Les origines judaïques de la Vera Religio de Spinoza. L’actualité du Tractatus de Spinoza et la...

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Les origines judaïques de la vera religio de Spinoza Anya Topolski (FWO / KU Leuven) Peu de termes n’ont suscité autant de contestations et de controverses dans l’histoire européenne que celui de vera religio. De ses racines théologiques chez saint Augustin 1 à son institution juridique dans la doctrine extra ecclesiam nulla salus du quatrième concile du Latran (1215) 2 , la vraie religion a revêtu des significations multiples et farouchement contradictoires. Il n’est donc pas surprenant que la plupart des philosophes et théologiens, athées ou déistes, protestants ou catholiques, qui ont écrit pendant les nombreux siècles de conflits religieux, se soient penchés sur le sujet de la vraie religion. À cet égard, l’interprétation qu’en donne Spinoza dans le Tractatus theologico-politicus ne déroge pas – en apparence – à la règle. La vraie religion, nécessaire à la paix, à la liberté et à la stabilité politique, y est définie par les termes justitia & caritas 3 . La définition de Spinoza se distingue par la façon dont elle masque une praxis politique et économique dans le dogma chrétien (bien que dans une forme minimaliste) 4 . Si certains lecteurs, principalement ceux influencés par le marxisme, reconnaissent aujourd’hui les implications politiques et économiques du TTP, personne ne semble avoir encore envisagé les implications politiques et économiques de la définition que donne Spinoza de la vraie religion en relation au Judaïque. La connaissance de la notion judaïque de tzedakah, qui se traduit par justice et charité, nous permet d’apprécier la praxis de la 1 Ce terme est généralement associé à saint Augustin, qui écrivit De vera religione en 390 ap. J.-C. et où il affirme que seule la vérité de Dieu peut mener à la liberté. Spinoza ne le rejoint que sur la forme, car sa perception de la vérité et de Dieu diffère grandement de celle de saint Augustin. 2 « Il n’y a qu’une seule Église universelle des fidèles, hors de laquelle nul n’est absolument sauvé. » 3 Principalement dans le TTP, mais aussi dans l’Éthique (voir, par exemple, IV, 37, 2) et dans ses Lettres (voir, par exemple, la Lettre 76). 4 E. Garver, « Spinoza and the Discovery of Morality », History of Philosophy Quarterly, octobre 2006, p. 357-374. 1

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Les origines judaïques de la vera religio de Spinoza

Anya Topolski(FWO / KU Leuven)

Peu de termes n’ont suscité autant de contestations et decontroverses dans l’histoire européenne que celui de vera religio.De ses racines théologiques chez saint Augustin1 à soninstitution juridique dans la doctrine extra ecclesiam nulla salus duquatrième concile du Latran (1215)2, la vraie religion a revêtudes significations multiples et farouchement contradictoires.Il n’est donc pas surprenant que la plupart des philosophes etthéologiens, athées ou déistes, protestants ou catholiques, quiont écrit pendant les nombreux siècles de conflits religieux,se soient penchés sur le sujet de la vraie religion. À cetégard, l’interprétation qu’en donne Spinoza dans le Tractatustheologico-politicus ne déroge pas – en apparence – à la règle. Lavraie religion, nécessaire à la paix, à la liberté et à lastabilité politique, y est définie par les termes justitia &caritas3. La définition de Spinoza se distingue par la façon dontelle masque une praxis politique et économique dans le dogmachrétien (bien que dans une forme minimaliste)4. Si certainslecteurs, principalement ceux influencés par le marxisme,reconnaissent aujourd’hui les implications politiques etéconomiques du TTP, personne ne semble avoir encore envisagéles implications politiques et économiques de la définition quedonne Spinoza de la vraie religion en relation au Judaïque. Laconnaissance de la notion judaïque de tzedakah, qui se traduitpar justice et charité, nous permet d’apprécier la praxis de la

1 Ce terme est généralement associé à saint Augustin, qui écrivit De verareligione en 390 ap. J.-C. et où il affirme que seule la vérité de Dieu peutmener à la liberté. Spinoza ne le rejoint que sur la forme, car saperception de la vérité et de Dieu diffère grandement de celle de saintAugustin.2 « Il n’y a qu’une seule Église universelle des fidèles, hors de laquellenul n’est absolument sauvé. »3 Principalement dans le TTP, mais aussi dans l’Éthique (voir, par exemple,IV, 37, 2) et dans ses Lettres (voir, par exemple, la Lettre 76).4 E. Garver, « Spinoza and the Discovery of Morality », History of PhilosophyQuarterly, octobre 2006, p. 357-374.

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vraie religion de Spinoza à sa juste valeur5. Avant dedémontrer cela, je souhaite souligner que mon intention n’estnullement de récupérer Spinoza pour la pensée juive, ni deprétendre que Spinoza essayait de réinstaurer le judaïsme parle biais de la vraie religion, mais plutôt de démontrer qu’ilest nécessaire d’appréhender la notion judaïque de tzedakah pourmieux comprendre la solution aux conflits politiques proposéepar Spinoza.

Tzedakah se traduit à la fois par justice et charité. La conjonction« et » forme un hendiadys, une figure de style qui exprime lacontiguïté ou l’inclusion mutuelle de deux termes, de sorte queces deux noms n’expriment qu’une seule idée. Ce procédé estsouvent utilisé pour renforcer une idée6. Bien qu’il y aitplusieurs interprétations de la notion de tzedakah, l’idéefondamentale est que la charité est constitutive de la justice(et inversement) et que, de ce fait, les deux concepts nepeuvent être séparés. Tzedakah signifie une responsabilité, « cequ’il convient de faire » (être juste) et un moyen de réparerune inégalité. Ceci contraste avec une notion de charitéadditionnelle, qui impliquerait la possibilité d’unedissociation7. Cette séparation est souvent présupposée dansles notions de charité telles que celles récupérées par ladistinction public-privé introduite pour séparer l’Église etl’État, qui associe la charité à l’amour, la bonté à lagénérosité (et in fine, à l’altruisme). Il est facile de passer àcôté de cette différence de signification subtile et néanmoinsfondamentale entre justice et charité, indissociables ou

5 Bien entendu, la Torah avait été écrite dans l’Antiquité pour une sociétéagricole. C’est pourquoi ses règles et principes sont souvent ancrés dansl’économie agraire, comme c’est le cas du tzedakah. Par souci de brièveté,je n’ai pas abordé dans ce texte les liens qui existent entre les loisagraires, Rashi, Maïmonide et les chapitres XV-XX du TTP qui font référenceà ces lois.6 Il y a dans la Torah de nombreux exemples où la relation entre deux termesn’est pas claire. Par exemple, dans Lévitique 25:47, l’hébreu dit gerv’toshav, l’étranger et le résident, mais cela peut aussi exprimer l’étrangerrésidant. De la même façon, tzedakah peut signifier la charité juste ou lajustice charitable, mais ne peut pas être dissocié en justice ou charité.7 Ce type de séparation est souvent présupposé par les lecteurs de Spinozaqui se réfèrent à la justice et à la charité comme étant descaractéristiques ou des attributs de Dieu distincts. Ils les analysentensuite de façon indépendante, par exemple en ne liant pas défendre lajustice et aider les pauvres.

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séparables, puisque Spinoza n’inclut le terme hébreu tzedakahqu’une seule fois dans le TTP8. L’explication la plus probanteest que le lectorat ciblé par le TTP était chrétien9. Cependant,un examen de la grammaire hébraïque de l’auteur révèleclairement qu’il était conscient de l’absence de séparationconceptuelle entre ces deux termes, caractéristique de lanotion judaïque de tzedakah. Ce que démontre la connaissance detzedakah par rapport à la notion de vraie religion de Spinoza,c’est que l’égalité – à la fois politique et économique (c’està dire, la reconnaissance et la redistribution) – estessentielle à la stabilité politique et à la libertéphilosophique. Cette interprétation de la vraie religionprésente une théorie économique de juste redistribution,constitue un commentaire sur la nécessité politique d’allégerles dettes, et une critique des notions de charitéindépendantes de la justice.

Dans la première partie, j’exposerai comment et dans quel butSpinoza définit la vraie religion par justitia & caritas dans le TTP.Dans la deuxième partie, je fournirai une brève explication dela grammaire hébraïque. Dans la troisième partie, j’examineraila grammaire de Spinoza pour démontrer sa connaissance de laredéfinition de tzedakah en termes de justice et charité. Dansla quatrième partie, je me pencherai sur la sémantique et lesracines étymologiques du terme, qui, originellement, étaitlimité au concept de justice, afin de montrer qu’il a étéredéfini pour être associé à une idée particulière de lacharité au contact des notions chrétiennes de péché. Enfin,dans la cinquième et dernière partie, je reviendrai vers le TTPpour réexaminer la signification de vraie religion à la lumièrede la notion judaïque de tzedakah.

Première partie : La vraie religion dans le TTP

Commençons par établir la fonction que remplit la vraiereligion dans le TTP, dont l’objectif est déclaré de façon

8 Spinoza, Traité théologico-politique, trad. Ch. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion,1965, p. 233 (abrégé ci-après en TTP, suivi du numéro de chapitre et de lapagination).9 Cf. A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier-Montaigne, 1971 ; S. James, Spinoza on Philosophy, Religion, and Politics: The Theologico-Political Treatise, Oxford, Oxford University Press, 2012 ; et A. Sutcliffe,Judaism and Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

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explicite dans le sous-titre du Tractacus, ce qui est souventnégligé10 :

Que la liberté de philosopher non seulementpeut être accordée sans danger pour la piétéet la paix de l’État, mais même qu’on ne peutla détruire sans détruire en même temps lapaix de l’État et la piété elle-même11.

Le sous-titre nous expose clairement l’objectif de Spinoza :sauvegarder la liberté des philosophes qui était menacée dansles années 1660 aux Pays-Bas12. Il entend également prouver quesa liberté était fondamentale pour la foi de la multitude et lapaix de la communauté politique. Spinoza souhaite expliquerdans le TTP comment tout cela peut être possibleCe que Spinozasouhaite expliquer dans le TTP, c’est comment tout cela estpossible. À cet égard, le TTP est un manuel sur la fondation etle maintien d’une communauté politique pacifique constituée decroyances religieuses diverses et de vérités philosophiques. Leplus grand obstacle à la paix d’une telle communauté était leconflit entre théologiens. Spinoza aborde ce problème en troisétapes. La première est une réfutation des fondements auxquelsles théologiens recouraient pour asseoir leur autorité. Aprèsce processus critique vient une validation de la vraie religionen tant que message universel des Écritures. La vraie religion,à laquelle chacun doit obéir, est la seule voie vers la paix,le salut (à l’échelle individuelle) et la stabilité politique(à l’échelle collective). Spinoza y définit la vraie religionpar la justice et la charité. J’arguerai par la suite que cettedéfinition se réfère tacitement à certains aspects de la notionjudaïque de tzedakah qui sont souvent négligés. La troisièmeétape est un état des lieux et une analyse de l’institutionhistorique de la vraie religion dans une communauté politique.Elle sert à illustrer l’objectif politique de la vraie religionet étaie, par ailleurs, l’interprétation de la vraie religion

10 Voir Th. Verbeek, « L’enjeu du Traité théologico-politique : la liberté dephilosopher », dans ce volume.11 TTP, p. 17.12 Cf.  S. James, Spinoza on Philosophy, Religion, and Politics: The Theologico-Political Treatise,op. cit. ; J. I. Israel, Radical Enlightenment: Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2002 ; et S. Nadler, Spinoza: A Life,Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

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que je présente dans cet article en la liant aux notionsd’égalité, de distribution, de propriété et de dette.

Si l’ensemble du TTP est une lecture proche et critique de laTorah, la cible de Spinoza – à la fois en termes de lectorat etde critiques – est chrétienne13. Ce sont différents groupeschrétiens qui recherchent et se disputent l’autorité politiqueet qui, au grand désarroi de Spinoza, utilisent le pouvoir pourvalider leurs convictions théologiques. Quelle est alors lasolution de Spinoza pour préserver la paix entre ces différentsgroupes ? C’est la vera religio bien connue, bien qu’il ne s’agisseen réalité que d’un loup déguisé en mouton. Pour définir lavraie religion, le message universel de la Bible qui garantitla paix s’il est obéi, Spinoza parle d’une religion « séparéedes spéculations philosophiques et ramenée à un très petitnombre de dogmes très simples que le Christ a enseignés commeétant les siens »14. Selon Spinoza, seule une réduction peutconstituer un fondement solide pour la vraie religion qui doitêtre facile à imiter. C’est l’objectif poursuivi par la vraiereligion, c’est un modèle d’obéissance. Par conséquent, si laconnaissance exacte de Dieu n’est pas partagée par tous,l’obéissance et la connaissance de sa justice divine et de lacharité le sont bien quant à elles (TTP XIII). L’obéissance estdonc une compréhension facilement imitable et non philosophiquede la justice et de la charité. Après avoir réaffirmé quel’obéissance était la fin ultime de la vraie religion, Spinozacherche la meilleure façon de la susciter. À cet égard, ildéclare qu’il est important de comprendre que les différentescommunautés et les différents individus, forts de leurspécificités géographiques, historiques et culturelles, doiventêtre en mesure de développer leur propre pratique del’obéissance et il plaide pour la libre interprétation desÉcritures. À cela, il s’empresse d’ajouter une série deprincipes spécifiant le contenu de la vraie religion.L’essentiel de ces sept principes se trouve dans la justice etla charité (TTP XIV). D’aucuns soutiennent même que les autres13 De plus, puisque Spinoza écrivait en latin, la plupart de ses textesn’étaient pas accessibles aux Juifs du XVIIe siècle. En outre, bon nombre deses arguments étaient déjà connus des débats « théologiques » juifs(cf. S. Nadler, Spinoza’s Heresy: Immortality and the Jewish Mind, Oxford, OxfordUniversity Press, 2004 ; et Id., The Best of All Possible Worlds: A Story of Philosophers, God,and Evil in the Age of Reason, Princeton, Princeton University Press, 2010, p. 239.14 TTP XI, p. 212.

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principes peuvent se résumer à ces deux seuls termesD’aucunsarguent même que les autres principes peuvent être résumés àcela15.

La question qui se pose est de savoir comment et pourquoiSpinoza fait de la vraie religion un dogme théologique, unepraxis. Doit-on voir cette praxis de façon théologique, en tantque valeurs ou dogmes chrétiens, en termes de justice etcharité ? Quel est le lien, s’il y en a un, entre la justice etla charité de la vraie religion et le concept judaïque detzedakah qui signifie à la fois justice et charité ? La réponseà cette question peut-elle nous éclairer sur ce que Spinozaentendait par justice et charité ? La réponse est d’uneimportance capitale car elle a, d’une part, un impact directsur la traduction et les interprétations de certaines phrasesdu TTP et, d’autre part, elle met au premier plan la solutionpolitique et économique aux conflits religieux présentée dansle TTP.

Deuxième partie : La grammaire hébraïque

Avant d’entrer dans des considérations sur l’utilisation quefait Spinoza du mot tzedakah ou sur son étymologie, de brèvesexplications sur la grammaire hébraïque sont nécessaires. S’ily a de nombreux mots différents en hébreu, le nombre de racinesest limité. Cela signifie que beaucoup de mots partagent lamême racine, composée de trois consonnes. La signification dela racine contient la quintessence des mots qui en sontdérivés. De pPar ce fait, deux mots qui ont la même racine ontsouvent des significations voisines. Les mots specifique sontensuite formés par l’ajout de voyelles, de préfixes, desuffixes etc. et autres à cette racine. Par exemple la racine

signifie à la fois saint, sacré ou sanctifié. Parmi les שששmots qui en dérivent, on retrouve sainteté, la prière du vin,

qui signifie également saint en araméen (tous deux ,(ששששש

15 A. Matheron, par exemple, affirme que dans les relations interhumaines,tout comportement et tout acte de personnes raisonnables consistent en unepraxis de justice et de charité (Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique,Lyon, ENS Éditions, 2011, p. 393).

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la prière des endeuillés (שששש), l’arche sainte ou un lieu

saint (de שששששש) et les fiançailles ,(שששששש שש

.(שששששששששש

Gardons ceci à l’esprit et examinons la racine du mot tzedakah.

La racine hébraïque est (Ts-d-k) ששש et signifie justice,justesse et rectitude. ששששש (tz’dak) est le masculin singulier

du nom, en est le pluriel. Tous deux signifient (tzedek) ששששש justice, justesse et droiture. Cela semble correspondre à lasignification que Spinoza recherche dans l’Éthique, lorsqu’ilécrit : « Ce qui engendre la concorde est ce qui se rapporte àla justice, à l’équité, et à l’honnêteté. »16 En tant que

verbe, ששששש (tzadák) désigne un comportement juste, équitable ou

droit. Cette même racine se retrouve dans le mot ,שששש (tzedakah), qui est traduit dans la Bible par justice et

charité. Un troisième terme dérivé de la même racine est ששש(tzadik) et il désigne une personne juste. Alors que le termetzedakah est traduit par charité (en hébreu moderne), et tzedekpar justice, cette séparation est relativement récente (elledate de la naissance de l’hébreu moderne et est donc clairementinfluencée par la vision du monde chrétienne plus large).

Troisième partie : La grammaire de Spinoza

L’un des ouvrages de Spinoza les moins lus est sans doutel’inachevé Compendium Grammatices Linguae Hebraeae, publié avecl’Éthique une semaine après sa mort. Examinons brièvement cettegrammaire de l’hébreu – écrite par Spinoza à la demande de sescollègues chrétiens peu familiers avec l’hébreu – afin dedémontrer qu’il connaissait les différentes significations de

la racine ששש et plus particulièrement le terme tzedakah. À cestade, il est intéressant de souligner que l’objectif pour lelecteur était d’être en mesure d’étudier des textes autres quela Torah et qui n’étaient pas encore traduits. Pour ce faire,

16 Spinoza, Éthique, Édition bilingue latin-français, trad. B. Pautrat, Paris,Point, 2010, p. 465 (IV, Appendice, Chap. XV).

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Spinoza voulait les familiariser avec la « logique » de lagrammaire hébraïque, qui diffère beaucoup de celle du latin oudu grec, et, par ce biais, leur donner les clés pour utiliseractivement l’hébreu. « Certains chercheurs supposent que lesystème grammatical de Spinoza se base sur sa doctrinephilosophique selon laquelle il n’y a dans le monde des chosesqu’une seule et infinie substance dont l’étendue et l’espritsont les caractéristiques connues de l’homme »17. L’Abrégé degrammaire hébraïque présente également la preuve que Spinozasouhaitait être compris d’un lectorat/public chrétien et qu’iln’hésitait pas à utiliser un langage métaphorique à leurattention. Par exemple, il choisit de commencer sa Grammairepar une description très chrétienne18 du rôle des voyelles etdes consonnes en hébreu, un rôle permis par les différentes

significations de la racine Il qualifie les voyelles .ששש d’« âmes des lettres », et les consonnes de « corps sans âmes »(particulièrement intéressant au vu de la corrélation évoquéeci-dessus entre la grammaire hébraïque et la théorie de lasubstance de Spinoza). Ceci peut être lu comme une critique,déjà connue dans le judaïsme, du conflit sectaire entre lesSaducéens et les Pharisiens par rapport aux voyelles et à latradition orale. En ce qui nous concerne, retenons que Spinozaexprime clairement l’importance des voyelles dans la créationdu sens des racines.

17 A. J. Klijnsmit, « Some seventeenth-century grammatical descriptions ofHebrew », Histoire Épistémologie Langage, 12/1, 1990, p. 94 ; cf. aussi Bernays1850, Chajes 1869, Hillesum 1921, Proges 1924-26, et Gruntfest 1979. Bienque je n’aie pas l’intention de développer cette affirmation, je souhaiteindiquer qu’un exemple d’une telle corrélation se trouve dans le chapitreXXV de l’Abrégé de grammaire hébraïque, où est examinée la relation entre lesintensives, qui disposent elles-mêmes d’une forme active (pi’el) et passive(pu’al). La relation entre les formes active et passive, ainsi que la formeréflexive – qui est le chaînon entre les deux (et dont il est question plusbas par rapport à la justice) – reflète une distinction présente dans leTTP et dans l’Éthique.18 Un autre exemple qui illustre la nette influence du public se trouve dansle choix des mots pour expliquer la grammaire elle-même. Il emploie par

exemple le terme ששש, péchés, qui, à cette époque, revêt une importancetoute particulière pour les Chrétiens, également par rapport à la notion detzedakah, mais qui a des connotations très différentes pour les Juifs,puisqu’il se rapproche de l’idée d’un archer qui manque sa cible.

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Des références à la racine sont ששש faites dans quatrechapitres de la Grammaire (VI, VIII, XI et XIII) consacrés auxsubstantifs. Ce qui est primordial lorsqu’il cite la Torah dans

le TTP, comme il le fait avec ששש, c’est qu’il ne révèle pasles voyelles, laissant au lecteur le soin d’interpréter lesens. Cela diffère de la Grammaire où il donne le sens concret

des termes, tel que justice (singulier, masculin) pour 19ששש.Il utilise la même traduction de justice pour une différente

construction du nom mot basée sur la racine dans ששש lechapitre VIII, où il fait explicitement référence à ,שששש c’est-à-dire tzedakah. Ceci démontre que Spinoza se refuse àétablir une nette distinction entre tzedek et tzedakah. SelonSpinoza et sa Grammaire, ces deux termes signifient justice, cequi, comme nous le verrons, en est l’étymologie hébraïqueoriginale (à laquelle la charité est indissociable). Si nousacceptons que son analyse nous aiguille dans notreinterprétation de la définition de la vraie religion, celasignifierait que Spinoza accepte les prémices fondamentales dutzedakah, qui n’autorisent pas de dissociation conceptuelleentre justice et charité. Ceci est conforté par l’utilisationfaite par Spinoza de « & » (l’esperluette) pour les lier. Unautre élément s’ajoute à ceci, c’est la troisième significationdonnée à la même racine dans le chapitre XI, où il traduit

par « ma justesse », qui est une autre signification ששששoriginelle de la racine ששש.

Enfin, Spinoza présente deux autres formes de la racine ששש :le verbe qu’il traduit par « être juste » et ,(tzadák) ששששש

קקקקקקשששששש// , et la forme réfléchie, la constructiongrammaticale la plus complexe, qu’il traduit par « sejustifier » (en latin)20. Ceci est pour le moins étrangepuisque cette racine est rarement utilisée dans un cas réflexif19 Spinoza, Hebrew grammar: Compendium Grammatices Linguae Hebraeae, New York,Philosophical Library, 1962, p. 6.

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et ne semble pas être ici un exemple évident à employer dansune grammaire destinée à un public chrétien qui étudie lesÉcritures hébraïques. Il est également important de remarquerque le terme charité n’apparaît pas dans la Grammaire. Si telavait été le cas, cela aurait prouvé que Spinoza avait un autremot à l’esprit lorsqu’il recourait au latin caritas. Il ne faitaucun doute que d’autres termes hébreux auraient pu êtreassociés à caritas (hesed, par exemple).

Ayant tenu compte à la fois de la grammaire hébraïque et decelle de Spinoza, je peux tirer les conclusions suivantes :premièrement, les termes justice et charité partagent la mêmeracine hébraïque, et le mot tzedakah, de par les spécificités dela grammaire hébraïque, est comparable à un hendiadys (uneassociation de deux termes pour renforcer une idée). Parconséquent, tzedakah signifie à la fois justice et charité enune seule idée qui ne peut être conceptuellement dissociée.Deuxièmement, nous pouvons conclure que Spinoza était au faitdes différentes significations et de la grammaire de cetteracine. Cependant, afin de déterminer si les aspects de tzedakahfont partie de sa notion de vraie religion, nous devonsexaminer son étymologie.

Quatrième partie : Étymologie et sémantique

Philologues et théologiens s’accordent à dire qu’il existe despreuves incontestables de l’association de tzedakah àl’obligation légale de donner la charité aux démunis, au moinsà partir du IIe siècle av. J.-C.21 Cependant, il faut attendre1951 pour que Franz Rosenthal cherche à expliquer « en détailcomment, quand et dans quelles circonstances un mot signifiantd’abord “justice, justesse” [référence à la racine hébraïque

.a commencé à désigner la charité stipulée par la loi »22 [שששPour répondre à cette question et découvrir les racinesjuridiques23, il fait appel à la philologie pour montrercomment la racine șdķ des langues sémitiques a des connotations

20 Exceptionnellement, Spinoza le traduit également en néerlandais (qu’ilappelle « belge ») par zich ontschuldigen (ibid., p. 13).21 Cf. O. Bauernfeind et al., Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, vol. 2,Stuttgart, W. Kohlhammer, 1935.22 F. Rosenthal, « Sedaka, charity », Hebrew Union College Annual, 23/1, 1951,p. 411.

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proches de l’usage que nous faisons de termes tels que droit,privilège, concession et cadeau24.

Les Juifs semblent avoir utilisé le terme tzedakah dès l’époqued’Esdras pendant l’exil à Babylone (Ve siècle av. J.-C.) « pourexprimer l’idée de donner un cadeau stipulé comme démarcheappropriée »25. De tels actes étaient considérés comme uneexpression de justice, de justesse et de propriété. La sourcede cette stipulation était un code juridique. Un exemple plusrécent et bien connu d’un tel cadeau se trouve dans le termearabe șadâķ, qui désigne une sorte de dot. Au-delà de lasonnette d’alarme féministe que déclenche cette notion, elle ade claires connotations financières. Selon Rosenthal, laphilologie arabe permet de mieux appréhender cela :

Șadaķah et zakâh sont des prêts. Les prêts sontconsidérés comme des actes de justice, un cadeau « correct oujuste » défini par une situation précise. À cet égard, lesprêts sont une contribution légalement obligatoire aux démunis,bien qu’ils soient perçus comme des taxes de charité« volontaires » (un pourcentage du revenu déterminé par laloi). Selon le Colloquium heptaplomeres de 1588 de Jean Bodin,c’est précisément ce que şadagāt signifie également pour lesMusulmans.

Ils [les Turcs/Mahométans] admirent comment lesChrétiens peuvent voir parmi eux si grandnombre d’indignes sans les secourir, puisqu’eux ont si grande quantité d’hôpitaux pourles pauvres et pour les Pèlerins, lesquelles,pour la plus part, ne sont point remplis. […]Et vous pouvez avoir vu quelques Turcs en cetteville assister en cachet les pauvres de touscoutez et leur départir des sommesconsidérables, n’ayant point de loi plus sainte

23 Le lien le plus présupposé par les théologiens, particulièrement enAllemagne aux XIXe et XXe siècles, est que la charité et la justice sonttoutes deux le fait d’une personne droite ou vertueuse, tzadik, qui vient de

la racine .ששש Ils liaient souvent ces termes, bien qu’à tort selonRosenthal, au moyen du grec qui lie également justice et bonté.24 Un lien clair existe entre le mot « charité » araméen, sidka/sdakta, la

racine hébraïque ששש, et le terme arabe sadaqah.25 F. Rosenthal, « Sedaka, charity », loc. cit., p. 413.

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que celle Al-zāt* qui concerne le secours desindignes et celle d’acquitter ses débets [*Lesobjectifs juridiques et déterminés étaient lezakāt, l’aumône volontaire, le şadagāt]26.

Au vu de la diversité des significations dans d’autres languessémitiques, Rosenthal recourt à leur source araméenne commune(cette source fit également l’objet d’un débat parmi lesthéologiens allemands du début du siècle, puisqu’elle étaittraduite par récompense, concession ou mérite). Il retrouve lesmêmes racines dans la formulation courante des inscriptionsroyales cananéennes. Nous pouvons donc avancer avec certitudeque la racine araméenne șdķ, qui est l’équivalent de la racine

hébraïque était à l’origine associée à l’idée d’action ,ששש « correcte », c’est-à-dire en accord avec la justice.

Ce changement dans l’interprétation de tzedakah, qui, en quelquesorte, ouvre la porte à une notion de charité distincte de lajustice, apparaît pour la première fois dans Daniel 4:24, à lafois de par son utilisation en hébreu et en araméen et enconséquence de sa traduction en grec27 et en latin par desérudits chrétiens28. Le changement dont il est ici question

porte sur l’association de la racine avec la notion de ששש charité et, plus particulièrement, avec l’aumône en relation aupéché et au salut. L’idée est ici de montrer comment la notiond’« actions correctes ou justes » est recadrée, à la naissancede la chrétienté, en termes d’argent, de charité, de péché, depauvreté et de salut.

Aussi, ô roi, puisse mon conseil te plaire !

26 J. Bodin, Colloque entre sept scavans qui sont de differens sentimens : des secrets cachez, deschoses relevées, Paris, Librairie philosophique J. Droz, 1984, p. 265.27 Rosenthal soulève un point important au sujet de la traduction grecque dela Bible : le traducteur avait-il traduit tzedakah par justice ou paraumône ? Il penche pour la seconde réponse, ce qui aurait égalementinfluencé l’importance de la charité chez les Chrétiens (cf. F. Rosenthal,« Sedaka, charity », loc. cit., p. 428). Cet emploi devient plus particulierdans les Psaumes et Proverbes, où il représente le bien-être, la paix, laforce et la bénédiction (voir par exemple Is 46,13 ; 54,17 ; 60,17 ;61,10 ; Ps. 24,5 ; 112 ; Prov. 8,18 ; 10,2 ; 11,4).28 J’ai laissé les termes hébreux et d’autres traductions potentielles pourmontrer l’étendue des possibilités.

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Mets un terme à tes pèches péchés [fautes/

et à [שששששששששש/tzedakah] par la justice [שששששששששש

tes fautes [torts/iniquités/שששששששששששש] par la

compassion [favoriser/שששששששש] envers les

pauvres [nécessiteux/misérables/ששששששש], et tatranquillité se prolongera. (Dn 4,24)

Le prophète Daniel conseille au Roi de mettre un terme à sesinjustices et erreurs et de les expier. La traduction de

par « péchés » est problématique, puisqu’en hébreu ce ששששששששששmot exprime l’idée d’une erreur et plus précisément d’une ciblemanquée, sans implication morale substantielle. Daniel demandeau Roi de faire montre de pitié ou plus exactement de « semontrer favorable », d’implorer les pauvres. Le terme « pitié »est une traduction théologiquement chargée, tout comme le terme« pauvre » qui désigne plus précisément les malheureux et lesnécessiteux, ce qui en hébreu est loin de se limiter à desconnotations d’ordre financier. Néanmoins, les implicationsfinancières de tzedakah apparurent à cette période car lessouverains avaient besoin de financements externes (tout commel’Église pendant la Réforme)29. La traduction influencenettement la façon de lire le terme hébreu tzedakah, ici traduitpar charité au lieu de justice. C’est également à partird’interprétations de ce passage que les liens entre dette etpéché sont développés. L’admiration morale peut être achetéepar le remboursement de dettes30, et la charité est une formede pénitence. Ceci est crucial pour notre compréhension du TTPde Spinoza puisqu’il évoque les origines théologiques desindulgences dénoncées par Luther dans ses Quatre-Vingt-Quinze Thèses(Disputatio pro declaratione virtutis indulgentiarum)31.29 C’est au cours de la recolonisation d’Israël au Ve siècle, pendantlaquelle de grandes contributions financières furent nécessaires au succèsde l’entreprise et au soutien des moins fortunés, que le terme araméen envint à désigner les sommes stipulées réclamées aux individus pour, dans unpremier temps, le bien commun, et pour les indigents dans un deuxième temps(cf. F. Rosenthal, « Sedaka, charity », loc. cit., p. 430).30 Cf. D. Graeber, Debt: The First 5,000 Years, New York, Melville House, 2011.31 Cf. J. A. Montgomery, A critical and exegetical commentary on the book of Daniel, NewYork, C. Scribner, 1927.

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Il y a, dans cette référence à Daniel, un lien clair avec letzedakah en tant que moyen d’expier ses péchés et d’être bénipar la prospérité, en agissant avec justesse envers lespersonnes dans le besoin. Il est important de remarquer que cepassage peut aussi être interprété sans recourir auxconnotations théologiques très chrétiennes du péché, de lapauvreté, de la charité (en tant qu’aumône) et du salut (commel’ont fait des rabbins érudits tels que Rachi et Maimonide).Dans le Deuxième Testament, la notion d’une justice servie parl’aumône et qui peut être réduite à une rémission tarifée despéchés, devient monnaie courante. C’est donc grâce auxdifférentes interprétations de ce passage, qui datentprincipalement de la période du Second Temple, que nous pouvonsobserver les différentes significations que revêt tzedakah. L’undes aspects les plus interpellant de la notion de droiture(tzedakah) du Deuxième Testament, se trouve dans l’Évangile deMatthieu (25:31-46), qui date environ de l’an 80 de notre èreet qui est la fable des brebis et des boucs du mouton et deschèvres. Jésus sépare le peuple comme un berger sépare lesmoutons des chèvresbrebis et boucs. Les moutons sont dirigésvers la droite et sont sauvés, car ils ont été charitablesenvers les moins fortunés ; alors que les chèvres sont chasséesvers la gauche et sont condamnées à l’enfer pour l’éternité,car elles n’ont pas bien agi32. La morale de cette fable estque ceux qui font preuve de bonté envers les moins bien lotissont vertueux et seront récompensés par la vie éternelle. Lavertu est associée au jour du Jugement par bon nombre depremiers Chrétiens.

Similairement, la charité devient un moyen d’obtenir le salutet devient une préoccupation première de l’Église sous la formed’aumône33. Il ne s’agit plus d’un acte politique destiné àrétablir la stabilité par le biais de l’égalité économique,mais plutôt d’une façon pour les individus de réparer leurs

32 Je ne peux ici m’empêcher d’être dérangée par cette image de séparationqui me rappelle celle qu’opérait Josef Mengele à Auschwitz : à droite versla vie (ou tout du moins vers un espoir de survie par le travail), à gauchevers la mort.33 Cet emploi de tzedakah pour la charité et l’aumône est soutenu par latraduction de La Septante (IIIe siècle av. J.-C.) du terme tzedakah dans Gen15,6 par le grec dikaiosunh (δικαιοσυνη), le même terme employé dans Mt 6,1pour désigner la charité et l’aumône. La même signification s’applique auxManuscrits de la mer Morte de la même période (par exemple : Prov. 4Q424).

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torts tout en aidant leur souverain à répondre à un besoinéconomique. De façon tragique, il devient plus difficile pourles personnes moins aisées d’être considérées comme vertueuses,puisqu’elles sont endettées. Cette perception de la pauvreté,comme un manque de sens moral et non comme un problèmepolitique structurel, se fait sentir dans la période pendantlaquelle le judaïsme et le christianisme prennent un chemindifférent, entre le IIe et le IVe siècle, et continue à jouerun rôle important aujourd’hui34. Selon l’analyse d’Anderson surla notion de péché pendant la période du Second Temple, ceglissement sémantique de tzedakah de la justice et la justessevers la charité ne peut se comprendre sans envisagerl’importance croissante des péchés pour les premiersChrétiens35. Cette analyse étymologique et sémantique du termetzedakah nous démontre clairement que sa signification dejustice, incluant égalité et stabilité politique, a glissé versune perception individuelle en termes de charité, morale, péchéet salut pendant la période du Second Temple.

Cinquième partie : La vraie religion de Spinoza

Bien que je n’aie nullement l’intention d’arguer, comme l’ontfait d’autres, que Spinoza doit être lu comme une apologie dujudaïsme, je pense que nous nous devons de reconnaîtrel’influence significative de son milieu et du contexte culturelet religieux hybride qui l’entourait. Il est clair que,popularisées entre autres par Cunaeus36, les notions de tzedakah,justice et charité, ainsi que les lois agraires et l’annéesainte composaient le milieu intellectuel dans lequel Spinozaévoluait. Or, il comprenait les sources juives mieux quepersonne dans ce milieu. Malgré le fait qu’il fûtindubitablement non croyant, cela ne minimise en rien le fait34 Ceci est plutôt prononcé vers la fin de la période du Second Temple,analysée par Daniel Boyarin dans Border Lines en 2004. C’est précisément cequi devrait être le cas dans le débat public selon le philosophe PeterSinger (cf. P. Singer, « Famine, Affluence, and Morality », Philosophy & PublicAffairs, 1/1, printemps 1972, p. 235).35 Cf. G. A. Anderson, « Redeem Your Sins by the Giving of Alms. Sin, Debt,and the “Treasury of Merit” in Early Jewish and Christian Tradition », in S.Hahn et D. Scott (éd.) Letter & Spirit, vol. 3, The Hermeneutic of Continuity: Christ,Kingdom, and Creation, Steubenville, St. Paul Center for Biblical Theology,2007, p. 45.36 P. Cunaeus, The Hebrew Republic, trad. Peter Wyetzner, Jérusalem/New York,Shalem Press, 2006.

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que nous – lecteurs actuels de Spinoza – devons en tenir comptelorsque nous essayons de comprendre ses écrits. Dans ce quisuit, il sera à nouveau question du TTP : tout d’abord,j’examinerai une citation biblique en hébreu dans laquelletzedakah apparaît. Ensuite, je me pencherai sur les nombreuxemplois de la notion de justitiae & caritas pour déterminer ce qu’uneétude conceptuelle de tzedakah apporte à notre compréhension duprojet de Spinoza.

Commençons par ces références de Spinoza à Jérémie 9:23(chapitres V et XIII). Elles sont capitales pour deux raisons :premièrement, parce que Spinoza cite l’hébreu (dans le chapitreXIII) et que cette citation comprend le terme tzedakah, etdeuxièmement, parce qu’il propose une traduction différente dumême verset dans le chapitre V.

L’hébreu (inclus par Spinoza) est le suivant :

ששש שששש ששש שש שששש ששששש שששש ששששששששששש שששששש

שששש ששש ששששש שששש שש שששש ששששש שששש ,שששMais que chacun se glorifie seulement dem’entendre et me connaître en ce que moiJéhovah je fais qu’il y ait sur la terrecharité, droit et justice, car ce sont la mesdélices37.

La traduction du Rabbinat :

Que celui qui se glorifie se glorifieuniquement de ceci : d’être assez intelligentpour me comprendre et savoir que je suisl’Éternel, exerçant la bonté, le droit et lajustice sur la terre, que ce sont ces choses-là auxquelles je prends plaisir, ditl’Éternel.

37 TTP XIII, p. 233.16

Au vu des différentes interprétations, il est essentield’observer le terme hébreu, la traduction latine de Spinoza et

les traductions actuelles. Le premier terme, ,(hesed) ששש traduit par le Rabbinat comme bonté, est traduit par Spinoza defaçon irrégulière. Dans le chapitre V, par misericordiam(miséricorde) et, dans le chapitre XIII, par charitatem

(charité). Le deuxième terme est שששש (mishpat), traduit par le

Rabbinat comme le droit, par Spinoza comme judicium, et שששש (tzedakah), traduit ici et par le Rabbinat comme justice, parSpinoza comme justitiam.

La difficulté de traduire ces termes sans introduire un certainparadigme théologique, implicite dans des mots tels que pitié,charité, jugement et justice, est évidente. Les deux référencesà Jr 9,23 jouent des rôles différents dans le texte, ce quiexplique peut-être les différentes traductions. Dans lechapitre V, Spinoza le cite comme preuve de la fin desexigences cérémoniales de Dieu envers les Juifs pour soulignerla clémence de Dieu, dans le but de convaincre ses lecteurschrétiens attachés aux cérémonies que Dieu était clément enversceux qui se libéraient du fardeau des cérémonies. Dans lechapitre XIII qui, selon Spinoza, est essentiel et doit être luet relu par ses lecteurs38, la référence à Jr 9,23 joue un rôledifférent qui est crucial pour son analyse de la vraiereligion. Alors que Spinoza est tout à fait conscient que leterme tzedakah, qu’il inclut ici en hébreu, signifie à la foisjustice et charité, ceci n’est pas acquis pour ses lecteurschrétiens. Puisque son intention est de définir la vraiereligion en termes de justice et charité, il utilise ici ce motexplicitement, en dépit de sa redondance39. De plus, il est fortprobable que Spinoza était conscient du danger de voir la pitiéréduite à un état affectif – la foi plutôt que les actes – etpréféra le terme charitatem, qui est clairement une praxis, uneforme d’actes plutôt que de foi. En ce qui concerne les deux

38 Puisque ce que nous voyons ici sont les pierres angulaires du présentarticle, avant de poursuivre, je voudrais demander au lecteur de lire cesdeux chapitres avec la plus grande attention et de prendre le temps de lesanalyser en détail (TTP XIV/40).39 Une traduction maladroite mais néanmoins correcte serait : pitié,jugement et justice & charité.

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autres mots, mishpat est un terme juridique et « jugement » enest par conséquent une meilleure traduction. Pour tzedakah,comme je l’ai démontré par son histoire conceptuelle, latraduction en est pratiquement impossible, bien que l’idée dejustice constitue certainement un aspect central.

Gardant ceci à l’esprit, examinons le contexte et lasignification de la locution justitia & caritas qui apparaît quatorzefois dans le TTP, dans le chapitres XIII, XIV et XIX. Lapremière référence à ces termes se trouve dans le chapitre XIIIsur la « totalité de la religion », une autre expression pour« vraie religion », et l’importance de l’obéissance. « Que laseule connaissance que, par les Prophètes, Dieu exige de tousuniversellement, et que chacun soit tenu d’avoir est celle desa Justice et de sa Charité Divines. »40 Justitia & caritas estl’obéissance demandée par Dieu. Cette fois, il répètel’expression en faisant directement référence à Jr 22:15-16. Ilinclut ici le texte hébreu, dévoilant les termes qu’il a àl’esprit, parmi lesquels tzedakah et misphat, mais pas hesed (cequi appuie mon interprétation des différentes traductions).

שש ששש שש שששששש ששש ששש שש שש ששש שש ששששששששש שששש שששש שששש ששש ששששששש

ששש שששש ששש שששש שששש ששש שששCertes ton Père a bu et mangé, il a fait droitet justice, alors la prospérité a été sonpartage ; il a jugé le droit du pauvre et del’indigent, alors la prospérité a été sonpartage ; car c’est cela me connaître ditJéhovah41.

Il y a ici un lien évident entre justitia & caritas et le jugementdu Seigneur, une association vue précédemment par rapport à lanotion de tzedakah et de mérite divin. Cela se confirme par lamention faite aux droits des pauvres et des nécessiteux, laquestion centrale de sefer zera’im (de la Torah Mishnah qui abordeles lois agraires qui constituent la base du tzedakah) et, plus40 TTP XIII, p. 231.41 TTP XIII, p. 233.

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particulièrement, des discussions sur le don aux nécessiteux,centrales de Paul à Maimonide. Cette référence implicite auconcept judaïque de tzedakah est soutenue par le troisièmepassage où Spinoza emploie justitia & caritas. Il réitère le lienentre la vraie religion et l’obéissance mais, cette fois, enrelation avec la question de la foi ou des actes, nouspermettant à nouveau de replacer dans son contexte le débatcommencé par Paul et qui fut au centre des conflits entreCatholiques et Protestants pendant la Réforme. La phrasesuivante va dans la même direction : « Ce n’est donc pas celuiqui expose les meilleures raisons, en qui se voit la foi lameilleure, c’est celui qui expose les meilleures œuvres deJustice et de Charité »42. En liant cette phrase au débat pluslarge, celui autour du terme tzedakah, et aux questions connexessur les indulgences et les « actes » de charité, bien connuesdu lectorat ciblé, il devient difficile de nier l’existenceprobable d’un lien conceptuel au tzedakah.

Sans doute l’emploi le plus important de cette expression, quiapparaît trois fois sur la même page, se trouve-t-il dansl’énumération des sept dogmes de la foi43.

Je ne craindrai pas maintenant d’énumérer lesdogmes de la Foi universelle, c’est-à-dire lescroyances fondamentales que l’Écritureuniverselle a pour objet d’établir. Ces dogmes(ainsi qu’il résulte très évidement de cechapitre et du précèdent) doivent tous tendrea ce seul principe : il existe un Être suprêmequi aime la Justice et la Charité envers leprochain44.

Dans ce passage, Spinoza nous rappelle que c’est le justitia &caritas de Dieu que nous devons imiter et que cette pratique estune forme d’obéissance nécessaire au salut. Une fois de plus,le lien au salut soutient l’interprétation de cette expression

42 TTP XIII, p. 245.43 Selon Alexandre Matheron, qui reconnaît l’importance de l’économie parrapport à la politique de Spinoza, les trois premiers dogmes – qu’ilqualifie de « pratiques » – peuvent être résumés par la justice et lacharité (A. MATHERon, Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, op. cit.,p. 406).44 TTP XIV, p. 243-244.

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dans le sens de tzedakah, un moyen d’augmenter son capitalspirituel ou de mérite divin, ce qui était critiqué par Lutheret accueilli favorablement par les Juifs et les Catholiques(bien que le lien avec le péché et le salut soit spécifique àla chrétienté). Plus haut dans le texte, il reprend la citationrendue célèbre par Rabbi Akiva, « Tu aimeras ton prochain commetoi-même », comme synonyme de justitia & caritas. Cela fait ànouveau référence à l’aspect de tzedakah sur la justicedistributive et à l’importance de prendre soin de celui avecqui nous voulons vivre en paix et de façon stable. Dans leseptième dogme – le plus difficile à concilier avec lescroyances de Spinoza – il est question de péchés, de pardon etde repentance. Toutes ces notions sont également au centre dudébat autour de tzedakah tel qu’il était compris par le publicchrétien. Selon Spinoza, justitia & caritas est aussi en harmonieavec la raison, en ce sens qu’il « reconnaît à chacun unesouveraine liberté de philosopher »45 tant que cela estencouragé.

Conclusions

Tout comme notre exploration de la notion de tzedakah avaitcommencé par l’histoire de Daniel – dans laquelle uneassociation biblique apparaissait clairement entre justice etcharité – notre voyage prend fin avec Daniel, mais cette fois,à travers le TTP de Spinoza. La dernière d’une dizaine deréférences au livre de Daniel que nous trouvons dans le TTP estcelle qui se rapproche le plus de la notion de tzedakah.

Ainsi voyons-nous que de tant de Juifs quiétaient à Babylone trois jeunes gensseulement, qui ne doutaient pas du secours deDieu, n’ont pas voulu obéir a Nabuchodonosor,les autres, sans doute à l’exception encore deDaniel que le Roi lui-même avait adoré,obéirent par une coaction légitime, pensantpeut-être dans leur âme qu’ils avaient étésoumis au Roi par un décret de Dieu et que leRoi avait acquis et conservait le pouvoirsuprême en vertu d’une direction de Dieu46.

45 TTP XIV, p. 246.46 TTP XVI, p. 273-274.

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Dans ce passage, Spinoza salue le refus de Daniel d’obéir àNabuchodonosor (dont la présence est par ailleurs implicitedans le livre de Jérémie). Il est frappant que Spinoza salue unrefus d’obtempérer, alors que c’est ce qu’il requiert tout aulong du TTP : la reconnaissance de l’autorité du souverain.Pourquoi Spinoza félicite-t-il Daniel pour, précisément, cequ’il dénonce dans le TTP ? Est-ce possible que ce soit, commeje l’avais précédemment abordé, parce que Daniel agit en accordavec la vraie religion et qu’il conseille au Roi d’expier sespéchés par le tzedakah ? Bien que cette hypothèse ne soit pasfondée mais soit plutôt une conclusion, elle prend tout sonsens lorsque l’on replace Spinoza dans son milieu intellectuel.Comme pour nombreux de ses interlocuteurs intellectuels – pourla plupart des millénaristes et des Juifs messianiques – lelivre de Daniel était le livre biblique prédominant aux Pays-Bas du XVIIe siècle. De nombreux croyants, parmi lesquels IsaacNewton, avaient le sentiment que le monde dans lequel ilsvivaient était celui annoncé par Daniel, particulièrement au vudes connaissances scientifiques croissantes, et qu’il touchaità sa fin. Si pour les lecteurs de Spinoza plus religieux, lelien avec le jour du Jugement était sans doute essentiel,Spinoza ne partageait manifestement pas cette opinion.Pourtant, si l’on est conscient de son lien avec la notion detzedakah, la vraie religion a l’avantage indéniable de pouvoirêtre abordée – si l’on en a l’inclinaison philosophique – defaçon non théologique et d’être comprise comme une théorieéconomique nécessaire à la stabilité politique. C’est la thèseque j’ai développée ici, en rendant compte du tzedakah que jepense voir à l’œuvre dans le TTP.

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