L’art de dire et de codifier le droit selon Michel Spéransky (1772-1839) (2004)

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DIRE ET CODIFIER LE DROIT SELON MICHEL SPÉRANSKY (1772-1839) Guillaume Bernard Editions Picard | Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2004/1 - N° 19 pages 39 à 88 ISSN 1266-7862 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques-2004-1-page-39.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bernard Guillaume, « Dire et codifier le droit selon Michel Spéransky (1772-1839) », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 2004/1 N° 19, p. 39-88. DOI : 10.3917/rfhip.019.0039 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Picard. © Editions Picard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.89.238.234 - 10/12/2013 23h46. © Editions Picard Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.89.238.234 - 10/12/2013 23h46. © Editions Picard

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DIRE ET CODIFIER LE DROIT SELON MICHEL SPÉRANSKY(1772-1839) Guillaume Bernard Editions Picard | Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2004/1 - N° 19pages 39 à 88

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É T U D E S

DIRE ET CODIFIER LE DROITSELON MICHEL SPÉRANSKY (1772-1839)

par Guillaume BERNARD *

« En réalité il n’y a pas d’hommes libres en Russie,excepté les mendiants et les philosophes. »

Michel SPÉRANSKY1

Si la définition du droit due à Celse – jus est ars boni et æqui (D., 1, 1,1, pr.) – est universellement connue, fut-elle unanimement reçue ? L’a-t-elleété, en particulier, par Michel Spéransky ? 2 Les études en français sur cetimportant homme d’État russe (né à Tcherkoutino, le 12 janvier 1772, décédéà Saint-Pétersbourg, le 23 février 1839 3) sont peu nombreuses. Il n’est tou-tefois pas ignoré, même s’il n’est le plus souvent qu’évoqué 4, les travauxsur la Russie du début du XIXe siècle portant plus sur l’histoire politique ou

* Guillaume Bernard est docteur en droit1. M. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in N. I.Tourgueneff, La Russie et les Russes, Paris, Comptoir des imprimeurs-unis, 1847, 3 vol. t. III,Note R[-2], p. 438.2. Cet article reprend, de manière augmentée, le texte de la communication présentée àEkaterinbourg (Russie), le 17 juillet 2001, lors du séminaire sur le Svod Zakonov de l’empirede Russie : points de vue russes et français (17-20 juillet 2001), pour le compte du Centred’histoire du droit européen (CHDE) dirigé par Monsieur le Professeur Alain Desrayaud (ParisXII).3. M. Raeff, « Spéransky (Michel-Mikhaïl-Mikhaïlovitch) », in Dictionnaire Napoléon, sousla dir. de J. Tulard, Paris, Fayard, 2e éd., 1999, t. II, p. 795 ; A. Fierro, « Spéranski, MikhaïlMikhaïlovitch », in A. Fierro, A. Palluel-Guillard, J. Tulard, Histoire et dictionnaire du Consu-lat et de l’Empire, Paris, Robert Laffont, 1995 (« Bouquins »), p. 1104.4. Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse, Paris, Larousse, 1985, vol. 14, p. 9751 ;Ch. Corbet, À l’ère des nationalismes, L’opinion française face à l’inconnue russe (1799-1894), Paris, Didier, 1967 (« Études de littérature étrangère comparée », 56), p. 104 ; H. Car-rère d’Encausse, La Russie inachevée, Paris, Fayard, 2000, p. 183 : à propos du projet deconstitution au début du XIXe siècle ; du même auteur, Le malheur russe, Essai sur le meurtrepolitique, Paris, Fayard, 1988, p. 245 : à propos du Svod.

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littéraire que juridique. Les seuls travaux d’envergure, outre les étudespubliées en Russie (la biographie que Korf lui a consacré date de 1861 5),sont en anglais 6.

Certaines formules sur Spéransky sont particulièrement dithyrambiques :un « esprit généreux », « une noble figure digne de sympathie et de respect » 7,« l’homme d’État russe le plus remarquable du XIXe siècle » 8. En revanche,Rosenkampf, son plus farouche détracteur, le décrivait comme un hypocriteambitieux, un « être calme et profondément dissimulé » : « Les motifs quela morale vulgaire lui refusait, il sut, comme Cromwel[l], les trouver dansune disposition particulière de son âme, dans ce haut degré d’hypocrisie quise fait illusion à soi-même. Il se crut tellement rapproché des êtres supérieurs[...] » 9. Il faut aussi relever que la plupart des commentateurs, tant ceux quiont laissé des témoignages que ceux qui lui ont consacré une étude, s’accor-dent pour considérer qu’il était « un homme doué d’un esprit pénétrant » 10

et qu’il avait « une grande connaissance de sa langue » 11. Mais ces auteurss’affrontent sur la question de savoir s’il fut ou non libéral. Alors que certainsle considèrent comme tel 12, d’autres voient plutôt en lui un homme influencé

5. Saint-Pétersbourg, 1861, 2 vol. : BnF : 4 M 4937 ; cf. V. Léontovitch, Histoire du libéra-lisme en Russie [2e éd., 1974], trad. de l’all. par O. Hansen-Love, préf. d’A. Soljénitsyne[1979], trad. du russe par G. Johannet, Paris, Fayard, 1986, p. 419, n. 3.6. Il s’agit de la thèse de Marc Raeff, Michael Spéransky : Statesman of imperial Russia,1772-1839, La Haye, 1957, 2e éd., 1969 ; c’est la seconde édition qui est citée ici. C’est à cemême auteur qu’est due la fiche biographique de Spéransky, en français, dans le DictionnaireNapoléon : Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795-796. Cf. égal. W. B. Whi-senhunt, Mikhail M. Speranskii and the development of law in Russia, 1826-1833, [Thèsed’histoire], [Chicago], University of Illinois, 1997.7. S.-R. Taillandier, « Le Comte Spéransky », in Revue des deux mondes, 1856, p. 805.8. P. Milioukov, Ch. Seignobos, L. Eisenmann, et alii, Histoire de Russie, Paris, Leroux,1935, 3 vol., t. II, p. 670.9. « Extrait d’une note dirigée contre Spéransky » [en français], in Tourgueneff, op. cit., t. III,Note R[-5], p. 507.10. P. Robakowski, Svod ou pandectes russes, Lois criminelles, Code pénal, trad. du russepar P. Robakowski, Toulouse, 1864, p. 5. J. de Maistre, « Lettre 321, Au roi Victor-Emma-nuel » Saint-Pétersbourg, 1811 [avant le 22 mai (3 juin)], in Œuvres complètes de J. deMaistre, nouvelle édition contenant ses œuvres posthumes et toute sa correspondance inédite,Lyon, Vitte et Perrussel, 1884-1886, 14 vol., t. XII, p. 39 : « Il est homme d’esprit, grandtravailleur, écrivain élégant, sur tous ces points, il n’y a pas de doute » ; « Lettre 298, Au roiVictor-Emmanuel » Saint-Pétersbourg, décembre 1809, in Œuvres complètes, t. XI, p. 385 :« Il a de l’esprit, de la tête, des connaissances ».11. Maistre, « Lettre 298 », in Œuvres complètes, t. XI, p. 385 : « une grande connaissancede sa langue ce qui n’est pas extrêmement commun en Russie ». Spéransky était membrehonoraire des Entretiens des amateurs du verbe russe : M. Ehrhard, V. A. Joukovski et lepréromantisme russe, Paris, Champion, 1938 (« Bibliothèque de l’Institut français de Lenin-grad », XVII), p. 87.12. Taillandier, loc. cit., p. 805 ; M. Cadot, L’image de la Russie dans la vie intellectuellefrançaise (1839-1856), Paris, Fayard, 1967, p. 26 ; Milioukov, et alii, op. cit., t. II, p. 670 :Spéransky abordait les questions politiques « dans un esprit manifestement libéral » ; Carrèred’Encausse, Le malheur russe, p. 233 : un des « conseillers libéraux » d’Alexandre Ier. Pourune analyse de Spéransky comme un « liberal » et à propos de l’influence qu’il eut sur le

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par l’Aufklärung allemande (qui eut une réelle audience en Russie 13) et unpartisan du Reichsstaat 14.

Dès son accession au trône, Alexandre Ier (1801-1825) engagea des réfor-mes : « Malgré tous ces obstacles, V. M. a persévéré pendant douze ans dansla voie qu’elle s’était tracée. [...] Jusqu’en 1808, je ne fus guère que simplespectateur de ces réformes ; mais je ne cessais de les suivre de la pensée etdu cœur » 15. Cette période coïncida avec l’alliance franco-russe ; Spéranskyfut surtout influent 16 à partir du 30 août 1810, date à laquelle il fut nommésecrétaire de l’empire 17. Son ascendant politique prit fin avec sa disgrâce, le17 mars 1812 18. La guerre contre Napoléon commença quelques mois aprèsson bannissement (juin 1812) 19. Mais, quand l’empereur français fut évincédu théâtre politique et militaire européen avec sa seconde abdication, Alexan-dre Ier – qui dans son manifeste d’avènement s’était ouvertement réclamé de

Décembrisme, cf. J. Gooding, « The liberalism of Michael Speransky », in The Slavonic andEast European Review, [London], 1986, 64, p. 402-424 et, du même auteur, « Speransky andBaten’kov », in ibid., 1988, 66, p. 400-425.13. Fr. Venturi, Europe des Lumières, Recherches sur le XVIIIe siècle, trad. de Fr. Braudel,Paris-La Haye, ÉPHÉ-Mouton, 1971 (« Civilisations et Sociétés », 23), p. 280. Sur la dénon-ciation en France de l’imprégnation Russie-Prusse et du gouvernement byzantino-allemand,cf. J. Plumyène, Les nations romantiques, Histoire du nationalisme, Le XIXe siècle, Paris,Fayard, 1979, p. 362-364.14. Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795. Du même, sur cette question, cf.« The political philosophy of Speranskij », in The American Slavonic and East EuropeanReview, [Columbia], 1953, 12, p. 1-21 et « The philosophical views of Count M. M. Spé-ransky », in The Slavonic and East European Review, [London], 1953, 31, p. 437-451.N. V. Riasanovsky, Histoire de la Russie, Des origines à 1996, trad. de l’américain, chrono-logie et bibliographie française par A. Berelowitch, Paris, Robert Laffont, 2e éd., 1996 (« Bou-quins »), p. 333 : tout en affirmant que Spéransky était, dans le contexte russe du début du XIXe

siècle, du côté libéral, cet auteur soutient une position intermédiaire.15. M. Spéransky, « Lettre [Pern, janvier 1813] et explications adressées à l’empereur Alexan-dre par Spéransky, du lieu de son exil », in Tourgueneff, op. cit., t. III, Note R[-4], p. 488.Spéransky avait occupé, à partir de 1801, différents postes d’importance au Conseil d’État oudans les ministères : Cf. Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795 ; Fierro,« Spéranski », loc. cit., p. 1104. Sur les réformes d’Alexandre Ier, cf. M. Raeff, « Le climatpolitique et les projets de réforme dans les premières années du règne d’Alexandre Ier », inCahiers du monde russe et soviétique, 1961, II-4, p. 415-433.16. Maistre, « Lettre 282, Au chevalier de Rossi » Saint-Pétersbourg, 8 (20) avril 1809, inŒuvres complètes, t. XI, p. 237 : « il influe beaucoup sur les affaires ».17. Taillandier, loc. cit., p. 813. En fait, sinon en droit, la fonction n’existant pas, Spéranskydevint le Premier ministre de l’empereur : Riasanovsky, op. cit., p. 333. E. Haumant, Laculture française en Russie (1700-1900), Paris, Hachette, 1910, p. 344 utilise l’expression de« vice-empereur » dont l’auteur est le prince Pierre Viazemski. Rosenkampf utilisa, quant àlui, le terme de « secrétaire », disant que Spéransky n’en avait pas été digne : « Le reprocheque tout l’empire doit faire à celui qui avait l’honneur de porter le nom de secrétaire » (« Extraitd’une note dirigée contre Spéransky », in Tourgueneff, op. cit., p. 506).18. Taillandier, loc. cit., p. 820 ; cf. Maistre, « Lettre 334, Au chevalier de Rossi », [Saint-Pétersbourg], 9 (21) avril 1812, in Œuvres complètes, t. XII, p. 101-104.19. J.-L. Van Regemorter, « L’empire russe : l’empire avoué », in Les empires occidentauxde Rome à Berlin, sous la dir. de J. Tulard, Paris, PUF, 1997, p. 165.

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Catherine II 20 – était désormais le chef de la Sainte-Alliance 21. Il avait doncassez d’aura pour pouvoir réhabiliter Spéransky et le nommer, après l’avoirexilé à Nijni-Novgorod (1812-1816), gouverneur de Penza (1816) puis deSibérie (1819) et, enfin, lui permettre de revenir à Saint-Pétersbourg (1821)où il demeura jusqu’à sa mort 22.

Il est considéré par certains auteurs que Spéransky avait « mûri » et étaitdésormais « désabusé » 23 lorsqu’il revint sur le devant de la scène politiqueet juridique, en 1826, avec Nicolas Ier (1825-1855) 24. Il aurait été désormaisplus respectueux des traditions historiques qu’il ne l’avait été auparavant etaurait travaillé de façon plus pragmatique et moins idéologique 25. Pourd’autres commentateurs, en revanche, Spéransky aurait cherché, avec sonretour dans la capitale, à « dissimuler ses intentions et ses idées » et auraittenté de les réaliser « sous le masque de la loyauté » 26. Cette oppositiond’analyse 27 a pour conséquence de jeter un doute sur la véritable nature del’œuvre codificatrice de Spéransky 28 sous Nicolas Ier constituée, d’une part,d’une collection des lois antérieures (Sobranie) et, d’autre part, d’un code(Svod Zakonov qui entra en vigueur en 1835 29). A-t-il réalisé une codification

20. F. Lannes, « Coup d’œil sur l’histoire de la philosophie en Russie », in Revue philoso-phique de la France et de l’étranger, 1891, 6, p. 32 ; Van Regemorter, loc. cit., p. 164.21. Plumyène, op. cit., p. 366 ; A. Rambaud, Histoire de la Russie, depuis les origines jusqu’àl’année 1877, Paris, Hachette, 1878, p. 622 ; Taillandier, loc. cit., p. 827.22. Taillandier, loc. cit., p. 821, 825, 827 ; Milioukov, et alii, op. cit., t. II, p. 675 ; Fierro,« Spéranski », loc. cit., p. 1105.23. M. Raeff, « Codification et droit en Russie impériale, Quelques remarques comparatives »,in Politique et culture en Russie, 18e-20e siècles, Paris, EHESS, 1996 (« Recherches d’histoireet de sciences sociales », 65), p. 54 ; réaffirmation du caractère pragmatique de Spéransky,p. 59.24. Anonyme, « Des codifications et des coordinations : Code, Svod, par un jurisconsulterusse », in Revue Fœlix, 1841, VIII, p. 666. Cet article était attribué à un « jurisconsulte russe »dénommé This, mais sur lequel il n’était pas indiqué d’autres renseignements, par J. J. Fœlix,CR de Code civil de l’empire de Russie, in Revue Fœlix, 1841, VIII, p. 1006. Sur Jean JacquesFœlix (1791-1853), cf. J. Gaudemet, « Les Écoles historiques du droit en France et en Alle-magne », in Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, 1998, 19, p. 105.25. Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795. Raeff, « Codification et droit enRussie impériale », loc. cit., p. 54 ; réaffirmation du caractère pragmatique de Spéransky,p. 59. Tourgueneff, op. cit., t. III, p. 486 va même plus loin en affirmant que Spéransky avaitcomplètement changé après et à cause de l’exil : « on eût dit qu’il fût jaloux de faire oublierpar son ignoble dévoûment au despotisme les idées libres et généreuses qui lui avaient valul’exil ».26. L. Baratz, Sur l’origine étrangère de la plupart des lois civiles russes, Paris, 1937, p. 22.27. Léontovitch, op. cit., p. 81 considère, quant à lui, que l’« hypothèse d’une rupture pro-fonde » dans les « idées politiques » de Spéransky « ne s’explique que si » l’extrémisme del’ancien » Spéransky est surestimé ; cet auteur admet toutefois qu’il ne peut être nié que « latendance conservatrice de la pensée politique » de Spéransky ne se fût « considérablementrenforcée au fil du temps » ; cf. égal. p. 107.28. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 441 : « recueillir dans un ordre systématique les lois et les ukases ».29. Nicolas Ier, « Nouveau corps de Droit russe » [manifeste de promulgation du Svod Zako-nov, Saint-Pétersbourg, 31 janvier 1833], in Revue Fœlix, 1834, I, p. 159 : « Le corps des lois

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de concordance comme cela est officiellement présenté, ou a-t-il essayé derenouveler, sous une autre forme et avec un discours différent sur la méthode,la codification législatrice qu’il avait élaborée pour Alexandre Ier (1810 30)après avoir proposé et en partie réalisé une réforme institutionnelle (1809-1810) ?

Les attaques subies par Spéransky, mais aussi les autorités citées et le typed’argumentation d’un texte doctrinal publié en français 31, à Saint-Péters-bourg, et qui lui est attribué par différents auteurs en particulier par MarcRaeff 32, le Précis des notions historiques sur la formation du corps des loisrusses (1833) 33, conduisent à considérer sa pensée comme éminemment syn-crétique 34. Elle devait le conduire à préconiser un réformisme politique pré-parant une révolution juridique : ainsi, paraît-il nécessaire d’essayer de démê-ler les éléments classiques et modernes constituant sa philosophie politique (I)et juridique (II).

entrera en vigueur le Ier janvier 1835 ». Titre de la reliure de l’édition conservée par la BnF(F 23006-23021) : Svod Sakonov Rossiiskoi imperii, Concordance des lois de l’empire russe,édition de 1842, Saint-Péterbourg, 1842, 16 vol. « Notice sur les travaux de la commissionlégislative de Saint-Pétersbourg », in Thémis, 1821, III, p. 407 : « Pandectes, mot équivalentà celui de Svod en russe ».30. « Notice sur les travaux de la commission législative de Saint-Pétersbourg », loc. cit.,p. 405.31. Haumant, op. cit., p. 247 : Spéransky parlait français.32. Raeff, Michael Spéransky, p. 371. Pour une bibliographie des œuvres de Spéransky, cf.ibid., p. 368-372 et, en part., sur la codification, p. 371 ; pour les textes sur ou adressés àSpéransky : ibid., p. 372-375. J. Tolstoy, Coup d’œil sur la législation russe, suivi d’un légeraperçu sur l’administration de ce pays, Paris, 1839, p. 74, 79 ; E. Jay, Législation russe, Paris,1857, p. 29, n. 1 ; Robakowski, op. cit., p. 6 ; Baratz, op. cit., p. 12, 30. En 1835, This(cf. Fœlix, loc. cit., p. 1006) ne fit que rapporter cette attribution courante (Anonyme, « Noticehistorique et critique sur le digeste de l’empire de Russie, suivie d’un exposé de l’état civildes femmes dans cet empire », in Revue Fœlix, 1835, II, p. 386) qu’il confirma dans l’éditionet la traduction du code civil du Svod qu’il fit en 1841 : Code civil de l’empire de Russie,traduit sur les éditions officielles par un jurisconsulte russe, et précédé d’un aperçu historiquesur la législation de la Russie et l’organisation judiciaire de cet empire, in Collection deslois civiles et criminelles des États modernes, publiée sous la dir. de M. Victor Foucher,Rennes-Paris, Blin-Joubert, 1833-1964, 10 vol., t. VIII, 1841, p. XXXVIX (intr.). La traductionet la notice introductive sont attribuées à This par Fœlix, loc. cit., p. 1006. Pour un autre CRde cet ouvrage cf. Revue de bibliographie analytique, 1842, 3, p. 393-396.33. M. Spéransky (attribué à), Précis des notions historiques sur la formation du corps deslois russes, Tiré des actes authentiques déposés dans les archives de la 2e section de laChancellerie particulière de S. M. L’Empereur, trad. du russe, Saint-Pétersbourg, 1833. MarcRaeff (Michael Spéransky, p. 371) indique que cet ouvrage – Obozrenie istoricheskikh svedeniio Svode Zakonov – a été publié en russe, la même année et dans la même ville, tandis qu’uneseconde édition russe parut en 1837.34. Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795.

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I. LE RÉFORMISME POLITIQUE DE SPÉRANSKYINSPIRÉ PAR UNE PHILOSOPHIE MODERNE

Le Savoyard Joseph de Maistre, envoyé en ambassade par le roi de Sar-daigne Victor-Emmanuel, vécut à Saint-Pétersbourg de mai 1803 à juin1817 35. Combattant le rationalisme 36, il militait pour que les hommes aban-donnassent toute prétention rationaliste et retournassent à un comportementhumble et religieux. L’« ancienne Russie » 37 – où son frère, Xavier, et sonfils, Rodolphe, servirent dans l’armée, le premier atteignant même le gradede général 38 – ne devait pas suivre le (mauvais) exemple de la France révo-lutionnaire 39 : « Dieu veuille que cet Empire échappe au sort qui le menace.Il représente les Parthes du temps des Romains » 40. Ce fut cette thèse qu’ildéveloppa dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, relatives à l’année 1809.Cet ouvrage posthume, publié à Paris en 1821, se présentait comme undialogue philosophique entre le narrateur, un comte membre du Sénat deSaint-Pétersbourg, et un jeune chevalier français émigré de la Révolution 41.

Ainsi la question de la francophilie au début du XIXe siècle doit êtreanalysée avec nuance. En effet, nombreux étaient ceux, en Russie, qui com-battaient l’alliance avec la France de Napoléon. L’entente des deux empereursse heurtait au groupe constitué autour de Fiodor Glinka (qui publiait,depuis 1808, le Messager russe) 42 et à la cour de Saint-Pétersbourg, devenuefrancophobe à partir de 1789 43. Elle était, de plus, critiquée par des Français

35. D. Bagge, Les idées politiques en France sous la Restauration, préf. de B. Mirkine-Guetzévitch, M. Prélot, Paris, PUF, 1952 (« Bibliothèque de la science politique », Deuxièmesérie, « Les grandes doctrines politiques »), p. 191, p. 200 ; E. M. Cioran, éd., Joseph deMaistre, Textes choisis et présentés, Monaco, Éditions du Rocher, 1957, p. 309-310. Pour unebibliographie sur Joseph de Maistre et la Russie, cf. R. Triomphe, Joseph de Maistre, Étudesur la vie et sur la doctrine d’un matérialiste mystique, Genève, Droz, 1968 (« Travauxd’histoire éthico-politique », XIV), p. 618-621.36. Cadot, op. cit., p. 501.37. G. Alexinsky, Du tsarisme au communisme, La révolution russe, ses causes et ses effets,Paris, Colin, 1923, p. 2.38. Bagge, op. cit., p. 201, 207 ; Corbet, op. cit., p. 106-107.39. Raeff, Michael Spéransky, p. 179-180 ; B. Miquel, Joseph de Maistre, Un philosophe àla cour du tsar, postface de J.-L. Darcel, Paris, Albin Michel, 2000, p. 122-123.40. Maistre, « Lettre 334 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 106.41. J. de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg ou entretien sur le gouvernement temporelde la Providence, suivi d’un Traité sur les sacrifices, Paris-Lyon, Pélagaud, 7e éd., 1854,2 vol. ; Cl. de Grève, éd., Le voyage en Russie, Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe

et XIXe siècles, Paris, Robert Laffont, 1990 (« Bouquins »), p. 1257.42. Rambaud, op. cit., p. 631 ; E. Etkind, G. Nivat, I. Sermann, V. Straba, sous la dir., Histoirede la littérature russe, Le XIXe siècle, t. I : L’époque de Pouchkine et de Gogol, Paris, Fayard,1996, p. 25.43. J. Tulard, Les Révolutions, de 1789 à 1851, Paris, Fayard, 1985 (« Histoire de France »,IV), p. 253.

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exilés qui avaient fui la Révolution et l’Empire 44. Ils entendaient lutter contreun régime politique et juridique dont ils considéraient qu’il dénaturait laréalité de la France. Ils étaient donc conduits à percevoir certains francophiles(ou gallomanes 45) non comme des amateurs de la France éternelle 46 – sous-entendu celle d’Ancien Régime – mais comme des alliés objectifs, au moinsintellectuellement, de la Révolution et de sa continuation impériale qui pré-tendait s’étendre à toute l’Europe 47. Napoléon ne devait-il pas écrire :

« Il n’y a pas d’autres liens entre les peuples que ceux qu’ils mettent encommun. Il fallait donc établir une entière communauté d’intérêts entre nouset les pays conquis. Il ne s’agissait pour cela que de changer leur ancien ordresocial, pour leur donner le nôtre, en mettant à la tête de ces nouvelles insti-tutions des souverains intéressés à les maintenir 48 ? ».

Tous ceux qui favorisaient l’expansion des idées juridiques modernescontribuaient, de facto, à permettre à Napoléon de porter loin « les frontièresde la révolution » 49, de bouleverser l’ordre politique international et de ren-verser des pouvoirs traditionnels en se servant « des princes mêmes » 50 :« Ces gens perdront l’Empereur [de Russie] comme ils en ont perdu tantd’autres » 51 à commencer par Louis XVI :

« Le Roi Très Chrétien, dans ses propres États a laissé la secte dogmatiseret s’étendre pendant un siècle ; il s’en est bien trouvé et il l’a voulu. Lapremière monarchie du monde, mise en l’air, est tombée par son propre poids,comme je tomberais si le fauteuil qui me soutient venait à s’anéantir sousmoi. Au moins si elle avait pu tomber seule ! Mais c’est aujourd’hui qu’onsent ce que c’est que la France » 52.

44. Etkind, et alii, op. cit., p. 12 ; Riasanovsky, op. cit., p. 334.45. Rambaud, op. cit., p. 631 ; M. Ehrhard, éd. mise à jour par J. et F. Rude, La littératurerusse, Paris, PUF, 7e éd., 1979 (« Que sais-je ? », 290), p. 21 : la « gallomanie » était dénoncéedepuis le règne de Catherine II (Le brigadier, 1769).46. Raeff, Michael Spéransky, p. 180 : « De Maistre disliked Speransky not so much as aperson, but as the representative proponent of the modern attitudes he hated most » ;cf. égal. p. 181 pour le rôle joué par le chevalier de Vernègue qui représentait les intérêts ducomte de Provence, futur Louis XVIII.47. Rambaud, op. cit., p. 619, 622. Sur les soupçons qui pesaient sur Spéransky d’entretenirune correspondance avec Paris, mais que Maistre disait ne pas être vérifiés, cf. Maistre, « Lettre334 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 105. Il faut enfin relever que Milioukov, et alii, op. cit.,t. II, p. 674 affirment que Spéransky « entretenait bien une correspondance secrète avec Paris »mais « sur l’ordre d’Alexandre lui-même ».48. Napoléon, Mémoires de Napoléon Bonaparte, Manuscrit venu de Sainte-Hélène, Paris,1821, p. 74.49. Ibid., p. 91.50. Maistre, « Lettre 321 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 40.51. « Lettre 282 », in Œuvres complètes, t. XI, p.237.52. « Lettre 321 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 41.

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Pour le comte de Maistre, Spéransky était de ceux-là. Il était une incar-nation de l’homme moderne dont le rationalisme ne pouvait mener qu’à ladestruction de la religion chrétienne et du pouvoir politique autocrate 53 quireprésentaient, sous certaines conditions, les seuls recours contre la Révolu-tion (française) 54. Il l’attaquait sur les questions constitutionnelles qui lepréoccupaient particulièrement 55. Mais il ne faut pas laisser de côté la défi-nition générale du droit de Spéransky qui se dégage du Précis ; elle estindissociable de ses idées politiques (A). Cette conception devait entraînerune inversion des relations classiques des fonctions judiciaire et législativeet des domaines du Spirituel et du Temporel (B).

A. L’adhésion à la philosophie politique moderne

Maistre se défiait de Spéransky 56. Ses critiques rejoignaient celles de lanoblesse, qui l’accusait notamment de jacobinisme 57, mais il n’y a pas depreuve qu’il ait directement participé aux intrigues ayant amené à la disgrâcede Spéransky 58. Il affirmait que ce dernier défendait une philosophie qui nepouvait conduire qu’à la corruption intellectuelle de la Russie 59. Dans ledomaine institutionnel, il l’accusait d’être un « novateur » 60, un « constituantjusque dans la moelle des os » 61, étant entendu que la « constitutionnalisa-tion » (ou « codification constitutionnelle ») est au droit public ce que la« codification » est au droit privé 62 (1). Quant à la définition du droit de

53. Anonyme, « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », in Revue Fœlix, 1836, III,Chap. I, I, art. 1, p. 700 : « L’empereur de toutes les Russies est un souverain autocrate etabsolu ; Dieu lui-même ordonne de se soumettre à son autorité suprême, non seulement parcrainte du châtiment, mais par la religion du devoir ». La traduction est attribuée à This parFœlix, loc. cit., p. 1006.54. Raeff, Michael Spéransky, p. 180.55. Cf. en part. J. de Maistre, Considérations sur la France [1797], suivi de Essai sur leprincipe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines [1809],présentation de P. Manent, Bruxelles, Éditions Complexe, 1988 (« Historiques-Politiques ») ;autre éd. : Considérations sur la France, présentation par A. Peyrefitte, Paris, Imprimerienationale, 1994 (« Acteurs de l’histoire »).56. Maistre, « Lettre 321 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 40 : « J’avoue que je me défieinfiniment du Secrétaire général ». Triomphe, op. cit., p. 291 ; Miquel, op. cit., p. 121 :« ennemi », p. 191 : « rival ».57. Fierro, « Spéranski », loc. cit., p. 1105.58. Raeff, Michael Spéransky, p. 181. Spéransky, « Lettre et explications adressées à l’empe-reur », in Tourgueneff, op. cit., p. 496 : « Je ne sais pas au juste en quoi consistaient lesdénonciations secrètes dont j’ai fait l’objet ».59. Raeff, Michael Spéransky, p. 180.60. Maistre, « Lettre 334 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 104 ; idem in « Lettre 321 », t. XII,p. 39.61. « Lettre 334 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 104.62. K. Sojka-Zielinska, « Le mouvement de codification du droit en Pologne au XVIIIe siècle »,

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Spéransky, il semble bien qu’elle relevait de la même philosophiemoderne (2).

1. L’adoption du constitutionnalisme révolutionnaire

Spéransky avait accompagné Alexandre Ier à Erfurt 63 où avait été signéeune convention entre l’empereur de Russie et Napoléon le 12 octobre 1808 :elle renforçait l’alliance de Tilsit (7 juillet 1807) 64. Spéransky avait eu l’occa-sion de s’entretenir personnellement avec l’empereur révolutionnaire 65. Favo-rable à cet accord 66, il ne pouvait, selon Maistre, qu’être animé par des « idéesmodernes » ; particulièrement, perçait, « dans tous les actes de son adminis-tration », son « goût des lois constitutionnelles » 67. Spéransky était partisand’une monarchie qualifiée d’« authentique », c’est-à-dire constitutionnelle 68,à laquelle Nicolas Karamzine (1766-1826) s’opposait 69 :

« Trouver les moyens de rendre les lois fondamentales de l’état inviolableset sacrées pour tout le monde, sans en excepter la personne du monarque, atoujours été l’objet des méditations de tous les bons rois, des meilleurs esprits,de tous ceux qui aiment leur pays et qui ne désespèrent pas de son bonheur » ;« les lois fondamentales de l’état posent des bornes au pouvoir absolu » ;« tout gouvernement absolu ou arbitraire est un gouvernement usurpé et nepeut jamais être légitime » ; « le plus grand soin » des « souverains russesdepuis Pierre Ier » semble « avoir été de donner à cet empire toutes les appa-

in L’unité des principaux États européens à la veille de la Révolution, sous la dir. de P. Villardet J.-M. Carbasse, Paris, 1992, p. 272, n. 5.63. Maistre, « Lettre 321 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 39 : « Il a accompagné l’Empereurà Erfurt ; là, il s’est abouché avec Talleyrand, et quelques personnages croient qu’il est demeuréen correspondance avec lui ». Fierro, « Spéranski », loc. cit., p. 1104.64. Van Regemorter, loc. cit., p. 165 ; Fierro, « Erfurt (entrevue d’) », loc. cit., p. 756 ; dumême, « Tilsit (traités de) », loc. cit., p. 1124. Sur le revirement qu’introduisit Tilsit dans lesrapports franco-russes, cf. A. Laureille, L’ère napoléonienne, Paris, Colin, 1974 (« U »),p. 168-169.65. Léontovitch, op. cit., p. 100.66. Taillandier, loc. cit., p. 815. Haumant, op. cit., p. 250 : « Spéranski faisait du napoléo-nisme ». Il devait toutefois se défendre par la suite de toute compromission avec les idéesrévolutionnaires : « Une seule peine est ici douloureuse pour moi : mes ennemis ont pu jeterquelques doutes sur mes principes politiques, m’accuser d’un certain attachement aux idéesfrançaises ; mais vous, Sire, qui connaissez mes opinions à cet égard, et mes travaux, vousn’avez jamais pu concevoir sur mon compte le moindre soupçon. [...] Et cependant l’opinionrépandue dans le public sur mes prétendues liaisons avec la France constitue maintenant laplus grave et même, j’ose le dire, l’unique accusation que l’on porte contre moi ». (Spéransky,« Lettre et explications adressées à l’empereur », in Tourgueneff, op. cit., p. 499-500).67. Maistre, « Lettre 321 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 39.68. Léontovitch, op. cit., p. 74-75 et 416, n. 16a ; Milioukov, et alii, op. cit., t. II, p. 673 ;Carrère d’Encausse, Le malheur russe, p. 233. Pour sa part, Miquel, op. cit., p. 192 fait allusionau « républicanisme protestant du réformateur Spéranski ».69. Léontovitch, op. cit., p. 84-85 ; R. Portal, L’empire russe de 1762 à 1855, Paris, Centrede documentation universitaire, 1966 (« Les cours de Sorbonne »), p. 17.

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rences d’un gouvernement monarchique, en gardant dans leurs mains le pou-voir le plus absolu. [...] il n’y a pas de pays au monde où les mots s’accordentmoins avec les choses qu’en Russie. [...] Voilà la source de l’erreur danslaquelle tombent nécessairement tous ceux qui jugent de la Russie sur lesapparences. En apparence nous avons tout, et en réalité nous n’avons rien ;surtout nous n’avons pas encore un gouvernement monarchique » 70.

L’idée de Spéransky de création de la Douma d’État et de doumas localestémoignait de cette pensée ; Alexandre Ier lui avait en effet confié la prépa-ration d’une constitution 71. Élaboré en 1809 72, ce projet reposait en définitive« sur le postulat discutable que la Russie en était à 1788 et qu’il valait mieuxprévenir une révolution que la subir » 73. À l’instar de Kant 74, Spéranskypréconisait le changement constitutionnel par la réforme

– « Vint enfin le règne de Catherine II. Tout ce qu’on avait fait ailleurspour l’organisation des états-généraux, tout ce que les écrivains politiques del’époque proposaient de mieux pour hâter le progrès de la liberté, tout ce quel’on avait tenté en France pendant vingt-cinq ans pour prévenir cette granderévolution dont on entrevoyait l’imminence, Catherine II l’employa dansl’organisation de la commission des lois » 75. –

et non par la révolution :

« Tout l’esprit de ce plan consistait à établir, au moyen de lois et d’insti-tutions, la puissance du gouvernement sur des bases fixes, et par là à donnerà l’action du pouvoir suprême plus de régularité, plus de dignité et plus deforce véritable » 76.

Maistre devait commenter le texte de Spéransky par une formule où trans-

70. Spéranski, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 430, 432, p. 433, p. 436-437.71. Milioukov, et alii, op. cit., t. II, p. 671-672 ; Tourgueneff, op. cit., t. III, p. 424 ; Léon-tovitch, op. cit., p. 65 ; G. Sokoloff, La puissance pauvre, Une histoire de la Russie de 1815à nos jours, Paris, Fayard, 2e éd., 1996, p. 34, n. 1.72. Léontovitch, op. cit., p. 62 ; Riasanovsky, op. cit., p. 333. D. Christian, « The politicalideals of Michael Spéransky », in The Slavonic and East European Review, [London], 1976,54, p. 192-213 : comparaison des premiers essais de Spéransky datant de 1802 avec le projetde 1809, ce dernier étant analysé comme en recul par rapport à l’ambition affichée en débutde carrière. Cf. M. Spéransky, Proyekty i zapiski, éd. S. N. Valk, Akademija Nauk SSSR,Moscou-Léningrad, 1961.73. Van Regemorter, loc. cit., p. 164.74. E. Kant, Métaphysique des mœurs, Première partie, Doctrine du droit, préf. de M. Villey,intr., trad. par A. Philonenko, Paris, Vrin, 1971 (« Bibliothèque des textes philosophiques »),§ 49, Remarque, A, p. 204 : « Un changement de la constitution (vicieuse) de l’État peut bienêtre parfois nécessaire – mais il ne peut être accompli que par le souverain lui-même par uneréforme, et non par le peuple, c’est-à-dire par révolution – et si cette révolution a lieu, ellene peut atteindre que le pouvoir exécutif, non le pouvoir législatif ». ; cf. égal. § 52, p. 223-224,Appendice, p. 255 ; p. 64 (Philonenko).75. Spéransky, « Extraits de l’introduction au projet d’une organisation constitutionnelle del’état », in Tourgueneff, op. cit., t. III, Note R[-1], p. 426.76. « Lettre et explications adressées à l’empereur », in Tourgueneff, op. cit., p. 489 ; p. 497 :« Le fait est que j’ai toujours trouvé ces institutions mauvaises et incohérentes. Mais c’était

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paraissait son effroi et son dédain : « toute cette belle constitution projetée [...]était aussi de son invention » 77. Il rédigea contre ces idées, en mai 1809, unEssai sur le principe générateur des constitutions politiques et autres insti-tutions humaines, diffusé d’abord à l’état de manuscrit 78. La totalité du projetde Spéransky n’aboutit finalement pas :

« V. M. avait enfin résolu de commencer à mettre ce plan à exécution. Ileût peut-être été plus utile d’en exécuter simultanément toutes les parties ; onaurait alors vu l’harmonie qui existe entre elles, et il n’en serait résulté aucuneconfusion dans la marche des affaires » 79.

Maistre fut soulagé : « l’Empereur quoique porté à ces sortes de nouveautéssentit cependant trembler sa main, et ne voulut pas signer » 80.

Même s’il peut être considéré que « la portée » des lois, dites fondamen-tales, de Russie était « très limitée » 81, il n’est pas étonnant que Spéranskyles ait intégrées dans le premier code du Svod Zakonov 82. Cela est caracté-ristique d’un esprit moderne pour lequel les règles institutionnelles devaientêtre écrites a priori 83 de façon définitive et non pas dégagées au fur et àmesure des circonstances. La position de Spéransky était d’autant mieux

là l’opinion de tous les hommes bien pensants, et, j’ose le dire, la vôtre même, Sire ». Léon-tovitch, op. cit., p. 68, 75.77. Maistre, « Lettre 334 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 104-105.78. Cet ouvrage fut achevé en 1812 et connut, par la suite, plusieurs éditions entre 1814 et1824 : cf. Triomphe, op. cit., p. 247 et, en part., p. 602.79. Spéransky, « Lettre et explications adressées à l’empereur », in Tourgueneff, op. cit.,p. 489-490. Sokoloff, op. cit., p. 50.80. Maistre, « Lettre 334 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 104-105.81. Raeff, « Codification et droit en Russie impériale », loc. cit., p. 55, n. 9.82. Spéransky, Précis, p. 111. Pour une traduction française (incomplète) des lois fondamen-tales de l’empire de Russie, cf. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit.,p. 700-707, p. 789-796, p. 962-968. L’expression de « lois fondamentales de l’empire deRussie » était, semble-t-il, utilisée au chap. II, VI, art. 203, p. 968. This l’utilisa en 1835 :« Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit., p. 400, 543. Lamême expression de « lois fondamentales de l’Empire russe (Osmounyé Zakony) » était utiliséepar Robakowski, op. cit., p. 6.83. Pour la critique de Maistre « des constitutions écrites et a priori », cf. J.-P. Cordelier, Lathéorie constitutionnelle de Joseph de Maistre, Thèse droit [1961], s. l. [Paris], 1965, p. 106-111. Tout en utilisant une formule inadéquate, celle de lois fondamentales (p. 543 : « L’essencedes lois fondamentales est d’exister, d’être, sans qu’on puisse décider le mystère de leurorigine, sans qu’on puisse dire autre chose, sinon qu’elles existent parce qu’elles existent ».),This semblait rejoindre Maistre dans la critique du constitutionnalisme moderne : « Noticehistorique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit., p. 544 : « nous ne dirionspas, comme Thomas Payne, qu’une constitution n’existe qu’en tant qu’on peut la mettre danssa poche ; mais nous dirions volontiers avec le Maistre [sic], qu’une constitution n’est pas unouvrage d’esprit, comme une ode et une tragédie ; tant est forte notre conviction que l’hommene peut faire de constitution de premier jet, de constitution, pour ainsi dire, divinatoire. Il n’ya pas de second Moïse ! » This, « Des codifications et des coordinations », loc. cit., p. 501 :« Nous nous déclarons l’adversaire des codes a priori, comme nous avons combattu naguèreles enthousiastes de ces constitutions de facture humaine, de ces chartes prime-sautières, faitesà jour donné, et dont aucune n’a vécu âge d’homme ».

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explicable que Pierre le Grand (1672-1725) avait suspendu l’application desrègles traditionnelles de dévolution de la couronne (oukase du 5 février 1722)qui permettait au tsar de nommer l’héritier de son choix 84, avant que Paul Ier

n’établît une loi de succession au trône (statut du 5 avril 1797) 85. Dans lavision moderne, les règles constitutionnelles étaient devenues le résultat d’unevolonté :

« quand les souverains cessèrent d’être les pères de leurs sujets, quand ilscommencèrent à user de leur puissance contrairement aux véritables intérêtsde ceux-ci, alors, aux conditions générales sur lesquelles la volonté du peupleavait fondé le gouvernement, et qui, par leur incertitude et leur insuffisance,avaient fini par aboutir à l’arbitraire, on jugea indispensable d’ajouter desrègles spéciales, de définir d’une manière plus stricte l’objet des désirs dupeuple. Ces règles furent nommées lois fondamentales du pays, et leur ensem-ble constitution » 86.

De même, Spéransky intégra, dans la collection complète des lois 87, leNakaz de Catherine II 88 qui avait dû légitimer son pouvoir fondé sur uneusurpation 89 : elle y développait une argumentation qui faisait de la Russieun État « dont le système légal relevait d’un ordre rationnel et non plustraditionnel » 90. Elle employait d’ailleurs l’expression de « Loix fondamen-tales » 91. Il faut noter que cette dernière n’apparut en France qu’à la findu XVIe siècle pour désigner l’ensemble des règles de dévolution de la cou-

84. M. Heller, Histoire de la Russie et de son empire, trad. du russe par A. Goldefy-Faucard,index par M. Pierret, Paris, Plon, 1997 (« Champs Flammarion », 410), p. 462, 616 ; Portal,L’empire russe de 1762 à 1855, p. 18-19 ; Milioukov, et alii, op. cit., t. I, p. 425.85. Spéransky, « Extraits de l’introduction au projet d’une organisation constitutionnelle del’état », in Tourgueneff, op. cit., p. 427 : « Le règne de l’empereur Paul Ier est remarquablepar la loi sur la succession au trône ».86. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 431.87. Raeff, « Codification et droit en Russie impériale », loc. cit., p. 54, n. 5.88. Rédigé entre 1764 et 1766, le Nakaz était une « Instruction destinée à la Commission desdéputés » et n’était « pas le programme des mesures » que l’impératrice se proposait deprendre : il s’agissait d’ « une série de réflexions abstraites » révélant « ses idées politiques »(Milioukov, et alii, op. cit., t. II, p. 551). Spéransky, « Extraits de l’introduction au projetd’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tourgueneff, op. cit., p. 426 : « on rédigeapour cette assemblée une instruction, qui contenait un résumé des meilleures vérités politiquesde l’époque ».89. Venturi, op. cit., p. 17, 21, 278.90. Carrère d’Encausse, Le malheur russe, p. 233.91. Diderot, Observations sur l’instruction de S. M. I. aux députés pour la confection deslois (1774), éd. P. Ledieu, Paris, 1921 : Catherine II, Nakaz, Chap. III, art. 20, p. 22. Cetteédition présentant l’avantage de donner le texte de Catherine II et, au-dessous, le commentairede Diderot, c’est elle qui a été utilisée pour la présente étude. Pour le texte seul de l’impéra-trice : Catherine II, Instruction de Sa Majesté impériale Catherine II, pour la commissionchargée de dresser le projet d’un nouveau code de lois, Saint-Pétersbourg, 1769 et Amsterdam,1771 ; Code russe, ou instructions adressées par ... l’impératrice de toutes les Russies à lacommission établie pour travailler à l’exécution du projet d’un nouveau code de lois (30 juil-let 1767), trad. de l’all., Amsterdam, 3e éd., 1775.

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ronne et de celles concernant le domaine de cette dernière. Prétendant sesubstituer à la notion de coutume, son emploi manifestait déjà une conceptionmoderne du droit : volontariste et positiviste. Elle devait amener au consti-tutionnalisme révolutionnaire. Or, ce fut bien dans le sens de constitutionque l’impératrice employa cette expression et non dans celui de principescoutumiers hors d’atteinte de toute volonté humaine : « Les Loix fondamen-tales d’un État supposent nécessairement des canaux moïens, c’est-à-dire desTribunaux, par où découle la puissance du Souverain » 92.

Spéransky apparaît dans la lignée de la pensée moderne de Catherine II ;les différents types et stades de pouvoirs devaient être organisés, hiérarchisés,intégrés dans un système général, une « constitution de l’État » 93, à l’instardes rouages d’une mécanique qui, une fois établie, n’a plus de raison d’évo-luer : « de telles Loix rendent fixe et inébranlable la constitution d’un État » 94.Pour Spéransky, la constitution devait servir à garantir que les sujets et lesinstitutions s’acquittassent de leurs obligations 95. Il considérait que la réformedes organes publics comptait plus et devait avoir la priorité sur la codificationdu droit, d’autant que cette dernière ne pouvait pas être rédigée de façonefficace dans le désordre institutionnel de l’empire de Russie ; une codifica-tion ne pouvait pas être complète tant qu’un pays n’avait pas de règlespolitiques et administratives certaines : « Tout le monde se plaint de la confu-sion qui règne dans nos lois civiles ; mais le moyen de les améliorer, d’ymettre l’ordre désirable, quand on manque de lois politiques ! » 96 Commepour Portalis, les dispositions juridiques devaient être en harmonie avec lesrègles politiques : « Le code Civil est sous la tutelle des lois politiques ; ildoit leur être assorti. Ce serait un grand mal qu’il y eût de la contradictiondans les maximes qui gouvernent les hommes » 97. Le rôle d’une constitutionétait de permettre la protection des libertés politiques et civiles :

« Quand un peuple a établi des lois fondamentales [...], il n’a pas encorepar là fondé la liberté si la puissance du gouvernement reste ce qu’elle étaitavant l’existence de ces institutions. [...] Tout gouvernement, pour être légi-time, doit être basé sur la volonté générale du peuple. La force ne saurait êtrelimitée que par la force... [...] Donc la puissance du gouvernement ne peut

92. Catherine II, op. cit., Chap. III, art. 20, p. 22.93. Ibid., Chap. IV, art. 28, p. 24.94. Ibid., Chap. III, art. 21, p. 22.95. Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795 ; Léontovitch, op. cit., p. 79.96. Spéransky, « Extraits de l’introduction au projet d’une organisation constitutionnelle del’état », in Tourgueneff, op. cit., p. 428. Raeff, Michael Speransky, p. 126-127, 132-133 ; cf.,à ce propos, l’opinion du socialiste Saint-Simon, sur Spéransky : Haumant, op. cit., p. 335.97. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 25. Spéransky connais-sait Tronchet et les auteurs qui lui étaient apparentés, Portalis, Bigot de Préameneu et Maleville(Léontovitch, op. cit., p. 107) ainsi que le dictionnaire de Merlin et le répertoire de Favard deLanglade (Précis, p. 73-74, n. 1).

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être limitée que par la puissance du peuple.Ces deux puissances ont la mêmesource, le gouvernement ne pouvant avoir d’autre puissance que celle que luia départie le peuple » 98.

À l’instar des Lumières et de Kant, Spéransky ne voyait « le droit qu’enfonction et qu’à partir de l’individu » 99. Encore faut-il déterminer commentSpéransky définissait le droit et en répartissait les différentes matières.

2. L’acceptation de la définition et d’une division moderne du droit

Les formules employées par Spéransky pour analyser la forme et la matièredu droit le rattachent explicitement à la pensée philosophique moderne.Lorsqu’il affirmait, d’une part, que c’étaient « des rapports » que naissaient« les droits et les obligations » et que, d’autre part, il considérait que cesrapports étaient « déterminés et garantis par les lois » 100, Spéransky combinaitdes éléments relevant des philosophies classique et moderne. En effet, pourla première, le droit était une chose extérieure à l’homme dont l’attributionà la persona dépendait d’un rapport (le litige, l’acte héroïque). En revanche,la conception moderne s’épanouissait clairement lorsqu’il était soutenu queces rapports n’étaient pas le fruit de la vie réelle, mais étaient établis par laloi. Ainsi Spéransky exprimait une conception positiviste et volontariste dudroit qui était déjà présente chez Catherine II, pour qui le droit devait êtreprotégé par la loi : « voir chacun de ses Concitoyens, en particulier, protégépar les Loix qui, sans restreindre son bien-être, le mettent à l’abri de touteentreprise qui porterait atteinte à cette maxime » 101. Elle se retrouvait égale-ment chez Kant 102. Le juriste russe était aussi très proche d’un autre codifi-cateur, en l’occurrence français, Portalis 103. Selon ce dernier, la justice étaitréalisée par l’application de la loi : « si elles [les lois civiles] ne fondent pasle gouvernement, elles le maintiennent ; elles modèrent la puissance, et contri-buent à la faire respecter, comme si elle était la justice même » 104. Il assimilaitle droit, la nature des choses et la raison humaine 105 ; par conséquent, les

98. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 432-433. Léontovitch, op. cit., p. 63-64, 67.99. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, p. 17 (Villey).100. Spéransky, Précis, p. 116.101. Catherine II, Nakaz, art. 3, p. 11. Fr. Bluche, Le despotisme éclairé, Paris, Fayard, 1969,réimpr. Paris, Hachette, 1993 (« Pluriel », 8442), p. 179 : « Au long du recueil s’exprime laprimauté de la loi, naturelle, protectrice, tutélaire ».102. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, § 45, p. 195 : « le pouvoir judiciaire(qui attribue à chacun le sien suivant la loi) » ; Appendice, p. 256 : « la puissance législatricesuprême, qui détermine d’abord ce qui doit ou non être publiquement juste ».103. J. Vanderlinden, Le concept de code en Europe du XIIIe au XIXe siècle, Essai de Définition,Bruxelles, ULB, 1967, p. 44, p. 452-454.104. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 15.105. Ibid., p. 24 : « La raison, en tant qu’elle gouverne indéfiniment tous les hommes,

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lois, fruits de la volonté du souverain 106, devaient être la réduction du droiten règles positives : « Le droit est la raison universelle, la suprême raisonfondée sur la nature même des choses. Les lois sont ou ne doivent être quele droit réduit en règles positives, en préceptes particuliers » 107.

De la constatation et de la sanction d’un acte de la personne, le droitdevenait la manifestation d’un contrôle de l’être, de la conduite de l’homme.Pour Spéransky, qui assimilait la loi morale et le droit naturel, ce dernierdevant être réalisé par le droit positif, les « lois de la conscience » et les« lois positives » avaient « le même but et le même contenu » 108. Selon lui,la philosophie du droit traitait « des idées primitives de la moralité desactions » 109. Cette conception était d’ailleurs celle de Catherine II pour quila loi devait punir le vice : « Des Loix qui veulent faire envisager commetrès importans des actes qui n’ont aucun rapport ni avec le vice, ni avec lavertu, produisent ce fâcheux effet, qu’elles font regarder des actes indispen-sables comme peu nécessaires » 110. Ainsi le droit ne visait plus le fait (l’hybrisou l’injuria), mais la raison de l’homme capable de comprendre la forcedéontique de la loi : « Les Loix sont faites pour tous les hommes en général.Tous sont obligés de s’y conformer. Il faut donc que tous puissent les com-prendre » 111. Il est donc cohérent que Spéransky prît pour fondement du droitla nature humaine 112 et non pas, comme le faisait l’école classique, la naturedes choses.

Cette conception du droit était moralisatrice ; elle était inscrite dans leslois fondamentales : « La loi légalement publiée doit être religieusement etstrictement observée par tous et par chacun » 113. Spéransky la partageait avec

s’appelle droit naturel » ; p. 27 : « que la raison particulière d’aucun homme ne puisse jamaisprévaloir sur la loi, raison publique » ; « Exposé des motifs du titre préliminaire du code civil,de la publication, des effets et de l’application des lois en général » (4 ventôse, an XI), inibid., p. 63 : « Il est sans doute une justice naturelle émanée de la raison seule, et cette justice,qui constitue pour ainsi dire le cœur humain, n’a pas besoin de promulgation ».106. Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 25 : « Dans chaque cité, la loiest une déclaration solennelle de la volonté du souverain sur un objet d’intérêt commun » ;« Exposé des motifs du titre préliminaire du code civil, de la publication », p. 63 : « le droitnaturel ne suffisait donc pas : il fallait des commandements ou des préceptes formels etcoactifs ».107. Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 24.108. Léontovitch, op. cit., p. 78-79.109. Spéransky, Précis, p. 115, n. 1.110. Catherine II, Nakaz, Chap. XIX, art. 461, p. 112 ; cf. égal. Chap. VI, art. 43, p. 29. Demême, Portalis considérait que les lois devaient « ménager les habitudes, quand ces habitudesne sont pas des vices » (Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 28).111. Catherine II, Nakaz, Chap. XIX, art. 458, p. 112 ; Chap. II, art. 14, p. 18 : « êtres douésde raison » ; cf. égal. Chap. V, art. 32, p. 25 ; Chap. XI, art. 252, p. 71.112. Léontovitch, op. cit., p. 64.113. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VIII, art. 63, p. 792.Sur cette question de la confusion de la morale et du droit, cf. les travaux de Michel Villey,not. Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2e éd., 1962 (« Philosophie

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l’école jusnaturaliste moderne, avec Portalis 114 et Kant 115. Elle le conduisità déformer radicalement le rôle du rapport dans la fonction de justice. Eneffet, si, d’un côté, il affirmait que deux « liens » ou « deux ordres de rap-ports » étaient « nécessaires dans un état », ce qui rappelait bien les égalitésgéométrique et arithmétique gréco-romaines (respectivement la relation de lapartie avec le tout et celle des parties entre elles), de l’autre, il établissaitque ces rapports étaient soit « politiques », soit « civils » 116, ce qui démontrel’empreinte du modernisme. Car, pour la position classique, ce qui était propreà la polis ou à la civitas était identifiable. Cette opposition, sur laquelleCatherine II avait été moins explicite 117, était très proche de celle de Mon-tesquieu 118 (reprise par Portalis 119) qui avait distingué les lois politiques(celles « dans le rapport qu’ont ceux qui gouvernent, avec ceux qui sontgouvernés ») des lois civiles (celles « dans le rapport que tous les citoyensont entre eux ») 120. Spéransky avait déjà utilisé cette distinction entre poli-tique et civil dans son projet de constitution de 1809 ; il y faisait le départentre les droits civils (généraux et particuliers) et les droits politiques (supé-rieurs et qui n’étaient accessibles qu’à une minorité) 121. Il reprenait ainsi, à

du droit », 6), p. 203-219 et Seize essais de philosophie du droit, dont un sur la criseuniversitaire, Paris, Dalloz, 1969 (« Philosophie du droit », 12), p. 107-120.114. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 15 : les « lois civi-les [...] atteignent chaque individu, elles se mêlent aux principales actions de sa vie, elles lesuivent partout ; elles sont souvent l’unique morale du peuple [...] » ; p. 24 : « Le droit estmoralement obligatoire » ; bien que Portalis déniât au droit une fonction moralisatrice (p. 26 :« Ce qui n’est pas contraire aux lois, est licite. Mais ce qui leur est conforme, n’est pas toujourshonnête ; car les lois s’occupent plus du bien politique de la société que de la perfectionmorale de l’homme »), il visait, dans son système, la conduite de l’homme (p. 26 : la loi« permet ou elle défend ») et non la répartition des choses extérieures en fonction du méritede la personne, ce qui était bien une appropriation du domaine d’intervention de la moraledans le système classique. Ainsi, qu’une personne fût ou non catholique (la loi devant être lamême pour tous) le divorce (moralement interdit à la première) devenait « une pure questioncivile » (p. 33).115. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, p. 17 (Villey).116. Spéransky, Précis, p. 115 ; p. 116 : « De là deux ordres de lois : les lois politiques etles lois civiles ».117. Catherine II, Nakaz, Chap. III, art. 19, p. 21 : « le Souverain est la source de tout pouvoirpolitique et civil » ; Chap. XVIII, art. 405, p. 104 : « L’ordre des successions dérive desprincipes du droit politique ou civil, et non pas de ceux du droit naturel ».118. Sur les points de convergence et de divergence de Catherine II et de Montesquieu,cf. Milioukov, et alii, op. cit., t. II, p. 552-553.119. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 15-16 : « De bonneslois civiles [...] la loi politique » ; p. 18 : « droits politiques et civils » ; p. 25 : « Les rapportsde ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés, et de chaque citoyen avec tous, sontla matière des lois constitutionnelles et politiques. Les lois civiles disposent sur les rapportsnaturels ou conventionnels, forcés ou volontaires, de rigueur ou de simple convenance, quilient tout individu à un autre individu ou à plusieurs ».120. Montesquieu, De L’esprit des Lois, texte établi et présenté par J. Brethe de la Gressaye,Paris, Les Belles Lettres, 1950-1961, 4 vol. « Budé »), t. I, Liv. I, Chap. III, p. 24-25.121. Riasanovsky, op. cit., p. 333.

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la suite de Sieyès 122 et de Kant 123, la distinction entre citoyens actifs etpassifs :

« Le fractionnement du peuple en différentes classes, en différentes cor-porations, peut être considéré comme la cause de tout gouvernement absolu » ;« il faut commencer par organiser autrement qu’elles ne sont les différentesclasses du peuple, et par changer les relations qu’elles ont entre elles et avecle trône » ; « il n’y a que deux grandes divisions à établir dans une monarchielimitée : la haute classe, chargée de veiller au maintien des lois ; et la classeinférieure, séparée de l’autre de nom et en apparence, mais identifiée avecelle par ses intérêts. [...] Le peuple doit participer à la confection des lois,sinon de toutes, au moins de quelques-unes. [...] Le peuple confie à l’aristo-cratie, comme étant chargée de le représenter, le maintien des lois ». « Laclasse supérieure [...] est destinée à remplir les premières fonctions de l’état,et à veiller à la conservation des lois » 124.

Parmi les lois politiques, il y en avait qui portaient « sur l’état des per-sonnes » et qui déterminaient « les droits et les obligations des sujets, d’aprèsle degré de leur participation à l’ensemble des institutions et des forces del’état » 125. Dans sa conception, les droits civils de chacun des individus (surleur personne et leurs biens 126) ne pouvaient être garantis que par l’établis-sement des droits politiques, reconnus aux plus intéressés à la protection despremiers :

« Tous les droits civils et politiques peuvent être divisés en trois sortes :1o Droits civils généraux, communs à tous les citoyens ; 2o Droits civilsspéciaux, appartenant seulement aux personnes appelées à en jouir par leuréducation et leur genre de vie ; 3o Droits politiques, appartenant à ceux quisont propriétaires » ; « Les nobles jouiront, en raison de l’importance de leurspropriétés, des droits politiques, c’est-à-dire de ceux qui rendent électeurs etéligibles » ; « Le tiers-état jouit des droits civils généraux, mais non de tousles droits civils spéciaux, ni de tous les droits politiques » ; « La classeouvrière jouira des droits civils généraux. [...] De cette manière toutes lesclasses du peuple se trouveront liées les unes aux autres. Les personnes des

122. Abbé Sieyès, « Le premier projet de déclaration de Sieyès (20-21 juillet 1789) », in Ladéclaration des droits de l’homme et du citoyen, présentée par S. Rials, Paris, Hachette, 1988(« Pluriel », 8527), p. 605, art. XXVI : « La loi ne peut être que l’expression de la volontégénérale. Chez un grand peuple, elle doit être l’ouvrage d’un corps de représentants choisispour un temps court, médiatement ou immédiatement par tous les citoyens qui ont à la chosepublique intérêt avec capacité. Ces deux qualités ont besoin d’être positivement et clairementdéterminées par la constitution ».123. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, § 46, Remarque, p. 196 ; p. 64(Philonenko).124. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 434, 444, 435, 444. Léontovith, op. cit., p. 65-66.125. Spéransky, Précis, p. 118-119.126. Ibid., p. 115-116 : « Les rapports politiques sont intérieurs et extérieurs ; il n’est iciquestion que des premiers. Les rapports civils embrassent la famille et les biens » ;cf. égal. p. 119-120.

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classes inférieures pourront toujours parvenir, par l’exercice de leur industrie,par leurs travaux, à entrer dans la classe supérieure » 127.

Spéransky apparaît donc comme un libéral dans le sens où il considérait quele pouvoir politique avait pour finalité de défendre les droits déclarés commeappartenant aux individus. Ce qu’il appelait dans le Précis les lois politiquesde la seconde classe (« lois préservatives » comme les règlements de policeet lois pénales) devaient garantir « par des mesures d’ordre politique lesrapports politiques et civils, et les droits » qui en dérivaient 128.

Cette répartition de la matière juridique en civil et politique devait êtremise en application dans le plan du Svod Zakonov divisé en huit codes 129 :les lois politiques de la première classe (codes I à IV) et de la seconde classe(codes VII et VIII) encadraient les lois civiles, elles aussi divisées en deuxcatégories (codes V et VI) 130. Spéransky organisa donc la présentation géné-rale du droit russe en considérant que les lois pénales devaient terminer lecode parce qu’elles étaient, comme l’avait défendu Portalis, « moins uneespèce particulière de lois que la sanction de toutes les autres » 131. Pour s’enféliciter, This, qui critiquait néanmoins la méthode ayant présidé à l’élabo-ration du plan général 132, relevait que le Svod, contrairement aux « pandectesde Justinien », embrassait « la législation [...] dans son universalité » 133.Exploit ou nécessité de l’omnipotence du droit d’origine législative dans unesociété incapable de s’autoréguler 134 ?

127. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 451-452, 452, 453, 454. Léontovitch, op. cit., p. 62-63, 65.128. Spéransky, Précis, p. 119.129. Ibid., p. 111. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie »,loc. cit., p. 417 ; Code civil de l’empire de Russie, p. L (intr.). Jay, op. cit., p. 32 préféraitparler, quant à lui, de trente-cinq codes répartis en huit livres. F.-A. Isambert, Pandectesfrançaises ou recueil complet des lois et de la jurisprudence... dans l’ordre chronologique,avec une table alphabétique et raisonnée des matières, du 5 mai 1789 au 1er janvier 1835,Paris, Mame, 1834, 2 vol., t. I, p. 8.130. Spéransky, Précis, p. 119 ; p. 123, n. 1 : les lois politiques de la seconde classe ont étéplacées à la suite des lois civiles et non après les lois politiques de la première classe car ellesconstituaient la garantie générale « tant des rapports politiques que des rapports civils » et ilétait donc nécessaire de présenter d’abord ces derniers.131. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 25.132. Cf. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 522-526.133. Ibid., p. 521, 522 ; ibid., p. 522 : « la législation politique, organique, administrative,judiciaire, financière, commerciale, dans son universalité ».134. H. Carrère d’Encausse, Le pouvoir confisqué, Gouvernants et gouvernés en URSS, Paris,Flammarion, éd. mise à jour, 1980, réimpr. Paris, LGF, 1982, p. 18 : l’URSS a hérité du traitde la Russie que « la société » a accepté « pour des raisons diverses » la « toute-puissance del’État » et « son intervention dans tous les domaines de la société ».

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B. L’inversion des relations classiques des pouvoirs

Si la conception de Spéransky de la politique et du droit était moderne,elle était, en tout cas, cohérente. Deux applications aux mécanismes juridiqueset institutionnels 135 peuvent être étudiés : la finalité du pouvoir politiqueapparaissait grâce, d’une part, à son mode d’exercice manifesté par l’articu-lation des fonctions judiciaire et législative (1) et, d’autre part, à l’organisationde l’intervention du Temporel dans le domaine du Spirituel (2).

1. L’articulation moderne des fonctions judiciaire et législative

Spéransky était favorable à l’indivisibilité des fonctions judiciaire, légis-lative et exécutive dans la main de l’empereur 136, ce qui s’accordait avec leprincipe kantien de la subordination et de la coordination des pouvoirs 137.Cependant, dans son projet constitutionnel, il avait envisagé à l’écheloninférieur une distinction entre le législatif et l’exécutif 138. Cet aspect de laréforme ne fut pas mis en œuvre. Il réaménagea toutefois « l’appareil minis-tériel hérité de Pierre-le-Grand » 139 en confiant notamment l’examen et lapréparation des lois à un Conseil d’État (1810) 140, imité de celui de Napo-léon 141, « calqué à la vitre sur celui de France » selon Maistre 142. Spéranskycontestait toutefois cette analyse : « les uns n’ont vu dans cette institutionqu’une imitation de ce qui existe en France, quoique, à l’exception de ladistribution des affaires par section, il n’y ait rien de commun entre le conseil

135. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 454 : « Les lois organiques déterminent la forme des institutions qui serventde moyens d’action aux forces de l’état ».136. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VIII, art. 47, p. 789 :« L’empire de Russie est administré d’après les principes solides tracés dans des lois positives,des décrets et règlements émanant de la puissance suprême ». S. G. Zézas, Études historiquessur la législation russe, Paris, Durand, 1862, p. 201-202 ; Léontovitch, op. cit., p. 75, 76 ;Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795.137. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, § 48, p. 198 ; p. 65 (Philonenko).138. Sokoloff, op. cit., p. 34, n. 1 ; Fierro, « Spéranski », loc. cit., p. 1104-1105 ; Léontovitch,op. cit., p. 69.139. Sokoloff, op. cit., p. 34, n. 1. Spéranski, « Extraits du projet d’une organisation consti-tutionnelle de l’état », in Tourgueneff, op. cit., p. 467 : « L’organisation des ministères en1802 fut sans contredit la première base, la base importante d’une meilleure organisation del’administration intérieure de l’empire. Mais cette organisation renferme beaucoup d’imper-fections ».140. Léontovitch, op. cit., p. 68-69 ; ibid., p. 74 : il faut relever que dans son projet initial,le Conseil d’État n’était pas « un organe exclusivement législatif, mais l’organe suprême destrois pouvoirs, au-dessus duquel » il ne devait y avoir « que le monarque lui-même » ; Sokoloff,op. cit., p. 34, n. 1 ; Van Regemorter, loc. cit., p. 165.141. Riasanovsky, op. cit., p. 334.142. Maistre, « Lettre 334 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 104.

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d’état français et le conseil d’état russe » 143. Les projets de lois étaient d’abordsoumis à l’examen du Conseil avant d’être déférés à l’approbation de l’empe-reur, ce dernier n’étant pas lié par les avis du premier 144. En prenant sadécision, l’empereur agissait-il d’abord en législateur ou en juge 145 ? Il sem-ble que son pouvoir relevait de la conception classique du droit qui faisaitdu souverain, même exerçant le pouvoir législatif 146, avant tout un juge endernier ressort 147. Il disposait de la justice retenue, tandis que la justicedéléguée était confiée à une hiérarchie de tribunaux dans laquelle le plusélevé était le Sénat 148.

Pour autant, certaines formules de Spéransky laissent accroire qu’il par-tageait la conception symptomatique des Modernes (présente notamment chezKant 149) de l’articulation des fonctions souveraines. Il tenait que le judiciairedécoulait du normatif : « Le pouvoir judiciaire, par son essence, dans les

143. Spéranski, « Lettre et explications adressées à l’empereur », in Tourgueneff, op. cit.,p. 490-491.144. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VIII, art. 49, p. 789 :« soumettent leur proposition [...] à l’appréciation souveraine » ; Chap. I, VIII, art. 50, p. 789 :« Toute proposition législative est discutée dans le conseil de l’empire ; elle est ensuite soumiseà l’appréciation souveraine et ne reçoit d’exécution que par la sanction du pouvoir suprême » ;Chap. I, VIII, art. 51, p. 789 : « nulle loi ne peut recevoir d’exécution sans la confirmationdu pouvoir suprême » ; Chap. I, VIII, art. 54, p. 790 : « Une loi nouvelle, de même que lecomplément d’une loi en vigueur, ne peuvent avoir d’existence que par la signature autographedu souverain ». Zézas, op. cit., p. 209 ; Léontovitch, op. cit., p. 69-70.145. Sur la dichotomie entre le tsar et l’empereur et sa conséquence du point de vue politique,cf. A. Besançon, Le tsarévitch immolé, La symbolique de la loi dans la culture russe, Paris,Plon, 1967, rééd. Paris, Paris, Payot, 1991 (« Bibliothèque historique »), p. 129-136.146. Zézas, op. cit., p. 200-202.147. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 403-404 ; Code civil de l’empire de Russie, p. XVI (intr.) ; p. LXXVIII (intr.) : « Toutejustice émane du pouvoir souverain de l’empereur ; autocrate, lui seul est juge inamovible ;ses décisions sont seules définitives » ; Zézas, op. cit., p. 210-211 : « Toute justice dérive dupouvoir suprême de l’empereur. Appelé à gouverner en vertu du principe fondamental d’auto-cratie, il est juge souverain ; les décisions émanées de lui sont rendues sans que le droit d’appelexiste ».148. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 464 : « Le sénat formera le tribunal supérieur pour tout l’empire ». Codecivil de l’empire de Russie, p. LXXIX-XC (intr.) ; Cadot, op. cit., p. 341. Pour un jugementtrès négatif des institutions russes, cf. l’opinion du prince Kozlovski, catholique converti,rapportée par Custine, La Russie en 1839, lettre V (Paris, Solin, 1990, t. 1, p. 102-103) : « Ledespotisme complet, tel qu’il règne chez nous [...] » ; « L’autocratie, qui n’est qu’une démo-cratie idolâtre, produit le nivellement tout comme la démocratie absolue le produit dans lesrépubliques simples ».149. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, § 45, p. 195 : « Le pouvoir souverain(souveraineté) qui réside en la personne du législateur, le pouvoir exécutif, en la personne quigouverne (conformément à la loi) et le pouvoir judiciaire (qui attribue à chacun le sien suivantla loi) en la personne du juge (potestas legislatoria, rectoria et iudiciaria) » ; § 49, p. 199 :« Le souverain Beherrscher du peuple (le législateur) [...] » ; § 49, Remarque, A, p. 201 : « ondoit obéir au pouvoir législatif actuellement existant, qu’elle qu’en puisse être l’origine » ; cf.égal. Appendice, p. 254.

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attributions du pouvoir exécutif » 150. En effet, il considérait que le manquede lois dans certains domaines, entraînant par ailleurs la surabondance detextes séparés 151 dans d’autres, avait freiné la justice en Russie, car le jugedevait « recourir au législateur » 152. Le référé au souverain législateur étaitd’ailleurs contenu dans les lois fondamentales :

« Toutes les autorités, sans exceptions, [...] ne peuvent, sans en avoir référéà S.M. Impériale, y [les lois] changer une seule lettre et souffrir la vacillationfallacieuse des interprétations arbitraires » ; « En cas d’obscurité ou d’insuf-fisance de la loi en vigueur, toute autorité et administration a le droit etl’obligation d’en référer à l’autorité qui lui est immédiatement préposée,laquelle, si le doute ne lui paraît pas de nature à être écarté par le sens véritablede la loi, soumet l’incident au sénat dirigeant ou à un des ministères, confor-mément à l’ordre hiérarchique » 153.

Aussi, pour Spéransky, il n’était pas envisageable de permettre au juge dese « prononcer d’après les principes généraux du droit, car ces principesn’étaient établis nulle part » 154. Il lui paraissait donc utile d’avoir un systèmejuridique où le nombre de cas « prévus et déterminés par les lois » permettaità l’« ordre judiciaire » de « s’accomplir, pour ainsi dire, de lui-même, sansavoir besoin de recourir au pouvoir législatif » 155. La justice devait résulterde l’application de la loi 156. Spéransky avait adopté la conception habituelledu modernisme. La pensée commune des Hobbes, Bentham 157 et autres Mon-tesquieu était de réduire le droit à la loi étatique en interdisant toute inter-prétation qui ne fût pas authentique, c’est-à-dire celle du législateur ; elleaboutissait à la thèse du caractère exhaustif de l’ordre juridique 158. La vision

150. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 451.151. Selon Spéransky, un gouvernement absolu ou arbitraire (au sens moderne du termerenvoyant à la volonté capricieuse du souverain, cf. p. 438) devait « renoncer [...] à toutepensée d’avoir des lois fixes et durables, car sous un pareil régime de telles lois sont impos-sibles » (« Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tourgueneff,op. cit., p. 442).152. Spéransky, Précis, p. 87.153. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VIII, art. 65, p. 792-793 ;Chap. I, VIII, art. 52, p. 790.154. Spéransky, Précis, p. 87.155. Ibid., p. 86.156. Spéransky, « Extraits de l’introduction au projet d’une organisation constitutionnelle del’état », in Tourgueneff, op. cit., p. 429 : « l’on a toujours jugé et condamné, et l’on continuede juger et de condamner pour refonte de monnaies ; et cependant les lois ne contiennent pasun mot qui prescrive de punir cet acte ».157. G. Fassò, Histoire de la philosophie du droit, XIXe et XXe siècles, av.-prop. de M. Villey,trad. de l’ital. par C. Rouffet, Paris, LGDJ, 1976 (« Bibliothèque de philosophie du droit »,XX), p. 18-20.158. Ibid., p. 3, 9 ; p. 10 : le jusnaturalisme moderne « qui voulait une législation claire etprécise reproduisant le droit naturel rationnel, conduisit à l’inverse au positivisme juridique » ;p. 13 : « L’attribution de la rationalité au législateur entraîna en somme la même attributionau produit de sa volonté. Ainsi la valeur absolue qui dans une conception jusnaturaliste peut

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de Spéransky s’apparentait aussi à celle de Kant pour qui les solutions pra-tiques de droit ne devaient être cherchées que dans les codes promulguésofficiellement ; ce dernier avait toutefois considéré que la raison liait à lafois le législateur et le juge, ce qui le distinguait sur ce point des Lumières 159.

Spéransky rejoignait, en tout cas, la position qu’avait exposée Catherine II :les tribunaux étaient les instruments du Souverain conçu comme un législa-teur 160. Cette analyse ressemblait à s’y méprendre à celle de Montesquieu,un auteur que, comme l’impératrice, Spéransky appréciait 161. En effet, Mon-tesquieu avait été, à la fois, farouche défenseur des corps intermédiaires 162

et partisan déclaré d’un pouvoir suprême législatif dont les juges ne devaientêtre que de simples exécutants. Quant à Catherine II, elle soutenait, d’unepart, la nécessité d’un pouvoir de remontrance 163 en cas de contrariété d’untexte nouveau avec « l’ordre établi dans l’État » 164 et, d’autre part, en recom-mandant qu’il fût très difficile d’en appeler au souverain 165, cantonnait lejuge dans l’exécution de la loi : « Le pouvoir du Juge doit se borner à laseule exécution des Loix » ; il s’exerce « au nom du Souverain et selon lesLoix » 166.

Ce fut sans doute beaucoup plus pour cette raison (la soumission dujudiciaire au législatif) que par goût pour la casuistique – envers laquelle ilavait une véritable hostilité parce qu’elle était une philosophie latine, propa-gée par les Jésuites, expulsés de Russie en 1816 167 – que Spéransky laissa

être attribuée au droit (naturel, s’entend) pour sa conformité à la raison finit par être transféréeau droit empirique édicté par la volonté de l’État, devenu ainsi le seul droit véritable ».159. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, p. 11, 22 (Villey) ; Fasso, op. cit.,p. 44.160. Catherine II, Nakaz, Chap. III, art. 20, p. 22.161. Raeff, Michael Spéransky, p. 124 ; Lannes, loc. cit., p. 27 ; Rambaud, op. cit., p. 627 ;Bluche, op. cit., p. 175 ; Ehrhard, op. cit., p. 19. Sur l’influence de Montesquieu sur Cathe-rine II, cf. A. Lortholary, Les “Philosophes” du XVIIIe siècle et la Russie, Le mirage russe enFrance au XVIIIe siècle, Thèse lettres, Paris, Éditions contemporaines, 1951, p. 100-106.162. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 432 défendait aussi un système politique reposant sur une balance despouvoirs : « Tous les états ont toujours eu et auront toujours deux formes de gouvernement :la forme extérieure et la forme intérieure. La première consiste dans les chartes, lois fonda-mentales, constitutions, qui déterminent ostensiblement les relations réciproques des différen-tes forces de l’état ; la seconde consiste dans une telle distribution de ces forces, qu’aucuned’elles ne puisse prévaloir sur les autres. La forme extérieure n’a aucune importance, la formeintérieure seule en a une réelle ».163. Catherine II, Nakaz, Chap. IV, art. 24, p. 24 : « le droit de faire des représentations » ;cf. égal. Chap. III, art. 21, p. 22 ; Chap. IV, art. 27, p. 24.164. Ibid., Chap. IV, art. 30, p. 25.165. Ibid., Chap. IX, art. 99, p. 39 : « que l’appel au Souverain est rendu si difficile : Loi quidoit être maintenue irrévocablement ».166. Ibid., Chap. IX, art. 98, p. 39 ; art. 99, p. 39.167. Cadot, op. cit., p. 75 ; Lannes, loc. cit., p. 21-22. Sur la réforme de l’instruction publiqueen Russie et, en particulier, sur le principe du monopole de l’État défendu par Spéransky etcombattu par Maistre, cf. Triomphe, op. cit., p. 249-254.

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dans le Svod Zakonov, ce qui lui fut parfois reproché 168, un grand nombred’énumérations et d’exemples pour canaliser l’activité du juge. C’était faireun emprunt à la méthode du code prussien 169, ce que n’aurait pas désavouéCatherine II :

« Chaque Loi doit être exprimée d’une manière qui la rende intelligible àtout le monde, et aussi succinctement qu’il est possible. Ceci exige, sanscontredit, que l’on y ajoute là où il sera nécessaire quelques éclaircissemensou explications pour les Juges, afin qu’ils puissent comprendre et avoird’autant plus aisément le sens et l’explication de la loi. Le Règlement militaire,qui est rempli d’exemples de pareilles explications, offre à cet égard un modèletrès bon à suivre » 170.

Ainsi, Spéransky rejoignait Portalis. Ce dernier avait toutefois nuancé parpragmatisme la doctrine moderne, mais au détriment de sa cohérence. Si lelégislateur devait essayer de « faire face à tout » 171, il devait aussi, sageanalyse selon This 172, se préserver « de la dangereuse ambition de vouloirtout régler et tout prévoir » :

« Tout prévoir, est un but qu’il est impossible d’atteindre » ; « il est impos-sible au législateur de pourvoir à tout » ; « L’office de la loi est de fixer, parde grandes vues, les maximes générales du droit : d’établir des principesféconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questionsqui peuvent naître sur chaque matière » ; « le législateur entraîné par lesdétails, ne serait bientôt plus que jurisconsulte » ; « L’office des lois est destatuer sur les cas qui arrivent le plus fréquemment » ; « C’est une sageprévoyance de penser qu’on ne peut tout prévoir » 173.

Pour cette raison ainsi que dans le but pratique de limiter le référé légis-latif 174, Portalis avait dû reconnaître une certaine marge de pouvoir au juge

168. Anonyme, « Essai sur la rédaction des Lois, par un jurisconsulte russe », in Revue Fœlix,1839, VI, p. 818-823, 892, 894-895.169. Fasso, op. cit., p. 7 ; Anonyme, « Essai sur la rédaction des Lois », loc. cit., p. 818. Surla codification allemande, cf. V. Lasserre-Kiesow, « La codification en Allemagne au XVIIIe

siècle, Réflexions sur la codification d’hier et d’aujourd’hui », in APD, 1997, 42, p. 215-231.170. Catherine II, Nakaz, Chap. XIX, art. 448, p. 109 ; Chap. XIX, art. 456, p. 110 : « Il fautéviter les expressions indéterminées ».171. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 18 ; ibid. : « Lasollicitude du législateur est obligée de se proportionner à la multiplicité et à l’importance desobjets sur lesquels il faut statuer. De là, dans les Codes des nations policées, cette prévoyancescrupuleuse qui multiplie les cas particuliers, et semble faire un art de la raison même ».172. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 552 ; même position : Anonyme, « Essai sur la rédaction des Lois », loc. cit., p. 818.173. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 18 ; p. 17, 18, 19,23 ; « Exposé des motifs du titre préliminaire du code civil », p. 73, 74.174. Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 22 ; p. 23 : « Forcer le magistratà recourir au législateur, ce serait admettre le plus funeste des principes ; ce serait renouvelerparmi nous la désastreuse législation des rescrits ». ; p. 27 : « les rescrits des empereurs, espècede législation mendiée ». Fasso, op. cit., p. 9.

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en matière civile (mais non dans les causes criminelles 175) et éviter de leréduire à un simple instrument passif du pouvoir législatif 176, comme l’avaientpourtant fait Montesquieu et, à sa suite, Catherine II et Spéransky.

2. L’imbrication moderne des domaines spirituel et temporel

Un autre aspect du pouvoir politique, l’étendue de son domaine d’inter-vention, permet de mieux cerner la pensée philosophique de Spéransky. Lacharge de Maistre contre cet homme d’État s’expliquait par une raison théo-logico-politique. Catholique romain et ultramontain, le « Spartiate de la Romepapale » 177 défendait la distinction évangélique des domaines spirituel ettemporel contre l’instrumentalisation de la religion dans le système césaro-papiste que la Russie connaissait depuis Pierre le Grand 178. À l’instar de ladoctrine protestante, ce dernier défendait un principe qu’il puisa peut-êtrechez Samuel Pufendorf dont il appréciait la lecture : l’intégration de l’Églisedans l’État 179. Par le Règlement ecclésiastique de janvier 1721 « d’inspirationprotestante » 180, l’Église orthodoxe était soumise à la surveillance du Saint-

175. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 22 : « en matièrecriminelle, où il n’y a qu’un texte formel et préexistant qui puisse fonder l’action du juge, ilfaut des lois précises et point de jurisprudence. Il en est autrement en matière civile : là, ilfaut une jurisprudence » ; « Exposé des motifs du titre préliminaire du code civil », p. 75 :« Pour que les affaires de la société puissent marcher, il faut donc que le juge ait le droitd’interpréter les lois et d’y suppléer. Il ne peut y avoir d’exception à ces règles que pour lesmatières criminelles [...] ».176. Selon Portalis, comme pour toute la pensée moderne, le juge avait pour fonction d’appli-quer la loi, mais il admettait la possibilité et même la nécessité de la jurisprudence. Portalis,Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 27 : « Le pouvoir judiciaire, établipour appliquer les lois » ; p. 18 : « Qui pourrait penser que ce sont ceux même auxquels uncode paraît toujours trop volumineux, qui osent prescrire impérieusement au législateur, laterrible tâche de ne rien abandonner à la décision du juge ? » ; p. 18-19 : « Un code, quelquecomplet qu’il puisse paraître, n’est pas plutôt achevé, que mille questions inattendues viennents’offrir aux magistrats. [...] Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées àl’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges » ; p. 21 :« L’arbitraire apparent de l’équité vaut encore mieux que le tumulte des passions » ; « Exposédes motifs du titre préliminaire du code civil », p. 73 : « Mais les tribunaux ne rempliraientpas le but de leur établissement, si, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisancede la loi ils refusaient de juger. Il y avait des juges avant qu’il y eût des lois, et les lois nepeuvent prévoir tous les cas qui peuvent s’offrir aux juges » ; p. 74 : « Il faut donc laisser aujuge la faculté de suppléer à la loi par les lumières naturelles de la droiture et du bon sens.Rien ne serait plus puéril que de vouloir prendre des précautions suffisantes pour qu’un jugen’eût jamais qu’un texte précis à appliquer » ; ibid. : « Quand la loi se tait, la raison naturelleparle encore [...] ».177. Miquel, op. cit., p. 113, 136.178. Sokoloff, op. cit., p. 34 ; Cadot, op. cit., p. 372.179. Bluche, op. cit., p. 167 ; Baratz, op. cit., p. 8.180. M. Markovic, La philosophie de l’inégalité et les idées politiques de Nicolas Berdiaev,préf. de J. Rouvier, Paris, Nel, 1978, p. 13 ; Heller, op. cit., p. 452-453 ; Milioukov, et alii,op. cit., t. I, p. 409.

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Synode 181 où les membres du clergé étaient nommés par l’empereur et quiétait contrôlé par un représentant du pouvoir séculier à titre de procureur dela couronne 182. Les actes qui émanaient du Saint-Synode n’étaient validesque s’ils étaient « revêtus de l’approbation » de l’empereur 183 qui était donc« souverain » et « en même temps chef spirituel de l’église » 184. Le clergéorthodoxe formait « une église nationale » servant « une autocratie centrali-sée » 185, ce que devait dénoncer, en la comparant au protestantisme, le mar-quis Astolphe de Custine :

« Partout ailleurs que dans l’Église catholique, le prêtre est assujetti àd’autres lois, à d’autres lumières qu’à celles de sa conscience et de sa doc-trine. [...] L’Église romaine seule a sauvé la pureté de la foi, en défendant partoute la terre avec une générosité sublime, avec une patience héroïque, avecune inflexible conviction, l’indépendance du sacerdoce contre l’usurpationdes souverainetés temporelles quelles qu’elles fussent. Où est l’Église qui nese soit pas laissée rabaisser par les divers gouvernements de la terre au rangd’une police pieuse ? Il n’y en a qu’une, une seule, c’est l’Église catholique ;et cette liberté, qu’elle a conservée au prix du sang de ses martyrs, est unprincipe éternel de vie et de puissance. L’avenir du monde est à elle, parcequ’elle a su rester pure d’alliage. Que le protestantisme s’agite, c’est dans sanature ; que les sectes s’inquiètent et discutent, c’est leur jeu : l’Église catho-lique attend ! ! !... Le clergé grec russe n’a jamais été, il ne sera jamais qu’unemilice revêtue d’un uniforme un peu différent de l’habit des troupes séculièresde l’empire. Sous la direction de l’empereur, les popes et leurs évêques sontun régiment de clercs : voilà tout » 186.

181. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VII, art. 42, p. 707 :« En sa qualité de prince chrétien, l’empereur est défenseur suprême et gardien des dogmesde l’église dominante. Il veille à l’observation de l’orthodoxie dans la foi, et de la disciplinedans le service divin ». Chap. I, VII, art. 43, p. 707 : « Dans l’administration des affairesecclésiastiques, l’autorité suprême procède par l’intermédiaire du saint-synode dirigeant, ins-titué par elle ». [P.-N.] Rapetti, CR de Code civil de l’empire de Russie, in Revue Wolowski,1843, XVII, p. 257 : « C’est un fait glorieux et éclatant pour l’Église romaine que cet asser-vissement de toutes les sectes chrétiennes qui se sont séparées d’elle. L’Église grecque n’apas voulu de la suprématie de ce qu’elle appelait le patriarche de Rome : à Constantinople,elle a obéi au Grand-Turc ; à Moscou, les Czars l’ont mutilée et absorbée. Le grand affran-chissement de Luther n’a pas abouti à un autre résultat : esclave sous l’État et oppresseur parlui, c’est toute l’histoire du protestantisme en Allemagne comme en Angleterre. Seule, l’Égliseromaine a su se conserver elle-même dans sa liberté et ne point compromettre dans les œuvresd’un jour l’influence de son esprit et sa puissance souveraine d’initiation ».182. Code civil de l’empire de Russie, p. XCI-XCII (intr.) ; Zézas, op. cit., p. 219 ; Heller,op. cit., p. 452 ; Bluche, op. cit., p. 171 ; Milioukov, et alii, op. cit., t. I, p. 411.183. Code civil de l’empire de Russie, p. XCII (intr.) ; Zézas, op. cit., p. 220 ; Bluche, op. cit.,p. 198.184. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 420.185. Raeff, « L’État, le gouvernement et la tradition politique », p. 301.186. Custine, op. cit., t. II, Lettre XXXVI, p. 435. Sur cet auteur, cf. J.-F. Tarn, Le marquisde Custine, Paris, Fayard, 1985.

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Maistre était l’un des promoteurs les plus actifs du catholicisme et essayaitde convertir la haute noblesse pour atteindre l’empereur 187. Il parvint à cesfins avec Sophie Swetchine 188. Il œuvrait ainsi dans une Russie où régnait,d’après lui, « une haine machinale et irraisonnée contre l’Église romaine » 189

et où « une loi » défendait « aux prêtres catholiques de recevoir des Protes-tants » 190. Du point de vue de Maistre, la Russie, césaropapiste et séparée deRome, était « protestante sans le savoir » 191.

Mais ce dernier visait aussi Spéransky personnellement 192, cet hommequ’il qualifia à plusieurs reprises de « fils de prêtre » 193 et qui avait quitté leclergé orthodoxe en 1796 194. Catherine II était née luthérienne ; elle s’étaitfaite orthodoxe par nécessité politique 195. Spéransky était né orthodoxe, c’est-à-dire dans une pensée qui tendait à faire absorber le droit par la morale ;moine défroqué, il se compromettait avec une pensée philosophique et reli-gieuse allemande qui non seulement confondait elle aussi la morale et ledroit, mais encore donnait la prévalence au second. Spéransky était un deces Russes qui étaient « infectés de la philosophie allemande » 196 ou « ger-manique » 197. Maistre, qui avait adhéré à la Franc-maçonnerie, puis l’avaitquittée 198, dénonçait ainsi les amitiés et alliances protestantes et maçonniquesde Spéransky 199. Il l’accusait d’être un admirateur de « l’illuminisme alle-

187. Heller, op. cit., p. 635-636. Sur les « tendances catholiques d’Alexandre [Ier] »,cf. B. Mouravieff, La monarchie russe, Paris, Payot, 1962 (« Bibliothèque historique »),p. 146-147.188. Bagge, op. cit., p. 203-204.189. Maistre, « Lettre 318, Au chevalier de Rossi », Saint-Pétersbourg, 7 (19) décembre 1810,in Œuvres complètes, t. XI, p. 520.190. Ibid., p. 520-521. Quant au marquis de Custine, il expliquait comment un écrivainpartisan du catholicisme était considéré comme un « malade » devant être « livré aux soinsdes médecins » : Custine, op. cit., t. II, Lettre XXXVI, p. 442.191. Miquel, op. cit., p. 120.192. Sokoloff, op. cit., p. 34.193. Maistre, « Lettre 282 », in Œuvres complètes, t. XI, p. 237 ; « Lettre 298 », t. XI, p. 385 ;« Lettre 321 », t. XII, p. 39. Cette remarque était, semble-t-il, coutumière pour les adversairesde Spéransky : cf. Haumant, op. cit., p. 255.194. Taillandier, loc. cit., p. 808 ; Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795 ;Fierro, « Spéranski », loc. cit., p. 1104.195. Bluche, op. cit., p. 174, 184. Cf. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit.,Chap. I, II, art. 13, p. 702 : « embrasser la religion dominante » ; Chap. I, VII, art. 40, p. 706 :« La religion orthodoxe orientale gréco-russe est prééminente et dominante dans l’empire deRussie » ; Chap. I, VII, art. 41, p. 707 : « L’empereur occupant le trône de toutes les Russiesne peut professer aucune autre religion ».196. Maistre, « Lettre 282 », in Œuvres complètes, t. XI, p.237.197. « Lettre 334 », in Œuvres complètes, t. XII, p. 104. Triomphe, op. cit., p. 247.198. Miquel, op. cit., p. 7 et 243 (postface). Sur cette question, cf. not. B. Faÿ, La franc-maçonnerie et la Révolution intellectuelle du XVIIIe siècle, Paris, nouv. éd., 1961, p. 192-195 ;É. Dermenghem, Joseph de Maistre mystique, Paris, Éditions du vieux colombier, 1946,p. 35-97.199. Sur l’influence de la Franc-maçonnerie en Russie depuis le XVIIIe siècle, cf. Milioukov,et alii, op. cit., t. II, p. 648-651 ; Lannes, loc. cit., p. 24, 34 ; VenturiI, op. cit., p. 282. Sur

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mand » 200 et un exécutant « de la grande secte » 201. Spéransky, quant à lui,se défendait, non pas de ses relations avec des maçons, mais d’une collusionintellectuelle avec eux :

« Est-il nécessaire, Sire, que je me justifie aussi des accusations portéespar mes ennemis sur mes principes moraux, sur mes liaisons avec les Marti-nistes et les Illuminés ? Quand vous me témoignâtes le désir de connaître cessectes, et surtout leur côté mystique, je fus enchanté de pouvoir vous com-muniquer le fruit de mes recherches et de mes réflexions. [...] Mais j’enappelle à vous-même, Sire, m’avez-vous jamais entendu, dans ces entretiens,prêcher autre chose que la dignité de la nature humaine, la haute vocation del’homme, la loi de l’amour universel ? » 202

Dans la célèbre affaire Fessler (1756-1839), le nom de Spéransky futévoqué 203. Fessler avait été appelé en Russie, semble-t-il par Spéransky, pourenseigner la philosophie à l’Académie ecclésiastique de Saint-Pétersbourg 204.Capucin défroqué, il fut ordonné pasteur protestant et devint surintendant-général de l’église luthérienne à Saint-Pétersbourg 205 ; il fut l’un des plusardents propagandistes de la philosophie allemande en Russie 206. Bien queSpéransky l’ait lui-même reconnu 207, sa relation maçonnique avec Fessler fut

les liens de Spéransky avec les sociétés maçonniques, cf. P. Bourychkine, Bibliographie surla Franc-Maçonnerie en Russie, complétée et mise au point par T. Bakounine, préf. deR. Portal, Paris-La Haye, Mouton, 1967 (« Études sur l’histoire, l’économie et la sociologiedes pays slaves », XI), p. 173 (Index) : 18 renvois.200. Maistre, « Lettre 318 », in Œuvres complètes, t. XI, p. 523. Cette accusation fut reprisepar Rosenkampf : « Extrait d’une note dirigée contre Spéransky », in Tourgueneff, op. cit.,p. 502.201. Maistre, « Lettre 298 », in Œuvres complètes, t. XI, p. 385. Raeff, Michael Spéransky,p. 180. Triomphe, op. cit., p. 248. À propos de l’influence des sociétés secrètes sur le « Déca-brisme » ou « Décembrisme », cf. not. Portal, L’empire russe de 1762 à 1855, p. 140-143.Sur cet épisode révolutionnaire et ses rapports avec la police, cf. R. Hingley, La police secrèterusse, L’action de la Sécurité Politique moscovite, impériale, soviétique, 1565-1970, trad. del’angl. par R. Latour, Paris, Albin Michel, 1972, p. 40-46.202. Spéransky, « Lettre et explications adressées à l’empereur », in Tourgueneff, op. cit.,p. 500.203. Maistre, « Lettre 318 », in Œuvres complètes, t. XI, p. 521-523 ; idem in « Lettre 321 »,t. XII, p. 39. Sur I. A. Fessler, cf. Bourychkine, op. cit., p. 170 (Index) : 11 renvois.204. Lannes, loc. cit., p. 34-35. Triomphe, op. cit., p. 251.205. Taillandier, loc. cit., p. 819. Pour une fiche bio-bibliographique d’Ignatij Avrelij Fessler,cf. T. Bakounine, Répertoire biographique des francs-maçons russes (XVIIIe et XIXe siècles),Paris, Institut d’Études slaves, 1967 (« Collection historique de l’Institut d’Études slaves »,XIX), p. 147-148.206. Lannes, loc. cit., p. 38.207. Cf. Bakounine, op. cit., p. 508-509 ; p. 509 : « Membre de la l. [loge] Étoile polaire en1809-10. Selon le témoignage de M. L. Magnickij, fréquenta la l. Peuple de Dieu. Se proposaitde créer une l. spéciale ayant pour but la réforme du clergé, selon un rituel rédigé parI. A. Fessler et lu en 1810. Dans sa déclaration de non-appartenance à des sociétés secrètes,signée en 1822, il écrit ce qui suit : En 1810 et 1811 on chargea de l’examen des affaires dela maçonnerie un comité secret spécial dont je faisais également partie. Afin d’avoir quelqueidée de ces affaires, je suis entré, sur l’autorisation du gouvernement, dans les ordres maçon-

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parfois mise en doute 208. Elle a cependant été reprise par Georg HeinrichPertz, le fameux éditeur des Monumenta Germaniæ Historica, dans la bio-graphie qu’il consacra au ministre prussien Karl von Stein 209 qui avait étéappelé à séjourner en Russie par Alexandre Ier 210.

En définitive, pour Spéransky – en qui se concentraient à la fois desprincipes philosophiques modernes et une forme de mysticisme (il traduisiten russe l’Imitation de Jésus Christ 211) et peut-être aussi de religiosité maçon-nique 212 – le gouvernement avait « à éduquer et diriger le peuple dans la voiedu progrès spirituel et matériel » 213. C’était intégrer et par conséquent sou-mettre la morale à la politique. Encore une fois, sa pensée rejoignait celle deCatherine II pour qui « l’objet d’un Gouvernement (temporel) absolu » était« de diriger » les « actions » des hommes « vers le plus grand de tous lesbiens » 214.

Bien que ses positions ne fussent pas toujours explicites 215 – élément queRosenkampf analysait comme de l’hypocrisie et de l’opportunisme et dont iltira argument contre lui 216 – la philosophie politique qui animait Spéranskyétait véritablement moderne. Encore faut-il essayer d’éclaircir en quoi elleeut une incidence sur son œuvre juridique.

niques ; dans ce but, on forma ici une loge privée composée d’un petit groupe de personnes,selon le système et sous la présidence du docteur Fessler ; je fus deux fois dans cette loge.Après quoi je ne fus jamais ni dans cette loge, ni dans aucune autre, ni dans une sociétésecrète... »208. Cf. Taillandier, loc. cit., p. 818-820.209. G. H. Pertz, Das Leben des Ministers Freiherrn von Stein, Berlin, 1849-1855, 6 t. en7 vol.210. Taillandier, loc. cit., p. 818.211. Ibid., p. 823.212. Lannes, loc. cit., p. 35. Taillandier, loc. cit., p. 805 : « un philosophe religieux et bien-faisant ».213. Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795 ; même analyse par Léontovitch,op. cit., p. 80.214. Catherine II, Nakaz, Chap. II, art. 13, p. 17.215. Léontovitch, op. cit., p. 74, 82 : Spéransky « avait assez peu de goût pour les pures idées,pour leur justification théorique et pour leur proclamation publique. Il s’intéresse avant toutà la réalisation pratique des principes qu’il considérait comme justes ».216. « Extrait d’une note dirigée contre Spéransky », in Tourgueneff, op. cit., p. 505 : « Dansaucun de ses ouvrages, M. Spéransky n’a montré plus d’art et de finesse, soit pour cacher cequ’il voulait, soit pour faire deviner ses intentions, en se réservant toujours, par des arrières-pensées, de rentrer dans l’une ou dans l’autre route ». Selon lui, Spéransky était un homme« qui n’agissait que pour cacher sa pensée » (p. 506) ; ayant « pris son parti depuis long-temps », il « se conduisait d’après un plan mûrement réfléchi » (p. 507).

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II. LA CODIFICATION JURIDIQUE DE SPÉRANSKYMISE EN ŒUVRE AVEC L’APPARENCE D’UNE MÉTHODE CLASSIQUE

Même si cela peut apparaître quelque peu simplificateur, il est sans douteexact de dire que Spéransky était « passionné d’ordre et de raison » 217 ;certains ont même cru pouvoir écrire qu’il était un esprit « absolu, à lafrançaise » 218. Du point de vue philosophique, Maistre le dénonçait commeun « partisan » 219, un « sectateur » 220 de Kant dont la Métaphysique desmœurs avait été traduite en russe en 1803 221. Cette accusation n’est peut-êtrepas dénuée de toute logique. En effet, le philosophe allemand 222 préconisaitun système dans lequel le réel était réduit au rationnel 223. Il semble toutefoisque cette incrimination était surtout pertinente pour la première partie de lavie de Spéransky, époque où Maistre était en Russie. À son retour à Saint-Pétersbourg, Spéransky n’alla doctrinairement pas aussi loin que le philoso-phe idéaliste. Pour élaborer et justifier la collection complète des lois (Sobra-nié) et le code (Svod), il développa une argumentation et une méthodeconsidérées par certains comme fatalistes 224 ou, à l’inverse, comme pragma-tiques, c’est-à-dire rejetant les excès 225 des écoles rationaliste (conduisant àune codification a priori) et historique (acceptant exclusivement la codifica-

217. Etkind, et alii, op. cit., p. 12.218. Haumant, op. cit., p. 246.219. Maistre, « Lettre 282 », in Œuvres complètes, t. XI, p. 237.220. « Lettre 298 », in Œuvres complètes, t. XI, p. 385.221. Lannes, loc. cit., p. 33, 37.222. Sur l’influence de la philosophie allemande en Russie, cf. not. A. Koyré, La philosophieet le problème national en Russie au début du XIXe siècle, Paris, Champion, 1929, réimpr. Paris,Gallimard, 1976 (« Idées »), en part. p. 128-200 ; du même, Études sur l’histoire de la penséephilosophique en Russie, Paris, Vrin, 1960 (« Bibliothèque d’histoire de la philosophie »),p. 103-170 ; Lannes, loc. cit., p. 22-23, 33. Il peut être ajouté (G. Del Vecchio, Philosophiedu droit, trad. de J. A. D’Aynac, préf. de G. Ripert, Paris, Dalloz, 1953 (« Philosophie dudroit », 2), p. 233-234) que l’influence kantienne transparaît dans l’œuvre d’A. W. Kunizin(1788-1840 ; Droit naturel, 1818-1820), tandis que la philosophie d’Hegel apparaît dans lestravaux de K. N. Njewolin (1806-1855 ; Encyclopédie de la science juridique, 1839-1840).223. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, p. 10 (Villey). Pour la thèse de laréduction du réel au rationnel, cf. E. Kant, Critique de la raison pure, trad. fra. avec notes deA. Tremesaygues, B. Pacaud, nouvelle éd. avec une préf. de Ch. Serrus, Paris, PUF, 1944(« Bibliothèque de philosophie contemporaine »), not. p. 31-34, 37, 46-47. Pour la thèseconsidérant que seul le rationnel est réel, cf. G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire,Introduction à la philosophie de l’histoire, trad., intr. et notes par K. Papaioannou, Paris, Plon,1965, réimpr. 1988 (« 10/18 », 235), not. p. 47-48, 56.224. Jay, op. cit., p. 6 : « L’école du fatalisme historique compte des partisans en Russie. [...]Nous avons sur ce point l’aveu même de l’homme qui a traité parmi nous de la législationrusse selon les vues de cette école, M. de This, conseiller d’État du czar, et dont la qualitéofficielle fortifie une confession que la vérité a évidemment pu seule lui arracher. [...] Lesauteurs du Digeste et le czar ont regretté de s’être vus forcément réduits à une simple coor-dination : l’école du fait, par la bouche de M. de This, tire de cette impuissance un titre degloire ! »225. This, « Des codifications et des coordinations », loc. cit., p. 502-503 : « Les coordinations

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tion a posteriori) 226. Il faut donc essayer d’en établir les éléments constitutifset leur importance respective. Présenté comme une œuvre de facture classiquerespectueuse des traditions, tant il est vrai qu’un code peut « symboliser » laphilosophie politique qui l’a inspiré 227, le Svod Zakonov apparaît comme unecoordination de textes historiques 228 (A), mais organisés par la raisonhumaine, et donc comme un véritable code au sens moderne du terme (B).

A. Un droit historique justifié par la raison

Les dix commissions 229, qui furent constituées au cours du XVIIIe siècle(de 1700 à 1804) dans le but d’atteindre « la systématisation du droit » 230 etla formation d’un corps de lois cohérent, furent chargées, quasiment de façonalternative 231, de rédiger un code de concordance 232 ou un code de législa-tion 233. Si elles « flottaient constamment » entre ces deux projets 234, l’œuvrede Spéransky, dans ce domaine, connut le même balancement. Sous le règned’Alexandre Ier, il fut chargé de coordonner la rédaction d’un code nouveau(qui, bien qu’achevé, ne fut pas mis en application 235), tandis que Nicolas Ier

sont le produit complexe de l’élément philosophique et de l’élément historique. Les codifi-cations ne sont que le produit de l’élément philosophique pur » ; p. 505 : « Qu’est-ce quel’école historique, sinon la glorification du droit positif ? Qu’est-ce que l’école philosophique,sinon l’apothéose de la raison pure ? Entre ces deux écoles, opposées dans leur principe,extrêmes dans leurs conséquences, la science élève une école mitoyenne et modératrice :l’école pragmatique » ; p. 506 : cette école pragmatique était, selon lui, capable de bâtir une« œuvre » qui pouvait être « tout à la fois ce que veut la raison et ce qu’ont pratiqué lesancêtres ».226. Ce fut comme « une codification a posteriori » que le Svod Zakonov fut d’abord présentépar This en 1835 : This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie »,loc. cit., p. 385.227. R. Cabrillac, « Le symbolisme des codes », in L’avenir du droit, Mélanges en hommageà François Terré, Paris, Dalloz-PUF-Éditions du Juris-Classeur, 1999, p. 214 et cf. p. 218.228. This, « Des codifications et des coordinations », loc. cit., p. 595 : « Les coordinationssont plus glorieuses que les codifications ». Isambert, op. cit., t. I, p. 8 : « On renonça àl’entreprise d’un nouveau code, et on préféra coordonner un code de concordance seulement ».229. D’après le décompte fait à l’aide du Précis de Spéransky (p. 11-17, 21-22, 25-26, 28-29,35, 37, 39) et selon This dont l’article s’en inspirait beaucoup comme il le reconnaissaitlui-même (p. 386) : This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie »,loc. cit., p. 390 ; neuf d’après Léontovitch, op. cit., p. 100.230. Léontovitch, op. cit., p. 99.231. Spéransky, Précis, p. 53.232. Ibid., p. 14, 16-17, 21-22, 35.233. Ibid., p. 14, 17, 22-23, 27, 30, 37-38 ; This, « Notice historique et critique sur le digestede l’empire de Russie », loc. cit., p. 390-391.234. Spéransky, Précis, p. 67.235. M. Raeff, Comprendre l’ancien régime russe, État et société en Russie impériale, Essaid’interprétation, préf. d’A. Besançon, Paris, Seuil, 1982 (« L’univers historique »), p. 132.

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préféra faire établir une œuvre plus prudente 236 et décida de faire confection-ner une collection complète des lois antérieures 237 de laquelle pouvait (etdevait) être tiré « un corps de lois » (et non un « code nouveau ») 238, autre-ment dit, un code de concordance :

« Ayant reconnu, dès notre avénement au trône, l’indispensable nécessitéd’introduire de la clarté et un ordre systématique dans les lois de notre patrie,nous avions prescrit, avant tout, de les rassembler et d’en publier la collectioncomplète, et nous avions énoncé notre volonté qu’il fût ensuite tiré de cerecueil toutes les lois actuellement en vigueur dans notre empire, pour êtreréunies en un corps de lois uniforme et régulier, sans rien changer à leuresprit, en suivant ponctuellement, pour ce travail, les bases tracées dès 1700,par Pierre-le-Grand » ; « toutes ces lois ont été coordonnées en un systèmeuniforme, réunies en un seul tout, réparties en codes, suivant les principalesdivisions des affaires administratives et judiciaires » 239.

Est-ce à dire que Spéransky ne profita pas de cette occasion pour mettreen œuvre les principes philosophiques qui l’animaient en 1809-1810 ? Ilsemble bien que, tout en défendant avec acharnement dans le Précis l’optionchoisie par Nicolas Ier, il n’avait pas renoncé aux ambitions de son début decarrière. Le code de concordance devait être un préalable à un code delégislation qui ne fut finalement jamais mis en œuvre (1) et la méthodeemployée pour réaliser le premier intégrait les principes nécessaires à laconfection du second (2).

1. Le code de concordance comme préalable au code de législation

Dans un premier moment de son analyse, Spéransky défendait la nécessitématérielle de l’établissement d’un code de concordance à partir de l’Oulo-

236. Spéransky, Précis, p. 67. Code civil de l’empire de Russie, p. XLVII (intr.) ; A. Leroy-Beaulieu, L’empire des Tsars et les Russes, Le pays et les habitants, Les institutions, Lareligion, éd. présentée par M. Raeff, Paris, Robert Laffont, 1990 (« Bouquins »), p. 656 ;Robakowsky, op. cit., p. 5. Pour un jugement très négatif, et même condescendant, de cetteprudence de l’empereur, cf. Jay, op. cit., p. 3 : « ils se sont réduits à l’humble et triste besognede collections coordonnées ».237. Polonoe Sobranie zakonov Rossiiskoi Imperii, Saint-Pétersbourg, 1830-1839, 46 vol.Leroy-Beaulieu, op. cit., p. 656 ; Raeff, Michael Spéransky, p. 320 ; Robakowsky, op. cit.,p. 5, n. 1 ; cette collection des textes juridiques est également évoquée par Cadot, op. cit.,p. 341.238. Spéransky, Précis, p. 79.239. Nicolas Ier, loc. cit., p. 157, 158. This, « Notice historique et critique sur le digeste del’empire de Russie », loc. cit., p. 392-393 ; p. 518-519. Leroy-Beaulieu, op. cit., p. 657 ; Raeff,Michael Spéransky, p. 320 ; Robakowsky, op. cit., p. 5. Il n’est pas inutile de relever que lePrécis de Spéransky (p. 177-184) donne du texte de Nicolas Ier une autre traduction ; cettedernière fut reprise dans le Code civil de l’empire de Russie, t. VIII, p. CIII-CVII et parTolstoy (op. cit., p. 89-94).

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génié de 1649 240 ; en effet, la « législation obligatoire en Russie » remon-tait 241 au « code du Tsar Alexis » 242, coutumier permettant de résoudre lesconflits internes à la société moscovite 243. Il rejoignait ainsi la méthodehistorique préconisée par Karamzine (Mémoire sur l’ancienne et la nouvelleRussie présenté au tsar en 1811 244) qui l’avait combattu lors de sa premièrecodification (1810) 245 : « dans l’ordre des moyens propres à régulariser unelégislation, un corps de lois exact, systématique, doit nécessairement précéderun code nouveau, ou un code réformé » 246. Mais, dans un second momentde son exposé, Spéransky s’exprimait d’une manière qui démontre qu’iln’avait pas abandonné l’idée de « l’amélioration du système des lois » 247.Certes, il la présentait comme « une conséquence » et non plus comme « laprincipale affaire » 248. Pour autant, dans son esprit, le Sobranié et le Svodn’étaient que des étapes intermédiaires devant permettre d’aboutir à la rédac-tion d’un code définitif 249. Ce dernier ne devait cependant jamais êtrerédigé 250. La conception de Spéransky rejoignait donc celle de Portalis quidéfendait l’importance d’une codification nouvelle en insistant néanmoinssur l’utilité de reprendre dans l’ancien droit les dispositions qui n’étaient pas

240. Nicolas Ier, loc. cit., p. 158 : « Depuis le code de 1649 jusqu’au Ier janvier 1832 » ;Spéransky, Précis, p. 7-8 : par un ukase du 18 février 1700, Pierre-le-Grand « ordonna deconférer le code de 1649 avec les actes législatifs émanés depuis cette époque ». « Notice surles travaux de la commission législative de Saint-Pétersbourg », loc. cit., p. 406 ; Leroy-Beaulieu, op. cit., p. 655. Pour des extraits du code de 1649 traduits en français et commentés,cf. M. Laran, J. Saussay, La Russie ancienne, IXe-XVIIe siècle, préf. de F. Braudel, Paris, Masson,1975 (« Documents pour l’histoire des civilisations »), p. 236-245 ; pour la liste des 25 cha-pitres de ce code, cf. Jay, op. cit., p. 20-21.241. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 386.242. Spéransky, Précis, p. 136, n. 1.243. Raeff, « Codification et droit en Russie impériale », loc. cit., p. 53 ; M. Raeff, Thewell-ordered police state, Social and Institutional Change through Law in the Germanies andRussia, 1600-1800, New Haven-London, Yale University Press, 1983, p. 182 : « grave finaljuridical form to the institutional and ideological system of Muscovy ». Spéransky, Précis,p. 8-9 : « L’objet principal de ce code était plutôt de mettre en ordre ce qui existait déjà, quede réformer les lois ou d’en tracer de nouvelles ».244. Léontovitch, op. cit., p. 89 et 417, n. 4 ; Milioukov, et alii, op. cit., t. II, p. 674.Léontovitch, op. cit., p. 101 relève que ce texte qui défendait des positions très voisines del’Appel de Savigny n’avait pas été influencé par ce dernier puisque, même publié bien après,il avait été rédigé à l’intention de l’empereur pour contrer le premier projet de codificationde Spéransky.245. Léontovitch, op. cit., p. 102, 105.246. Spéransky, Précis, p. 61.247. Ibid., p. 18.248. Ibid.249. Raeff, Michael Spéransky, p. 324 ; Taillandier, loc. cit., p. 828 ; Milioukov, et alii,op. cit., t. II, p. 759. Spéransky considérait que le Svod Zakonov devait être revu : une« nouvelle codification » (Précis, p. 94) n’était envisageable que si un premier corpus étaitrédigé (ibid., p. 94-95).250. Heller, op. cit., p. 704. Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795 ; Raeff,« Codification et droit en Russie impériale », loc. cit., p. 55.

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incompatibles avec la pensée juridique moderne et qui étaient techniquementefficaces :

« Mais quelle tâche que la rédaction d’une législation civile pour un grandpeuple ! L’ouvrage serait au-dessus des forces humaines, s’il s’agissaitde donner à ce peuple une institution absolument nouvelle, et si oubliantqu’il occupe le premier rang parmi les nations policées, ou dédaignait deprofiter de l’expérience du passé, et de cette tradition de bon sens, de règleset de maximes, qui est parvenue jusqu’à nous, et qui forme l’esprit dessiècles » 251.

De même, la méthode de compilation et de confrontation des textes tra-duisait bien l’ambition poursuivie par Spéransky. Lorsque deux lois de lacollection se contredisaient 252, l’idéal aurait été selon lui, reprenant la positionde Francis Bacon, que le codificateur pût « choisir et adopter » celle qui était« la meilleure » 253. Mais, en pratique, Spéransky prit pour règle que la loipostérieure abrogeait la plus ancienne 254. Par conséquent, la loi « la plusrécente » fut choisie au détriment de la seconde, « sans chercher à distinguer »si elle était la meilleure ; cette solution permettait de respecter la supérioritédu pouvoir législatif, dont ne disposaient pas les codificateurs, sur la fonctionadministrative : « Les rédacteurs du corps de lois eussent dépassé leurs limi-tes, s’ils avaient pris sur eux de juger quelle était la meilleure de deux loiscontradictoires » 255. Ainsi, pour justifier sa méthode, Spéransky invoquaitl’autorité de Bacon :

« Quand les lois s’accumulent les unes sur les autres, se seront accrues aupoint de former d’énormes volumes, ou bien seront arrivées à une telle confu-sion qu’il serait reconnu indispensable de les refondre dans leur ensemble [deintegro retractare] et de les former en un corps sain et bien constitué [incorpus sanum et habiler redigere] : que ce soit là le premier soin du législa-teur, soin qui doit précéder tout autre [id ante omnia agito] ; et que l’accom-plissement de ce travail soit considéré comme l’œuvre la plus importante,ainsi qu’elle est la plus difficile [atque opus ejus modi opus heroïcumesto] » 256.

251. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 16.252. Spéransky, « Extraits de l’introduction au projet d’une organisation constitutionnelle del’état », in Tourgueneff, op. cit., p. 429 : « Dans le chaos des ukases, il se trouve des dispo-sitions non seulement obscures et insuffisantes, mais encore en contradiction les unes avecles autres ».253. Cité in Spéransky, Précis, p. 106. Pour le texte latin, cf. Fr. Bacon, Legum leges,éd. A. M. J. J. Dupin, Paris, 1822, Aphorismus LX, p. 75-77.254. Nicolas Ier, loc. cit., p. 158 : « on en a élagué toutes les dispositions abrogées par leslois subséquentes ». Spéransky, Précis, p. 106 : « l’ancienne loi est censée abrogée par celamême qu’elle a été remplacée par une autre ».255. Spéransky, Précis, p. 106.256. Cité in ibid., p. 79-80. Pour le texte latin, cf. Bacon, Legum leges, Aphorismus LIX,p. 73-75.

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Il avait déjà cité, dans son texte de 1809, cet auteur qui était aussi unesource commune d’inspiration de Karamzine et de Savigny 257. Spéranskyaffirmait que pour la réalisation du Svod Zakonov, huit principes générauxavaient été adoptés, dont sept avaient été tirés et adaptés de l’œuvre duchancelier anglais 258 ; le dernier précepte était que le travail de codificationdevait être continué de façon permanente pour ne pas retomber dans ladésastreuse situation antérieure à la codification, caractérisée par l’éparpil-lement et la contradiction des textes 259.

2. La convergence des méthodes empiriste et rationaliste

Spéransky avait épousé, en 1798, une Anglaise, qui lui donna une fille 260.Surtout il connaissait et évoquait un certain nombre d’auteurs anglais, spé-cialement Blackstone 261 que Catherine II avait également lu 262. Alexandre Ier

avait été un adepte, entre autres penseurs, d’Adam Smith et de Bentham qu’ilfit traduire en russe 263 et que Spéransky avait consultés 264. Mais ce fut Baconqu’il cita plus particulièrement 265. Il invoqua explicitement cinq de ses apho-

257. Léontovitch, op. cit., p. 68, 101, 105, 108.258. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 395 : « les règles plus explicites, tracées par Bacon, modifiées, toutefois, et adaptées à lanature du travail, ont été suivies » ; This, « Des codifications et des coordinations », loc. cit.,p. 500 : « La pensée de Bacon n’a été complètement réalisée qu’une fois ; c’est par le Svodde Russie » ; p. 666 : « Cette magnifique réalisation de la grande pensée de Bacon [...] ». Codecivil de l’empire de Russie, p. XLVII-XLIX (intr.).259. Spéransky, Précis, p. 109-110.260. Taillandier, loc. cit., p. 809 ; Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 795 :il fut veuf en 1799. E. Bagréiev-Spéransky, « Xenia Damianowna, Scènes de la vie russe »,in Revue des Deux Mondes, 1853, p. 263-292. Cet article est un extrait de l’ouvrage parul’année suivante : Les pélerins russes de Jérusalem, Bruxelles-Leipzig, 1854, 2 vol. Pour labibliographie de la fille de Spéransky, cf. Cadot, op. cit., p. 550.261. Spéransky, Précis, p. 80, n. 2, p. 96, n. 1. Sur cet auteur, cf. not. G. Augé, « Aspectsde la philosophie du droit de Sir William Blackstone », in APD, 1970, XV, p. 71-98. Contrai-rement à Bacon, Blackstone était opposé à la codification de la Common law, car cela auraitconduit à la déraciner : « l’arracher à la durée historique qui est la source de sa supériorité »(F. Lessay, « Blackstone, Common law et codification », in Droits, 1998, 27, p. 7).262. P. Milyukov, « The influence of English Political Thought in Russia », in The Slavonicand East European Review, [London], 1926-1927, 5, p. 260.263. Lannes, loc. cit., p. 33 ; Van Regemorter, loc. cit., p. 164 ; cf. égal. Milyukov, loc. cit.,p. 262. Sur l’ambition de Bentham de réaliser un Pannomion, cf. M. Villey, « Les principesde morale et de législation de Jeremie Bentham », in Leçons d’histoire de la philosophie dudroit, Paris, Dalloz, 1957 (« Annales de la faculté de droit et des sciences politiques deStrasbourg », IV), p. 307-319, M. El Shakankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham,préf. de M. Villey, Paris, LGDJ, 1970 (« Bibliothèque de philosophie du droit », XI), p. 287-290, Fasso, op. cit., p. 15-18, D. Baranger, « Bentham et la codification », in Droits, 1998,27, p. 17-38 et Vanderlinden, op. cit., p. 46, 461-464.264. Léontovitch, op. cit., p. 107.265. Cf. Spéransky, Précis, p. 96, n. 1, p. 101. Pour un résumé des principes tirés de FrancisBacon, cf. Tolstoy, op. cit., p. 83-85.

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rismes : « Mais des principes plus explicites, plus généraux, sont tracés parBacon, et ce sont ces principes qu’on a résolu de suivre de près, en y admettantseulement quelques modifications indispensables » 266. Ils ont tous été tirésde la sectio IX du Legum leges 267 portant le titre évocateur : De novis digestislegum 268. Il s’agissait de citations d’un ouvrage inachevé datant de1622 queBacon avait commencé à écrire « pour introduire un digeste des lois anglaisesqu’il projetait de réaliser avec l’assentiment du roi d’Angleterre Jac-ques Ier » 269.

Non seulement Bacon avait eu une véritable influence aux XVIIe et XVIIIe

siècles – Gassendi, Locke, Newton, Condillac firent partie de ses disci-ples 270 –, mais encore le baron de Verulam et vicomte de Saint-Alban étaitun auteur en vogue en Russie et en France au début du XIXe siècle. Le traitéjuridique de 1622 fut notamment édité en 1822 par André-Marie-Jean-JacquesDupin et, en 1824, par Jean-Baptiste de Vauzelles 271. Maistre était décédéquand ces éditions virent le jour, mais la publication des œuvres complètesdu chancelier anglais, traduites par Antoine de la Salle, avait été achevée en1802 272. Il devait consacrer plusieurs écrits à la discussion et à la réfutationdes thèses du philosophe anglais, en particulier un Examen de la philosophiede Bacon, ouvrage posthume publié à Paris en 1836 273, mais composé àSaint-Pétersbourg 274, et le cinquième « entretien » des Soirées 275. Bacon : unautre sujet d’opposition entre le contre-révolutionnaire français et le réfor-mateur russe !

266. Spéransky, Précis, p. 101-102.267. L’édition de 1824 lui attribue un autre titre : Exemplum tractatus de justitia universali,sive de fontibus juris / Essai d’un traité sur la justice universelle[,] ou les sources du droit :Fr. Bacon, Essai d’un traité sur la justice universelle ou les sources du droit, suivi de quelquesécrits juridiques, [éd. de 1824], intr. par A. Kremer-Marietti, bibliographie, trad. et notes parJ.-B. de Vauzelles, Paris, Klincksieck, 1985 (« Épistémologie »), p. 24/25.268. Bacon, Legum leges, p. 73-83 (aphorismes LIX-LXIV) ; seul l’aphorisme LXIV (p. 81-83) n’était pas invoqué. Bacon, Essai d’un traité sur la justice universelle ou les sources dudroit, p. 48/49-50/51.269. Bacon, Essai d’un traité sur la justice universelle ou les sources du droit, p. 7 (intr.).Cf. égal. Vanderlinden, op. cit., p. 35, p. 342-345.270. Bacon, op. cit., p. 21 (notice) ; P. Hazard, La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Paris, Fayard, 1961, réimpr. Paris, LGF, 1994 (« Le Livre de Poche-Références », 423),p. 227. Triomphe, op. cit., p. 390 qualifie Bacon de « père de l’esprit encyclopédiste ».271. Bacon, Essai d’un traité sur la justice universelle ou les sources du droit, p. 8-9 (intr.) :de Dupin aîné, cf. le Manuel de l’étudiant en droit (1834) où il commentait le texte de Bacon.Ce fut, semble-t-il, l’édition de Dupin de 1822 que This utilisa pour son analyse du Svod : cf.This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit., p. 395,n. 1.272. Cioran, op. cit., p. 309.273. J. de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, où l’on traite différentes questionsde philosophie rationnelle, ouvrage posthume du Cte Joseph de Maistre, Paris, 1836, 2 vol.274. B. Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), Genève, Droz,1973 (« Travaux d’histoire éthico-politique », XXV), p. 306.275. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 285-344.

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Le XVIIe siècle fut une époque de révolution dans le domaine de la théoriescientifique ; mais, ni Bacon ni Descartes n’étaient a priori des révolution-naires dans le domaine politique 276. Pour autant, Bacon était fondamentale-ment moderne ; il fut l’un de ceux qui mirent au goût du jour la foi dans leprogrès 277 et fit partie de ces auteurs qui tournèrent le dos à l’aristotélismeet à la scolastique 278. Selon lui, il fallait partir de l’observation pour exercerensuite l’instrument de la raison : « l’esprit humain appréhendait les chosespar les perceptions des sens » ; ces dernières, « transmises à l’esprit, deve-naient la matière des jugements de la raison » 279. Dans le Novum Organum(1620), Bacon opposait en matière scientifique, les empiriques, qu’il com-parait aux fourmis, aux dogmatiques, qu’il assimilait aux araignées, pourpréconiser ensuite une méthode philosophique intermédiaire comparable àl’activité des abeilles 280. Tandis que les premiers entassaient le savoir pourle consommer et que les seconds construisaient des systèmes tirés de leuresprit, le véritable philosophe (à l’instar des abeilles qui prenaient leur matièredes fleurs pour la travailler par une opération propre) devait procéder à unealliance des facultés expérimentale et rationnelle 281. Pour le chancelier, ledroit était une création humaine – le produit des forces sociales – en réactionà la violence ; mettre à jour les « lois des lois », c’est-à-dire les lois quidictent les autres, c’était essayer d’empêcher la force de prendre le visage dudroit 282.

Il apparaît que l’influence de Bacon sur le maître d’œuvre du Svod Zakonovs’explique par la conception même de la codification en Russie sous Nico-las Ier, c’est-à-dire une alliance de l’empirisme qui fut diffusé dans ce paysnotamment par Alexandre Hertzen 283 (la nécessaire connaissance des textesantérieurs) 284 et du rationalisme (la prétention à la création par le moyen de

276. J. Touchard, et alii, Histoire des idées politiques, Paris, PUF, 1959 (« Thémis »), 2 vol.,t. I, p. 319.277. Plongeron, op. cit., p. 26.278. Bacon, Essai d’un traité sur la justice universelle ou les sources du droit, p. 15 (notice) ;É. Bréhier, Histoire de la philosophie, t. II : La philosophie moderne, fasc. 1 : Le XVIIe siècle,nouv. éd. revue et bibliographie mise à jour par P.-M. Schuhl, Paris, PUF, 1968, p. 21, 29 ;P. O. Kristeller, Renaissance Thought, The classic, Scholastic, and Humanist Strains, A revisedand enlarged edition of The Classics and Renaissance Thought, New York, Harper & Row,1961, p. 35.279. Hazard, op. cit., p. 292 ; Bréhier, op. cit., p. 22.280. Fr. Bacon, Novum organum, Lipsiae, 1839-1840, 2 vol., t. I, Aphor. XCV, p. 104-105.Cf. M. Fattori, Lessico del Novum Organum di Francesco Bacone, Introduzione, Lessico,Rome, Edizioni dell’Ateneo & Bizzarri, 1980 (« Lessico Intellettuale Europeo », XXIII),p. 158-159 ; G. Gusdorf, La révolution galiléenne, Paris, Payot, 1969, 2 vol. (« Bibliothèquescientifique », « Les sciences humaines et la pensée occidentale », III), t. II, p. 127-128.281. Bréhier, op. cit., p. 29.282. Bacon, Essai d’un traité sur la justice universelle ou les sources du droit, p. 10-11 (intr.).283. Milyukov, loc. cit., p. 264-265. Sur cet auteur, cf. I. Berlin, Les penseurs russes, intr. parA. Kelly, trad. de l’angl. par D. Olivier, Paris, Albin Michel, 1984, p. 237-261.284. Spéransky, Précis, p. 99 : « Comment, en effet, former un corps de doctrine, sansconnaître avec certitude les lois dans tout leur ensemble ? »

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la raison). S’opposant à la philosophie exclusivement rationaliste – les loisne pouvaient pas être « faites d’après un système déterminé » 285 –, Spéransky,qui semblait se rallier à la méthode inductive baconienne 286 (ce qui le ratta-cherait donc sur ce point plus à l’historicisme qu’à l’idéalisme) préconisaittout de même, dans un second temps, d’avoir recours à la raison pour « faci-liter l’exécution » des lois en les ramenant « à un ensemble uniforme » 287.

B. Une histoire du droit orchestrée par le rationalisme

Avec le Svod, Spéransky entendait donc réaliser un véritable code et nonune simple compilation. Ainsi les textes utilisés ayant diverses origines etprésentant des disparités chronologiques, il fut nécessaire de lier ces maté-riaux. Il eut recours à l’instrument de la raison pour, d’une part, harmoniserles dispositions historiques (1) et, d’autre part, établir des normes permettantde combler les lacunes de la collection (2).

1. L’esprit du peuple mis en forme par la raison

La méthode d’interprétation que préconisait Spéransky relevait, elle aussi,de la philosophie moderne. S’il admettait, conformément au manifeste depromulgation 288 et aux lois fondamentales 289, le principe de la littéralité dutexte du Svod Zakonov, il le ruinait immédiatement après 290 en admettant lerecours à la méthode historique, ce à quoi concourrait d’ailleurs aussi l’ordreconstitutionnel :

285. Ibid., p. 52.286. Bréhier, op. cit., p. 26, 30, 34 ; D. Tassot, La Bible au risque de la science, De Galiléeau P. Lagrange, préf. de P. Chaunu, Paris, F.-X. de Gibert, 2e éd., 1997, p. 103, 127-129 :sur la naissance de la théologie naturelle, par opposition à la théologie révélée.287. Spéransky, Précis, p. 52-53 ; p. 53 : « un corps de lois clair, régulier et uniforme ».288. Nicolas Ier, loc. cit., p. 159 : « La force légale du corps des lois consistera alors en ceque ses articles seront textuellement rapportés ou cités dans les affaires d’administration etde justice ».289. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VIII, art. 65, p. 792 :« Les lois doivent être appliquées d’après leur teneur exacte et littérale, sans aucune altérationou extension ».290. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 533 : « N’est-ce pas, en effet, ouvrir indirectement le gouffre qu’on désirait combler ? Àforce de répéter que le véritable sens d’un article doit être recherché dans la lettre primitive,qu’entre le Digeste et la collection, le Svod et le Sobranie, il y a une liaison indissoluble, queces deux formes sont inséparables, n’est-ce pas subordonner la première à la sanction de cettedernière, [...] réduire le Digeste à un ouvrage plutôt officieux qu’officiel [...] ? » ; p. 534 :« Concluons, que cette prétendue union indissoluble est une illusion ; que des deux formes,l’une primitive, l’autre dérivée, ne peuvent législativement co-exister ».

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« Si cependant la diversité dans le sens littéral des dispositions législativesamenait quelque part une difficulté dans le choix et l’application de la loi àl’espèce soumise à la délibération, dans ce cas, attendu l’impossibilité deconcilier la teneur d’une loi avec celle de l’autre, la nécessité prescrit d’elle-même, surtout pour les administrations supérieures, de suivre l’esprit généralde la législation et de s’attacher au sens qui lui correspond le plus » 291.

Il fallait rechercher, grâce à la collection complète (Sobranié) 292, « l’espritd’une loi » en remontant aux causes sur lesquelles la loi était fondée :

« Le sens littéral [du texte du Svod] doit être toujours la principale basede la décision ; mais le sens littéral n’exprime pas toujours dans toute saplénitude et dans toute sa précision, l’esprit d’une loi, et pour découvrir cetesprit, on a souvent besoin de remonter aux causes sur lesquelles la loi estfondée » 293.

C’était de facto nier la possibilité d’une conception universelle du droitque partageaient, pour des raisons différentes, les écoles classique et modernedu droit naturel 294. Du point de vue philosophique, c’était admettre le rela-tivisme et la dissociation du mot et de la chose 295. Même s’ils n’utilisaientpas le même vocabulaire, il peut être considéré que Portalis et Spéranskys’accordaient sur le fait que le juge pouvait avoir recours à ce que le juristefrançais avait appelé l’interprétation de la loi 296 « par voie de doctrine »,tandis que lui était refusé tout appel à l’ « interprétation par voie d’autorité »,puisque le judiciaire était subordonné au législatif 297. Parmi les moyens quipermettaient de perfectionner les lois, Spéransky indiquait les « interpréta-tions authentiques » qui étaient, avec les « supplémen[t]s, à mesure que lescas » se présentaient des moyens « indispensables » étant donné qu’aucunelégislation ne pouvait « tout prévoir et tout déterminer d’avance » 298. Il fautrelever que Spéransky introduisit dans la collection complète certains arrêtsjudiciaires. Or, la compilation ne devait intégrer que les textes généraux : les« arrêts judiciaires » n’ayant « force de loi que dans les cas pour lesquels

291. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VIII, art.65, p. 793.292. Spéransky, Précis, p. 144 : « la collection est nécessaire pour résoudre les doutes quipeuvent s’élever sur le véritable sens d’un article quelconque du corps des lois ».293. Ibid., p. 144-145.294. Fasso, op. cit., p. 29 : en dépréciant « les conceptions et les idéaux universalistes etrationalistes, l’historicisme romantique se place donc aux antipodes du jusnaturalisme ».295. Ibid., p. 35 : pour un homme comme Savigny, chaque peuple avait « son propre droit,comme son langage, ses coutumes, son organisation politique ».296. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 24 : le juge doit« étudier l’esprit de la loi quand la lettre tue ».297. Ibid., p. 22, 23 ; ibid., p. 22 : « L’interprétation par voie de doctrine, consiste à saisir levrai sens des lois, à les appliquer avec discernement, et à les suppléer dans les cas qu’ellesn’ont pas réglés. Sans cette espèce d’interprétation pourrait-on concevoir la possibilité deremplir l’office de juge ? »298. Spéransky, Précis, p. 89-90.

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ils » avaient été « rendus », ils ne devaient « donc pas faire partie d’unecollection de lois générales ». Cependant, des exceptions furent faites pourles arrêts de principe

– « arrêts judiciaires dont la force, d’après le contenu même de leur dis-positif, peut s’étendre, comme exemple, à tous les cas semblables », desdécisions de justice « qui, n’étant d’abord que particuliers, ont été pris, dansla suite, pour exemple et pour règle, et ont acquis ainsi une autorité géné-rale » –

mais aussi, et cela peut apparaître comme quelque peu incohérent, des arrêts(qui ne peuvent être qualifiés que) de règlement : « des arrêts particuliers,mais qui servent à interpréter une loi générale, qui fixent son véritable sens,et rejètent les interprétations qui ne sont pas conformes à son esprit » 299.

Ainsi les deux codificateurs appartenaient, sur la question de l’interpréta-tion, au courant jusnaturaliste (moderne) et donc rationaliste, mais coloré parl’historicisme, à l’image d’un Montesquieu qui peut être considéré commeun représentant des Lumières en même temps qu’un précurseur de l’histori-cisme 300. Influencé par Karamzine, auteur d’une Histoire de l’État russe 301

et « père » de « l’école historique russe » 302 comme de la « langue littérairemoderne » de son pays 303, Spéransky estimait que la doctrine devait s’enra-ciner dans les traditions, en l’occurrence russes. De la sorte, ils contribuèrent(involontairement ?) à fournir un cadre intellectuel moderne 304 au romantisme

299. Ibid., p. 133-134. Portalis avait, quant à lui, exclu toute possibilité pour le juge de hissersa décision au niveau de la loi : « le juge deviendrait législateur, s’il pouvait, par des règle-ments, statuer sur les questions qui s’offrent à son tribunal. Un jugement ne lie que les partiesentre lesquelles il intervient. Un règlement lierait tous les justiciables et le tribunal lui-même.Il y aurait bientôt autant de législations que de ressorts » (Portalis, « Exposé des motifs dutitre préliminaire du code civil », p. 75).300. Fassò, op. cit., p. 30.301. Les références bibliographiques sur cette œuvre sont innombrables ; cf. par ex. Portal,L’empire russe de 1762 à 1855, p. 17 ; Plumyène, op. cit., p. 370 ; R. Hingley, Les écrivainsrusses et la société, 1825-1904, texte français de J. Cathelin, Paris, Hachette, 1967 (« L’universdes connaissances »), p. 137. De cet auteur, cf. not. N. Karamzine, Lettres d’un voyageurrusse (en France et en Suisse), édition présentée et révisée par W. Berelowitch d’après laversion de V. Porochine, Paris, Quai Voltaire, 1991, p. 174-175 (lettre LIX, Paris, mai 1790).Sur cet auteur, le jugement du marquis de Custine (op. cit., t. II, Lettre XXV, p. 106) étaitsévère : « [...] Karamsin [sic], auteur qui ne peut être récusé par les Russes, puisqu’on luireproche d’avoir adouci plutôt qu’exagéré les faits défavorables à la renommée de sa nation.Une prudence excessive et qui va jusqu’à la partialité, tel est le défaut de cet auteur ; enRussie, le patriotisme est toujours entaché de complaisance. Tout écrivain russe est courtisan :Karamsin l’était [...] ».302. Léontovitch, op. cit., p. 419, n. 5 ; cf. égl. p. 85, 101.303. Ehrhard, op. cit., p. 24.304. Plumyène, op. cit., p. 371 : « le nationalisme des Slavophiles est peut-être [...] moinsrusse qu’il n’en a l’air. Protestation contre la pénétration occidentale, [...] il emprunte lui-mêmeà l’Occident [moderne] son langage, sa structure doctrinale, son historicisme. Il procède dece contre quoi il s’élève, et préfigure ainsi les nationalismes encore à venir dans les sociétésd’Asie et d’Afrique, qui, eux aussi, retourneront un jour contre l’Occident modernisateur l’idéenationale que celui-ci leur inculquera ».

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russe, le slavisme 305 ; ce dernier se développa à partir des années 1830-1840,à l’exemple du romantisme allemand instrumentant le germanisme 306.

Sur la base de cet historicisme 307, Spéransky devait défendre une concep-tion sociologiste, partagée d’ailleurs par Portalis 308 : « Tout cela prouve quele système actuel de gouvernement ne répond plus à l’état de l’esprit public,et que le temps est venu de le remplacer par un autre » 309. Dans la mêmeorientation, Peltchinskii défendait, en 1844, une position qui combinait à lafois le sociologisme – « le pays réclame [...] des lois solidaires des conditionssociales actuelles et de leur développement » – et le rationalisme :

« Il n’est plus [étant donné le précédent français et que, pour la Russie, legros œuvre avait été effectué par Spéransky] nécessaire de se creuser la têtepour former un bon corps de lois ; au contraire, il faut éviter l’originalité dansce cas pour n’adopter que ce qu’a approuvé une longue expérience, une longuesérie de résultats efficaces, rationnels et évidents » 310.

Le sociologisme n’était donc nullement incompatible avec le positivismejuridique 311. Alors que le Svod Zakonov comprenait « les lois d’une applica-

305. Pour une synthèse, cf. A. Besançon, Être russe au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1974,p. 50-56. Ehrhard, op. cit., p. 42 : « la Russie doit-elle s’instruire auprès de l’Europe, pour ladépasser ensuite, ou ne doit-elle puiser que dans le fonds national ? C’est la question qui diviseOccidentalistes et Slavophiles ». Sur le retournement du mot d’ordre « orthodoxie, autocratie,esprit national », cf. ibid., p. 46.306. Plumyène, op. cit., p. 369-370. Sur l’histoire des peuples slaves, cf. Fr. Conte, Les Slaves,Aux origines des civilisations d’Europe centrale et orientale (VIe-XIIIe siècles), Paris, AlbinMichel, 1986, réimpr. 1996 (« L’évolution de l’humanité »). Sur l’influence du romantismeallemand, cf. Milioukov, et alii, op. cit., t. II, p. 787-793 et Berlin, op. cit., p. 183-196.307. Spéransky, Précis, p. 146 : « L’histoire d’un état n’est bien comprise que par la connais-sance de ses lois, comme, d’un autre côté, les lois, sans l’histoire, sont souvent inintelligibles ».308. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 17 (à propos de Rome) :« Les changements survenus insensiblement dans ses mœurs, n’en produisirent-ils pas dans salégislation ? » ; p. 35 : « Ses lois [celles du “législateur”] ne doivent jamais être plus parfaitesque les hommes à qui elles sont destinées ne peuvent le [sic] comporter. Il doit consulter lesmœurs, le caractère, la situation politique et religieuse de la nation qu’il représente ».309. Spéransky, « Extraits de l’introduction au projet d’une organisation constitutionnelle del’état », in Tourgueneff, op. cit., p. 429. Quant à la place de la sociologie dans l’écolehistorique, cf. not. Z. Krystufek, « La querelle entre Savigny et Thibaut et son influence surla pensée juridique européenne », in RHD, 1966, p. 74 : « L’étude historique du droit, c’estl’étude des rapports sociaux auxquels correspondait le droit au moment de sa naissance. Decette manière on peut vérifier si ce droit satisfait encore les rapports sociaux du momentprésent. La conception historique de Savigny et de son école, présente des idées exactementcontraires. À son avis l’interprétation historique doit servir à bien comprendre l’intention dulégislateur afin d’appliquer correctement sa loi selon son intention. Cela signifie que l’appli-cation doit être adaptée aux conditions sociales qui ont existé au moment de la promulgationde la loi et qui s’y sont manifestées, et non pas aux circonstances existant au moment où laloi est appliquée ».310. V. Peltchinskii, attribué à, La Russie de 1844, Système de législation, d’administrationet de politique de la Russie en 1844, par un homme d’État russe, Paris-Leipzig, 1845, p. 36,p. 36-37.311. Fr. Vallançon, L’État, le droit et la société modernes, av.-prop. de J. Russ, Paris, ArmandColin, 1998 (« Prépas, Philosophie »), p. 81-82, 98, 106.

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tion générale à toute la Russie » 312, les provinces étaient susceptibles d’avoirdes lois particulières :

« La loi est obligatoire, ou uniformément pour tout l’empire, ou avec desmodifications partielles, applicables à certaines localités » ; « Les lois spécia-les concernant tel gouvernement, ou telle classe d’habitans, ne sont pas abro-gées par une loi générale postérieure, à moins d’abrogation explicite. Il enest de même des privilèges personnels » 313.

Cela réduisait l’empire du Svod dans ses dispositions civiles 314 à peu depersonnes 315. En 1838, devait d’ailleurs être publié un Code des lois provin-ciales 316. Spéransky, qui avait contribué à l’administration des nouvellesprovinces annexées, admettait parfaitement ce principe défendu, lui aussi,par Karamzine 317 :

« La dénomination de province sera appliquée aux parties de l’empire quipar leur étendue et leur population ne sauraient entrer dans le système del’administration générale. [...] Les provinces auront une organisation spéciale,conforme autant que possible aux lois fondamentales de l’empire, et appro-priée à leur position exceptionnelle » ; « les provinces qui jouissent de leurdroit particulier » ; « nous avons des lois qui agissent généralement dans toute

312. Spéransky, Précis, p. 88 distinguait les « lois générales » de l’empire des « lois locales ».Code civil de l’empire de Russie, p. LV (intr.).313. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VIII, art. 48, p. 789,art. 79, p. 796. This, « Notice sur la coordination des lois provinciales de l’Empire de Russie »,in Revue Fœlix, 1838, V, p. 3-4 : il fallait distinguer, bien qu’elles fussent toutes les deux« dérogatoires à la loi commune », les lois « exceptionnelles » des lois « provinciales oulocales » ; les premières étaient « les dispositions émanées du législateur russe, et admettant,en considération des exigences locales, des modifications aux lois générales », les secondesétaient les « anciennes législations indigènes, régissant les contrées successivement incorporéesà la Russie ». Zézas, op. cit., p. 200.314. This, « Notice sur la coordination des lois provinciales », loc. cit., p. 2 : « la forceobligatoire du Digeste est circonscrite dans de certaines limites. La partie politique de cetteœuvre est, jusqu’à un certain point, commune à tout l’Empire. La partie organique adminis-trative ne l’est pas au royaume de Pologne et au grand duché de Finlande, où une administrationdistincte a été conservée. La partie enfin comprenant la législation civile n’est applicable qu’àla grande Russie, et encore ne l’est-elle pas uniformément. D’ailleurs le Digeste lui-mêmedemande à être, d’un côté, complété par la codification de plusieurs matières qui doiventsuccessivement entrer dans son contexte ; de l’autre, continué, amendé, modifié, pour êtreconstamment d’accord avec le mouvement progressif de la législation ». Sur le premier point,le code militaire a, par exemple, été déclaré exécutoire (par un ukase du 25 juin 1839) à partirdu 1er janvier 1840 : Code civil de l’empire de Russie, p. LV (intr.). Sur le second point,cf. J. J. Fœlix, « Nouvelle rédaction du digeste russe », in Revue Fœlix, 1843, X, p. 927 : « Lanouvelle rédaction du digeste russe (Svod) a été promulguée par un ukase impérial du 4 (16)mars 1843 ». ; p. 928 : les « continuations annuelles [...] ont été fondues en un seul corps avecla collection primitive ».315. Rapetti, loc. cit., p. 258.316. Zézas, op. cit., p. 189-190.317. Léontovitch, op. cit., p. 104.

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l’étendue de l’empire, et des lois locales dont l’action ne s’étend qu’à quelquesprovinces » 318.

C’était attacher de l’importance à ce qu’il appelait « l’esprit du peuple » 319,concept proche de celui de Savigny 320 que Spéransky connaissait 321. Hegelutilisait aussi le même terme 322, mais il en avait une définition fort différenteet aucun élément ne permet, jusqu’ici, d’affirmer qu’il a influencé Spé-ransky 323. En revanche, ce dernier rejoignait la position de Catherine II quiconsidérait que le législateur, afin de procurer un droit adapté, devait faireattention de ne pas choquer « l’esprit général de la Nation » 324 : « Car lesLoix les plus conformes à la nature sont celles dont la disposition particulièrese rapporte le mieux à la disposition du peuple pour lequel elles sont fai-tes » 325. Ainsi, sur ce point, Spéransky défendit la position commune deMontesquieu 326, reprise par Portalis 327, et de l’école historique 328, qui s’était

318. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 455 ; Spéransky, Précis, p. 88, 108. A. Vichenski, La faucille et le rouble,La modernisation conservatrice en URSS, trad. du russe par M. Vichnevskaïa, Paris, Gallimard,2000 (« BDH »), p. 346.319. Spéransky, Précis, p. 81-82.320. Krystufek, loc. cit., p. 66. Sur l’utilisation pour la première fois du concept de Volksgeistau sein de l’école historique par Georges Frédéric Puchta (1797-1846), cf. Fassò, op. cit.,p. 38.321. Spéransky, Précis, p. 97, n. 1 : Spéransky fit référence au célèbre ouvrage de Savigny,Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft (Heidelberg, 1814).322. Hegel, La raison dans l’histoire, Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 80-81distinguait « l’Esprit du Peuple (Volksgeist) » de l’« Esprit du Monde (Weltgeist) » ; p. 82 :« L’Esprit particulier d’un peuple peut décliner, disparaître, mais il forme une étape dans lamarche générale de l’Esprit du Monde et celui-ci ne peut pas disparaître. L’Esprit du Peupleest donc l’Esprit universel dans une figure particulière qui lui est subordonnée, mais qu’il doitrevêtir dans la mesure où il existe, car avec l’existence apparaît également la particularité ».G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit ou Droit naturel et science de l’État enabrégé, texte présenté, trad. et annoté par R. Derathé, avec la coll. de J.-P. Frick, Paris, Vrin,2e éd., 1989 (« Bibliothèque des textes philosophiques »), p. 287, § 274 : « Comme l’Espritn’est réel que par le savoir qu’il a de lui-même et que l’État, en tant qu’Esprit d’un peuple,est en même temps la loi qui pénètre toutes les situations de la vie de ce peuple, les mœurset la conscience de ses membres, la constitution d’un peuple déterminé dépend absolumentde la nature et du degré de culture de la conscience de soi de ce peuple. C’est dans cetteconscience que réside la liberté subjective de ce peuple et donc la réalité de la constitution ».323. Cf. Fassò, op. cit., p. 66.324. Catherine II, Nakaz, Chap. VI, art. 56, p. 31.325. Ibid., art. 5, p. 12 ; Chap. VI, art. 57, p. 31 : « C’est à la Législature à suivre l’esprit dela Nation ».326. Montesquieu, op. cit., t. IV, Liv. XXIX, Chap. XVIII, p. 145 : « Il y a de certaines idéesd’uniformité qui saisissent quelquefois les grands esprits [...], mais qui frappent infailliblementles petits. [...] la grandeur du génie ne consisteroit-elle pas mieux à savoir dans quels cas ilfaut de l’uniformité, et dans quels cas il faut des différences ? »327. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 16 : « les lois sontfaites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; [...] elles doivent être adaptées aucaractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites ».328. Léontovitch, op. cit., p. 104-105.

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épanouie en Russie 329, contre celle des jusnaturalistes pleinement rationalistespour qui la codification devait permettre de rompre avec « le particularismejuridique » 330.

Pour la codification qu’Alexandre Ier avait été impatient d’obtenir 331, Spé-ransky avait proposé d’accueillir des sources étrangères en procédant à des« transferts de droit » 332 et, en particulier, du code civil français 333. Cela luiavait été reproché par Karamzine 334 puis par This 335 ; pour autant, il n’avaitfait que suivre l’exemple des commissions précédentes (qui avaient tenté defaire un code de législation 336) et surtout de Pierre le Grand 337. Depuis ce

329. « Notice sur les travaux de la commission législative de Saint-Pétersbourg », loc. cit.,p. 407 : « les lois, mieux que tout autre monument ou tradition historique, portent l’empreintede la civilisation du siècle ainsi que de tous les rapports sociaux dont elles sont le résultatnécessaire. Il ne s’agit que de savoir les lire ». ; p. 411 : « L’exposition de la législation d’unpeuple n’est autre chose que le tableau fidèle de sa vie politique et civile, en commençantmême à la première page de son histoire. Aussi les lois existantes ne peuvent-elles être biencomprises qu’au moyen des lois qui les ont précédées, et qui ont été abolies ou modifiées parelles » ; p. 413 : « en général les lois font connaître, plus fidèlement que les chroniques, lesdegrés de civilisation par lesquels une nation a passé dans les différentes époques de sonhistoire » ; p. 423 : « l’ancienne législation dont l’étude doit, pour ainsi dire, servir d’intro-duction à la connaissance des lois actuelles ».330. Sojka-Zielinska, loc. cit., p. 267.331. Raeff, Michael Spéransky, p. 68. Pour plus de précision sur les séances pendant lesquellesle projet fut présenté au Conseil d’État placé sous la présidence du Tsar en 1810 et sur lesdifférents projets qui suivirent sous la responsabilité de Rosenkampf, cf. Léontovitch, op. cit.,p. 100, 106-107, 420, n. 11. Il faut relever que Rosenkampf accusa Spéransky d’avoir engagéune codification sans en avoir expliqué publiquement la méthode : « Il commença un code delois, sans jamais permettre que les principes qui devaient lui servir de base fussent connus ».(« Extrait d’une note dirigée contre Spéransky », in Tourgueneff, op. cit., p. 504).332. J. Gaudemet, « Le temps de l’historien des institutions », in L’avenir du droit, Mélangesen hommage à François Terré, Paris, Dalloz-PUF-Éditions du Juris-Classeur, 1999, p. 101 ;il n’est pas inutile de noter cette remarque (p. 108) : « Les transferts sont plus faciles lorsqu’ilsne mettent pas en cause des structures sociales » ; « Sont [...] plus facilement acceptéesinstitutions, règles ou pratiques strictement techniques, qui semblent juridiquement meilleureset qui ne mettent pas en question des avantages sociaux ou des liens familiaux ».333. Baratz, op. cit., p. 19 ; Raeff, Michael Spéransky, p. 68, Comprendre l’ancien régimerusse, p. 131-132, « Codification et droit en Russie impériale », loc. cit., p. 54 ; Léontovitch,op. cit., p. 99, 101 ; Haumant, op. cit., p. 248. Pour une synthèse de l’application géographiquedu Code civil en dehors de la France, cf. Gaudemet, loc. cit., p. 105-107 ; pour l’influence ducode de 1804 sur d’autres codifications, cf. ibid., p. 107-108 et sur son impact hors desfrontières de la France, dans les pays ayant connu (p. 34-46) ou non (p. 46-59) les conquêtesnapoléoniennes, cf. A. Cabanis, « Le code hors la France », in La codification, sous la dir. deB. Beignier, Paris, Dalloz, 1996, p. 33-61.334. Raeff, « Spéransky », in Dictionnaire Napoléon, p. 796 ; cf. égal. Rambaud, op. cit.,p. 632.335. This, « Des codifications et des coordinations », loc. cit., p. 666 : « C’était l’œuvre d’unphilosophe dédaigneux de tout élément national, n’admettant aucun principe qui ne pût rendreincessamment compte de lui-même, faisant passer les exigences de la logique avant celles dela société [...] ».336. Spéransky, Précis, p. 17.337. Raeff, The well-ordered police state, p. 182 : « His reign was marked by the introduction

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règne, des concepts juridiques d’Europe occidentale et centrale avaient étéimportés et acclimatés en Russie :

« La voie des Lumières est la même pour tous les peuples ; ils y marchentà la suite les uns des autres. Les étrangers étaient plus avancés que les Russes,il n’y avait donc qu’à leur emprunter leur savoir, qu’à s’approprier le fruit deleur expérience. Fallait-il chercher ce qui était déjà trouvé ? Fallait-il que lesRusses renonçassent à bâtir des vaisseaux, à former des troupes régulières, àfonder des fabriques, des académies, parce que tout cela a été inventé pard’autres ? Quel peuple s’est passé d’imitation ? Ne doit-on pas commencerpar faire comme les autres, sauf à faire mieux ensuite ? » ; « Il importe peud’être Slave, si l’on n’est homme. Ce qui convient aux hommes ne sauraitêtre mauvais pour les Russes, et ce que les Anglais et les Allemands ontinventé pour le bien de leurs semblables m’appartient, car je suis homme. [...]Au temps du tsar Alexis, il y avait déjà des étrangers à Moscou ; mais ilsn’exerçaient aucune influence sur les Russes, qui ne daignaient pas les fré-quenter » 338.

Catherine II, outre qu’elle considérait envisageable de changer les coutu-mes d’un pays 339, avait d’ailleurs cautionné cette attitude en expliquant quela Russie était « une puissance européenne » 340 ; par conséquent, « Pierre Ier

introduisant des mœurs et des coutumes européennes chés [sic] une nationd’Europe trouva des facilités qu’il n’attendait pas lui-même » 341. Or, sansdoute pour répondre aux attaques, considérées parfois comme exagérées 342,qu’il avait subies lors de sa première tentative de codification 343, Spéranskyaffirmait, à plusieurs reprises dans le Précis, que le droit russe (et donc le

of contemporary Western European norms in the political, cultural, and institutional spheres » ;p.191.338. Karamzine, op. cit., lettre LIX, Paris, mai 1790, p. 175, 177 ; p. 178 : « De même queSparte sans Lycurgue, la Russie sans Pierre ne serait jamais sortie de son néant ». Il sembletoutefois que l’analyse de Karamzine se radicalisa par la suite (cf. Léontovitch, op. cit.,p. 419-420, n. 6). Sur l’influence étrangère en Russie durant le règne de Pierre Le Grand,cf. R. Portal, Pierre Le Grand, Bruxelles, Complexe, 1990 (« Historiques »), p. 158-186 ;Raeff, The well-ordered police state, p. 181 ; Bluche, op. cit., p. 166. Sur l’importance dufacteur dynastique et donc l’influence des Holstein-Gottorp, cf. Mouravieff, op. cit. ; le mêmeauteur avait commencé à défendre la thèse de la dynastie étrangère in Le testament de PierreLe Grand, Légende et réalité, préf. de M. Bourquin, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière,1949 (« L’évolution du monde et des idées »).339. Catherine II, Nakaz, Chap. VI, art. 60, p. 32 : « quand on trouve qu’il est nécessaire defaire de petits changemens dans une Nation, pour son plus grand bien, il faut réformer pardes Loix, et changer par des coutumes, ce qui est établi par des coutumes. C’est une trèsmauvaise politique de vouloir changer par des Loix ce qui doit être changé par des coutumes ».340. Ibid., Chap. I, art. 6, p. 13.341. Ibid., Chap. I, art. 7, p. 15.342. Raeff, Michael Spéransky, p. 69, 70.343. Spéransky, « Lettre et explications adressées à l’empereur », in Tourgueneff, op. cit.,p. 494 : « On a prétendu que le projet de code présenté par moi au conseil d’état n’était qu’unetraduction ou une imitation servile du code français. Il y a de la part de ceux qui ont dit celaignorance ou mensonge, comme il est facile de s’en convaincre, puisque ce projet a étéimprimé ».

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Svod) était entièrement autochtone : « il nous a fallu tout ou presque créerde notre propre fond ; aussi notre richesse est-elle toute indigène » 344.

De même, alors qu’il avait invoqué le jus civile pour défendre le coderédigé pour Alexandre Ier, il faut relever son acharnement à nier l’influencedu droit romain en Russie 345, affirmation que This devait nuancer 346 : « Il nenous est rien revenu de l’héritage romain. Il a fallu puiser notre législationtout entière dans nos propres sources nationales, dans nos coutumes, nostraditions et notre expérience » 347. Il décriait également le caractère étrangerdu droit romain – « les lois romaines seront toujours étrangères pournous » 348 – tout comme l’avait fait Montesquieu (à la suite des auteurs gal-licans et protestants depuis le second XVIe siècle) qui le considérait commenon transposable, chaque société ayant et devant avoir des lois qui lui fussentpropres 349. Si le droit romain devait être enseigné, il ne pouvait et ne devaitavoir qu’une place subalterne :

« quoique par leur nombre et leur supériorité à certains égards, elles [leslois romaines] doivent occuper dans les études du droit une place distinguée,leur enseignement, cependant, ne doit être considéré chez nous que commeauxiliaire, et non comme principal » 350.

Il n’était valable que comme la manifestation d’une expérience, celle del’Antiquité 351 ; son étude ne pouvait « nullement suppléer à la connaissancedu droit régnicole » 352.

Enfin, rappelant que des comités avaient été chargés de ce travail 353, ilinvoquait un aphorisme de Bacon selon lequel il fallait « s’assurer que, sousl’apparence d’anciennes lois », il ne s’était pas « glissé de nouvelles » dansla codification 354. Pour autant, il semble bien que, tout au moins dans la partiecivile du Svod Zakonov, comme l’a montré Winawer en 1895 355, Spéranskyintroduisit des notions juridiques qui étaient issues du droit romain et des

344. Spéransky, Précis, p. 143 ; p. 83 : « Lois civiles, lois criminelles, lois d’administrationet de police intérieure, – il fallait tout créer, tout construire de nouveau et de nos propresmatériaux » ; p. 152 : « les textes des lois réunis, et déjà épurés de tout mélange étranger [...] ».345. Raeff, Michael Spéransky, p. 69 et n. 3.346. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 540 (suite de la n. 1 commencée p. 539).347. Spéransky, Précis, p. 83.348. Ibid., p. 99 ; p. 100 : « Leur système ne peut servir de base au nôtre ».349. Montesquieu, op. cit., t. III, Liv. XXVI, Chap. XVI, p. 316.350. Spéransky, Précis, p. 99-100.351. Ibid., p. 100 : « reste du profond savoir et de l’expérience de l’antiquité ».352. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 388.353. Spéransky, Précis, p. 107-108.354. Cité in ibid., p. 107. Pour le texte latin, cf. Bacon, Legum leges, Aphorismus LXIIIp. 79-81.355. Léontovitch, op. cit., p. 420, n. 19.

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droits modernes étrangers 356, en particulier des codes français (Peltchinskiidevait les encenser 357) et, dans une moindre mesure, prussien (1794) et autri-chien (1811) 358. C’était utiliser la codification « pour façonner une nouvelleréalité sociale » 359, comme l’avait d’ailleurs préconisé Catherine II. Toutefoisles commentateurs actuels considèrent désormais que les cas d’emprunts neconstituaient « que des exceptions isolées » et que, dans l’ensemble, Spé-ransky avait réalisé « le travail conformément au plan adopté » 360. Sa codi-fication avait pour base le droit historique, mais tel que la raison modernel’appréhendait.

2. L’esprit du droit révélé par la raison

Spéransky fut amené à affirmer le caractère indissociable de la collection(Sobranié) et du code (Svod) :

« il existe et il doit toujours exister une liaison indissoluble entre les articlesdu corps de lois et le texte primitif d’une loi ; ces deux formes d’une seuleet même législation doivent être inséparables, le corps de lois comme basedes décisions, et le texte de la codification comme offrant l’interprétation laplus simple et la plus complète de la loi » 361.

Les articles du Svod étaient donc suivis de leurs « sources » 362, de leursréférences historiques, c’est-à-dire qu’étaient indiqués les textes desquels lesdispositions du code étaient tirées :

« Sous chaque article sont indiquées les sources d’où il a été tiré » ; « Cesindications étaient nécessaires, non seulement pour donner à chaque articleune authenticité légale, mais encore par ce qu’elles offraient un moyen des’assurer de l’esprit de la loi, une méthode pour remonter à ses causes, unguide pour aider à en déterminer le sens en cas de doute » 363.

La méthode et l’objectif étaient indissociables : il fallait obtenir une codi-fication qui ne fut pas coupée de ses origines et donc éviter l’écueil des

356. Raeff, « Codification et droit en Russie impériale », loc. cit., p. 55.357. Peltchinskii, op. cit., p. 34 ne ménageait pas ses éloges pour la codification française :« Les Codes français, cette œuvre monumentale, resteront à jamais précieux pour l’espècehumaine. Plusieurs nations les ont naturalisés, d’autres s’en servirent comme modèle ; on doitles en féliciter également ». Quelques pages plus loin, il qualifiait « les codes français » de« modèles de lois » réalisés grâce à la « résolution ferme, noble, secondée par une hauteintelligence, qui ont animé le corps illustre des auteurs des codes français » (ibid., p. 36).358. Léontovitch, op. cit., p. 109.359. Raeff, « Codification et droit en Russie impériale », loc. cit., p. 55.360. Léontovitch, op. cit., p. 109.361. Spéransky, Précis, p. 145.362. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 396, 531 et, pour des ex., p. 557-561.363. Spéransky, Précis, p. 154.

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« codes nouveaux » qui abolissaient, selon lui, « tout ce qui existait aupara-vant » et fermaient « à l’instar du droit [de] Justinien, toutes les autres sourcesde la législation » 364. Il semble toutefois que, pour dissimuler des empruntsen particulier, un certain nombre de références étaient vagues, artificielles,de pure forme, voire erronées ; c’était faire peu de cas de la perspicacité desjusticiables et de la conscience des juges et parier sur le fait qu’aucun d’euxn’irait vérifier 365.

De plus, même s’ils n’étaient pas très nombreux, Spéransky expliquaitqu’il avait été nécessaire d’établir des articles de « transition » afin de« conserver la liaison des articles entre eux » 366, aspect qui faisait cruellementdéfaut, selon lui, dans le Code de Justinien 367. Une partie de la matière et,surtout, le plan du Svod Zakonov relevaient donc d’une démonstration ration-nelle et non dialectique. Spéransky ne devait-il pas lui-même expliquer quele Svod Zakonov devait être un instrument permettant à la fois l’exercicepratique du droit et l’analyse doctrinale 368, proposition qui n’emportait pasla conviction de This 369 ? Parallèlement, Spéransky considérait que la doc-trine pouvait tenir lieu de facto, mais non de jure 370, de législation, quandelle était stable 371. Il rejoignait Portalis, encore que ce dernier était arrivé àcette même opinion par un raisonnement différent, puisqu’il s’agissait pourlui de minimiser l’inconvénient de la non-exhaustivité d’un code 372.

À l’instar du Code Henri III 373, mais à l’opposé du Code civil, le SvodZakonov était une compilation à droit constant. Le président Barnabé Brisson,

364. Ibid., p. 98, n. 1.365. Raeff, Michael Spéransky, p. 338 ; Baratz, op. cit., p. 11, 14-15, 17.366. Spéransky, Précis, p. 154, n. 1. This, « Notice historique et critique sur le digeste del’empire de Russie », loc. cit., p. 396.367. Spéransky, Précis, p. 77 : « les différentes matières de la législation » étaient présentées« sans liaison directe des articles entre eux ».368. Ibid., p. 122-123 ; p. 123 : le même travail devait pouvoir servir « de base à l’adminis-tration des affaires, et d’enseignement classique ».369. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 523 : « un seul et même livre ne peut à la fois servir de code positif et de manuel dogma-tique » ; cf. égal. p. 527-528 où il arguait des regrettables répétitions pour formuler la mêmecritique à l’encontre du double objectif de l’ouvrage ; même analyse in anonyme, « Essai surla rédaction des Lois », loc. cit., p. 823-825, 828-830, 896.370. « Lois fondamentales de l’Empire de Russie », loc. cit., Chap. I, VIII, art. 68, p. 793 :« La chose jugée a force de loi pour la contestation où le jugement est intervenu » ; Chap. I,VIII, art. 69, p. 799-794 : « Les jugemens rendus dans les contestations entre les particuliers,bien qu’ils puissent être invoqués à titre de doctrine ou de jurisprudence, ne sauraient cependantêtre considérés comme ayant force de loi commune, ou servir de base aux jugemens définitifspour les espèces analogues ».371. Spéransky, Précis, p. 90, n. 1, p. 96-98, n. 1.372. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, p. 20 : « Mais à défautd’un texte précis sur chaque matière, un usage ancien, constant, bien établi, une suite ininter-rompue de décisions semblables, une opinion ou une maxime reçue, tiennent lieu de loi ».373. B. Brisson, Le Code du Roy Henry III, Roy de France et de Pologne, éd. augmentée parG. Michel de Rochemaillet, Paris, 5e éd., 1622.

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auteur de la compilation des lettres patentes royales pour le compte du dernierValois, avait repris les dispositions normatives applicables ; il lui était arrivéd’en modifier le texte pour qu’il correspondît à la pratique juridictionnelle.Mais, alors que le principe de la codification (supposée systématique) relevaitde la philosophie moderne 374 (dans sa version rationaliste qui inquiétait Savi-gny 375) et devait donner naissance à ce qu’il est convenu d’appeler l’écolede l’exégèse 376, le Code Brisson appartenait plutôt au genre des collections.De ce point de vue, il se distinguait du Svod Zakonov puisqu’il ne visait pasà établir un corps de droit complet et rationnel : conformément aux vœux dutiers état, il ne comportait que le droit royal et n’intégrait pas les coutumes,les privilèges, ni encore le droit canonique. Enfin, il n’est pas inintéressantde relever que le Code Brisson fut parfois appelé Basiliques, en référence àla compilation byzantine dont l’héritage était revendiqué, au profit de laRussie, par l’auteur d’une notice sur la codification en 1821 377. L’empereurde Russie ne se voulait-il pas, en effet, à la fois l’héritier du Khan et duBasileus, tsar et autocrate 378 ? L’influence byzantine ne fut-elle pas percep-tible dès l’époque de la Russie de Kiev et n’était-elle pas à la base del’orthodoxie russe 379 ?

Comment conclure ? Marc Raeff synthétise les difficultés de réforme poli-tique et juridique en Russie par le rôle écrasant laissé et même octroyé à l’État :

374. Sojka-Zielinska, loc. cit., p. 271 : « La codification était considérée par la pensée pré-révolutionnaire comme un facteur décisif de transformation de l’ordre juridique et de l’admi-nistration de la justice ».375. J. Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, Colin, 1972 (« U »), p. 64 ; Gaudemet, loc. cit.,p. 106 : Savigny était hostile à l’application du code révolutionnaire français dans les paysallemands. Krystukek, loc. cit., p. 65, 68 : dans sa conception, il hiérarchisait l’apport descodifications de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle de la façon suivante : les codesprussien, autrichien puis, en dernier, français.376. Carbonnier, op. cit., p. 64. Cf. J. Bonnecase, L’École de l’exégèse en droit civil, Lestraits distinctifs de sa doctrine et de ses méthodes d’après la profession de foi de ses plusillustres représentants, Paris, De Boccard, 2e éd., 1924, 2 vol. (« Bibliothèque de l’histoiredu droit et des institutions »).377. « Notice sur les travaux de la commission législative de Saint-Pétersbourg », loc. cit.,p. 415 : « L’empereur Basile, dont le Code des Basiliques porte le nom, fut aussi Slave. Sonfils, Léon le Sage, donna les Novelles, dont quelques-unes ont force de loi en Russie ; etConstantin Porphyrogénête, fils de ce dernier, devint célèbre dans la république des lettrespar l’ouvrage qu’il composa sur l’administration de l’empire, et qui fait partie des sources del’histoire russe ». Pour une autre revendication de l’héritage du « Bas-Empire », cf. This,« Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit., p. 539, n. 1.378. A. Besançon, « L’Empire russe et la domination soviétique », in Le concept d’Empire,sous la dir. de M. Duverger, Paris, PUF, 1980 (« Centre d’analyse comparative des systèmespolitiques »), p. 367.379. « Notice sur les travaux de la commission législative de Saint-Pétersbourg », loc. cit.,p. 423 : « un empire (...) qui a reçu ses premières institutions en partie des peuples germaniquesen partie du Bas-Empire » ; Baratz, op. cit., p. 32 ; Markovic, op. cit., p. 229-230. Sur l’empirebyzantin, cf. not. le célèbre ouvrage de G. Ostrogorsky, Histoire de l’État byzantin, trad. del’all. par J. Gouillard, Paris, Payot, 1996 (« Histoire »).

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« la politique de Catherine II, les excès de Paul Ier, les plans et mesuresdu Comité Secret au début du règne d’Alexandre Ier, les projets de Spéransky,enfin les actes et tentatives de réforme de Nicolas Ier, étaient tous basés surcette même conception du rôle directeur de l’État. C’est ce qui explique laforme bureaucratique de tous ces projets, le caractère théorique des plans deréforme, et la contradiction entre les buts libéraux et les méthodes autocrati-ques pour y parvenir – un ensemble de traits qui sera toujours fatal au succèsdes tentatives de réforme en Russie au XIXe siècle » 380.

Pour sa part, Spéransky n’inventa pas les concepts qu’il utilisa. Il en fitpourtant un usage habile tant pour justifier que pour organiser les tâches quilui avaient été confiées dans des circonstances historiques et personnellesdifficiles 381. Le système juridique qu’il élabora en reprenant beaucoup à sonancien adversaire, Karamzine – qu’il rencontra pour la première fois en 1812à Nijni-Novgorod et revit souvent après son retour de Sibérie 382 – ne visaitpas à être intellectuellement original, mais il tendait à l’efficacité pratique.Il semble que, si Guy Augé a pu écrire à propos de Sir Robert Filmer qu’ilavait été un Classique prisonnier des Modernes 383, il serait sans doute possiblede dire du comte Spéransky 384 qu’il fut un Moderne ayant essayé de donnerune apparence classique (respectueuse des traditions) à son œuvre politico-juridique. Si sa pensée évolua entre 1810 et 1830 (dates rondes), il semblequ’elle s’infléchît de l’idéalisme vers l’historicisme, mais ne se transformapas fondamentalement. La combinaison de ces deux aspects devait conduireà essayer de rationaliser le droit reçu par l’histoire et de comprendre la réalitéhistorique par la nécessaire référence à la raison. Cette formule ne se rap-prochait-elle pas de la pratique (pragmatique) d’un Pothier 385, qui sembled’ailleurs avoir inspiré les dispositions sur les contrats dans le Svod 386, oude la théorie (philosophique) d’un Thibaut 387 ? Spéransky, qui entretint unecorrespondance avec Savigny, ne fut-il pas, en définitive, un partisan del’école philosophique 388 ? La renommée de Savigny estompa le nom de sonrival, Thibaut, mais la théorie de ce dernier l’emporta en Europe et, en

380. M. Raeff, « L’État, le gouvernement et la tradition politique en Russie impériale avant1861 », in RHMC, 1962, IX, p. 297.381. Léontovitch, op. cit., p. 82.382. Ibid., p. 108 et 420, n. 16.383. G. Augé, « Sir Robert Filmer (1588-1653), Ambiguïtés d’un royaliste anglais du XVIIe

siècle », in Vu de Haut, 1986, 5, p. 112.384. Taillandier, loc. cit., p. 828 : le titre de comte lui fut accordé par l’empereur le 1er janvier1839.385. Fassò, op. cit., p. 7-8.386. This, « Notice historique et critique sur le digeste de l’empire de Russie », loc. cit.,p. 549.387. Fassò, op. cit., p. 33 ; Krystufek, loc. cit., p. 63-65.388. Affirmant que la coordination russe reflétait une école pragmatique, This ne pouvaitenvisager cette appréciation ; cf. not. This, « Des codifications et des coordinations », loc. cit.,p. 515 où il évoquait « la lutte entre Thibaut et Savigny, ouverte en 1814 » ; bien entendu, ilne plaçait pas Spéransky dans l’un ou l’autre camp. Il faut toutefois noter que cette différenced’appréciation peut, peut-être, s’expliquer par le fait que This analysait principalement le Svod

/ 87DIRE ET CODIFIER LE DROIT

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particulier, en Allemagne 389. Ce fut sans doute aussi le cas en Russie et enparticulier chez Spéransky.

Combinaison de la méthode historique et du rationalisme, du sociologismeet du positivisme 390 – toutes attitudes d’ailleurs modernes et où, par surcroît,le second terme des deux combinaisons l’emporte sur le premier 391 – le droitet sa codification selon Spéransky étaient, semble-t-il, un instrument pourformer l’esprit du peuple, transformer le pays réel et le mettre à l’image d’unpays légal supposé éclairé 392. Il était favorable à un réformisme se fondantsur les éléments existants ; mais, privilégiant le rationnel sur l’historique, ilentendait bien conduire la Russie dans une direction arrêtée a priori. Ils’agissait véritablement de transformer la société, ses institutions et son droit,quand bien même apparaîtrait-il comme un réformateur et non un révolu-tionnaire quant à la méthode. Sur le plan du fond, il était bien un Moderne,puisque le devoir-être (Sollen) – que l’homme n’a qu’à rechercher selon laphilosophie classique, car inscrit dans l’être (Sein) – consistait en un choixde la raison humaine. Si tel fut bien le cas, le droit de Spéransky n’était pasune jurisdictio mais une juriscreatio, en particulier une legiscreatio 393.

Zakonov tandis que le présent article s’intéresse à la pensée de Spéransky. This considéraitque l’école pragmatique qui était à l’origine du Svod était une « émanation de l’école histo-rique [...] s’éclairant du flambeau de la philosophie » (ibid., p. 584). Le parcours de Spéranskyfut inverse : partant de l’idéalisme, il admit une part d’historicisme. This semble d’ailleursl’admettre (ibid., p. 666-669). Tout en n’adoptant pas nécessairement l’ensemble de l’analysede cet auteur, il n’est pas inintéressant de relever cette appréciation de Jay, op. cit., p. 23 :« M. de Spéranski ne sait pas trouver de consolation dans l’optimisme mortel du fatalisme.Les flatteries et l’enthousiasme de cet[te] école ne lui font point illusion, et il en appelle à lascience pour l’avenir ! »389. Krystufek, loc. cit., p. 75.390. Spéransky, « Extraits du projet d’une organisation constitutionnelle de l’état », in Tour-gueneff, op. cit., p. 431 : « La source de tout pouvoir c’est l’état, le pays ».391. Pour la question de l’historicisme aboutissant au positivisme, cf. Fassò, op. cit., p. 39-42(Savigny), p. 70-72 (Hegel). Sur la querelle entre Savigny et Thibaut, cf. Gaudemet, « LesÉcoles historiques », loc. cit., p. 96-99 et surtout A. Dufour, « L’idée de codification et sacritique dans la pensée juridique allemande des XVIIIe-XIXe siècles », in Droits, 1996, 24,p. 45-60, en part. p. 50-57 et la bibliographie p. 59-60. Sur le « mouvement scientifique » quientendit mettre « la méthode historique [...] sur la bonne voie » (p. 83), cf. O. Jouanjan,« Science juridique et codification en Allemagne, 1850-1900 », in Droits, 1998, 27, p. 65-86.392. Léontovitch, op. cit., p. 76, 109. Miquel, op. cit., p. 121 : « le très éclairé Spéranski ».Spéransky, « Lettre et explications adressées à l’empereur », in Tourgueneff, op. cit., p. 497 :« la dignité de votre caractère moral, seul espoir, j’ose le dire, qui, dans le chaos de notregouvernement, reste aux hommes éclairés et animés de bonnes intentions ».393. Sur ces questions, cf. not. A. Nasi, « De la juris dictio à la juris creatio », in Les visagesde la loi, sous la dir. de C. Samet, S. Tzitzis, s. l. [La Ferté-Saint-Aubin], L’Atelier de l’Archer,2000 (« Questions de temps »), p. 89-97, S. Rials, « Ouverture : l’office du juge », in Droits,1989, 9, p. 3-20 en part. p. 6-10.

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