La question de l'âne de Buridan selon Spinoza
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La question de l’âne de Buridan selon Spinoza
D’une expérience de pensée au déplacement vers des enjeux
éthiques
Outre l’incertitude concernant son auteur, l’expérience de
pensée dite « de l’âne de Buridan »1 est en elle-même
suffisamment complexe pour avoir donné lieu à diverses
interprétations. En effet, elle a pu être utilisée pour
illustrer l’argument des indiscernables : le fait de voir l’âne
mourir de faim et de soif dans cette situation étant hautement
probable, ce dernier sera en réalité déterminé à choisir le
foin ou l’eau selon ce qui l’attirera le plus sur le moment –
les mobiles n’étant jamais strictement équivalents. Mais on a
également fait appel à cette expérience de pensée pour
démontrer l’existence d’une liberté d’indifférence ou
d’équilibre humaine, à savoir la capacité humaine de se
déterminer pour l’un ou l’autre côté, en dépit de l’équivalence
de force des motifs ; celui qui se laisserait mourir de faim et
de soif ne serait alors qu’« un âne », et non un homme. Ou bien
encore, elle a parfois été détournée afin de dénoncer
l’illusion du libre arbitre : certes, un homme ne se laisserait
pas mourir de faim et de soif, mais c’est en réalité parce
1 Expérience de pensée selon laquelle un âne affamé et assoiffé est placé àégale distance d’une botte de foin et d’un seau d’eau : des mobileséquivalents pesant sur lui, il mourra de faim et de soif, faute d’avoir puse déterminer pour l’un des deux. L’argument serait donc qu’il n’a pas enlui-même la possibilité de trancher lorsque deux actions égalementdésirables se présentent à lui pour répondre à ses besoins.
1
qu’il est déterminé à répondre d’une façon ou d’une autre à ses
besoins, bien qu’il n’ait pas conscience de cette
détermination ; cette expérience de pensée ne témoignerait donc
que de l’illusion dans laquelle sont les hommes quant à une
prétendue liberté absolue de se déterminer soi-même.
Ce qui nous intéresse alors, dans l’étude de la reprise de
ce topos philosophique par Spinoza, n’est pas d’ajouter une
nouvelle interprétation à celles susmentionnées. Il s’agit
plutôt d’étudier l’évolution du discours spinoziste à ce sujet,
et de montrer comment cet argument classique va passer du
statut d’expérience de pensée à celui de lieu commun dont il
importe de mesurer les enjeux éthiques. Ainsi, après avoir
utilisé cet exemple dans les Pensées métaphysiques, en vue
d’illustrer la liberté d’indifférence en des termes semble-t-il
tout à fait cartésiens, Spinoza le reprend dans l’Ethique dans
un tout autre contexte, afin d’interroger ce qui fait la
spécificité de l’homme, et ce dans une perspective ouvertement
éthique. Dès lors, dans cet article, nous porterons tout
particulièrement notre attention sur l’orientation de la
réception par la lecture des contemporains – Descartes n’ayant
pas lui-même fait référence à cette expérience de pensée dans
ses textes, bien que l’expression « âne de Buridan » soit
couramment associée à sa théorie de la liberté d’indifférence
–, et sur l’orientation de cette lecture par le contexte au
sein duquel elle prend place. L’étude des textes spinozistes
portant sur cette question nous permettra également de mettre
en lumière ce qu’apporte la lecture d’un philosophe par un
autre, en termes de reprise de grands problèmes (la spécificité
2
humaine, la définition de la volonté, son rapport à
l’intellect, etc.), puis de leur détournement et de leur
déplacement dans le cadre d’un projet philosophique propre
(éthique et anthropologique, en l’occurrence).
Parler de l’âne de Buridan au sujet de la liberté d’indifférence : une
lecture spinoziste de la philosophie cartésienne
La première occurrence de la question de l’âne de Buridan
dans les textes spinozistes intervient dans le chapitre XII de
la deuxième partie des Pensées métaphysiques, appendice aux
Principes de la philosophie de Descartes. On y lit ainsi que le fait que
l’âme ait la puissance de produire des volitions sans y être
déterminée par aucune chose extérieure « se peut très
commodément expliquer par l’exemple de l’âne de Buridan. Si en
effet l’on suppose un homme au lieu d’un âne dans cette
position d’équilibre, cet homme devra être tenu non pour une
chose pensante, mais pour l’âne le plus stupide, s’il périt de
faim et de soif »2. Cette expérience de pensée est donc
mobilisée comme mise en évidence de l’existence d’une liberté
d’indifférence humaine : en dépit de l’absence de motif
extérieur emportant sa volonté, un homme peut se décider de
lui-même pour l’un ou l’autre des objets qui lui sont
présentés ; c’est précisément ce qui fait sa marque
distinctive, là où les animaux ne font que suivre leurs
2 Pensées métaphysiques, 2ème partie, chapitre XII « De l’âme humaine », section« Qu’il existe une volonté », trad. Ch. Appuhn, GF Flammarion, Paris, 1964,p. 388. Toutes les références aux Pensées métaphysiques seront citées danscette édition.
3
instincts. C’est donc en des termes explicitement cartésiens –
caractérisation de l’homme comme chose pensante, idée que les
animaux n’ont aucune marge d’action en regard de leurs
comportements, possibilité spécifiquement humaine de se
déterminer par la volonté au sein d’une position d’équilibre,
etc. – que Spinoza propose une première lecture de cette
expérience de pensée, considérée par lui comme étant connue de
ses lecteurs, puisqu’il ne l’explicite à aucun moment3.
D’ailleurs, dans cette section, intitulée « Qu’il existe une
volonté », Spinoza cite comme référence l’article 39 de la
première partie des Principes de la philosophie de Descartes, dans
lequel il est écrit qu’ « il est si évident que nous avons une
volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne pas le
donner quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de
nos plus communes notions »4. En d’autres termes, la volonté
humaine n’est pas contrainte par des causes extérieures, elle
peut être unique cause des volitions de l’âme, quels que soient
les motifs qui lui sont présentés par ailleurs. Faire bon usage
de sa volonté se traduirait donc par le fait de n’être pas rivé
3 Nous verrons par la suite que cette expérience de pensée prend de plus enplus, dans les textes spinozistes, le statut d’un lieu commun connu detous, et dont il convient de mesurer les enjeux éthiques, en ce que cesderniers sont sous-jacents et non explicités. En effet, il ne s’agit passeulement d’une expérience de pensée à usage strictement philosophique etmétaphysique, dans la mesure où la conclusion implicite peut en être lasuivante : faites donc usage de votre libre arbitre, si vous voulezprétendre au statut d’hommes, et non vous comporter comme des bêtes.Spinoza niant la réalité d’un tel libre arbitre, il lui reviendra de luttercontre ce type d’exhortation, et de redéfinir ce en quoi peut consister laliberté humaine.4 Principes de la Philosophie, première partie « Des principes de la connaissancehumaine », article 39 « Que la liberté de notre volonté se connaît sanspreuve, par la seule expérience que nous en avons », Gallimard, Paris,1953, p. 588. Nous soulignons. Toutes les références à ce texte serontcitées dans cette édition.
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– comme le sont les animaux – à ce que l’on perçoit comme étant
plus ou moins désirable.
Mais dans la section suivante, intitulée « Que cette
volonté est libre », tout en réitérant l’idée selon laquelle
l’âme reste libre en toute circonstance, et ne peut être
contrainte d’affirmer ou de nier, bien qu’elle puisse y être
déterminée par des causes extérieures5, Spinoza fait référence à
un autre texte cartésien, à savoir la quatrième Méditation
métaphysique. Or, ce dernier texte apporte une précision
supplémentaire, qui sera cruciale pour la reprise spinoziste de
la question de l’âne de Buridan dans l’Ethique, à savoir l’idée
selon laquelle la volonté peut se déterminer contre
l’entendement, et non seulement contre ce que lui indiquent des
causes extérieures à l’âme. La volonté consiste ainsi, selon
Descartes, en ce que nous pouvons « affirmer ou nier,
poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous
propose »6. Cette idée est reprise dans la Lettre à Mesland du 9
février 1645 en ces termes : « il nous est toujours possible de
nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou5 Dans sa célèbre lettre 58 à Schuller, datée d’octobre 1674, Spinozareprend cette distinction entre contrainte et détermination – mais en laprécisant et en la déplaçant – en vue de redéfinir la liberté commedétermination par la nécessité de sa propre nature, et non comme absence dedétermination. On lit ainsi dans cette lettre qu’ « une chose est librequand c’est par la seule nécessité de sa nature qu’elle existe et agit, et qu’aucontraire, elle est contrainte quand elle est déterminée à exister et àopérer par une raison précise et déterminée » (trad. M. Rovere, GF Flammarion,Paris, 2010, p. 318. Nous soulignons. Toutes les références à lacorrespondance spinoziste seront citées dans cette édition). La distinctionne s’opère donc pas entre nécessité et liberté, mais entre nécessité libre(lorsqu’on agit en accord avec sa propre nature) et nécessité contrainte(lorsqu’on agit contre son gré). Mais dans un cas comme dans l’autre, iln’y a pas de libre arbitre absolu, au sens de capacité à se déterminer parson seul bon vouloir.6 Méditations métaphysiques, méditation quatrième, GF Flammarion, Paris, 1979, p. 143. Toutes les références à ce texte seront tirées de cette édition.
5
d’admettre une vérité évidente »7 ; il faut certes que nous
jugions que ce soit là un bien d’attester ainsi notre libre
arbitre, mais ce n’en est pas moins une possibilité. Dès lors,
non seulement nous pouvons nous déterminer pour un parti alors
même que les deux partis qui se présentent à nous nous semblent
d’égale valeur – autrement dit choisir la botte de foin ou le
seau d’eau, alors que nous sommes également affamés et
assoiffés –, mais nous pouvons qui plus est nous déterminer
pour le parti contraire à ce que l’entendement nous présente
comme étant le meilleur. Spinoza ne reprend toutefois pas cette
dernière possibilité dans son commentaire, pas plus qu’il ne
relève l’affirmation cartésienne selon laquelle l’indifférence
est le plus bas degré de la liberté.
Dans le cadre d’une réflexion sur les arts de lire des
philosophes, il nous semble intéressant de relever trois
éléments : premièrement, en introduisant l’exemple de l’âne de
Buridan dans son commentaire, Spinoza suggère une association
entre cet exemple et la question de la liberté d’indifférence
qui aura une grande postérité dans la lecture des textes
cartésiens ; deuxièmement, cet exemple s’applique
particulièrement bien aux affirmations cartésiennes ; et
troisièmement, Spinoza n’en propose pas moins une lecture
sélective, en fonction de la perspective qui est la sienne. En
effet, il est tout d’abord important de relever que
l’expérience de pensée mobilisée par Spinoza ne se trouve ni
dans les Principes de la philosophie, ni dans les Méditations
7 Lettre au Père Mesland datée du 9 février 1645, Gallimard, Paris, 1953, p.1177. Toutes les références à la correspondance cartésienne seront citéesdans cette édition.
6
métaphysiques, textes auxquels Spinoza fait pourtant
explicitement référence lorsqu’il aborde cette question. Or, la
mobilisation de cet exemple, présenté qui plus est comme
« explication très commode » de la volonté humaine, marquera à
ce point les esprits qu’il est désormais indissociablement
adjoint à la liberté d’indifférence cartésienne, et ce encore
de nos jours – si ce n’est dans la recherche, du moins dans
l’enseignement. A l’instar du « parallélisme »8 spinoziste, cet
exemple nous montre à quel point la réception ultérieure des
doctrines des philosophes est tributaire de la lecture qui en
est proposée par leurs contemporains. Le fait que Spinoza
n’explicite pas cet exemple peut toutefois nous laisser penser
qu’il s’agissait là d’un topos philosophique, probablement issu
de l’enseignement scolastique – il y a donc de grandes chances
qu’il fut également connu de Descartes, bien que ce dernier ne
le mentionne pas explicitement dans ses textes.
Il n’en reste pas moins que cet exemple s’applique
particulièrement bien à ce que Descartes dit de la liberté dans
les Principes de la philosophie comme dans les Méditations métaphysiques,
bien que cette expérience de pensée s’accorde mieux avec la
liberté d’indifférence telle qu’elle est définie dans la Lettre à
Mesland – à savoir « l’état dans lequel est la volonté
lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre
8 Ce terme est couramment utilisé pour caractériser la théorie spinozisteselon laquelle « l’ordre et l’enchaînement des idées est le même quel’ordre est l’enchaînement des choses » (Ethique, partie II, proposition 7,trad. B. Pautrat, Points Seuil, Paris, 1999 (1988), p. 103. Toutes lesréférences à ce texte seront citées dans cette édition). Or, non seulementce sont les enchaînements dans l’attribut de l’étendue et dans l’attribut dela pensée qui se correspondent – et non un fait physique et un faitpsychique qui se répondent terme à terme –, mais de plus, le terme de« parallélisme » n’apparaît jamais sous la plume de Spinoza.
7
par la perception du vrai ou du bien »9 –, qu’avec la
possibilité qu’a la volonté de se déterminer contre ce que lui
propose l’entendement. Nous reconnaissons toutefois, dans la
reprise spinoziste, les affirmations cartésiennes selon
lesquelles la volonté n’est contrainte par aucune cause
extérieure, de même qu’elle « n’est rien que l’âme elle-même,
appelée par nous chose pensante, c’est-à-dire affirmante et
niante »10. Et en sus de cette association de la volonté à
l’âme, nous y lisons également de façon sous-jacente le refus
d’accorder une âme aux animaux – un homme incapable de se
déterminer dans une situation d’équilibre étant qualifié
d’« âne le plus stupide »11. L’insistance sur les deux premiers
points s’explique d’ailleurs par le contexte de rédaction de
ces Pensées métaphysiques, texte qui consiste à la fois en une
annexe à un commentaire des Principes de la philosophie de Descartes –
dont il s’agit alors d’expliciter et de préciser le sens –, et
en une opposition aux scolastiques calvinistes hollandais (en
particulier Heerebord), qui semblent concevoir la volonté comme
un corps sollicité par des causes extérieures ; ces derniers en
font alors une chose hors de l’âme, qui viendrait la déterminer
de l’extérieur, là où Spinoza insiste sur le fait que l’âme est
9 Lettre à Mesland datée du 9 février 1645, p. 1177.10 Pensées métaphysiques, 2ème partie, chapitre XII « De l’âme humaine », section« Que la volonté n’est rien que l’âme elle-même », p. 390.11 Ce point est important, dans la mesure où il nous permettra de mesurerl’évolution de la pensée spinoziste sur cette question. En effet, lorsqueSpinoza mentionnera la question de l’âne de Buridan dans l’Ethique – comme« objection » possible à sa philosophie –, il refusera précisément de seprononcer sur la question de savoir si un homme qui mourrait dans de tellescirconstances devrait ou non être qualifié d’ « âne ».
8
d’elle-même affirmante et niante, point sur lequel il ne
reviendra pas12.
Enfin, le fait que Spinoza ne relève ni l’idée selon
laquelle la volonté pourrait se déterminer contre
l’entendement, ni l’affirmation selon laquelle la liberté
d’indifférence « est le plus bas degré de la liberté, et fait
plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une
perfection dans la volonté »13, semble cohérent avec la
perspective qui est la sienne dans les Pensées métaphysiques. En
effet, d’une part, Spinoza défend la thèse forte de l’unité de
l’âme, là où l’explication cartésienne de l’erreur semble
instaurer une scission en elle, en envisageant la possibilité,
pour la liberté, de se prononcer contre l’entendement. Et
d’autre part, il se sert de l’exemple de l’âne de Buridan pour
« expliquer commodément » l’existence d’une volonté libre, et
n’a donc aucun intérêt à présenter cette manifestation de la
liberté comme son plus bas degré.
La question de ce qui fait la spécificité humaine : un changement de
perspective
La seconde mention de la question de l’âne de Buridan
intervient dans le scolie de la proposition 49 d’Ethique II,
12 Voir à ce sujet la proposition selon laquelle « dans l’esprit il n’y aaucune volition, autrement dit aucune affirmation et négation, à part cellequ’enveloppe l’idée, en tant qu’elle est idée » (Ethique, partie II,proposition 49, p. 185). Spinoza ira toutefois plus loin en ajoutant dansle corollaire que « la volonté et l’intellect sont une seule et mêmechose » (p. 187). La question de savoir si la volonté peut se déterminercontre l’entendement ne se pose donc pas, puisque entendement et volonté nesont pas deux facultés distinctes de l’âme.13 Méditations métaphysiques, Méditation quatrième, p. 143.
9
proposition dans laquelle Spinoza affirme que toute idée, en
tant qu’elle est idée, enveloppe une affirmation ou une
négation : il n’y a donc pas à concevoir une volonté qui se
surajouterait à l’entendement14. L’exemple de l’âne de Buridan
– ou de l’ânesse de Buridan [Buridani asina], en l’occurrence, dans
ce texte – n’est plus alors avancé positivement comme explication
commode de la liberté de la volonté, mais présenté négativement
comme une objection possible que l’on pourrait opposer à
l’identification spinoziste de l’entendement et de la volonté,
identification que Spinoza a affirmée dans le corollaire de
cette proposition 49. On lit ainsi dans le scolie qu’on peut
« quatrièmement15 objecter que, si l’homme n’opère pas par la
liberté de la volonté, qu’arrivera-t-il donc s’il est en
équilibre, comme l’ânesse de Buridan ? Mourra-t-il de faim et
de soif ? Que si je l’accorde, j’aurais l’air de concevoir une
ânesse, ou une statue d’homme [autrement dit, qui a l’apparence
extérieure d’un homme sans en être un en réalité], non un
homme ; et si je le nie, c’est donc qu’il se déterminera lui-
même, et par conséquent, c’est qu’il a la faculté d’aller, et
de faire tout ce qu’il veut »16. Or, il faut reconnaître que
Spinoza propose, dans ce scolie, une lecture fort différente de
ce topos philosophique, en regard de la première occurrence. En
14 Cette proposition est conforme à la thèse spinoziste de la profonde unitéde l’âme, déjà sous-jacente dans les Pensées métaphysiques.15 Les trois premières objections sont les suivantes : 1/ que nous pouvonsaffirmer ce que nous ne connaissons pas, et donc que la volonté est plusétendue que l’entendement ; 2/ que nous pouvons suspendre notre jugement,et donc que la faculté d’adhérer est différente de la faculté decomprendre ; 3/ qu’une idée vraie a plus de réalité qu’une idée fausse,tandis qu’une affirmation ne contient pas plus de réalité qu’une autre, cequi serait un nouvel argument pour défendre la thèse d’une différence entrevolonté et entendement.16 Ethique, partie II, proposition 49, scolie, p. 191.
10
effet, alors qu’il affirmait dans les Pensées métaphysiques qu’un
homme pris dans une telle position d’équilibre devrait être
tenu pour « l’âne le plus stupide », il commence ici par
accorder qu’un homme ne percevant que la faim et la soif d’une
part, et tel aliment et telle boisson placés à égale distance
de lui d’autre part, mourra bien de faim et de soif ; il prend
ainsi au sérieux l’expérience de pensée, en affirmant qu’un
homme subirait les mêmes conséquences qu’un âne dans ces
circonstances. Mais il ajoute immédiatement : « s’ils me
demandent s’il ne faut pas tenir un tel homme pour un âne
plutôt que pour un homme ? je dis que je ne sais pas »17. En
d’autres termes, il accepte l’expérience de pensée et la
description neutre de son résultat, mais refuse de porter un
jugement de valeur sur l’homme qui se comporterait ainsi. De
plus, Spinoza élargit ce questionnement (« pas plus que je ne
sais à combien estimer celui qui se pend, à combien les
enfants, les sots, les déments »), ce qui a pour effet de
déplacer la réflexion : il n’est plus directement question de
la cause de nos erreurs, de la distinction de la volonté et de
l’intellect, ou encore de la question de savoir si la volonté
est libre ou non, mais plus largement de ce qui peut être
considéré comme la marque distinctive de la spécificité
humaine. Et dans ce nouveau questionnement, les exemples pris
par Spinoza (le sot, l’enfant, le dément) laissent penser que
17 Ibid., p. 195. Autrement dit, au lieu de suivre la conclusion courante (unhomme ne pourrait ainsi se laisser mourir de faim et de soif, faute depouvoir choisir entrer l’aliment et la boisson), Spinoza poussel’expérience de pensée jusqu’au bout en envisageant la mort d’un hommeplacé dans cette situation, tout en refusant de porter un jugement sur laquestion de son humanité.
11
cette question sera plus spécifiquement posée au sujet de la
raison, et non plus de la liberté.
On pourrait dès lors expliquer cette différence de lecture
d’un même topos philosophique par une question de temporalité :
formulé à grands traits, cela donnerait que Spinoza est encore
« cartésien » dans les Pensées métaphysiques, qui font suite à un
commentaire des Principes de la philosophie de Descartes, tandis qu’il
est devenu « spinoziste » dans l’Ethique, œuvre de la maturité.
Une telle lecture serait toutefois doublement naïve : elle
supposerait en effet d’une part, que la lecture que Spinoza
propose des textes cartésiens est une simple paraphrase, et
qu’il se serait alors seulement comporté en fidèle disciple
dans le premier ouvrage ; et d’autre part que sa propre
philosophie aurait surgi ex nihilo à un tournant de sa vie,
l’amenant à renier dans le second ouvrage le système de pensée
au sein duquel il s’est en parti formé. L’on s’en doute : les
choses sont plus complexes et plus nuancées que cela. Tout
d’abord, nous l’avons dit, Spinoza n’est pas seulement en
dialogue avec les textes cartésiens dans les Pensées
métaphysiques, il prend également position par rapport au
lexique et aux problématiques de la scolastique calviniste ;
cela peut expliquer tout à la fois l’accent mis sur certaines
thèses (l’affirmation de l’unité de l’âme et l’absence de
fatalité à l’égard des causes extérieures) et le silence gardé
sur d’autres (notamment l’opposition possible entre entendement
et volonté au sein de l’âme). La philosophie spinoziste en
devenir est donc déjà en cours de constitution, dans ce texte,
12
que l’on peut présenter comme un « atelier de travail », selon
les termes suggérés par P.-Fr. Moreau.
Et ensuite, on peut penser que Spinoza a encore à l’esprit
les deux textes cartésiens auxquels il fait référence dans les
Pensées métaphysiques lorsqu’il rédige le scolie de la proposition
49 d’Ethique II. En effet, d’une part, dans la toute première
phrase de ce scolie, Spinoza affirme : « par là [c’est-à-dire
par l’idée selon laquelle la volonté et l’intellect sont une
seule et même chose], nous avons supprimé la cause que nous
attribuons communément à l’erreur »18 – si entendement et
volonté ne sont pas distincts, l’erreur ne peut s’expliquer par
le fait que la volonté se détermine au-delà de ce que
l’entendement conçoit. Or, c’est précisément de cela qu’il
s’agit dans la quatrième Méditation, lorsque Descartes conclut :
« d’où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C’est à savoir de
cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que
l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais
que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas »19. L’on
peut donc retracer le parcours de la lecture spinoziste comme
suit : Spinoza mentionne pour la première fois l’argument de
l’âne de Buridan à l’occasion de sa lecture de la quatrième
Méditation métaphysique de Descartes, dans laquelle il est question
de l’explication de l’erreur ; et c’est au moment où il
revient, dans l’Ethique, sur les causes de nos erreurs qu’il
mentionne pour la deuxième fois cet argument, en en proposant
18 Ibid., p. 187.19 Méditations métaphysiques, méditation quatrième, p. 145. Nous soulignons. Cepassage met en lumière tout à la fois le fait que la préoccupationcartésienne est de trouver la cause de nos erreurs, et le fait qu’il placecette dernière dans la distinction entre volonté et entendement.
13
une toute autre lecture. Il semblerait donc que ce texte
cartésien soit à la charnière des deux occurrences de la
question de l’âne de Buridan, bien qu’il n’y fasse pas lui-même
référence.
Et d’autre part, Spinoza s’efforce dans ce scolie
d’apporter une réponse à l’objection du doute, mentionnée dans
l’article 39 de la première partie des Principes ; on lit en
effet dans cet article que, « au même moment que nous doutions
de tout, […] nous apercevions en nous une liberté si grande,
que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne
connaissions pas encore parfaitement bien »20. Or, c’est bien
sur cette question que revient Spinoza dans ce scolie,
lorsqu’il affirme que ceux qui « pensent pouvoir vouloir contre
ce qu’ils sentent » ne font « qu’affirme[r] ou nie[r] seulement
verbalement quelque chose contre ce qu’ils sentent »21. En
conséquence, je ne doute pas parce que je l’ai décidé, mais
parce que des raisons contraires font que mon imagination
devient flottante ; et de même, je ne me trompe pas parce que
ma volonté outrepasse mon entendement, mais parce que je n’ai
pas à l’esprit les idées adéquates qui emporteraient
nécessairement mon adhésion à la vérité.
Ainsi, même dans cette autre lecture de la question de
l’âne de Buridan, Spinoza est en dialogue avec les mêmes textes
cartésiens, bien que ce soit dans une perspective autre : il
n’est pas passé d’une adhésion pleine et entière au
cartésianisme, à un rejet tout aussi plein et entier dans la
20 Principes de la philosophie, 1ère partie « Des principes de la connaissancehumaine », article 39 « Que la liberté de notre volonté se connaît sanspreuve, par la seule expérience que nous en avons », p. 588.21 Ethique, II, proposition 49, scolie, p. 189.
14
constitution progressive de sa propre philosophie. Il n’en
reste pas moins que la lecture qu’il propose de ces textes par
le biais de la question de l’âne de Buridan est différente, et
il nous faut donc expliquer désormais dans quelle perspective
cette deuxième occurrence prend place, à savoir une perspective
anthropologique et éthique, qui donne à ces problématiques une
coloration autre que la perspective cartésienne à dominante
épistémologique. Dans le même mouvement, cette question passera
du statut d’expérience de pensée à celui de lieu commun dont il
convient de mesurer les enjeux moraux et éthiques sous-jacents.
Déplacement de problématiques cartésiennes dans le cadre d’un projet
philosophique propre
En deçà des réponses différentes et foncièrement originales
apportées par Spinoza à ces questions – réponses qui
susciteront d’ailleurs une vive polémique, Spinoza étant accusé
de rendre impossible tout jugement moral22 en raison de sa
négation du libre arbitre –, il est intéressant de noter que
Spinoza reprend dans ce scolie de l’Ethique de grandes
problématiques cartésiennes, afin d’en proposer un traitement
nouveau. On reconnaît en effet premièrement la question du
domaine d’application de la volonté : là où Descartes évoque
22 Ainsi par exemple, Tschirnhaus – réduisant la liberté au libre arbitre,et concluant donc de la négation spinoziste du libre arbitre une absoluecontrainte par les choses extérieures dans nos actions - s’exclame dans unelettre à Spinoza : « si nous étions contraints par les choses extérieures,qui serait donc en mesure d’acquérir la vertu ? Pire encore ! Sur cefondement, tout forfait serait excusable ! » (Lettre 57 à Spinoza, datéed’octobre 1674, p. 316).
15
comme cause de l’erreur la possibilité que la volonté se
détermine au-delà de ce que perçoit l’entendement, Spinoza
s’interroge à son tour sur cette question, avant de conclure :
« s’ils disent qu’il y a une infinité de choses que nous ne
pouvons percevoir ? je rétorque que nous ne pouvons les
atteindre par aucune pensée, et par conséquent par aucune
faculté de vouloir »23. En d’autres termes, je ne peux vouloir
que ce que je conçois, fût-ce de façon inadéquate ; pour
affirmer quelque chose, encore faut-il en avoir l’idée.
Deuxièmement, nous pouvons déceler l’interrogation
implicite sur ce qui caractérise en propre les hommes, dans la
reconnaissance spinoziste d’une certaine perplexité à l’égard
de cas-limites, à l’issue de la réponse à la quatrième
objection : je ne sais s’il faut tenir l’individu qui mourrait
de faim et de soif pour un âne ou pour un homme, « pas plus que
je ne sais à combien estimer celui qui se pend, à combien les
enfants, les sots, les déments »24. Cette question restera
d’ailleurs non résolue dans cet œuvre puisque, si Spinoza
mentionne à plusieurs reprises l’usage de la raison, ou encore
la complexité physique et affective du corps, à aucun moment il
ne donnera une définition explicite et définitive de ce qui
fait à proprement parler un homme. Or, Descartes semblait avoir
tranché dans la quatrième Méditation métaphysique, en affirmant que
« la plus grande et principale perfection de l’homme » consiste
dans la résolution de ne jamais donner son jugement sur les23 Ethique, partie II, proposition 49, scolie, p. 191. Cette affirmation estconforme à l’idée selon laquelle il n’y a aucune volition en dehors decelle qu’enveloppe l’idée : si je n’ai pas d’idée d’une chose, je n’en aidonc aucune volition. La volonté ne peut dès lors s’étendre hors de ce dontj’ai l’idée.24 Ibid., p. 195.
16
choses dont la vérité ne nous est pas clairement connue, la
libre volonté à l’œuvre dans l’acquisition de cette habitude
étant alors ce « qui me fait connaître que je porte l’image et
la ressemblance de Dieu »25.
Troisièmement, nous lisons comme interrogation commune
celle de l’explication du doute comme de la certitude ; en
effet, comment la certitude peut-elle être signe de la vérité,
alors que nous sommes persuadés d’être dans le vrai quand nous
nous trompons ? Et comment pouvons-nous douter de nos idées
sans être en présence de l’idée vraie nous permettant de les
remettre en cause ? Ce questionnement, à l’œuvre dans l’article
39 de la première partie des Principes de la philosophie de
Descartes26, est en effet repris par Spinoza dans le scolie de
la proposition 49 d’Ethique II. Spinoza explique ainsi dans ce
scolie qu’un homme qui acquiesce à des choses fausses ne peut
être dit certain, car la certitude est quelque chose de positif
et non une privation de doute27 ; et il y affirme parallèlement
que suspendre son jugement est voir que nous ne percevons pas
la chose adéquatement, et donc que « la suspension du jugement,
25 Méditations métaphysiques, méditation quatrième, p. 151 et p. 141.26 Nous lisons ainsi dans cet article que « nous apercevions en nous uneliberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous neconnaissions pas encore parfaitement bien » de même que « ce que nousapercevions distinctement et dont nous ne pouvions douter pendant unesuspension si générale, est aussi certain qu’aucune autre chose que nouspuissions jamais connaître » (Principes de la philosophie, première partie,article 39, p. 588).27 « La fausseté consiste seulement dans la privation qu’enveloppent lesidées mutilées et confuses. Et donc l’idée fausse, en tant qu’elle estfausse, n’enveloppe pas la certitude. C’est pourquoi, lorsque nous disonsd’un homme qu’il acquiesce à des choses fausses, et qu’il n’en doute pas,nous ne disons pas pour autant qu’il est certain, mais seulement qu’il nedoute pas, ou bien qu’il acquiesce à des choses fausses parce qu’il n’y apas de raisons qui fassent que son imagination soit flottante » (Ethique, II,proposition 49, scolie, p. 187).
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en vérité, est une perception et non une libre volonté »28. Dès
lors, lire Descartes revient, pour Spinoza, à reprendre les
grands problèmes soulevés dans les textes cartésiens, à rouvrir
les interrogations auxquelles Descartes a apporté ses propres
réponses et à déplacer ces questionnements en fonction de la
perspective originale qui est la sienne.
Il nous reste alors à expliciter la perspective dans
laquelle sont reprises ces questions dans l’Ethique, autrement
dit à formuler quel est le projet philosophique propre de
Spinoza, en regard du projet cartésien. Tout d’abord, il faut
relever que, là où la perspective cartésienne était avant tout
épistémologique (explication des erreurs et recherche d’un
point d’ancrage de la certitude), Spinoza insiste de son côté
sur les enjeux éthiques de ses thèses ; on lit ainsi dans le
scolie en question que les principaux avantages de sa doctrine
« se comprendront mieux à partir de ce que nous dirons dans la
cinquième partie » (consacrée à la libération éthique du sage),
ou encore que la connaissance de cette doctrine de la volonté
est « absolument nécessaire pour fonder sagement tant la
spéculation que la vie »29. En effet, dans une perspective
spinoziste, mieux vaut ne pas entretenir les esprits dans
l’illusion du libre arbitre afin d’indiquer le chemin d’une
véritable libération éthique : il est vain de vouloir se
déterminer contre ce que l’on sent, mais il est par contre28 Ibid., p. 193. Cette affirmation prend place dans la réponse de Spinoza àla deuxième objection qu’il imagine pouvoir être faite à son identificationde l’entendement et de la volonté.29 Ibid., p. 187 et 189. Les quatre derniers paragraphes de ce même scoliesont entièrement consacrés à « indiquer combien la connaissance de cettedoctrine sert à l’usage de la vie », tant au sujet du commandement de Dieuet des choses de la fortune, que de la vie sociale et de la société commune(voir à ce sujet les pages 195-197).
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indispensable de comprendre comment on est déterminé à sentir
de cette façon.
Ensuite, Spinoza ne pouvait qu’exprimer son désaccord à
l’égard d’expressions cartésiennes laissant entendre que
l’erreur pourrait être considérée comme une faute morale30,
qu’il y aurait un modèle absolu de la perfection humaine, et
que ce pourrait être un devoir que de s’en rapprocher. Contre
cette moralisation de la vie et de la connaissance humaines,
Spinoza, fidèle à sa conviction selon laquelle il faut
comprendre les hommes et non les juger, affirme que sa doctrine
de la volonté est précisément utile en ce qu’elle « qu’enseigne
à ne haïr personne, à ne mésestimer personne, à ne se moquer de
personne, à ne se fâcher contre personne, à n’envier
personne »31. Ce n’est pas là affaire de bons sentiments et
cela ne signifie pas non plus que l’on doive se satisfaire des
choses telles qu’elles sont – Spinoza peut se montrer à ce
sujet fort radical et très exigeant, suscitant le reproche de
Bayle selon lequel la philosophie spinoziste est « sans
consolation »32 –, mais cela revient à dire qu’on ne peut
30 Descartes écrit pour sa part que l’extension de la volonté aux choses queje ne connais pas « fait que je me trompe et que je pèche » (Méditationsmétaphysiques, méditation quatrième, p. 144. Nous soulignons). L’usage duterme « pécher » s’explique par la volonté d’exempter Dieu de la cause demes erreurs : la volonté étant très parfaite en son espèce, etl’entendement consistant en la puissance que Dieu m’a donnée pourconcevoir, la cause de mes erreurs ne peut être appréhendée que sur le modedu péché.31 Ethique, II, proposition 49, scolie, p. 197.32 Bayle écrira ainsi dans l’article « Spinoza » de son Dictionnaire historique etcritique que « l’hypothèse ordinaire [au sujet d’une providence libre, bonne,sainte et juste] est préférable » à l’hypothèse spinoziste, non parcequ’elle serait plus véritable, mais en ce qu’elle « nous promet un bieninfini après cette vie et nous procure mille consolations dans celle-ci ;au lieu que l’autre [la négation spinoziste de la Providence] ne nouspromet rien hors de ce monde, et nous prive de la confiance en nos
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demander aux hommes d’être autres qu’ils ne sont au moment même
où ils le sont, et que le meilleur moyen de les aider à se
comporter autrement à l’avenir est de faire qu’ils comprennent
pourquoi ils sont ainsi déterminés dans le temps présent.
Dès lors, et enfin, cela revient à adopter une perspective
anthropologique au sens large du terme (en tenant compte du
fait que l’homme est tout autant son corps que son esprit, et
donc en étendant l’unité de l’esprit à celle de l’homme pris
comme un tout). Cela revient à ne pas postuler que ma volonté
est ce « qui me fait connaître que je porte l’image et la
ressemblance de Dieu »33 et à chercher à dédouaner ce dernier
de toutes mes « imperfections », mais bien plutôt à considérer
que je suis tout ce que je peux être en cet instant et à
reconnaître que la volonté n’est rien d’autre que l’effort pour
persévérer dans l’être rapporté à l’esprit – ce même effort que
l’on nomme « appétit » quand on le rapporte à l’esprit et au
corps34 –. Dès lors, il ne faut pas chercher à détacher la
volonté des déterminations corporelles, mais faire que ces
dernières aillent dans le sens d’une augmentation de mes
aptitudes à sentir, à agir et à penser, dans un même mouvement.
C’est ainsi que l’on peut comprendre, à la toute fin du scolie,
l’affirmation spinoziste selon laquelle sa doctrine de la
prières » (Remarque O, édition de textes choisis et présentés par Fr.Charles-Daubert et P.-Fr. Moreau : Bayle, Ecrits sur Spinoza, Paris, BergInternational Editeurs, collection « L’Autre Rive », 1983, p. 75-76).33 Méditations métaphysiques, méditation quatrième, p. 141.34 « Cet effort [pour persévérer dans son être], quand on le rapporte àl’Esprit seul, s’appelle volonté ; mais, quand on le rapporte à la fois àl’esprit et au corps, on le nomme appétit, et il n’est, partant, riend’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de qui suiventnécessairement les actes qui servent à sa conservation » (Ethique, III,proposition 9, scolie, p. 219).
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volonté « enseigne de quelle façon il faut gouverner et
conduire les citoyens, non pour qu’ils soient esclaves, mais
pour qu’ils fassent librement le meilleur »35, ainsi que la
référence à la quatrième partie de l’Ethique, dans laquelle sont
remises en question les conceptions courantes du bien, du mal,
de la perfection et des causes finales36.
Pour conclure, nous dirions donc que lire Descartes, pour
Spinoza, cela revient à prolonger, à discuter, à infléchir, et
à s’approprier la pensée de Descartes ; en d’autres termes à la
considérer comme une pensée vivante, une pensée avec laquelle
on peut être en constant dialogue, de laquelle on s’inspire,
dont on reprend les grandes problématiques, mais en les
déplaçant et en en détournant les questionnements. Il n’y a
donc ainsi ni indépendance absolue à l’égard du milieu
intellectuel au sein duquel sa pensée se constitue, ni simple
transcription fidèle de ce contexte ; ce qui compte est de
connaître ce dernier, afin de comprendre ce qu’un philosophe en
fait. Et en l’occurrence, Spinoza se pose à nouveaux frais les
questions cartésiennes, dans la perspective éthique et
anthropologique qui est la sienne, en employant souvent les
mêmes concepts (ceux de volonté, d’intellect, de liberté, de
35 Ethique, II, proposition 49, scolie, p. 197. Nous retrouverons cesconsidérations dans le Traité politique, œuvre dans laquelle Spinoza distinguela véritable paix (« vertu qui naît de la fermeté du cœur » selon leparagraphe 4 du chapitre V, p. 57 dans la traduction de P.-Fr. Moreau auxEditions Répliques, Paris, 1979) de la seule absence de guerre (ne pasrecourir aux armes parce qu’on est paralysé par la terreur). Il estd’ailleurs significatif que dans le sous-titre du Traité politique, Spinozaassocie paix et liberté comme devant toutes deux être maintenues invioléespour ne pas que l’Etat dérive en tyrannie ; elles ne sont donc pas conçuescomme antinomiques l’une de l’autre, le maintien d’une paix authentique nepassant pas par la violation de la liberté des citoyens.36 Voir à ce sujet la préface d’Ethique IV, p. 345-351.
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perfection, d’homme, etc.) comme autant de nœuds problématiques
qu’il ne cesse de redéfinir, auxquels il donne un sens nouveau
qui ne sera lui-même jamais figé, mais toujours en devenir, et
appelé à d’autres lectures et interprétations.
Julie Henry
ATER de Philosophie à l’ENS de Lyon
CERPHI – UMR 5037 Institut d’Histoire de la Pensée
Classique
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