciamiento de Monterey contra el Plan de San Diego, o sea Acta de la Junta de 1° de Febrero 1832 en favor de la legitima autoridad y contra D. Jose Maria Echeandia.

Au premier abord, cette révolte de 1831 semble opposée à la précédente, dont elle est presque une réponse : elle réussit là où l'autre avait échoué, elle est le fait du Sud et non du Nord, elle revendique clairement son attachement à la république fédérale. Les acteurs principaux en sont ceux qui, alliés de Echeandia, avaient soutenu le gouverneur lors de la révolte précédente.

On peut néanmoins souligner les points qui les réunissent. Elles sont toutes deux lancées par un pronunciamiento, dont le deuxième semble plus « californien » que le deuxième, manifestant une sorte   d'acclimatation   de   cette   forme31.   Comme   on   l'a   vu,   la  diputacion  est   investie   par   les Californiens d'un rôle important dans leur représentation. Au fur et à mesure des ces révoltes, c'est aussi   la   revendication   d'un   gouvernement   de   la   Californie   par   les   Californiens   qui   s'affirme, notamment pour pouvoir se répartir les terres. Enfin, dans cette révolte se distingue le rôle de la jeune génération éduquée par Echeandia puis par Padres32. C'est en effet pendant et à la suite de cette révolte qu'ils sont amenés à prendre des responsabilités importantes.

En conclusion, quel bilan tirer de ces deux crises ? En 1825, le gouvernement central a envoyé un certain  nombre  de   fonctionnaires  pour   s'assurer  de   l'ancrage  de   la  Californie   dans   la  nouvelle république.  La révolte de 1829 puis celle  de 1832 pourraient  être  vues comme l'échec de cette stratégie,  mais   l'analyse  qu'on  vient   d'en   tirer  permet  d'être  un  peu  plus  nuancé.  En  effet,   les gouverneurs disposent de peu de moyens (militaires et financiers) pour mettre en place un ordre républicain,   d'autant   moins   qu'aucun   système   de   gouvernement   n'a   encore   été   défini   pour   le territoire. À partir de là, ils se voient obligés de déployer des moyens plus symboliques (discours, charisme) et de promouvoir un certain nombre de règles du jeu.  Mais leur pouvoir est fragilisé puisqu'il peut y avoir concurrence entre représentants du Mexique sur la façon de mener les affaires légalement : cela ressort du recours à l'argument légal/constitutionnel pour débouter un adversaire ou justifier une révolte. Du fait de cette concurrence, les Californiens sont amenés à  un certain choix dans leur façon d'interpréter la légalité. Par ailleurs, du fait de ses deux emplois successifs, le pronunciamiento  est introduit en Californie comme moyen légitime. En effet, s'il est employé par Herrera d'une manière considérée illégitime, Echeandia se joint à  celui de 1831. Au contact des différents   porteurs   du   projet   républicain,   les   Californiens   se   sont   faits   leur   propre   grammaire politique en adaptant   les procédés proposés et  en tenant compte des pratiques anciennes et  des enjeux locaux. Le discours libéral a servi notamment à une nouvelle génération et à une population civile   croissante  de  monter   en  puissance  et  de  gagner  des  voix   face  au  pouvoir  déclinant  des missionnaires. On ne peut donc pas parler exclusivement de politisation par le haut, d'une « descente de la politique vers les masses », malgré l'attitude paternaliste de Echeandia. Il apparaît aussi que, loin de marquer la distance de la Californie au Mexique, ces révoltes semblent au contraire marquer son   rattachement   à   une   certaine   forme   de   participation   politique   commune   héritée   de l'indépendance.  Il apparaît également abusif de mettre en avant le rôle exclusif de la contrainte à la frontière du fait de la présence forte d'institutions coercitives : on n'assiste pas à une mise au pas, à un quadrillage de la Californie par l'État républicain.

31 Même si Juan Bandini, péruvien arrivé en 1824, paraît être l'auteur principal du document de 1831, il est entouré de Californios avec qui il lance la révolte.

32  Avec des individus comme Mariano Guadalupe Vallejo, Juan Bautista Alvarado, Jose Castro, Pio Pico etc.