Immanence et extériorité absolue.: Sur la théorie de la causalité et l'ontologie de la puissance...

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RPHI&ID_NUMPUBLIE=RPHI_092&ID_ARTICLE=RPHI_092_0169 Immanence et extériorité absolue. Sur la théorie de la causalité et l’ontologie de la puissance de Spinoza par Mogens LÆRKE | Presses Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de l’étranger 2009/2 - Tome 134 - n° 2 ISSN 0035-3833 | ISBN 9782130573159 | pages 169 à 190 Pour citer cet article : — Lærke M., Immanence et extériorité absolue. Sur la théorie de la causalité et l’ontologie de la puissance de Spinoza, Revue philosophique de la France et de l’étranger 2009/2, Tome 134 - n° 2, p. 169-190. Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France . © Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Immanence et extériorité absolue. Sur la théorie de la causalité et l’ontologie de la puissance de Spinozapar Mogens LÆRKE

| Presses Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de l’étranger2009/2 - Tome 134 - n° 2ISSN 0035-3833 | ISBN 9782130573159 | pages 169 à 190

Pour citer cet article : — Lærke M., Immanence et extériorité absolue. Sur la théorie de la causalité et l’ontologie de la puissance de Spinoza, Revue philosophique de la France et de l’étranger 2009/2, Tome 134 - n° 2, p. 169-190.

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IMMANENCE ET EXTÉRIORITÉ ABSOLUE.SUR LA THÉORIE DE LA CAUSALITÉ

ET L’ONTOLOGIE DE LA PUISSANCE DE SPINOZA

1. Introduction1

Par « substance », Spinoza entend ce qui est à la fois « en soi »(in se) et « conçu par soi » (per se concipitur) (EID3). QuandG. W. Leibniz lit l’Éthique en 1678, il note, à ce propos : « La subs-tance est ce qui est en soi, ou qui n’est pas en autre chose commedans un sujet. »2 On l’a assez souvent remarqué : en expliquantainsi la définition de Spinoza, Leibniz l’infléchit vers la conceptua-lité scolastique : il entend par ens in se un être qui n’existe pas dansun sujet – « quod non est in alio velut in subjecto », selon la for-mule de saint Thomas3. Corrélativement, Leibniz comprend par ceque Spinoza appelle un mode fini ce qui est effectivement « en autrechose comme dans un sujet », ou ce qu’il désigne comme un« prédicat non nécessaire »4. C’est donc au moyen d’un schéma

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1. Ce texte élabore en plus de détails un thème déjà abordé dans M. Lærke,Leibniz lecteur de Spinoza. La genèse d’une opposition complexe, Paris, HonoréChampion, 2008, p. 642-659. Une première version plus courte fut présentée enrusse au colloque La modernité de Spinoza, organisé à l’Académie des sciencesde Moscou en novembre 2007. Ce deuxième texte en français, grandement amé-lioré, est né d’un échange avec Charles Ramond au sujet du papier de Moscou.Au moment de la rédaction de celui-ci, nous ne nous étions pas aperçus de laproximité de certaines de nos thèses avec les siennes. Par la suite, le Pr Ramondnous a fait parvenir une série de commentaires dont nous avons largement pro-fité pour la rédaction de cette deuxième version beaucoup plus développée.Nous sommes également redevables à Lorenzo Vinciguerra pour une série decommentaires et de corrections. Nous utilisons les sigles suivants : E = B. Spi-noza, Éthique, trad. C. Appuhn, Paris, Flammarion 1965 ; A = G. W. Leibniz,Sämtliche Schriften und Briefe, Berlin, Akademie Verlag, 1923-[?].

2. A VI, iv, p. 1706 (nous soulignons).3. Cf. Saint Thomas, Somme contre les gentils, trad. C. Michon, V. Aubin

et D. Moreau, Paris, Flammarion, 1999, I, XXV, p. 207.4. A VI, iv, p. 1706.

logico-grammatical d’origine scolastico-aristotélicienne que Leibnizestime pouvoir mieux cerner le sens des concepts fondamentaux del’ontologie spinozienne. Dans ces courtes annotations, le philosophede Hanovre se révèle être un des premiers à soutenir que, selon Spi-noza, toutes choses se rapportent à Dieu comme des prédicats serapportent au sujet auquel ils appartiennent. Ajoutons à cela quel-ques précisions sur les concepts concernés que nous trouvons dansun texte écrit par Leibniz vers 1678-1679 : « Subjectum est rescontinens. / Praedicatum est res contenta. »1 Il semble donc que,pour lui, la philosophie de l’immanence de Spinoza se présentecomme une philosophie de l’intériorité : rien n’existe qui ne soit pasdans la substance unique, de la même façon que quelque chose decontenu est dans un contenant. Toutes choses se rapportent à Dieupar une relation d’inhérence.

En lisant les catégories conceptuelles de Spinoza dans ce sens,Leibniz instaure une tradition d’interprétation qui, on le sait, seretrouve chez Pierre Bayle et se prolonge chez Hegel2. De nos jours,c’est également la position soutenue outre-Atlantique par de nom-breux commentateurs tels que Jonathan Bennett et Don Garrett3.Selon une contribution récente d’Olli Koistinen et de John Biro, le« monisme » spinozien serait une doctrine selon laquelle « il n’y aqu’un seul et ultime sujet de prédication ; une seule chose qui n’estpas inhérente à une autre chose »4. De façon semblable, dans unarticle paru récemment dans The Leibniz Review, Yitzhak Melamedaffirme que, chez Spinoza, « la causa immanens est une notion quiréunit inhérence et causation »5.

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1. A VI, iv, p. 141.2. Voir P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, Rotterdam Reinier

Leers, 1697, 17022, art. « Spinoza » (nous avons consulté l’édition de Paris1820-1824, Genève, Slatkine Reprints, 1969) ; G. W. F. Hegel, Leçons sur l’his-toire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 1985.

3. Cf. J. Bennett, A Study of Spinoza’s « Ethics », Indianapolis, Hackett,1984, p. 92-93 ; D. Garrett, « Spinoza’s Conatus argument », in O. Koistinen,J. Biro (éds.), Spinoza. Metaphysical Themes, Oxford, Oxford UP, p. 157, n. 31.

4. O. Koistinen, J. Biro, « Introduction », in Koistinen, Biro (éds.), Spi-noza. Metaphysical Themes, p. 4.

5. Cf. Y. Melamed, « Inherence and the Immanent Cause in Spinoza », inThe Leibniz Review, 16, 2005, p. 44. Par le même auteur, on consultera égale-ment avec profit l’article impressionnant : « Spinoza’s metaphysics of subs-tance : The substance-mode relation as a relation of inherence and predica-tion », in Philosophy and Phenomenological Research. Ce texte, toujours àparaître, est sans doute la meilleure défense à ce jour de l’interprétation« logique » du rapport substance-mode chez Spinoza. Il mérite un examenapprofondi que nous ne pouvons pas entreprendre ici.

Certes, ces interprétations ne sont pas sans appui dans les tex-tes : dans la lettre LXXIII, Spinoza ne cite-t-il pas saint Paul selonqui « c’est en [la divinité] que nous avons la vie, le mouvement etl’être » (Actes 17 : 28)1 ? N’affirme-t-il pas dans EIP15 que « toutce qui est, est en Dieu [in Deo] » ? Cependant, malgré l’existence detelles formules chez Spinoza, ces interprétations nous semblentcontestables, puisqu’elles reposent sur une analyse insuffisante dela signification de la préposition in chez Spinoza, et sur une idéepréconçue de « l’être dans » trop attachée au sens commun. Dans leprésent article, nous voudrions donc argumenter en faveur de l’idéecontraire, à savoir que la substance unique de Spinoza n’a riend’une intériorité absolue ; que la notion d’inhérence s’accorde mal àla conception spinozienne de l’immanence ; et que, au contraire, lesystème spinozien s’inscrit dans une sorte d’extériorité absolue. Surce point, bien que nous y soyons arrivés par des chemins tout à faitdifférents, nous nous rallions volontiers à la thèse de CharlesRamond selon laquelle le « geste spinozien » consiste justement à« extérioriser l’intériorité »2.

Que faut-il comprendre par « extériorité » dans ce contexte ? Lamanière dont nous considérons la question reste très liée à la confron-tation entre Leibniz et Spinoza : quand nous parlons d’extérioritéabsolue, c’est surtout par opposition à la notion leibnizienne d’inhé-rence. Leibniz se sert de cette notion pour soutenir, d’une part, qu’iln’existe pas d’action qui ne soit pas fondée dans un sujet d’action,c’est-à-dire une substance agissante, et, de l’autre, qu’il n’existe pasde prédicat, ou propriété, qui ne soit pas fondé dans un sujet constitu-tif. Ce sont en effet les deux principes fondamentaux de la métaphy-sique leibnizienne : actiones sunt suppositorum et praedicatum inestsubjecto. Ils constituent, respectivement, les principes dynamique etlogique qui gouvernent la constitution de la monade3. Il arrive qu’on

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1. Cf. B. Spinoza, lettre LXXIII, in Œuvres, éd. C. Appuhn, vol. IV,p. 335 : « J’affirme, dis-je, avec Paul, [...] que toutes choses sont et se meuventen Dieu [...]. »

2. Voir notamment C. Ramond, « Éternité, externité : sur une dimensionprophétique de la philosophie de Spinoza », in L. Vinciguerra (éd.), Quel avenirpour Spinoza ?, Paris, Kimé, 2001, p. 207-228 ; C. Ramond, Dictionnaire deSpinoza, Paris, Ellipses, 2007, p. 73-88.

3. Sur le principe actiones sunt suppositorum chez Leibniz, voir notammentDe transsubstantiatione (1668-1669), A VI, i, p. 508, 511 ; Discours de métaphy-sique, art. VIII, in A VI, iv, p. 1540 ; De ipsa natura (1697), édition bilingue inOpuscules philosophiques choisis, éd. P. Schrecker, Paris, Vrin, 2001, p. 210-213 ; M. Fichant, « Actiones sunt suppositorum. L’ontologie leibnizienne del’action », in Philosophie, 53, 1997, p. 135-148. Sur le principe praedicatum inest

compare les conceptions leibnizienne et spinozienne de la substancesur ce point : en effet, la substance unique de Spinoza a souvent étéinterprétée comme une sorte d’énorme monade et, inversement, lesmonades de Leibniz comme la multiplication à l’infini de la substanceunique spinozienne. On trouve d’ailleurs déjà cette interprétationchez Leibniz lui-même. Ainsi, dans une lettre à Burchard De Volderde janvier 1704, il écrit : « En fait, il [i.e. Spinoza] aurait pu trouverune analogie de ce qu’il affirme de l’univers entier dans chacune de sesparties. »1 C’est également une interprétation suggérée, par exemple,par Léon Brunschvicg selon qui, chez Leibniz, « la substance de Spi-noza semble se multiplier sans se départir de l’infinité qui est la loi deson activité interne et devient la monade [...] »2. Dans cet article,nous voudrions souligner les problèmes posés par une telle interpréta-tion en montrant que, en réalité, de par la logique même de son sys-tème, Spinoza s’oppose résolument aux principes d’actiones sunt sup-positorum et de praedicatum inest subjecto3.

On peut préciser l’hypothèse comme suit. On sait que, dans lesNouveaux essais sur l’entendement humain, Leibniz explique sonprincipe d’inhérence en disant qu’ « il n’y a pas de dénominationpurement extérieure »4. Selon Leibniz, il n’existe pas de relationsextérieures à leurs termes, toute relation est intérieure au termeauquel elle est attribuée. Pour Spinoza, il faudrait dire l’exact con-traire : pour lui, il n’y a que des dénominations extrinsèques ou,plus précisément, c’est à partir des dénominations extrinsèques,c’est-à-dire des relations extérieures à leurs termes, que toute inté-riorité est constituée. Au point de départ, il n’y a que des relations,et des relations entre relations, mais sans jamais qu’il y ait destermes autres que constitués (par d’autres relations encore).Autrement dit, l’ontologie de Spinoza est une ontologie de l’exté-riorité absolue, parce que c’est une ontologie résolument relation-

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subjecto, voir par exemple Discours de métaphysique, art. VIII, A VI, iv,p. 1540. Voir également A VI, iv, p. 197, 218, 223, etc. ; B. Russell, The Phi-losophy of Leibniz, London, Routledge, 1997 (orig. 1900, 2e éd., 1908).

1. G. W. Leibniz, Die philosophischen Schriften von G. W. Leibniz, éd.C. I. Gerhardt, Hildesheim-New York, Georg Olms Verlag, 1978, II, p. 262.

2. L. Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains, Paris, Félix Alcan, 1923,p. 243-244.

3. Nous sommes conscients des problèmes que pose l’utilisation du terme« logique » dans ce contexte, puisque l’on peut mettre en doute qu’il y en ait une.Comme le remarque Pierre Macherey dans son Hegel ou Spinoza, Paris, La Décou-verte 1990, p. 199 : « [...] chez Spinoza la “logique”, si toutefois ce terme est icipertinent, reste implicite : elle n’existe qu’en acte, inextricablement mêlée auxdémonstrations singulières qui constituent exclusivement sa forme visible. »

4. G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, XXV, § 5.

nelle : en fin de compte, elle ne contient que des relations1. Certes,Spinoza lui-même ne le dit pas exactement de cette manière, mais ilnous semble qu’envisager le système spinozien sous cet angle est laseule façon de résoudre certaines difficultés conceptuelles quiconcernent notamment l’intelligibilité de la notion de causa sui.

Pour mieux saisir la nature de cette ontologie de la relation etde l’extériorité, nous devons chercher des renseignements dans lathéorie spinozienne de la causalité. Car toutes ces dénominationspurement extrinsèques, ou relations sans termes, sont essentielle-ment des relations causales. Autrement dit, selon Spinoza, de lamême façon qu’il n’existe que des relations, il n’existe que des cau-ses, c’est-à-dire des relations causales dont la « chose causante » etla « chose causée » sont elles-mêmes des relations causales ; c’estune ontologie résolument relationnelle, puisqu’elle ne met pas des« choses » ou des « termes » dans des relations causales, mais rap-porte des relations à des relations. Ce qu’on appelle parfois le« rationalisme causal » de Spinoza doit ainsi être saisi comme uneontologie dont le dynamisme causal n’est soutenu par aucun sujetconstitutif, aucun agent fondamental, ni au niveau de la producti-vité de la natura naturans, régie par la causa sui, ni au niveau de laproduction de la natura naturata, régie par la causa immanens2.Nous argumentons donc en faveur de l’idée que le rationalisme cau-sal de Spinoza – ou, plus exactement, ce qu’Alexandre Matheron adésigné par l’expression d’ « ontologie de la puissance » de Spi-noza – renverse complètement la doctrine selon laquelle touteaction est toujours fondée dans un sujet agissant constitutif 3.

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1. C’est un point qu’Étienne Balibar a très bien saisi en parlant de l’indivi-dualité selon Spinoza – à savoir, la constitution du mode fini, comme d’une« trans-individualité ». Voir à ce propos É. Balibar, « Spinoza : From indivi-duality to transindividuality », in Mededelingen vanwege het Spinozahuis, 71,1997, p. 3-36.

2. Sur ce point, nous prolongeons une tradition d’interprétation déjà bienétablie. L’idée décidément anti-hégélienne selon laquelle la substance de Spi-noza n’est pas sujet a été soutenue notamment par P. Macherey dans Hegel ouSpinoza (Paris, La Découverte, 1990), et par G. Deleuze dans Spinoza et le pro-blème de l’expression (Paris, Éditions de Minuit, 1968).

3. Cf. A. Matheron, « Physique et ontologie chez Spinoza : l’énigmatiqueréponse à Tschirnhaus », in Cahiers de Spinoza, 6, 1991, p. 87. Dans une com-munication personnelle, Charles Ramond nous a mis en garde par rapport à laposition de Matheron qui semble incliner, dans son interprétation de la poli-tique spinozienne dans Individu et communauté chez Spinoza (1969), vers uneconception de la pensée spinozienne peut-être incompatible avec la lecture« externaliste » que nous partageons avec Ramond. À ce propos, voirC. Ramond, Dictionnaire de Spinoza, p. 73-88, et C. Ramond, « Introduction »,in B. Spinoza, Traité politique, Paris, PUF, 2005, p. 13-35.

2. La cause de soi

Considérons d’abord la catégorie causale à laquelle Spinoza s’in-téresse dans la toute première définition de l’Éthique – à savoir, lacausa sui.

Notons tout de suite que, pour un lecteur ordinaire de l’époque,attaché aux catégories de la philosophie scolastique, l’ouverture phi-losophique de Spinoza se présente comme une formidable provoca-tion, parce qu’elle paraît parfaitement inintelligible. En effet, selonl’École, la causa sui est une catégorie causale qui, prise positivementet littéralement, est intrinsèquement contradictoire. Saint Thomasinsiste sur ce point : « Ce qui ne se trouve pas et qui n’est pas pos-sible, c’est qu’une chose soit la cause d’elle-même, ce qui la suppose-rait antérieure à elle-même, chose impossible. »1 Une cause est tou-jours antérieure à son effet. Par conséquent, il est contradictoire deposer une chose comme étant l’effet d’elle-même, puisque, dans cecas, une même chose serait à la fois antérieure et postérieure par rap-port à elle-même. De façon similaire, selon Suarez, toute causalitéest nécessairement transitive, parce qu’elle implique une « émana-tion » (emanatio) et une « influence » (influxus)2. Or, pour lui, lacausa sui est inintelligible parce qu’elle implique la conception d’unetransition ou d’une émanation d’un terme à un autre – à savoir, de lacause à l’effet –, mais sans transition ou émanation, parce que lesdeux termes impliqués ne font qu’un. Il s’agit donc d’une transitionsans transition, ce qui est manifestement contradictoire.

Selon la conception la plus commune au XVIIe siècle, la notion decausa sui, prise dans le sens d’une véritable autoproduction, restedonc strictement inintelligible. C’est d’ailleurs un reproche qu’onfait souvent à Spinoza. On peut par exemple consulter le traitéantispinoziste de Noël Aubert de Versé, L’Impie convaincu de1684 : « [...] ce langage-là de Spinoza, la substance ou Dieu est causede soi-même, ou de son existence, est un pur galimatias, une chosecontradictoire, et inintelligible à l’esprit. »3 Selon les scolastiques,la notion de causa sui est tout au plus recevable dans unsens impropre, comprise comme métaphore d’une causa formalis

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1. Saint Thomas, Somme théologique, Paris, Cerf, 1990, Ia, q. 2, a. 3.2. Cf. V. Carraud, « Causa sive ratio ». La raison de la cause, de Suarez

à Leibniz, Paris, PUF, 2002, p. 122-126, 255 ; J.-L. Marion, Questions carté-siennes II, Paris, PUF, 1996, p. 148-152.

3. N. Aubert de Versé, L’Impie convaincu ou dissertation contre Spinosa,Amsterdam, Jean Crelle, 1685, p. 86-87.

qui finalement se réduit à une détermination purement logique1.Dans ce cas, la causa sui concerne ce qu’on appelle également un« être de soi » (ens a se). Un ens a se est un être existant d’après saseule essence. Dieu, par exemple, est un ens a se. Mais il n’est pasexactement cause de soi, à moins d’entendre par là qu’il est exemptde toute cause et qu’il existe grâce à une aséité purement négative,sine emanatione ab alio. En toute rigueur, « il n’y a rien de causé enDieu » selon saint Thomas2 ; « Dieu n’a pas de cause véritable etréelle », selon Suarez3.

Mais comment Spinoza se situe-t-il par rapport à ce débat ?Rompt-il avec l’interdit scolastique en postulant tout simplementl’intelligibilité de ce que les philosophes précédents estimaientcontradictoire ? C’est ce que pourrait suggérer ce passage tiré duCourt traité :

« Dieu, cependant, la cause première de toutes choses et aussi la cause desoi-même, se fait connaître lui-même par lui-même. De peu de significationest donc cette parole de Thomas d’Aquin suivant laquelle Dieu ne peut pasêtre démontré a priori, et cela précisément parce qu’il n’a pas de cause. »4

Le fait que la causa sui fasse l’objet d’une définition de l’Éthique,même la toute première, semble également nous mener dans unetelle impasse explicative : c’est un peu comme si Spinoza se conten-tait d’affirmer tout simplement l’intelligibilité de ce que les scolas-tiques jugent contradictoire, mais sans jamais expliquer pourquoiil estime erronés les arguments de ces derniers.

On peut toutefois se faire une idée plus précise du sens de lacausa sui en considérant le rôle qu’elle joue dans les déductions deSpinoza. Nous le verrons dans les paragraphes suivants : la causasui commande tout le dynamisme de l’ontologie spinozienne. Maisla causa sui n’est pas essentielle pour la substance, car elle ne faitpas partie de sa définition : EID3 ne la mentionne pas ! Même s’ils’agit d’une propriété nécessaire, il ne s’agit néanmoins que d’unepropriété, c’est-à-dire de quelque chose qui suit de la nature de lasubstance et qui ne la constitue pas : la substance est constituée pardes attributs qui sont causes de soi, mais le fait d’être cause de soin’est pas un attribut5. En outre, même si Spinoza commence par ladéfinition de la causa sui, il n’est pas donné d’emblée que cette défi-

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1. Cf. Carraud, Causa sive ratio, p. 283.2. Saint Thomas, Somme théologique, Ia, q. 14, a. 1.3. F. Suarez, Disputationes metaphysicae, I, s. 1, n. 29.4. B. Spinoza, Court traité, I, i, § 10, in Œuvres, I, p. 48.5. Cf. M. Gueroult, Spinoza I : Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1968,

p. 40-41.

nition convienne à la substance, encore moins qu’il existe une tellesubstance. Le premier point n’est démontré que dans la proposi-tion EIP7 selon laquelle « il appartient à la nature d’une substanced’exister » parce que son essence est telle que, si effectivement cettesubstance existe, on ne peut en concevoir une cause autre qu’elle-même. Le deuxième point n’est démontré que dans EIP11 quiétablit l’existence de Dieu, la substance unique.

Mais dans quel sens la substance est-elle causa sui ? En quoiconsiste l’originalité de la conception spinozienne ? On sait, notam-ment par les divers travaux de Jean-Luc Marion, que Spinoza n’estpas le premier à réhabiliter ce concept : Descartes, le premier,rompt l’interdit scolastique1. Il écrit ainsi, dans ses réponses à Cate-rus : « Enfin, je n’ai point dit qu’il est impossible qu’une chose soitla cause efficiente de soi-même [...]. »2 Dans une lettre à Mersennede fin mars 1641, il affirme de même que « l’axiome ordinaire del’École : nihil potest esse causa efficiens sui ipsius [aucune chose nepeut être cause efficiente de soi-même], est cause qu’on n’a pasentendu le mot a se au sens qu’on doit l’entendre ». C’est une posi-tion que le philosophe français approfondit davantage dans sesréponses aux objections d’Arnauld. Chez Descartes, cette nouvelleconception de la causa sui repose sur une analogie entre la cause desoi et la cause efficiente : la cause de soi est conçue comme une sortede cause efficiente infinie qu’il désigne par la notion curieuse de« quasi-cause efficiente »3. Il assimile cette « quasi-cause effi-ciente » à la « puissance immense et incompréhensible » de Dieu4.

Spinoza, quant à lui, n’adopte pas le raisonnement analogiqueproposé par Descartes, sans doute pour la raison suivante : si l’onconstruit la notion de causa sui, cause infinie par excellence, surle modèle de la cause efficiente, nous concevons l’infini sur lemodèle du fini, ce qui est la base même de toute pensée anthropo-morphique5. Or il n’est nul besoin d’avancer beaucoup dans la lec-ture de l’Éthique pour savoir à quel point Spinoza s’oppose àl’anthropomorphisme. Pour cette raison, dans l’ordre de la déduc-tion spinozienne, la causa sui précède la cause efficiente : EID1 etEIP7 qui établissent la nature de la causa sui précèdent EIP25Set EIP28 où Spinoza explique le fonctionnement de la causa effi-

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1. Voir notamment J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes,Paris, PUF, 1981.

2. R. Descartes, Œuvres, éd. F. Alquié, Paris, Bordas, II, p. 527.3. Cf. ibid., II, p. 677-689.4. Cf. ibid., II, p. 529, 678.5. Cf. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, p. 147-149.

ciens à partir de la causa sui. Chez Spinoza, la causa sui n’est doncpas une causa efficiens sui1. Il envisage bien au contraire la causasui comme la causalité fondamentale, celle qui permet d’expliquerles autres types de causes, mais qui n’a pas elle-même à êtreexpliquée. Comme le remarque Gilles Deleuze, Spinoza « fait de lacause de soi l’archétype de toute causalité, son sens originaire etexhaustif »2. Vincent Carraud précise également ce point :

« La causa sui est définie (nominalement) avant toute définition de lacause en général. Il importe de souligner ce point : il ne s’agit pas d’inclurela causa sui dans une typologie des causes, quitte à la penser comme un caslimite de la causalité (Descartes), cas où s’éprouverait un concept univoquede cause, mais, au contraire, il s’agit de faire de la causa sui le paradigme,le cas régime de toute causalité [...]. [T]oute causalité, de tout existant,doit être pensée à partir de la causa sui. »3

La causa sui vient donc toujours avant, logiquement et ontologique-ment. Elle est ce à partir de quoi tout découle nécessairement dansle processus de sa propre reproduction. C’est ainsi que Dieu est àla fois cause par soi, cause première, et cause efficiente de touteschoses (EIP16C1-3).

En outre, en tant que racine de toute causalité, la causa sui esttotalement positive : ce n’est pas parce qu’elle n’a pas sa cause dansautre chose que la substance est cause de soi, mais, inversement,parce qu’elle est cause de soi qu’elle n’a pas sa cause dans autrechose. Comme l’écrit Charles Ramond : « Dire que Dieu est causasui, c’est dire que Dieu lui-même n’est pas sans cause. Il n’y a pasde cause sans cause, pas même Dieu [...]. »4 Autrement, on ne voitguère comment les causes finies découleraient immédiatement de lacausa sui de la façon qu’envisage EIP25S selon lequel Dieu doit êtredit cause de toutes choses précisément « au sens où » il est dit causede soi. Sur ce point, nous sommes en désaccord avec Vincent Car-raud qui estime que Spinoza revient finalement à la position del’École en faisant de la cause de soi une causa formalis, effectuantainsi une véritable dé-causalisation de la causa sui5. Bien qu’il nes’agisse plus, comme chez Descartes, d’un cas limite de la causa effi-ciens, nous n’avons pas non plus affaire à une simple autosuffisance

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1. Cf. Carraud, Causa sive ratio, p. 320-324, 329, 339.2. G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Éditions de Minuit,

1981, p. 77.3. Carraud, Causa sive ratio, p. 313.4. C. Ramond, « La question de l’origine chez Spinoza », Les Études philo-

sophiques, 4, 1987, p. 445.5. Cf. Carraud, Causa sive ratio, p. 283, 324, 329.

logique dont la signification serait dépouillée de toute connotationd’efficience : impliquer l’existence dans l’essence reste pour Spinozaune capacité infinie de produire. On ne peut donc penser la causa suispinozienne comme aséité négative, c’est-à-dire comme absence decause. Autrement dit, il ne peut être question d’envisager l’exis-tence « en soi » (in se) du Dieu de Spinoza à l’image de l’ens a se del’École. La notion spinozienne de l’être cause de soi est une notiontout à fait originale.

3. La puissance de Dieu

Le renversement de la perspective scolastique et le dépassementde la position cartésienne que constitue l’argument de l’Éthiquedeviennent plus clairs quand on considère de plus près le rôle quejoue la puissance divine chez Spinoza. Selon EIP34, « la puissancede Dieu est son essence même »1. Cette proposition est démontréeau moyen du concept de causa sui : « Il suit de la seule nécessité del’essence de Dieu qu’il est cause de soi (prop. 11) et (prop. 16 avecson corolaire) de toutes choses. Donc la puissance de Dieu parlaquelle lui-même et toutes choses sont et agissent est son essencemême (EIP34D). » Pour saisir toute l’importance de cette démons-tration qui rapporte la cause de soi à la puissance divine d’unemanière bien particulière, il faut, une fois, encore faire une compa-raison avec la position cartésienne.

Chez Descartes, l’aséité positive de Dieu, c’est-à-dire le fait qu’ilest cause de soi, est fondée sur la puissance divine, c’est-à-dire la« puissance immense et incompréhensible » de Dieu. L’aséité posi-tive de la substance divine réfère donc à une puissance divine queDescartes estime pouvoir élucider au moyen du raisonnement ana-logique qui pose la causa sui comme une causa efficiens sui. Mais onse heurte là aux limites de l’intelligible, car Descartes reconnaît lui-même que l’appel à l’efficience dans ce contexte a quelque chose demétaphorique et d’impropre. En fin de compte, « Dieu est unecause dont la puissance surpasse les bornes de l’entendementhumain », explique-t-il à Mersenne2.

Chez Spinoza, comme chez Descartes, la causa sui est étroite-ment liée à la notion de puissance divine : nous avons ainsi déjà vu

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1. Voir aussi EIIP3S : « [...] la puissance de Dieu n’est rien d’autre quel’essence active de Dieu. »

2. Cf. Descartes, Œuvres, I, p. 265.

comment Spinoza démontrait EIP34 : il suit de la nécessité de l’es-sence de Dieu qu’il est cause de soi et de toutes choses ; par consé-quent, la puissance de Dieu est son essence même. Toutefois, Des-cartes et Spinoza diffèrent sur un point crucial : entre eux, l’ordredéductif qui relie la causa sui à la puissance divine se trouveinversé. Chez Descartes, la puissance de Dieu est censée expliquer etfonder la causa sui. Chez Spinoza, en revanche, la potentia Deirenvoie à la causa sui comme à son principe d’intelligibilité : l’iden-tité de la puissance et de l’essence divines est démontrée par lacausa sui. Autrement dit, Spinoza conçoit la puissance au moyen dela cause de soi et non pas la cause de soi au moyen de la puissancede Dieu. Le coup de force spinozien consiste ainsi à reprendre laposition de Descartes tout en inversant le rapport entre puissancedivine et cause de soi. On voit, une fois encore, comment Spinozapose la causa sui comme intelligible en soi, comme le fondement del’intelligibilité du réel, et non pas comme un concept qui doit êtrerendu intelligible par quelque autre concept. Dans une telle pers-pective, la causa sui n’a pas à être expliquée, mais uniquement àêtre adéquatement définie. C’est justement la définition 1, celle quichoque tant un Noël Aubert de Versé à cause de son apparence depostulat gratuit.

Le problème consiste alors à déterminer comment Spinoza évite– si effectivement il les évite – les contradictions détectées par lesscolastiques et reprises de façon implicite par Aubert de Versé danssa critique des fondements de l’Éthique. On se rappelle que l’Écolerejetait l’idée d’aséité positive, ou d’autoproduction, en argumen-tant que toute causalité implique l’influence d’un terme antérieur (lacause) sur un terme postérieur (l’effet), et qu’un terme ne peut êtreantérieur par rapport à soi, ni temporellement ni logiquement. Si lesscolastiques jugent absurde et contradictoire le concept de causa sui,c’est donc parce qu’ils le comprennent comme un rapport causal à unseul terme, une sorte de rapport transitif d’un terme à lui-même. Or,estiment-ils, une transition sans transition est contradictoire.

L’objection n’a rien d’abscons ; elle paraît même plutôt claire etexacte. Descartes lui-même, nous l’avons vu, n’arrive pas à lacontourner sauf en réduisant la notion de causa sui à une sorte demétaphore de la puissance divine, et en évoquant la notion obscurede « quasi-cause efficiente ». Mais, nous l’avons vu aussi, Spinozarejette l’analogie introduite par Descartes à cause de l’anthropo-morphisme subtil qu’elle contient. Comment pense-t-il alors échap-per à l’objection scolastique ? Ramond résume clairement en quoiconsiste la difficulté : « Toute la question est de savoir si on peutRevue philosophique, no 2/2009, p. 169 à p. 190

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admettre logiquement une “cause de soi”, qui par définition estaussi “effet de soi”, si bien que la différence entre “cause” et “effet”s’y efface »1. C’est justement le problème que les scolastiques esti-ment insoluble, à moins de comprendre par la causa sui une simpleautosuffisance logique2.

Il nous semble que la seule réponse satisfaisante à cette questionépineuse est de considérer l’ontologie spinozienne comme un ratio-nalisme causal plus radical encore que celui de Descartes, à un pointtel qu’il bascule vers une ontologie de la puissance. En réalité, nousne croyons pas que la cause de soi spinozienne ait beaucoup à voiravec la transition sans transition dénoncée par l’École, et cela juste-ment à cause de la radicalité de son rationalisme causal. La nou-velle formulation de la causa sui que propose Spinoza doit en effetêtre considérée dans le contexte d’une ontologie qui identifie rigou-reusement les choses et les causes, l’être et l’action. Cela vaut pourla substance comme pour les modes finis. C’est ainsi, d’une part,que « la puissance de Dieu n’est rien d’autre que l’essence active deDieu : il nous est donc aussi impossible de concevoir Dieu commen’agissant pas que comme n’étant pas » (EIIP3S) et, de l’autre, que« la puissance d’une chose quelconque [...] n’est rien en dehors del’essence même donnée ou actuelle de la chose » (EIIIP7D). Dieu estcette « puissance actuelle d’agir » dont parle EIIP7C ; et chaquechose finie est ce conatus, ou persévérance dans l’être, qui constitueson essence selon EIIIP7.

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1. Ramond, Dictionnaire de Spinoza, p. 52.2. La question fut également abordée par Pierre Poiret dans le chapitre

« Fundamenta atheismi eversa », contenu dans la deuxième édition des Cogita-tiones rationales de Deo, anima et malo publiée en 1685 (la première édition datede 1677) : « Voilà la définition spinozienne de la cause de soi. Elle définit lanécessité et non pas la cause de soi. Il est faux que la raison formelle de la causede soi consiste dans le fait que l’essence implique l’existence, bien qu’ellessoient une seule et même chose. La raison de la cause de soi consiste dans le faitque quelque chose se suffit à soi-même [Talis est definitio spinoziana de causasui. Definit necessitatem, non causam sui. Falsum est rationem formalem causaesui in hoc consistere, quod essentia involvat existentiam, quanquam una eademqueres sit. Causae sui ratio in hoc consistit, ut aliquid sibi ipsi se solo sufficiat] »(nous citons d’après l’édition d’Amsterdam publiée en 1715, facsimile : Hildes-heim-New York,Georg Olms Verlag, 1990, p. 882). Vers 1685-1687, Leibnizcommente ce texte. Il accorde à Poiret que la seule acception recevable duconcept de causa sui est dans le sens d’une autosuffisance logique. Comme Poi-ret, il rejette donc la conception véritablement causale de la causa sui. Enrevanche, il ne voit guère de différence essentielle entre l’implication de l’exis-tence dans l’essence et l’autosuffisance, distinguées par Poiret (cf. Leibniz,Sämtliche Schriften und Briefe, IV, iv, p. 1797). Sur ces discussions, voir J.-L. Marion, Questions cartésiennes II, Paris, PUF, 1996, p. 147 ; Carraud, Causasive ratio, p. 470-471.

La spécificité d’une telle ontologie réside dans le fait que sonfondement premier n’est pas un agent primitif, mais l’action elle-même. Elle identifie rigoureusement l’être et l’action : « [...] cetÊtre éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature, agitavec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de naturepar laquelle il existe, est celle aussi [...] par laquelle il agit. Donc, laraison, ou la cause, pourquoi Dieu, ou la Nature, agit et pourquoi ilexiste est une et toujours la même » (EIVPréface). Dans une telleontologie de la puissance, il n’y a pas de substratum de l’action, l’ac-tion est le substratum, alors que les choses finies existent grâce àcette action, et dans la mesure exacte où elles participent de cetteaction à titre de modifications. Autrement dit, dans une ontologie dela puissance, ce sont les agents (i.e. les choses) qui existent dans uneaction constitutive, et non pas l’action qui se fonde sur un agent consti-tutif (i.e. un sujet).

C’est dans ces déterminations que nous devons chercher la solu-tion au problème qui nous préoccupe : comment Spinoza peut-ilpostuler la réalité de la causa sui sans s’enfoncer dans une contra-diction manifeste ? Nous devons nous rappeler que, dans EIP34,c’est le concept de causa sui qui explique celui de potentia Dei. Nousdevons maintenant suivre le parcours inverse : ce que nous avonsdécouvert sur la notion de puissance divine, peut-être cela mêmepeut-il nous donner des indications sur la véritable nature de lacausa sui, et enfin expliquer pourquoi Spinoza s’entête à rejeter lesscolastiques et leur dépréciation de l’autoproduction.

En effet, si nous devons penser la puissance et l’action divinessans substratum, cela semble indiquer que nous devons égalementpenser la causa sui comme causalité sans termes ; la Nature natu-rante dont la causa sui gouverne le dynamisme n’est pas une chosequi cause, et encore moins une chose causée, mais rien d’autrequ’une cause qui se cause ; elle n’est qu’une puissance infinie d’être.Autrement dit, la causa sui constitue la Nature naturante commeune action causale sans origine ni destination. C’est une conclusionqui n’a rien d’étonnant : on sait comment Spinoza s’oppose à lafois, et de façon symétrique, au concept de la création et à celui decauses finales1 ; dire que la Nature n’a ni origine ni fin, c’est dire quel’action causale qu’elle est en tant que natura naturans n’est exercée

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1. Cf. EIP8S2 : « [...] qui admettrait la création d’une substance, admet-trait du même coup qu’une idée vraie est devenue vraie, et rien de plus absurdene peut se concevoir » ; EIAPP : « La nature n’a aucune fin prescrite et [...]toutes les causes finales ne sont rien que des fictions des hommes. »

par rien d’autre qu’elle-même et ne s’oriente vers rien d’autrequ’elle-même.

Dans ce cas, la causa sui ne correspond plus, comme pour lesscolastiques, à une causalité à un seul terme, contradictoire et inin-telligible. Bien au contraire, elle correspond à l’intégration de lacausation à la causalité comme telle, mais sans terme d’origine, ni defin ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’une relation causale sans cause, ni effetautre qu’elle-même. Quand Spinoza rejette les notions de création etde finalité, ce n’est donc pas seulement parce qu’il refuse, en ce quiconcerne le premier terme, la production ex nihilo et, en ce quiconcerne le second, l’intelligence prévoyante d’un Dieu-providence.C’est également parce que le fondement de sa théorie de la causa-lité, la causa sui, repose sur la notion d’une action sans origine nifin. Comme le note Charles Ramond : « [...] si Dieu est cause chezSpinoza, il n’y est pas origine : peut-être même est-il cause pour nepas être origine » ; « [...] la notion de causa sui, “cause de soi”, parlaquelle s’ouvre l’Éthique, a pour fonction de rendre pensable unDieu qui ne soit pas origine. »1 Ces déterminations expriment bience qui est également notre pensée : si la Nature est une cause(i.e. une cause de soi), c’est dire qu’elle est relation causale sans ter-mes ; autrement dit : l’action causale qu’elle est n’a ni origine ni fin.Or, en éliminant les termes, les difficultés logiques détectées par lesscolastiques s’évanouissent : bien que ce soit, nous l’accordons, unexercice difficile, il n’y a rien de contradictoire à penser une telleautocausation de la cause : il n’y a pas de transition sans transitiond’un terme à lui-même ; pas d’antériorité ni de postériorité d’unterme par rapport à lui-même ; pas de terme à la fois cause et effet ;rien de tout ce qui fut à l’origine des objections des moines. C’estainsi que Spinoza échappe aux contradictions dénoncées parl’École : sa stratégie consiste à penser l’être comme puissanced’être, c’est-à-dire comme relation causale pure, en soi et conçuepar soi.

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1. C. Ramond, « La question de l’origine chez Spinoza », p. 439, 444. Nousne pouvons être d’accord, en revanche, quand Ramond parvient à la conclu-sion que « ce concept [i.e. de la causa sui] ne pouvait produire ses effets qu’à lacondition de maintenir, dans la cause de soi, la différence entre la cause et lecausé [...] » (ibid., p. 475 ; voir aussi p. 445). Il nous semble en effet que cettedifférence, et les tensions conceptuelles dans la notion de causa sui qu’elle pro-voque, disparaissent dans la conception de la causa sui comme autocausationde la cause que nous défendons ici.

4. La cause immanente

Jusqu’à ce point, nous avons uniquement considéré la cause parlaquelle Dieu se produit lui-même – à savoir, la causa sui. Maisqu’en est-il de la causa immanens – à savoir, cette causalité spécialeque Spinoza évoque afin d’expliquer la façon dont toutes choses, àsavoir les modes finis, sont causées par Dieu ? Pour comprendre lerapport entre substance et mode, Edwin Curley a souvent insistésur le fait qu’il faut se tourner vers la théorie spinozienne de la cau-salité1. Nous sommes d’accord avec cette analyse. La difficultéconsiste à savoir de quelle forme de causalité il s’agit. Selon une cri-tique récente, proposée par Yitzhak Melamed, Curley entend direque tout rapport substance-mode se réduit à un rapport de causa-lité efficiente, donc que la causa efficiens sert, à la fois, de modèle etde principe d’intelligibilité pour la conception de la causa imma-nens. Autrement dit, les modes sont en Dieu uniquement dans lesens où Dieu en est la cause efficiente, conformément à cequ’énonce Spinoza dans EIP16C1 : « [...] Dieu est cause efficientede toutes les choses qui peuvent tomber sous un entendementdivin. »2 Le fait que Spinoza fait appel à EIP16C dans la démons-tration de EIP18 pourrait parler en faveur d’une telle interpréta-tion. Seulement, cette interprétation implique une certaine banali-sation de la notion de cause immanente qui désormais ne désigneque le fait que Dieu soit la cause de toutes choses. En outre, elleparaît ne pas tenir compte du renvoi dans EIP18D à EIP15, selonlaquelle « tout ce qui est, est en Dieu [in Deo] ». Si être en Dieu estsimplement être causé par Dieu, on ne voit guère en quoi la causeimmanente qu’est Dieu diffère des causes transitives qu’il n’est pas.Il n’est pas évident que ce soit là une représentation adéquate de laposition de Curley. Il reste néanmoins qu’il faudrait élucider ce pro-blème que Curley laisse finalement dans l’ombre : qu’est-ce que lacausa immanens si ce n’est pas seulement une cause efficiente, et si

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1. E. Curley, Spinoza’s Metaphysics : An Essay in Interpretation, Cam-bridge (Mass.), Harvard University Press, 1969 ; « On Bennett’s Interpreta-tion of Spinoza’s Monism », in Y. Yovel (ed.), God and Nature. Spinoza’s Meta-physics, Leiden - New York - København - Köln, E. J. Brill, 1991, p. 35-52 ;Behind the Geometrical Method. A Reading of Spinoza’s « Ethics », Princeton,Princeton UP, 1988, p. 31.

2. Cf. Y. Melamed, « Spinoza’s metaphysics of substance : The substance-mode relation as a relation of inherence and predication », Philosophy and Phe-nomenological Research [à paraître].

ce n’est pas non plus, comme le soutient Melamed lui-même, unenotion qui réunit inhérence et causation.

Posons la question autrement : notre analyse, dans le para-graphe précédent, de la nature et du rôle de la causa sui chez Spi-noza permet-elle de mieux comprendre la nature de la causa imma-nens ? Il nous semble que c’est le cas, surtout parce que Spinoza lui-même affirme assez clairement dans EIP25S que, « au sens oùDieu est dit cause de soi, il doit être dit aussi cause de toutes cho-ses ». Il n’est pas là question d’une analogie, mais d’une identifica-tion : la cause par laquelle Dieu se produit lui-même est strictementla même que celle par laquelle il cause toutes choses, et cette der-nière causalité s’explique par la première. C’est donc par la causasui que nous devons expliquer la causa immanens, et non pas par lacausa efficiens, conformément au résultat obtenu dans le para-graphe précédent : chez Spinoza, et contrairement à chez Descar-tes, c’est la causa sui, et non la causa efficiens, qui est à la base detoute causalité, et c’est par la causa sui que toute cause doit êtreexpliquée. Ce n’est donc qu’au prix d’une cartésianisation excessivede la doctrine spinozienne, en ayant recours à une analogie qui frôlel’anthropomorphisme, qu’on explique la causalité immanente parl’efficiente. C’est vers la cause de soi, c’est-à-dire la puissance deDieu, que l’on doit tourner le regard pour comprendre le fondementcausal de la production des choses. Sur ce point, nous devons doncrejeter la position que Melamed attribue à Curley : le rationalismecausal de Spinoza n’instaure pas un régime généralisé de l’effi-cience. Il repose bien au contraire sur la réalité primordiale de lacause de soi, c’est-à-dire sur la puissance d’être.

Ces observations nous permettent de cerner de façon plus précisela nature du rapport entre la causa immanens, i.e. la relation causalequi relie Dieu ou la Nature aux choses finies. Retournons une foisencore au scolie de EIP25 : « [...] au sens où Dieu est dit cause de soi,il doit être dit aussi cause de toutes choses [...]. » D’abord, ce passagemet en évidence le fait que la cause de chaque chose finie n’est riend’autre que la cause de soi, en tant qu’elle est modifiée par une affec-tion finie. Pris dans ce sens, le scolie ne dit pas autre chose que ce quiressort également de EIP28D : le mode fini ne suit pas simplementde Dieu, mais il est lui-même Dieu en tant qu’il est affecté par unemodification qui est finie et a une existence déterminée (Deus quate-nus). Ensuite, et de façon plus significative, EIP25S permet de com-prendre comment la causa sui de EIP7 se rapporte à la causa imma-nens de EIP18. Nous l’avons vu : Dieu est dit cause de soi dans lesens où il est une cause dont l’effet est elle-même, c’est-à-dire uneRevue philosophique, no 2/2009, p. 169 à p. 190

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cause qui cause une cause. Or, selon EIP25S, Dieu est la cause imma-nente de toutes choses finies exactement dans le même sens qu’il estcause de soi. Cette transitivité explicative, si l’on peut dire, permetd’affirmer ceci : comme la causa sui, la causa immanens cause descauses, et pas seulement des effets. Autrement dit, Dieu n’est passeulement la cause immanente de toutes choses finies en tant quecelles-ci sont des effets, mais encore de toutes choses finies en tant quecelles-ci sont des causes.

Il n’y a rien de surprenant à une telle conclusion : Spinoza uti-lise parfois les termes modus et causa comme interchangeables,notamment dans EIP28D1. Aucune chose existante n’est donc seu-lement un effet, mais également une cause : « Rien n’existe de lanature de quoi ne suive quelque effet » (EIP36). Pierre Macherey amontré comment Spinoza, dans l’Éthique, navigue sur le plan ter-minologique entre ces deux aspects de la détermination modale aumoyen des termes agir et opérer. Le mode n’opère que selon unedétermination transitive qui le rapporte au mode précédent selonune relation de causalité efficiente (causa transiens). Le fait que lemode soit ainsi déterminé à opérer revient au fait que le mode n’estpas substance. C’est ce en vertu de quoi il est effet. Mais, en tant qu’ilest un mode de la substance, le mode fini agit également selon unedétermination immanente qui se rapporte à la causalité divine dontil fait partie (causa immanens)2. C’est ce en vertu de quoi il estcause. Or, nous le voyons, dans cette interprétation, la cause imma-nente ne désigne pas l’immanence d’une cause dans un terme ; ladécouverte de la causa immanens ne correspond pas à un momentd’intériorisation où le mode est saisi comme agissant dans la subs-tance, celle-ci comprise comme le seul agent véritable ; la causaimmanens n’est pas une « cause interne » dans le sens qu’elle exerceune action « vers l’intérieur », à l’image de l’action d’une chose sursoi. Bien au contraire, la cause immanente désigne l’immanenced’un terme dans la cause – à savoir, la participation du mode finidans la causalité comme telle. C’est à travers la notion de causeimmanente que nous voyons toute chose et tout individu non pass’intérioriser à la manière de la monade leibnizienne, mais s’extério-riser en tant que causes, c’est-à-dire en tant qu’essentiellement

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1. Voir, par exemple, Gueroult, Spinoza I. Dieu, p. 335-336 ; É. Balibar,« Causalité, individualité, substance : réflexions sur l’ontologie de Spinoza »,in P.-F. Moreau et E. Curley (eds), Spinoza. Issues and Directions, Leiden,E. J. Brill, 1990, p. 72.

2. Cf. P. Macherey, Avec Spinoza, Paris, PUF, 1992, p. 69-109.

constitués par des relations causales. Comme le note égalementCharles Ramond, c’est un mouvement d’extériorisation : « Les“choses singulières” sont définies, elles aussi, en extériorité, c’est-à-dire non par leurs essences, mais par leurs effets communs [...] toutechose est cause, toute chose s’extériorise. »1 Mais, comme l’affirmeFrançois Zourabichvili, c’est également l’endroit où l’ontologie desmodes finis se révèle être une ontologie de la relation, puisque toutindividu se trouve essentiellement déterminé par les rapport cau-saux qu’il entretient avec l’extérieur : « [...] le rapport individuantn’a lui-même de réalité qu’en rapport [...]. »2

Nous pouvons formuler exactement le même point en termes depuissance. Car, selon EIP34D, la puissance de Dieu est justementsa capacité de causer et, selon EIP36D, tout ce qui existe exprimela puissance de Dieu, donc sa capacité de causer : « [...] tout ce quiexiste exprime en un mode certain et déterminé la puissance deDieu qui est cause de toutes choses, et par suite [...] quelque effet endoit suivre. » En tant que causa sui, Dieu, c’est-à-dire la substance,est une puissance d’agir (potentia agendi). En tant que causa imma-nens, en revanche, Dieu produit, comme l’effet de sa productivité,une infinité de choses qui participent de la causa sui en tant quecauses finies et qui possèdent, elles aussi, une puissance d’agir. Spi-noza affirme ainsi, dans EIIIP6D : « Les choses singulières en effetsont des modes par où les attributs de Dieu s’expriment d’unemanière certaine et déterminée [...], c’est-à-dire [...] des choses quiexpriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit, d’unemanière certaine et déterminée. »3 La puissance d’agir que possèdetout mode fini de la substance constitue ce que Spinoza nomme soneffort, ou conatus (cf. EIIIP6&7). C’est dans ce sens que les modessont des suites immanentes de la puissance divine, faisant eux-mêmes partie intégrante de l’autocausation divine. Tout mode finiest inscrit dans un raisonnement causal qui le pose à la fois commeeffet de l’autocausation divine et comme modification de cette mêmeautocausation, c’est-à-dire comme cause finie.

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1. Ramond, Dictionnaire de Spinoza, p. 80.2. F. Zourabichvili, Spinoza. Une physique de la pensée, Paris, PUF, 2002,

p. 107.3. Voir aussi Spinoza, Traité politique, trad. C. Ramond, in Œuvres, V,

Paris, PUF, 2005, II, ii, p. 94 : « [...] la puissance des choses naturelles, parlaquelle elles existent et par conséquent agissent, ne peut être autre chose quela puissance même, éternelle, de Dieu » ; II, iii, p. 95 : « [...] la puissance deschoses naturelles, par laquelle elles existent et agissent, est très exactement lapuissance de Dieu. »

Du point de vue de la théorie de puissance, nous arrivons doncune fois encore au même résultat : le mode se trouve d’emblée ins-crit dans le relationnel, ce qui n’a rien de surprenant : de par l’équi-valence de l’être et de l’action, la puissance d’être dont participe lemode fini n’est rien d’autre qu’une puissance d’agir, donc de s’exté-rioriser en tant que cause. C’est pourquoi la puissance du mode estégalement définie comme une puissance d’affecter et d’être affecté.Le mode n’existe pas hors de ce rapport d’affectivité et, par consé-quent, il est de son essence de s’extérioriser, c’est-à-dire de se mettreen rapport. La puissance, ou conatus, dont dispose un mode déter-miné n’est rien d’autre qu’une puissance de se rapporter à d’autresmodes, de causer ou d’être causé par quelque chose en eux – bref,d’affecter ou d’être affecté par eux. Cette puissance se constituedans le rapport même. Certes, on peut considérer le conatus en fai-sant abstraction d’autres modes pour montrer qu’il ne saurait seretourner contre lui-même (EIVP4) ou pour préciser que, considéréen soi, il n’est limité par rien (EIP8). Mais, justement, il ne s’agit làque d’abstractions ; en réalité, aucune chose n’existe isolée de laNature : « Il n’est donné dans la Nature aucune chose singulièrequ’il n’en soit donné une autre plus puissante et plus forte. Mais, siune chose quelconque est donnée, une autre plus puissante, parlaquelle la première peut être détruite, est donnée » (EIVA1).Aucune chose n’est séparable de l’ordre de la Nature de façon tellequ’elle puisse se constituer comme un « empire dans un empire »(EIIIPréface).

5. Conclusion

L’ontologie de la puissance spinozienne consiste avant tout enun système qui permet de mettre des causes en relation avec d’au-tres causes. D’abord, elle décrit une cause rapportée à elle-même – àsavoir, Dieu dont l’existence est déduite dans EIP7 et EIP11. Cettecause qui se cause, la causa sui, Spinoza l’appelle également puis-sance de Dieu (potentia Dei). Ensuite, Spinoza décrit la cause de soien tant qu’elle est rapportée à ses effets qui sont eux-mêmes descauses, selon l’explication de la causa immanens dans EIP18et EIP25S. C’est le mécanisme causal que Spinoza met en placedans EIP16C1, selon lequel Dieu est la cause efficiente de touteschoses qui peuvent tomber sous un intellect infini (ce qui impliqueque toute chose est un effet de Dieu), et dans la proposition EIP15Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 à p. 190

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selon laquelle tout ce qui est, est « en » Dieu (ce qui implique quetoute chose est cause, puisqu’elle participe dans la causalité divine).Finalement, il met en place la chaîne infinie des causes finies quicausent d’autres causes finies, i.e. la liaison horizontale des modesfinis entre eux, construite conformément à l’explication de la pro-duction des choses singulières dans EIP28 (causa transiens). Or,qu’il s’agisse de la causa sui, de la causa immanens ou de la causatransiens, il s’agit toujours de mettre des causes en relation avecd’autre causes. La théorie ne contient que des relations causalesqui, quand elles sont rapportées les unes aux autres, peuventégalement être saisies comme des rapports de puissance.

Le rationalisme de Spinoza est donc un rationalisme causal dansle sens le plus radical de ce terme : il ne contient que des causes.Nulle part dans cette construction globale ne pouvons-nous fixer unterme de la causalité ou, si l’on préfère, un sujet de l’action causale.C’est la cause qui cause, non pas quelque substratum de l’action cau-sale (sur ce point, Spinoza partage des thèmes avec certains empi-ristes). Dans la mesure où elle refuse d’assigner des termes aux rela-tions causales, la théorie spinozienne de la causalité implique lerejet du principe selon lequel une action présuppose un sujet agis-sant, i.e. le principe leibnizien d’actiones sunt suppositorum. Car lasubstance cesse d’être sujet d’action pour devenir action, causalitésans termes ou puissance pure. Quant aux modes, ils cessent d’êtrede simples effets pour devenir des agents, de véritables causes. Pourcette raison, les modes finis peuvent d’une certaine façon être consi-dérés comme des « sujets » d’action. Mais ils ne sont pas des sujetsconstitutifs, c’est-à-dire des agents primitifs. D’après une expres-sion de Pierre-François Moreau, ils sont plutôt des « subjectivitéslacunaires » constituées à l’intérieur d’une action primitive dont ilsfont partie1.

Mais comment comprendre tout cela plus concrètement ? Nouspouvons reprendre les termes d’un exemple leibnizien célèbre – àsavoir, la proposition : Adam pèche. Chez Spinoza, quand Adampèche, ce n’est pas, comme chez Leibniz, la réalité du péché qui sefonde sur l’existence du sujet Adam à qui l’action de pécher est pré-diquée. Bien au contraire, c’est Adam qui se trouve existant en par-ticipant à cette modification de l’action divine qu’est son péché.Adam n’est que cette action causale qu’il exerce, et il n’existe queparce que la causa sui, ou la puissance divine, agit ainsi à travers

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1. P.-F. Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris, PUF, 2003, p. 77.

lui. Autrement dit : au lieu de fonder l’action sur un agent constitu-tif, Spinoza propose un schéma ontologique original selon lequeltout agent présuppose une action donnée, une puissance d’agir danslaquelle tout agent vient se constituer. Ce n’est pas l’action qui estfondée dans un agent, mais toujours l’agent qui se constitue dansl’action. Là aussi, on voit clairement que l’axiome actiones sunt sup-positorum se trouve complètement renversé.

C’est également dans ce sens que, comme nous l’avons indiquédans l’introduction, le spinozisme s’oppose à la doctrine leibni-zienne de l’inhérence. Chez Leibniz, toute relation s’intériorise jus-qu’à ne laisser subsister aucune « dénomination extrinsèque » cons-titutive, aucune relation extérieure à ses termes : toute action estfinalement action sur soi : la monade « tire tout de son proprefonds » et elle est « sans fenêtres » ; elle n’entre dans aucune rela-tion causale avec d’autres monades. La substance, selon Leibniz,c’est un être qui, une fois créé, n’agit que sur soi1. Chez Spinoza, il seproduit le contraire : en éliminant les termini de la causalité, il envi-sage une sorte d’extériorisation de toute relation. Dans son sys-tème, il n’existe aucune dénomination intérieure qui ne soit pasfondée sur une dénomination extérieure, aucune chose qui ne soitpas un noyau de relations causales ; aucune substance qui ne soitpas une cause autocausante ; aucun mode qui ne soit pas, de par saconstitution intérieure et ses effets extérieurs, cause. Cela ne veutpas dire, toutefois, que Spinoza souscrive à cette extériorisation descauses par rapport aux termes que Malebranche propose dans LaRecherche de la vérité. Ce n’est pas que nous devions ajouter à uneNature en elle-même passive et inerte un dynamisme venant « d’enhaut », c’est-à-dire de l’extérieur. Contrairement à l’occasionna-lisme, Spinoza parvient, par le biais de sa théorie de la causalité, àformuler une doctrine de l’extériorité absolue sans faire la moindreconcession à la transcendance : il n’extériorise pas les causes parrapport aux termes ; il extériorise les termes mêmes pour ne laissersubsister que les causes, de par l’identification de l’être avecl’action. Une fois encore, nous sommes d’accord avec les détermina-tions précises de Ramond : « Rien de plus logique : un immanen-tisme sans concessions devait sans doute à la fois rejeter l’extério-rité comme fourrier de la transcendance et de l’abstraction, et en

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1. Sauf la substance de Dieu, bien entendu, dont l’action créatrice – àsavoir, la relation causale que Dieu entretient avec le monde – constitue laseule véritable dénomination extrinsèque dans l’ontologie leibnizienne, d’ail-leurs qualifiée de véritable miracle par Leibniz.

revenir pourtant toujours à la liaison nécessaire entre exister et pro-duire des effets, c’est-à-dire s’extérioriser. »1 Tout cela se construitautour de la notion d’une causalité sans termini, relation causalepure ou puissance d’être.

C’est pourquoi l’ontologie de la puissance spinozienne n’a rien àvoir avec une philosophie de l’inhérence ; rien à voir avec la doctrinede l’intériorité absolue qu’on ne cesse de lui attribuer. Bien au con-traire, le spinozisme opère une véritable « extase » ontologique,dans le sens originel de ce terme (ekstasis : être hors de soi, s’extério-riser). Et voilà à quoi nous voulions en venir. Spinoza affirme bienavec saint Paul que nous avons la vie, le mouvement et l’être enDieu. Mais nous ne sommes pas en Dieu comme les prédicats sont« contenus » dans un sujet « contenant » ainsi que l’envisage l’inter-prétation leibnizienne de l’Éthique que nous avons citée dans l’intro-duction. Nous sommes en Dieu dans la mesure où nous sommes ins-crits en tant que causes finies dans l’extériorité absolue de la causasui, c’est-à-dire une autocausation de la cause, une action sans agentconstitutif également désignée comme la potentia Dei. Si nous som-mes en effet in Deo, la préposition in ne fait donc pas référence ànotre inhérence in subjecto, mais à notre extase in actione.

Mogens LÆRKE,Université de Chicago.

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1. Ramond, Dictionnaire de Spinoza, p. 73.