Gaz de France et le secteur gazier depuis 1940

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Alain Beltran Gaz de France et le secteur gazier depuis 1940 In: Flux n°8, 1992. pp. 29-38. Citer ce document / Cite this document : Beltran Alain. Gaz de France et le secteur gazier depuis 1940. In: Flux n°8, 1992. pp. 29-38. doi : 10.3406/flux.1992.924 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flux_1154-2721_1992_num_8_8_924

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Alain Beltran

Gaz de France et le secteur gazier depuis 1940In: Flux n°8, 1992. pp. 29-38.

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Beltran Alain. Gaz de France et le secteur gazier depuis 1940. In: Flux n°8, 1992. pp. 29-38.

doi : 10.3406/flux.1992.924

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flux_1154-2721_1992_num_8_8_924

AbstractAlain BELTRAN, The French gas network and new technologies since 1946. The French gas systemdemonstrates the complete transformation of an old industry - town gas - into a modern technology -natural gas, beginning in 1946 when the gas utility was nationalized. In other words, a chemical activitywas changed into an energy industry. The discovery and exploitation of gas resources in France(Aquitaine) and abroad (the USSR, Algeria, Norway and the Netherlands have made Gaz de Francemore influential. The state-owned company has proved itself capable of building a national infrastructurefor the transportation of gas, first in the east of France (Lorraine), then, throughout most of the country.Gas de France has also been able to deal successfully with the problems of gas liquefying and storage.But this evolution has taken place in an environment of stiff competition. Heating fuel and electricityhave restricted natural gas to a modest share of the French market (approximately 13-14% of totalprimary energy supply, less than the Western European average). And the unification of Europe in 1992raises yet more questions for this still fledgling industry.

RésuméAlain BELTRAN, Réseau gazier français et nouvelles technologies depuis 1946. Le réseau de gazfrançais depuis la nationalisation de 1946 montre la totale transformation d'une vieille industrie (le gazmanufacturé) en une technique moderne (le gaz naturel). En d'autres termes, une activité chimique estdevenue une industrie énergétique. La découverte et l'exploitation de ressources en France (Aquitaine)et à l'étranger (URSS, Algérie, Norvège et Pays-Bas) a donné plus de poids à Gaz de France.L'entreprise publique a été capable de construire une infrastructure nationale pour le transport de gaz,d'abord dans l'est (Lorraine) puis dans la majeure partie du pays. Gaz de France a dominé aussi lesquestions de liquéfaction et de stockage. Mais cette évolution a été réalisée dans un contexte de trèsdure concurrence. La compétition avec le fuel et l'électricité a réduit le gaz naturel à une modeste partdu marché français (de 13 à 14% de la consommation d'énergie primaire, soit moins que la moyenne enEurope occidentale). Et l'unité européenne de 1992 peut soulever de nouveaux problèmes pour uneindustrie encore fragile.

GAZ DE FRANCE

ET LE SECTEUR GAZIER DEPUIS 1946

Alain BELTRAN

Alain BELTRAN, agrégé d'Histoire, chercheur à l'Institut d'Histoire du Temps Présent (Centre National de la Recherche Scientifique) travaille en histoire économique et technique. Il a publié notamment sur la croissance économique de la France, sur le développement de l'énergie électrique en France depuis la fin du 19ème siècle, sur les entreprises publiques (EDF, GDF), l'innovation technique (le TGV) et la "culture d'entreprise".

Le secteur gazier français depuis 1946 présente une évolution originale quoique peu connue. La nationalisation, la transformation puis l'élargissement géographique des sources d'approvisionnement, la construction et la maîtrise d'une chaîne méthanière ininterrompue ont donné au Gaz de France (G.D.F.) un rôle d'opérateur énergétique de premier plan et confirmé son statut de service public. Cependant, bien des fragilités demeurent. L'évolution commerciale et juridique n'a laissé subsister qu'un seul véritable monopole, celui de l'importation. Le réseau gazier ne couvre qu'une partie du territoire. Le gaz ne possède aucun marché captif et les mesures de déréglementation envisagées par Bruxelles peuvent, dans une certaine mesure, bousculer des équilibres péniblement échafaudés. De redoutables concurrents (charbon puis électricité et fuel), la présence d'opérateurs gaziers prêts à profiter de toute opportunité (Elf-Aquitaine, régies) donnent à l'histoire du GDF depuis 1946 un relief particulier.

IA NATIONALISATION DE 1946

Différents cercles avaient réfléchi aux réformes de structure1 qu'il faudrait appliquer à la France d'après-guerre. Que ce soit le général de Gaulle ("un système économique tracé en vue de la mise en valeur des ressources nationales et non au profit d'intérêts particuliers... où les grandes sources de richesses communes appartiendront à la Nation"2) ou le Conseil National de la Résistance ("instauration d'une véritable démocratie économique et sociale impliquant l'éviction des grands féodalités économiques et financières"), "le retour à la Nation" des richesses naturelles faisait partie des actions envisagées. Dans le cas de l'électricité, il n'y eut guère de débats car un large consensus se manifesta dès les premiers débats. Pour moderniser la France, la reconstruire, il semblait indispensable que la Nation domine un service public essen-

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1. Exploitation de production et de distribution de gaz de houille ou de gaz naturel. - 2. Distribution de propane pur, d'air propane. - 3- Puits de gaz naturel. - 4. Cokerie gazière, minière, sidérurgique. - 5. Canalisation de gaz de houille.

FIGURE 1 : INDUSTRIE DU GAZ EN 1938

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tiel - l'électricité - construit autour d'un réseau d'intérêt général qui disposait depuis 1939 d'un "dispatching" national (situé à Paris).

Le même raisonnement était beaucoup plus délicat à tenir pour le gaz. En 1946, il n' y avait pas de réseau national gazier, ni même de liaisons régionales (sauf dans le nord, autour des Houillères). La situation était donc radicalement différente. Certes, des usines à gaz existaient dans tous les départements français et la plupart des villes moyennes disposaient d'une distribution de gaz manufacturé. Plutôt qu'une nationalisation, il n'aurait pas été inimaginable de penser à une municipalisation du secteur gazier. Mais, il n'était guère dans les traditions françaises - à la différence de l'Allemagne ou de la Grande-Bretagne - de confier à des personnels municipaux la gestion des services publics. Les industriels du gaz pensaient que, faute de réseau, leur énergie échapperait à un "destin ferroviaire" (allusion à la nationalisation des chemins de fer français en 1937).

Les hommes politiques de la Libération ne pouvaient pas justifier la nationalisation du gaz avec les arguments employés pour l'électricité. D'autres raisons furent donc avancées : le gaz était un secteur en complet déclin ("industrie stagnante en voie de péricliter3") et seule l'intervention publique pouvait renverser cet état de fait. La consommation de gaz en France avait reculé de 45 m3 par habitant en 1931 à 42 m3 en 1938 à comparer avec l'Allemagne (174 m3), la Grande-Bretagne (222 m3) et les Etats-Unis (595 m3) où l'usage du gaz naturel était très répandu. La similitude de fonctions entre gaz et électricité et la lutte contre les monopoles furent également évoquées. En réalité, depuis la fin du XLXème siècle, gaz et électricité étaient souvent regroupés dans les mêmes mains, soit que les entreprises gazières aient essayé de se diversifier pour mieux résister à la concurrence électrique, soit que leur monopole ait été étendu à toutes les formes d'éclairage. Il se serait avéré très complexe de séparer de nombreuses sociétés mixtes alors qu'avec la nationalisation on tentait au même moment de regrouper en une entité unique des centaines d'exploitations.

On nationalisa donc, par la loi du 8 avril 1946, 615 exploitations relevant de 127 sociétés, soit 94% de l'activité gazière du pays. Un peu plus de 40.000

agents étaient concernés par cette mesure4. Les sociétés gazières proprement dites furent transférées au GDF : "Gaz de Paris" et "Eclairage, Chauffage et Force Motrice (E.C.F.M.)" pour la capitale et sa banlieue, "Cokeries de la Seine", "Alsacienne de Cokeries", "European Gas Company Iimiteurs", "Compagnie industrielle d'Eclairage", "Société de Transport de Gaz du Nord", "Société régionale de Distribution du Gaz". Une centaine de sociétés mixtes furent transférées à Electricité de France dont la "Lyonnaise des Eaux et de l'Eclairage" (nationalisée partiellement), "l'Energie industrielle", la "Compagnie du Gaz de Lyon", etc. Gaz de Paris et ECFM fournissaient à elles deux 40% de la production gazière de 1946.

La nationalisation ne fut pas totale car il subsista quelques exceptions : la petite production, les Houillères, les régies, les syndicats agricoles et le gaz naturel qui, à l'époque, n'était représenté que par le gisement de Saint-Marcet dans les Pyrénées (découvert en 1939) qui alimentait la ville de Toulouse. Fait révélateur, Electricité de France - indispensable à la reconstruction du pays - eut la tutelle absolue sur l'industrie gazière jusqu'en 1950- 52. Le gaz manufacturé n'était guère considéré dans cet immédiat après-guerre : legs très disparate avec de nombreuses usines obsolètes, déficit chronique, mauvaise image héritée des années 1930. Ce n'est qu'en 1948 par exemple que le Premier Plan créa une Commission chargée du gaz (Commission de modernisation des industries du coke et du gaz) mais principalement en tant que sous-produit du coke sidérurgique qui, lui, était essentiel à la reconstruction !

LES DEBUTS DU TRANSPORT

Malgré la difficulté des tâches et le manque de moyens et de considération, les responsables de l'industrie gazière se lancèrent dans un programme de modernisation. Cela signifiait dans un premier temps la fermeture des usines les plus anciennes, la diversification des sources de gaz et la construction de grandes cokeries modernes. En une dizaine d'années, plus de deux cents usines à gaz cessèrent de produire ! Les usines les plus anciennes pouvaient être remplacées par des cokeries, des distributions d'air propané ou être rattachées aux lignes

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de transport les plus proches. On pouvait aussi envisager de développer un réseau de transport inter-régional qui permettrait de trouver des débouchés au gaz "fatal" des Houillères qui était souvent en excédent. Un tel projet avait déjà existé dans les années 1920 mais n'avait pas été réalisé. L'idée fut reprise dès le début des années 1950 pour offrir un marché au gaz produit par les Houillères lorraines.

Le transport du gaz lorrain, dénommé "artère de l'Est", fut ainsi la première expérience du Gaz de France sur une longue distance. Ce fut aussi une première en Europe. Sur 312 kilomètres et à la pression de 60 bars, le gaz fabriqué dans les coke- ries lorraines fut dirigé sur la région parisienne, soit un million de mètres cube/jour. La fixation des prix ne fut pas chose aisée et ce sont les pouvoirs publics qui imposèrent le tarif entre les vendeurs lorrains et l'entreprise publique. Gaz de France voyait d'abord dans cette affaire un atout stratégique : l'accord fut signé "moins en raison des avantages que trouvent les administrateurs du Gaz de France à acheter ce gaz qu'en considération de graves inconvénients qui résulteraient pour l'avenir de la jeune entreprise d'un refus de s'associer à la réalisation de ce transport"5. L'entreprise devait être présente dans la technologie du transport pour mieux affirmer son rôle alors qu'elle venait à peine de trouver son indépendance par rapport à Electricité de France.

Un accord fut signé en juin 1951 entre GDF et la Lorgaz qui regroupait sidérurgistes, Houillères et transporteurs sarrois.6 La réalisation s'échelonna entre 1953 et 1955. Tout au long du parcours, l'arrivée du gaz permettait d'alimenter différentes distributions et de fermer les usines trop anciennes. Transport et rationalisation allaient donc de pair. Pourtant, ce projet n'alla pas sans résistances de la part de la CGT qui lui était violemment hostile. La centrale syndicale voulait donner la priorité à la cokéfaction et non au transport qui supposait des fermetures d'usines. Elle était également opposée au principe du pool charbon-acier. Pourtant, la construction de l'artère de l'Est a marqué une étape essentielle dans l'histoire du Gaz de France : la gestion de réseau devenait une réalité pour l'entreprise publique. Un dispatching s'avéra nécessaire à Metz et la régulation entre l'offre lorraine et la demande parisienne posa de délicats problèmes. Des stations d'épuration et de compression furent établies avant

l'arrivée du gaz à Alfortville dans la banlieue parisienne. L'opération fut une réussite technique et permit de desservir au passage 150.000 nouveaux abonnés tout en fermant les usines les plus vétustés. Cette phase de transition a donné aux ingénieurs "le goût des grande entreprises dont ils se sentaient écartés"7.

UN TOURNANT MAJEUR, LE GAZ DE LACQ

Des sociétés françaises avaient recherché dès les années 1930 du pétrole dans le sud-ouest de la France où des terrains sédimentaires pouvaient receler de "l'huile". La Régie Autonome des Pétroles (RAP) avait découvert du gaz naturel à Saint-Marcet en 1939 ce qui avait permis d'alimenter Toulouse en méthane pendant la guerre et Bordeaux en 1949. Dès 1947-48, Gaz de France avait demandé que le réseau de transport de gaz naturel du sud- ouest lui soit confié. Mais la loi de nationalisation avait exclu ce gaz du cadre législatif. L'amendement Armengaud de 1949 avait confirmé que ce type d'énergie pouvait échapper au "monopole" de Gaz de France et être confié à une entreprise où les capitaux publics seraient majoritaires. L'influence de la Régie Autonome des Pétroles dans le vote de cette loi avait été prépondérante. Les entreprises qui prospectaient l'Aquitaine pouvaient donc poursuivre leurs activités de recherche sans craindre d'être "dépossédées" de leurs découvertes.

Les questions juridico-économiques prirent toute leur importance dès la fin 1951. La Société Nationale des Pétroles d'Aquitaine (SNPA), fondée en 1942, cherchait du pétrole. Elle découvrit à Lacq - piémont pyrénéen, dans la région de Pau - une ressource énergétique très particulière. Il s'agissait d'un gisement de gaz naturel aux caractéristiques inusitées (forte profondeur, température élevée et surtout abondance de soufre : 15% d'hydrogène sulfuré). Le tout commença par une éruption qui ne fut maîtrisée que par l'intervention de l'américain Myron Kinley. Plusieurs années furent nécessaires aux sidérurgistes français pour mettre au point les aciers capables de résister à la très- forte corrosion par le soufre. Mais, dès 1954, il fallut résoudre les redoutables questions sur les

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Réseau de transport et exploitation gazière au 1 juillet 1964 : 1. Distribution de gaz manufacturé par Gaz de France, le cercle noir représentant une usine i gaz. - 2. Cokerie ou raffinerie fournisseuse de gaz. - 3. Canalisation de gaz manufacturé et de gaz de raffinerie. - 4. Canalisation de transport de gaz naturel. - 5. Stockage souterrain. - 6. Distribution publique alimentée en gaz naturel porté. - 7. Distribution publique alimentée en propane. Carte communiquée par la direction générale de Gaz de France, service national.

HGURE 2 : L'INDUSTRIE DU GAZ EN 1964

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débouchés de Lacq et le rôle des différents acteurs. Deux logiques s'affrontèrent. La SNPA déclarait qu'elle n'était pas un service public, qu'elle devait rémunérer ses actionnaires et dégager une rente pour faire d'autres explorations. Gaz de France affirmait son rôle défini par la loi de nationalisation de 1946. L'entreprise publique évoquait l'intérêt général et raisonnait en prix de revient. Dans la mesure où l'Etat était présent des deux côtés, il dut constamment jouer un rôle d'arbitre afin de trouver un compromis. On aboutit finalement à un montage juridique complexe. La production allait à la SNPA (aujourd'hui le groupe Elf-Aquitaine qui s'est largement construit sur les bénéfices de Lacq). Le transport était partagé entre la Société Nationale des Gaz du Sud-Ouest (SNGSO) dans les départements aquitains, la Compagnie Française du Méthane ou CeFeM (filiale 50/50 SNPA-GDF) jusqu'au niveau de la région parisienne et Gaz de France. Malgré des grincements de dents, surtout côté GDF, cette structure a perduré jusqu'à aujourd'hui.

UN RESEAU NATIONAL

La construction du réseau gazier à partir de la ressource de Lacq provoqua de vives discussions sur l'opportunité de desservir la région parisienne. Les pouvoirs publics et les régions étaient très sensibles8 aux nécessités de la décentralisation (ou, tout au moins, à une nécessaire déconcentration). La nouvelle ressource en gaz, tout à fait excentrée, pourrait-elle permettre un démarrage industriel du sud-ouest français ? Certaines réalités étaient malgré tout impossibles à ignorer. Les ressources de Lacq étant finalement plus importantes que prévues, la question des débouchés devait être rapidement résolue. Très rapidement, la SNPA signa un accord avec Electricité de France pour que cette dernière achète un tiers du gisement afin de le brûler dans des centrales thermiques. Ce n'était résoudre qu'une partie de la question des débouchés (et sans doute pas la meilleure solution du point de vue de l'intérêt général). En réalité, seule la région parisienne pouvait offrir un réel marché. Aussi, le réseau prit-il malgré tout la direction de la capitale (mais sans qu'il soit question de fournir les industriels ou d'attirer de nouvelles activités grâce au gaz). En compensation, les industries qui

raient dans les départements du sud-ouest bénéficieraient d'un tarif gazier avantageux ("le franc du sud-ouest").

La construction du réseau de transport démarra en 1958. Deux ans plus tard les régions lyonnaise, nantaise et parisienne étaient desservies. Le tout s'accompagna de la fermeture des dernières usines à gaz et surtout de la conversion au gaz naturel des installations des usagers. Des missions françaises étaient parties aux Etats-Unis (qui faisaient depuis longtemps un très large usage du gaz naturel) pour voir Outre-Atlantique ce qui se faisait dans le domaine du transport. Mais les solutions différaient trop selon les régions et les situations étaient peu comparables. Il fallait tout transposer selon les habitudes françaises. La technique des mouvements de gaz restait largement inconnue des Français. Même si une première expérience de grand transport avec le réseau de l'est avait déjà eu lieu, Lacq n'était pas à la même échelle : il y avait un facteur de 1 à 10 entre les deux réalisations. D'un côté on transportait 1 million de mètres-cube/jour dans des tuyaux de 300 mm de diamètre, de l'autre 10 millions de mètres-cube avec des tubes de 600 mm. Il fallait aussi passer de la technique des tuyaux étirés à celle des tuyaux soudés longitudinalement. Pour cela l'industrie française dut mettre au point de nouvelles méthodes de fabrication : deux usines furent créées dans ce but par Lorraine-Escaut et Pont-à-Mousson. Les difficultés techniques à vaincre n'étaient pas minces et ne le furent que progressivement (effets de "toit" et dédoublement des tôles). Quant à la distribution, extrêmement défaillante dans certains cas, elle fut progressivement modernisée. En conséquence, Gaz de France connut une expansion rapide dans les années soixante qui la mit au premier rang des entreprises publiques françaises pour le dynamisme économique. Joignant l'extrême sud-ouest, l'ouest et l'est à la région parisienne, le réseau du Gaz de France avait désormais une dimension nationale même si le nombre d'abonnés restait éloigné de celui de l'électricité (rapport 2/3, 1/3).

Malgré d'importantes recherches, aucun gisement digne de Lacq ne fut découvert par la suite en France. En Algérie, de très importantes découvertes eurent lieu en revanche en 1958 (en particulier à Hassi R'Mel). La Hollande offrait aussi tout près de la France d'importantes ressources. La combinaison

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de ces différents facteurs orienta GDF dans une direction nouvelle, celle de la technologie du gaz liquéfié et des grands contrats gaziers.

CHAINE METHANIERE ET RÉSEAU FRANÇAIS

Pour le gaz algérien, la traversée de la Méditerranée pouvait se faire sous deux techniques principales : par canalisations sous-marines ou par voie liquéfiée. La reconnaissance des fonds (le Commandant Cousteau participa à cette tâche), la pose de tuyaux sur différentes longueurs et la recherche de techniques nouvelles ne permirent cependant pas de dominer la question de la traversée sous-marine dans des délais jugés suffisamment courts (les Italiens ont depuis lors réussi une liaison Tunisie-Sicile). De plus, on pensait alors que cette option offrait moins de souplesse que l'emploi de navires méthaniers. Les réflexions initiales du Gaz de France sur le transport de gaz liquéfié dataient de 1954-55. Les premières expériences américaines remontaient à 1940 (un dramatique accident à Cleveland en 1944 interrompit un moment les réalisations des Etats- Unis). L'intérêt du Gaz de France était également stratégique : avec le développement de Lacq et le passage au gaz naturel, l'entreprise peu à peu n'était plus productrice (les dernières usines à gaz ont été fermées à la fin des années 1960). Elle ne pouvait se permettre en même temps de perdre sa place dans le domaine du transport. La liquéfaction posait de redoutables défis techniques mais elle présentait des avantages considérables. Refroidi à -161°C, le gaz - à pression atmosphérique - n'occupe plus que le l/600ème de son volume initial !

Les Américains ne fournissant que peu de renseignements et préférant considérer GDF comme un client, il fut alors envisagé de se doter d'une technologie française du transport de GNL (Gaz Naturel Liquéfié). De 1955 à 1960, la Direction des Etudes et Techniques Nouvelles du Gaz de France réalisa les travaux préliminaires indispensables9. Une station expérimentale fut installée à Nantes. Elle permit de trouver les solutions adéquates, en particulier l'emploi de l'acier au nickel à 9% pour le stockage. Un navire d'essai (le Beau vais), ancien liberty-ship, permit dès 1962 des observations en

deur industrielle. L'usine de liquéfaction se situait à Arzew en Algérie. Elle devait être réalisée à l'origine par des capitaux anglais et algériens en vue de l'exportation vers la Grande-Bretagne. Mais des accords ultérieurs inclurent la France, et en particulier le GDF, dans la construction de l'usine. L'entreprise nationale s'engagea également dans la construction d'un navire méthanier en 1962. Celui-ci prit le nom de Jules Verne... Il devait joindre Arzew et Le Havre en trois jours et demi. La première traversée eut lieu en mars 1965 (soit six mois après les Britanniques). La "chaîne méthanière" existait désormais et Gaz de France y occupait une place centrale. La réalisation progressive de vastes stockages souterrains (le premier date de 1956) donnait enfin à l'industrie gazière une grande souplesse de gestion.

La France a réalisé depuis lors différents terminaux méthaniers sur chacune de ses façades maritimes. Elle fut le seul pays européen à posséder en même temps trois installations de ce genre. Le premier terminal - qui vient d'être fermé - se situait dans la zone portuaire du Havre et profitait de la proximité de la région parisienne et du stockage de Bey- nes. Puis fut inauguré le terminal méditerranéen de Fos-sur-mer et enfin celui de Montoir-de-Bretagne, à l'embouchure de la Loire. Ces différents points d'entrée ont dessiné le réseau actuel de transport du gaz : arrivées terrestres par le nord (mer du Nord et Hollande) et l'est (gaz sibérien), terminaux maritimes de Fos et Montoir (gaz algérien). Tel qu'il se présente actuellement, on peut le considérer comme presque définitif. Il fut donc élaboré de la périphérie vers le centre. On retrouve quelques similitudes sémantiques avec les chemins de fer : deux "étoiles" forment des points d'équilibre, des carrefours du réseau français. L'étoile de l'est qui se rattache à l'arrivée du gaz soviétique ; l'étoile de l'ouest, sur le chemin de Montoir et du gaz algérien. La longueur du réseau de transport français de gaz naturel a été multipliée par dix depuis la nationalisation. L'ensemble bénéficie de plusieurs dispatchings régionaux (Nord, Metz, Angoulême et Lyon) selon les sources d'approvisionnement et les marchés. La gestion nationale des mouvements de gaz débuta dès 1963. Enfin, une douzaine de stockages souterrains permettent de disposer de réserves équivalentes à 25% de la consommation de gaz annuelle.

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GRANDS CONTRATS ET RESEAU EUROPÉEN

Parallèlement à l'acquisition d'une maîtrise technique, Gaz de France a dû apprendre à négocier ses approvisionnements. Cela n'alla pas toujours sans difficultés (années 1970) ni interventions des pouvoirs publics (contrat algérien de 1982). Les contrats gaziers possèdent des caractéristiques bien spécifiques : clauses de "take or pay" (l'acheteur s'engage à enlever la cargaison quoiqu'il arrive), longue durée (en général de 20 ans), grande rigidité à cause du coût des installations indispensables de part et d'autre. Il n'existe guère de marché "spot" et la commercialisation du gaz naturel est loin d'atteindre en proportion celle du pétrole (14% contre 44%). De même, on compte dix fois moins de méthaniers que de pétroliers. La répartition géopolitique des ressources gazières rend à l'inverse ce produit moins "sensible" aux aléas géopolitiques. Les gaziers - pas seulement français - ont pratiquement réussi à imposer à leurs fournisseurs un raisonnement . original, dit "net-back". Comme le gaz ne possède pas de marché captif et que cette énergie peut toujours être remplacée par une autre, il faut qu'elle soit compétitive (par rapport au fuel et à l'électricité) au niveau du lieu de consommation. Si cette nécessité est prise en compte par les vendeurs, on calcule les contrats en partant d'un prix de vente concurrentiel final, auquel, dans une démarche à rebours, on enlève les frais de transport et de distribution pour arriver au prix d'achat au passage de la frontière.

Depuis quelques années, les négociations ont tendance à dépasser les seules compagnies nationales pour se dérouler entre "consortiums". Pour obtenir des conditions plus avantageuses, Français, Belges, Allemands... ont l'habitude d'unir leurs efforts. Les alliances peuvent changer selon les contrats à négocier. On assiste à une très forte intégration du secteur gazier au niveau européen. Les différentes sociétés sont en fait largement solidaires : le réseau français appartient sur bien des points à un ensemble plus large, au confluent des ressources venant du nord (mer du Nord et Pays-Bas), de l'est (URSS) et du sud (Algérie). Des sociétés mixtes ont été constituées pour faciliter la pose des canalisations et la traversée des différents pays intéressés : la SE- GEO pour le gaz de Hollande ; la MEGAL - où

opèrent Français et Allemands - pour le gaz sibérien, etc. On voit même de temps en temps s'affirmer des solidarités gazières supérieures aux habituels réflexes nationaux !

Cependant, le secteur gazier ouest-européen sera peut-être contraint de changer profondément dans le cadre de l'Europe unie de 1993- Certains commissaires européens aimeraient élargir la politique de dérégulation aux grands "monopoles" comme EDF ou GDF sur le modèle de ce qui s'est passé aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne (dont l'exemple est assez largement pris en compte par Bruxelles). Un espace totalement ouvert grâce l'Acte Unique donnerait au consommateur le libre accès au fournisseur de son choix (la concurrence retrouvée étant censée faire baisser les prix et améliorer la qualité du service). Cela signifierait dans le cas du gaz la fin du monopole d'importation du GDF et l'ouverture du réseau gazier à des transactions ponctuelles. Ainsi pourrait-on imaginer un groupe d'industries majeures acheter une importante quantité de gaz directement aux Norvégiens et le faire transiter jusqu'aux lieux de consommations, moyennant rémunération envers ceux qui gèrent le réseau de transport. Le terme anglais usuel pour ce cas de dérégulation est celui de "common carrier" (transport pour le compte de tiers). Outre la nécessaire transparence des tarifs, on imagine l'atteinte irrémédiable au poids et au rôle d'un organisme comme le Gaz de France. Toutefois, la situation est très différente des Etats-Unis. Dans ce pays, la production nationale est divisée entre de multiples compagnies ; le transport est aux mains de puissantes sociétés indépendantes et les distributeurs nombreux. Les opposants à la politique de déréglementation insistent sur le fait que les contrats gaziers ne se prêtent pas à des démarches "spot", les très lourds investissements ne se justifiant que par des contrats à long terme. Enfin, ajoutent les adversaires de la politique qui a la faveur actuelle de Bruxelles, la déréglementation américaine a provoqué toute une série de différends juridiques qui ne présagent pas en bien de la structure gazière de ce pays. A l'inverse, Elf-Aquitaine, certaines sociétés de services ou les régies gazières attendent sans déplaisir un éventuel nouveau paysage juridique dans le domaine du gaz naturel.

Le développement du secteur gazier français s'est fait par le biais de révolutions techniques et corn-

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Beltran - Réseau de gaz

ARTERES PRINCIPALES ET REGIONALES LEGENDE

== Canalisation existante *B m Canalisation projetée

•+■ Terminal méthanier V Gisement de gaz naturel * Station de recompression О . Stockage souterrain О Stockage souterrain projeté

Note: Les canalisations de desserte locale ne figurent pas sur cette carte.

HGURE 3 : RÉSEAU NATIONAL DE TRANSPORT DE GAZ NATUREL (1990)

merciales qui ont abouti à l'affirmation du rôle de cette énergie. Le réseau du GDF s'est construit progressivement et se trouve être plutôt moins centré que d'autres sur la région parisienne. L'industrie gazière reste malgré tout délicate à comprendre. A la fois ancienne (elle date du début du XLXème siècle) et nouvelle (le véritable démarrage date de

Lacq en 1951 avec la percée du méthane), sans usages captifs, discrète (tout est souterrain et les banlieues des villes ont vu disparaître les gazomètres) sinon mésestimée, l'industrie gazière a su cependant, et le cas de la France n'est pas unique, réussir son évolution du secteur de la chimie vers celui de l'énergie.

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NOTES

1. Sur la nationalisation, voir en particulier: J.-L. Robert, "Une idée qui vient de loin, les nationalisations dans l'histoire du mouvement ouvrier français 1895-1939", pp. 19-39, et G. Ribeill, "Y a-t-il eu des nationalisations avant la guerre?" pp. 41-52, in C. Andrieu, L. Le Van, A. Prost, Les nationalisations de la Libération, Presses de la FNSP, Paris, 1987, G. Bouthillier, La nationalisation du gaz de l'électricité en France, Paris, FNSP, thèse de doctorat, 1968.

2. Cité par R. Gendarme, L'expérience française des nationalisations, pp. 19-26.

3. Journal officiel, Débats parlementaires, n° 300, annexe au procès-verbal de la séance du 18 janvier 1946.

4. Henri Pupat, Energies, deuxième trimestre 1947, statistiques de l'industrie du gaz, p. 47.

5. Conseil d'administration du Gaz de France, 17 février I96I (soit presque dix ans après les événements).

6. La Lorgaz regroupait les aciéries lorraines (Neuves-Maisons, Pont-à-Mousson, Sidelor, Lorraine-Escaut, de Wendel, Sollac et UCPMI), les Houillères du bassin de Lorraine (Cariing et Marienau) et la Saarferngas qui exploitait le réseau de transport de gaz entre les cokeries sarroises. >

7. Conseil d'administration du Gaz de France, 17 février I96I.

8. Citons le livre de J.F. Gravier sur Paris et le désert français (1947).

9. Etudes sur la liquéfaction du méthane, la tenue des métaux aux très basses températures, les isolants possibles, le comportement du méthane liquide, les questions de sécurité...

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