L'espace selon Descartes Leibniz et Kant

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L’espace selon Descartes, Leibniz et Kant Si l’on fait abstraction de sa dimension épique, une des premières œuvres littéraires de la civilisation européenne décrit l’aventure d’un homme confronté à la linéarité du temps et à la circularité de l'espace. L'Odyssée, est en effet selon Jankélévitch, une « ouverture temporelle dans la clôture spatiale » 1 . Au terme de son voyage de retour Ulysse a quitté sa terre natale depuis vingt ans. Ulysse est maintenant un autre Ulysse qui retrouve une autre Pénélope. Ithaque est aussi une autre île, à la même place, mais non pas à la même date ; c'est une patrie d'un autre temps. C’est cette mise en parallèle des propriétés de l'espace et du temps qui « passionne et rend pathétique », selon le philosophe, l'inquiétude nostalgique. Premiers paradoxes Cette prégnance absolue du temps sur nos existences, justifierait à elle seule que le temps fasse l'objet de davantage d'études philosophiques que l'espace. Mais si l'espace ne peut rivaliser avec le temps dans les préoccupations existentielles, 1 V. Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1983, p. 300. 1

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L’espace selonDescartes, Leibniz et

Kant

Si l’on fait abstraction de sa dimension épique,une des premières œuvres littéraires de lacivilisation européenne décrit l’aventure d’un hommeconfronté à la linéarité du temps et à la circularitéde l'espace. L'Odyssée, est en effet selonJankélévitch, une « ouverture temporelle dans laclôture spatiale »1. Au terme de son voyage de retourUlysse a quitté sa terre natale depuis vingt ans.Ulysse est maintenant un autre Ulysse qui retrouve uneautre Pénélope. Ithaque est aussi une autre île, à lamême place, mais non pas à la même date ; c'est unepatrie d'un autre temps. C’est cette mise en parallèledes propriétés de l'espace et du temps qui « passionneet rend pathétique », selon le philosophe,l'inquiétude nostalgique.

Premiers paradoxes

Cette prégnance absolue du temps sur nosexistences, justifierait à elle seule que le tempsfasse l'objet de davantage d'études philosophiquesque l'espace. Mais si l'espace ne peut rivaliseravec le temps dans les préoccupations existentielles,

1 V. Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1983, p.300.

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il n'en est pas pour autant conceptuellement plussimple. Les problèmes qu'il pose sont apparus dès quel'homme a commencé à réfléchir sur la structure dumonde et à construire des cosmogonies puis descosmologies. Si la théorie enferme le monde connu etles planètes recensées à l'intérieur de la sphère desétoiles fixes, se pose alors le problème de l'espacesitué en dehors de cette ultime sphère. Archytas deTarente, celui « qui mesurait et les mers et lesterres et les sables sans nombre » 2 auraitdéclaré : « Si je me trouvais à la limite extrême duciel, autrement dit sur la sphère des fixes, pourrais-je tendre au dehors la main ou un bâton, oui ou non ?Certes il est absurde que je ne puisse pas le faire ;mais si j'y parviens, cela implique l'existence d'undehors, corps ou lieu »3. Ce qui implique, conclutEudéme qui le cite, que le corps ou le lieu soitillimité, mais disait-il, parce que dans le domainedes choses éternelles, « ce qui est en puissance doitêtre tenu pour existant ».

Plus connus sont les paradoxes de Zénon d'Elée,le cruel Zénon de Paul Valéry et le protagoniste dudialogue platonicien « Parménide ». Zénon, pourdéfendre la théorie de Parménide présenta, ditProclus, quarante arguments dont quatre furent citéspar Aristote dans sa physique. Le deuxième veut que,si une tortue faisant la course avec Achille,bénéficie, en guise de handicap venant compenser unevitesse dix fois inférieure, d'une certaine distanceavant le départ d'Achille, alors Achille ne pourra pasrattraper la tortue. En effet durant le temps mis par

2 Horace, Odes, in Les présocratiques, Paris, Gallimard,  « lapléiade », 1988, p. 519, ultérieurement en abrégé : Présocratiques.

3 Eudème de Rhodes, cité par Simplicius, commentaires sur la physiqued'Aristote, in Présocratiques, p. 533.

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Achille pour parcourir son handicap, la tortueavancera d'une distance égale au dixième de celui-ci,ce qui constituera le handicap de la phase suivante etle phénomène se renouvellera jusqu'à l'infini, chaquenouvel handicap n’étant que d’un dixième du précédent.Mais comme il ne sera jamais nul, il faudra pour leparcourir au moins un des instants élémentaires. Horsune somme infinie d'instants élémentaires, dès lorsqu'ils ont une limite inférieure non nulle, estinfinie, et Achille ne rattrapera jamais la tortue.

Présupposés sous-jacents

Que Zénon eut voulu nier le mouvement ou justifierpar l’absurdité de l’existence du multiple le monde deParménide, ses arguments présupposent qu'il avait dansl'esprit la distinction entre deux notions d'infini(acte et puissance) et qu'il soutenait deuxprincipes : l'équivalence de l'être et de la pensée etla non contradiction. Examinons plus avant les trois« présupposés » de Zénon.

La notion d'infini en acte et celle d'infini enpuissance

Toute grandeur est divisible à l'infini, ellepossède en termes modernes la puissance du continu.Même l'atome de Démocrite, insécable par définitionn'est insécable que pour l'homme, Dieu dans sa toute-puissance pourrait y pallier. Puisque l'atome a uneforme et une grandeur4 il est facile de concevoir unenouvelle particule en séparant l'ancienne en deux, etcela à l'infini. L'on accorde la continuité àl'ensemble des nombres réels. Ces nombresfournissent la mesure des atomes. Un « demi atome »

4 Simplicius, Commentaire sur le Traité du ciel d'Aristote 294,33, inPrésocratiques, p. 767.

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aura une mesure inférieure de moitié et le procédépeut s'itérer.

L’affirmation de Parménide : « Ce qui peut être ditet pensé se doit d’être »

Cette affirmation a fait l'objet de nombreusesinterprétations. Nous ne retiendrons que l'équivalenceentre le penser et l'être. Parménide comme sescontemporains voyait bien que le mouvement existait.Mais cela ne pouvait être qu'une apparence si unraisonnement logique démontrait que le mouvement étaitimpossible. La vérité qui était déduite de nossensations n'avait que le statut d'opinion tantqu'elle n'était pas déduite, révélée par leraisonnement. Certains ont vu ici affirmée l'identitéde l'être et de la pensée, on peut n’y trouver a minimaque le réel ne peut être que rationnel.

Le principe de non contradiction. Si l'on considère dans les arguments de Zénon une

lutte contre l'hypothèse d'un temps et d'un espacediscrets, (au sens mathématique), son raisonnementn'est pas un syllogisme, il commence par affirmer unethèse, montre que les conséquences de cette thèse sontincorrectes, et en déduit la non pertinence de lathèse. C'est un raisonnement dit par l'absurde quisuppose valide le principe de non contradiction (uneproposition ne peut contenir son contraire).

Nous nous bornerons à ces quelques remarques dontle but était double ; montrer que le concept d'espacen'est pas immédiat et que même pour un auteur antiquedont il ne reste que des citations transmises par ceuxqui avaient lu ses œuvres, il est possible de dégagerdes fondements conceptuels d’où dérivent ses positionssur des questions précises. Nous avons ainsi aupassage noté qu' Eudème voulait que ce qui est en

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puissance doit être tenu pour existant pour justifierl'infinité en acte de l'univers. Un concept plusgénéral justifie pour ces exemples, un raisonnementparticulier.

Nous allons donc étudier la notion d'espace dans laphilosophie moderne, mais en nous limitant àDescartes, Leibniz et Kant. Nul doute que d’autres,Spinoza, Malebranche, Hume auraient eu leur place dansune telle étude mais cette limitation doit permettrede mieux mettre en valeur les divergences etconvergences que l’on peut établir entre les troisauteurs et doit rendre possible de dégager, si elleexiste, une évolution du concept. Selon J. Bouveressequi a étudié dans un autre contexte, la même trilogie,« les grands philosophes de la tradition sontsusceptibles de parler immédiatement à des gens quiignorent pratiquement tout de l'époque et ducontexte »5. Cependant nous ne les envisagerons pascomme le propose la suite de la citation comme« partenaires d'une conversation dans laquelle nousdevrions pouvoir les persuader que nous avons clarifiécertaines de leur idées ». Cela serait présomptueuxet il est par ailleurs stérile d'opposer à leursconceptions les théories de la science du XX° siècle.

Les trois philosophes se répondent et ont parailleurs chacun établi des systèmes complets, tousdotés d'une forte cohérence interne. Chaque partie deleur philosophie est miroir de leur philosophie toutentière et la révèle complètement mais de plus en plusconfusément, selon sa distance aux donnéesfondamentales. Le concept espace va se trouver prochede ces données centrales. Nous ne nous attarderonsdonc pas sur la pertinence des caractéristiques qui

5 J Bouveresse, essai V, Descartes Leibniz Kant, Paris, Agone, 2006, p. 28.

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lui sont diversement prêtées, mais comme nous l'avonsesquissé pour Zénon, sur la recherche des notionsfondamentales, des vecteurs de base, des idées forcesdu système d’où l'on peut déduire la constructionproposée.

Nous ne chercherons pas en outre à déterminer lesconditions d'émergence des concepts utilisés mais nousadopterons cette « conjoncture non démontrée etdépourvue d'originalité selon laquelle un problème estindividué uniquement par l'utilisation de certainsconcepts ... et que ces concepts déterminent de façonpresque embarrassante ce qui peut être fait aveceux »6. De ce fait, nous serons donc conduits à nousintéresser particulièrement, chez Descartes Leibniz etKant, aux rapports entre le sujet et l’objet de laconnaissance en essayant de montrer comment Leibnizfait le lien entre la possibilité d’une vision claireet distincte et l’incapacité kantienne de connaître lachose en soi. Cela nous conduira à nous confrontertrois fois avec la notion de l’objectivité de l’espaceet à montrer comment celle–ci se modifie au profit del’idéalisme transcendantal.

Nous partirons de brefs extraits de leurs ouvrages,évidemment consacrés à l'espace, plutôt choisis versla fin de leur œuvre pour éviter les considérationssur l'évolution de leur pensée, ou considérés commefondamentaux.

6 Idem, p. 43.

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I. DESCARTES

Avant d’étudier la conception de l’espace propre àDescartes, à partir de l’une de ses œuvres, il auraitpu être opportun d’examiner qu’elles ont été, dansd’autres endroits, les réponses qu’il a apporté auxparadoxes précédents. Toutefois comme nous ferons demême avec Kant, les réfutations de Zénon ont étéregroupées en appendice.

I.A. L’article onze des principes de la philosophie

Cette transition faite, venons-en à la conceptionpropre à Descartes :

"Mais il sera aisé de connoistre que la mesmeétenduë qui constituë la nature du corps, constituëaussi la nature de l'espace, en sorte qu'ils nedifférent entr'eux que comme la nature du genre ou del'espèce diffère de la nature de l'individu, si, pourmieux discerner quelle est la véritable idée que nousavons du corps, nous prenons par exemple une pierre &en ostons tout ce que nous ne scaurons ne pointappartenir à la nature du corps. Ostons en doncpremièrement la dureté, pource que, si, on réduisoitcette pierre… en poudre, elle n'auroit plus de dureté,& ne laisseroit pour cela d'être un corps; ostons en

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aussi la couleur, pource que nous avons pû voirquelques fois des pierres si transparentes qu'ellesn'avoient point de couleur; ostons en la pesanteur,pource que nous voyons que le feu, quoy qu'il soittrès léger, ne laisse pas d'être un corps ; otons enle froid , la chaleur, & toutes les autres qualitez dece genre, pource que nous ne pensons point qu'ellessoient dans la pierre, ou bien que cette pierre changede nature parce qu'elle nous semble tantost chaude &tantost froide. Après avoir ainsi examiné cettepierre, nous trouverons que la véritable idée que nousen avons consiste en cela seul que nous apercevonsdistinctement qu'elle est une substance estenduë enlongueur, largeur & profondeur : or cela même estcompris en l'idée que nous avons de l'espace, nonseulement de celuy qui est plein de corps, mais encorede celuy qu'on appelle vuide."7

Ce texte est un article des « principes de laphilosophie », un écrit de 1644, donc assez tardifdans l’œuvre de Descartes. Les « Regulae » » datent de1629, le « Discours de la méthode » de 1637, et les« Méditationes de prima philosophia » de 1641. L’onpeut donc le considérer comme représentant un stadeachevé de la pensée de Descartes, son ouvragepostérieur sur les passions de l’âme, ne traitera pasdu sujet.

Les principes sont divisés en quatre parties,découpées en articles numérotés, chacun précédé d’untitre explicite. Le corps, l’espace et le mouvementsont traités dans la deuxième partie. Pour l’objet qui

7 R. Descartes, Œuvres complètes, Tome IX, Méditations et principes, Publiées parC. Adam et P. Tannery, Paris, Vrin, 1996, seconde partie, § 11.Ultérieurement en abrégé : A.T. IX

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nous préoccupe il eut pu sembler opportun de choisirl’article dix dont le titre est « Ce que c’est que l’espaceou le lieu intérieur » mais comme il y est affirmé sansjustification l’identité ontologique de l’espace et ducorps, le suivant a été retenu car il a un caractèreplus probant, il ouvre sur le problème de laperception claire et distincte et réaffirme la mêmeidentité.

Cependant cette partie de l’ouvrage étantconstruite selon un mode démonstratif, les articlesdéveloppant une argumentation logique, l’ensemble desélucidations qui sont nécessaires pour cernercomplètement la notion d’espace s’étendra au moinsjusqu’à l’article vingt-deux, « l’évidence se marqueainsi, selon le modèle de la chaîne construite dès lesRegulae, par la continuité de la série déductive »8.

L’article onze a pour titre « En quel sens on peutdire qu’il (l’espace) n’est point différent du corpsqu’il contient ». Sa structure est simple, sonintroduction rappelle la conclusion de l’articleprécédent et annonce la méthode employée pour parvenirà sa vérification. L’exposé de cette méthode estscandé par une répétition, celle du groupe de mots« ôtons en » et par une conclusion, en deux partie,l’une appuyée par le mot « véritable », l’autre dontl’évidence doit s’imposer. Cette structure permet uneétude linéaire du texte.

I.B. Analyse du texte

Proposition d’une méthode

1)  « Mais il sera aisé de connoitre que la mesme

8 F de Buzon et V. Carraud, Descartes et les principia II, corps et mouvement,Paris, PUF, 1994, p. 44.

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étenduë qui constitue la nature du corps, constituëaussi la nature de l'espace, en sorte qu'ils nedifférent entr'eux que comme la nature du genre ou del'espèce diffère de la nature de l'individu, si, pourmieux discerner quelle est la véritable idée que nousavons du corps, nous prenons par exemple une pierre &en ostons tout ce que nous ne scaurons ne pointappartenir à la nature du corps. »

Descartes vient d’affirmer dans l’article précédentque « L’espace, ou le lieu intérieur, & le corps quiest compris en cet espace, ne sont différents aussi…que par notre pensée » (§10), et il a aussitôt indiquépourquoi cette conception peut sembler étrange. C’estparce que « Nous attribuons au corps une étendueparticulière que nous concevons changer de place aveclui » (§10), et nous attribuons à l’espace une étendue« générale » et « vague » ce qui fait que chaque foisque nous déplaçons un corps, il nous semble après cedéplacement n’avoir déplacé que le corps mais pasl’espace qu’il occupait.

Nous concevons donc spontanément une différenceentre le corps intérieur et l’espace. Dès lors, il vafalloir détromper cette opinion fallacieuse etl’article suggère une méthode, supprimer d’un corpsdonné tout ce qui n’est pas essentiel à ce corps, etconstater que la substance résiduelle est de mêmenature que celle de l’espace, quoiqu’ elle puisse enêtre distinguée comme l’individu peut l’être du genre.

Il est proposé de prendre une pierre pour exemplealors que nous pouvions attendre que ce soit unmorceau de cire, celui de la deuxième méditation. Maissi l’objet est différent, le cheminement serasemblable.

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La recherche des attributs substantiels

2) « Ostons en donc premièrement la dureté, pourceque, si, on réduisoit cette pierre… en poudre, […]parce qu'elle nous semble tantost chaude & tantostfroide.  »

Descartes procède en usant d’anaphore, de façontrès littéraire, à la recherche des attributssubstantiels par élimination. Il ne reprend pas toutesles catégories d’Aristote ou les distinctionsscolastiques, « rendues inopérantes par la théorie dela substance mise en place dès l’article 53 de lapremière partie »9 et a déjà opéré un « filtrage »10

des qualités à retenir dans l’article quatre de ladeuxième partie, en ne retenant que la pesanteur, ladureté et la couleur. Pour supprimer la dureté,Descartes réduit la pierre en poudre. La formeextérieure peut être conservée, la matière estévidemment la même, mais sous cet état la pierre,comme les autres corps réduits en poudre, ne« résistent plus au mouvement de nos mainslorsqu’elles les rencontrent » (§4). Cette propriétéest donc une caractéristique accidentelle. Pour monterque les propriétés suivantes, couleur, pesanteur, nesont également pas essentielles, Descartes changed’objet soit en considérant une pierre particulièrecomme le diamant, très transparente, soit le feu. Cedéplacement est signalé par l’auteur qui prend soind’avertir que le feu est aussi un corps, et que sonargumentation considère les corps en général. Même sicertains corps nécessitent une abstraction un peuparticulière comme la réduction en poudre, larecherche annoncée consiste à définir des attributs

9 Idem, p. 4710 Ibidem, p. 58

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permanents à l’ensemble des corps. Dès lors qu’un desattributs manque à un corps, il ne peut être essentielpour le concept de corps en général. L’exemple dudiamant et du feu supprime donc couleur et pesanteur.Le texte retrouve ensuite la pierre pour considérer lachaleur et le froid comme exemple de l’ensemble desautres qualités que nous savons ne pas être « dans lapierre » ou pouvant changer sa nature si elleschangent d’intensité. L’examen demande au lecteur deconsidérer par lui-même les autres « qualités de cegenre », sans se limiter à la liste de l’articlequatre. La même démarche que dans les « Méditations »est mise en œuvre qui réclamait que nul n’y rentre« s’il n’est prêt à assumer cette expérience pourelle-même, et à l’assumer sérieusement »11

Raisonnement ou abstraction  ?

3) «Après avoir ainsi examiné cette pierre, noustrouverons que la véritable idée que nous en avonsconsiste en cela seul que nous apercevonsdistinctement qu'elle est une substance estenduë enlongueur, largeur & profondeur »

L’examen maintenant terminé a demandé laparticipation du lecteur car il n’était pas exhaustif.L’usage dans l’article du pronom « nous » estsignificatif, ce n’est pas un pluriel de majesté ni uneffacement de l’auteur qui n’oserait pas le « je »trop impératif, c’est une invitation à parcourir lamême expérience, malgré le caractère de manuelscolaire des « Principia ». Toute personne ayant faitla démarche verra distinctement, avec une évidencecertaine, que la seule propriété restante de l’objet,

11 D. Kambouchner, Les méditations métaphysiques de Descartes, Paris, PUF,2005, p. 113.

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est d’être une substance étendue, en longueur, largeuret profondeur. Tous ses autres caractères n’ont pascette qualité d’évidence distincte. Nous rejoignonsici la fin de la deuxième méditation : « Certes il nedemeure rien que quelque chose d’étendu, de flexibleet de muable », mais avec une différence, laflexibilité a disparu au profit de la seule extension.Il demeure toutefois la substance qui n’a d’autrecaractère qu’un ‘quelque chose’

La perception que nous avions d’une pierre nedistinguait pas dès l’abord ses qualités essentiellesou accidentelles. Cette perception devient, après leraisonnement une perception distincte de ce que lapierre n’est qu’une substance étendue. C’est unexemple simple de mise en place du programme souventévoqué par Descartes, « les choses que nous concevonsclairement et distinctement sont toutes vraies, maisil y a quelque difficulté à remarquer quelles sontcelles que nous concevons distinctement »12. Il estvrai que la pierre est pesante, mais il n’est pas vraiqu’il s’agisse d’une propriété générale des corps.

Mais est-ce vraiment un raisonnement ? La déductionchez Descartes est bien « opératrice de certitude »13

mais il semble bien que l’intuition ait un rôleprivilégié. Or « la certitude ne s’obtient que parl’abstraction, qui ne laisse subsister de la chose quece que l’intuitus peut en assumer pour son objet »14 .Et c’est bien à ce type d’opération que s’est livréDescartes.

12 Descartes, Discours de la méthode, Préface et notes F Misrachi, Paris,10/18, 1982, p. 63.

13 , J.L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes, paris, Vrin,  « âgeclassique », p. 53.

14 Idem p. 52.

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La substantialité de l’espace

4) « : or cela même est compris en l'idée que nousavons de l'espace, non seulement de celuy qui estplein de corps, mais encore de celuy qu'on appellevuide. »

Deuxième conclusion, l’espace est étendue, et n’estqu’étendue, le corps possède comme qualité essentiellel’étendue, donc l’idée de matière est comprise dansl’idée d’espace. Cette conclusion va de soi pour unespace plein de corps, car ces corps partagentévidemment la caractéristique de la pierre d’êtreétendue. Pour l’espace appelé vide c’est aussi le cascar on le conçoit naturellement comme possédant troisdimensions. Le mot « appelé » prépare la suite del’exposé, car il sera montré que malgré son apparence,l’espace sans corps immédiatement perceptibles n’estpas vide.

Selon le même principe que dans le passageprécédent, la perception qui au paragraphe dix, nousfaisait supposer que l’étendue du corps et l’étenduede l’espace sont des choses différentes, est amendéenon par le raisonnement donné plus haut mais par uneintuition claire et distincte de l’équivalence del’objet et de l’espace. La fin de l’article n’est pasconstruite comme une conclusion formelle quicommencerait par donc ou en conséquence, elle estlaissée en suspens. La conjonction ‘or’ introduit unedonnée supplémentaire, il appartient au lecteur defaire la synthèse et de conclure à l’identité de lanature du corps et de l’espace.

On peut noter toutefois que la similitude ducaractère essentiel ne permet pas de conclure si c’estle concept d’espace qui est compris dans celui de

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corps ou l’inverse et si l’espace a un caractèresubstantiel. En effet le corps est une substanceétendue selon la conclusion de l’article onze,l’espace est une étendue en longueur largeur etprofondeur, selon la définition du paragraphe dix,leur supposer une différence simplement « en pensée »,donc pas dans la chose même, implique lasubstantialité de l’espace.

Dans l’article onze le concept de corps sembleinclus dans celui d’espace, les corps n’étant que desindividus du genre espace. Mais cette conclusion esthasardeuse, l’on peut concevoir à l’issue de ladémonstration que l’espace n’apparaît que parce qu’ily a des corps. L’article douze va donc montrer en quoiles corps sont des individus du genre espace, il nerésoudra pas le problème de la substance.

I.C. Précisions ultérieures

Des éclaircissements

L’article douze reprend deux objections ; la pierreet l’espace « appelé » vide que nous pourrionspercevoir autour d’elle, si elle était isolée desautres pierres, ne paraissent pas être de même nature.De plus, si nous déplaçons la pierre alors nousdéplaçons son étendue et pourtant il nous semble quecette étendue est demeurée. C’est en d’autres termesl’objection du paragraphe dix.

La réponse apportée est difficile, elle s’éclaireun peu si nous remplaçons dans son énoncé le mot« étendue » par « volume occupé ».

Oui, dit Descartes en déplaçant la pierre, jedéplace le volume occupé par cette pierre, qui est

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bien inséparable de la pierre, mais je déplace aussile volume occupé d’espace et ce volume occupé n’estpas demeuré vide, il a été remplacé par une étendued’air ou de quelque autre corps, et cette étendue, quenous jugeons commune à tous les corps ayant desdimensions comparables est de même nature, mais d’ungenre différent selon le corps. Un cube de bois et uncube de pierre sont tous deux essentiellement desétendues et ils ne différent entre eux que, « Comme lanature du genre ou de l’espèce diffère de la nature del’individu ». (§ 12).

Mouvement général et mouvement relatif

En quelque sorte, il existe des mouvements deportions d’espace qui s’effectuent dans l’espace.Cette notion est difficile et n’est pas immédiatecomme l’ont montrée les remarques des articles dix etdouze, Descartes va donc s’employer à définir lemouvement dans les articles treize et quatorze. Dansle premier, ajoute-t-il, lorsque vous dites que vousavez déplacé la pierre vous n’avez fait que ladéplacer par rapport aux objets qui l’environnaient.Mais si « nous supposons que la terre tourne sur sonessieu » (§13), alors son mouvement était déjà encours par rapport à « quelques points immobiles quenous imaginerons être au ciel ». Et même, il estpossible de démontrer qu’il n’y « a point de lieud’aucune chose au monde qui soit ferme etarresté »(§14), sinon en notre pensée. Donc l’argumentne tient pas, la pierre que vous pensez avoir déplacéeétait déjà en mouvement, le volume d’espace de lapierre se déplace continuellement. Il semblerait doncque le mouvement soit avec l’étendue, la nature del’espace. Ce mouvement est envisageable de différente

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façon selon le référentiel où le place notre pensée.Le passager d’un bateau peut être immobile par rapportau bateau mais mobile par rapport au rivage.

Cette impression d’immobilisme alors qu’il existeun mouvement est due à ce que nous confondons« l’intérieur (d’un corps qui) ne diffère en aucunfaçon de l’espace » (§15), avec la superficie quienveloppe ce corps. Ainsi pour un bateau fixe parrapport au rivage, nous disons qu’il est immobilealors que, si les vents et le courant agissent demanière égale et opposée, sa « superficie changeincessamment ». Cette distinction du lieu intérieur etdu lieu extérieur conduit à une définition qui neservira plus par la suite, celle de la superficie,frontière entre le lieu intérieur, le corps, et lelieu extérieur, son environnement, mais quin’appartient à aucun des deux. C’est un « mode ou unefaçon ». Elle a été introduite pour résoudre leproblème que l’eucharistie posait à Descartes. Alorsque pour Aristote, c’est une qualité du corps que l’onperçoit en touchant la superficie, pour Descartes lesqualités ont disparues au profit de la seuleextension, la superficie devient modalité permanente,qui peut être la même alors que la substance du lieuintérieur change.

Cette frontière modale pose le problème de lacontinuité, donc du vide, sous-jacent dans tous leschapitres étudiés. En effet que devientl’identification substantielle du corps avec l’étendueen l’absence de corps ? Il n’est pas de corps sansétendue, mais peut-il y avoir un espace sans corps ?Une césure vide entre le lieu intérieur et le lieuextérieur ?

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L’impossibilité du vide et des atomes

La réponse Cartésienne est immédiate dès l’articlesuivant où l’on apprend «  Qu’il ne peut y avoir aucunvide au sens que les philosophes prennent ce mot »(§16). Si le vide est un espace où il n’y a point desubstance, il est « évident » que cet espace n’a pasd’extension car  « l’extension de l’espace ou du lieuintérieur n’est point différente de celle du corps »(§16). Donc il n’y a pas de vide, même si l’on a unpeu l’impression d’un raisonnement circulaire.

Cependant, nos sens parfois ne nous laissent rienapercevoir, donc conclure à du vide. En particulier,dans un cas que Descartes connaissait, la cavité quisurplombe le mercure d’un baromètre de Torricelli. Levide n’étant pas possible il conclura que cette cavitécontient une substance étendue que nous ne pouvonssentir mais qui existe, sinon les côtés de « ce vasese trouveroient si proches qu’ils se toucheraientimmédiatement » ( §18).

Nous pourrions conclure ici, car les paragraphessuivants sont des conséquences directes de la visionproposée. Ils la complètent cependant et expliquent aposteriori certaines obscurités.

Le raisonnement se poursuit sur l’impossibilité del’existence des atomes, fondée sur l’impossibilitéqu’a Dieu de limiter sa toute puissance, doncd’arrêter la division de la matière à l’infini cartoute chose qui a une grandeur peut être divisée, doncest divisible. Toutes les théories ‘atomiques’ sontliées à la possibilité du vide et il est cohérent deles réfuter si on ne l’admet pas.

Le monde ne comporte pas de vide, c’est donc unbloc matériel. Comme cette matière « consiste en cela

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seule qu’elle est une chose étendue » (§22), iln’existe qu’une seule matière pour tous les mondesimaginables et les variétés « qui sont en la matière…dépendent du mouvement de ses parties » (§23), lebois, l’eau et l’air ne sont que des ensembles plus oumoins importants de la matière fondamentale animésd’un mouvement plus ou moins rapide.

Le mouvement est re-défini au paragraphe vingt-cinqcomme ; « transport d’une partie de la matière, oud’un corps, du voisinage de ceux qui le touchentimmédiatement […] dans le voisinage de quelquesautres ». Notons au passage que tous les mouvementssont relatifs ce qui permet de dire que la terre ne semeut pas relativement au ciel ambiant et donc d’être àla fois favorable au système de Galilée et noncondamnable par l’église. La divisibilité de lamatière permet le mouvement des parties et lemouvement détermine la diversité des substancesmatérielles.

L’identité matière espace

Si nous supposons un espace en soi, dans lequeldes objets occupent des emplacements différents,donner à ces corps la même caractéristique essentiellede l’espace est possible, c’est une partie duraisonnement que nous venons d’étudier. Si par lemême raisonnement, l’on conclut à l’existence d’unematière unique remplissant sans vide tout l’espace,alors il est évident que cette matière est l’espacelui-même. Elle n’a pas besoin d’être placée en un lieupuisqu’elle les contient tous. Dès lors, lesdéplacements ne sont plus que des mouvements de cettematière à l‘intérieur d’elle-même. Les substances nesont plus que des modes d’être de la matière. De la

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division en grains plus ou moins gros et du mouvementplus ou moins rapide de ceux-ci apparaitront lesdiverses substances.

Cela rend sans objet la réticence aux parties duraisonnement qui semblaient oublier la substanceparticulière des corps ou qui les fondaient en tantqu’individus du genre espace. Les corps sont desphénomènes dus à des variations locales des« paramètres de viscosité » de la matière universelle.

I.D. Problématique de la conception cartésienne

Une ontologie épistémologique

Selon les termes de Jean Luc Marion, « Latranscription de l’ontologie en épistémologie seredouble d’une extase de la chose hors de son ousia,extase qui définit en propre l’objet »15. C’est bien lemouvement de pensée que nous avons ici. L’explicationscientifique de l’être invalide la notion de substanceet prétend définir complétement la chose. Descartesconsidérait qu’en termes stricts, il n’y avait qu’unesubstance Dieu, Les autres « choses », créées, nepouvaient conserver ce qualificatif que de façonseconde. En raisonnant sur les qualités essentiellesdes choses, sur ce que « le jeu composé des naturessimples   en saisit »16, il ne ruine pas la notion desubstance, il trouve un dénominateur commun simple enun étonnant renversement. La cire et la pierre étaientà l’évidence des substances différentes, leurcaractéristique essentielle, l’étendue était commune.Après les « principes de la philosophie », l’étendue

15 Idem, p. 192.16Ibidem, p.186.

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est la substance même de la cire et de la pierre, leurdifférence provient d’un mode d’être de cettesubstance.

En ne conservant à la substance que sa définitionstricte ; « A part Dieu, il ne peut y avoir ni seconcevoir de substance »17, Spinoza est parvenue à uneconclusion avec laquelle, même si ce n’est pas le lieuici, il serait intéressant de comparer les similitudeset différences, « Par corps, j’entends une manière quiexprime de manière précise et déterminée l’essence deDieu en tant qu’on le considère comme choseétendue »18. Descartes a appliqué ce qu’il annonçaitdans la première partie des principes : « Mais encoreque chaque attribut soit suffisant pour faireconnaitre la substance, il y en a toutefois un… enchacune qui constitue sa nature & son essence, & dequi tous les autres dépendent. A savoir l'étendue enlongueur largeur et profondeur, constituë la nature dela substance corporelle » (§53, partie I)

L’indéfini de l’espace cartésien

Il faut conclure en donnant les caractéristiquesd’un tel espace, il possède évidemment troisdimensions, il est homogène dans ses propriétésgéométriques et en ce que ne s’y trouve qu’un type dematière, mais n’est pas homogène en ce que l’on yrencontre des mouvements de matière. Il est continu.Cette continuité répond à l’analyse de la dureté. Pourla supprimer il est nécessaire en effet de prolonger àl’infini la division du corps ( la poudre de pierre del’article 12) mais le terme de cette division n’estpas concevable. Ce ne peut être qu’un point sans

17 B. de Spinoza, Ethique, traduction de B. Pautrat, Paris, Seuil,édition 2010, p.37, proposition XIV.

18 Idem, « définitions », p. 97.

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dimension mais Descartes connaît la difficulté àpasser d’un point sans dimension à une ligne et encoreplus à un espace. Il avouera son ignorance dans lesparagraphes trente-quatre et trente-cinq. La divisionsera, du point de vue de l’homme, indéfinie. Quant àla finitude du monde, l’article vingt et un indiqueque le monde « n’a point de borne » mais son titrementionne que « l’étendue du monde est indéfinie ».Ne pas avoir de borne n’est pas chez Descartessynonyme d’infiniment étendu. JB Jeangène Vilmer aretrouvé dans la correspondance de Descartes et dansles principes au moins neuf raisons pour que le monden’ait pas de bornes et cinq raisons pour qu’il ne soitpas infini19. Prétendre par exemple le monde fini,c’est lui assigner des bornes au dela desquelless’étendront des espaces donc de la matière. Celle-ciétant dans le monde elle s’étend donc au dela desbornes que l’on voulait lui assigner. Le monde infinipose le problème de sa coexistence avec la seuleréelle infinité, celle de Dieu. Descartes donne cesraisons en conscience de l’impossibilité de résoudrele problème. L’indéfini n’est qu’un infini potentiel,c’est quelque chose dont on ne peut prouver lesbornes : « Il répugne à mes idées d’assigner desbornes au monde, et ma perception est la seule règlede ce que je dois affirmer ou nier. C’est pour celaque je dis que le monde est indéterminé ou indéfini,parce que je n’y connais aucunes bornes ».20Caractèreindéfini du monde et caractère indéfini de la divisionse répondent comme les infinis de Pascal.

19 J.B. Jeangène Vilmer, Descartes et les bornes de l’univers  : l’indéfini physique, inPhilosophiques, 37 :2, 2010, p. 299-323

20A.T., Tome III, lettre à More, le 15 avril 1649, p. 910.

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Les problèmes de la masse et de l’impénétrabilité

L’appel au lecteur dans l’article onze, lorsqu’onle charge de dégager les autres propriétés nonessentielles de la pierre n’est pas sans risque decontradiction. Il peut par exemple considérer que laréduction d’une pierre en poudre ne supprime pas sadureté ressentie, les propriétés abrasives de lapoussière de diamant peuvent être données en exemple.On le convaincra sans peine qu’il est des corps durset des mous, donc que le caractère dur n’est pasessentiel. Cependant, il peut souhaiter conserverl’impénétrabilité, conceptuellement voisine de ladureté. Il ne semble pas y avoir, pour les corpssolides une possibilité d’occuper simultanément lemême lieu au même moment, Leibniz pensait que cettepropriété se disait de tous les corps,l’impénétrabilité serait donc une caractéristiqueessentielle. Le système de Descartes apporte uneréponse dans sa formation de corps par le mouvement,la cohésion des grains de matière divisée est assuréepar leur trajectoire commune. Les substancesindividuelles n’existent pas en fait, elles ne sontque des résultantes des mouvements d’une matièreunique, le mouvement assure la cohésion doncl’impénétrabilité du corps. Dans la lettre à Morus du5 février 1649, Descartes affirme qu’on ne sauraitconcevoir deux parties d’espace quis’interpénétreraient « mutuellement ensemble dans lemême lieu ». Dans ce cas une portion d’espace seraitanéantie.

Mais si l’impénétrabilité est reconstruite en tantque conséquence du système, il reste difficile del’ôter pour construire le système. La physique même de

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Descartes permet une autre objection. Nous savonsqu’elle admet et même démontre la conservation de laquantité de mouvement, c'est-à-dire le produit de lamasse d’un corps par sa vitesse. Que ce soit cettequantité ou l’énergie cinétique qui se conserve leproblème importe peu. Dans les deux cas la masse estun invariant. Lier cette masse à l’attraction d’uncorps important, la terre par exemple n’est pasimpossible, mais dans la théorie des chocs ce n’estpas la ‘masse pesante’ qui intervient mais la ‘masseinerte’. Si deux corps se heurtent, le mouvement del’un et ou le repos de l’autre est affecté. Le corpsa donc une masse indépendante de l’existence d’autrecorps. L’exemple du feu retenu dans l’article onze estd’ailleurs significatif, Descartes le considère commeun corps très léger. Très léger ne veut pas dire sansmasse. Il semble donc que l’on puisse objecter que lamasse reste une propriété des corps sans faired’anachronisme.

Nous ne rentrerons pas dans les problèmes quesoulèvent la définition de la masse dans la troisièmepartie des « principes », il suffit de montrer qu’ellen’est pas due au mouvement, puisque celui-ciintervient indépendamment, et que même si Descartes larend fonction de la superficie du corps, il ne faitque changer de caractéristique. Cela va conduire plustard Euler, dont « la philosophie se présenteessentiellement dans la lignée de celle deDescartes »,21 à s’écarter de celui-ci en donnant unemasse au point matériel, donc par voie de conséquenceà refuser l’identification de la matière et del’étendue.

21 M. Kobayashi, La philosophie naturelle de Descartes, Paris, Vrin, 1993, p.119.

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II. LEIBNIZ

Si, en ce qui concernait Descartes, il étaitpossible de renvoyer en annexe sa réfutation desparadoxes de Zénon, compte tenu de l’éloignementconceptuel des deux philosophes, pour Leibniz nousciterons en préalable une courte réfutation de sonprédécesseur et le passage d’une de ses lettres àRémond ou il indique la raison de son désaccord. Enappendice toutefois, une analyse de l’impact sur lecalcul différentiel des conceptions de l’espace deLeibniz et de Newton permettra a posteriori d’éclairer unautre aspect de son débat avec Clarke que nous allonsétudier.

II.A. Une réfutation de Descartes

  L’entretien de Philarète et d’Ariste , œuvre de Leibniz de1713, outre son aspect plaisant de continuation del’entretien du même Ariste chez Malebranche, réfutel’assimilation cartésienne du corps à l’étendue, etpar là toute la conception cartésienne de l’espace.Philarète accorde qu’il n’est certes pas possibled’envisager des corps matériels sans étendue, maisDieu, « en ne produisant que de l’étendue […] ne

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produirait peut être que l’espace sans corps »22. Ildistingue entre étendue, attribut des choses etl’espace qui est « pris comme hors des choses »23. Ennotant que les cartésiens qui assimilent espace etmatière, sont obligés de donner du mouvement à celle-ci, Philarète montre qu’ « ils avouent tacitement quel’étendue ne suffit point », et qu’il faut une autrepropriété pour expliquer l’impénétrabilité et latransmission du mouvement.

Cet entretien se poursuit sur la notion desubstance. Il montre ainsi la dépendance desconceptions physiques et métaphysiques. De même, citéepar M de Buzon et V. Carraud dans leur ouvrage sur lesprincipia, la lettre de Leibniz à Rémond de janvier1714 fait découler la dynamique de la métaphysique.« La source de la mécanique est dans la métaphysique.Il n’était pas aisé de découvrir ce mystère, parcequ’il y a peu de gens qui se donnent la peine dejoindre ces deux sortes d’études. M Descartes l’avaitfait, mais pas assez.[…] Et ce qui l’a arrêté le plusc’est qu’il a ignoré les véritables lois de lamécanique ou du mouvement[…] Si M Descartes s’étaitaperçu que la nature ne conserve pas seulement la mêmeforce mais encore la même direction totale dans leslois du mouvement, il n’aurait point cru que l’âmepeut changer plus aisément la direction que la forcedes corps, et il serait allé tout droit au système del’harmonie préétablie, qui est une suite nécessaire dela conservation de la force et du mouvement. »

Même si ce texte semble faire davantage dépendre lamétaphysique de considérations de physique quel’inverse, (l’âme ne peut faire varier aisément la

22 Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce, et autres textes, présentation C.Frémont, GF-Flammarion, 1996, p. 199.

23 Idem, p. 204.

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direction du corps comme un cavalier celle de soncheval, par un simple contact d’éperon, parce que laquantité de mouvement est vectorielle) il indiqueclairement que le lien qui unit les deux sciences faitque l’invalidation dans l’une, d’une conséquence d’unethéorie établie dans l’autre, invalide aussi lathéorie qui en était la source.

II.B. La correspondance avec Clarke

C’est ce lien étroit entre les théoriesmétaphysiques et physiques que nous allons voir àl’œuvre dans le passage que nous avons choisid’étudier. Il est situé au sein de la correspondanceéchangée entre Leibniz et Clarke, dans le « troisièmeécrit » de Leibniz du 25 février 1716. Cettecorrespondance est issue d’une lettre adressée parLeibniz début novembre 1715 à la Princesse de Galles,Caroline de Hanovre, (CLC, p. 23), et qui rapportepour la condamner, l’assertion suivante  : « M. Newtondit que l’espace est l’organe dont Dieu se sert poursentir les choses »24 . La réponse de Clarke consultépar la Princesse est claire sur ce point : « Sir IsaacNewton doth not say, that space is the organ, wich Godmakes use of to perceive Things by » (CLC, p. 29) maisil ajoutait dans le même document, qu’il fallaitcombattre « The false philosophy of the materialists »avec « The Mathematical principles of Philosophy »(CLC, p. 29)

Leibniz répondit : « il se trouve expressement dansl’appendice de l’optique de M. Newton, que l’Espace

24 Correspondance Leibniz-Clarke, présentée par André Robinet , PUF,« Bibliothèque de philosophie contemporaine », p. 23. Ultérieurement enabrégé : CLC

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est le Sensorium de Dieu » (CLC, p. 37), et que lesprogrès des matérialistes ne devaient pas êtrecombattus par des principes mathématiques mais par desprincipes philosophiques au premier rang desquelsfigure le « grand principe de la raison suffisante »(CLC, p. 36).

Clarke dans sa réponse de décembre 1715, revint surl’interprétation du mot « sensory » qui ne signifiaitpas organe mais lieu de la sensation, et consentitvolontiers à utiliser le principe de raison suffisantepour combattre le matérialisme car « tis very true,that nothing is, whitout a sufficient reason » (CLC,p. 47), mais lia ce principe à « the mere will ofGod » , la simple ou pure volonté divine, et donnapour exemple l’indifférence de la place des objetscréés par Dieu dans l’espace ou « all place beingabsolutely indifferent to all matter » (CLC, idem).Leibniz va en profiter pour récuser à la foisl’interprétation du principe de raison suffisante «onme l’accorde en paroles et on me le refuse en effet »(CLC, p. 52) et la notion d’espace absolu sous tenduepar la lettre de Clarke, « l’espace réel absolu, idolede quelques Anglois modernes. »

Le « troisième écrit » de Leibniz, adressé le 25février 1716 à Caroline est une réponse à la lettre deClarke de décembre. Elle est divisée en paragraphesnumérotés. Les citations précédentes étaient extraitesdu deuxième, nous allons étudier plus précisément lesdeux suivants.

« (3) Ces Messieurs soutiennent donc que l'Espaceest un être réel absolu mais cela les mène à degrandes difficultés. Car il paroist que cet Etre doitétre éternel et infini. C'est pourquoy il y en a qui

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ont crû que c'estoit Dieu luy même, ou bien sonattribut, son immensité. Mais comme il a des parties,ce n'est pas une chose qui puisse convenir à Dieu.

(4) Pour moy j'ay marqué plus d'une fois, que jetenois l'espace pour quelque chose de purementrelatif, comme le temps ; pour un ordre desCoëxistences, comme le temps est un ordre dessuccessions. Car l'espace marque en termes depossibilité un ordre des choses qui existent en mêmetemps, en tant qu'elles existent ensemble sans entrerdans leurs manières d'exister particulières : et lorsqu'on voit plusieurs choses ensemble, on s'aperçoit decet ordre des choses entre elles. »25

Sous une structure simple, en quatre parties,l’exposition de la doctrine adverse et les difficultésqu’elle soulève, l’exposition de sa propre doctrine etles raisons qui la justifient, ces deux paragraphesrecèlent beaucoup de difficultés. En effet la doctrineprêtée aux Newtoniens n’est pas complètement cellequ’ils assument et la doctrine de Leibniz repose surun principe, omniprésent dans son œuvre, considérécomme un axiome, mais non explicité ici. Nousessayerons cependant de suivre au plus près la logiquedu texte.

II.C. Analyse du texte

L’espace absolu

« (3) Ces Messieurs soutiennent donc que l'Espaceest un être réel absolu »

La thèse prêtée à Newton est indéniable en ce quiconcerne la réalité : Clarke écrira en avril 1716,« there is evident absurdity in supposing space not to

25CLC, p. 52-53.

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be real », (CLC, p. 68) Dire que les Newtoniens luiprêtent un caractère absolu est plus tendancieux. Siabsolu signifie qui ne dépend d’aucun autre et qui aen lui-même sa raison d’exister, ce n’est pas tout àfait exact, l’espace de Newton ne dépend pas des corpsqui y sont placés, il est absolu par rapport à touteschoses, mais est « consequence of the Existence of aBeing infinite and eternal » (CLC, p. 69).

Un problème de mots

« mais cela les mène à de grandes difficultés. Caril paroist que cet Etre doit étre éternel et infini.C'est pourquoy il y en a qui ont crû que c'estoit Dieuluy même, ou bien son attribut, son immensité. Maiscomme il a des parties, ce n'est pas une chose quipuisse convenir à Dieu. »

Les difficultés ici signalées ne « relates only tothe signification of words » (CLC, p. 68). SelonClarke, l’espace est bien infini, mais son infinitéest immensité, l’immensité n’est pas Dieu, il n’y apas univocité entre l’infini de l’espace et celui deDieu. L’espace pour Clarke « is not a being, aneternal and infinite being ». De même il ne faut pasconfondre une partition théorique de l’espace avec laréalité de parties de l’espace les difficultéssignalées n’arrivent que par « the figurative abuse ofthe word parts » (CLC, p. 69).

Deux explications au moins sont possibles pourexpliquer ce qui semble une mauvaise foi de la part deLeibniz. La première est qu’il penserait que de lanotion d’un espace réel et infini, absolu par rapportaux objets qui y sont placés, se déduit nécessairementle fait que cet espace partage quelque chose de ladivinité. C’est ce que pensait également Conti qui

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écrivait dans une lettre à Rémond que Leibnizconnaissait : « Mr. Newton pretend prouver par lesphenomenes que l’espace est une proprieté de ladivinité » (CLC, p. 19). Quant aux parties de l’espacecela vient de l’exemple de Clarke distinguant entredifférentes situations, différents lieux au sein dumême espace, Leibniz confirmera d’ailleurs qu’il luiprête cette vision dans son cinquième écrit, « Lesparties de l’espace ne sont déterminées etdistinguées que par les choses qui y sont» (CLC, p.157). Différencier des « lieux » en Dieu est contraireà l’unicité divine. Ce sont les déductions que Leibniztire de la définition de Newton qui conduisent à descontradictions.

La deuxième explication est tirée de la continuité,à travers toute la correspondance, du litige autour du« sensorium Dei ». Il semble que Leibniz ne veuillepas entendre les dénégations de Clarke. Mrs Koyré etCohen ont montré qu’il s’agit sans doute d’unedivergence d’édition, les textes de Newton quepossédait Leibniz étant en contradiction manifesteavec les thèses de Clarke. Celui-ci ne pouvait enconvenir ayant refondu avec Newton la page incriminéeentre deux éditions26. Leibniz peut ici raisonner àpartir de textes qui lui semblent plus représentatifsde la pensée de Newton que les lettres de Clarke.

L’incidente sur le temps

« (4) Pour moy j'ay marqué plus d'une fois, que jetenois l'espace pour quelque chose de purementrelatif, comme le temps ; pour un ordre desCoëxistences, comme le temps est un ordre des

26 A. Koyré et I. Cohen , The case of missing tanquam, Leibniz, Newton et Clarke,,Isis, Vol 53, N° 4 1961, cité par A Svenbro, Mémoire universitaire,Université Paris X, 2007

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successions » C’est l’exposé direct de la doctrine de Leibniz,

nous ne nous y attarderons pas car elle n’est pasjustifiée ici, sinon pour noter l’emploi del’adjectif relatif en opposition directe avec l’absoludu paragraphe précédent, et remarquer que l’espace estlié à l’existence des objets dans le temps car lacoexistence n’est possible que s’il y a une durée.L’introduction de la définition du temps comme unechose relative est en rapport direct avec lesconceptions de géométrie de Newton et Leibniz (voirappendice AII), Nous discuterons plus après del’existence objective ou subjective de cet espace.

Le principe de raison suffisante

« Car l'espace marque en termes de possibilité unordre des choses qui existent en même temps, en tantqu'elles existent ensemble sans entrer dans leursmanières d'exister particulières : et lors qu'on voitplusieurs choses ensemble, on s'aperçoit de cet ordredes choses entre elles. »

L’on est tenté de dire oui, et alors ? Carconstater qu’il y a un ordre des choses dans l’espaceest possible pour un Newtonien et se demander sil’espace absolu entre dans la manière d’exister seraitplutôt un contre argument car la réponse immédiate estpositive, pour preuve l’entretien d’Ariste et Philarète déjà cité« l’étendue nue ne sera que le lieu ou l’espace danslequel les corps se trouvent » (p. 199) . L’onconsidère spontanément que les choses n’existent quedans le temps et dans l’espace. Le verbe « voit »,faisant ici référence directe à la sensation n’apporterien au raisonnement de Leibniz. C’est pourquoi celui-ci va au chapitre suivant énoncer une démonstration

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plus rigoureuse. Celle-ci nous conduit à faire undétour par le principe de raison suffisante. Ceprincipe se retrouve dans toute l’œuvre Leibnizienne,par exemple :

En ébauche dans le discours de métaphysique (1685/87), auparagraphe XXI27

Dans la théodicée (1710) :« Il faut considérer qu’il y a deux grands

principes de nos raisonnements : l’un est le principede la contradiction qui porte que de deux propositionscontradictoires l’une est vrai l’autre fausse ;l’autre principe est celui de la raison déterminante :C’est que rien n’arrive sans qu’il y ait une cause oudu moins une raison déterminante, c'est-à-dire quelquechose qui puisse servir à rendre raison a priori. »28

Dans la monadologie (1712/14) au paragraphe 32 aprèsle principe de non contradiction :

§32 « Et celui de la raison suffisante, en vertuduquel nous considérons qu'aucun fait ne saurait setrouver vrai ou existant, aucune énonciationvéritable, sans qu'il y ait une raison suffisantepourquoi il en soit ainsi et pas autrement. Quoiqueces raisons, le plus souvent, ne puissent point nousêtre connues »29.

Il se retrouve également dans les Echantillons desdécouvertes concernant de merveilleux secrets de la nature en général(1668), dans la correspondance avec Arnauld et dans lesprincipes de la nature et de la grâce30 (1714) et en germeégalement dans L’antibarbarus physicus.

27 Leibniz, Discours de métaphysique Monadologie, édition établie par M.Fichant, Paris, folio essais, 2010, p. 18.8

28 Leibniz, Essai de théodicée, introduction par J. Brunschwig, Paris,Garnier-Flammarion, 1969, § 44, p. 128.

29 Leibniz, Discours de métaphysique Monadologie, déjà cité, p. 227.30 Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, déjà cité, §7, p. 228.

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Dans sa deuxième réponse nous avons noté queClarke, qui ne réfute pas le principe de raisonsuffisante, considère que la simple volonté de Dieuest une raison nécessaire et suffisante. Comme ceprincipe permet de remonter à une « dernière raisondes choses »31, c’est à dire à Dieu, il permet des’opposer au matérialisme que les deux auteursdénoncent. Mais Leibniz interprète le principe commel’impossibilité qu’il y ait une chose sans que « lapuissance, la connaissance, et la volonté parfaite,c’est à dire […] une toute puissance, une omniscience,et une bonté souveraine »32qui sont en Dieu n’aient pasdéterminé cette chose de façon à produire pourl’univers le meilleur plan possible. Leibniz selon lemot de Bayle « élève au dessus de tout ce qu’on peutconcevoir la puissance et l’intelligence de l’artdivin ». Pour lui, la puissance divine est certesnécessaire mais l’entendement de Dieu intervientaussi. Entre plusieurs possibles, Dieu ne veut que cequ’il trouve le meilleur. Car « on considère tous lespossibles comme les objets de sa puissance, mais onconsidère les choses actuelles et existantes comme lesobjets de sa volonté décrétoire »33. Aucun événement,« quelque petit qu’il soit, puisse être conçu commeindifférent par rapport à sa sagesse et à sa bonté »34,Jésus a dit que tout était compté jusqu’ aux cheveuxde notre tête. L’infinie bonté de Dieu ayant observétous les mondes possibles, n’a fait venir àl’existence que le meilleur dans lequel la place dechaque objet a une raison, même si celle-ci n’est

31 Idem, § 8, p. 229.32 Ibidem, § 9, p. 229.33 Leibniz, Essai de Théodicée, déjà cité, p. 217.34 Idem, p. 220

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visible que par Lui. « Dieu », dit expressémentLeibniz au chapitre sept de sa troisième réponse, nepeut vouloir quelque chose « sans qu’il y ait aucuneraison suffisante de sa volonté ». Nous n’entreronspas dans le débat que soulève cette position face à latoute-puissance divine.

II.D. La suite de la correspondance

Sur la base de cette compréhension, Leibniz vacritiquer dans le paragraphe cinq la conception d’unespace absolu selon un raisonnement auquel nous allonstenter de donner la forme la plus syllogistiquepossible :

Si l’espace est quelque chose en lui-même, Dieu aplacé la chose A dans le lieu a et la chose B dans lelieu b

Gardons la position relative de A et B, la droiteAB aurait pu être orientée de n’importe quelle autrefaçon. (A à la place de B et inversement).

Donc il n’y a sous notre condition de départ aucuneraison pour avoir choisi une orientation particulière

Mais toute chose ayant une raison, notre conditionde départ n’est pas tenable.

Donc l’espace n’est pas quelque chose en lui-même.Leibniz va maintenant prouver que le considérer commeun rapport de positions n’est pas contradictoire avecle principe de raison suffisante. Cela impliqueral’usage d’un autre principe de sa philosophie, celuide l’identité des indiscernables. Il est possible dele définir à partir d’un passage des nouveaux essais surl’entendement humain.

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Le principe d’identité des indiscernables

« Il faut toujours qu’outre la différence du tempset du lieu, il y ait un principe interne dedistinction et, quoique il y ait plusieurs choses demême espèce, il est pourtant vrai qu’il n’y en ajamais de parfaitement semblable […] Le précis del’identité et de la diversité ne consiste donc pasdans le temps et dans le lieu[…] Pour ne point direplutôt que c’est par les choses qu’il faut discernerun lieu ou un temps de l’autre, car d’eux-mêmes ilssont parfaitement semblables»35. Une substance estdéfinie par sa « notion complète » et celle-ci inclutla totalité de son développement. Dans la notioncomplète de César figure son passage du Rubicon et sonmeurtre par Brutus. Seul Dieu a une vision parfaite del’ensemble de la notion complète d’une substance. Deuxsubstances numériquement distinctes, mais absolumentsemblables ont au moins une différence qualitative,sinon il n’y aurait pas de raison pour qu’ellesoccupent des emplacements différents par rapport auxautres substances. Dieu « ne choisira jamais entre desindiscernables » (CLC, p. 157). Soient deux cubes pournous absolument semblables, Dieu n’a pas choisid’abord de les créer et ensuite des positions ou ilallait les mettre, il n’a fait qu’un seul décret pourl’univers entier ou chaque substance recevait latotalité de sa notion où était incluse sa place parrapport aux autres objets.

Leibniz va alors montrer que sa conception respectece principe. Si l’espace n’est qu’un rapport, larelation entre les lieux a et b citée précédemmentsera identique à la relation entre b et a. Ces

35 Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Flammarion,livre II, chapitre XXVII, §1

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relations étant indiscernables, il n’y aura pas àfaire appel au principe de raison suffisante pourjustifier l’une ou l’autre. En conséquence, toutes lesrelations de positions étant indiscernables, ellessont identiques et n’impliquent donc pas un choix deDieu qui doit être justifié en raison. Dans un espaceabsolu la relation a b étant différente de la relationb a, il y a nécessité d’un choix et le principe deraison suffisante s’applique. L’on est ramené à lacritique précédente.

Le débat va se poursuivre mais sera stérile. Eneffet, Clarke voulait prouver par un exemple reposantsur sa conception de l’espace la fausseté del’interprétation leibnizienne du principe de raisonsuffisante. Leibniz lui répondait que sa conception del’espace n’est pas la bonne parce qu’elle n’est pasconforme avec l’interprétation Leibnizienne duprincipe de raison suffisante.

Il eut fallu que Clarke combatte la possibilitéd’utiliser la conception leibnizienne du principe deraison suffisante pour mettre en doute sa conceptionde l’espace « tant que ce principe était endiscussion. C’est donc à cette discussion du principede raison suffisante qu’il fallait revenir »36.

Mais Clarke allait continuer la discussion surl’espace, en produisant des raisonnements où lamatière est créée en tel lieu puis en tel autre ce quiprésuppose par ailleurs l’antériorité de l’espace surles objets, donc un des aspects fondamentaux de sathéorie. Nous noterons cependant que les réponsessuivantes de Leibniz allaient lui permettre

36, E. Van Biéma, L’espace et le temps chez Leibniz et Kant, Paris, Félix Alcan,1908, Kessinger Legacy reprint, p. 153, ultérieurement en abrégé :ETcLcK.

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d’affirmer :- Que l’identité des indiscernables est un argument

contre les atomes- Qu’il considère le vide comme contraire aux

principes de la métaphysique, il suffit comme il l’aécrit dans l’anti barbarus physicus de supposer des corpsplus subtils que la matière ordinaire pour traiter leproblème du vide barométrique.

- Que si l’espace était réalité absolue alors ilserait plus substantiel que les substances, il seraitimmuable et éternel.

- Qu’espace et temps ne peuvent être des substancescréées, car il faudrait supposer un autre espace et unautre temps, et que l’on irait ainsi sans fin.

Il est impossible de ne pas se demander s’iln’existait pas d’argument pour défendre la position deNewton en conservant l’interprétation du principe deraison suffisante de Leibniz. Son argument repose surla non équivalence dans un espace absolu des couplesde deux points séparés par une distance constante.Cependant pour soutenir cela il faut avoir donné unréférentiel dans cet espace. Sans cela l’espace absolune connait ni haut ni bas ni droite ni gauche, lespoints entre eux n’ont d’autre relation que leurrapport de position. Leibniz le reconnait lui-mêmepuisqu’il répond à l’objection faite de la possibilitéd’une translation de toutes les choses dans l’espaceque cela ne produirait « aucun changement observable »(LCL, p. 149). Donc les résultats de translations etde rotations dans l’espace absolu de couples de pointssont indiscernables des positions de départ. L’espaceabsolu ne poserait dans ce cas plus de problème à Dieupour y placer les choses.

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II.E. L’idéalité de l’espace leibnizien

La propre conception de l’espace de Leibniz ne serapas développée dans la suite de l’échange. Toutefoisdans sa quatrième réponse il note que « l’espace et letemps ne sont que des choses idéales, comme tous lesêtres relatifs […] comme sont par exemple lesproportions. » (CLC, p. 100). Ceci ouvre la question del’objectivité de l’espace.

M Van Biéma, déjà cité, en étudiant la pensée deLeibniz, va distinguer l’étendue de l’espace ets’attachant à cette dernière notion, considérer quel’étendue, même si nous la pensons comme une façondont la monade pense le monde, est la façon dont tousles sujets pensent leur relation avec les autressujets. Donc que l’étendue a un caractère absolu pourune monade en tant que c’est une relation entre sujetsqui la constitue. Car dans la monadologie, chaquesujet participe pour une part variable auxreprésentations des autres monades. En supposantl’annihilation d’une monade, la notion d’étendue estmodifiée, fut ce imperceptiblement pour toutes lesmonades subsistantes.

C. Piat37considère lui, qu’il ne faut plus supposerqu’il y ait de l’espace en dehors de nous. Il s’appuiesur la quatrième réponse à Clarke où Leibniz définitla notion de place, (très proche de celle desuperficie chez Descartes). Il n’existe pas de notionsemblable pour les monades. Les monades demeurentessentiellement immobiles et l’espace et le temps sonten elles et non hors d’elles. Pour lui, Leibnizparvient à la conclusion de l’idéalité de la matière

37 C. Piat, La substance d’après Leibniz, revue néo-scolastique.7 année,N°25, 1900, pp. 33-57

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et de l’idéalité de l’espace. C Piat conclut que lesphilosophes postérieurs s’empareront de ce principedominant et le pousseront jusqu’au subjectivismeabsolu.

Une autre des transitions possibles avec Kantréside dans une difficulté provoquée par un desarguments de Leibniz dans sa troisième réponse :« L’espace n’est autre chose que cet ordre ou rapport,et n’est rien du tout sans les corps que lapossibilité d’en mettre » (CLC, p. 53). Cettepossibilité « d’en mettre » semble évidemmentantérieure aux corps. Il y aurait donc une conceptiondu rapport entre deux choses antérieure à l’apparitionde ces choses. Or  l’espace n’est rien sans les corps,apparaitrait-il comme possibilité avec l’expérienced’un corps ? Cela rappelle la fameuse réponse à Locke« Rien n’est dans l’entendement qui n’ait étéauparavant dans les sens, si ce n’est l’entendementlui-même ».

Nous sommes avec Leibniz passés d’un espaceobjectif, placé en face du sujet connaissant, à unespace que l’on peut concevoir comme idéalité, et mêmetoutefois en lisant son texte avec un risque évidentd’anachronisme, comme annonciateur d’un espace apriori. Il faudrait étudier en quoi sa vision du divinet sans doute le besoin de justifier la théorie de latranssubstantiation l’ont empêché de franchir cedernier pas. Mais nous avons, en suivant la thèse deC. Piat montré à quel point il fait la jonction entreDescartes et Kant.

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III. KANT

Comme précédemment, avant d’étudier la propreconception de l’espace de Kant à partir del’esthétique transcendantale, il peut être opportund’examiner qu’elles ont été, dans d’autres partiesde La Critique de la raison pure 38et en particulier dans« l’amphibologie des concepts de la réflexion », lesréponses que Kant a apportées à Leibniz. Cela fourniraune transition avant une analyse où elles auraient dumal à trouver leurs places.

III.A. La réfutation du « Leinizo-wolfisme »

Kant considère que pour Leibniz le sensible est del’intellectuel inachevé, confus, incomplètementréalisé. Si on considère la distinction phénomènenoumène, on peut penser que les deux doctrinesentretiennent des similitudes, mais selon Kant nous nepercevons que le phénomène, la chose en soi estinconnaissable. Le phénomène ne procure pas uneconnaissance confuse de la chose, seule laconnaissance du phénomène est possible. Alors que pourle Leibnizien, si le sensible est imparfaitement

38 , Kant, Critique de la raison Pure, Traduction présentation et notes parAlain Renaut, Paris, GF-Flammarion, 3° édition 2006, p. 123.Ultérieurement en abrégé : CRP.

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distinct, il reste confus seulement parce que notresensibilité ne peut nous représenter l’objetparfaitement décrit par l’intellect.

L’amphibologie des concepts de la réflexion

C’est pourquoi Kant considérera que « Leibnizprenait les phénomènes pour des choses en soi » (CRP,p. 312), pour des objets de l’entendement pur.

Kant ajoute que Leibniz désignait bien les objetsde l’entendement comme phénomènes, mais seulement àcause de « la confusion de leurs représentations »(CRP, idem). Dans ces conditions ajoute-t-il leprincipe des indiscernables « ne pouvait assurémentêtre contesté » (CRP, idem) et il est donc sous-entenduque la conception leibnizienne de l’espace serait par-là validée car elle repose sur ce principe. Pour leremettre en cause il faut considérer que lesphénomènes sont « un objet de la sensibilité » et quel’entendement n’a « envers eux qu’un usage empirique »(CRP, idem). Leur diversité numérique est fournie parl’espace même, car une partie de l’espace est endehors d’une autre partie, même si elle est semblableet cette diversité fonde la pluralité. L’invalidité duprincipe des indiscernables entraine l’invalidité dela conception Leibnizienne de l’espace.

D’autre part Leibniz, dans son usage del’entendement, faisait précéder, ce qui est légitimeselon Kant, la matière sur la forme, car l’entendement« exige que d’abord quelque chose soit donné…pourpouvoir le déterminer d’une certaine manière » (CRP,p. 313). Leibniz admit donc d’abord des monades(toujours selon Kant, les analyses ultérieures peuvent

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être divergentes)39 et fonda sur leur existence lerapport extérieur intérieur, donc l’espace. Il« devrait en être ainsi, de fait, si l’entendement purdevait se rapporter à des objets » (CRP, p. 314), maiscomme c’est l’intuition sensible qui est au fondementde toute perception, alors la forme est première surla matière et « la possibilité (des choses mêmes) ensuppose plutôt que soit donnée une intuitionformelle » (CRP, idem), cette intuition étant bienentendu l’espace.

La philosophie « leibnizo-wolfienne » est présentéecomme ayant : « indiqué à toutes les recherches sur lanature et l’origine de nos connaissances un point devue entièrement faux, dans la mesure où elle n’aconsidéré la différence entre la sensibilité etl’ordre intellectuel que comme logique ». (CRP, p.135)

Certes, l’arc en ciel peut être légitimementconsidéré comme un phénomène par Leibniz mais celui-cidonnera aux gouttes d’eau qui sont à son origine lestatut de choses en soi, ce qui est « au demeurantexact dès lors que nous n’entendons ce dernier conceptque dans son sens physique » (CRP, idem), mais cesgouttes et même leur forme ronde, « même l’espace ouelles tombent, ne sont rien en eux-mêmes, mais desimples modifications ou des éléments constitutifs denotre intuition sensible ».(CRP, p. 136)

Venons-en maintenant à la propre définition deKant.

39 M. Fichant, « l’invention métaphysique», introduction au discours demétaphysique Monadologie, déjà cité.

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III.B. Un texte de l’esthétique transcendantale

« a. L'espace ne représente nulle propriété dequelconques choses en soi, ni ces choses dans larelation qu'elles entretiennent les unes avec lesautres, c'est-à-dire nulle détermination de ces chosesqui serait inhérente aux objets eux-mêmes et quisubsisterait même si l'on faisait abstraction detoutes les conditions subjectives de l'intuition. Caril n'est pas de déterminations, ni absolues nirelatives, qui soient intuitionnées antérieurement àl'existence des choses auxquelles elles appartiennent,par conséquent a priori.

b. L'espace n'est rien d'autre que simplement laforme de tous les phénomènes des sens externes, c'est-à-dire la condition subjective de la sensibilité souslaquelle seulement, pour nous, une intuition externeest possible. 0r parce que la réceptivité du sujet,telle qu'elle consiste à être affectée par les objets,précède de façon nécessaire toutes les intuitions deces objets, on peut comprendre comment la forme detous les phénomènes peut être donnée dans l'espritavant toutes les perceptions effectives, parconséquent a priori, » (CRP, p. 123)

Ces deux paragraphes se situent au début de lapartie de l'esthétique transcendantale que Kant aintitulée, sans changement entre les deux éditions dela Critique de la Raison Pure, « Conséquences résultant desconcepts précédents ». Leur date de parution (1787pour la seconde édition) dans un ouvrage qui anécessité une longue maturation, assure qu'ilsreflètent bien pour l'auteur une pensée sur laquelleil ne reviendra pas fondamentalement. Il sera

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toutefois utile de se référer, fut- ce brièvement autexte intitulé  Passage des principes métaphysiques de la sciencede la nature à la physique, plus tardif, pour assurer ouinfirmer la permanence de la conception qui est icidéfendue.

L'esthétique transcendantale s'ouvre par unensemble de définitions qu'il peut être bon derappeler, car tout système élaboré, qui ne présentepas d'erreur de cohérence interne, repose sur lapertinence de ses fondements. Il importe égalementd'en avoir une notion précise puisque nous allons enfaire constamment usage.

La modalité par laquelle une connaissance serapporte à un objet est « l'intuition ». Celle-cin'intervient que si un objet nous est donné, donc« s'il affecte l'esprit sur un certain mode  »  (CRP, p.117), la capacité d'être affecté s'appellesensibilité. « C'est elle seule qui nous fournit desintuitions » (CRP, idem). C'est par elle « que lesobjets nous sont donnés, » mais « c'est parl'entendement qu'ils sont pensés, et c'est de lui queprocèdent les concepts » (CRP, idem)

« L'intuition qui se rapporte à l'objet à traversune sensation s'appelle empirique. L'objet indéterminéd'une sensation empirique s'appelle phénomène » (CRP,idem), nous soulignerons seulement l'usage del'adjectif «indéterminé » dans la définition duphénomène, nous reviendrons sur le problème qu'ilpose.

« Dans le phénomène, je nomme matière...ce quicorrespond à la sensation » (CRP, p. 118). Ce qui faitque « le divers du phénomène peut être ordonné seloncertains rapports » (CRP, idem), sera nommé « forme duphénomène ».

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La matière du phénomène est donnée évidemment « aposteriori », mais ce en quoi les sensations peuvent êtreordonnées pour être disposées en une certaine formedoit résider « a priori » dans l'esprit, ou cette formedoit être « prête pour l'ensemble des sensations »(CRP, idem). Ce ne peut être une « sensation ». Toutesles représentations dans lesquelles il n'y a rien quiappartienne à la sensation seront nommées « pures ».

Donc par définition, la forme pure des intuitionsest « a priori ».

« La forme pure de la sensibilité (des intuitionssensibles) s'appellera aussi elle-même intuitionpure » (CRP, idem). Kant donne un exemple en isolantde la représentation d'un corps ce que l'entendementen pense; la substance, la force, et ce que lasensation en retient; la dureté, la couleur, « ilreste la figure et l'étendue  » qui « appartiennent àl'intuition pure, laquelle réside a priori dansl'esprit  » (CRP, idem). Retenons que, selon lesdéfinitions, la représentation d'un corps est uncomposé d'entendement, de sensation et d'intuitionpure.

Après avoir noté que nous nous représentons lesobjets comme extérieurs à nous par l'intermédiaire du« sens externe », par opposition au « sens interne »,défini dans l’analyse du temps, Kant poursuit, « nousnous les représentons tous dans l'espace » (CRP, p.119), il propose alors de faire une exposition de cequi appartient à ce concept. Il ne veut pas dire quel'espace soit un concept, mais qu'il est possible dese forger un concept d'espace. Kant parled'exposition, pas de déduction, car « l'espace et letemps ne sont pas des concepts que l'entendement

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constitue »40, l'exposition étant soit métaphysique« quand elle contient ce que présente le concept commedonnée a priori » (CRP, p. 120) soit transcendantalesi elle explique un concept comme principe de« possibilité de connaissances synthétiques a priori »(CRP, p. 122).

L’exposition métaphysique comprend quatrearguments, numérotés de un à quatre et l’expositiontranscendantale n’en comprend qu’un seul. Ils doiventtous conduire aux conclusions relatées dans lesparagraphes que nous avons choisis. Dans la premièreédition ils étaient au nombre de cinq, un et deux sontinchangés, trois a été remanié pour former le deuxièmealinéa de l’exposition transcendantale, quatre et cinqsont devenus trois et quatre.

III.C. Analyse du texte

L’analyse des deux paragraphes conclusifs fera doncfréquemment appel aux arguments qui ont précédé lesconclusions. D’ailleurs ces paragraphes ont pour titre« Conséquences résultant des concepts précédents ».Venant comme indiqué après les expositions, ils ontune structure binaire simple : affirmation de ce quen'est pas l'espace et justification de cesaffirmations introduite par « car » dans le premierparagraphe, définition positive cette fois ci etjustification d'un complément de la définition dans lesecond.

Cet ordonnancement relativement linéaire permet dedécouper ces passages en six parties, séparées dans letexte par des mots de liaison ; ni, c'est-à-dire, car,or et par la séparation naturelle des paragraphes.

40 J. Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande, Paris, Grasset,1997,tome II, p. 70, ultérieurement en abrégé : LMA.

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Nous allons étudier ces parties successivement.

Justifications à partir du 2° argument de l’expositionmétaphysique

1) « l'espace ne représente nulle propriétéde quelconques choses en soi  »

Même si Kant avait « deux sortes d'adversaires, lesnewtoniens et les leibniziens »41, ici on pense plutôtà Descartes pour qui les qualités de l'espace étaientcelles de la matière qui y est contenue. Comme ils'agit de la première des conséquences résultantes desarguments précédents il faut reprendre ceux qui ont puconduire à cette affirmation ; ils sont au moins deuxqui se trouvent :

- Dans les définitions préalables où nous avonsnoté qu’après avoir ôté ce que l'entendement pensed'un corps et ce que la sensation en retient, quelquechose reste de cette « intuition empirique, à savoirl'étendue et la figure » (CRP, p. 118) mais cesdernières, en tant qu’elles sont des restes au-delà del'intuition empirique, « appartiennent à l'intuitionpure » (CRP, idem), qui réside a priori dans l'esprit.

Dès lors qu'est déplacé le mode de connaissance del'étendue et de la figure, de l'intuition empiriquevers l'intuition pure, l'étendue ne peut être unepropriété de la chose en soi.

- Dans le deuxième argument de l'expositionmétaphysique (CRP, p. 120) qui stipule que l’on « nepeut jamais construire une représentation selonlaquelle il n’y aurait pas d’espace », mais que l’onpeut, pour l'espace, « tout à fait bien penser qu'ilne s'y rencontre aucun objet ». Comme il ne peut yavoir de représentation non spatiale, l’espace est

41 ETcLcK, p. 11

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condition de possibilité des représentations, et commeil peut n'y avoir pas de chose dans l'espace, celui-cine représente aucune propriété d'aucune chose. Laconclusion de l’argument est qu’il s’agit « d’unereprésentation a priori » (CRP, idem)

La deuxième partie de l’argument ; il peut n’yavoir pas de choses dans l’espace, posera problème àEberhard, car un espace vide de toute intuition nepeut être selon lui une intuition. La réponse de Kantfut peu amène, doutant de l’intelligence ou de labonne foi d’Eberhard. Mais cette partie resteproblématique, en effet elle semble s’opposer àl’impossibilité du vide dont Kant est tenant, et deplus elle suppose une intuition a priori qui apparaitparticulièrement construite. D’aucun se demanderont sicette intuition est simplement possible, puis si Kantn’a pas débordé là de la stricte intuition pour entrerdans le domaine de l’entendement.

K.L. Reinhold, en disciple de Kant, va distinguer« la représentation du simple espace, desreprésentations de l’espace plein et de l’espacevide »42. « La première est la représentation pure etoriginaire ». L’espace n’impliquant ni remplissementni négation de ce remplissement. En ce sens on peutdonc le percevoir indépendamment de la présence d’unobjet. L’argument de Kant est donc recevable. Comme ladifficulté, ici pressentie, de la frontière entre lasensibilité et l’entendement va se retrouver dans lasuite de notre analyse, nous en ferons, pour la seulenotion d’espace, une étude à part.

42 K. L.Reinhold, Philosophie élémentaire, présentation F. Chenet, Paris,Vrin, 1989, p. 102.

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Justifications à partir de l’expositiontranscendantale

2) « ni ces choses dans la relation qu'ellesentretiennent les unes avec les autres »

Leibniz semble directement visé mais cetteaffirmation ne s’appuie pas ici sur la réfutation quenous avons donné en introduction mais sur ladémonstration de l’impossibilité de penser l’espacecomme un concept de « rapport de choses » (CRP, p.121), donnée par Kant, précédemment dans l'expositiontranscendantale et dans le troisième argument del'exposition métaphysique.

Il faut mentionner que dès l’introduction de laCRP, Kant a démontré le caractère a priori  de lagéométrie. (Introduction, § V), « les propositionsproprement mathématiques sont toujours des jugements apriori et ne sont pas empiriques parce qu’ellesapportent avec elles une nécessité qui ne peut êtretirée de l’expérience » (CRP, p. 104).

Dans l'exposition transcendantale, Kant expliqueque l’espace n’est pas un concept, « car à partir d’unsimple concept ne se peuvent tirer des propositionsqui dépassent le concept, ce qui se produit pourtanten géométrie » (CRP, p. 122).

Pour comprendre cet argument, il faut revenir auparagraphe V de l’introduction qui stipule qu’il fautpasser par l’intuition pour pouvoir faire une synthèseentre deux concepts. Ainsi le jugement « que la lignedroite soit entre deux points la plus courte » (CRP,p. 105) est un jugement synthétique entre deuxconcepts, celui de ligne droite qui ne comporte aucunenotion de distance et celui de distance qui necomporte aucune notion de ligne. Pour parvenir à ce

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jugement il faut faire appel à l’intuition. Celle-cine représente pas ces concepts, il s’agirait alorsd’une perception mais elle leur donne un sens, elleles construit.

Trois interprétations du raisonnement sont alorspossibles :

- Du concept de cercle et du concept de triangle onpeut tirer un jugement synthétique qui n’est pascompris dans leur concept individuel, l’existence d’uncercle circonscrit par exemple. Pour ce faire nousavons eu besoin d’une intuition, celle de l’espace,condition nécessaire et suffisante à la formation d’unjugement analytique. Ce qui confirme le caractèreintuitif de l’espace. De même dira Kant du concept de« deux » et du concept de « droite » on ne pourradéduire l’impossibilité d’enserrer une figure entredeux droites, il faudra passer par l’intuition. (CRP,p. 136)

- Prenons les concepts de cercle et d’espace. Sicelui-ci était un concept alors nous pourrions déduiredes jugements synthétiques de la réunion des deuxconcepts, ce qui n’est pas le cas, du concept decercle ajouté au concept d’espace on ne tire rien,Donc l’espace n’est pas un concept. Comme l’existence,l’espace n’apporte rien aux concepts que l’on y place,il est le lieu des concepts géométriques, c’est uneintuition.

- Celle fournie par J. Rivelaygue43 : La géométriearrive à démontrer des propriétés du triangle qui nesont pas contenues dans le concept du triangle, cetteopération n’est possible que si le lieu où se réalisece concept, n’est pas ce concept lui-même, si letriangle imaginé dans l’espace est autre que le

43 LMA, p. 73.

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concept simple que nous en avons. Elle sembledifficilement recevable car la géométrie ne déduit duconcept de triangle des propriétés qui n’y sont pasqu’en le couplant avec un autre concept, celuid’angles alternes internes par exemple, pour démontrerque la somme des angles est égale à deux droits.

Il faut aborder maintenant le caractère a priori del’intuition ainsi définie. Il est démontré par unraisonnement par l’absurde : Si cette intuitiondépendait de notre expérience, les jugementssynthétiques que l’on obtient à partir des concepts apriori que l’on y place, perdraient de leur caractèreapodictique, ce caractère étant démontré (introductionparagraphe V), alors cette intuition est a priori.L’espace n’est pas une relation entre des données del’expérience. Il a été relevé que la démonstration del’a priori de la géométrie sert à démontrer que l’espacen’est pas un concept, mais une intuition a priori, etque ce résultat est utilisé dans la démonstrationprécédente. Le risque de cercle logique n’est levé quepar la cohérence de l’ensemble.

Et justifications à partir du 3° argument del’exposition métaphysique

Participait également à la démonstration letroisième argument de l'exposition métaphysique. Ildonne de son côté deux raisons pour lesquellesl'espace ne peut être un concept de « rapport dechoses », d'abord parce qu'il est simple, il est un,«on ne peut se représenter qu'un seul espace, et quandon parle de plusieurs espaces, on n'entend par là quedes parties d'un seul et même espace unique» (CRP, p.121), ensuite parce qu'il préexiste à ses parties,

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celles-ci « ne peuvent précéder l'espace unique quienglobe tout, comme si elles en étaient les élémentsconstitutifs…Mais au contraire est-ce seulement en luiqu'elle peuvent être pensées » , (CRP, idem).

Ces deux raisons n’appellent pas de remarqueparticulière si ce n’est que, si elles parviennent ànier que l’espace représente des propriétés de chosesen soi, en lui accordant l’unité et l’antériorité,elles ne sont pas incompatibles avec la possibilitéd’un espace absolu, assez près de la conception deNewton.

La possibilité d’une contestation

3) « c'est-à-dire nulle détermination de ces chosesqui serait inhérente aux objets eux-mêmes et quisubsisterait même si l'on faisait abstraction detoutes les conditions subjectives de l'intuition »

« C'est-à-dire » se réfère à la fois auxpropriétés et aux relations envisagées commedétermination. L'emploi du conditionnel montre bien laréticence à admettre qu'il puisse y avoir despropriétés ou des relations inhérentes aux objets. Leschoses ici sont les propriétés et les relations tandisque les objets sont les « choses » du paragrapheprécédent, mais le sens reste clair. Il ne s'agit qued'une réaffirmation des énoncés antérieurs sansapporter de nouvel argument. Toutefois l'adverbe« même » introduit la possibilité d'une contestation,évidemment réfutable, qu'elle est-elle ?

Si l'on fait abstraction des conditions subjectivesde l'intuition, c'est-à-dire si l'on néglige lesconditions dans laquelle le sujet a des sensations,alors les choses (propriétés ou relations subsistenten soi) restent inhérentes aux objets eux-mêmes. Kant

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répondra à l'objection dans ses remarques généralessur l'esthétique transcendantale « les choses quenous intuitionnons ne sont pas en elles-mêmes tellesque nous les intuitionnons » (CRP, p. 133) et « sinous supprimions par la pensée notre subjectivité oumême seulement la constitution subjective des sens engénéral, toutes les propriétés, tous les rapports desobjets dans l'espace et le temps, l'espace et le tempseux-mêmes disparaitraient » (CRP, p. 133). Cetargument trouvera sa justification dans la partie« phénomènes et noumènes » de « l’analytique desprincipes » (CRP, p. 294 et suivantes).

Justifications à partir du 1° argument de l’expositionmétaphysique

4)  «Car il n'est pas de déterminations, ni absoluesni relatives, qui soient intuitionnées antérieurementà l'existence des choses auxquelles ellesappartiennent, par conséquent a priori."

Les déterminations absolues ou relatives des chosesne sont connues qu’a posteriori. Il a été prouvé quel’espace est a priori. Donc il ne peut être unedétermination. Nous avons déjà examiné cette preuvetelle qu’elle découle du deuxième argument del’exposition métaphysique et de l’expositiontranscendantale. Cela pourrait suffire. Toutefois dansl’exposition métaphysique nous ne pouvons ignorer lepremier argument et la fin du troisième qui entraitent également.

Le premier argument va nier à l’espace lapossibilité d’être « un concept empirique tiréd’expériences externes » (CRP, p. 120), car, pour queje puisse me représenter des choses comme hors de moi,

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ou simplement comme séparées, il faut que je possèdedéjà, en moi le concept d'espace. Autrement ditl'expérience d'un objet extérieur n'est possible qu'autravers de la représentation de l'espace. Cettereprésentation permet, et les mots sont répétés dansle passage, de distinguer « le dehors » du dedans etle « différent », entendu qu’il s’agit au milieu dedivers de la sensation de distinguer des chosesdifférentes, placées dans des lieux différents.

Dans cet argument, la locution a priori n’est pasutilisée comme dans le paragraphe examiné, maisremplacée par « déjà, à la base ». Une autretraduction proposait « posée comme fondement » ce quiaffirmait son caractère a priori mais supposait un actedu sujet.

La fin de cet argument aurait pu figurer dans notreanalyse de la réfutation de Leibniz, car si lareprésentation de l’espace ne peut être empruntée« aux rapports qui structurent le phénomèneextérieur » (CRP, p. 120), l’espace ne peut être unrapport des choses qui y sont mises.

Et justifications à partir du 3° argument del’exposition métaphysique

La deuxième partie du troisième argument varejoindre ce que nous avons dit de la nécessité del’intuition pour faire une synthèse entre deuxconcepts. Il suppose la seule présence d’un concept etde l’espace, il n’y a alors pas de jugementsynthétique possible (deuxième interprétation del’exposition transcendantale, voir supra) mais unjugement seulement analytique. Ainsi la somme de deuxcôtes d’un triangle est plus certainement plus grandeque le troisième, et ce jugement analytique n’est

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possible que parce que le concept est spatialisé.C’est une reprise d’un passage de l’introductionparagraphe V où Kant indique : La question n’est pasce que nous « devons ajouter par la pensée au conceptdonné, mais ce que nous pensons effectivement en lui »(CRP, p. 105), cette possibilité de découvrir despropriétés propres du concept n’est possible que sinous en avons une représentation spatiale. Cettepropriété du concept de triangle ne met en œuvre, eneffet que la représentation spatiale d’un triangle. Lapropriété concernant l’équivalence à deux droits de lasomme de ses angles nécessiterait par exemple àl’évidence de posséder le concept de parallèle quiinduira l’égalité des angles alternes internes.

Justifications à partir de l’expositiontranscendantale et du 4° argument

5) « L'espace n'est rien d'autre que simplement laforme de tous les phénomènes des sens externes, c'est-à-dire la condition subjective de la sensibilité souslaquelle seulement, pour nous, une intuition externeest possible. »

Nous sommes ici au cœur de la conclusion duraisonnement. Elle découle des arguments de la fin del'exposition transcendantale et du quatrième argumentde l'exposition métaphysique.

L'exposition transcendantale, in fine, fait résiderdans le sujet, a priori, une propriété formelle, cellede recevoir des objets une « représentation immédiate,c'est à dire une intuition » (CRP, p. 122), cettepropriété « constitue la forme du sens externe » (CRP,idem).

Que cette intuition a priori soit la représentationoriginaire de l'espace avait été la conclusion du

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quatrième moment de l'exposition métaphysique. Cemoment présente une difficulté, dans sa rédaction quia beaucoup changé entre la première et la secondeédition et dans sa compréhension, même si la finalitéde l'argument est évidente : l'espace n'est pas unconcept mais une intuition et une intuition a priori.

On a pu y voir une impossibilité du concept en ceque l'infinitude de l'espace « embrasse tous lescorps possibles » et donc n'est pas « représentée,mais réelle » 44ou parce qu'un concept n'indique jamaiscombien d'objets sont subsumés sous lui alors quel'espace en contient une foule infinie, ou bien parcequ'il est impossible de concevoir un concept dès qu'ilcontient une foule infinie de représentations.

Il semble plus simple de noter selon les termesmême de Kant qu'un concept réunit « sous » lui lespropriétés communes d'une foule d'objets, mais ne lesréunit pas « en lui », or tout objet ou partied'espace est dans l'espace.

« La grandeur infinie donnée »

L'expression l'espace est « une grandeur infiniedonnée » (CRP, p. 121) qui figure dans le quatrièmemoment, pose problème. En effet cette partie de lacritique n'a pas encore abordé les catégories del'entendement et il est difficile d'attribuer àl'espace une détermination quantitative. Kantexpliquera dans la réflexion 1038 qu'il s'agit pourl'espace d'être le fond sur lequel peuvent êtredéterminées toutes quantités (CRP, p. 696, note dutraducteur n° 45)

Il sera plus explicite dans La critique de la Faculté dejuger où il explique que : « pouvoir, sans

44 , Henry Luguet, Etude sur la notion d'espace d’après Descartes, Leibniz et Kant,Paris, A. Durand et P. Lauriel, 1875, p. 82.

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contradiction, même seulement penser l’infini donné,ceci suppose en l’esprit humain une faculté, qui elle-même est supra sensible »45 car « il faudrait à ceteffet exiger une compréhension, qui livrerait unemesure en tant qu’unité possédant un rapport déterminéà l’infini, susceptible d’être exprimé en nombres ; etcela est impossible »46. De ce passage l’on peutévidemment noter le caractère supra sensible de lafaculté nécessaire ce qui nous ramène à laconsidération de l’a priori, mais surtout l’expressionmathématique très exacte de l’incapacité d’avoir pourtout ‘intervalle’ donné un rapport défini, doncnumérique avec l’infini. Cette considérationreplacerait comme nous l’avons mentionné plus haut,l’infini donné du côté des catégories del’entendement, mais cela est dénié par Kant dans leparagraphe qui suit :  « l’infini du monde sensibleest entièrement compris sous un concept … bien qu’ilne puisse jamais être entièrement pensé par desconcepts numériques »47. Cette pensée de l’infini donnésemble donc supposer une étape intermédiaire entre lasensibilité et l’entendement, qui sera nomméeimagination à la page suivante (CRP, p. 134). Cela poseun problème sur lequel nous reviendrons. Dansl’immédiat deux notions au moins demandent à êtreexplicitées dans ce paragraphe; la forme, et lephénomène.

La forme au sens kantien

La première édition de la critique mentionnait quela forme du phénomène est « ce qui fait que le diversdu phénomène est intuitionné selon certains

45 Kant, Critique de la faculté de juger, Traduction Philonenko, Vrin, 2000,p. 133.

46 Idem, p. 133.47 Idem, p. 133.

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rapports ». Cette formulation est plus heureuse carelle cantonne bien le problème de la forme desphénomènes à l'intuition tandis que la seconde « cequi fait que le divers du phénomène peut être ordonnéselon certains rapports » (CRP, p. 118), peut induireune confusion avec l'entendement.

De toute façon le concept de forme ici envisagé estbien opposé à celui de matière mais cela ne peut êtrede la façon dont le concevait la métaphysique. Sichez Aristote (métaphysique Z 6 1031 b 31 et Z 11 1037b 3), la forme détermine la matière et à ce titredéfinit « premièrement et principalement l’essence »,ici la forme est ce qui rend possible l’intuition dela matière. Alors que chez Descartes ne subsistait quel'étendue et que chez Leibniz étaient données « lesmonades qui sont les éléments… qui ont une réalité ensoi, sans leur manifestation, sans leur apparition »48,pour Kant la forme est première car sans l'espace leschoses ne pourraient pas apparaitre. Il ne fait pasune phénoménologie donnant à l'apparaitre prédominancesur l'objet en soi, il détermine la conditiond'existence de cet apparaitre même, l'espace (et aussile temps).

Cette forme, nous l'avons remarqué en relevant lesversions apparues dans les deux éditions, ne réalisepas une composition par concept, que peut donc êtreune composition limitée à l'intuition ?

C'est une composition qui est nécessaire àl'existence des éléments composants. Empruntons à J.Rivelaygue sa compréhension d'une telle composition ;la forme pour Kant, met le contenu en relation aveclui-même et avec elle-même mais alors deuxinterprétations sont possibles :

48 LMA, p. 76.

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- Le Kantisme est un idéalisme subjectif, la formevient du sujet et la matière de la chose en soi, sil'on supprimait le sujet alors les choses surgiraienttelles qu'elles sont en soi.

- Le caractère spatio temporel est le sensible entant que tel, il n'est pas relatif au sujet maisappartient aux conditions d'existence du sensiblecomme tel49.

La deuxième possibilité permet alors de considérerque « l’espace et le temps sont l’être même de l’étantsensible, en tant que ces ‘riens’, sont aussi lacondition, la position de tout étant »50. Lectureheideggérienne qui nous obligera à revenir sur leproblème de l’articulation entendement sensibilitédéjà évoqué.

L’objet indéterminé

Rappelons les termes de la définition du phénomène,il s'agit de l'objet indéterminé d'une sensationempirique, qui ici reçoit une forme. Perd-t-il en celason indétermination?

Nous avons déjà noté le problème que pose le motindéterminé dans une telle définition, l'espace estune totalité qui préexiste à ses parties, mais lachose qui est perçue dans l'espace/temps sera unetotalité indistincte, comment lui supposer desparties ? Supposer des distinctions dans lephénomène ? A ce stade une sensation empirique dedureté peut être donnée par une table ou une chaise.Kant va laisser à l'entendement le soin d'établirl'unité de la chose, les différents aspects d'unechose seront par son moyen subsumés sous un mêmeconcept. Husserl le lui reprochera « la chose de la

49 LMA, p. 7950 LMA, p. 82

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perception n'apparait que lorsqu'elle est pensée, iln'y a pas de description réelle du perçu »51. Mais l'onpeut trouver la distinction sensibilité entendementkantienne plus riche de conséquence que le concepthusserlien d'horizon. Cependant le niveaud'indétermination de l'objet tel qu'il va êtreprésenté à l'entendement pose problème. La sensibilitésaisit du divers et le spatialise, le résultat decette opération permettra à l'entendement de faire unesynthèse, mais la description de ce résultat n'est pasexplicitée.

Antériorité de la réceptivité, a priori de la forme

6) « Or parce que la réceptivité du sujet, tellequ'elle consiste à être affectée par les objets,précède de façon nécessaire toutes les intuitions deces objets, on peut comprendre comment la forme detous les phénomènes peut être donnée dans l'espritavant toutes les perceptions effectives, parconséquent a priori, »

Ce paragraphe qui semble construit en formeraisonnement logique peut se lire comme suit :

1 La réceptivité du sujet est affectée par lesintuitions des objets

2 La réceptivité est nécessairement antérieure acette affection

3 La réceptivité donne une forme aux intuitions(ici une forme spatiale)

4 Donc cette forme est dans l'esprit avant touteperception

5 Donc cette forme est a priori.Mais dans le paragraphe, la conclusion ici annoncée

par un donc péremptoire est remplacée par « on peut51 LMA, p. 83

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comprendre ». Le « par conséquent » n'étant pas leterme du raisonnement car la conclusion « a priori » estentièrement contenue dans la phrase précédente :« dans l'esprit avant ».

Il semble effectivement logique que la réceptivitésoit antérieure aux affections provoquées par lesintuitions venant des objets mais cette antérioritéest plus difficile à concevoir de façon temporelle. Laréceptivité peut naître en même temps que la premièreintuition, que serait une réceptivité avec seulementdes intuitions non empiriques ?

La suite du raisonnement fait glisser sans vraiejustification, l'aspect antérieur attribué à laréceptivité à la forme dans laquelle cette réceptivitéest affectée par ses intuitions. En ayant admisl'antériorité de la réceptivité, le lecteur doitadmettre l'antériorité de la forme des phénomènes.C'est pourquoi, avec une grande exactitude il estindiqué « peut comprendre » en non doit comprendre.

Ce passage toutefois confirme la premièreproposition de J Rivelaygue, il semble bien que lamatière vienne du sujet et le phénomène de la chose ensoi.

III.D. Autres conclusions

Les passages que nous avons étudiés précédentd’autres conséquences et conclusions établies par Kantqu’il faut noter :

Nous ne pouvons parler de l’espace que d’un pointde vue humain.

Nous pouvons dire seulement que tous les phénomènesnous apparaissent comme juxtaposés dans l’espace (etnon toutes les choses, sauf à appeler le phénomène

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chose). Kant rajoute que : « Nous affirmons en ce sens

(validité objective) la réalité empirique de l’espace(à l’égard de toute expérience externe possible), touten affirmant son idéalité transcendantale » (CRP, p.124). Il n’est rien que la condition de possibilité detoute expérience et il est rien s’il est admis commequelque chose qui est au « fondement des choses enelles-mêmes » (CRP, idem). Il apparait comme prédicat,mais ce prédicat « n’est attaché aux choses que dansla mesure où elles nous apparaissent » (CRP, p. 123),lorsqu’elles sont l’objet de notre sensibilité.

Cette conclusion met l’accent sur les notions deréalité empirique et d’idéalité transcendantale, quiappliquées à un même objet forment un coupleproblématique que nous allons étudier. Mais d’abord ilfaut aborder les deux questions que nous avonslaissées en suspens dans l’étude précédente : L’apriori, la distinction entre forme de l’intuition etintuition pure. Nous reviendrons ensuite sur le coupleréalité empirique et idéalité transcendantale autravers de la « Réfutation de l’idéalisme » (CRP, p. 282) etde la distinction entre espace esthétique et espacegéométrique établie chez Kant par M. Fichant.

III.E. Trois notions à préciser

L’a priori

Comment entendre l’a priori ? Celui-ci peut être un apriori logique ou un a priori chronologique. Touteconnaissance ne commençant qu’avec l’expérience leséléments a priori sont ceux qui permettent cetteexpérience, s’ils ne sont pas là l’expérience estimpossible, mais s’il n’y a pas d’expérience l’on n’a

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« pas besoin » d’eux, ils ne sont pas nécessaires,leur a priorité est simplement logique. C’est de cettefaçon que l’on peut interpréter le passage de l’écritcontre Eberhard : « La critique n’admet absolument aucunereprésentation innée, absolument toutes, qu’ellesappartiennent à l’intuition ou aux conceptsd’entendement, elle les considère comme acquises »52.Cependant de nombreuses phrases de la critiquecontredisent cette interprétation, et particulièrementdans l’esthétique où se pose la question « Commentpeut-il exister dans l’esprit une intuition externequi précède les objets eux-mêmes ? » (CRP, p. 122). Ilest répondu dans le même paragraphe : « A l’évidenceuniquement dans la mesure où elle réside dans lesujet ». Les deux thèses semblent inconciliables. L’onpeut cependant tenter une explication en considérantque ce qui est inné dans le sujet consiste dans unefaculté à avoir l’intuition a priori au moment où elleest nécessaire pour l’expérience. Une sorte decapacité innée à avoir des a priori logiques. Mais cetteinterprétation ne figure pas dans la critique, on latrouve dans l’écrit contre Eberhard déjà cité : « Le premierfondement formel de la possibilité d’une intuition,spatiale par exemple est seul inné, et non lareprésentation spatiale elle-même »53.

Forme de l’intuition et intuition pure

Le problème est clairement posé par J Rivelaygues ;« Lorsqu’on envisage l’espace et le temps comme formesde l’intuition, on les pense par rapport à un contenuempirique : la forme est celle d’un contenu. Mais parailleurs, en temps qu’intuitions pures, formelles –

52 ETcLcK, p. 204.53 ETcLcK, p. 223.

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comme espace et temps des mathématiques- on lesconsidère comme totalités contenant une diversité (nonempirique) »54. Le problème est posé par lui dans untexte où il analyse comment Heidegger prête auxconcepts d’espace et de temps chez Kant, la structurede l’imagination, spontanéité et réceptivité.

Rivelaygue note cependant que dans la CRP, Kantaffirme « il y a trois sources originaires…sur ellesreposent…la synopsis du divers a priori par les sens, lasynthèse de ce divers par l’imagination » (CRP, p.175), ce qui tend à montrer l’existence du caractèredistinct de deux synthèses.

Sa thèse sur l’imagination permettra à Heidegger deconclure : « l’esthétique transcendantale est au fondinintelligible. Elle n’a qu’un caractère introductifet ne peut être vraiment lue que dans la perspectivedu schématisme transcendantal »55. L’espace sera laforme de l’intuition dans l’esthétiquetranscendantale, mais savoir comment il est perçu entant qu’intuition pure ne sera possible que dansl’analytique transcendantale. Il ne fera pas« l’objet d’une intuition thématique, mais ils (espaceet temps) seront intuitionnés selon la modalité d’unrapport originellement formateur »56. Retenons decette analyse la possibilité de ramener au niveau del’analytique une partie des notions dégagées au niveaude l’esthétique.

La réfutation de l’idéalisme

De nombreuses objections ont été formulées àl’encontre de l’esthétique transcendantale et des

54 LMA, p. 405.55 M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, traduction A. de

Waelhens, Paris, Gallimard, 2011, p. 203.56 Idem, p. 202.

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résultats auxquels elle permettait d’aboutir, lesréponses aux controverses ont souvent permisd’apporter des précisions, citons simplement enexemple une des critiques57 de Trendelenburg : Kant nedémontre pas que l’espace ne peut être à la foissubjectif et objectif, de plus il déduit abusivementla subjectivité de l’apriorité, une notion peutrésider à la fois dans l’esprit et dans la réalité deschoses en soi. Il lui fut répondu que Kant ne déduitpas la subjectivité de la seule a priorité mais ducouple a priorité et intuitivité58, et pourrait-on diredavantage de l’intuitivité. Quant aux notions quipeuvent résider dans la chose en soi, ce n’est pas unproblème kantien, celles-ci sont inconnaissables,qu’il y en ait ou non ne peut être un sujet d’études.

Pour autant l’idéalisme transcendantal n’est pas« l’idéalisme problématique » de Descartes ou« l’idéalisme dogmatique » (CRP, p. 282) de Berkeley.Celui-ci élève « une puissante objection… contre lesrègles visant la démonstration médiate del’existence ». (CRP, p. 282). Il faut donc prouver,contre Berkeley, que l’espace n’est pas avec « tout ceà quoi il sert de condition » et qui lui estinséparable, un « non être ». Cette preuve devradémontrer que « notre expérience interne,…,indubitable pour Descartes, n’est possible que sous lasupposition de notre expérience externe » (CRP, p.283).

La preuve avancée par Kant est construite selon leraisonnement suivant :

- J’ai conscience de mon existence commedéterminée par le temps.

57 ETcLcK, p. 258.58 ETcLcK, p. 260.

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- Une détermination dans le temps suppose au moinsun élément permanent

- Cet élément permanent ne peut être en moi,puisqu’il détermine mon existence dans le temps.

- Cette détermination n’est possible qu’à traversl’existence de choses réelles que je perçois hors demoi. Par leur « intermédiaire » et non pas par leur« représentation »

Donc « la conscience de ma propre existence est enmême temps une conscience immédiate de l’existenced’autres choses hors de moi.» (CRP, idem).

Nous ne nous attarderons pas sur le caractèreprobant ou non de ce raisonnement qui semble un peucirculaire, sinon pour mentionner que ce quiparaissait jusque-là avoir le primat parmi les formesa priori de l’intuition, c'est-à-dire le temps, car ilétait le socle de notre expérience interne, n’estpossible que sous « la supposition de l’expérienceexterne », donc de l’espace. Selon la conclusion tiréepar J. Rivelaygue de ce passage « nous nous percevonsnous même à la faveur de la perception d’un phénomèneextérieur impliquant l’espace »59. Mais ce phénomèneextérieur doit comporter une forme permanente qui nepeut être fournie par le sens interne. Le temps risquede perdre de son idéalité et cela entrainerait la mêmeconséquence pour l’espace. Nous retrouvons ici par unautre chemin une difficulté qui provient del’apparition dans l’exposition transcendantale d’unespace possédant trois dimensions de façonnécessaire. La possibilité d’espaces géométriquesn’ayant pas cette propriété ne remet pas en questionle statut de forme de l’intuition, les objets sontbien placés par notre intuition dans un cadre spatial,

59 LMA, p. 179.

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mais infirmerait davantage le caractère d’a priori d’unetelle forme. La séparabilité et l’extériorité sontconcevables comme notion a priori, un espace euclidienl’est plus difficilement. Cela a conduit MichelFichant à conclure à l’existence de deux espaces chezKant, l’espace esthétique et l’espace géométrique60 .Nous allons suivre son raisonnement puis nous nousréférerons à un texte tardif de Kant pour examinerquelles peuvent être les caractéristiques d’un espacedans sa « réalité empirique ».

III.F. Espace esthétique et espace géométrique

La thèse de M. Fichant

M. Fichant répond à la question de Joseph Moreaudans Kantstudien 1980, p. 284, qu’il cite et qu’il jugefondamentale : « Que signifient par rapport à l’espacesachant qu’il est une intuition pure les « propriétésde l’espace » ?

La démarche adoptée va consister à distinguer un« espace esthétique » ou « métaphysique » et un espace« géométrique ». Le premier étant celui envisagé dansl’exposition métaphysique, le second celui quicorrespond à l’exposition transcendantale. Il faut« délier le moment propre de l’esthétique de toutesubordination à la géométrie » (EEEG, p. 530). 0névitera ainsi entre autres, les reproches del’impossibilité de l’apparition des géométries noneuclidienne dans la vision kantienne.

L’esthétique transcendantale peut être considéréecomme une théorie de la connaissance ou « une

60 M. Fichant, Espace esthétique et espace géométrique chez Kant, Revue demétaphysique et de morale, 2004,/4, N°44, p. 530-550, ultérieurement enabrégé : EEEG.

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ontologie propre » dont le trait caractéristique estd’être « la finitude d’un sujet affecté par unedonation » (EEEG, p. 531). Dans cette optique, laquestion peut devenir « y-a-t-il une éidétiquekantienne de l’espace ? ».

La recherche de la chose même de l’espace est sansdoute possible même si Kant a parfois dit que, si lagravité s’exerçait selon des lois différentes quecelles mises en évidence par Newton, elle induirait unautre type d’espace. (Sur la véritable évaluation des forcesvives). Cette possibilité repose sur le remaniementfait par Kant entre les deux éditions. En séparantl’exposition métaphysique et l’expositiontranscendantale, il a mis ce qui concernait l’espacecomme forme pure de l’intuition dans la première etn’a fait appel à la géométrie que dans la seconde.Celle-ci se consacre à « la connaissance indirecte dece même a priori comme condition de possibilité d’autresconnaissance a priori » (EEEG, p. 535). Dès lors doit-onconsidérer que « la dissociation explicite du momentmétaphysique et du moment transcendantal signifieraitla subordination du premier au second » (EEEG,idem) selon la thèse de H. Cohen, car seulel’exposition transcendantale atteint l’universalitépuisqu’elle intègre la géométrie, ou bien doit-onprendre acte de « la disproportion, ordinairementinaperçue, entre les résultats de l’expositionmétaphysique … et les réquisits de l’expositiontranscendantale » selon la thèse de M. Fichant ? Cedernier argue que Kant a « reconnu la distinction del’espace intuitif et de l’espace géométrique » (EEEG,p. 537), car c’est ce qui ressort de notes qu’il avaitpréparées pour une réponse à Kästner, il y distinguedeux espaces dont il donne les « oppositions terme à

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terme ».Le «  métaphysique » est donné, originaire, un,

donné subjectivement, « Actu infinitum a parte cogitantis »,fondement de construction, idéal.

L’espace géométrique est factice (décrit), dérivé,plusieurs, donné objectivement, « potentiale infinitum ».

M. Fichant identifie l’espace métaphysique aveccelui de l’exposition de même nom de la critique, ilmontre que ses propriétés peuvent être classées selonl’ordination et la mise en relation  ou selon lesnécessités intrinsèques de la représentation qui sontune grille de lecture des quatre arguments del’exposition métaphysique. Il clarifie au passage lanotion d’infini en acte du côté du sujet ; pour luitoutes les parties de l’espace à l’infini sontsimultanées, et il conclut qu’aucun des « traits » del’espace métaphysique n’est une propriété del’espace : « L’unité non compositive de l’espace, sonunicité,, son infinité subjectivement donné, soninaliénabilité …sont établies et doivent êtrecomprises en dehors de toute référence à lagéométrie » (EEEG, p. 541). Même l’unité de l’espacequi semblerait faire appel à la géométrie doit êtreconsidérée dans une conception de l’espace pré-géométrique qui permettra de concevoir l’espacegéométrique qui est celui des concepts d’espaces (ilexiste bien des concepts d’espace comme élémentscommuns des espaces de même dimension par exemple). Lasuite de l’article de M. Fichant va aborder lacréation du concept d’espace, des figures, et del’espace considéré comme objet. Il aborde le problèmede l’unité de l’objet qui doit être donnée parl’entendement et les propriétés de l’objet qui ne sontdonnées que sur « le fond de forme de l’intuition »

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(EEEG, p. 545). Sa thèse permet de résoudre lesdifficultés que nous avions signalées dans l’analysedu texte, les trois dimensions et la « grandeurinfinie donnée » (CRP, p. 121). Elle a l’avantage deconserver la pureté de l’aprioricité de l’espace etd’en montrer le caractère de cadre pour touteutilisation géométrique.

Les caractéristiques de l’espace empirique

Cette distinction n’aborde cependant pas pleinementla « réalité empirique de l’espace » autant affirméeque son « idéalité transcendantale » (CRP, p. 124).Tenter de définir au plus près les caractéristiques del’espace empirique a été une préoccupation constantede Kant. Il est normal que dans la partie traitant dela seule intuition, les caractéristiques de l’espacen’occupent pas une place importante, puisqu’elles nepeuvent apparaitre qu’avec l’entendement. Cependantaprès avoir étudié les fonctions de l’entendement ilsemble que le problème ne soit pas repris, lesmentions ultérieures du mot espace dans la Critiquesont peu nombreuses et ne concernent pas sesdéterminations.

Certes il y a des expériences dans l’espace, maisil n’y en a pas sur l’espace, ayant l’espace commeobjet plutôt que comme cadre. La condition desexpériences dans l’espace devrait pouvoir éclairer lespropriétés de l’espace. Kant va donc tenter de définirune nouvelle condition a priori de l’expérience. Elleapparait dans ses notes préparatoires à l’ouvrage quidevait s’intituler  Passage des principes métaphysiques de lanature à la physique. Il s’agissait de dépasser lecaractère strictement mathématique de tout jugement apriori pour rechercher ce qui pouvait être également a

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priori pour la physique. N’oublions pas que Kant avaitécrit une histoire générale de la nature et théorie du ciel,d’inspiration fortement Newtonienne. Il va donner uneconsistance a priori à la physique en intégrant autantque faire se peut, « la matière du phénomène dans l’apriori synthétique propre du sujet »61. La possibilitéd’expériences dans l’espace nécessite que soit posé apriori par le sujet « un ensemble élémentaire de forcesmotrices agissant dans l’espace : l’éther »62. Celui-cin’est pas une chose mais un principe de l’expérience àqui il est reconnu des qualités, omnidiffus,omnipénétrant, omnimoteur. L’éther n’est pasdémontrable par l’expérience mais pour l’expérience.Il s’agit d’un passage permettant de passer de lamétaphysique à la physique, nécessaire, sinon ilfaudrait « admettre l’espace vide et l’action àdistance, ce qui serait absurde puisque le non être nepeut être objet d’expérience »63. Kant explique qu’iln’y a là pas de rupture avec les conceptions de lacritique de la raison pure, mais une tentative defonder l’apodicticité de la physique, et probablementpar la seule voie possible en donnant un caractère d’apriori à des déterminations propres au phénomène. Cesdéterminations semblent cependant être déduitesnaturellement de l’expérience, la théorie de lagravitation universelle étant indissolublement liée àl’observation d’une pomme qui tombe. L’on peut sansdoute avec un certain effort parvenir jusqu’à lanégation a priori de l’action à distance. Placer ceconcept dans l’espace et en déduire lescaractéristiques de l’éther, semble plus difficile.

61 Kant, Années 1796-1803, Opus postumum, direction I Schüssler, Paris,Vrin, 2001, p. 69.

62 Idem, p. 70.63 Idem, p. 71.

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Dans la conclusion de la partie consacrée àl’espace de l’esthétique transcendantale, Kantsouligne que son caractère d’idéalité ne peut êtreaffirmé par des sensations qui relèvent à l’évidencede notre propre subjectivité, prendre en exemple leparfum d’une rose serait un contre sens car la rose,qui n’est qu’un phénomène pourrait acquérir un statutde chose en soi. L’espace n’est pas une forme quiappartiendrait à la rose, l’objet extérieur « necorrespond à rien d’autre qu’à de simplesreprésentations de notre sensibilité, dont l’espaceest la forme ». (CRP, p. 125). Corrélativementl’espace esthétique ou intuitif est très pauvre encaractéristiques. Malgré la tension qui subsiste entreson idéalité et sa réalité empirique, il semble quel’on soit parvenu à l’opposé de la conceptioncartésienne.

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IV. Conclusion

Au long de notre étude, l’espace a été définisuccessivement comme genre dont les corps sont lesindividus puis comme simple rapport de position entreles corps et finalement comme forme a priori del’intuition. Il semble donc que son objectivités’estompe alors que le rôle du sujet devient de plusen plus prépondérant. Il est donc tentant derechercher, comme nous l’avions annoncé, unecorrélation entre ce thème, considéré comme davantagecentral dans les systèmes philosophiques des troisauteurs et leur conception de l’espace.

Mais d’autre part, l’on a pu constater que Leibnizs’oppose à Descartes et Kant à Leibniz, donc lespoints de vue initiaux et finaux devraient présenterquelques similitudes au moins dans leur opposition àLeibniz. Or ils semblent radicalement différents. Ilfaut donc examiner en quoi l’évolution recherchée estaussi une rupture. L’espace étant du domaine de laphysique, les conclusions sur les caractéristiques del’espace ayant été données précédemment, les élémentsde continuité ou de rupture ne peuvent concerner outrele sujet connaissant, que le statut de l’objet àconnaître et le mode de connaissance.

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Descartes

Dans ses réflexions sur les fins des méditationscartésiennes, D. Kambouchner relève qu’elles peuventêtre considérées soit comme un essai contre lessceptiques, soit comme « un désir d’établir quelquechose de ferme et constant dans les sciences »64. Pourcela Descartes établit d’abord l’existence du sujetdans la deuxième méditation avant celle de Dieu dansla troisième, et des deux certitudes ainsi obtenues,après une réflexion sur le vrai et le faux il endéduit la possibilité « d’acquérir une scienceparfaite touchant une infinité de choses…de celles quiappartiennent à la nature corporelle »65.

Le sujet pensant dispose d’un a priori , des chosespour lesquelles « il ne semble pas que j’apprenne riende nouveau…qui étaient déjà dans mon esprit »66. Ellesy ont été mises par Dieu qui les a créées en mêmetemps que le monde et en accord évident avec lacapacité de comprendre celui-ci.

Dès lors en ajoutant une méthode au bon sens, quiest la chose du monde la mieux partagée, on peutparvenir à la certitude, qui est une évidence claireet distincte. Dans d’autres pages Descartes montreraque cette évidence n’est pas à confondre avec celleproduite par les sensations en général qui sontpropres à égarer, et qu’elle peut être trompée si lavolonté a proposé à l’entendement l’étude d’un sujetqui le dépasse. Mais en tout état de cause « tant queje retiens tellement ma volonté dans les bornes de maconnaissance…il ne peut se faire que je me

64 D. Kambouchner, Les méditations métaphysiques de Descartes, Paris, PUF, 2005,p. 78.

65 Descartes, Discours de la méthode, Suivi des méditations, préface F.Misrachi, Paris, 10/18, 2002, p. 24.

66 Idem, p. 232.

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trompe parce que toute conception claire et distincteest sans doute quelque chose de réel et de positif»67.

La fondation en Dieu du monde lui donne uncaractère objectif et connaissable par la raison. Ellea le primat sur la sensation, le résultat d’unraisonnement suivi avec méthode est supérieur àl’évidence des sens.

Seul problème, les natures différentes de la resextensa et de la res cogitans rendent difficiles àexpliquer les relations entre l’âme et le corps,Leibniz et Kant souligneront cette difficulté pourindiquer en quoi leur conception y répond.

Leibniz

Leibniz partage avec Descartes les idées innées,données par Dieu à ses créatures. Mais les véritéséternelles n’ont pas été créées arbitrairement parDieu car pour Leibniz elles sont absolumentnécessaires, il est faux d’affirmer que « touteschoses dépend… de la volonté arbitraire de Dieu ». Cedernier n’agit pas sans raison. Cependant si notreentendement est compatible avec la découverte de cesvérités, le sujet a plus de mal à les percevoir carelles ne sont pas créées en relation directe avec lacréation du monde, elles préexistent en Dieu, et lesraisons suffisantes de celui-ci dépassent notreentendement. Dans Leibniz critique de Descartes,Y. Belavalnote que celui-ci « n’a jamais accepté la règled’évidence fondement de la méthode et de laphilosophie cartésienne »68pour privilégier« l’entendement ou s’exprime un archétype divin ».L’éloignement du sujet par rapport à la chose à

67 Idem, p. 22868 Y. Belaval, Leibniz critique de Descartes, Paris,

Gallimard, « tel », 1960, p. 138

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connaître n’y est pas étranger. Cette position seretrouve dans la structure et l’identité des êtres69 où il estconstaté un rôle moins central au sujet, Les monadesn’ayant que de la perception « qui n’est autre choseque la représentation de la multitude dans l’unité »et de l’appétit « tendance à passer d’une perception àune autre », elles sont bornées dans la « modificationde la connaissance de l’objet ». Leur représentationest confuse dans le « détail de tout l’univers et nepeut être distincte que dans une petite partie deschoses.» (monadologie § 60).

Cependant la possibilité d’une mathesis universaliscartésienne est confirmée, la théorie du nombrenaturel permet d’envisager « le rêve d’un alphabet despensées humaines »70qui serait d’essence mathématique.La connaissance par l’entendement est primordiale, àl’image de Dieu, qui dans la théodicée, apparaît commeun super calculateur envisageant l’infinité dessituations possibles dans les mondes qu’il peut créeret ne faisant venir à l’existence que celui où résidele moins de mal possible.

Mais si dans la conception de Leibniz le primat del’entendement sur la sensation est maintenu, lesconclusions du raisonnement sur l’espace différent enpartie à cause d’un désaccord sur une des bases del’axiomatique (entendue au sens moderne), lasubstance. Celle des corps est assimilée à la seuleétendue par Descartes, ce que refuse, nous l’avons vuLeibniz. La monade pour exister n’a plus besoin del’espace, la monade substance simple miroir del’univers, « a des rapports qui expriment toutes lesautres » (monadologie, §56). L’espace est alors un

69 Titre d’une thèse de J. Bak, directeur M. Fichant, Paris Sorbonne70 Y. Belaval, Leibniz critique de Descartes, Paris,

Gallimard, « tel », 1960, p. 254

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point de vue, un rapport de position tel qu’ilapparaît dans la perception de la monade. Quoique lanotion ne soit pas affirmée, la négation del’objectivité de l’espace est compatible avecl’idéalité des corps qui y paraissent placés.

D’où une première rupture : L’espace objectif estpensé comme idéal, simple cadre de la représentationdu sujet. Mais aussi une continuité, la mathesisuniversalis, le primat de l’entendement.

Kant

De même que le cogito cartésien possède des idéesinnées, comme le nombre, la durée, le mouvement,d’autant plus claires et distinctes, que Dieu,créateur des vérités éternelles, « a tellementétablies et dont il a imprimé de telles notions en nosâmes » (discours de la méthode §V). Il existe pour lesujet kantien des « concepts et des propositionsfondamentales que nous admettons à priori » (CRP, p.79).

Le centre de la connaissance est également pourKant le sujet, mais celle-ci réussira mieux « dès lorsque nous admettrions que les objets doivent se réglerd’après notre connaissance » (CRP, p. 78). S’ilréfute l’idéalisme problématique de Descartes, il letrouve « rationnel et conforme à une manière de penserprofonde et philosophique » (CRP, p. 282).

Mais il existe dans la faculté de connaître degrandes différences entre Kant et Descartes. Pour cedernier, « la faculté de connaître que Dieu nous adonné », que nous appelons lumière naturelle,n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en cequ’elle l’aperçoit, c'est-à-dire, en ce qu’elleconnaît clairement et distinctement « (principes de la

79

philosophie, I § 30 ». Tandis que Kant affirme que les« phénomènes…(sont de) simples représentations denotre sensibilité …dont le vrai corrélat, c'est-à-direla chose en soi, n’est aucunement connu par-là ni nepeut l’être » (CRP, p. 125).

Nous avons vu les réfutations que Kant adressait àLeibniz, elles portent sur l’usage de l’entendement làoù l’intuition devrait être première : les phénomènessont un objet de la sensibilité et l’entendement n’aenvers eux qu’un usage empirique. En conservantl’idéalité établie par Leibniz, Kant lui refusel’égalité entre le phénomène et la chose en soi, leprimat de la forme sur la matière. Sa conclusion pourl’espace sera celle que nous connaissons.

Ainsi Leibniz permet un passage de Descartes àKant. Avec le premier il a en commun l’usage del’entendement et diverge sur l’idéalité. Avec lesecond il a en commun l’idéalité mais diverge surl’usage de l’entendement. La progression observée sefait au prix de deux renoncements, l’objectivité del’espace et le primat de l’entendement.

80

V. Appendices

A.1. Deux réponses aux paradoxes de Zénon

Aristote note justement dans le passage où ilrapporte les paradoxes qu'il suffit de considérer letemps comme divisible à l'infini pour permettre lemouvement. Or c'était probablement le but de Zénon,il n'avait pas en tête de nier le mouvement, deprésenter une « flèche qui vibre, vole et qui ne volepas » ou un « Achille immobile à grands pas », mais dejustifier le monde de Parménide par l'absurdité dudiscontinu. Nous empruntons ici à la thèse de Mr A.Danchin71 ; ces paradoxes ont été créés parce que lesystème pythagoricien, en particulier l'école deCrotone, considérait que : « ce sont les multiples quiexistent » 72 et que le temps est composé d'instants,certes sans doute infiniment petits, mais ayant unevaleur inférieure non nulle73. Certains tel Diogène lecynique (selon Simplicius qui utilise une chronologiehasardeuse) et Paul Valéry (très poétiquement)

71 A. Danchin, Les éléates,-http://www.normalesup.org/adanchin/causeries/eleates.htm-

72 Présocratiques, p. 286.73 Présocratiques, p. 288.

81

interpréteront plus classiquement l'argument de Zénoncomme une tentative de prouver l'impossibilité absoluedu mouvement, donc l'identification de celui-ci à uneapparence pure.

L'infini en acte se dit selon le nombre, on associeà une collection d'objets le nombre de ses objets etce nombre est considéré comme infini s'il est plusgrand que tout nombre donné. Si l'espace et le tempssont des infinis selon le nombre, alors lesraisonnements de Zénon joints aux hypothèsespythagoriciennes démontrent que le mouvement ne peutexister. En réalité il le pourrait en abandonnant unautre présupposé naturel, celui qui oblige à employerdu temps pour parcourir l’espace.

Descartes a proposé une réponse aux paradoxes deZénon dans au moins deux lettres, celle à Clerselierde juin ou juillet 164674 et celle à Mersenne75 du 7septembre de la même année.

Il emploie pour ce faire une méthode géométrique.Il commence par démontrer la convergence de sommesinfinies de valeurs où chacune est égale au dixième dela précédente. Sa démonstration, originale, consiste àôter d’un segment de droite AB, le dixième de AB enpartant de A et les huit dixièmes en partant de B. Lesegment restant est égal au dixième du segment initialAB. Lorsqu’on itère le procédé le segment restant esttoujours égal au dixième du segment antérieur àl’opération. Si l’on répète l’opération « un nombre defois actuellement infiny », le segment restant devientnul et les sommes des deux séries de segmentssupprimés convergent, l’une vers le neuvième de ladistance initiale, l’autre vers les huit neuvièmes.

74 A.T., Tome IV, p. 442, Descartes à Clerselier, juin ou juillet1646.

75 A.T., Tome IV, p. 497, Descartes à Mersenne, 7 septembre 1646.

82

Remplaçant Achille par un cheval, Descartes enconclut qu’une tortue qui a dix lieues d’avance sur uncheval allant dix fois plus vite qu’elle, seradevancée parce que la somme des chemins accomplis parla tortue pendant que le cheval rattrape ses retardssuccessifs, ne sera jamais que d’un neuvième de lieue,« au bout de laquelle le cheval commencera de ladevancer »76. La « caption » est que nous imaginons quecette neuvième partie est une quantité infinie parcequ’elle est divisée par notre imagination en uneinfinité de parties.

Dans la lettre à Mersenne, postérieure, Descartesindique avoir oublié ce qu’il a écrit à Clerselier,mais note que la somme de la série de raison 1/10 (enlangage moderne) s’écrit 1,111…soit précisément unneuvième de 10. (9,9999999… est égal à 10,intuitivement en considérant que dix, c’est trentefois un tiers, donc aussi 30*0,3333333…)

La réfutation de Descartes, montrant qu’il estpossible qu’une série infinie croissante soitconvergente, fait cependant appel à une expressionqu’il eut fallu justifier, selon sa proprephilosophie, très prudente sur ce point77, « l’infinitéactuelle ».

Kant a répondu à Zénon qu'il considère comme un"subtil dialecticien" (CRP, p. 477) dans le chapitreintitulé « Solution de l'Idée cosmologique portant sur la totalité dela division d'un tout donné dans l'intuition » (CRP, p. 490), ennotant que : « il n'est nullement permis de dire, à propos d'un teltout qui est divisible à l'infini, qu'il se compose de parties infinimentnombreuses » (CRP, p. 490) et en faisant aussitôt la

76 A.T., Tome IV, p. 447.77 J.B. Jeangène Vilmer, in http://jbjv.com/La-prudence-de-

Descartes-face-a-la.html.

83

remarque que cette propriété « se peut tout d'abord, trèsfacilement, appliquer à l'espace ». Il oppose donc commeAristote à une conception ‘discrète’ de l’espace, uneconception continue, celle de la puissance opposée àl’acte. Notons que cela posera problème lorsqu’ilaffirmera que « l’espace est un infini donné » (CRP,p. 121), « donné » pouvant facilement être interprétécomme « en acte ».

A.2. La méthode des fluxions et le calcul leibnizien

Pourquoi présenter les calculs qui vont suivre, lecalcul d’une surface et deux méthodes de ladétermination d’une tangente à une courbe ? Pourmontrer à quel point la continuité est, selon lestermes leibniziens, un labyrinthe et comment ilsreflètent la conception de l’espace de Newton etLeibniz.

Dans les deux calculs proposés une difficultémajeure est passée sous silence, certes tant que lesaccroissements sont infiniment petits, les trianglesdes fluxions (Newton) ou des accroissements (Leibniz)sont semblables au triangle de référence (TBD)  maisque se passe-t-il vraiment au moment où les valeurss’évanouissent ? La tangente n’est plus alorsdéterminée que par un point et il faut deux pointspour déterminer une droite.

De même les deux calculs assimilent à zéro desquantités non nulles, celle proportionnelle à e( l’intervalle de temps) dans le calcul de Newton, dxet dy dans le calcul de Leibniz.

Leibniz assimilera son dx à un point et le rapportde dx/x à celui d’un point et d’une droite, mais ce

84

rapport pose le même problème. Une droite n’est pasune addition de points, la continuité d’un segment dedroite est préservée même si on en retire une infinitéde points.

La continuité d’une chose, en termes intuitifs estdéfinie comme la possibilité que, quel que soitl’intervalle que l’on se donne, aussi petit soit-il, àpartir d’un élément de la chose, il existe au moins unautre élément de la chose dans cet intervalle. Maisselon cette conception, si l’on supprime l’ensembledes inverses des nombres pairs du segment allant dezéro à un, ce segment reste continu. Il pouvait doncexister mathématiquement du vide au sein de l’espacede Descartes ou de Leibniz.

Newton et Leibniz sont entièrement conscients dudéfaut de leur analyse, et il n’en reste pas moins queleur calcul des tangentes conduit à un résultatcorrect. C’est cette exactitude qui pose problème.

Le premier exemple choisi, l’accroissement d’unesurface, emprunté à Newton est encore plus paradoxal,si l’on considère attentivement le raisonnement ilsuppose la variation de la perpendiculaire uniforme etfait sans doute abstraction de la petite partie desurface comprise entre la courbe et sa tangente. Onpeut l’admettre pour un accroissement très faible dumouvement engendrant la surface. Mais ce calcul vaservir à déterminer l’intégrale de la courbe, c'est-à-dire la surface existante entre elle et un axe, parsommation infinie de telles quantités. Lorsque l’on vasommer infiniment de telles quantités comments’assurer qu’elles ne réapparaissent pas pour tendrevers l’infini. Nous revenons aux paradoxes de Zénon.

Significative de la divergence des conceptions estla méthode de calcul. Newton place ses points dans un

85

espace absolu et surtout un temps absolu, d’écoulementconstant, qui permet de déterminer à chaque instantdes vitesses. Leibniz n’utilise que des rapports deposition, il n’y a pas besoin de paramètres externes.Ils ne sont certes qu’un artifice de calcul dans lecalcul des fluxions (vitesse et intervalle de temps)car les grandeurs déterminées sont des rapports ou ilsdisparaissent, mais leur permanence dans l’ensemble del’ouvrage sous-tend qu’ils sont fondamentaux auniveau de la conception. Ce n’est que parce que despoints se déplacent à des vitesses mesurables dans unespace pré existant que les courbes peuvent fairel’objet de calculs, leur méthode de construction entémoigne. La notation de Leibniz est complétementabstraite rappelle sa théorie des indiscernables : Ilfaut oser écrire x = x + dx en le justifiant parce quedeux choses sont égales selon sa définition, si leurdifférence est nulle ou si cette différence peut êtrerendue inférieure à toute valeur donnée. x = x + dxintroduit un évident déséquilibre entre les deuxtermes de l’équation, l’égalité ne concernerait-ellealors que des quantités équivalente pour la raisonhumaine comme les cubes semblables de Clarke ? Elle neserait pas synonyme d’indiscernable. Pour Leibniz uncarré est égal à un rectangle de même surface. Sinonil parle de congruence. Sa notation = impliquedavantage un devenir =>. Nous sommes très près desconséquences du principe des indiscernables etabsolument dans la perspective d’un espace et d’untemps ou n’importent que les relations entre objets.

La méthode selon laquelle Newton construit unecourbe peut se définir comme suit, (Voir figure 1

86

extraite de « Préparation pour l’exemple V »78) :Prenons sur une droite YY, un point origine A et un

point variable B. BD est une ordonnée élevée à angledroit sur YY en B. La relation entre AB et BD estexprimée par une équation. La courbe est définie parle mouvement du point B et par celui de D. Cesmouvements peuvent être considérés comme fonctiond’une quantité qui augmente de façon uniforme,« quantité à laquelle, je (Newton) rapporterai tout lereste comme si c’étoit au temps » 79. On appellerafluxion de x, ici noté x’ (Newton note avec un pointsur le x, ce qui n’existe pas en typographie word)« les vitesses dont sont augmentées les fluentes (lessegments BD = x et AB = y), par le mouvement qui lesproduits »

78 Mr Le chevalier de Newton, La méthode des fluxions, traduite par Mr deBuffon, Debure, 1740, p. 24.

79 Idem, p. 21.

A B’

E

D’D

B

C

Y Y

Fig 1 : Newton, Méthode des fluxions, préparation pour l’exemple V

Fig 2 : Newton, Tirer les tangentes des courbes

A b

c

d

D

BTY Y

87

Ainsi une courbe est déterminée par le mouvementd’un point animé par deux vitesses, l’une selon un axearbitraire, l’autre selon une perpendiculaire à cetaxe. L’abscisse et l’ordonnée du point sont liées parune équation et le temps s’écoule uniformément. Ilexiste pour chaque point, à chaque instant une‘vitesse horizontale et une vitesse ‘verticale’instantanée. La vitesse varie dans le temps.

Comment Newton va-t-il établir l’équationfondamentale qui lui permettra de calculer les airescomprises entre une courbe et un axe ? Revenons à la

Fig 3 : Leibniz , La tangente à une courbe

A b

c

d

D

BTY Y

dy

dx

88

figure 1. « Appelons x la ligne AB et z l’aire de lacourbe ABD multipliée par l’unité. Ensuite élevons laperpendiculaire AC égale à l’unité et par le point Ctirons CE parallèle à AB, qui rencontre BD en E. Enfinconcevons que ces deux surfaces ABD et ACEB sontproduites par le mouvement de la ligne droite BED, ilest évident que leur fluxions (celles des quantités zet x) sont entre elles comme les lignes AD et BE quiles ont produites »80.

« Ainsi z’/x’ = BD/BE ; BE= 1 ; donc z’ = x’BD » .L’évidence ici convoquée n’est pas immédiate, car il ya sans doute une erreur de typographie il faut lire BDà la place de AD et s’il est indéniable que lasurface ACBE étant le produit de 1 par AB, lavariation de surface ACBE est bien égale à celle deAB, par contre, la variation de la surface ADB quiest la surface décrite par la ligne BD dans sonmouvement n’est pas obligatoirement égale à lavariation de BD ( supposons que BD décroisse puisrecroisse pour revenir à la même valeur, alors lavariation serait nulle mais la surface auraitaugmentée). Cet exemple avait pour fonctiond’introduire le calcul plus classique de ladétermination de la tangente à une courbe. Nousexaminerons successivement les méthodes de Newton etde Liebniz

Les pages quarante-neuf et suivantes du traité desfluxions sont consacrées au problème de « Tirer lestangentes des courbes »

Rappel : deux triangles sont semblables s’ils ontdeux angles égaux. Les cotés (a,b,c et A,B,C) de

80 Idem, p. 53

89

deux triangles semblables sont proportionnels A/a =B/b = C/c

Voir figure 2 , si le point B parcourt un espaceindéfiniment petit, la droite BD parvient à bd, lacourbe aura augmenté du moment cd la droite AB dumoment bd (moment = distance parcourue par les pointsanimés de leur vitesse). Dc = Bb en traçant en D laparallèle à AB

Prolongeons Dd, elle coupe AB en T, les trianglesDcd et DBT seront semblables ce qui donne

TB/BD = Dc/cd , Newton propose alors :« La relation BD à AB est donnée par l’équation de

la courbe, cherchez le rapport des fluxions et prenezTB à BD dans le rapport de la fluxion de Ab à lafluxion de BD ; la Ligne TD touchera la courbe aupoint D »

En effet car si on note EB = y et BD = x , et e unespace de temps indéfiniment petit, alors Bb = Dc etBb = y’e (vitesse du point multipliée par le temps) etcd = x’e pour la même raison.

Donc TB/BD = y’e / x’e = y’/x’Exemple : Ce n’est pas celui de Newton, un peu plus

compliqué, mais le calcul reste le même :Soit la relation BD = x à AB = y donnée par (1) y

– axx = 0, ou a est une constante non nulleDans le temps e, y sera devenu y + y’e de même x

sera devenu x + x’e, ces deux nouveaux points sont surla courbe donc :

(y + y’e) – a (x + x’e)(x +x’e) = 0 il vient y + y’e – axx – ax’x’ee – 2axx’e = 0De (1) On remplace y – axx par sa valeur c’est à

dire 0 , il vient y’e – ax’x’ee – 2axx’e = 0 ,

90

On divise par e (non nul) on a y’ – ax’x’e – 2axx’= 0

Si le point B parcourt un espace indéfinimentpetit, l’intervalle de temps e devient indéfinimentpetit et la droite Td se rapproche de la tangente,alors le produit ax’x’e devient négligeable (nousretrouvons l’approximation notée sur le premierexemple), et il reste

y’ – 2axx’ = 0, donc le rapport des fluxionsrecherché est y’/x’ = 2ax

BT sera donc égal à 2ax multiplié par BD = x ce quiimplique que BT = 2axx soit 2 fois AB (On retrouveune des propriétés fondamentales de la parabole, latangente en un point d’ordonnée y coupe l’axe desymétrie au point d’ordonnée –y).

La même recherche de la tangente pour la mêmecourbe, exprimée par Leibniz serait résolue de lafaçon suivante, voir figure 3 (dx et dy sont trèsagrandis pour des raisons de lisibilité) :

Soit la relation y – axx = 0, la même queprécédemment, établie entre des points d’abscisse x etd’ordonnée y

L’accroissement indéfiniment petit de la valeur xest dx

L’accroissement indéfiniment petit de la valeur yest dy. Puisque la différence entre y et y + dy(respectivement x et x + dx) peut être rendu aussipetite que l’on le souhaite je pose

y = y + dy et x = x + dx (nous verrons le problèmede cette notation)

il vient (y + dy) – a(x+dx)(x + dx) = 0soit y + dy – axx – adxdx – 2axdx = 0, mais y

– axx = 0,

91

donc dy – adxdx – 2axdx = 0ce qui s’écrit dy – adx (2x + dx) = 0ou dy – adx (x + x + dx) = 0 ou

dy – adx ( x + (x +dx)) = 0x + dx étant égal à x il reste dy – 2axdx = 0 =>

dy/dx = 2axL’on a évidemment le même résultat. 2ax étant, on

l’a vu le rapport des fluxions.

92

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Anna.svenbro, Langues textes et enjeux de traduction dans lacorrespondance Leibniz Clarke.

Anna.svenbro.free.fr, Mémoire universitaire

95

Table des matières

Premiers paradoxes.....................................1

Présupposés sous-jacents...............................2

I. DESCARTES..............................................5

I.A. L’article onze des principes de la philosophie......5

I.B. Analyse du texte....................................6

Proposition d’une méthode..............................6

La recherche des attributs substantiels................7

Raisonnement ou abstraction  ?...........................8

La substantialité de l’espace..........................9

I.C. Précisions ultérieures.............................10

Des éclaircissements..................................10

Mouvement général et mouvement relatif................10

L’impossibilité du vide et des atomes.................11

L’identité matière espace.............................12

I.D. Problématique de la conception cartésienne.........12

Une ontologie épistémologique.........................12

L’indéfini de l’espace cartésien......................13

Les problèmes de la masse et de l’impénétrabilité.....14

II. LEIBNIZ..............................................16

II.A. Une réfutation de Descartes.......................16

II.B. La correspondance avec Clarke.....................17

96

II.C. Analyse du texte..................................19

L’espace absolu.......................................19

Un problème de mots...................................19

L’incidente sur le temps..............................20

Le principe de raison suffisante......................20

II.D. La suite de la correspondance.....................22

Le principe d’identité des indiscernables.............22

II.E. L’idéalité de l’espace leibnizien.................24

III. KANT.................................................26

III.A. La réfutation du « Leinizo-wolfisme »............26

L’amphibologie des concepts de la réflexion...........26

III.B. Un texte de l’esthétique transcendantale.........27

III.C. Analyse du texte.................................29

Justifications à partir du 2° argument de l’expositionmétaphysique.............................................30

Justifications à partir de l’exposition transcendantale.........................................................31

Et justifications à partir du 3° argument del’exposition métaphysique................................32

La possibilité d’une contestation.....................33

Justifications à partir du 1° argument de l’expositionmétaphysique.............................................33

Et justifications à partir du 3° argument del’exposition métaphysique................................34

Justifications à partir de l’exposition transcendantaleet du 4° argument........................................35

Antériorité de la réceptivité, a priori de la forme......37

III.D. Autres conclusions...............................38

III.E. Trois notions à préciser.........................39

97

L’a priori............................................39

Forme de l’intuition et intuition pure................39

La réfutation de l’idéalisme..........................40

III.F. Espace esthétique et espace géométrique..........42

La thèse de M. Fichant................................42

Les caractéristiques de l’espace empirique............43

IV. Conclusion...........................................45

Descartes.............................................45

Leibniz...............................................46

Kant..................................................47

V. Appendices...........................................49

A.1. Deux réponses aux paradoxes de Zénon...............49

A.2. La méthode des fluxions et le calcul leibnizien....51

Bibliographie............................................57

98