L'Education sentimentale selon Carné

21
Dany Jacob FR 526 : L’après-guerre : Éducation sentimentale Dr. J.-J. Thomas 21/03/2012 L’Éducation sentimentale selon Marcel Carné « Paroles qui n’émeuvent pas seulement la pitié par la déception affreuse qu’elles trahissent ; elles nous touchent au point sensible et chacun regarde ses mains, examine les dès qu’il agite : sont-ils pipés ? Sommes-nous des tricheurs ? Faisons-nous semblant de croire ce que nous croyons ? Du monde et de nous-mêmes, ne retenons-nous que ce qui sert notre cause et renforce nos partis pris ? » s’interroge Mauriac par rapport à la parole tragique d’André Gide (« Il n’y a pas de plaisir à jouer dans un monde où tout le monde triche. » cité par Jean Guéhenno, p.368) A l’aube du grand désillusionnement de la société française de l’après-guerre, Marcel Carné, comme réalisateur cinématographique de la Nouvelle Vague, mouvement qui s’inspire de cette « fraîcheur » de l’expressions et des valeurs, y est sensible et reflète le glissement d’un romantisme tardif (dans Hôtel du Nord), qui atteint son apothéose avec Les Enfants du Paradis, à un humanisme cynique avec Les Tricheurs. En comparant les trames narratives des trois œuvres de Carné, nous remarquons qu’il s’agit toujours du même scénario de base : Une 1

Transcript of L'Education sentimentale selon Carné

Dany JacobFR 526 : L’après-guerre : Éducation sentimentaleDr. J.-J. Thomas21/03/2012

L’Éducation sentimentale selon Marcel Carné

« Paroles qui n’émeuvent pas seulement la pitié par la

déception affreuse qu’elles trahissent ; elles nous touchent au

point sensible et chacun regarde ses mains, examine les dès

qu’il agite : sont-ils pipés ? Sommes-nous des tricheurs ?

Faisons-nous semblant de croire ce que nous croyons ? Du monde

et de nous-mêmes, ne retenons-nous que ce qui sert notre cause

et renforce nos partis pris ? » s’interroge Mauriac par rapport

à la parole tragique d’André Gide (« Il n’y a pas de plaisir à

jouer dans un monde où tout le monde triche. » cité par Jean

Guéhenno, p.368) A l’aube du grand désillusionnement de la

société française de l’après-guerre, Marcel Carné, comme

réalisateur cinématographique de la Nouvelle Vague, mouvement

qui s’inspire de cette « fraîcheur » de l’expressions et des

valeurs, y est sensible et reflète le glissement d’un romantisme

tardif (dans Hôtel du Nord), qui atteint son apothéose avec Les

Enfants du Paradis, à un humanisme cynique avec Les Tricheurs. En

comparant les trames narratives des trois œuvres de Carné, nous

remarquons qu’il s’agit toujours du même scénario de base : Une

1

jeune femme et un jeune homme s’aiment. Soumis à des contextes

différents, les personnages principaux ont les mêmes composantes

dans leurs mains. Pourtant, une fois éjectés dans un contexte

historique et culturel, l’œuvre cinématographique les observe,

les étudie, comme un scientifique avec son point de vue

objectif, et recueillent les adaptations et les prémisses qui

peuvent en résoudre, tout comme ce fut le projet des romanciers

du 19e siècle, qui font du roman une recherche scientifique sur

les mœurs de la société sous des situations particulières et

selon des conditions spécifiques.

En opposant Hôtel du Nord, Les Enfants du Paradis et Les

Tricheurs, la question est comment le grand Amour est abordé et

quel en est la conclusion. Comme il l’a été annoncé plus haut,

chaque cadre offre un aspect différent de la culture française,

un différent milieu ou encore une autre époque. En quoi cela

change-t-il la perception de l’amour ou les interactions entre

les personnages ? Nous considérons également l’apport de la

caméra, son innovation dans le tournage ou le manque de ce

dernier et comment cela affecte l’expression du projet carnéen.

Généralement que peu apprécié par les représentants de la

2

Nouvelle Vague, Marcel Carné se voit sous les feux violents des

critiques pour tous les trois films.

En faisant le rapprochement avec l’œuvre de Flaubert,

l’Éducation sentimentale, nous sommes présentés à un texte qui

illustre les idéaux et les espoirs du personnage principal,

Frédéric Moreau, un « homme de toutes les faiblesses », qui se

cognent contre la réalité. Le choc conclue en une désillusion

progressive d’un jeune homme dans une société trompée à son

tour. Au contraire du Bildungsroman, le roman d’initiation,

premièrement exploré dans son intégrité par l’écrivain allemand

J. Goethe avec Wilhelm Meisters Lehrjahre, le jeune homme tombe

amoureux mais doit se rendre compte de l’impossibilité de

l’expression de ce dernier et il échoue. Peut-on alors toujours

parler de roman d’initiation si le personnage principal échoue

dans son évolution spirituelle ? Flaubert illustre l’échec de

cette idéalisation, bien que Stendhal met en scène dans son Le

Rouge et le Noir Julien Sorel, jeune paysan intellectuel qui est

éperdument amoureux de madame de Rênal, mais qui dans sa lutte

belliqueuse contre le manichéisme des strates sociétales, s’en

va à mécomprendre la réserve de la bourgeoise pour de

l’indifférence.

3

Marcel Carné s’inspire de cette thématique littéraire

traditionnelle de l’Amour et de l ‘(im)possibilité de sa

poursuite. Dans Hôtel du Nord, le jeune couple, Pierre et Renée,

dans la lignée de Tristan et d’Iseult décident de se suicider pour

vaincre les difficultés de cette société cruelle. Dans le

quartier pittoresque de Paris, au près du canal Saint-Martin,

les deux jeunes gens, à la vue des enfants innocents, Renée

trouve que le lieu est parfait pour eux, pour leur intention de

se retrouver aux cieux où tout sera dans l’ordre. Ordre qui sera

dérangé car pris par un moment de doute, Pierre manquera de tuer

effectivement Renée mais également, il ne sera pas capable de

mettre fin à sa propre vie. Renonçant à la réalité et à la vie,

la mort se distingue de toutes les solutions terrestres et

semble offrir un remède au mal du siècle. En effet, en France,

après les « années folles » vient la crise économique et sociale

qui va bouleverser le repos de la première guerre dans une

atmosphère de tension par des nationalismes agitateurs. L’Europe

lèche encore toujours ses blessures de la Grande Guerre et elle

a du mal à se relever des conséquences que les tranchées

suggèrent dans la mémoire nationale et individuelle (pour ceux

4

qui ont survécu). Dans le petit hôtel, les clients et les

propriétaires se comportent comme dans une grande famille. Il

n’est donc pas étonnant de voir que les Lecouvreur, patrons de

l’auberge, recueillent Renée et l’embauchent comme bonne. Ainsi,

au cœur de la métropole de France, nous avons tout un microcosme

qui reflète cette « atmosphère » (comme le dira Mme Raymonde à

un certain point) : les Lecouvreur, M. et Mme. Trimaux,

l’éclusier et sa femme, Renée et Pierre, les amoureux et M.

Edmond et Mme Raymonde, le protecteur et sa prostituée.

En effet, nous avons une dynamique du couple, en

opposant la perception féminine à la perception masculine. D’un

côté nous avons Prosper Trimaux qui est le seul homme (mis à

part du patron de l’hôtel) qui ait un travail solide et constant

lors du film. Il est rendu cocu par sa femme qui préfère un

homme plus jeune et plus aventureux que son mari ; ce dernier

occupant un poste qui garde le quartier fonctionnel, vivant.

Plus intéressant est le détail qu’il donne son sang en

contrepartie d’une rémunération ; il est opportuniste d’un

système qui a besoin de volontaires. De l’autre, nous avons Mme

Raymonde qui travaille pour gagner sa vie mais qui se voit

confrontée à « compter les métros » en attendant qu’elle ait un

5

client. L’affaire ne marche pas bien, la situation économique

affecte même le « plus ancien métier du monde ». Il est

intéressant de remarquer que tous les deux, travailleurs,

soucieux de leur survie, rebondiront de leur abandon (l’éclusier

réalise que sa femme le trompe et il s’en sépare ; Raymonde est

poussée à l’écart par Edmond, mais trouve en Trimaux une

nouvelle oie grasse prête à se faire plumer) et se trouveront.

Le couple originel, toutefois, mettra du temps à se retrouver.

Pierre, en prison pour « tentative de meurtre » sur Renée,

racontera qu’il ne l’aime plus et que c’est la raison pourquoi

il ne s’est pas donné une balle dans la tête alors qu’elle ne

veut pas le croire ; elle persistera dans cette croyance, et

c’est pour cette raison qu’elle ne peut pas quitter la France

avec M. Edmond.

Seul le spectateur, Pierre et Edmond sont au courant de

la réalité des faits. Pour masquer sa perte de courage en

l’amour qu’ils se portent, Pierre hésite et déclenche un tout

nouveau scénario. Se sentant coupable d’avoir failli à leur

amour sous la pression, il préfère la baigner dans un mensonge

illusoire, et d’être séparé de celle qui l’aime et qu’il aime.

Tout comme Julien Sorel, Pierre dans Hôtel du Nord est fier et donc

6

n’ose pas réaliser les faits tels qu’ils sont, ni les avouer à

quelqu’un d’autre. Edmond, le vilain et la brute, se sert de

Raymonde pour survivre dans la vie sans rien faire. Il n’a

aucune estime pour Raymonde ni pour ce qu’elle fait (à cause de

lui ?) et lui aussi se voit être victime de cette fierté : il

refuse d’être honnête et de se ranger dans l’ordre de la

société. Qu’en est-il de la fierté de Trimaux ? Certes, il est

fier, mais comme il travaille, il se trouve inclus dans le monde

des vivants, le monde réel et non dans un monde de renie et

d’illusion.

Nous retrouvons la dichotomie entre le monde rêvé et le

monde réel dans la seconde œuvre dans cette présentation

critique. Les Enfants du Paradis, film de l’après-guerre, incarne le

tournant d’une idéalisation de l’amour que nous avons pu

détecter dans l’Hôtel du Nord sous Pierre et Renée vers un amour

(dés)illusoire qui affecte non plus que deux personnages (dans

le premier cas, Pierre et Edmond) mais bien plus de personnages.

En effet, nous retrouvons une dichotomie qui est inscrite dans

la plus profonde essence de l’œuvre. La division entre fiction

et réel n’est pas nette et demande donc une perception raffinée

7

et particulière afin de détermine l’un de l’autre. Le couple

passionnel est bien entendu Baptiste et Garance, mais qui

s’oppose à la fois au couple Baptiste – Natalie et Frédérick –

Garance, dans le premier volet. Ce dernier est remplacé par la

configuration de Montray – Garance. En opposant les deux long-

métrages, l’idée du grand amour change, même s’il ne s’agit pas

ici d’un changement essentiel, mais plutôt d’une évolution par

les transformations de la mentalité. En effet, l’amour est

toujours encore conçu comme lié à l’idée du sacrifice et du

changement. Pierre et Renée veulent bien sacrifier leur vie pour

accéder à une idéalisation de ce qu’ils voient dans l’autre mais

aussi dans eux-mêmes. Baptiste et Garance s’aiment, pourtant

Garance préfère se sacrifier, sa personne pour pouvoir survivre

dans la réalité que de rester accrochée à une idée. En effet, on

peut postuler que l’offre fait par le comte de Montray est un

« suicide » identitaire, car dès les premières répliques entre

les deux, la jeune femme comprend très bien que le comte n’a pas

ce même tempérament libéral qu’elle a pu retrouvé parmi ces

anciens prétendants (Garance pose a question « Qui est mort ? »

face au énorme bouquet de fleurs offert par le comte, et elle

reprendra cette isotopie plus tard, à la fin du dialogue.). Le

8

grand amour n’est pas exaucé, Baptiste est enfermé dans son

personnage de Pierrot et réalise que trop tard qu’il « était

idiot de demander son amour [celui de Garance] ». Sur cette

touche, l’idéologie amoureuse est fragmentée : les personnages

savent qu’ils éprouvent ce sentiment mais les circonstances de

la vie demandent que chacun prenne des choix et doive vivre les

conséquence par la suite. Ainsi, Garance, devenu comtesse de

Montray, n’est pas heureuse, mais elle est une femme libre

(autant qu’il lui est permis). Son unique lueur d’espoir reste

l’amour de Baptiste, un idéal, un élément qui l’a gardée intacte

alors que de l’autre côté, l’amour a rongé Baptise, l’a rendu

vil et méchant (cf. la pièce ‘Chant d’habits qui représente la

position de Baptiste). Il a manqué sa chance à l’amour (comme

Pierre et Renée) et il doit donc vivre selon les conséquences

(au contraire, dans Hôtel du Nord, les amoureux se retrouvent et

épongent le passé, comme si rien ne s’était produit) ; il se

satisfait de l’amour de tous les jours (Natalie) jusqu’au moment

où Garance se manifeste auprès de lui.

Le schéma narratif est élargi par l’ajout de Natalie

qui représente l’amour du quotidien et donc qui est beaucoup

moins sublime que le grand amour. On peut avancer que Natalie

9

reprend le rôle d’Edmond, car il n’est vu que comme un

replacement de Pierre et en aucun cas, Renée ne renoncera à

l’amour qu’elle a pour Pierre (d’où l’abandon du premier au quai

pour retourner sur Paris). Pourtant, Nathalie aime profondément

Baptiste, chose qu’on ne peut pas déterminer clairement chez

Edmond. En effet, Edmond, l’âme contestable qu’il est, n’aime

personne d’autre que lui-même et ne voit qu’en Renée son propre

pouvoir, son pouvoir d’être. Rappelons-nous qu’il a été la

raison pourquoi Pierre a fuit les lieux et qu’il s’est résolu à

se rendre à la police. M. Edmond sait, tout comme le spectateur,

qu’il est la cause de cette situation, et il en garde la preuve

sur lui à tous les temps : l’arme se trouve dans sa veste,

toujours à portée de main. Réalisant sa toute-puissance, sa

fierté ne fait que grandir et personne ne peut lui arriver à la

cheville. Il laisse Trimaux croire que c’est ce dernier qui lui

a sauvé la vie par son opportuniste (le don de sang), alors

qu’il s’agit bel et bien d’Edmond qui a fait un « geste

gratuit ». Le bandit réalise qu’il se trouve dans un monde où

les honnêtes, ou du moins ceux qui prétendent se ranger de ce

côté, ont tous les bénéfices et la reconnaissance de la société.

Or, la jeune fille l’attendrit et elle se laisse emporté par

10

cette carrure d’homme solide et hors-la-loi qu’il représente.

Raymonde a perdu tout intérêt en lui, remarquant qu’il n’est

plus le même, farouche et sans scrupule qui profite, tout comme

l’éclusier sans doute, mais d’une façon moins « maniérée », de

son environnement pour survivre.

Il n’est donc pas étonnant de retrouver cette figure du

vilain dans le troisième volet dans le corpus cinématographique

de Carné : Les Tricheurs. Alain, le rebellé, s’en fout de son

monde, il n’a aucune considération personnelle que pour lui-même

dans une perspective « après-existentialiste ». Naturellement,

il s’en prendra à l’amour naissant et évident entre Robert

Letellier et Michèle et il en fera son petit jeu intelectuel.

Plusieurs années après le grand succès des Enfants du

Paradis, Marcel Carné reprend encore la thématique de l’amour et

de sa défaite (complète cette fois-ci) dans ce dernier long-

métrage. Nous retrouvons l’univers de Garance, celui du simulacre

mais à une échelle plus généralisée. En effet, ici Carné

exploite les notions du regard et de la face publique que nous

récupérons des textes de Lacan et de Freud : on met en jeu sa

propre existence, sa personnalité et ses désirs pour une

11

existence fictionnelle, virtuelle à travers et uniquement à

travers le regard des autres. La personne est le produit du

regard de la société, seul l’image reflétée compte, aucunement

la personnalité. Carné adresse cette problématique sous l’angle

de la stratification sociale ; Mic’ représente la strate

inférieure, la classe ouvrière en France qui souffre sous les

conséquences de la Deuxième Guerre mondiale et qui essaie

d’éliminer le poids social (la génération des J3). Bob et Clo

représentent, de l’autre bout de la société, la bourgeoise

influente qui n’a pas été affectée par les dégâts idéologiques

et économiques. Le film prend une autre direction, inspirée par

l’évolution intellectuelle qu’a pris la France et qui se

transfert aussi dans la perspective des personnages. Alain

représente cette philosophie du siècle, cette mentalité de

l’ « acte gratuit » et de l’éloignement de la vie réelle. En se

disant passé de l’existentialisme, il aura poussé ses pensées et

ses actes au point du nihilisme. C’est dans cette quête d’une

fierté personnelle d’avoir atteint ce niveau élitiste qu’il use

de son environnement, ce monde terrestre et donc sans valeurs,

pour exercer son pouvoir de démiurge : les gens sont ses

12

marionnettes et il jouit du spectacle dont il sait qu’il est

responsable.

Bob et Mic’ s’aiment mais la société et ses différences

de classe les empêchent d’être honnête l’un envers l’autre. Dans

un monde où l’apparence est le moyen du succès, leur amour

représente le gouffre d’une société qui se déchire. Or, les

jeunes essaient de s’unir, de ne former qu’un. A travers le

jazz, l’alcool et le sexe libre, les dernières générations se

mêlent joyeusement. Pourtant, il ne s’agit que d’une phase et

non d’un état permanent : Clo, enceinte d’un de ses amants

(ouvrier ou bourgeois, peut l’importe), doit trouver une

solution- soit marier Bob, car il vient d’une bonne famille, ou

bien épouser son cousin de second degré afin de garder l’honneur

de la famille. L’innovation et l’idéalisme donné au début du

long-métrage est déconstruit à la fin de celui-ci : les normes

sociales patriarcales règnent toujours et ne laissent aucun

espace à une innovation des valeurs. Ici nous avons un autre

aspect de l’amour qui est exploité. Fortement présent dans la

tradition littéraire, l’amour impossible entre deux classes

sociales a toujours été une grande inspiration, comme il est le

cas dans le roman de Stendhal.

13

Mic’ veut accéder à la même fierté et gloire que

possèdent les bourgeois en se procurant une Jaguar. Voiture de

luxe et coûteuse, elle saisit l’opportunité qui s’offre à elle

d’accéder à une somme extraordinaire par une situation délicate

d’une de ses connaissances. La question qu’on peut se poser

est : pourquoi veut-elle avoir ce statut ? Elle est bien

contente de ne plus vivre à la maison, d’être indépendante de

cet univers clos et conformiste que représente sa famille.

N’est-ce pas suffisant ? On peut postuler qu’elle essaie de se

mettre à la même hauteur que Bob, nouvel arrivant dans le groupe

d’Alain, de Clo et de Mic’, dans un but d’être son égal dans un

sens de l’émancipation féminine. Ou bien s’agirait-il d’un désir

plus foncier que seulement l’orgueil du sexe, et bien la volonté

d’être à la même échelle afin de pouvoir consumer les sentiments

qu’ils ont les uns pour l’autre ? Les raison pourquoi Mic’ si

farouchement veut dépasser cette société qui étiquette les gens

afin de rendre les choses plus facile (son frère la giflera car

il croit qu’elle se prostitue pour avoir accéder à cette somme

d’argent) restent vaguent, elles planent dans cette atmosphère

de l’excès total par l’alcool, la vitesse mécanique et le jazz.

14

Alain, de son côté, observateur extérieur au monde réel

(puisque rien ne semble le toucher), sent la tension entre les

deux et profite du gouffre social pour les pousser à bout (en

dehors d’eux-mêmes, du monde réel ?). En effet, Bob, essayant

d’épargner Mic’ de l’exposition douteuse (il bénéficie d’une

protection particulière par sa classe, cf. Clo et la police) au

cas où les choses passeraient au vinaigrette, pourtant la jeune

femme ne reconnaît pas ce geste protecteur car elle ne veut pas

se ranger du côté de la simplicité, de la norme. Alain

intervient, certainement Mic’ comprend le sens dans lequel Bob

prend l’affaire, une manière assez chevaleresque qui est

dépeinte d’archaïque, mais elle doit répondre à l’attente de la

masse des jeunes quand le rebellé l’affronte et lui demande sa

part de l’ « acte gratuit » : l’amour libre. Pris dans le jeu

social, Bob et Mic’ se voient confrontés à un discours social

attendu et stéréotypique qu’ils tiennent tous les deux mais ils

ne sont pas honnêtes. Le jeu de la vérité, l’occasion de pure

honnêteté, est transformé à une scène où l’illusion et le

paraître sont exploités au maximum pour le seul plaisir d’Alain,

qui a manigancé cette « fiction ». Produit d’un génération

dysfonctionnelle, cette nécessité d’user de l’illusion au point

15

de ne plus savoir ce qu’il en est réellement se révèle être

mortelle pour l’amour.

De « l’amour simple » sous Garance, l’amour de Mic’ et

de Bob est tout sauf simple et direct. Marcel Carné illustre

dans ce dernier exemple une génération qui est en plein refus du

monde réel et qui préfère, à l’aide d’outils matériels, une

génération qui constamment « triche » au point de perdre tout

repère et identité. Dans une perspective technique, Carné n’use

dans aucun des films vus des innovations cinématographiques. En

effet, nous sommes confrontés à des plans fixes et encadrés tout

au long de la narration filmée. Tout au long des trois long-

métrages, le réalisateur reprend, comme avec la thématique de

l’amour, une tradition de l’expression du cinéma, ici

l’expressionisme allemand. Les grands contrastes de noir et

blanc mettent en relief la figure d’Edmond dans Hôtel du Nord, ou

encore la théâtralisation des scènes dans Les Enfants du Paradis. Les

plans statiques dans Les Tricheurs atteignent un point de rupture

dans le jeu de vérité, où le spectateur est confronté à une

longue série de photographie des visages de Mic’, de Bob et

d’Alain consécutivement, ce qui va rytmer la cadence fatale du

16

jeu de la vérité et de ses conséquences malhonnêtes. Ce va-et-

vient des gros plans illustre le vacillement entre la réalité et

la triche, la fiction, le rêve. Le manque d’innovation d’un

point de vue mécanique peut être vu comme une réponse par

rapport à l’idée commune que le cinéma, en abordant un sujet

contemporain avec une certaine problématique, doit retransmettre

cette contemporanéité complexe à travers les nouveauté du

cinéma. Or, ici, et comme il l’a été montré, les sujet de Carné

ne sont pas nouveaux, ni nécessairement contemporains ; ils sont

platement généraux.

Acceptant cette position, on peut avancer que tous les

moyens utilisés pour produire les trois films illustrent cette

éternelle continuité de l’amour qui est évoquée pendant trois

périodes. Les dialogues et la bande son sont ajoutés après le

tournage, alors que les scénaristes de la Nouvelle Vague vont

essayer de « sortir le cinéma dans les rues » et d’incorporer le

monde dans le septime art, et vis-versa. On comprend mieux les

critiques des contemporains de Carné qui le rejetaient pour

manque d’innovations, de souffle nouveau dans la production

cinématographique. Un autre exemple de critique est le décor.

Dans tous les trois cas, nous sommes présents dans un

17

environnement reconstruit en salle, procédure classique au début

du cinéma. Or, comme il l’a été mentionné plus tôt, le cinéma

moderne se veut être plus réel, plus vivant et va donc aller

dehors. Ici, Carné souligne le caractère double de son œuvre.

Mentionné à plusieurs reprises, les trois films semblent avancer

sur une dichotomie ; la réalité et l’illusion ; le réel et le

fictionnel ; la vérité et la triche. Or, les décors, nettement

faux, rappellent aux spectateurs qu’il s’agit d’une fiction, et

non de la réalité. Le cinéma, par son pouvoir d’images

motorisées permet à faire croire au contraire, en tout cas, si

l’on s’engage à croire le credo de la Nouvelle Vague. On peut

dire que le réalisateur dénonce par son utilisation archaïque

des moyens datés, le style des grands maîtres comme on en parle

en peinture pour insister sur le caractère double du cinéma mais

aussi de la vie, tout comme il met son spectateur en garde que

le cinéma n’est après tout aussi qu’une création de fiction et

qu’il faut se réveiller et retourner à la réalité ; le film se

met en abyme en rejouant sa propre création.

Dans la lumière de Guy Debord, La Société du Spectacle, toute

réalité se réduit à un spectacle ou une représentation (Debord, p.

15). Or, la réalité fictionnelle du film est la réalité de

18

l’énoncé dans la fiction, « il [le spectacle] est le cœur de

l’irréalisme de la société réelle. » (Debord, p. 17) La question

se pose : qu’est-ce la réalité et qu’est-ce le « faux » (Debord,

p. 19), l’illusion ? Peut-on encore affirmer que la réalité est

entièrement réel, ou bien sommes-nous comme le sont Renée,

Baptiste et Bob et Mic’ prisonniers de notre perception du

monde, de la réalité et des désirs intérieurs d’une société

renversée ? En usant des moyens modernes à l’époque (le quartier

de Saint-Martin, la génération jazz avec ses voitures rapides et

l’abus d’alcool), on peut comprendre que Carné dénonce l’idée

que le cinéma moderne doit nécessairement recourir aux

innovations pour pouvoir faire parler son sujet contemporain. En

s’opposant à cette idée reçue, le réalisateur français prouve

que bien qu’ancré dans la contemporanéité, Les Tricheurs est une

certaine réécriture d’une histoire d’amour tragique que noue

pouvons retrouver au 19e siècle sous la plume de Stendhal ou de

Flaubert. Il ne s’agit plus de mouvement politique, mais il sera

plutôt question d’une ascension sociale vers ce qui est perçu

meilleur ou plus « glamour ». Le Julien Sorel de Carné (Mic’) ne

meurt pas guillotiné, mais par la vitesse et cette fascination

de la modernité pour les automobiles du 20e siècle.

19

20

Bibliographie :

Baudrillard, Jean. Simulacra and Simulation. translated by Sheila

Faria Glaser. Michigan : University of Michigan Press, 1981.

Debord, Guy. La Société du Specacle. Paris : Gallimard, 1967.

Guéhenno, Jean. Notes de lectures: Les tricheurs, Europe, 34:136

(1934:avril 15) p.568.

21