Dea syria dans les Métamorphoses d'Apulée

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Colloque de Toulouse · 9-11 décembre 2010 Sous la direction de Corinne Bonnet, Amandine Declercq, Iwo Slobodzianek Supplemento a Mythos Rivista di Storia delle Religioni 2 n. s. 2011 Supplemento a Mythos 2 n. s. 2011 Les représentations des dieux des autres 2 n. s. 2011 M Y T H O S SALVATORE SCIASCIA EDITORE SALVATORE SCIASCIA EDITORE SUPPLEMENTO Figurine d’argent doré découverte à Mâcon et représentant Fortuna (?) Cette image provenant des Archives Franz Cumont (coll. XI, n° inv. 3080) est publiée avec l’aimable autorisation de l’Academia Belgica de Rome. Les peuples dont l’histoire nous a donné quelques faibles connaissances ont tous regardé leurs différentes religions comme des nœuds qui les unissaient tous ensemble : c’était une association du genre humain. Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763. ISSN 1972-2516 Les représentations des dieux des autres 30,00

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Colloque de Toulouse · 9-11 décembre 2010

Sous la direction de

Corinne Bonnet, Amandine Declercq, Iwo Slobodzianek

Supplemento a MythosRivista di Storia delle Religioni

2 n. s. 2011

Supplemento a Mythos 2 n. s. 2011

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MYTHOS

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SUPPLEMENTO

Figurine d’argent doré découverte à Mâcon et représentant Fortuna (?) Cette image provenant des Archives Franz Cumont (coll. XI, n° inv. 3080)est publiée avec l’aimable autorisation de l’Academia Belgica de Rome.

Les peuples dont l’histoire nous a donné

quelques faibles connaissances ont tous

regardé leurs différentes religions comme

des nœuds qui les unissaient tous ensemble :

c’était une association du genre humain.

Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763.”“

ISSN 1972-2516

Les représentations des dieux des autres

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Volume pubblicato con il sostegnodell’Institut Universitaire de France

DirezioneCorinne Bonnet [email protected] Cusumano [email protected]

Segretaria di redazioneDaniela Bonanno [email protected]

Comitato scientificoNicole Belayche (École Pratique des Hautes Études -

Section des sciences religieuses)David Bouvier (Université de Lausanne)Antonino Buttitta (Università di Palermo)Claude Calame (École des Hautes Études en Sciences

Sociales - Centre AnHiMA)Giorgio Camassa (Università di Udine)Ileana Chirassi Colombo (Università di Trieste)Riccardo Di Donato (Università di Pisa)Françoise Frontisi-Ducroux (Collège de France -

Centre AnHiMA)Cornelia Isler-Kerényi (Universität Zürich)Emily Kearns (University of Oxford)François Lissarrague (École des Hautes Études en

Sciences Sociales - Centre AnHiMA)Vinciane Pirenne-Delforge (FNRS - Université de Liège)François de Polignac (École Pratique des Hautes Études -

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e del Mediterraneo Antico)Leonard Rutgers (Universiteit Utrecht)John Scheid (Collège de France - Centre AnHiMA)Giulia Sfameni Gasparro (Università di Messina)Dirk Steuernagel (Universität Frankfurt)Paolo Xella (CNR - Istituto di Studi sulle Civiltà Italiche e del

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Sociales - Centre AnHiMA)Maria Vittoria Cerutti (Università Cattolica - Milano)Nicola Cusumano (Università di Palermo)Ted Kaizer (Durham University)Francesco Massa (Università di Pavia)Gabriella Pironti (Università di Napoli Federico II)Francesca Prescendi (Université de Genève)

R iv i s ta d i S to r i a de l l e Re l i g i on i

Supplemento a

MYTHOS 2

S A L V A T O R E S C I A S C I A E D I T O R E

numero 2 - 2011nuova serie

Les représentations des dieux des autres

Sous la direction deCorinne Bonnet, Amandine Declercq, Iwo Slobodzianek

Università degli Studi di PalermoDIPARTIMENTO DI BENI CULTURALISezione di Storia Antica

Table des matières

Corinne BONNET

Introduction VII

Altérité en images et en discours

Anne-Françoise JACCOTTET

Les Cabires. Entre assimilation et mise en scène de l’altérité 1

Joëlle SOLER

La Déesse Syrienne, dea peregrina : la mise en récit de l’altérité religieuse dans les Métamorphoses d’Apulée 17

Daniel BARBU

Idole, idolâtre, idolâtrie 31

Carmine PISANO

Gradi di alterità e logiche di « traduzione» : il caso di Hermes/Candaule 51

Anne-Caroline RENDU LOISEL

Décrire le corps d’un dieu en Mésopotamie ancienne 65

Comparer, interpréter, adapter

Beate PONGRATZ-LEISTEN

Comments on the Translatability of Divinity : Cultic and Theological Responses to the Presence of the Other in the Ancient Near East 83

Iwo SLOBODZIANEK

La définition des «pouvoirs divins» dans les sources littéraires sumériennes et grecques : une nouvelle approche comparative des me et des timai 113

Philippe MATTHEY

«Barques sur le Nil…». La légende de Nectanébo comme récit de dé-légitimation 129

Guillaume DUCŒUR

Interpretatio, relectures et confusions chez les auteurs gréco-romains : le cas du Dionysos indien 143

VI Table des matières

Flavia RUANI

Des noms célèbres de différents dieux / Mani et ses compagnons proclamèrent (C. Haer. XL 3) : à propos de la conception manichéenne de la divinité vue par Éphrem le Syrien 159

Stratégies d’appropriation et d’intégration

Catherine APICELLA

Le culte d’Apollon à Sidon ou les modalités d’intégration d’un dieu étranger 177

Stefano Giovanni CANEVA

D’Hérodote à Alexandre. L’appropriation gréco-macédonienne d’Ammon de Siwa, entre pratique oraculaire et légitimation du pouvoir 193

Dan DANA

Comment représenter les coutumes religieuses des Thraces (Hdt. V 3-8), entre Anciens et Modernes? 221

Jean-Pierre ALBERT, Nicole BELAYCHE, Corinne BONNET, Philippe BORGEAUD

Conclusions 239

Index général 253

RésuméOn se propose d’examiner ici la façon dont Apulée représente, dans les Métamorphoses, la Déesse sy-rienne comme une déesse étrangère, en exagérant les traits exotiques et barbares de son culte, plusencore que ne le font Lucien, dans le traité qu’il lui consacre, ou l’auteur de l’Onos. Apulée hérite d’undiscours xénophobe romain et s’inscrit dans une lignée littéraire satirique dont il reprend et renouvelleles codes. D’abord, il change les rôles, déplaçant vers la Déesse syrienne ce qu’il était autrefois convenud’attribuer au culte de Cybèle. De plus, il élabore une antithèse très développée entre cette déesse, quipolarise toute l’animosité vouée aux cultes orientaux, et Isis, qui apparaît en retour comme harmo-nieusement intégrée aux normes morales de l’époque. Enfin, en insérant le motif satirique dans latrame du roman, il fait de l’altérité religieuse, non plus seulement un objet de raillerie, mais une épreuveque le protagoniste doit surmonter.

AbstractWe are intending to show how Apuleius depicts, in the Metamorphoses, the Syrian Goddess as a foreigndeity. He puts into relief the most exotic and barbarian aspects of her cult, much more than Lucian, inhis book on the same goddess, or the author of the Onos do, in the parallel passages. This xenophobicdiscourse is inherited from the satirical genre of latin literature, whose patterns are revived and trans-formed by Apuleius. Firstly, he gives the Syrian Goddess the part usually played by Cybele and transfersto her the frantic procession of « effeminate » and immoral priests. Secondly, he develops an antithesisbetween this goddess, on whom all the animosity towards the oriental cults is focused, and Isis, whoconsequently seems to be a deity very well adjusted to the social and religious norms of the period.Thirdly, since he inserts the satirical pattern into a novelistic frame, this « foreign religion », instead ofbeing only mocked, becomes a sort of test to which an individual may be subjected.

Mots-clés• Apulée • polémique religieuse • roman antique • Déesse syrienne • Isis

Keywords• Apuleius • religious debates • ancient novel • Syrian Goddess • Isis

Il sera ici question de l’épisode des Métamorphoses d’Apulée (VIII 24-IX 10) aucours duquel Lucius tombe aux mains des prêtres de la déesse Syrienne : transforméen âne, après bien des péripéties, il est acheté, lors d’une vente publique, par Phi-lèbe, le bien nommé1, un cinaedus ami du plaisir, un charlatan qui erre de bourg enbourg, mendiant au nom de la déesse, volant, mentant, s’adonnant au stupre et à

La Déesse Syrienne, «dea peregrina» : la mise en récit de l’altérité religieuse dans les Métamorphoses d’Apulée

Joëlle SOLER

1 En référence au dialogue de Platon consacré au débat sur le plaisir.

18 Joëlle Soler, La Déesse Syrienne, «dea peregrina»: la mise en récit de l’altérité religieuse dans les Métamorphoses d’Apulée

la fornication, en compagnie de sa troupe de puellae, un « chœur d’invertis » à sonimage (VIII 26, 2 : Sed illae puellae chorus erat cinaedorum). Le tableau à charge de ces« métragyrtes »2 repose sur l’amalgame fait entre le cortège des galles de Cybèle etces prêtres itinérants, amalgame également attesté dans le traité de Lucien De DeaSyria (XV, XVII-XXVII, L-LII), bien qu’on ne sache précisément quelle était la placeréelle de ces galles dans le culte de la Déesse syrienne, étant donné que nous dispo-sons de fort peu de sources autres que littéraires à ce sujet3. L’amalgame permet àApulée de s’inscrire dans une tradition littéraire latine illustrée par Lucrèce, Catulle,Virgile, Juvénal4, qui ont exploité, chacun à leur façon, les aspects les plus exotiqueset choquants du culte de la Magna Mater : la castration des prêtres phrygiens, leursdanses frénétiques, les blessures qu’ils s’infligent dans la transe. L’épisode est éga-lement présent dans l’Âne, du Pseudo-Lucien, considéré aujourd’hui comme un ré-sumé du roman source de Lucius de Patras. Mais Apulée, comme souvent, a amplifiéle récit, nourrissant la description de trouvailles qui soulignent l’étrangeté de ces ci-naedi. Il a surtout doté l’épisode d’une signification nouvelle, en le présentant déli-bérément en contrepoint du dénouement isiaque, qu’il a ajouté à la fable grecquepour en réorienter le sens.

Les stéréotypes d’un discours xénophobe sur les dieux étrangers

Apulée hérite d’un discours xénophobe, méfiant et critique envers les « supers-titions » d’origine étrangère5, discours qu’il faut distinguer des pratiques religieusesréelles, lesquelles intègrent selon des modalités variées d’acculturation et d’interpre-tatio ces mêmes cultes6, y compris celui de la Déesse syrienne. Ce type de discoursmet traditionnellement sur le même plan plusieurs cultes, que nous qualifions

2 Platon, République, II 364b ; BORGEAUD 1996 ; LABARRE 2004, 126-128.3 Lucian, On the Syrian Goddess, éd. J.-L. Lightfoot, Oxford 2003, 63-65 : les prêtres eunuques sont-

ils un point commun important entre le culte de Cybèle et celui de la Déesse syrienne ? Cela ne signi-fierait pas, pour autant, que toutes deux dérivent d’un substrat commun, d’une Déesse Mèreanatolienne dont elles seraient les avatars (comme le supposait F. Cumont, auteur de l’article Syria Deadans le DAGR de Daremberg et Saglio). Car la Cybèle avec laquelle la Déesse syrienne a le plus de pointscommuns est une Cybèle déjà hellénisée (ibid., 83-85). La représentation littéraire de ces prêtres syriens,selon le modèle des galles phrygiens, telle qu’elle apparaît essentiellement chez Lucien et Apulée, se-rait-elle alors une construction gréco-romaine visant à rapprocher les deux déesses, perçues commeanalogues par d’autres attributs ?

4 Lucrèce, II 600-644 ; Catulle, Carmen 63 (plaintes d’Attis) ; Virgile, Enéide, IX 598-620 (lorsqueles Troyens sont insultés par Numanus, qui les traite de « phrygiennes » protégées par la Bérécynthienne,en faisant allusion aux costumes bariolés et aux danses du cortège de Cybèle) ; Juvénal, II 111-114 etVI, 511-521.

5 Sur ce sujet, voir le récit « matriciel » de Tite-Live à propos du scandale des Bacchanales (XXXIX,9-19), qui met en avant à la fois le caractère étranger de ce culte et les dépravations morales qu’il oc-casionne.

6 BELAYCHE 2000, 565-592, parle justement des inscriptions et dédicaces en l’honneur de la D.S.pour montrer qu’elles reprennent des formules votives typiquement romaines – [CIL, VI116 et 429(Jupiter Sabazios)] : « Les dévots d’immigration plus ou moins récente ont à cœur de se couler dans lemoule romain » –, et sont loin des pratiques frénétiques décrites par Apulée ou Lucien (578-579). Surla diffusion du culte, voir BASLEZ 1999.

Supplemento a MYTHOS 2, n.s. - 2011, 17-29 19

7 BENVENISTE 1969, 265-279.8 BORGEAUD 1996, 131-135.9 IX 10, 3 (pour les citations d’Apulée, nous utilisons l’édition et la traduction de la C.U.F.) : Propter

unicum caliculum, quem deum mater sorori suae deae Syriae hospitale munus optulit…10 IX 10, 4 : cantharoque et ipso simulacro quod gerebam apud fani donarium redditis ac consecratis… Dans

l’Onos, la parenté entre les deux déesses n’est pas soulignée, et, après l’arrestation des prêtres, la Déessesyrienne n’est pas placée dans le temple de la divinité locale, mais dans un « autre temple » (ch. 41).

d’orientaux, en référence à l’Orient de l’Empire romain, qui comprend l’Asie etl’Égypte. Un bon exemple de ce genre de discours, auquel Apulée fait d’ailleurs ré-férence, est la Satire VI de Juvénal sur les femmes, lorsqu’il se moque de leur su-perstition (v. 510-591). Si l’on suit l’ordre du texte de Juvénal, ce sont d’abord leseunuques de la Mère des Dieux, lesquels extorquent de l’argent aux crédules pourconjurer de vains périls, qui sont raillés, puis les cultes d’Isis et d’Osiris, auxquelssuccède une vieille juive qui mendie en prédisant l’avenir et, enfin, divers mageschaldéens et devins d’Arménie. Conformément à l’étymologie du terme, analyséepar É. Benveniste7, ces superstitiones sont le fait de charlatans, tous d’origine orien-tale, qui affirment connaître le futur et être en communication avec les dieux. Letopos satirique allie le critère de l’origine ethnique ainsi que le critère de la déprava-tion morale pour dénoncer la malhonnêteté de ces charlatans et, surtout, la crédu-lité de ceux qui sont bernés. La mention de l’origine étrangère de ces menteursopère alors comme un moyen de susciter un violent sentiment de rejet envers leurspratiques frauduleuses.

Or, dans les Métamorphoses, le discours stéréotypé est repris, mais partiellementdétourné, afin de servir une réflexion sur la piété totalement absente des textes col-portant d’ordinaire ce topos. Que le propos soit repris par Apulée, cela semble évi-dent : les exemples sont presque les mêmes que chez Juvénal. Un mage chaldéenabuse la crédulité du vulgaire (II 12-14), et le cortège bachique des prêtres de laDéesse syrienne ressemble fort au cortège des galles de Juvénal. Apulée accentuemême leur caractère exotique, pour susciter sans doute, à l’instar de Juvénal, l’hos-tilité du lecteur : dans ce but, comme chez Lucien, il n’est pas question de Cybèle –dont le culte évolue à l’époque, notamment sous Antonin le Pieux, pour être deplus en plus étroitement intégré à la cité romaine8 –, mais d’une déesse perçuecomme une véritable étrangère (VIII 28, 4 : dea peregrina), la Déesse syrienne. Cechoix permet de réactualiser le rôle inquiétant que Cybèle jouait auparavant dansla littérature latine. De fait, la mère des dieux est évoquée, chez Apulée, en tantque déesse bien installée dans une cité où les prêtres font étape, alors que, dans lepassage correspondant de l’abrégé grec, cette déesse, anonyme, est simplement ladivinité locale la plus honorée de la cité (ch. 41). C’est dans son temple que Philèbeet ses compagnons volent une coupe ; poursuivis, ils sont arrêtés, et Philèbe, pourse défendre, s’exclame : « Pour un unique petit gobelet que la Mère des dieux aoffert à sa sœur la Déesse syrienne en présent d’hospitalité ! »9. Les prêtres iront enprison, tandis que l’image de la déesse et la coupe seront « déposés et consacrés dansle trésor du temple »10. Á la différence de l’Onos, la parenté entre la Déesse syrienneet la Mère des dieux est ainsi rappelée sur un mode burlesque, afin de souligner lestatut d’étrangère de la première, hébergée chez la seconde.

20 Joëlle Soler, La Déesse Syrienne, «dea peregrina»: la mise en récit de l’altérité religieuse dans les Métamorphoses d’Apulée

La Déesse syrienne est qualifiée chez Apulée de « peregrina ». Comme dansl’Onos, Lucius craint pour sa vie, en voyant les prêtres en délire s’infliger tant de sé-vices corporels ; le latin traduit ici le grec, à ceci près qu’il ajoute à « dea» l’épithète« peregrina» : « Il me venait même une grande inquiétude à la vue de ces flots desang coulant de tant de blessures : si l’estomac de cette déesse étrangère avait fan-taisie de boire du sang d’âne, comme certains hommes du lait d’ânesse ? »11. Le pro-pos ne doit pas être rapporté sérieusement à l’auteur du récit ; il fait partie despensées naïves et angoissées du malheureux Lucius, au sujet duquel nous sommesinvités à sourire. Quoi qu’il en soit, c’est bien l’imaginaire du barbare assoiffé desang qui est ici sollicité pour évoquer la divinité.

Dans le résumé grec, l’adjectif « xenos» sert à qualifier la Déesse syrienne dansun contexte beaucoup plus favorable, au moment où les habitants d’une cité se ré-jouissent de l’accueillir chez eux (ch. 41). Or, pour éviter une assimilation totale auculte reconnu et bien acculturé de la Magna Mater, les prêtres ne sont pas désignéspar le nom de galles12, et ne sont pas non plus des eunuques13, mais des « invertis »(cinaedus). S’ils ne sont apparemment pas syriens, mais grecs, « issus de la lie descarrefours populaires » (VIII, 24, 2), leur description fait toutefois la part belle àl’exotisme. Lucius note leur costume et leur maquillage – dont l’Onos ne parle pas–, leurs armes et les mutilations qu’ils s’infligent, leurs cris et leur danse folle, avecune précision ethnographique qui en fait de véritables barbares (VIII, 27) ou desbêtes sauvages ; ils n’hésitent pas en effet à se mordre eux-mêmes, selon un detailinventé par Apulée, qui accentue la sauvagerie des personages là où la descriptioncombine des éléments attestés ailleurs dans la littérature gréco-latine et correspondà l’image généralement admise des galles phrygiens14. L’auteur emploie égalementdes mots rares, qui traduisent l’effet étrange du spectacle : ainsi « indusiatus» (« vêtud’une chemise »), terme plutôt employé pour décrire une tenue feminine, suggérantle caractère efféminé de Philèbe et de ses compagnons ; « carbasina», vêtement delin fin porté par les prêtres ; « lanciola» (« petite lance »), à laquelle est comparée laforme des bandes de pourpre sur les tuniques des prêtres ; ou encore l’adverbe « fa-natice» (« en délire »), un hapax15.

Apulée hérite donc du discours xénophobe hostile aux dieux orientaux, qu’ilmodifie par petites touches. Il en conserve la teneur et en accentue la violence. MaisCybèle ne peut plus jouer, en cette fin du IIe siècle, le rôle de la déesse barbare dontles cortèges provoquent la terreur. C’est donc la Déesse syrienne qui remplit cet of-

11 VIII 18, 4 : Quae res incutiebat mihi non paruam sollicitudinem uidenti tot uulneribus largiter profusumcruorem, ne quo casu deae peregrinae stomachus, ut quorundam hominum lactem, sic illa sanguinem concupisceretasininum.

12 En VIII 30, 5, Apulée parle simplement de la musique « phrygienne » qui accompagne leursdanses.

13 Philèbe est qualifié de « semiuir» en VIII 28, 2. De manière générale, cependant, ce n’est pas lacastration rituelle mais la dépravation morale qui définit ces faux dévots.

14 Lucrèce, II 614-628 ; Catulle, 63 ; Phèdre, IV 1 ; Lucain, I 566-567 ; Juvénal, II 111 ; Lucien, DeDea Syria, 50.

15 Métamorphoses, VIII, 27, 5. Voir B. L. HIJMANS Jr, R. Th. VAN DER PAARDT, V. SCHMIDT, C. B. J. SET-TELS, B. WESSELING, R. E. H. WESTENDORP BOERMA (éd.), Groningen Commentaries on Apuleius, Metamorphoses,book VIII, Groningen 1985, 235-240.

Supplemento a MYTHOS 2, n.s. - 2011, 17-29 21

16 Ibid., 287-298 (Appendix IV).17 IX, 8 : « ils inventent un sort astucieux qui marche à tous les coups » (épisode absent de l’Onos).18 Concernant l’identité chrétienne controversée du personnage, voir WALSH 1968, 143-157 ;

SCHMIDT 2003, 864-874.

fice. Le romancier africain introduit une innovation plus profonde encore au seinde ce discours traditionnel, qu’il retravaille et affine : aux côtés des Galles phrygiens,chez Juvénal, Isis, Anubis et Osiris étaient également fustigés, dans une même haineassez confuse. Or le dénouement du livre XI (additamentum) d’Apulée permet dedistinguer très nettement le culte d’Isis des superstitions dont Lucius a été le témoin.Pour le démontrer, Apulée établit un contraste très marqué entre Isis et la Déessesyrienne.

La Déesse syrienne, antithèse d’Isis

Ce thème a déjà été bien étudié, notamment par les auteurs des Groningen Com-mentaries on Apuleius, VIII16, dont je commencerai par rappeler les conclusions. Voici,en résumé, ce qui concerne le clergé des deux déesses : Philèbe et sa troupe d’invertiss’opposent en tout au clergé d’Isis ; leur avidité pour l’argent, le sexe ou la nourri-ture, qu’ils cherchent à assouvir par une mendicité agressive, par des vols, maisaussi par des banquets, dons de riches dévots, contraste fortement avec la modéra-tion, les jeûnes et la chasteté des fidèles d’Isis, ainsi qu’avec les sacrifices financiersauxquels ces derniers consentent afin de mener à bien leur initiation. Si le mêmemépris pour les prêtres de la Déesse syrienne se manifeste dans l’Onos, la représen-tation qui en est faite est moins détaillée, et reste occasionnelle, sa portée se limitantà l’épisode en question, alors que, chez Apulée, un grand nombre d’éléments né-gatifs caractérisant les prêtres de la Déesse syrienne sont ensuite repris terme à termeet inversés à propos des prêtres d’Isis. La calvitie de Philèbe – que ne mentionnepas l’Onos –, signe de sa lubricité, lui dont le crâne apparaît toutefois parsemé debouclettes grisonnantes (VIII 24, 2) tournoyant au moment de la transe, trancheainsi avec les crânes rasés des prêtres d’Isis, symboles de leur pureté ; le bruit stridentdes tambourins et des crotales du cortège de la Déesse syrienne dissone face à ladouce musique de la pompe d’Isis, composée de flûte et de sistre ; le costume bariolédes prêtres de la Déesse syrienne jure devant les tuniques de lin blanc des prêtresd’Isis, de même qu’aux fausses prédictions des premiers17 s’oppose la véritable pro-phétie du prêtre de Mithra, informé en songe par Isis au livre XI.

Si l’on en vient maintenant à la présentation des deux déesses, pour rester dansle sujet qui est le nôtre, on observe le même contraste : tout d’abord, c’est à Fortunaqu’est imputé avec emphase le malencontreux achat de l’âne par Philèbe. Cette For-tuna saeuissima, qui s’acharne sur le pauvre Lucius tout au long du roman, tourneencore une fois vers lui ses yeux aveugles (VIII, 24, 1). Or elle est présente chaquefois que Lucius est confronté aux diverses formes de superstitiones. Elle joue un mau-vais tour à Diophane, le mage chaldéen, qui avait promis un brillant avenir à Lucius(II, 12-14 ; III, 1, 4-5). Elle met également Philèbe sur la route de l’âne, puis sur

22 Joëlle Soler, La Déesse Syrienne, «dea peregrina»: la mise en récit de l’altérité religieuse dans les Métamorphoses d’Apulée

celle d’une horrible mégère chrétienne18, seul personnage du roman à recevoir lesmêmes qualificatifs que Fortuna, « saeua scaeua», comme si elle était l’instrumentprivilégié de l’action de la déesse (IX, 14, 2-5). Isis, en revanche, lorsqu’elle sauveLucius à la fin du roman, est comparée à une « Fortuna uidens»19. Les « caeci oculi»de Fortune, au moment de la rencontre de la Déesse syrienne, contrastent doncaussi avec la fortune clairvoyante d’Isis20.

Lorsque Philèbe achète l’âne, il insulte le crieur public qui se moque de lui, etil le maudit en appelant sur lui la colère de la Déesse syrienne : « Que la Déesse sy-rienne, la toute puissante, la mère universelle, et le saint Sabazios, et Bellone, et laMère Idéenne et Vénus souveraine avec son Adonis, te rendent aveugle, toi quim’assailles depuis une heure de tes grossières bouffonneries »21. Les épithètes « om-niparens» et « omnipotens» rapprochent la Déesse syrienne d’Isis, qui sera elle aussiqualifiée d’« omnipotens» et de « rerum naturae parens » (XI 5, 1). Les déesses invo-quées par Philèbe (Bellone, Cybèle et Vénus)22 sont citées, avec d’autres, dans l’ora-cle d’Isis comme autant de species, d’aspects de son numen unicum, honoré à traversle monde sous des noms divers (dea multinominis), attestant ainsi que les déessespouvaient sembler très proches aux yeux des Romains. Mais l’intention de Philèbeest en l’occurrence d’accumuler, de multiplier des noms de dieux afin de grossir etde rendre efficace une menace, tandis que, dans la bouche d’Isis, les noms multiplesqui lui sont attribués servent à désigner, dans des contextes culturels variés, uneseule et même entité divine.

De plus, le pouvoir d’Isis est salutaire et guérisseur, il agit à travers une provi-dence clairvoyante, alors que le pouvoir de la Déesse syrienne, si pouvoir il y a, estutilisé de manière négative, dans une malédiction qui a pour finalité de rendre aveu-gle le praeco moqueur. La présence de Sabazios, dans l’énumération, s’explique peut-être par le fait qu’on associait le dieu à Attis23, ou, plus sûrement, par le fait que lenom du dieu a des consonances barbares aptes à renforcer le pouvoir magique dela formule24. Cette mention agrave la confusion qui semble régner dans l’esprit ducinaedus à propos de ces divinités « orientales », qui n’ont à ses yeux d’autre fonctionque d’impressionner celui qu’il maudit en leur nom. Cette confusion, ici ridiculisée,est l’occasion pour Apulée de montrer qu’il va, lui, établir des distinctions fondéessur un véritable savoir religieux.

L’usage que l’on fait de l’âne est en lui-même une marque de l’opposition com-plète entre la Déesse syrienne et Isis. Cette bête honnie d’Isis, parce qu’associée à lafigure de Seth-Typhon – elle le rappelle en personne dans le livre XI en promettant

19 XI 15, 2 : la « fortunae caecitas» est opposée à la providence d’Isis ; XI 15, 3 : in tutelam iam receptuses Fortunae, sed uidentis.

20 FRY 1984.21 VIII, 25, 3 : omnipotens et omniparens dea Syria et sanctus Sabadius et Bellona et mater Idaea cum suo

Attide et cum suo Adone Venus domina caecum reddant, qui scurrilibus iam dudum contra me uelitaris iocis.22 Le catalogue est absent de l’Onos, ce qui tend à montrer qu’Apulée l’a ajouté intentionnelle-

ment, pour accentuer le contraste avec Isis.23 PAILLER 2009, 257-291.24 Sabazios a été confondu avec Iaveh Sabaoth à l’époque de l’édit de Cornelius Hispalus contre

les Juifs (139 av. J.-C.). Voir Valère Maxime, I 3, 2.

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25 XI, 6, 2 : pessimae mihique iam dudum detestabilis beluae istius corio te protinus exue. Voir égalementPlutarque, De Iside et Osiride, 369 C ; 372 E ; 373 A ; 362 E-363 C : Seth fuit le combat contre Horus surun âne ; MARTIN 1970.

26 L’animal est notamment associé aux Juifs. Voir Tacite (V 3-4), qui explique la présence d’unestatue d’âne dans le temple de Jérusalem par le fait que les Hébreux auraient été guidés par des ânesdans le désert. On trouve trace de cette même calomnie dans le Contre Apion de Flavius Josèphe (II 7) :les Juifs honoreraient une tête d’âne en or. D’après une version d’un mythe égyptien, rapportée parPlutarque (De Iside et Osiride, 363 C), le dieu Seth, ennemi d’Isis, aurait fui sur un âne, en Palestine, oùil aurait engendré les fondateurs du peuple juif, Hierosylimos et Judeos. Voir BORGEAUD 2007 et VOLO-KHINE 2007. Apulée, dans les Florides (VI 1), qualifie lui aussi les Juifs de « superstitiosos».

27 LIMC, III 1, 355-358.28 Ovide, Fastes, VI 342 : intempestiuo cum rudit ille sono ; Apulée, Métamorphoses, VIII 29 : inopportuno

[…] tempore.29 Ovide, Fastes, I 433 ; VI 331-346.30 VIII 28, 6 : et horreum simul et templum incederem.31 À l’occasion du nauigium Isidis, par exemple (Métamorphoses, XI, 8-16).32 VIII 29, 2 : A quodam colono fictae uaticinationis mendacio pinguissimum deposcunt arietem, qui deam

syriam esurientem suo satiaret sacrificio. L’allitération en « s » illustre l’appétit de la déesse ou, plutôt, trahitla salivation de Philèbe et de ses acolytes !

à Lucius sa metamorphose25 –, sert à transporter la Déesse syrienne. Or, dans la cul-ture gréco-égyptienne et latine, l’âne peut parfois être le symbole de l’altérité reli-gieuse, de l’ennemi impie26 : encore un moyen de faire de cette déesse une figureen tout point contraire à celle, épurée, d’Isis. Les « images divines » consacrées à Isisseront, elles, portées par Lucius, mais lorsqu’il sera redevenu humain et fera partiedu collège des pastophori (XI 10, 16, 17 et 30). Sa monture asinienne ridiculise doncla Déesse syrienne, qui, dans son iconographie la plus ancienne27, chevauche unlion. Son image subit ici une dégradation qui la pousse au grotesque. Dans la my-thologie classique, l’âne est en effet plutôt la monture de Silène ; ce thème est évo-qué dans le chapitre 29 du livre VIII des Métamorphoses, lorsque Philèbe et ses «compagnes » s’adonnent à des jeux lubriques sur la personne d’un jeune gaillardbien bâti : l’âne, ne tolérant plus de voir pareilles infamies, se met à braire, et attiredes voisins, qui surprennent la troupe en flagrant délit de dépravation sexuelle. Ils’agit là d’une récriture de l’épisode où l’âne de Silène empêche Priape, par ses cris« intempestifs »28, d’assouvir son désir pour la belle Vesta29. L’intertextualité permetde rapprocher les deux personnages qui chevauchent l’âne : Silène… et la Déessesyrienne. Comparaison peu flatteuse, s’il en est ! Perchée sur sa grotesque monture,la Déesse syrienne apparaît comme n’ayant ni feu ni lieu, une errante à dos d’âne,l’animal devenant « temple ambulant »30, alors qu’Isis, elle, est toujours adorée dansson sanctuaire, dont elle ne sort que lors d’occasions exceptionnelles31.

Enfin, la Déesse syrienne, chez Apulée – bien plus que dans l’Onos –, n’estqu’une effigie sans signification, dont les traits ne renvoient à rien d’autre qu’à desfaiblesses, à des défauts physiques et moraux, bien humains, contrastant fortement,là encore, avec la toute puissance du numen inuictum d’Isis (XI, 7, 1). Ainsi, les prê-tres « la transportent et la forcent à mendier » (VIII, 24, 2 : Deam Syriam circumferentesmendicare compellunt ; il s’agit d’une transposition de l’expression grecque de l’Onos,35, 4). Plus loin, ces mêmes prêtres exigent un bélier bien gras pour prix de leurfausse prophétie, « dont le sacrifice, disaient-ils, devait apaiser la faim de la déessesyrienne »32. Or Isis, dans le livre XI, ne reçoit pas de sacrifice animal, et ses dévots

24 Joëlle Soler, La Déesse Syrienne, «dea peregrina»: la mise en récit de l’altérité religieuse dans les Métamorphoses d’Apulée

jeûnent avant d’être initiés. À la gloutonnerie de l’une s’opposent donc les exigencesde sobriété de l’autre, pour elle-même comme pour ses fidèles.

Le récit fait naître à deux reprises, dans l’esprit du lecteur, l’image de la Déessesyrienne gisant à terre. D’abord lorsque Philèbe s’assure, au moment d’acheter l’âne,que celui-ci est doté d’un tempérament doux : « Crois-tu donc, imbécile, que jepuisse confier la déesse à un animal rétif, pour qu’il s’emballe brusquement et fassetomber son image divine, en m’obligeant, moi, malheureuse, à courir de tous côtés,cheveux au vent, à la recherche d’un médecin pour ma déesse gisant à terre (deaemeae humi iacenti) ? »33. De même, plus tard, lorsque les prêtres veulent punir l’âne,qui les a trahis, au milieu de leur orgie, ils le fouettent brutalement et hésitent à letuer ; mais « l’image de la statue gisant sur le sol (simulacri iacentis) »34 retient leurmain. Le texte revient de manière obsédante sur cette déchéance de la déesse, ausens propre du terme. Là encore, le résumé grec s’avère moins hostile à la déesse,qui, d’une certaine façon, sauve l’âne de la mort, en inspirant un terrible troubleaux prêtres lorsqu’ils la voient à même le sol (ch. 38).

Le simulacrum dont il est question dans l’épisode n’est en aucun cas le « double»de la divinité, mais reflète les vices des prêtres dépravés, avec lesquels il est en adé-quation. De fait, on traite la statue, à la fin du passage, comme on traite ses fauxdévots en fuite, en allant jusqu’à fouiller son sein (IX 10, 1 : nec defuit qui manu superdorsum meum iniecta in ipso deae, quam gerebam, gremio scrutatus…), tel celui d’une vo-leuse, pour trouver la coupe dérobée par ses prêtres. Elle ne peut être l’objet d’unevéritable vénération, car en elle ne se trouve aucune praesentia divine : lorsque lenarrateur décrit les danses des prêtres, il ajoute ainsi un commentaire dépréciateur,affirmant qu’ils ne sont pas inspirés par la praesentia deum, qui est censée élever leshommes au-dessus d’eux-mêmes, alors qu’elle les transforme ici en bêtes sau-vages35.

Là encore, le contraste est grand avec Isis, puisque le livre XI est tout entiercentré sur la praesentia de la déesse (XI 7, 1 : miratus deae potentis tam claram praesen-tiam ; XI 12, 1 : praesentissimi numinis promissa) dans ses « vivantes images » (XI 17,1 : simulacra spirantia)36 dont Lucius, redevenu homme, a peine à se détacher (XI17, 5 : intentus in praesentis deae specimen). Bien plus, Isis se montre directement à Lu-

33 VIII 25, 4 : An me putas, inepte, iumento fero posse deam committere, ut turbatum repente diuinum deiciatsimulacrum egoque misera cogar crinibus solutis discurrere et deae meae humi iacenti aliquem medicum quaerere?Le passage parodie les plaintes d’Attis, dans le Carmen 63 de Catulle, notamment l’expression « egoquemisera cogar».

34 VIII 30, 3: sed ceteri non meae salutis, sed simulacri iacentis contemplatione in uita me retinendum cen-suere. Ils ont en effet déchargé l’âne avant de le battre (VIII 30, 2 : dea uehiculo meo sublata et humi repo-sita).

35 VIII 27, 6 : uelut numinis diuino spiritu repletus simulabat sauciam uerecordiam, prorsus quasi deumpraesentia soleant homines non sui fieri meliores, sed debiles effici uel aegroti (« il simule un délire épuisant,comme si, en vérité, la présence des dieux n’élevait pas les hommes au-dessus d’eux-mêmes, mais enfaisait des infirmes et des malades »).

36 Apuleius of Madauros, The Isis Book, éd. J. G. Griffiths, Leiden 1975, 264-265 : l’expression estinspirée de Virgile, Géorgiques, III, 34 (spirantia signa) et Enéide, VI, 847 (spirantia aera) ; Apulée, cepen-dant, ne veut pas dire que ces images sont le produit d’un art abouti au point de paraître vivantes, maisque les dieux sont présents en elles et leur donnent vie ; DUNAND 2008, 232-234.

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37 XI 3: diuina facies, perlucidum simulacrum, mirandam speciem ; XI, 20 : deae uenerabilem conspectum ;XI, 29 : imago (vision nocturne).

38 XI 25, 6 : diuinos tuos uultus numenque sanctissimum intra pectoris mei secreta conditum perpetuo cu-stodiens imaginabor (traduction personnelle).

39 XI 30, 3.40 CLERC 1915.41 Voir la Satire XV de Juvénal, qui se moque des Égyptiens adorant des animaux et des légumes.42 Voir DUNAND 2008, 232, concernant la « couleur égyptienne » de cette description.43 Book VIII, op. cit., 289.44 Ibid., 244.

cius, dans des visions ou des songes37 que le langage virtuose de l’auteur parvient àtraduire (XI 3, 3). La dévotion de Lucius devient si intense qu’il peut alors se passerde la vision du simulacre lui-même : « de tes traits divins, de ta très sainte puissance,je conserverai toujours, cachée au plus profond de mon cœur, l’image »38. Les visionset révélations reçues en songe aboutissent à la création d’une image mentale de ladéesse, pieusement gardée par Lucius, comme le secret de l’initiation, une image« intériorisée », placée « intra pectoris secreta». Quant à Osiris, il apparaît lui aussi enrêve au héros, « non pas transformé en une figure étrangère (non in alienam personamreformatus), mais en se montrant face à face (sed coram) »39.

La fable formule donc une réflexion sur les images divines, qui s’inscrit peut-être dans un contexte polémique40. Selon l’usage, en latin, Apulée désigne presquetoujours la statue par le substantif « dea». Or cette ambivalence, bien que courante,lui permet aussi de mieux disqualifier la déesse, comme s’il la réduisait, de fait, àcette image grotesque voyageant à dos d’âne et utilisée par les prêtres pour assouvirleurs vices. Lourdement assujettie aux liens terrestres ainsi qu’aux appétits humainsles plus vils, elle est sans cesse menacée de chute. À l’inverse, Isis est une déesseprésente dans ses images matérielles et ses objets de culte, tout comme dans sesimages immatérielles, visions oniriques ou image gravée au cœur de la personneinitiée. Les Métamorphoses semblent donc inverser et détourner la doxa romaine hos-tile à l’idolâtrie égyptienne41.

Apulée reprend certains des stéréotypes du discours traditionnel sur l’altéritéreligieuse, en les renouvelant partiellement, par un jeu littéraire de variatio : il donneà la Déesse syrienne le rôle autrefois dévolu à Cybèle, dans la littérature latine, etélabore une antithèse avec Isis, qu’il extrait du magma des dieux orientaux, parfoisconfondus dans une même défiance, alors qu’il représente paradoxalement sonculte, dans le livre XI, sous des dehors très égyptiens42.

L’interprétation de l’antithèse entre la Déesse syrienne et Isis : fiction littéraire et imaginaire religieux

Les auteurs des Groningen Commentaries on Apuleius43 estiment qu’Apulée opposeles deux déesses afin de mieux les distinguer dans un contexte de concurrence cul-tuelle, alors qu’elles pouvaient paraître analogues aux yeux des profanes. Ils inter-prètent cette construction littéraire comme un exemple de propagande isiaque, àtravers laquelle on décèlerait le point de vue du narrateur, devenu dévot de la déesseégyptienne44. Tel ne nous paraît pas être le sens de cette antithèse. En effet, la pers-

26 Joëlle Soler, La Déesse Syrienne, «dea peregrina»: la mise en récit de l’altérité religieuse dans les Métamorphoses d’Apulée

pective critique des commentateurs de Groningen est orientée par la lecture queferont d’Apulée les chrétiens qui lui emprunteront des descriptions ou des termesrares destinés à critiquer l’idolâtrie païenne, ses mensonges, ses simulacres et sescortèges exubérants, avec pour objectif la volonté de lui opposer la seule et vraiereligion45. Les auteurs des Groningen commentaries déplacent légèrement le proposdes Pères de l’Église en soutenant qu’Apulée oppose à la « vraie » religion d’Isis la« fausse » religion de la Déesse syrienne46. Or ce n’est pas ce que dit le texte : laDéesse syrienne n’est pas présentée dans l’absolu comme une fausse déesse, ni sareligion comme une fausse religion. Apulée ne se fonde pas sur le critère de « vé-rité » pour évaluer les cultes, à la différence des monothéismes « exclusifs »47. Apuléecritique plutôt les faux dévots, le mauvais usage que fait Philèbe d’une statue divine,en dehors de tout ordre rituel, en vue de son seul profit personnel. Les cinaedi desMétamorphoses sont un exemple, parmi d’autres, de l’impiété, véritable cible du ro-mancier.

Cette impiété n’est pas le propre d’individus venus d’ailleurs : les magiciennessont thessaliennes, les cinaedi ne sont apparemment ni phrygiens ni syriens, la meu-nière chrétienne est grecque, elle aussi, et rien n’est dit concernant l’origine « eth-nique » de ses croyances trompeuses. On n’en attendait pas moins d’un hommecosmopolite comme Apulée, qui aime se dire « semi-numide et semi-gétule »48.

Il reste que, dans l’intrigue du roman, l’impiété, définie selon des critères es-sentiellement éthiques (désirs excessifs du corps – gourmandise, lubricité, cupidité,curiosité –, tromperie, volonté de nuire à autrui), est mise en scène comme une al-térité, mais une altérité abstraite, détachée de toute provenance géographique, quimenace l’intégrité physique et psychique du héros. Les Métamorphoses suivent lemodèle narratif de l’Odyssée49, en remplaçant les monstres par les irreligiosi. Ainsi lescinaedi sont-ils de véritables ferae50, et les magiciennes, qui font perdre à Lucius sonidentité d’homme, sont la cause de son « altération » : Lucius, en voyant se méta-morphoser Pamphile, la femme de son hôte Milon, est si stupéfait qu’il lui semble« être tout autre chose » que lui-même (quiduis aliud magis […] esse quam Lucius)51.

45 Concernant les cortèges de Cybèle, voir la description d’Augustin (Cité de Dieu, VII 26), proched’Apulée. Voir aussi l’emploi répété de « praesumptio» (préjugé, opinion), dans un sens péjoratif, à pro-pos du fanatisme religieux qu’illustrent les prêtres de la Déesse syrienne (XXVIII 2) ou la meunièremonothéiste (IX, 14, 5) ; le terme sera souvent employé ensuite par les auteurs chrétiens pour critiquerceux qui s’entêtent dans une erreur religieuse. Tertullien (Apologétique, XLIX) explique que le mot sertà designer, chez les païens, les fausses croyances des chrétiens ; voir aussi De cultu feminarum, II 2, 2 ;Cyprien, Lettres, XXXIV, 1 ; Hilaire, De Trinitate, VI 25.

46 Op. cit., 244.47 Voir ASSMANN 2001, 19-21 et 87-88, qui explique d’une manière très convaincante que, même

si Apulée, en XI 5, 4, parle du vrai nom d’Isis (uerum nomen), il ne veut pas dire que les peuples adorantla déesse sous d’autres noms sont dans l’erreur, mais qu’il y a eu une révélation particulière faite auxÉgyptiens et aux Éthiopiens.

48 Apulée, Apologie, XXIV.49 DUPONT 1998, 218-232 ; SOLER 2005, 199-202.50 Ils se mordent eux-mêmes en VIII 25, 5.51 III 22, 1 : at ego nullo decantatus carmine praesentis tantum facti stupore defixus quiduis aliud magis ui-

debar esse quam Lucius.

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52 Nouvel Ulysse retenu par Photis, une Calypso de condition servile, avec laquelle il passe sesnuits, il avoue même au début du roman (III, 19, 6) : « maintenant, enfin, je ne songe plus à mon foyer,je ne prépare plus mon retour ».

53 SOLER 2005, 188-189.54 Si l’on ne retient que le voyage en compagnie des prêtres de la Déesse syrienne, le thème de

l’errance apparaît en VIII 27, 4 ; XXIX 1 ; IX 4, 3. Voir SOLER 2005, 192-196.55 IX 11, 3 : uagarer errore certo.56 HARTOG 1981.57 SOLER 2005, 214-220.58 Métamorphoses, VII 23.

Lucius se compare à Ulysse (IX 13, 3-5), justement lorsqu’il est au pouvoir dela meunière chrétienne sadique, l’impiété faite femme, qui aime le faire fouetter ensa présence. Il pénètre là où personne n’est allé avant lui et connaît de l’intérieurles marges de l’ordre social. Il erre pendant la majeure partie du roman52, persécutéet ballotté, non par la volonté des dieux, mais par le caprice de Fortune53. La plusgrande indétermination spatiale règne dans le roman, alors que les noms des bour-gades traversées sont beaucoup plus souvent cités dans l’Onos54. L’accent est toutparticulièrement mis sur les difficultés du voyage et les souffrances du héros lorsquecelui-ci devient un circumforaneum mendicabulum (IX 4, 3), un mendiant ambulant,entre les mains de Philèbe (VIII IX, 9, 1). De même, chez la meunière chrétienne,les tours de meule auxquels l’âne est astreint sont minutieusement décrits commeune forme d’errance absurde55. Le récit des pérégrinations de Lucius fait de lui unnouvel Ulysse et prête aux irreligiosi, avec lesquels il est en contact bien malgré lui,la fonction des monstres56 inversant, de l’intérieur, les valeurs de la culture gréco-romaine.

Cette altérité menace Lucius, possédé par la hantise d’être dévoré57 ou castré58,lui qui craint, lorsqu’il est au service de la Déesse syrienne, qu’elle n’ait envie deboire son sang (VIII 28, 4) ou que les prêtres n’abusent de lui (VIII, 26), et quimanque, enfin, de se faire dépecer par le cuisinier d’un riche dévot de la déesse(VIII, 31). Même si l’effet de ces réflexions est comique, en raison du décalage amu-sant entre les pensées, humaines, et la condition, animale, du personnage méta-morphosé, il n’en demeure pas moins que l’intrigue met au premier plan uneexpérience singulière de l’impiété, Lucius devenant à la fois l’observateur et le com-plice récalcitrant de ces « infamies ». Or, tandis qu’il se contentait auparavant desubir passivement son sort, il ne supporte plus, pour la première fois, de participeraux débauches des prêtres, et prend une initiative : il pousse un braiment retentis-sant afin d’attirer l’attention sur leur illicita libido (VIII, 29). L’épreuve est ce qui per-met à l’individu d’évoluer, de se transformer ; elle rend Lucius capable de réagir, luique paralysaient jusque-là la stupeur et la fascination face aux phénomènesétranges.

Cette scène comique de l’âne dénonçant par ses cris les prêtres en pleine actionest également présente dans l’Onos. Apulée se distingue cependant en reproduisantla scène à propos du propriétaire suivant, le meunier, ou, plus exactement, à proposde sa femme, personnage absent de l’Onos, qui cumule tous les vices, y compris celuide croire en un dieu qu’elle prétend unique – elle incarne donc, après les dévots de

28 Joëlle Soler, La Déesse Syrienne, «dea peregrina»: la mise en récit de l’altérité religieuse dans les Métamorphoses d’Apulée

la Déesse syrienne, une nouvelle figure de l’impiété. Témoin de ses débauches etcherchant à se venger des sévices qu’elle lui inflige, l’âne va, une nouvelle fois, réa-gir à l’épreuve, en marchant sur les doigts de l’amant caché pour le faire crier et ré-véler l’adultère au mari rentré plus tôt que prévu au logis (IX 26, 4 - 27, 1-2). Unâne gardien de la vertu ? L’idée fait sourire, mais, comme toujours dans les Méta-morphoses, elle pousse le lecteur à s’interroger : car sous la dépouille de l’âne se cacheun jeune homme curieux, qui, tombé dans les pièges de la magie, est exposé auxirreligiosi et commence à prendre conscience qu’il a les moyens de lutter contre eux.Le plaisir né de la fable et l’édification morale sont indissociablement liés, et il seraitvain de chercher à savoir ce qui, des deux, l’emporte : en dénouant les fils, on rom-prait le charme de la fiction, par nature mêlée.

La forme fictionnelle, qui accueille le discours sur l’altérité religieuse, modifiedonc profondément celui-ci et transforme le motif satirique hostile aux cultes étran-gers en récit d’expérience, une expérience d’asservissement menaçant l’intégritéphysique et la vie même du sujet. La fiction permet la projection narrativisée d’uneréflexion d’ordre théologique, selon laquelle c’est moins l’origine ethnique d’unedivinité ou le caractère exotique de son culte qui la discrédite (quoique, dans le casde la Déesse syrienne, cette origine vienne nourrir un préjugé dont l’auteur se sertpour susciter l’hostilité), mais la violation d’une norme éthique de la piété, illustréepar la religion isiaque, une norme qui repose sur la modération, le respect des ins-titutions, l’ascèse et un usage ritualisé ou intériorisé des images divines.

Joëlle SOLER

Université de Paris IV - Sorbonne

Laboratoire d’Études sur les Monothéismes

UMR 8584 (Institut d’Études Augustiniennes)

1, rue Victor Cousin

75005 Paris

[email protected]

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