La douleur de Descartes à Spinoza, ou les métamorphoses d’un concept

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La douleur de Descartes à Spinoza, ou les métamorphoses d’un concept Syliane Malinowski-Charles [in Sébastien Charles et Syliane Malinowski-Charles, dir., Descartes et ses critiques, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 73-92.] Les sensations et sentiments, chez Descartes, sont essentiels non pas tant pour leur valeur de vérité, qui est toujours difficile à déterminer à cause de leur confusion intrinsèque, que pour leur utilité pour la conservation du corps. Plus encore que le plaisir, la douleur représente chez Descartes une indication naturelle fondamentalement fiable de notre nature sensible et de ce qui est bon ou néfaste à notre survie. La plupart des successeurs de Descartes ont maintenu pour la douleur et, dans une moindre mesure, pour le plaisir, ce statut d’indicateurs de notre adaptation au monde environnant, quitte, comme Malebranche, à leur accorder une place prépondérante sur le plan de la détermination de nos actions. À l’inverse, on assiste chez Spinoza à une disparition presque complète de cette notion. Chez lui, c’est l’« affect » qui tient le rôle d’indice de notre état physique par rapport au monde extérieur, et il qualifie l’affect correspondant à la douleur comme étant une « tristesse » en tant que celui-ci est l’expression d’une baisse dans notre puissance essentielle. Mais la tristesse

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La douleur de Descartes à Spinoza, ou les métamorphoses d’un

concept

Syliane Malinowski-Charles

[in Sébastien Charles et Syliane Malinowski-Charles, dir., Descartes et ses critiques, Presses de l’Université Laval, 2011, p.73-92.]

Les sensations et sentiments, chez Descartes, sont

essentiels non pas tant pour leur valeur de vérité, qui est

toujours difficile à déterminer à cause de leur confusion

intrinsèque, que pour leur utilité pour la conservation du

corps. Plus encore que le plaisir, la douleur représente

chez Descartes une indication naturelle fondamentalement

fiable de notre nature sensible et de ce qui est bon ou

néfaste à notre survie. La plupart des successeurs de

Descartes ont maintenu pour la douleur et, dans une moindre

mesure, pour le plaisir, ce statut d’indicateurs de notre

adaptation au monde environnant, quitte, comme Malebranche,

à leur accorder une place prépondérante sur le plan de la

détermination de nos actions. À l’inverse, on assiste chez

Spinoza à une disparition presque complète de cette notion.

Chez lui, c’est l’« affect » qui tient le rôle d’indice de

notre état physique par rapport au monde extérieur, et il

qualifie l’affect correspondant à la douleur comme étant une

« tristesse » en tant que celui-ci est l’expression d’une

baisse dans notre puissance essentielle. Mais la tristesse

recouvre-t-elle exactement la même chose que la douleur ? A-

t-elle la même fonction, la même fiabilité ? Et que signifie

la dissolution de ce concept pour expliquer ce qui,

justement, était chez Descartes ce qui aurait pu le mieux

rentrer dans le cadre du conatus spinoziste ?

I. La douleur chez DescartesTout d’abord, parmi tous les « sentiments », comme les

désigne Descartes – c’est-à-dire ce qu’on appellerait plus

précisément les « sensations » à notre époque –, il est

clair que la douleur a un statut privilégié, et en quelque

sorte un statut paradigmatique de l’utilité qui est celle de

toute la vie sensible en général. Descartes : 1) l’utilise

pour prouver l’union de l’âme et du corps ; 2) la place au

premier rang lorsqu’il établit l’utilité des sentiments et

passions pour la préservation de notre corps, et 3) en fait,

avec le plaisir, la faim et la soif, une sensation

différente des qualités premières ou secondes que l’on

attribue naturellement aux objets eux-mêmes. Un bref rappel

de quelques références et citations sera utile concernant

ces trois points afin d’éclairer le statut spécifique de la

douleur chez Descartes.

C’est dans la sixième Méditation que se trouvent les

plus longs développements de Descartes sur le rôle de la

douleur comme révélateur de l’union de l’âme avec le corps,

ce qu’illustre en particulier la métaphore bien connue du

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pilote et de son navire :Et premièrement il n’y a point de doute que tout ce que la naturem’enseigne contient quelque vérité (…).Or il n’y a rien que cettenature m’enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinonque j’ai un corps, qui est mal disposé quand je sens de ladouleur, qui a besoin de manger ou de boire, quand j’ai lessentiments de la faim ou de la soif, etc. Et partant je ne doisaucunement douter qu’il n’y ait en cela quelque vérité. La naturem’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif,etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsiqu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suisconjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que jecompose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsquemon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur,moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cetteblessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par lavue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque moncorps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplementcela même, sans en être averti par des sentiments de faim et desoif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, dedouleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façonsconfuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union etcomme du mélange de l’esprit avec le corps (AT IX-A, 64).

Des arguments similaires (mais sans la belle métaphore

explicative) se trouvent également dans les Principes de la

philosophie, à la deuxième partie (« Des principes des choses

matérielles », art. 21). On remarque un regroupement de la

douleur avec d’autres sensations, ici toutes désagréables, à

savoir la faim et la soif2. En vérité, ce sont quatre1 « Comment nous savons aussi que notre âme est jointe à un corps : Nousdevons conclure aussi qu’un certain corps est plus étroitement uni ànotre âme que tous les autres qui sont au monde, parce que nousapercevons clairement que la douleur et plusieurs autres sentiments nousarrivent sans que nous les ayons prévus, et que notre âme, par uneconnaissance qui lui est naturelle, juge que ces sentiments ne procèdentpoint d’elle seule, en tant qu’elle est une chose qui pense, mais entant qu’elle est unie à une chose étendue qui se meut par la dispositionde ses organes, qu’on nomme proprement le corps d’un homme. » (Principes dela philosophie, II, art. 2, AT IX-B, 64)2 Voir également la discussion de cette liste et de ces sensations dans

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sensations et non trois que Descartes cite habituellement

ensemble : en plus de la faim et de la soif, la douleur a

pour opposé le « chatouillement » (en latin, notamment dans

les Principes de la philosophie3, et dans la traduction latine des

Passions de l’âme : titillatio), c’est-à-dire un sentiment agréable

que Descartes désigne également, quoique beaucoup moins

souvent, comme la volupté ou le plaisir. Il est intéressant

de noter ici que « chatouillement » est vraiment son terme

préféré : il utilise certes de manière continue le terme

latin « voluptas »4 dans l’édition latine des Méditations, ce

les Cinquièmes objections (AT VII, 343 sq.).3 Cf. 1e partie, art. 48 (AT VIII-A, 23) : « Perceptio, volitio,omnesque modi tam percipiendi quam volendi, ad substantiam cogitantemreferuntur ; ad extensam autem, magnitudo, sive ipsamet extensio inlongum, latum et profundum, figura, motus, situs, partium ipsarumdivisibilitas, et talia. Sed et alia quædam in nobis experimur, quæ necad solam mentem, nec etiam ad solum corpus referri debent, quæque, utinfra suo loco ostendetur, ab arcta et intima mentis nostræ cum corporeunione proficiscuntur : nempe appetitus famis, sitis, etc ; itemque,commotiones, sive animi pathemata, quæ non in sola cogitationeconsistunt, ut commotio ad iram, ad hilaritatem, ad tristitiam, adamorem, etc ; ac denique sensus omnes, ut doloris, titillationis, luciset colorum, sonorum, odorum, saporum, caloris, duritiei, aliarumquetactilium qualitatum. »4 « Primo itaque sensi me habere caput, manus, pedes, et membra cæteraex quibus constat illud corpus, quod tanquam mei partem, vel forte etiamtanquam me totum spectabam ; sensique hoc corpus inter alia multacorpora versari, a quibus variis commodis vel incommodis affici potest,et commoda ista sensu quodam voluptatis, et incommoda sensu dolorismetiebar. Atque, præter dolorem et voluptatem, sentiebam etiam in mefamem, sitim, aliosque ejusmodi appetius ; itemque corporeas quasdampropensiones ad hilaritatem, ad tristitiam, ad iram, similesque aliosaffectus ; foris vero, præter corporum extensionem, et figuras, etmotus, sentiebam etiam in illis duritiem et calorem, aliasque tactilesqualitates ; ac prætera lumen et colores, et odores, et sapores, etsonos, ex quorum varietate cælum, terram, maria, et reliqua corpore abinvicem distinguebam. » (Méditations, AT VII, 74-75).

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qui a été traduit en français par « plaisir »5, mais dans sa

discussion de ces sensations dans les réponses aux Sixièmes

objections, il remplace voluptas par titillatio6. Dans la lettre à

Élisabeth du 6 octobre 1645, il précise que le terme de

« plaisir » est plus courant dans la langue vulgaire mais

porte à confusion (il semble qu’il ait à l’esprit l’usage

épicurien qui pouvait en être fait par les libertins de son

5 Cf. AT IX, 59, 60, et 65.6 « Ut recte advertamus quænam sit sensus certitudo, tres quasi gradusin ipso sunt distinguendi. Ad primum pertinet tantum illud quo immediateafficitur organum corporeum ab objectis externis, quodque nihil aliudesse potest quam motus particularum istius organi, et figuræ ac situsmutatio ex illo motu procedens. Secundus continet id omne quod immediateresultat in mente ex eo quod organo corporeo sic affecto unita sit,talesque sunt perceptiones doloris, titillationis, sitis, famis,colorum, soni, saporis, odoris, caloris, frigoris, et similium, quasoriri ex unione ac quasi permistione mentis cum corpore in sextaMeditatione dictum est. Tertius denique comprehendit omnia illa judicia,quæ, occasione motuum organi corporei, de rebus extra nos ab ineunteætate facere consuevimus. » (Objections, AT VII, 436-437) On remarqueune énumeration similaire (utilisant le terme titillatio) dans la Lettre àHyperapiste d’août 1641 : « Utero, semper cogitare : nam quæ certior autevidentior ratio ad hoc posset optari, quam quod probarim ejus naturamsive essentiam in eo consistere, quod cogitet sicut essentia corporis ineo consistit, quod sit extensum ? Neque enim ulla res potest unquampropria essentia privari ; nec ideo mihi videtur ille magis audiendus,qui negat animam suam cogitasse iis temporibus, quibus non meminit seadvertisse ipsam cogitasse, quam si negaret etiam corpus suum fuisseextensum, quamdiu non advertit illud habuisse extensionem. Non autemidcirco mihi persuadeo, mentem infantis de rebus Metaphysicis in matrisutero meditari ; sed contra, si quid liceat de re non perspectaconjicere, cum experiamur mentes nostras corporibus ita esse adjunctasut fere semper ab iisdem patiantur ; et quamvis in adulto et sanocorpore vigens animus nonnulla fruatur libertate cogitandi de aliis,quam quæ ipsi a sensibus offerentur, eandum tamen non esse libertatem inægris, nec in dormientibus, nec in pueris, et solere esse eo minorem,quo ætas est tenerior ; nihil magis rationi consentaneum est, quam utputemus mentem corpori infantis recenter unitam in solis ideis doloris,titillationis, caloris, frigoris et similibus, quæ ex ista unione acquasi permixtione oriuntur, confuse percipiendis sive sentiendisoccupari. » (AT III, 423-424)

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époque) : Ce qui fait que plusieurs confondent le sentiment de la douleuravec la passion de la tristesse, et celui du chatouillement avecla passion de la joie, laquelle ils nomment aussi volupté ouplaisir, et ceux de la soif ou de la faim avec les désirs de boireou de manger, qui sont des passions : car ordinairement les causesqui font la douleur, agitent aussi les esprits, en la façon quiest requise pour exciter la tristesse, et celles qui font sentirquelque chatouillement, les agitent en la façon qui est requisepour exciter la joie, et ainsi des autres (AT IV, 312).

Ce qui justifie ce regroupement de la douleur avec le

chatouillement, la faim et la soif, et parfois également

avec le chaud et le froid, c’est que ce sont des sentiments

que l’on attribue à notre corps, et non aux corps

extérieurs. Dans le cas du chaud et du froid, ils sont moins

fréquemment inclus dans la liste des exemples pour la simple

raison qu’ils pourraient porter à confusion puisque ce sont

également des qualités sensibles du monde extérieur ; mais

en vérité Descartes est parfaitement à même de justifier que

l’on puisse sentir à la fois la froideur dans notre main, et

la chaleur dans le feu, ou inversement la chaleur de notre

main et le froid extérieur, sans confusion aucune entre les

deux sensations. Il fournit cette justification à l’article

24 des Passions de l’âme :Les perceptions que nous rapportons à notre corps ou à quelques-unes de ses parties sont celles que nous avons de la faim, de lasoif et de nos autres appétits naturels, à quoi on peut joindre ladouleur, lachaleur et les autres affections que nous sentons commedans nos membres, et non pas comme dans les objets qui sont horsde nous. Ainsi nous pouvons sentir en même temps, et parl’entremise des mêmes nerfs, la froideur de notre main et lachaleur de la flamme dont elle s’approche, ou bien, au contraire,la chaleur de la main et le froid de l’air auquel elle estexposée, sans qu’il y ait aucune différence entre les actions qui

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nous font sentir le chaud ou le froid qui est en notre main etcelles qui nous font sentir celui qui est hors de nous, sinon quel’une de ces actions survenant à l’autre, nous jugeons que lapremière est déjà en nous, et que celle qui survient n’y est pasencore, mais en l’objet qui la cause (AT XI, 346-347). 

Il y a donc quelque chose de particulier à ces sensations

qui leur permet de devenir, par le seul fait que je les

éprouve de manière continuelle (et, bien sûr, que Dieu est

non trompeur), la preuve de ma nature simultanément mentale

et corporelle : ce sont des sensations dont je sens

l’origine dans mon corps.

Mais c’est même à la douleur que revient la palme de

l’indicateur suprême de cette corporéité qui est la mienne,

car comme le dit Descartes dans la sixième Méditation, « Y

a-t-il chose plus intime ou plus intérieure que la

douleur ? » (AT IX-A, 61). Cette phrase se trouve juste

avant l’examen du problème de l’illusion du membre fantôme,

dont on comprend qu’il constitue pour Descartes un défi

d’autant plus grand pour la bonté divine, que la douleur est

bien cette expérience la plus intime et la plus puissante,

donc épistémologiquement aussi la plus « claire »7, qui7 On sait que Descartes prendra justement l’exemple de la douleur pourillustrer qu’une perception peut être à la fois claire et non distincteà l’article 46 des Principes de la philosophie (AT IX-B, 44) : « Par exemple,lorsque quelqu’un sent une douleur cuisante, la connaissance qu’il a decette douleur est claire à son égard, et n’est pas pour cela toujoursdistincte, parce qu’il la confond ordinairement avec le faux jugementqu’il fait sur la nature de ce qu’il pense être en la partie blessée,qu’il croit être semblable à l’idée ou au sentiment de la douleur quiest en sa pensée, encore qu’il n’aperçoive rien clairement que lesentiment ou la pensée confuse qui est en lui. Ainsi la connaissancepeut être claire sans être distincte, et ne peut être distincte qu’ellene soit claire par même moyen. »

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puisse nous être donnée. Nous reviendrons sur ce point au

moment d’examiner la différence de valeur de vérité entre

les sensations et les passions selon Descartes.

La douleur, et les sensations désagréables en général,

sont plus importantes que le plaisir ou les autres

sensations physiques positives ou neutres pour nous révéler

notre double nature, car elles ont également une fonction

plus cruciale que les autres. Cette fonction, comme pour

toute sensation, est de nous indiquer ce qu’il faut fuir ou

rechercher pour se maintenir dans l’existence. À ce titre,

on peut lire notamment l’article 3 de la deuxième partie des

Principes de la philosophie : « Que nos sens ne nous enseignent pas

la nature des choses, mais seulement ce en quoi elles nous

sont utiles ou nuisibles »8. Mais Descartes insinue que la

douleur et les sentiments déplaisants ont un rôle plus

primordial encore que les sensations agréables à cette fin,

car les premiers permettent d’éviter des dangers qui

pourraient nous nuire, tandis que les seconds ne servent

qu’à augmenter un état déjà satisfaisant d’adaptation à

8 « Il suffira que nous remarquions seulement que tout ce que nousapercevons par l’entremise de nos sens se rapporte à l’étroite unionqu’a l’âme avec le corps, et que nous connaissons ordinairement par leurmoyen ce en quoi les corps de dehors nous peuvent profiter ou nuire,mais non pas quelle est leur nature, si ce n’est peut-être rarement etpar hasard […]. Or cette nature m’apprend bien à fuir les choses quicausent en moi le sentiment de la douleur, et à me porter vers cellesqui me communiquent quelque sentiment de plaisir ; mais je ne vois pointqu’outre cela elle m’apprenne que de ces diverses perceptions des sensnous devions jamais rien conclure touchant les choses qui sont hors denous, sans que l’esprit les ait soigneusement et mûrement examinées. »(AT IX-B, 64-65)

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notre environnement. Paradoxalement, ce n’est pas dans un

article sur les sensations de douleur et de peine, mais sur

les passions de joie et de tristesse qui en découlent

immédiatement que Descartes établit ce point ; toutefois, on

comprend bien que son argument s’applique aussi au plaisir

et à la douleur. Il s’agit de l’article 137 des Passions de

l’âme :Après avoir donné les définitions de l’amour, de la haine, dudésir, de la joie, de la tristesse, et traité de tous lesmouvements corporels qui les causent ou les accompagnent, nousn’avons plus ici à considérer que leur usage. Touchant quoi il està remarquer que, selon l’institution de la nature, elles serapportent toutes au corps, et ne sont données à l’âme qu’en tantqu’elle est jointe avec lui ; en sorte que leur usage naturel estd’inciter l’âme à consentir et contribuer aux actions qui peuventservir à conserver le corps ou à le rendre en quelque façon plusparfait. Et en ce sens la tristesse et la joie sont les deuxpremières qui sont employées. Car l’âme n’est immédiatementavertie des choses qui nuisent au corps que par le sentimentqu’elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement lapassion de la tristesse, puis ensuite la haine de ce qui causecette douleur, et en troisième lieu le désir de s’en délivrer.Comme aussi l’âme n’est immédiatement avertie des choses utiles aucorps que par quelque sorte de chatouillement qui, excitant enelle de la joie, fait ensuite naître l’amour de ce qu’on croit enêtre la cause, et enfin le désir d’acquérir ce qui peut fairequ’on continue en cette joie ou bien qu’on jouisse encore aprèsd’une semblable. Ce qui fait voir qu’elles sont toutes cinq trèsutiles au regard du corps, et même que la tristesse est en quelquefaçon première et plus nécessaire que la joie, et la haine quel’amour, à cause qu’il importe davantage de repousser les chosesqui nuisent et peuvent détruire que d’acquérir celles qui ajoutentquelque perfection sans laquelle on peut subsister (AT XI, 429-430).

Nous touchons ici un point essentiel de la comparaison

avec Spinoza pour deux raisons principales, qui touchent à

la distinction entre sensation et passion d’une part, et aux

ressemblances avec le conatus de l’autre. Pour le premier

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point, nous l’examinerons après avoir présenté la théorie

spinoziste en seconde partie : il s’agira de comprendre

exactement en quoi les sensations et les passions se

distinguent les unes des autres, mais en quoi elles se

rejoignent également en cette fonction précise qui est de

favoriser notre adaptation à notre environnement vital.

Pour le second, la raison pour laquelle les sentiments

désagréables sont primordiaux est qu’ils sont des

indicateurs plus importants que les autres pour notre

conservation, ce qui est probablement le point de doctrine

de Descartes le plus proche de l’ontologie spinoziste du

conatus. En effet, la façon dont une nouvelle finalité, la

finalité biologique, vient s’insérer sur un fond de physique

mécaniste chez Descartes, ressemble dangereusement à une

réintroduction dans la nature des causes finales évacuées de

la philosophie aristotélicienne. S’il ne saurait être

question de causes « finales » au sens propre ni chez

Descartes ni chez Spinoza à l’échelle de la nature, il reste

que l’orientation biologique naturelle de chaque vivant pris

individuellement obéit à une logique de la préservation de

son être que Descartes ne nomme pas « conatus », mais qui en

a toutes les formes (et il ne sera pas inutile de préciser

que la question de la téléologie chez Spinoza fait l’objet

de nombreux débats également).

Ce que Descartes appelle l’« institution de la nature »

a bien pour finalité de préserver les êtres. Si cette

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préservation se justifie en des termes exclusivement

physiques justement, c’est bien parce que la nature est

elle-même à expliquer en termes d’une mécanique finalisée.

D’aucuns diront sans doute que mécanisme et finalisme

s’excluent mutuellement, mais la contradiction dans les

termes n’a rien d’insurmontable. On peut se référer par

exemple aux analyses que Stephen Gaukroger a fournies de la

philosophie naturelle de Descartes, notamment à propos de la

thèse de la bête-machine, pour appuyer cette lecture

finaliste du mécanisme cartésien9. En somme, et sans entrer

plus amplement dans la question (non moins controversée) des

animaux-machines, Gaukroger explique Descartes d’une manière

qui concilie parfaitement perspective totalement

physicaliste de l’explication des mouvements, et

reconnaissance que ces mouvements vitaux du monde organique

expriment une finalité qui est celle de leur préservation et

de leur adaptation à leur écosystème. Il ne s’agit donc pas

de dire que l’une nie l’autre, ou encore qu’au fond

Descartes n’explique pas vraiment la vie en termes physiques

(il est clair qu’il évacue totalement l’idée de principe

vital animique qui était à l’œuvre chez Aristote et ses

successeurs) : il s’agit bien plutôt d’étendre ce qu’on

9 Cf. particulièrement Stephen Gaukroger, Descartes’ System of NaturalPhilosophy, Cambridge : Cambridge University Press, 2002, p. 196-214.Comme il le précise d’emblée, « Descartes’ conception of animalcapacities and behaviour is, in essence, no different from that of mostof his contemporaries, and he attributes not just cognitive but alsoaffective states to them. What is novel about this treatment is the wayhe accounts for these states. », p. 199.

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reconnaissait jusqu’alors comme les limites de la physique

pour faire inclure à celle-ci ce qui relève de la biologie. Descartes’ basic physiology requires nothing more than inertmatter, differentiated in three sizes, and an understanding ofcirculatory systems. His developmental physiology can also getwith these, but his account of psycho-physiology requires an expansion in theresources of his mechanism (…). In his treatment of perceptualcognition in animals – and in humans in cases where the intellectis not operative, that is, where it is simply a case of psycho-physiology – he does not attempt to show that perceptual cognitiondoes not occur, but rather invokes a kind of receptive capacitywhich stretches what one might normally think of as the limits of explanations that haverecourse only to mechanical causation10.

La plupart des fonctions les plus élémentaires du vivant,

c’est-à-dire celles qui n’incluent que l’action-réflexe et

l’instinct, sont ce que Gaukroger désigne dans cette

citation comme la physiologie de base de Descartes, et elles

s’expliquent de manière totalement physique. La « psycho-

physiologie », par où il comprend toutes les formes de

sensation non-consciente telles que la mémoire, la

perception des couleurs ou celle de la distance des objets,

s’explique elle aussi en termes physiques et mécanistes,

mais elle relève d’une physique mécanique étendue. Dans tous

les cas, il n’y a pas d’âme, et c’est toujours de la stricte

physique. Mais le fait que la biologie elle-même s’explique

en termes de mécanique causale n’empêche pas qu’elle

poursuive une fonction propre, qui est celle de la

préservation des corps.

Il en va de même chez Spinoza. La question de la

conciliation d’une physique mécaniste avec le conatus

10 Ibid., p. 196-197 (c’est nous qui soulignons).

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mériterait à soi seule une étude séparée, mais qu’il nous

suffise de dire ici que nous voyons une très grande parenté

entre les deux auteurs – à cette différence près,

évidemment, que chez Spinoza il y a effectivement une âme à

toute chose, tandis que chez Descartes même les êtres

vivants n’en ont pas (seuls les humains en ont une).

Toutefois, puisque chez Spinoza les modifications dans

l’attribut étendue ne peuvent s’expliquer qu’en fonction de

l’ordre causal régnant au sein du même attribut (il en va de

même pour tous les attributs ; cf. E IIP7S), la différence

n’est, au fond, pas du tout significative : chez lui aussi,

seul le physique explique le physique. Cela n’empêche pas

qu’il s’agisse d’un ordre physique répondant à une essence

intentionnelle et dynamique, « conative ». Le conatus et une

physique des causes efficientes sont donc tout aussi

conciliables – quoique tout aussi paradoxalement – chez

Spinoza, que le sont chez Descartes le mécanisme et la

biologie.

La parenté avec les thèses spinozistes pourrait faire

penser que s’il y a bien une chose que Spinoza a voulu

garder de Descartes, c’est ce qu’il disait de la douleur. On

ne peut que s’étonner, dès lors, que ce qui chez Descartes

semblait exprimer le mieux cette orientation naturelle de

l’être vivant vers la préservation de son existence n’ait

pas été conservé par Spinoza, et même, qu’il ait été

sciemment remplacé par autre chose (à savoir, les affects).

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C’est à ce remplacement que sera consacrée la seconde partie

de cette étude, où il sera question de ce que la douleur

devient dans l’ontologie de Spinoza.

II. La douleur chez Spinoza et la distinction entre

sensations et passionsDans l’Éthique, c’est bien évidemment dans la troisième

partie qu’apparaît le terme de douleur (dolor), avec son

affect opposé qu’est, comme chez Descartes, le plaisir ou le

chatouillement (titillatio). Plus précisément, c’est au scolie

de la proposition 11 que s’effectue l’introduction de ces

termes, c’est-à-dire en même temps que Spinoza présente la

joie et la tristesse comme constituant, avec le désir, les

trois affects primitifs. Le plaisir et la douleur – toujours

analysés ensemble par Spinoza – sont présentés comme des

formes dérivées des catégories plus générales de la joie et

la tristesse, c’est-à-dire qu’elles sont le nom qu’on donne

à la joie et à la tristesse elles-mêmes dans certains

contextes sémantiques précis (comme, en E IIIP9S, la volonté

n’est que le nom que prend l’appétit lorsqu’on le rapporte à

l’esprit seul, par exemple). La première partie de ce scolie

affirme :Nous avons donc vu que l’esprit peut subir de grands changementsoù il est passif et où il passe à une perfection tantôt plusgrande et tantôt moindre ; et ce sont ces passions qui nousexpliquent les affects de joie et de tristesse. Par joiej’entendrai donc dans la suite une passion par laquelle l’espritpasse à une plus grande perfection, et par tristesse une passionpar laquelle on passe à une perfection moindre. En outre, l’affect

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de joie (laetitia) rapporté simultanément à l’esprit et au corps, jel’appelle plaisir (titillatio) ou gaieté (hilaritas) ; celui de latristesse (tristitia), douleur (dolor) ou mélancolie (melancholia). Ilconvient de noter que le plaisir et la douleur se rapportent àl’homme lorsqu’une partie de son être est plus affectée que lesautres, la gaieté et la mélancolie lorsque toutes les parties sontégalement affectées. Quant à la nature du désir (cupiditas), je l’aiexpliquée dans le scolie de la proposition 9 de cette partie. Endehors de ces trois affects, je n’en reconnais aucun autre quisoit primitif, et je montrerai par la suite que c’est de ces troisaffects que tous les autres prennent naissance11.

Contrairement à ce à quoi l’on aurait pu s’attendre, la

douleur, selon ce scolie, n’est pas particulièrement le nom

que prend la tristesse lorsqu’on la rapporte au corps, ni le

plaisir le nom que prend la joie lorsqu’on la rapporte au

corps. La distinction ne se joue pas du tout ici entre une

désignation plus physique et une désignation plus mentale :

en effet Spinoza dit bien, à propos des quatre termes qu’il

introduit pour spécifier les espèces de joie et de

tristesse, que ces affects sont « rapportés simultanément à

l’esprit et au corps » (« Porro affectum laetitia, ad mentem,

et corpus simul relatum, titillationem, vel hilaritatem voco ;

tristitiae autem dolorem, vel melancholiam12 »). La douleur

et la mélancolie sont donc toutes deux des formes de

tristesse qui affectent à la fois le corps et l’esprit. Que

la douleur soit un phénomène simultanément physique et mental

est bien évidemment un point de démarcation essentiel avec11 E III P11S ; G II, 148-149. Nous utilisons dans tout le texte latraduction de Robert Misrahi (Paris, PUF, coll. « Philosophied’aujourd’hui », 1990), suivie de la référence dans les quatre volumesde l’édition princeps de Carl Gebhardt (Spinoza Opera, Heidelberg, CarlWinters Universitätsbuchhandlung, 1925).12 G II, 149, lignes 4-6 (c’est nous qui soulignons).

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Descartes, où se joue toute la différence entre une théorie

de l’interaction, et une théorie (paralléliste) de

l’identité sous deux formes distinctes de l’âme et du corps.

On peut donc synthétiser les distinctions terminologiques

faites par Spinoza de la façon suivante :

Nom del’affectprimaire

Nom lorsqu’une partiede l’homme est plus

affectée que les autres

Nom lorsque toutesles parties sont

également affectéesLaetitia (joie) Titillatio (plaisir) Hilaritas (gaieté)

Tristitia

(tristesse)

Dolor (douleur) Melancholia

(mélancolie)

La distinction n’est pas entre le nom que prend

l’affect selon qu’on le rapporte au corps ou à l’esprit,

mais selon qu’on le rapporte à une partie seulement, ou au

tout du corps (et de l’esprit). En somme, on comprend que

pour Spinoza la douleur peut se définir comme une tristesse,

à la fois physique et mentale, lorsqu’une partie du corps

voit sa puissance diminuer. Peut-être ne sera-t-il pas

inutile de rappeler ici la définition des affects au début

de la troisième partie de l’Éthique : « J’entends par affect

les affections du corps lorsque la puissance d’agir de

celui-ci est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en

même temps, les idées de ces affections13 ». La question qui

surgit est de comprendre pourquoi les « sensations » de

plaisir et douleur sont insérées indistinctement parmi

13 E III Def3 ; G II, 139.

16

16

« affects » de joie et tristesse pour Spinoza. Celui-ci

n’attribue par ailleurs aucun rôle particulier à la douleur

par rapport au plaisir dans la préservation de soi. Et

enfin, il n’établit même aucune distinction entre la douleur

et le plaisir, qui sont des sensations, et les autres

affects (émotions ou sentiments au sens moderne) qui sont

autant de variétés de joie et de tristesse, tandis que

Descartes avait pris grand soin de les distinguer

conceptuellement.

Un indice peut être trouvé dans les traces cartésiennes

que nous a laissées l’évolution de la pensée de Spinoza.

Certains passages dans le reste de l’Éthique donnent en effet

l’impression que Spinoza contredit le caractère psycho-

physique du plaisir et de la douleur affirmé au scolie d’E

IIIP11 en qualifiant ceux-ci d’affects se rapportant au

corps (à savoir, dans la définition des affects à la fin de

la troisième partie14, et aux démonstrations des

propositions 42 et 43 de la quatrième partie15). Nous avons14 E III DA3Ex : « J’omets les définitions de la gaieté, du plaisir, dela mélancolie et de la douleur, parce que ces affects se rapportentessentiellement au corps [ad corpus potissimum referuntur], et ne sont que desespèces de joie ou de tristesse. » (G II, 191)15 E IV P42D : « La gaieté (voir sa déf. Au scol. de la prop. 11, part. III) est unejoie qui, en tant qu’elle se rapporte au corps, consiste en ce quetoutes ses parties sont également affectées, c’est-à-dire que (par la prop.11, part. III) la puissance d’agir du corps est accrue ou secondée de tellesorte que toutes ses parties conservent entre elles le même rapport demouvement et de repos ; ainsi (par la prop. 39) la gaieté est toujoursbonne et ne peut avoir d’excès. Mais la mélancolie (voir aussi sa déf. Dans lemême scol.de la prop. 11, part. III) est une tristesse qui, en tant qu’elle serapporte au corps, consiste en ce que la puissance d’agir du corps est,absolument parlant, réduite ou réprimée ; c’est pourquoi (par la prop. 38)elle est toujours mauvaise. » ; et E IVP43D : « le plaisir est une joie

17

17

tenté de montrer ailleurs16 qu’il n’y avait pas exactement

de contradiction, car ces précisions ne peuvent en aucun cas

signifier que l’affect n’est pas en même temps mental ; mais

celles-ci sont extrêmement intéressantes car Spinoza y

révèle la genèse de sa pensée sur les sensations comme étant

précisément de type cartésien et interactionniste. En

l’occurrence, les sensations de douleur et de plaisir sont

les idées (ou réalités objectives) correspondant aux

affections du corps (leur réalité formelle) telles qu’elles

sont déterminées par la variation dans le mouvement des

petites parties de ce corps. Et c’est au Court Traité, une

ébauche ancienne de l’Éthique finalement remplacée par celle-

ci une quinzaine d’années plus tard, qu’il faut se référer.

Cet appendice révèle une influence profonde de

Descartes sur Spinoza, car dans cet ouvrage, Spinoza parle

des sensations (incluant, outre le plaisir et la douleur, le

chaud et le froid) comme des formes primitives du sentiment

dont naissent tous les autres, ou dont tous les autres ne

sont que des variétés (or, dans l’Éthique, Spinoza confèrera

ce statut d’affect primitif à la joie, à la tristesse, et au

désir).KV App.2, §16 : Quand les degrés de mouvement et de repos ne sont

qui, en tant qu’elle se rapporte au corps [quatenus ad corpus refertur],consiste en ce qu’une ou plusieurs de ses parties sont affectées plusque les autres (voir sa déf. au scol. de la prop. 11, Part. III). »16 Cf. notre communication « Le statut psychophysique de la douleur etdu plaisir chez Spinoza », présentée dans le cadre du séminaire derecherche du CERPHI sur Spinoza « L’unité psychophysique à l’épreuve desaffects » dirigé par Chantal Jaquet, Ariel Suhamy et Pascal Sévérac, le2 avril 2008 à l’Université Paris I-Sorbonne.

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18

pas les mêmes dans toutes les parties de notre corps, mais quequelques unes ont plus de mouvement ou de repos que les autres,alors naissent divers sentiments [gevoelen]. (C’est ainsi que nouséprouvons une sorte particulière de douleur quand on nous frappesur les yeux ou les mains avec un bâton). Quand les causesextérieures qui produisent ces changements sont différentes etn’ont pas toutes le même effet, des sentiments divers naissent delà dans une seule et même partie (ainsi nous éprouvons unsentiment différent quand on nous frappe sur la même main avec dubois ou avec du fer). Et d’autre part si le changement, quis’introduit dans quelque partie, est cause que cette partie setrouve ramenée à sa proportion primitive de mouvement et de repos,il suit de là la joie que nous nommons repos, exercice agréable etgaieté [die wy ruste, vermaakelyke oeffening, en vroolykheid noemen] (G I, 120-121).

La joie « suit » ici du plaisir (en un sens causal), lequel

est par ailleurs clairement identifié comme un sentiment se

rapportant au corps. De plus, dans les paragraphes précédant

immédiatement celui-ci, Spinoza explique bien que la

variation de l’idée ressentie comme un sentiment exprime la

variation de puissance dans le corps, et trouve son origine

dans sa fonction de reflet de celui-ci (c’est-à-dire, sa

fonction d’essence objective conçue comme effet causal de

l’état du corps).KV, App. 2, §14 Nous commencerons par poser comme chose démontréequ’il n’y a dans l’étendue d’autres modifications que le mouvementet le repos et que chaque chose corporelle n’est rien d’autrequ’une proportion déterminée de mouvement et de repos, de sorteque, s’il n’y avait dans l’étendue que du mouvement, ou que durepos, pas une seule chose particulière ne pourrait s’y montrer ouexister : ainsi le corps humain n’est rien d’autre qu’une certaineproportion de mouvement et de repos.§ 15 L’essence objective, qui dans l’attribut pensant correspond àcette proportion existante, est, dirons-nous, l’âme du corps. Simaintenant l’une de ces modifications, soit le repos, soit lemouvement, vient à changer, étant accru ou diminué, l’idée changeaussi dans la même mesure ; quand, par exemple, il arrive que lerepos s’accroît et que le mouvement diminue, cela cause la douleurou la tristesse que nous appelons froid. Si, au contraire, le

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19

mouvement s’accroît, cela cause la douleur que nous nommons chaleur(G I, 120).

Remarquons en passant ici une sorte de confusion

terminologique entre douleur et tristesse pour tenir lieu de

la catégorie plus générale à laquelle appartiennent les

autres sensations propres : « Cela cause la douleur ou la tristesse

que nous appelons froid ». Il semble bien que Spinoza ait

finalement décidé de préférer le terme de « tristesse » dans

l’Éthique à celui de « douleur » utilisé ici, mais que quel

que soit le terme employé, il ait toujours voulu faire du

sentiment – ensuite appelé affect – l’indice de la variation

de la puissance de notre être.

Ainsi Spinoza mêle-t-il sentiment et passion

(évidemment, il n’a pas encore forgé le terme d’affect) pour

les définir tous deux comme cette perception du corps et de

ses variations de puissance par l’âme, notamment au chapitre

19 de la deuxième partie du Court Traité :KV II, 19, §11 : « Si maintenant ces deux attributs agissent l’unsur l’autre, il en résulte une passion produite dans l’un parl’autre ; ainsi, par la détermination du mouvement que nous avonsle pouvoir de dévier dans une direction quelconque (G I, 92).

Spinoza utilise ici le vocabulaire de l’interaction entre

les deux attributs, et ce chapitre en particulier recèle de

nombreuses ambiguïtés et même contradictions sur cette

question. Il est certain qu’à ce stade de sa pensée, il

concevait encore que l’âme pouvait agir sur le corps et

vice-versa, d’où toute la suite de ce paragraphe sur le

pouvoir que possède l’âme de dévier le mouvement des esprits

20

20

animaux. Mais quelques lignes plus loin à peine, il expose

une théorie qui annonce déjà pleinement le parallélisme, en

disant que ce qu’il désigne comme l’action du corps sur

l’âme est seulement celle consistant à se faire percevoir

par elle :KV II, 19, § 13-15 : Ayant ainsi parlé des effets que l’âme a dansle corps, voyons maintenant ceux que le corps a dans l’âme ; nousposons comme étant parmi eux le principal que le corps fait quel’âme le perçoive lui-même et par là aussi d’autres corps (…). Desorte que rien de ce qui arrive dans l’âme en sus de cetteperception ne peut être causé par le corps. Le premier objet dontl’âme acquiert ainsi la connaissance étant le corps, il en résulteque l’âme a pour lui de l’amour et est ainsi unie à lui (…). De ceque nous avons dit jusqu’ici, il est facile de déduire quellessont les principales causes de passions ; car, pour ce qui touchele corps et ses effets, le mouvement et le repos, ils ne peuventavoir dans l’âme d’autre effet que de se faire connaître eux-mêmesen tant qu’objets (G I, 92-94).

Il n’est pas utile, dans le cadre de cet article, de

s’appesantir sur la contradiction entre ces extraits, qui ne

nous paraît surmontable que par un recours à différentes

couches de texte correspondant à des stades chronologiques

distincts de la pensée de Spinoza. Ce qui importe le plus

est que dans ce texte montrant les premières formes de la

pensée de Spinoza sur ce point, le sentiment (gevoel) soit

assimilé à une passion de l’âme, et que toute « passion »

soit comprise d’abord et avant tout comme le reflet d’une

variation dans l’état de notre corps.

La proximité avec la définition des affects dans

l’Éthique est donc patente. D’où, de nouveau, le même

questionnement qui rebondit sous une forme différente :

21

21

pourquoi Spinoza a-t-il volontairement17 fait de la

catégorie de « tristesse » celle qui inclut la douleur, et

non l’inverse ? Pourquoi, autrement dit, Spinoza a-t-il

choisi : 1) de parler d’affects plutôt que de sentiments ou

de sensations, et 2) d’utiliser le terme de « tristesse »

plutôt que celui de « douleur » (et « joie » plutôt que

« plaisir ») pour désigner cet affect ?

L’idée d’un remaniement conscient par Spinoza de son

vocabulaire entre les deux ouvrages est renforcée par le

fait qu’il ne pouvait pas ignorer la position prise par

Descartes sur ces questions. Comme nous l’avons déjà vu dans

une lettre à Élisabeth, Descartes avait pris bien soin de

distinguer le sentiment (au sens de sensation) de la

passion. Il avait réitéré cette clarification importante

dans plusieurs passages des Passions de l’âme18, ouvrage

17 L’évolution dans les termes entre le Court Traité et l’Éthique prouve uneréflexion consciente de Spinoza sur ces questions.18 On trouve également des éléments intéressants pour comprendre ladistinction entre sentiment et passion dans plusieurs autres textesprobablement inconnus de Spinoza. Cf. notamment L’homme : « Et remarquezque j’ai particulièrement distingué les deux pores oR et oS, pour vousavertir qu’il y presque toujours deux sortes de mouvements qui procèdentde chaque action : savoir les extérieurs, qui servent à poursuivre leschoses désirables, ou à éviter les nuisibles ; et les intérieurs, qu’onnomme communément les passions, qui servent à disposer le cœur et lefoie, et tous les autres organes desquels le tempérament du sang etensuite celui des esprits peut dépendre, en telle sorte que les espritsqui naissent pour lors, se trouvent propres à causer les mouvementsextérieurs qui doivent suivre […]. Quant aux autres mouvementsextérieurs, qui ne servent point à éviter le mal ou à suivre le bien,mais seulement à témoigner les passions, comme ceux en quoi consiste lerire ou le pleurer, ils ne se font que par occasion, et parce que lesnerfs par où doivent entrer les esprits pour les causer, ont leurorigine tout proche de ceux par où ils entrent pour causer les passions,ainsi que l’anatomie vous peut apprendre. » (AT XI, 193-194) Rappelons

22

22

évidemment lu par Spinoza. Le premier est la définition des

passions de l’âme à l’article 27, que justement Spinoza cite

verbatim dans la préface de la cinquième partie de l’Éthique :Après avoir considéré en quoi les passions de l’âme diffèrent detoutes ses autres pensées, il me semble qu’on peut généralementles définir : des perceptions, ou des sentiments, ou des émotionsde l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sontcausées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement desesprits (AT XI, 349). 

Un autre est l’explication de la deuxième partie de cette

définition à l’article 29 :J’ajoute qu’elles se rapportent particulièrement à l’âme, pour lesdistinguer des autres sentiments qu’on rapporte, les uns auxobjets extérieurs, comme les odeurs, les sons, les couleurs ; lesautres à notre corps, comme la faim, la soif, la douleur. J’ajouteaussi qu’elles sont causées, entretenues et fortifiées par quelquemouvement des esprits, afin de les distinguer de nos volontés,

également la lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645 : « Ensuite de quoi,on peut généralement nommer passions toutes les pensées qui sont ainsiexcitées en l’âme sans le concours de sa volonté, et par conséquent,sans aucune action qui vienne d’elle, par les seules impressions quisont dans le cerveau, car tout ce qui n’est point action est passion.Mais on restreint ordinairement ce nom aux pensées qui sont causées parquelque particulière agitation des esprits. Car celles qui viennent desobjets extérieurs, ou bien des dispositions intérieures du corps, commela perception des couleurs, des sons, des odeurs, la faim, la soif, ladouleur et semblables, se nomment des sentiments,les uns extérieurs, lesautres intérieurs. […] Ainsi il ne reste que les pensées qui viennent dequelque particulière agitation des esprits, et dont on sent les effetscomme en l’âme même, qui soient proprement nommées des passions. Il estvrai que nous n’en avons quasi jamais aucunes qui ne dépendent deplusieurs des causes que je viens de distinguer ; mais on leur donne ladénomination de celle qui est la principale, ou àlaquelle on aprincipalement égard : ce qui fait que plusieurs confondent le sentimentde la douleur avec la passion de la tristesse, et celui duchatouillement avec la passion de la joie, laquelle ils nomment aussivolupté ou plaisir, et ceux de la soif ou de la faim avec les désirs deboire ou de manger, qui sont des passions : car ordinairement les causesqui font la douleur, agitent aussi les esprits, en la façon qui estrequise pour exciter la tristesse, et celles qui font sentir quelquechatouillement, les agitent en la façon qui est requise pour exciter lajoie, et ainsi des autres. » (AT IV, 310-312)

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23

qu’on peut nommer des émotions de l’âme qui se rapportent à elle,mais qui sont causées par elle-même, et aussi afin d’expliquerleur dernière et plus prochaine à cause, qui les distinguederechef des autres sentiments (PA 29 ; AT XI, 350).

Chez Descartes, les « passions » se rapportent donc

principalement à l’âme, tandis que les sentiments se

rapportent au corps, qu’il s’agisse du nôtre (perception du

corps propre) ou de ceux qui nous environnent et que l’on

perçoit en tant qu’ils agissent sur notre corps (perception

des qualités sensibles des corps extérieurs). Il va de soi

que si Spinoza pouvait encore utiliser le terme de

« passion » dans le Court traité, il ne pouvait plus le faire

dans l’Éthique, qui interdit formellement l’action mutuelle de

deux choses n’ayant rien en commun (l’identité ultime des

modes dans la substance venant s’ajouter à ce parallélisme

pour l’expliquer). Le choix du terme d’affect, qui était

utilisé dans la tradition latine plus ancienne (remontant

notamment aux Tusculanes de Cicéron), permettait donc à

Spinoza d’éviter de soumettre l’âme au corps, et de rétablir

l’équilibre que requérait une égalité entre les deux.

La différence entre passion et sentiment chez Descartes

réside également dans la question de ce qui cause l’autre.

Descartes explique encore à l’article 94 de la deuxième

partie de Passions de l’âme comment le chatouillement et la

douleur doivent impérativement être distingués de la joie et

de la tristesse, bien que celles-là (les passions) soient

naturellement causées par ceux-ci (les sentiments) :Ainsi, lorsqu’on est en pleine santé et que le temps est plus

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serein que de coutume, on sent en soi une gaîté qui ne vientd’aucune fonction de l’entendement, mais seulement des impressionsque le mouvement des esprits fait dans le cerveau : Et on se senttriste en même façon lorsque le corps est indisposé, encore qu’onne sache point qu’il le soit. Ainsi le chatouillement des sens estsuivi de si près par la joie, et la douleur par la tristesse, quela plupart des hommes ne les distinguent point. Toutefois, ilsdiffèrent si fort qu’on peut quelquefois souffrir des douleursavec joie, et recevoir des chatouillements qui déplaisent. Mais lacause qui fait que pour l’ordinaire la joie suit du chatouillementest que tout ce qu’on nomme chatouillement ou sentiment agréableconsiste en ce que les objets des sens excitent quelque mouvementdans les nerfs qui serait capable de leur nuire s’ils n’avaientpas assez de force pour lui résister ou que le corps ne fût pasbien disposé. Ce qui fait une impression dans le cerveau, laquelleétant instituée de la nature pour témoigner cette bonnedisposition et cette force, la représente à l’âme comme un bienqui lui appartient, en tant qu’elle est unie avec le corps, etainsi excite en elle la joie (PA II, 94 ; AT XI, 398-399).

Aucun doute n’est possible ici sur le fait que ce soit le

mouvement physique (exprimé par le sentiment) qui occasionne

également, dans un second temps, la passion. L’article 96

ajoutera la précision qu’en plus du mouvement des esprits

dans le cerveau, les passions sont également causées et

entretenues par tous les organes servant à la production du

sang et des esprits (le cœur, la rate, le foie, etc.). Cette

explication causale est reprise à l’identique par Descartes

lorsqu’il examine les cinq passions primitives autres que

l’admiration à l’article 137 (« De l’usage des cinq passions

ici expliquées, en tant qu’elles se rapportent au

corps19 ») : la douleur cause les passions de tristesse et,

dans un second temps, de haine, tandis que le chatouillement19 Remarquons que l’ordre causal de dérivation est inversé à l’article139, puisque dans ce cadre il est question de la façon dont lespassions, par un processus circulaire, influent à leur tour sur le corpsau point de lui faire sentir de la douleur ou du plaisir.

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cause les passions de joie, d’amour, et de désir. De

nouveau, on comprend bien que le Spinoza de l’Éthique ne

pouvait accepter que la douleur physique cause la tristesse

et la haine, mentales (position pourtant endossée dans le

Court Traité).

Le choix d’un vocabulaire différent de Descartes a sans

doute à voir avec ce désir conscient de se démarquer de son

prédécesseur, et de donner à sa théorie finale un tour

résolument non-cartésien. Non seulement l’âme et le corps

sont pour lui une seule et même chose – donc la douleur, la

tristesse, et la haine, sont autant mentales que physiques

–, mais encore ces trois affects eux-mêmes sont une seule et

même chose également, à savoir, des formes que prend

l’essence foncière de persévérer dans son être (le conatus).

La douleur, c’est la tristesse en tant qu’elle concerne une

partie du corps plus particulière ; la haine, c’est la

tristesse en tant qu’elle inclut l’idée d’une chose

extérieure comme étant sa cause. La terminologie qu’utilise

Spinoza est en partie celle de Descartes, comme en témoigne

notamment le choix du terme « titillatio », moins courant dans

la tradition que celui de « voluptas » justement abandonné par

Descartes. Mais si Spinoza a choisi, contre le philosophe

français, de faire de la douleur une variété de la

tristesse, c’était peut-être justement afin de se démarquer

de la théorie cartésienne des passions, tout en se

présentant comme celui qui vient la reformuler, les erreurs

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en moins. Il avait déjà adopté cette attitude de proximité-

distanciation dans la préface de la troisième partie, en

affirmant, à la façon de Descartes dans la Préface du Traité

des passions, qu’il entendait traiter des passions en

géomètre, et comme s’il ne s’agissait que de lignes et de

figures20, ou encore dans la préface de la cinquième partie

de l’Éthique, où il avait pris directement Descartes à partie

en lui reprochant sa théorie incompréhensible de la glande

pinéale et de l’action entre l’âme et le corps21.

Il reste que le remplacement de la douleur par la

tristesse ne laisse pas de surprendre, car il apparaissait

comme non nécessaire, même si l’on considère que Spinoza

voulait se démarquer explicitement de Descartes. Nous avons

vu en première partie quelle utilisation particulière

Descartes faisait du sentiment de douleur, privilégié par

rapport aux autres sentiments comme témoin de la fonction

première de notre nature sensible, à savoir nous renseigner

et nous outiller instinctivement à la préservation de notre

20 La phrase « Je considérerai les actions humaines et les appétitscomme s’il était question de lignes, de surfaces ou bien de corps » (EIII Pref. ; G II, 138) est à rapprocher de celle de Descartes : « Mondessein n’a pas été d’expliquer les passions en orateur, ni même enphilosophe moral, mais seulement en physicien » (AT XI, 326).21 « Telle est (autant que je le conjecture par ses écrits) la doctrinede cet homme très célèbre ; et j’aurais eu peine à croire qu’elleprovînt d’un tel homme, si elle avait été moins subtile […]. Car, enfin,qu’entend-il par union de l’esprit et du corps ? Quelle conceptionclaire et distincte a-t-il d’une pensée étroitement liée à une certainepartie de la quantité ? », etc. (E V Pref. ; G II, 279 sq.).

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être dans le monde corporel22 (ce qui constitue également

l’usage premier des passions23). Cette idée d’un finalisme

de la nature sensible est, envers et malgré le mécanisme par

ailleurs adopté par Descartes en matière de physique, ce qui

le rapproche le plus de Spinoza dans le domaine de

l’ontologie. Malgré cela, nous avons vu que Spinoza, après

des débuts apparemment très cartésiens (causalistes et

dualistes) dans le Court Traité, et tout en continuant à

utiliser le vocabulaire très cartésien de titillatio et dolor,

avait choisi de confondre dans la notion d’affect la douleur

et la tristesse que Descartes avait soigneusement séparés en

deux domaines distincts (à savoir, les sentiments ou

sensations et les passions de l’âme). La dernière partie de

cet article a cherché à éclairer quelques unes des

principales raisons théoriques pour lesquelles Spinoza a

effectué cette distanciation explicitement volontaire envers

la théorie cartésienne des passions, et qui, toutes, ont à

voir avec son refus du dualisme et de l’interaction. Mais22 Cf. Principes de la philosophie I, 3, « Que nos sens ne nous enseignent pasla nature des choses, mais seulement ce en quoi elles nous sont utilesou nuisibles », AT IX-B, 64.23 Cf. l’article 137 déjà cité des Passions de l’âme : « Leur usage naturelest d'inciter l'âme à consentir et contribuer aux actions qui peuventservir à conserver le corps ou à le rendre en quelque façon plusparfait. Et en ce sens la tristesse et la joie sont les deux premièresqui sont employées. » (AT XI, 429-430) On peut remarquer avec DaisieRadner que Descartes a choisi d’utiliser le terme de « fonction » despassions pour désigner ce qu’elles pouvaient faire concrètement etcomment elles fonctionnaient, mais que pour leur utilité ou finalité, ila préféré le terme d’« usage ». Cf. Daisie Radner, « The Function of thePassions », in Byron Willington et André Gombay, dir., Passion and Virtue inDescartes, New York : Humanity Books, 2003, 175-187 (en particulier, p.180-181).

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peut-être cela n’explique-t-il pas tout.

Nous conclurons donc cet exposé par deux hypothèses

explicatives, reliées : 1) au fait que contrairement à la

sensation, la passion soit toujours vraie pour Descartes, et

2) au fait que Spinoza propose une éthique de la joie au

sens courant plutôt qu’une éthique du « plaisir » ou de

l’« allégresse » (ce qui porterait, pour le moins, à

confusion).

Premièrement, Descartes se méfie du sentiment, et même

du sentiment le plus intime qu’est le sentiment de la

douleur – comme illustré par le cas de l’illusion du membre

fantôme –, ou celui non moins « clair » épistémologiquement

qu’est celui de la soif – comme illustré par le cas du

malade hypropique. Les passions, pour leur part, sont

toujours définies comme des perceptions « confuses », mais

en tant qu’elles ne renvoient qu’à des états mentaux, elles

ont une véracité intrinsèque plus grande encore que les

sensations externes24. Si je ressens de la colère, c’est24 Le fait même d’introduire le vocabulaire de la vérité dans le domainedes sensations et passions, dont on sait que leur usage n’est pas defournir des idées « vraies » mais seulement de causer des mouvementsutiles à notre préservation, peut être jugé incongru, et nous remercionsRichard Glauser d’avoir formulé une objection en ce sens lors de laprésentation orale de ce texte. Toutefois, en nous rangeant du côtéd’Alison Simmons pour affirmer que « the senses and intellect operatetogether to produce a fundamentally imagistic representation of theworld » (cf. « Descartes on the Cognitive Structure of SensoryExperience », Philosophy and Phenomenological Research, LXVII, 3 (2003), p.549-579, ici p. 549), nous croyons que les sensations possèdentultimement une valeur de vérité et qu’elles peuvent être jugées selon lecritère de la véracité, qui s’applique à toutes les idées. Pourl’hypothèse qu’il existe un type de clarté propre aux sentiments, nousnous permettons de renvoyer à notre « Descartes et la clarté du

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nécessairement que mon âme est effectivement disposée de

telle sorte qu’elle éprouve de la colère. Je ne formule

alors aucun jugement sur le rapport entre mon état mental et

le monde physique, donc il n’y a aucune raison de se méfier

des enseignements des passions. C’est ce qu’explique

Descartes à l’article 26 du Traité des passions, où il précise

qu’Il arrive quelquefois que cette peinture est si semblable à lachose qu’elle représente, qu’on peut y être trompé touchant lesperceptions qui se rapportent aux objets qui sont hors de nous, oubien celles qui se rapportent à quelques parties de notre corps,mais qu’on ne peut pas l’être en même façon touchant les passions, d’autant qu’elles sontsi proches et si intérieures à notre âme qu’il est impossible qu’elle les sente sans qu’ellessoient véritablement telles qu’elle les sent (AT XI, 348 – c’est nous quisoulignons).

Il nous semble que ce que dit Descartes ici des passions

fournit le type de certitude absolue dont Spinoza avait

besoin pour sa propre théorie des sensations et des affects.

En effet, « Le corps humain existe tel que nous le sentons »

(E II P13C ; G II, 96), et « Rien ne peut arriver dans le

corps dont l’âme n’ait une idée » (E II P12 ; G II, 95),

laquelle idée, en vertu de l’identité ultime des modes dans

la substance, est nécessairement conforme à son objet (même si

elle n’est pas pour autant « adéquate »). Bref, on peut

penser que les raisons du choix par Spinoza des termes

renvoyant chez Descartes aux passions plutôt qu’à ceux

renvoyant aux sentiments pour désigner les affects

obéissaient à cette logique épistémologique du noyau dur de

sentiment », in Giornale Critico della Filosofia Italiana, LXXXV, 3 (2006), p. 469-488.

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véracité des affects25.

Deuxièmement, peut-être les raisons sont-elles à

chercher moins du côté de la tristesse, qui, chez Descartes

comme chez Spinoza, est une passion, que du côté de la joie

qui, chez Spinoza, peut être un affect passif ou actif.

Plusieurs commentateurs ont déjà remarqué que la cinquième

partie de l’Éthique semblait faire moins de place au corps, à

tel point que la réintroduction de celui-ci en E VP39 a pu

paraître difficilement explicable à plusieurs, et pour le

moins étrange. Nous pensons avec Pascal Sévérac26 qu’on peut

très bien trouver chez Spinoza une théorie de l’activité du

corps qui explique pleinement cette proposition autrement

surprenante. Mais il faut bien reconnaître que les remèdes

que Spinoza donne contre les passions, notamment en E V P10S

(sur la nécessité de se représenter fréquemment les

situations qui sont pour nous causes de passivité) sont

d’abord et avant tout d’ordre mental, comme si le corrélat

corporel était secondaire, tandis qu’il est premier dans la

passion. Peut-être Spinoza voulait-il renforcer par son

choix de « joie » pour désigner l’affect incluant le plaisir

la capacité de l’affect d’être à la fois passif et actif, et

25 Nous avons tenté de démontrer l’existence d’un tel noyau durd’adéquation à propos de la conscience de soi et, indirectement, desaffects (qui, selon notre lecture, incluent toujours la conscience desoi), dans notre Affects et conscience chez Spinoza. L’automatisme dans le progrèséthique, Hildesheim / New York, Georg Olms, 2004, particulièrement p.112-127.26 Pascal Sévérac : Le devenir actif, Paris, Honoré champion, 2005. Celui-cis’en prend particulièrement à Wolfgang Bartuschat, pour qui Éthique V seplace strictement du point de vue de l’esprit, aux p. 171-176.

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faire ainsi la transition avec son éthique proprement dite.

Peut-être aussi était-il préoccupé par sa réputation d’athée

déjà bien répandue de son vivant, et souhaitait-il éviter de

faire dépendre toutes les émotions traditionnellement vues

comme psychologiques (mais pour lui psycho-physiques)

d’éléments traditionnellement considérés comme reliés au

corps, à savoir, le plaisir et la douleur. Si nous n’avons

pas épuisé toutes les interprétations possibles de cette

évolution dans une conception aussi centrale de la

physiologie cartésienne que celle de douleur, nous espérons

au moins avoir jeté une certaine lumière sur les raisons en

vertu desquelles Spinoza la trouvait désuète et cherchait à

s’en démarquer. À travers l’assimilation de la douleur à la

tristesse, c’est toute l’assimilation du corps et de

l’esprit en une même substance vivante qui se joue.

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