Questions d’interprétation dans le passage d’une œuvre d’une langue ou d’un médium vers...
-
Upload
univ-tlse2 -
Category
Documents
-
view
3 -
download
0
Transcript of Questions d’interprétation dans le passage d’une œuvre d’une langue ou d’un médium vers...
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
Institut du Monde Anglophone
Spécialité : Études Britanniques, Nord-Américaines et Post Coloniales
Questions d’interprétation dans le passage d’une
œuvre d’une langue ou d’un médium vers un(e) autre
Speaking in Tongues, Les Couleurs de la vie et Lantana
Mémoire de Master 2 Recherche
Présenté par Tiffane LEVICK
Directeur de recherche : Madame la Professeure Christine RAGUET
juin 2014
2
INTRODUCTION PRÉLIMINAIRE
Qu’est-ce que traduire ? Le terme « traduction », on le sait, peut avoir des
significations différentes selon le contexte de son usage. Non seulement ce terme peut
signifier l’acte de traduire ainsi que le produit physique résultant de cet acte, mais on
peut aussi attribuer au mot « traduction » une définition plus large que celle d’un
changement de langue. En effet, George Steiner considère que toute forme de
communication humaine est une forme de traduction : « Inside or between languages,
human communication equals translation » (Steiner 1977, p. 48). Bien que l’on
traduise un texte quand on change la langue des mots sur la page écrite (traduction
externe), on traduit également quand on change la forme des mots sur la page écrite
en leur attribuant une autre forme, en changeant de médium à l’intérieur d’une même
langue (traduction interne). Dans le cas du théâtre, par exemple, de nombreux
metteurs en scène considèrent que l’acte de mettre en scène un texte implique
plusieurs formes de traduction. Dans son ouvrage qui porte sur la communication
verbale et non-verbale, Reba Gostand affirme :
Drama, as an art-form, is a constant process of translation: from original concept to
script, to producer/director's interpretation, to contribution by designer and
actor/actress, to visual and/or aural images to audience response… there may be a
number of subsidiary processes of translation at work.
Gostand 1980, dans Zatlin 2005, pp. 3-4
Conformément à cette perspective, on peut voir des liens entre le travail d’un metteur
en scène ou réalisateur et celui d’un traducteur ou adaptateur, car tous entreprennent
une démarche qui transforme le texte de départ pour en proposer une version filtrée
à leurs publics respectifs. Par ailleurs, l’étape qui lie sans doute toute sorte de
traduction est celle de l’interprétation, une étape fortement personnelle et subjective.
L’interprétation que se fait un récepteur d’un texte dépassera forcément les
intentions, conscientes ou inconscientes, de son auteur, et elle sera différente de celle
3
de n’importe quel autre récepteur. Le producteur d’un texte peut toutefois tenter
d’orienter la réception de son œuvre en mettant en place des techniques
particulières. Quand un texte de départ est lu, interprété et traduit plusieurs fois de
plusieurs manières, dans des cultures différentes, il est indispensable de considérer
comment le premier lecteur du texte semble d’abord recevoir ces techniques de
l’auteur avant qu’il devienne traducteur ou adaptateur et les remanie donc pour un
nouveau public, qui recevra une version filtrée du texte original. Ces stades de filtrage
posent de nombreuses questions, liées notamment aux actes de la création et de la
réception, et au lien existant entre les deux.
L’étape d’interprétation peut être plus ou moins influencée par les parties
impliquées dans la production d’un texte, à la fois selon les normes associées à la
forme du texte dans la culture produisante ou traduisante, que ce soit les normes
d’une langue (anglais ou français) ou d’un domaine (théâtre ou cinéma), et les choix
personnels faits par les producteurs ou les traducteurs du texte. On a donc la tâche
ardue de distinguer l’objectif du subjectif, les changements qui relèvent
d’impossibilités linguistiques ou techniques et ceux qui sont de nature plus stylistique
ou personnelle. Afin d’explorer et de dévoiler les diverses façons dont une personne
peut essayer d’orienter la lecture de son texte et tenter de surmonter en quelque
sorte la barrière que représente la nature polysémique de l’art, on considéra dans
cette étude comment le fond d’un texte peut se voir adapté selon sa forme et
comment divers éléments de la forme peuvent être exploités pour mettre en valeur
certains aspects du fond.
S’appuyant sur des exemples concrets, cette étude examinera les différents
changements apportés à un texte de départ, en l’occurrence la pièce de théâtre
australienne intitulée Speaking in Tongues, écrite en 1996 par Andrew Bovell. Les
deux textes d’arrivée qui seront étudiés sont la traduction française de Speaking in
Tongues, Les Couleurs de la vie, effectuée par Michel Fagadau en 2002, et l’adaptation
cinématographique de la pièce, Lantana, écrite par Bovell et réalisée par Ray
4
Lawrence en 2001. En étudiant ces trois œuvres, on pourra considérer le rôle du
producteur et du lecteur dans l’interprétation du fond d’un texte, le terme producteur
s’appliquant premièrement, à l’auteur (ou dans ce cas, le dramaturge), ensuite à
l’adaptateur ou au traducteur, et finalement au réalisateur ou au metteur en scène
éventuel, ainsi qu’aux parties externes impliquées dans l’édition et la production
d’une œuvre (voir annexe, agents filtrants), et le terme lecteur indiquant le premier
récepteur du texte original, qui se transformera en producteur, donc en traducteur,
adaptateur ou metteur en scène selon le contexte, ainsi que le public non-traduisant
de chacun des textes étudiés. On délibérera des questions associées à la traduction
interlinguale (traduction de la pièce de l’anglais vers le français), intralinguale
(adaptation cinématographique) et intersémiotique (adaptation cinématographique),
ainsi que celles liées à la traduction théâtrale et l’adaptation cinématographique.
Afin de permettre une exploration complète des questions élaborées ci-dessus,
cette étude sera divisée en trois parties. Ces trois parties sont destinées à examiner,
analyser et comparer les caractéristiques de la forme et du fond de chacune des trois
œuvres afin de déterminer l’étendue de l’influence des parties responsables de la
production du texte dans la réception de leur texte par le public. On étudiera
également comment le fond du texte de départ est adapté en fonction des possibilités
proposées par ou des normes associées à la forme des deux textes d’arrivée. Dans la
première partie, on prendra en compte la place du paratexte, en étudiant les titres, les
préfaces, les couvertures et les aspects iconiques de chacun des trois textes. La
deuxième partie s’attachera à une étude de l’entre-deux, c’est-à-dire des indications
explicites et implicites de mise en scène du texte de théâtre, et examinera les
conséquences de la dualité de l’œuvre théâtrale et de la différence entre la nature
éphémère de cette œuvre quand elle est portée à la scène et la nature figée d’une
œuvre cinématographique quand cette œuvre théâtrale est adaptée à l’écran.
Finalement, on tentera dans la troisième partie d’analyser l’impact des diverses
techniques dramatiques et cinématographiques employées dans les trois textes sur
leur réception.
5
CADRE THÉORIQUE
i. Traduction interne et externe
On a établi que le terme « traduction » peut faire référence à plusieurs idées et
s’appliquer à plusieurs procédés. Dans le cadre de cette étude, il sera utile de
s’appuyer sur un champ de possibilités plus réduit, comme celui élaboré par Roman
Jakobson. En développant l’idée des différentes sortes de traduction, Jakobson définit
la traduction comme une reproduction de signes d’une langue dans la même langue,
dans une langue différente ou dans un système différent, non verbal, de signes. Il
identifie trois types de traduction :
1. Intralingual translation or rewording is an interpretation of verbal signs by
means of other signs in the same language.
2. Interlingual translation or translation proper is an interpretation of verbal
signs by means of some other language.
3. Intersemiotic translation or transmutation is an interpretation of verbal
signs by means of signs of nonverbal sign systems.
Jakobson dans Venuti 2012, p. 127
Les obstacles rencontrés dans la traduction diffèrent nécessairement selon le type de
traduction en question, prenant en compte le contexte de la création du texte de
départ ainsi que celui du texte d’arrivée. Qu’il s’agisse de la traduction interne ou
externe, il est certain que le traducteur devra faire face à des problèmes en fonction
des écarts entre la culture de départ et celle d’arrivée. Par culture, on entend la
culture d’une langue ou d’un pays, mais également la culture d’un domaine, celui, par
exemple, du théâtre ou du cinéma, et, plus loin, la culture d’un domaine au sein de la
culture d’un pays. Paul Ricœur insiste sur le fait que « il y a de l’étranger dans tout
autre » (Ricœur 2004, p. 46), et on peut prendre le texte de départ comme un
6
« autre » puisqu’il est forcément caractérisé par des éléments étrangers à la culture
d’arrivée, que ce soit des éléments linguistiques, culturels, stylistiques ou autres. La
notion de l’existence d’une équivalence directe entre deux langues est, on le sait, une
notion qui est foncièrement fausse ; cette équivalence n’existe pas. Friedrich
Schleiermacher le rappelle dans son essai « Des différentes méthodes de traduire » de
1813 quand il déclare que « … not a single word in one language will correspond
perfectly to a word in another » (Schleiermacher dans Venuti 2012, p. 46). On peut
développer sa déclaration en émettant l’hypothèse que la définition d’un mot tenue
par une personne ne correspondra parfaitement à celle du même mot tenue par une
autre personne, à l’intérieur d’une même langue. En effet, Steiner affirme que toute
personne lit et écrit de manière différente : « No two historical epochs, no two social
classes, no two localities use words and syntax to signify exactly the same things, to send
identical signals of valuation and inference. Neither do two human beings » (Steiner
1977, p. 45). Le problème de l’interprétation reste donc une question majeure et
fondamentale, et une question qui lie toute sorte de traduction, que ce soit « interne »
ou « externe ».
ii. Traduire est interpréter
Il est intéressant de noter que, quand il parle des types de traduction, Jakobson
emploie le mot « interpret » comme synonyme de « translate ». Umberto Eco
considère que « Tout texte est une machine paresseuse qui prie le lecteur d’accomplir
une partie de son propre travail » (Eco, 1998, p. 9), et ce travail consiste à donner à
l’œuvre du sens. De manière plus explicite, Anne Ubersfeld parle du texte de théâtre
spécifiquement en déclarant que, « comme tout texte littéraire, mais plus encore,
pour des raisons évidentes, le texte de théâtre est troué » (Ubersfeld 1996, p. 19). On
peut adapter l’idée d’Ubersfeld pour la lier à l’herméneutique en soutenant que tout
texte est inachevé parce que ce n’est que dans la lecture et l’interprétation du texte
7
qu’il adopte un sens, une raison d’être ; c’est donc finalement le lecteur qui donne vie
à une œuvre. Quand il s’agit d’un texte qui a pour l’objectif final d’être matérialisé
physiquement, ce qui est le cas pour un texte de théâtre ou un scénario qui seront
adaptés sous la forme d’une mise en scène ou d’un film, cette nature inachevée est
accentuée. Ceci est dû uniquement au fait que le texte servira de tremplin pour un
metteur en scène ou un réalisateur et leurs équipes respectives dans leur
interprétation de l’œuvre. Ainsi, la version finale du texte auquel aura accès le public
constituera une vision filtrée de l’œuvre originale, produite dans un style propre au
traducteur du texte.
Pour revenir à l’idée de ce que l’on entend par « traduction », on constate que,
en tant que lecteur, le traducteur entreprend une première traduction personnelle du
texte en traduisant d’abord mentalement les mots qu’il lit en leur attribuant un sens,
et ce sens lui sera propre. Même s’il peut voir des aspects de son interprétation
reflétés dans celle d’autres lecteurs, il est incontestable que personne ne va entrevoir
toutes les mêmes nuances de signifiance que lui. L’interprétation que formule le
traducteur d’un texte va forcément différer de celle de quelqu’un d’autre car toute
personne est influencée par des facteurs uniques à sa propre vie. George Steiner
attribue à cette idée le terme « private thesaurus » de chaque personne et déclare que
ce dictionnaire de synonymes est le produit du subconscient d’une personne, de ses
souvenirs et de son « identité » (Steiner 1977, p. 46). Toute lecture est donc une
exploration profonde du tissu d’un texte, et la lecture est une expérience strictement
personnelle. Hans Robert Jauss élabore une théorie herméneutique de la réception de
la littérature en adoptant et adaptant les idées sur l’horizon d’attente mises en avant
par les philosophes Hans-Georg Gadamer et Martin Heidegger. Jauss définit le
système de référence d’un lecteur en affirmant que les attentes du lecteur sont
influencées par trois facteurs principaux : le genre du texte, l’intertextualité et des
aspects plus personnels de la vie quotidienne du lecteur (Jauss 1978, p. 54). Dans la
même perspective, Ricœur surligne que les différences entre la façon dont chaque
personne lit et s’exprime rajoutent à la nature infinie dans la communication entre
8
énonciateur et récepteur, de l’interprétation des paroles de l’autre : « C’est pourquoi
on n’a jamais fini de s’expliquer, de s’expliquer avec les mots et les phrases, de
s’expliquer avec autrui qui ne voit pas les choses sous le même angle que nous »
(Ricœur 2004, p. 48). De plus, on peut soutenir l’idée qu’une seule personne ne
pourra pas cerner toutes les interprétations possibles de l’œuvre devant elle. Steiner
exprime ce fait dignement : « Understanding is always partial, always subject to
emendation » (Steiner 1977, p. 426). En suivant cette logique, on s’aperçoit qu’un
texte peut solliciter de nombreuses interprétations et que non seulement chaque
lecteur va attribuer un sens différent à l’œuvre en question, mais ces sens n’ont pas
de limites. En effet, cette sollicitation de lectures différentes peut affirmer la qualité
d’une œuvre. Eco appelle ce phénomène l’effet poétique d’une œuvre, qu’il définit
comme « la capacité, exhibée par un texte, de générer des lectures toujours
différentes, sans que jamais on épuise les possibilités » (Eco 1985, p. 15). Dans la
même perspective, Steiner propose ses idées sur la lecture d’un « serious text » :
« Above all, the meaning striven towards will never be one which exegesis, commentary,
translation, paraphrase, psychoanalytic or sociological decoding, can ever exhaust, can
ever define as total. […] Only in trivial or opportunistic texts is the sum of significance
that of the parts” (Steiner 1977, p. 86). Il devient clair qu’aucune lecture d’un texte ne
peut être complète ou définitive.
iii. Les « intentions » de l’auteur
L’éventail de possibles interprétations d’un texte dépassera forcément les
attentes ou les intentions, conscientes ou inconscientes, de l’auteur du texte original.
N’ayant pas accès aux pensées de l’auteur, le lecteur n’a pas la capacité de déterminer
le sens voulu par ce dernier. Par ailleurs, il faut considérer le processus de création de
l’œuvre originale car il est indéniable que l’auteur lui-même n’est pas tout à fait
capable de définir les raisons pour lesquelles il écrit de telle ou telle manière.
Confirmant cette attestation, Andrew Bovell, auteur du texte de départ qui sera utilisé
9
comme exemple dans cette étude, définit le processus d’écriture comme « an organic
process where I respond to the impetus of the moment rather than any grand ‘’design »
et il trouve difficile le besoin d’identifier les raisons pour ses choix (Bovell 2001, p. x).
Quoi qu’il veuille dire dans son texte, l’auteur se retrouve dans tous les cas impuissant
dans une certaine mesure devant toutes les possibilités de réception de son œuvre
car il n’a aucune capacité de prévoir les complexités de l’interprétation de chaque
lecteur. En reconnaissant cette évolution inévitable de la signifiance du texte écrit à
travers ses interprétations, l’auteur a besoin de s’éloigner des idées de dramaturges
tels Luigi Pirandello, qui voit la pièce de théâtre comme une possession de son
auteur ; il considère que la mise en scène de ses textes est une sorte d’attaque à ses
intentions et une trahison de son texte (Bassnett 1997, p. 92). Si toute interprétation
est donc unique, par la même occasion, la manière dont l’interprétation d’une
personne se matérialise dans une forme traduite, physique, est également unique.
iv. Traduction comme commentaire critique
Les options que propose le traducteur dans sa traduction dépendront
forcément du jugement qu’il aura fait du texte original. En lisant un texte, le lecteur
est incité à donner du sens aux mots sur la page devant lui, mais en identifiant ce(s)
sens, il s’engage également à attribuer une valeur à ce qu’il lit, à la fois selon tous les
éléments liés à son « private thesaurus » et ses goûts personnels, et par extension son
point de vue de ce qui constitue une œuvre de qualité. Steiner considère que ces deux
implications de la lecture sont inséparables : « The act and art of serious reading
comport two principal motions of spirit: that of interpretation (hermeneutics) and that
of valuation (criticism, aesthetic judgement). The two are strictly inseparable. To
interpret is to judge. No decipherment, however philological, however textual in the
most technical sense, is value-free » (Steiner 1988, p. 74). Quand le lecteur est en fait
un traducteur, le jugement qu’il se fait du texte va influer sur la manière dont il le
10
traduit. La traduction devient en quelque sorte un acte de commentaire critique, car
toute traduction est le produit d’une interprétation, et toute interprétation porte des
notions de jugement. Pendant sa lecture critique et analytique du texte de départ, le
traducteur, qu’il le veuille ou non, consciemment ou inconsciemment, va décider des
éléments qu’il veut passer dans sa traduction, qu’il considère importants à
transmettre, et à sa façon. La manière dont il choisit de faire ainsi va forcément
différer de celle de n’importe quel autre traducteur, ce qui nous mène à conclure que
le texte traduit est en fait une vision filtrée du texte original fournie pour le lecteur
par un deuxième producteur. Il est clair que l’on a affaire ici à une complexe série de
questions liées à l’acte de lecture (et par conséquent à l’herméneutique et à la
critique), et à l’acte de création, car la traduction est la création d’un nouveau texte
faite par un nouveau producteur, à partir d’une interprétation d’un texte fabriqué par
un producteur original.
v. Toute lecture est valable
Si la lecture est une démarche fortement personnelle, influencée par toute une
série de facteurs propres à l’individu, on se retrouve incapable d’affirmer de manière
objective qu’une lecture d’un texte est plus valable qu’une autre. Dans cette
perspective, il n’existe pas un seul sens à privilégier, que ce soit celui voulu par
l’auteur ou celui mis en avant par une personne en particulier. Steiner discute de cette
idée dans son œuvre Real Presences et affirme que « No aesthetic proposition can be
termed either ‘right’ or ‘wrong’. The sole appropriate response is personal assent or
dissent » (Steiner 1988, p. 76). Dans le même ordre d’idées, Anne Ubersfeld réfléchit
aux dangers liés à la sacralisation du texte de théâtre et atteste que « le plus grand
danger est de privilégier non le texte, mais une lecture particulière du texte »
(Ubersfeld 1996, p. 14). Aucune lecture d’un texte n’est parfaite et, de la même
manière, aucune traduction n’est parfaite. Paul Ricœur médite sur le statut inférieur
lamentable de la traduction, souvent vu comme un sous-texte, en insistant sur le fait
11
qu’il faut « …renoncer à l’idéal de la traduction parfaite… Ce renoncement seul permet
de vivre, comme une déficience acceptée, l’impossibilité… de servir deux maîtres :
l’auteur et le lecteur » (Ricœur 2004, p. 16). Bien qu’une interprétation ou une
traduction ne soient pas plus valables que toute autre, il faut toutefois se rappeler que
dans le cas d’une traduction, les démarches d’interprétation vont se voir doublées, car
le lecteur n’a accès qu’à la version du texte de départ qui a été filtrée par un
traducteur. Ce traducteur a la difficulté immense d’essayer de respecter la nature
polysémique de l’œuvre originale pour permettre au lecteur de réagir au texte avec
des options similaires à celles proposées au lecteur du texte de départ.
vi. Corrélation entre la forme et du fond
Le lien entre la forme et le fond d’une œuvre est de nature entremêlée,
constituant une relation réciproque selon laquelle l’un peut influencer l’autre. La
forme d’un texte indique son médium, et plus précisément les caractéristiques
matérielles de ce médium dans son existence physique ou écrite, qui se manifestent
dans les techniques stylistiques, qu’elles soient dramatiques ou cinématographiques,
employées pour exprimer (et accentuer) le fond d’un texte. Ce fond est de nature
concrète au niveau des événements de l’intrigue, vécus par des personnes différentes,
et de nature plus abstraite quand le lecteur passe à l’étape fortement subjective de
l’interprétation du fond, s’inspirant des situations et des évènements relayés pour en
tirer des conclusions selon les thématiques abordées. L’analyse d’une telle démarche,
se fondant sur l’interprétation, se complexifie quand il s’agit d’un texte traduit,
surtout quand le texte de départ est un texte de théâtre, au commencement de nature
duelle, qui est traduit vers une autre langue ou dans un autre médium. Dans ce cas
particulier, on a affaire à une série d’interprétations différentes, faites par une série
de lecteurs différents. Quand un texte de théâtre est porté à la scène, il est d’abord lu
dans son état écrit par un metteur en scène. Cet état écrit, le fruit d’un dramaturge,
contient de nombreuses indications explicites et implicites de mise en scène, qui
12
peuvent être considérées comme une tentative de la part du dramaturge d’orienter la
mise en scène du texte. Ce même texte sera ensuite lu par un public assistant à une
représentation de la lecture matérialisée du texte, faite par l’équipe dramatique, dans
la forme de sa mise en scène. Quand ce texte de départ, écrit, est traduit dans une
autre langue, le traducteur se trouve obligé de prendre en compte toutes les
indications faisant partie du texte original et d’essayer de les traduire pour qu’un
metteur en scène du texte traduit puisse les exploiter dans ses choix de mise en scène,
en essayant donc d’assurer que ces mêmes options proposées dans le texte original
sont reproduites au mieux dans la traduction. Le traducteur aura également la
responsabilité de vérifier que son texte corresponde aux besoins théâtraux de la
culture d’arrivée pour en permettre la mise en scène par une équipe habituée aux
normes de son propre système. Ces normes ne doivent toutefois pas être confondues
avec des choix de nature plus réductive qui servent à faciliter la mise en scène du
texte par le biais de sa domestication. Quand le texte de théâtre est adapté à l’écran,
l’adaptateur doit décider quels aspects du texte il souhaiterait garder ou bien éliminer
dans le scénario, avant de renoncer à son texte en le donnant au réalisateur qui sera
responsable des techniques cinématographiques employées dans le film. Ces
techniques diffèrent forcément des techniques dramatiques employées dans le texte
original, et doivent être choisies en fonction des contraintes ou bien des possibilités
associées au médium. Le fond du texte de départ sera ainsi modifié pour s’adapter
aux besoins du cinéma et pour se conformer à la vision du texte de l’adaptateur, et
certains éléments de ce fond seront mis en relief par le réalisateur avant d’être lus de
différentes manières par chacun des spectateurs.
vii. Tentatives d’orienter la réception de l’œuvre
Ricœur affirme qu’il est impossible dans la traduction de servir deux maîtres :
l’auteur et le lecteur. On pourrait développer son affirmation en déclarant que, dans
une certaine mesure, il est impossible de servir qui que ce soit, et dans la traduction
13
et dans la création d’un texte. Le traducteur ne peut pas servir complètement l’auteur,
car il ne connaît pas ses intentions. Il ne peut pas non plus servir le lecteur car, tout
comme l’auteur du texte original, il ne peut pas prédire comment le lecteur va réagir à
la forme et au fond de l’œuvre à être lue et interprétée. L’auteur aussi se trouve sans
pouvoir absolu devant son lecteur, et devant lui-même, car, comme on l’a vu, aucun
producteur ne peut être complètement certain des origines qui déterminent la
manière dont il produit son texte. Ceci dit, bien que l’auteur ne puisse pas nier que
son œuvre sera interprété de manières différentes par chacun de ses lecteurs, il peut
toutefois mettre en place des techniques stylistiques et dramatiques dans un effort
d’encourager le lecteur de réagir au texte d’une certaine manière. Le traducteur peut
ensuite s’inspirer de ces techniques pour essayer de les reproduire dans la langue
étrangère. Dans le cas plus libre de l’adaptation, l’adaptateur peut en trouver des
nouvelles pour soutenir ses intentions spécifiques. Les techniques mises en place
vont différer selon les caractéristiques du type de texte en question, ainsi que les
goûts personnels du producteur du texte, les normes d’une culture ou d’un domaine,
et les besoins associés à chaque public. La question de l’efficacité de ces
techniques est floue et, pour les mêmes raisons citées plus haut liées à
l’herméneutique et aux jugements personnels de chaque lecteur individuel, il est
difficile d’y répondre de manière définitive. Cependant, on peut considérer la manière
dont ces techniques se voient adaptées selon la culture de réception et le domaine du
texte en question et les suggestions qu’elles fournissent sur la signification du
contenu de l’œuvre. De plus, on verra comment les techniques mises en place dans le
texte original qui servent une fonction particulière peuvent être manipulées, voire
remaniées, par un traducteur qui essaie de reproduire le texte original dans le même
format mais dans une autre langue, et par l’adaptateur qui se base sur le texte de
départ pour créer un nouveau texte dans un médium différent.
14
PRÉSENTATION DES TROIS TEXTES
Speaking in Tongues
Speaking in Tongues est une pièce de théâtre en trois actes, écrite par le
dramaturge australien Andrew Bovell en 1996. Elle a été mise en scène en Australie
pour la première fois en août 1996 à Sydney, avant de traverser la frontière de
l’hémisphère nord ; on l’a mise en scène à Londres en 2000 et à New York en 2001. La
pièce est devenue une sorte de classique dans le théâtre australien et continue à être
portée régulièrement à la scène, en Australie et à l’étranger, par des troupes amateurs
et professionnelles. Bovell a écrit Speaking in Tongues sur la demande de Ros Horin,
directrice de la Griffin Theatre Company. Horin avait travaillé sur deux pièces en un
acte de Bovell et lui a demandé d’en écrire une troisième pour pouvoir les mettre en
scène toutes les trois en une seule soirée. Suite à cette demande, Bovell a proposé de
fusionner les deux pièces en d’en ajouter un troisième acte. Ainsi, Like Whiskey on the
Breath of a Drunk You Love (1992) est devenu le premier acte de Speaking in Tongues,
et Distant Lights from Dark Places (1994) le deuxième. En retravaillant ses textes,
Bovell a commencé à voir des liens entre deux textes qui lui avaient précédemment
semblé distincts et séparées.
L’intrigue de la pièce est de nature extrêmement complexe : elle entremêle
l’histoire de neufs personnages joués par quatre comédiens (deux hommes et deux
femmes), mélange des temporalités différentes, et n’avance pas de manière directe ou
linéaire. Dans le premier acte, on rencontre deux couples, Jane et Pete, Leon et Sonja.
Dans le deuxième acte, ces quatre personnages sont mis de côté et on rencontre
Sarah, Neil, Valerie et Nick. Dans le troisième acte, les personnages de Leon, Sarah et
Valerie réapparaissent et on rencontre John, le mari de Valerie et l’amant de Sarah.
15
Bien que les personnages sur scène changent, on retrouve des traces ou des
références aux personnages absents dans chacun des trois actes. L’idée de
circonstance et de rencontres accidentelles devient un élément important du texte
final et ce qui semble fortuit prend une signifiance ailleurs dans l’histoire alors que
les chemins des personnages se croisent. Bovell choisit d’accentuer cette thématique
dans les choix stylistiques et structuraux de son texte final, composé de manière peu
conventionnelle.
Bien que les caractéristiques des personnages et les thèmes abordés dans la
pièce paraissent assez banals, fréquemment exploités dans la fiction, Bovell forge une
nouvelle façon de traiter du matériel familier en repoussant les limites de techniques
narratives conventionnelles. Si le fond du texte est donc quelque peu ordinaire, sa
forme ne l’est pas. Le texte ne nécessite que quatre comédiens pour jouer les neuf
personnages, avec quatre personnages dans chaque acte. Une structure
systématiquement chronologique est absente des trois actes, aussi bien que
l’identification d’un cadre précis ; le texte pourrait se dérouler n’importe où dans le
monde occidental. À plusieurs reprises, les personnages s’adressent directement au
public, partageant avec les spectateurs des pensées, des souvenirs, des rêves dont les
autres personnages sont privés. Au niveau du dialogue, le langage employé est en
général assez simple ; Bovell construit ses répliques à partir d’un langage oralisé.
Cependant, la manière dont ces répliques sont prononcées est plus compliquée car le
texte contient des moments où certaines répliques sont prononcées simultanément.
Ailleurs, elles se recouvrent et se répètent. La forte présence de répétition langagière
est également complémentée par une répétition actionnelle selon laquelle on entend
plusieurs récits d’évènements isolés, racontés de différents points de vue. Ces
particularités de la forme du texte nécessitent une attention concertée dans la
traduction, rajoutant aux concernes déjà liés à la traduction de textes de théâtre
caractérisés par une forte dimension orale, étant un texte écrit qui a l’objectif final
d’être porté à la scène.
16
Les Couleurs de la vie
La traduction française de Speaking in Tongues a été effectuée par Michel
Fagadau, traducteur, comédien et metteur en scène franco-roumain, dans le cadre
d’une mise en scène du texte à la Comédie des Champs Élysées en septembre 2002. La
traduction s’intitule Les Couleurs de la vie et a été ensuite publiée par l’Avant-Scène
Théâtre dans leur édition bimensuelle du 1er octobre 2002 (no. 1121). Depuis, le texte
français a été mis en scène quatre fois : par la Compagnie Théâtre Claque au Pull-Off
Theatre en décembre 2004 à Lausanne, en Suisse ; par la Compagnie des Arts
Sonnants au Théâtre du Cube Noir en février et en octobre 2010 à Strasbourg ; par la
Troupe Les Tréteaux du Château, dont le metteur en scène était Patrick Francey, au
Théâtre du Château en février 2012 à la Tour de Peilz, en Suisse ; et par la compagnie
T-Atre au Théâtre de Jeanne d’Arc à Champtoceaux en février 2014. Une cinquième
mise en scène est prévue à Lyon en novembre 2014, par la compagnie MJC
Montplaisir.
17
Lantana
En 2001, cinq ans après la première mise en scène de Speaking in Tongues en
Australie, Andrew Bovell a adapté sa pièce de théâtre au cinéma. L’adaptation
cinématographique, réalisée par le réalisateur australien réputé Ray Lawrence,
s’intitule Lantana. Le film a reçu de nombreux prix, notamment sept AFI (Australian
Film Industry) Awards, dont meilleur film, réalisateur et scénario adapté, et a connu
un succès important en Australie ainsi qu’à l’étranger. Contrairement à la pièce qui
évite toute localisation géographique, le film s’enracine fortement dans un cadre
spécifiquement australien. Ceci est en grande partie dû aux aspects visuels du film qui
se déroule dans le paysage urbain de la banlieue de Sydney, mais provient également
des choix d’accentuer dans l’intrigue certaines thématiques liées à la société
australienne. L’intrigue tourne autour de la disparition de Valerie, personnage qui
apparait dans le deuxième et le troisième acte de la pièce, et prend pour personnage
principal Leon, le policier qui enquête sur sa disparition. Les neuf personnages de la
pièce se retrouvent sur le grand écran, entourés de plusieurs personnages
supplémentaires ; la présence physique de quelques personnages mentionnés dans la
pièce étant complétée par l’ajout de nouveaux personnages.
19
LE PARATEXTE
1.1. Qu’est-ce que le paratexte ?
L’expression anglaise “Don’t judge a book by its cover” prend tout son sens
quand on réfléchit à la tendance de tout lecteur à s’appuyer sur les apparences
externes d’une œuvre pour en arriver à un jugement. Ces apparences se manifestent
dans le paratexte, qui, selon Gérard Genette, représente la manière dont un texte se
propose au public et donc tout ce qui le cadre, ou l’accompagne « pour le présenter, au
sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plus fort : pour le rendre présent,
pour assurer sa présence au monde, sa réception et sa consommation » (Genette
1987, p. 7). En allant plus loin, Genette emploie la métaphore du seuil en affirmant
que le paratexte est la « zone indécise entre le dedans et le dehors, elle-même sans
limite rigoureuse, ni vers l’intérieur (le texte), ni vers l’extérieur » (Genette 1987, p.
8). Dans cette perspective, tout ce qui constitue le paratexte d’une œuvre peut
contribuer au déclic qui va encourager un lecteur d’aborder un texte. Par la même
occasion, il semble nécessaire de garder à l’esprit l’idée que les premières
impressions que fournit le paratexte resteront dans l’esprit du lecteur au fil de sa
lecture et influe donc sur la manière dont il interprète le texte plus largement. De
surcroît, une analyse du paratexte peut dévoiler une stratégie générale de traduction
qui informe indéniablement le produit final. Concrètement, tout texte est
20
commercialisé pour un public particulier et le paratexte peut jouer un rôle important
dans la précision du public visé : les changements apportés aux certains éléments
non-figés du paratexte lors de chaque reproduction du texte, que ce soit une
publication du texte dans la langue de départ ou d’une traduction, en témoignent. Par
ailleurs, Il semble impératif de garder à l’esprit le fait que tout élément du paratexte, à
part le titre, reste variable. Les besoins commerciaux d’un texte peuvent visiblement
orienter la manière dont on détermine le paratexte, et ce fait démontre que l’auteur
ou le traducteur ne sont pas seuls à prendre les décisions. Pour distinguer le fruit de
l’auteur de celui de l’éditeur, Genette précise que, de manière générale, on peut parler
du paratexte éditorial, dont les éléments sont définis « sous la responsabilité directe
et principale (mais non exclusive) de l’éditeur, » comprenant la page de titre, la
couverture et la quatrième de couverture, et du paratexte auctorial pris en charge par
l’auteur, qui constitue la dédicace, l’épigraphe, et la préface (Genette 1987, p. 14 &
21). Genette fait également une distinction entre le péritexte et l’épitexte, deux aspects
individuels du paratexte. Il explique que le péritexte se place à l’intérieur du texte et
l’épitexte constitue ce qui se trouve autour (Genette 1987, p. 11). Le paratexte, et plus
précisément, le péritexte, est une fenêtre ouverte sur une possible interprétation du
texte et dans cette étude, on considérera comment certains éléments du péritexte
sont adaptés aux besoins apparents du récepteur selon la langue et le médium du
texte en question.1
1.2. Le Titre : What’s in a name?
Peut-être l’élément le plus important du péritexte est-il le titre. Leo H. Hoek
considère que le titre n’est pas « une partie intégrante du co-texte » (Hoek 1981, p.
18), mais, en dépit de sa position indépendante, il est clair que le titre est
indissociable de l’œuvre qu’il désigne. On ne peut évidemment pas mesurer ou
1 Les préfaces et les couvertures sont reproduites dans cette étude dans les annexes
21
quantifier l’effet du choix du titre sur un lecteur, mais il est incontestable que ce choix
joue un rôle colossal dans la réception d’une œuvre. En effet, Umberto Eco considère
qu’un titre est « une clef interprétative » et que l’on « ne peut pas échapper aux
suggestions qu’il provoque » (Eco 1987, p. 7). Claude Duchet, qui a lancé l’étude des
titres littéraires en attribuant comme nom au champ de recherches le néologisme
titrologie, déclare que « le titre de roman est un message codé en situation de marché
» (Duchet 1973, p. 50). Dans la même perspective, Genette affirme que le titre tente
de contrôler l’approche du lecteur du texte en proposant des conseils de lecture. Il
identifie deux catégories de titres : rhématique, désignant l'objet, le texte lui-même
(débutant le plus souvent par une formule telle que « Histoire de ... » ou « Aventures
de ... »), et thématique, qui renvoient à la forme et à la substance de l’expression
(Genette 1987, p. 81). Michel Pruner développe ces catégories dans l’étude qu’il
propose sur les titres de textes de théâtre plus précisément, en affirmant que le titre a
une triple fonction. Selon Pruner, le titre permet d’abord d’identifier l’œuvre, ensuite
d’informer le lecteur sur son contenu et, finalement, d’une manière ou une autre,
d’attirer l’attention (Pruner 2010, p. 7). En fonction des priorités des parties
impliquées dans la production et la publication d’un texte, l’une de ces trois fonctions
peut être favorisée. Quand le titre a pour objectif principal d’identifier l’œuvre en
question, Pruner explique que le texte porte souvent le nom du héros éponyme. Si,
par contre, le rôle le plus important du titre est d’informer le lecteur sur le fond du
texte, il est thématique, fournit des informations sur la dynamique de l’action et peut
proposer un commentaire métatextuel sur la moralité qui ressortira de l’œuvre.
Finalement, si le titre vise à attirer l’attention du lecteur, il peut proposer le nom du
héros si ce personnage est connu, ou, autrement, peut être facétieux, contient une
allusion grivoise ou équivoque, ou peut provoquer, interpeller, en appeler à la culture
du lecteur ou à sa curiosité, et prend la forme d’un jeu sur une ambiguïté
métaphorique. Dans tous les cas, les théories prescriptives du titre élaborées par
Hoek dévoilent que selon l’opinion générale, le titre doit être bref et frappant, original
et intéressant, spécifique, clair et doit attirer le lecteur (Hoek 1981, p. 10). Toutefois,
Hoek affirme que sa composition peut se voir influencée par la mode de l’époque dans
laquelle est ancrée un texte : « l’hypothèse générale est que le titre reflète plus ou
22
moins fidèlement le goût du jour et d’une façon plus générale la vie spirituelle d’une
époque » (Hoek 1981, p. 12). En abordant ce même sujet de la mode des titres, Pruner
rappelle que « Les modes et les habitudes culturelles ont leur part dans le choix des
titres » (Pruner 2010, p. 9). Ces réflexions nous mènent à considérer comment un
titre peut être modifié quand un texte voyage d’une culture à une autre.
1.2.1. Les Couleurs de la vie < Speaking in Tongues > Lantana :
Andrew Bovell attribue à sa pièce le nom Speaking in Tongues. Cette
expression fait référence au phénomène de glossolalie, qui implique une manière de
bredouiller de façon incompréhensible, comme si on était dans un état de transe.
Incontestablement, Speaking in Tongues est un titre plutôt ambigu qui évoque des
connotations religieuses. Dans le contexte de son application à cette œuvre, il serait
approprié de conclure que l’expression est ici employée pour faire référence aux
différents éléments qui rendent ardue la communication entre les personnages de la
pièce. D’après le Collins Dictionary, gloassalia signifie « babbling in a nonexistant
language », et l’American Heritage Dictionary of the English Language atteste que le
phenomène se compose de « fabricated and nonmeaningful speech, especially such
speech associated with a trance state or certain schizophrenic syndromes ». Prenant en
compte ces définitions, on peut déduire que ce titre met l’accent sur les obstacles
rencontrés dans la communication entre les personnages. Dans le premier acte de la
pièce, on entend les quatre personnages parler du fait de parler : « We talk too much. /
That’s because we’re good at it. / Are we ? » (p. 8). En effet, ils parlent beaucoup, mais
ils ne parlent pas bien, et Bovell insiste sur les difficultés de communication qu’ils
rencontrent dans la manipulation du dialogue du texte. Les techniques dramatiques
qui caractérisent la forme originale du texte représentent sans doute l’un des aspects
les plus intéressants du texte car Bovell crée une façon inédite de traiter du matériel
familier. La traduction française de la pièce a été publiée sous le titre Les Couleurs de
la vie. Cette expression semble renvoyer aux évènements de l’intrigue du texte et on
23
peut y voir des allusions à l’impossibilité de prédire l’avenir, aux formes différentes
que peut prendre la vie et à l’imprévisibilité des évènements et des circonstances.
Contrairement au titre anglais qui insiste sur la manière dont la communication peut
influencer les relations, le titre français insiste sur les relations elles-mêmes. Le titre
anglais renvoie donc à la cause, et le français aux conséquences.
En attribuant le titre plus imagé de Lantana à l’adaptation cinématographique
de la pièce, les connotations religieuses sont perdues. Le mot lantana réfère à
l’arbuste à fleurs dont l’image figure de manière proéminente dans le montage dès le
début du film. L’édition française de la traduction de la pièce contient un mot sur
l’adaptation cinématographique du film en expliquant que « Le lantana est un roncier
à petites fleurs blanches, un buisson attirant qui dissimule un enchevêtrement de
branches épineuses » (p. 96). La plante prend donc la forme d’une métaphore pour les
relations entremêlées des personnages du film. Dans la note de l’auteur placée au
début du scénario publié du film, Andrew Bovell écrit :
To me the lantana vine visually manifested the inter-weaving and mysterious nature of
the story I was trying to tell. It’s an impenetrable vine with twisted and entangled
branches that conceal a dark interior. It’s covered in exquisite and delicate flowers but
when you reach in to pick one your hand is cut to shreds by hundreds of tiny thorns.
These qualities find their expression in the structure of the story.
Bovell 2001, p. x
Le lantana peut également être considéré comme un symbole de la complexité de
l’amour, car dans le texte il est présenté comme une plante qui est certes belle, mais
fragile et dangereuse. De plus, la nature iconique du titre choisi sert sans doute une
fonction publicitaire, étant bref et facile à retenir, renvoyant à une image qui est
familière au public australien. Il faut toutefois avouer que le mot ne serait pas
forcément reconnu à l’extérieur de l’Australie, ce qui exclut dans une certaine mesure
un public étranger. Ceci dit, l’image du lantana aide également à situer le film dans
son cadre australien, comme la plante pousse à profusion dans la région de Sydney,
où se déroule l’intrigue.
24
Afin de remplir sa fonction appellative, chaque titre attire l’attention du public
sur un aspect particulier du texte qu’il désigne. Hoek affirme que « c’est dans le titre
déjà que se manifeste le sens du texte » (Hoek 1981, p. 2). Les changements apportés
au titre original dans la traduction française de la pièce et l’adaptation
cinématographique mettent en relief des thématiques du texte alternatives à celles
que fait ressortir Bovell dans le titre original, et chacun des titres encourage donc une
manière particulière d’identifier « le sens du texte », pourvu que l’on considère qu’il
est possible d’identifier « un sens » du texte. Plus que toute autre chose, peut-être, les
deux titres agissent comme un symbole du nouveau commencement qui distingue les
textes de l’œuvre originale : chacun ayant un titre différent, les trois textes
deviennent ainsi des textes distincts, à part entière.
1.3. La Préface
Contrairement au titre, qui est essentiel à une œuvre, la préface reste une
option. Vu son statut optionnel dans un texte, il faut reconnaître que souvent le
lecteur ne s’attarde pas sur la préface et préfère passer tout de suite à la lecture,
comme le rappelle Honoré de Balzac :
Article premier : L’usage constant des auteurs sera de clouer des préfaces au
commencement de tous leurs livres.
Article 2 : L’usage constant du public sera de ne pas les lire, et de les
regarder comme nulles et non avenues.
Balzac 1990, pp. 1100-1101
Que le lecteur prenne le temps d’y donner son attention ou non, la préface reste un
outil important qui est souvent mis en place par l’auteur ou par l’éditeur dans un but
particulier. Genette définit la préface comme « toute espèce de texte liminaire
(préliminaire ou postliminaire) auctorial ou allographe, consistant en un discours
produit à propos du texte qui suit ou qui précède » (Genette 1987, p. 164). Selon cette
définition assez large, la postface est donc elle aussi une forme de préface, ainsi que
25
toute note visée à accompagner le texte en question. Toutefois, Genette reconnaît que
la fonction d'une préface peut différer selon la forme qu'elle adopte, étant plus
didactique, protocolaire ou informative selon les circonstances. On voit des échos de
ces trois fonctions dans les théories de Pruner, qui soutient l’idée que dans la préface,
un auteur peut justifier ses choix (esthétiques ou dramaturgiques) et tenter
d’orienter la lecture, proposer des réflexions à son écriture et apporter des
informations concernant les conditions de la création (Pruner 2010, pp. 11-12).
Genette explique que la valorisation du texte, l’affirmation de son importance, de son
utilité ou de sa véridicité constituent les « thèmes du pourquoi » d’une préface
(Genette 1987, p.201). En effet, l’auteur ne vise pas dans la préface à attirer le
lecteur, car il s’est déjà procuré le texte, mais plutôt de « le retenir par un appareil
typiquement rhétorique de persuasion » (Genette 1987, p. 201). Ces formes de
justification représentent une démarche délicate pour l'auteur qui doit essayer de
valoriser son œuvre sans se vanter. Genette explique que souvent, pour éviter ce
problème, un auteur peut choisir de ne pas faire l’éloge du style d'écriture mais de
souligner l'importance de la matière d'une œuvre et le potentiel de cette matière, en
précisant que ce potentiel n'a évidemment pas été exhaussé dans le texte en question.
Autrement, la tâche de la rédaction de la préface peut être confiée à une partie
externe. Genette évoque également des « thèmes du comment » expliquant que ces
fonctions d'information et de guidage du lecteur ont dans une certaine mesure pris le
pied sur les thèmes du pourquoi, qui ont « trouvé d'autres supports que la préface »
(Genette 1987, p. 212). Finalement, en termes de la fonction informative de la préface,
Pruner explique que les textes théâtraux dans l'Antiquité étaient précédés d’un
argument, qui était une sorte de sommaire de la pièce (Pruner 2010, p. 11). Ainsi,
l’auteur pouvait fournir les éléments nécessaires permettant de comprendre la
situation initiale. Cette fonction nous rappelle que la préface joue un rôle important
dans le texte de théâtre car elle peut fournir des informations utiles pour une
éventuelle mise en scène.
26
1.3.1. Les préfaces de Speaking in Tongues et Les Couleurs de la vie
Dans Speaking in Tongues et sa traduction française, l'emploi de notes qui
accompagnent chaque texte sert un objectif différent. Les deux pièces sont
accompagnées d’une note préliminaire, auctoriale dans l’originale et allographe dans
la traduction. Cette playwright’s note de la pièce originale qui précède le premier acte
est la seule note de la pièce. Dans sa préface, Bovell prend la parole pour reconnaitre
officiellement les difficultés structurales que posent son œuvre et l'attention du
lecteur est tirée donc tout de suite aux particularités de cette œuvre : le lecteur est
mis en garde et invité à aborder l'œuvre d'une certaine manière. La traduction de
Speaking in Tongues comprend une première note au début de l'édition, intitulée
« L’implacable remords » et écrite par Danielle Dumas. Cet éditorial présente Bovell
comme une sorte d’enquêteur qui cherche à déterminer ce qui a conduit ses
personnages à commettre ces actes, ce qui les a provoqués. Ainsi, Dumas met l’accent
sur le côté inquisiteur et pénétrant du texte et sur les caractéristiques des
personnages qui semblent les empêcher de faire face aux situations dans lesquelles ils
se trouvent. En lisant cet éditorial qui se situe au début du texte de la pièce, le lecteur
est donc poussé à le lire comme une sorte d’exploration de l’esprit humain, un drame
psychologique. Contrairement à l'introduction du texte original, cette note est plutôt
une exploration des thèmes de l'œuvre.
Se situant à la fin du texte traduit est un recueil de notes inclus sous le titre
« Autour des Couleurs de la vie ». Cette section de l'ouvrage comprend un mot bref sur
l’auteur, fournissant des informations biographiques et détaillant sa carrière, les
autres œuvres qu'il a écrites et les prix qu'il a gagnés ; deux pages dédiées au
traducteur-adaptateur du texte original ; la biographie des quatre comédiens qui ont
participé à la mise en scène de ce texte et un mot sur l'adaptation cinématographique
de la pièce. La partie portant sur Michel Fagadau propose plusieurs citations qui
surlignent les particularités de l'œuvre. Il parle du lien entre le fond et la forme du
texte : « L’agent qui m’avait fait lire Diner entre amis m’a signalé la pièce et je dois dire
27
que j’étais stupéfait. Un challenge : jamais je n'avais été confronté à cette forme de
suspense et à cette manière d’entremêler les actions ». Il propose également ses
réflexions sur l’emploi de quatre comédiens pour neuf personnages : « Ce travail-là
est évidemment très passionnant et pour le metteur en scène et pour les comédiens
et suppose une précision extrême d’autant que la première partie se donne comme en
miroir, dans deux espaces, jumeaux, avec quatre personnes qui, deux par deux,
s’expriment ensemble ». Les notes sur les comédiens et sur Michel Fagadau
contribuent à ancrer le texte fermement dans le contexte de cette mise en scène. Cet
ancrage est complété par la présentation générale de l'œuvre, qui propose un grand
nombre de photos. Ces choix insistent sur la nature performative du texte, rappelant
que la pièce a été écrite, ou en l’occurrence traduite, avec l'objectif principal d'être
mise en scène.
1.4. Sous-titres et supports iconiques
La couverture de l’édition la plus répandue de Speaking in Tongues présente
l’image du profil d’un visage, contenant une bouche et un nez, d’un côté, et une oreille
de l’autre, les deux séparés par une sorte de tourbillon. Cette image renforce le
caractère imagé du titre et la thématique de l’expression, de la manière dont les
personnages s’expriment, et de l’écart qui existe entre ce qu’ils veulent dire, ce qu’ils
disent, et peut-être un peu plus loin, ce qu’ils font entendre. Pour la pièce française, la
couverture situe le texte immédiatement dans un contexte performatif car elle
présente une photo prise lors de la mise en scène initiale de la pièce à la Comédie des
Champs-Élysées en 2002, dévoilant donc le décor et les quatre comédiens. Ces images
ont sans doute un impact sur la manière dont le lecteur lit le texte, étant donné que le
décor présenté est relativement minimaliste mais figure l’usage proéminent de
miroirs, renforçant donc l’idée des traits communs entre les personnages. Cette
couverture pousse le lecteur à associer le physique des comédiens aux personnages et
28
ce cadre précis aux indications scéniques fournies par Bovell. Ces images, combinées
avec les notes fournies par le scénographe à la fin de la pièce, peuvent également
influencer un metteur en scène éventuel du texte dans ses choix de décor.
Les choix de présentation de la couverture du DVD de Lantana varient selon
l’édition du DVD et le pays de distribution, mais dans la plupart des cas, elle figure
une photo sombre de Leon et Sonja qui dansent, accompagnée d’une photo estompée
du lantana à l’arrière-plan. Cette image désigne les personnages principaux du film,
centrant l’attention sur l’histoire de deux protagonistes et fournissant un point de
repère plus précis pour le spectateur, et l’image du roncier renforce les connotations
du titre, d’autant plus que la photo du couple peut être vue comme un reflet
métaphorique de l’image extérieure du lantana, derrière laquelle se cachent des
secrets. La couverture française du DVD est identique à l’australienne en termes des
choix d’images, mais le texte est modifié pour souligner le genre policier du film.
Selon cette accentuation et sans doute pour servir des besoins publicitaires en
mettant en avant les mérites du film, on voit le nom du festival du film policier
(Cognac 2002) qui a récompensé le film du prix du jury et du prix de la critique.
L’épigraphe « On a tous quelque chose à cacher » accompagne également le titre pour
encore cimenter le genre du film et apporter un complément aux suggestions faites
par le titre et les images. Le texte sur la couverture du DVD australien diffère de la
version française, utilisant les noms des acteurs à la place du nom du festival dans son
but publicitaire car ces acteurs australiens sont indéniablement plus connus en
Australie qu’en France. Pour ce qui est du « sous-titre » utilisé, trois épigraphes
principales sont proposées selon l’édition du DVD : « It’s tangled », renvoyant
directement à l’image de la plante, « Sometimes love isn’t enough », une réplique du
film, et « Love is the greatest mystery ». Chacune des trois épigraphes mettent l’accent
sur un élément légèrement différent de la matière dont traite le film, encourageant
donc le récepteur à considérer le texte d’un certain point de vue, comme,
respectivement, une histoire de chemins croisés, un film qui expose les limites de
l’amour ou une sorte de mystère centré sur l’amour.
29
1.5. Conclusion
Sans se présenter « à l’état nu » (Genette 1987, p. 7), la pièce originale contient
toutefois un paratexte minimal et est moins « habillée » que la traduction française.
La pièce australienne est proposée au public de manière assez dépouillée, réduite
plus ou moins à l’essentiel, sans doute pour encourager le lecteur à la découvrir sans
que son interprétation soit trop fortement influencée par l’équipe éditoriale. Bien que
l’on invite le lecteur dans l’éditorial précédant la traduction française de la pièce à lire
le texte et en former une opinion en demandant « Quel est votre avis ? » (PAGE), cette
lecture est plus accompagnée que dans le texte original, accentuant le contexte de la
première mise en scène de ce texte en France. Puisque le public français ne connait
pas l’auteur, le paratexte plus complet peut être lié à un besoin ou un désir de
valoriser le texte et de justifier sa traduction. Ainsi, le paratexte solidifie l’originalité
de ce texte, suggérant qu’il diffère des autres textes disponibles sur le marché
français. Bien que Genette déclare que certains éléments du paratexte comme la
préface n’ont pas de fonction publicitaire car le lecteur s’est déjà procuré le livre
(Genette 1987, p. 201), dans le cas du théâtre, le paratexte à l’intérieur de la pièce
peut jouer un rôle important en tentant de convaincre une personne de la mettre en
scène et de la faire sortir de la page écrite. La variabilité du choix de l’épigraphe dans
le cas du film et d’autres éléments du paratexte plus largement reflète la notion mise
en avant par Gérard Genette qui affirme que « la durée du paratexte est souvent à
éclipses, et cette intermittence […] est très étroitement liée à son caractère
essentiellement fonctionnel » (Genette 1987, p. 12). Le paratexte change de forme
selon les besoins du contexte de l’édition de l’œuvre en question, précisément en
termes du public visé. Les diverses personnes chargées de produire le paratexte ont
la tâche ardue d’essayer de viser et attirer un public particulier et ensuite de guider sa
lecture de l’œuvre, sans toutefois sous-estimer la capacité interprétative du lecteur.
31
L’ENTRE-DEUX
2.1. La dualité du texte de théâtre
La relation entre le texte écrit et le texte porté à la scène, ou pour reprendre
les termes de Fabio Regattin, le texte dramatique et le texte spectaculaire (Regattin
2004, p. 157), continue à faire l’objet de nombreux débats sur l’analyse du texte de
théâtre, cette relation entre « page » et « stage » étant foncièrement ambiguë et
porteuse de tension. Bien que l’on puisse reconnaitre que le texte écrit est en général
destiné à être mis en scène, ce constat ouvre la voie à des questions liées au statut du
texte écrit comparé à celui de la représentation. Comme on l’a déjà établi, des
théoriciens tels Anne Ubersfeld affirment que le texte de théâtre est une entité
inachevée, complétée uniquement par sa mise en scène. Susan Bassnett s’oppose à ce
positionnement et préfère voir une pièce de théâtre comme l’un des nombreux
éléments qui définissent le théâtre, non l’élément le plus important mais non plus
l’élément le moins important (Bassnett 1997, p. 99). Que l’on adopte l’opinion de
Bassnett ou d’Ubersfeld pour déterminer le statut du texte de théâtre, il semble
pertinent d’affirmer qu’aucun dramaturge n’a la possibilité de dicter la manière dont
son texte est lu, et ensuite manipulé par un metteur en scène, par des comédiens ou
par une équipe dramatique. En méditant sur le rapport entre le texte écrit et celui
porté à la scène, Ubersfeld rejette l’idée d’une équivalence sémantique entre le texte
32
écrit et sa représentation selon laquelle le seul changement est la matière de
l’expression (Ubersfeld 1996, p. 13). Ubersfeld souligne l’impossibilité de cette
équivalence en montrant ce qui est ajouté au texte dans la mise en scène, en termes
des signes visuels, musicaux et auditifs, ainsi que tout ce qui n’est pas dit dans la
représentation, car elle affirme qu’une grande partie des informations présentes dans
un texte est gommée (Ubersfeld 1996, p. 13). Dans le même ordre d’idée, Patrice
Pavis déclare que « la mise en jeu nous fait découvrir une possible lecture du texte »
(Pavis 2001, p. 201), et que « [l’acteur] est un filtre, un aiguilleur, un intermédiaire
pour les éléments qu’il choisit ou non de faire passer du texte vers la scène. Du texte,
il donne à entendre ce qu’il veut, et non une totalité cohérente » (Pavis 2011, p. 200).
Dans tous les cas, la pièce de théâtre est caractérisée par sa dualité, étant un texte
écrit qui peut être lu comme tel mais qui est toutefois produit pour permettre sa
performance physique.
2.2. Pièce de théâtre et scénario de film
Pour élargir ces délibérations sur le rapport entre le texte écrit et le texte
« matérialisé », on peut considérer la question de la visibilité du texte écrit d’un film.
Le public a accès au texte écrit de la pièce de théâtre mais rarement au texte écrit du
scénario du film. De plus, une pièce peut être mise en scène à l’infini tandis que le
scénario connaît, de manière générale et au moins dans le cas de Lantana, une seule
traduction intersémiotique : le texte écrit perd finalement la plus grand partie de sa
signifiance car c’est le film qui devient connu et non le scénario. De cette manière, on
se souvient du dialogue, par exemple, tel qu’il est prononcé par les acteurs du film et
on associe le physique de ces acteurs automatiquement aux personnages : les acteurs,
au sens figuré et au sens propre, incarnent les personnages. Bien que Bovell ait
produit deux textes écrits, leur rôle diffère considérablement, le scénario prenant la
forme du film, qui est de nature plus figée que le texte de théâtre. Même si les
33
techniques employées dans les deux textes auxquels on a accès dans le cadre de cette
étude, c’est-à-dire la pièce écrite de Speaking in Tongues et le film réalisé de Lantana,
relèvent de différents médiums et ne sont donc pas comparables directement, on peut
délibérer sur les changements apportés aux techniques dramatiques dans le texte de
théâtre en fonction des besoins du cinéma et des moyens à la disposition du
réalisateur. Avant de passer à ces délibérations dans la troisième partie de cette
étude, on considérera dans cette deuxième partie la manière dont les indications de
mise en scène explicites et implicites présentes dans Speaking in Tongues peuvent
être exploitées par un metteur en scène éventuel. On analysera également l’impact
des choix de traduction sur les possibilités de mise en scène proposées dans Les
Couleurs de la vie et comment elles diffèrent de celles présentes dans le texte original.
2.3. Les didascalies
Entre le paratexte et le texte d’une pièce de théâtre se trouvent les indications
de mise en scène. Tout texte de théâtre est constitué de deux éléments principaux : le
dialogue et les didascalies. Les indications de jeu et de mise en scène les plus
évidentes dans une pièce de théâtre prennent la forme des didascalies explicites. Ces
didascalies fournissent donc des informations explicites pour faciliter la mise en
scène du texte. D’après Michel Pruner, les didascalies peuvent prendre plusieurs
formes. D’abord, elles peuvent être initiales, se trouvant habituellement au début du
texte et apportant souvent des précisions sur les relations entre les différents
personnages ou des indications concernant leur âge, leur caractère et leurs costumes,
ainsi que des informations sur les lieux et le temps du déroulement de l’action.
Ensuite, elles peuvent être fonctionnelles, explicitant à qui s’adressent les
personnages, décrivant les éventuelles modifications du lieu de l’action et
l’organisation de l’espace et donnant des indications à propos des effets sonores ou
visuels. Elles peuvent également être expressives, expliquant la manière dont le
34
dramaturge aimerait que son texte soit lu et l’effet qu’il souhaiterait produire en
indiquant par exemple le rythme, le ton ou le débit de la parole. Finalement, elles
peuvent être textuelles, précisant le jeu scénique à l’intérieur du dialogue (Pruner
2010, pp. 16-19). Tout comme son paratexte minimal, Speaking in Tongues ne
contient pas beaucoup de didascalies. Bovell fournit donc très peu
d’accompagnement pour sa pièce, semblant préférer la laisser parler par le biais du
style d’écriture qui la caractérise.
Pour les didascalies initiales, Bovell indique avant le début de la pièce qu’elle
est divisée en trois parties et que chaque partie est écrite pour quatre comédiens :
deux hommes et deux femmes. Il précise ensuite les quatre personnages figurant dans
chacun des actes et signale brièvement les relations entre ces personnages, en
indiquant par exemple que Leon est le mari de Sonja, que Sonja est la femme de Leon
et que Jane est la femme de Pete et la voisine de Nick. Aucune information n’est
donnée sur la personnalité, le milieu ou le travail des personnages, ni sur le cadre de
la pièce. On remarque également des didascalies initiales dans la forme du résumé qui
précède chaque acte. Ce résumé prend la forme d’un « argument » et résume
brièvement et simplement l’action en un paragraphe, servant visiblement à faciliter la
compréhension d’un texte complexe.
Les didascalies fonctionnelles fournies par Bovell sont minimales. De cette
manière, il donne très peu de précisions sur le décor. Dans les cas où le lieu est
indiqué, ceci est fait de manière brève sans détails sur l’apparence des lieux indiqués.
La première scène commence par les didascalies : « Two bars. The city » (p. 1). Bovell
ne fournit donc pas d’informations explicites sur les bars, leurs similarités ou
différences, et ne précise pas la ville où se déroule l’action, laissant ces choix donc au
lecteur. Quand les personnages quittent le bar pour se diriger vers un hôtel, les
didascalies qui suivent lisent : « Two rooms. Cheap. Spartan. Faded » (p. 1). Bien que
plus détaillées que les premières didascalies qui ne comprennent aucun adjectif,
celles-ci restent assez vagues. Quand l’action se passe chez un des couples, on ne sait
35
pas à quoi ressemble leur maison, n’ayant pas plus que « At Sonja’s and Leon’s place.
Jane and Pete’s place. » (p, 10) par exemple, comme indication du lieu. On ne sait donc
pas à quel milieu apparient chaque personnage, à part ce que l’on déduit du dialogue.
Le metteur en scène peut donc décider comment représenter ou mettre en valeur
certains caractéristiques des personnages. La pièce contient même des scènes où le
lieu n’est pas du tout indiqué et on ne comprend qu’à travers le dialogue où se
déroule l’action, ou à travers les didascalies « textuelles » si on adopte la terminologie
de Pruner. Dans le troisième acte, par exemple, Leon dit à John « Your door was open »
(p. 52) et on comprend que le lieu où « John is sitting » est chez lui, probablement
dans son salon. On peut supposer que, vu la rapidité de l’avancement de l’action de la
pièce et les contraintes temporelles associées au théâtre qui exigent que l’on ne peut
pas effectuer de grands changements de décor en peu de temps, le décor sera assez
minimal. Bovell laisse la tâche d’imaginer les détails au lecteur, et la tâche de décider
comment les matérialiser au metteur en scène. Dans cette perspective, le texte est
adapté au lecteur du texte écrit ainsi qu’au metteur en scène, car le lecteur a la liberté
d’imaginer le décor, aussi élaboré qu’il le souhaiterait, et le metteur en scène peut
choisir son décor en fonction des besoins du contexte de la mise en scène.
En ce qui concerne le son, et plus précisément la musique, utilisé de la pièce,
on voit de nombreuses scènes où les personnages chantent ou dansent. Bovell
indique une fois que la musique est latine, mais ailleurs il ne précise pas le genre, ou
autrement il fournit une suggestion (« maybe Latin » p. 38) ou une idée générale (« a
little sexy » p. 1). Concernant la manière dont ils dansent ou chantent, Bovell laisse
cette décision en grande partie ouverte. Souvent, il indique tout simplement qu’un
personnage ou un couple danse (« Sonja is dancing by herself » p. 26). Ailleurs, Jane et
Sarah dansent « a slow sway » (p. 31, p. 39), Sonja « is on the dance floor moving to the
music in a slow, sensuous way » (p. 20), et quand les deux couples dansent au début de
la pièce, « The dancing is close. And it’s good. More than a simple shuffle » (p. 1). Ces
descriptions se composent d’adjectifs relativement imprécis avec un champ large
d’interprétations possibles. Pour ce qui est de l’éclairage, il n’est pas précisé au début
36
de chaque scène, et, ailleurs, les informations ne sont pas plus détaillées que « lights
up » ou « lights fade ». Aucune indication n’est fournie pour les costumes des
personnages, à part la nécessité pour deux personnages de mettre une certaine sorte
de chaussures (« [Neil] wears brown brogues » et « [Valerie] wears black patent leather
shoes » (p. 39)). Les didascalies minimales et souples laissent le metteur en scène
assez libre dans ses choix pratiques.
Bovell inclut très peu de didascalies expressives dans son texte, ne précisant
pas le rythme, le ton ou le débit de la parole de manière explicite pour la plupart des
énoncés. Cependant, Bovell indique plusieurs fois les sentiments ou les émotions d’un
personnage. Dans le premier acte dans la scène où Jane et Sonja se rencontrent dans
un bar, Bovell note : « [Jane] feels embarrassed by the sight of a woman dancing alone
but at the same time she admires her audacity » (p. 20). Un peu plus tard dans la même
scène, alors que Sonja découvre que Jane est la femme avec qui son mari a eu une
liaison, Bovell décrit sa réaction : « Sonja is silent. She masks the pain and the irony »
(p. 24). Dans le premier cas, Bovell indique ce que l’on pourrait voir comme la
réaction interne de Jane ; il donne une idée de ses impressions sans dicter la façon
dont elles devraient se manifester. Dans le deuxième cas, il indique la réaction
externe de Sonja mais de manière assez vague, toujours sans précisions concrètes sur
comment la comédienne devrait exécuter l’action décrite. Les comédiens sont donc
libres d’interpréter le dialogue à leur guise en y apportant leur touche personnelle.
2.3.1. La traduction des didascalies
Le caractère flou des didascalies rajoute à l’universalité du texte qui n’est pas
ancré dans un cadre particulier, ni par des didascalies qui définiraient le lieu où se
déroule l’action, ni par le langage employé dans le dialogue (pas de dialecte, pas
d’argot australien). Le texte écrit manquant de visualité, énormément de liberté est
37
donc laissée au metteur en scène qui a la possibilité de décider de la complexité du
décor qu’il met en place et de la manière dont les comédiens prononcent le dialogue
des personnages qu’ils jouent. Laurie Anderson considère que la traduction des
didascalies ne pose aucun problème particulier puisqu’elles ont une fonction
foncièrement « descriptive-prescriptive » (Anderson 1984, citée dans Regattin 2004,
p. 160), et, effectivement, les didascalies de Speaking in Tongues sont traduites de
manière assez littérale. Ceci est dû sans doute en grande partie à la clarté et le
caractère direct des didascalies relativement souples, composées principalement de
phrases paratactiques sans mots de liaisons. On constate toutefois quelques
modifications.
Dans les didascalies initiales, plusieurs changements sont apportés aux noms
des personnages, sans doute représentatif d’un effort de rendre le dialogue plus facile
à prononcer pour les comédiens francophones. Comme le texte est déjà vide de
références spécifiques à la société australienne, que ce soit dans le fond ou la forme, la
francisation des noms contribue à le déraciner de son contexte anglophone par la
suppression de la sonorité de la langue anglaise dans les noms des personnages. Bien
que, comme on l’a constaté, les didascalies ne soient pas particulièrement précises
dans la pièce originale, il est intéressant de noter que, plusieurs fois, quand elles le
sont, cette précision est absente dans la traduction française. Ainsi, les « black patent
leather shoes » de Valerie, par exemple, deviennent des « chaussures noires » dans la
traduction (p. 39 /p. 52) et le « cold wind [that] whistles around the phonebox » est
traduit par « on entend le vent » (p. 40 /p. 53). Encore plus de liberté est donc donnée
au metteur en scène dans les choix de costume et de bruitage. Stylistiquement,
cependant, on remarque une approche inverse dans la traduction des didascalies car
la simplicité du texte original n’est parfois pas maintenue. On peut constater cette
tendance par exemple dans deux scènes du premier acte :
SONJA’s and LEON’s place. JANE’S and
PETE’s place. SONJA is waiting. PETE is
waiting. LEON enters and looks at SONJA.
JANE enters and looks at PETE.
Chez Sonia et Léon. Chez Jane et Alex. Sonia
est en attente. Alex aussi attend. Léon entre
et regarde Sonia. Jane entre et regarde Alex.
38
p. 10 p. 24
LEON’s and SONJA’s place. / PETE’s and JANE’s
place.
p. 38
La maison de Léon et Sonia. Alex et Jane dans
leur maison.
p. 51
Bien que ces traductions s’éloignent stylistiquement du texte original, elles ne
changent pas l’image fournie, ce qui est sans doute la fonction la plus importante des
didascalies. Cependant, ce genre de modifications peut indiquer une démarche plus
générale de traduction libre, qui se ferait davantage remarquer à l’intérieur du
dialogue. Une telle démarche peut contribuer à changer la manière dont les
comédiens interagissent avec le texte, modifiant la gamme des possibilités de jeu qui
leur sont offertes par le texte original.
2.4. Les didascalies et la traduction du dialogue
Il est intéressant par la même occasion de s’attarder sur une considération sur
la manière dont les didascalies peuvent jouer un rôle dans l’interprétation du
dialogue qui les suit et influent donc sur les choix de traduction. On peut comparer
l’impact des didascalies dans les deux occasions dans Speaking in Tongues, Valerie où
prend la parole pendant le récit d’un autre personnage pour prononcer la partie du
dialogue qu’elle aurait prononcé au moment du déroulement de l’événement. La
première occasion est celle de l’histoire que raconte Nick. Nick est dans une salle
d’interrogation au commissariat en train de fournir sa déclaration de ce qui s’est
passé le soir de la disparition de Valerie et il arrive au moment dans son histoire où il
voit une femme au bord de la route. Cette séquence est introduite par Valerie, qui dit
dans le message qu’elle laisse sur le répondeur de son mari qu’elle voit les phares
d’une voiture à l’approche. Valerie raccroche juste avant que Nick se mette à parler de
la manière dont la femme l’a abordé. Sa dernière phrase est terminée par Valerie, qui
reprend les mêmes paroles que celles qu’elle avait prononcées au moment du
39
déroulement de l’événement. Les verbes à considérer sont soulignés dans l’extrait ci-
dessous :
Nick : …So I pull over and she opens
the passenger door and she
says
Valerie : My car has broken down.
Nick : And I can see she’s upset and
a little frightened. So I say get
in, I’ll drive you back to your
car but she says
Valerie : No, could you take me home.
It’s late. My husband will be
waiting for me.
Nick : Or something like that. Turns
out she lives in one of those
houses on the river. You
know, there’s a strip of
houses down there and she
and her husband
Valerie : Work in the city and
Nick : What did she call it?
Valerie : Commute
Nick : They commute between there
and the city, where they
work. […] So she gets in and
says
Valerie : Thank you.
Nick : We’d been driving for about
ten minutes and the woman
hasn’t said much except
Valerie: I do appreciate this. Really, I
do.
Nick : When I turn off the main
road onto Buller’s Track
which everybody knows is the
short cut down to the river
houses.[…] She doesn’t it
because she and her husband
Valerie : Have only been here a couple
of months
Nick : … alors je me gare et elle
ouvre la portière et me dit…
Valerie : Ma voiture est en panne.
Nick : Et je vois qu’elle est
désemparée, qu’elle a aussi
un peur. Alors, je lui dis,
montez, je vais vous
conduire à votre voiture,
mais elle me dit…
Valerie : Non. Est-ce que vous pouvez
m’amener chez mi. Il est tard
et mon mari doit m’attendre.
Nick : Ou quelque chose dans le
genre. Il se trouve qu’elle
habite une maison près de la
rivière. Il y a des immeubles
et son mari et elle…
Valerie : Travaillent à la ville et…
Nick : Comment elle avait dit ça ?
Ils font la navette…
Valerie : Nous faisons la navette.
Nick : Oui, la navette entre là-bas
et la ville, où ils travaillent.
[…] Alors, elle monte et me
dit…
Valerie : Je vous remercie.
Nick : Nous avons roulé environ
dix minutes et elle n’a rien
dit, sauf…
Valerie : Vraiment, c’est très gentil,
très gentil.
Nick : Alors j’ai pris le raccourci
que tout le monde connaît
pour aller vers les villas près
de la rivière […]. Elle ne sait
pas, parce qu’elle et son
mari…
Valerie : Ne sont là que depuis
quelques mois.
40
Nick : And nobody must have told
them about the short cut
down Buller’s Track. […]
pp. 47-48
Nick : Et personne n’avait dû leur
indiquer ce raccourci. […]
p. 60
Le texte original donne l’impression que, quand Valerie termine les phrases de Nick,
elle prononce les mots au moment du déroulement de l’événement et que l’on assiste
à une sorte de flashback d’un côté de l’histoire. Cependant, la conjugaison des verbes
qu’elle emploie rend cette déclaration impossible à confirmer car les verbes seraient
conjugués de la même manière à la troisième personne qu’à la première personne. La
possibilité de déterminer la temporalité du récit est donc laissée au lecteur qui peut
décider si elle est en train de finir les phrases de Nick en remplaçant la voix de ce
personnage, parlant donc au même moment temporel que lui en rejouant
l’événement, ou bien si elle est en train de prononcer des extraits des mêmes phrases
qu’elle a prononcées au moment du déroulement de l’événement, différenciant donc
la temporalité de ses paroles de celles de Nick. Dans la traduction, la même ambiguïté
n’est pas proposée au lecteur car les verbes sont conjugués à la troisième personne :
on sait donc que Valerie finit tout simplement les phrases de Nick à sa place et il n’est
plus possible qu’elle soit en train de rejouer l’événement. Bien que l’on ait peut-être
pris cette décision en fonction du manque de la même souplesse verbale en français
qu’en anglais, puisqu’un verbe ne peut pas être conjugué de la même façon à la
première et à la troisième personne en français, le texte français n’accorde pas autant
de liberté au metteur en scène et les possibilités de mise en scène sont drastiquement
réduites.
Dans le troisième acte, Bovell fait encore appel au personnage de Valerie pour
rejouer sa partie du dialogue dans une histoire racontée par un autre personnage.
Cette fois, c’est John qui raconte la même histoire qu’avait racontée Pete dans le
premier acte, où Valerie l’avait accosté dans la rue. Contrairement à la scène du
deuxième acte, qui est présentée sans notes extratextuelles, cette séquence est
précédée par des didascalies qui indiquent précisément le rôle de Valerie : « VALERIE
steps out of the scene. She is standing on a sidewalk. This is the incident PETE referred
41
to in Part One » (p. 62). L’emploi de didascalies rend la visualisation de la temporalité
de cette scène claire et le texte ne demande donc pas autant d’interprétation que dans
l’exemple précédent. Dans ce cas, il est clair dans le texte original ainsi que dans le
texte traduit que l’on assiste à un flashback, alors que les répliques du récit de John
sont alternées avec celles de Valerie qui prononce sa partie de la conversation qu’elle
a eue avec Pete. L’image fournie dans le texte traduit ne diffère donc pas de celle
proposée dans le texte original.
Ces deux exemples peuvent être considérés comme un rappel du fait que l’on
lit une version filtrée du texte original. Dans le premier cas, le traducteur semble
avoir interprété le texte original d’une certaine manière, et cette interprétation a été
transférée au lecteur dans la réduction du champ de possibilités d’interprétation
proposé. On peut en déduire que quand l’image du texte original n’est pas
caractérisée par une certaine ambiguïté, il est plus probable que le texte traduit la
reproduit sans avoir besoin d’expliciter. Les didascalies jouent donc un double
rôle car elles en même temps qu’elles expliquent le déroulement d’une scène, elles
fournissent des informations nécessaires à l’interprétation et par conséquent la
traduction du dialogue.
2.5. Les indications implicites de mise en scène
Même si les didascalies elles-mêmes ne semblent pas avoir posé énormément
de problèmes dans la traduction, ceci ne signifie pas forcément que le champ de
possibilités de mise en scène proposé dans le texte d’arrivée est égal à celui du le
texte de départ. En effet, dans un texte où la présence de didascalies passe presque
inaperçue, il devient impératif de considérer la mise en place d’indications plus
implicites de mise en scène qui se font remarquer à l’intérieur du dialogue dans les
choix linguistiques. En se penchant sur cette question des informations incorporées
42
dans le texte, Ubersfeld commente dans son ouvrage Lire le théâtre : « notre
présupposé de départ est qu’il existe à l’intérieur du texte de théâtre des matrices
textuelles de ‘représentativité’» (Ubersfeld 1996, p. 16). Le degré d’opacité et
d’importance de ces « matrices » est perçu de manière différente par des théoriciens
différents. Le célèbre dramaturge Constantin Stanislavski, par exemple, défend un
théâtre naturaliste et insiste sur la présence d’un texte sous-jacent dans chaque texte
de théâtre, un réseau de mots non-prononcés caché sous le dialogue, qui devrait être
dévoilé sur la scène pour le public. Stanislavski préconise une approche de
l’interprétation de ce sous-texte en se référant aux « vérités psychologiques » qui
donneraient de la stabilité et de la continuité à la notion de personnage (Gruber 2011,
p. 67). D’une manière similaire, Bertolt Brecht, innovateur du théâtre épique, soutient
la notion que ce texte sous-jacent présente des indications de jeu qui permettraient
de créer de la signifiance et communiquer le message du texte au public par le biais
du jeu du comédien, son « gestus », ou ses gestes, expressions du visage et intonation
(Gruber 2011, p. 67). Plus récemment, Susan Bassnett s’oppose à l’affirmation de
l’existence d’un texte sous-jacent dans une pièce de théâtre car elle considère que
cette idée suppose une lecture définitive et autoritaire du texte (Bassnett 1997, p. 96).
Dans un article de l’édition de la revue Palimpsestes intitulé « Traduire le dialogue,
traduire le théâtre, » Jean-Michel Déprats affirme que le texte dialogué programme,
décrit ou suggère des gestes : « Pour être compris du spectateur, le mot prononcé sur
une scène doit être déchiffré par le corps de l’acteur. Il ne suffit pas qu’il soit dit, il
faut que tout le corps participe à l’acte de parole » (Deprats dans Bensimon 1987, p.
57). Les idées de Bassnett différant de celles de Déprats, et encore de celles de Brecht
et Stanislavski, on peut essayer d’identifier un terrain d’entente entre les
positionnements en affirmant que le style d’écriture du texte écrit suggère, comme le
dit Ubersfeld, des indications relatives aux aspects visuels et sonores de la
matérialisation du dialogue.
Pour faciliter l’identification des informations implicites dans le texte d’une
œuvre théâtrale, on pourrait imaginer qu’elles existent au niveau global du texte,
43
ainsi que dans des passages spécifiques. Cette distinction permet de voir qu’au niveau
global, on peut déduire des suggestions des tendances du comportement d’un
personnage, dans le fond ainsi que dans la forme du texte. Si un personnage est décrit
ou agit d’une certaine manière, par exemple, un comédien peut décider d’employer
systématiquement certains gestes pour communiquer cet aspect de sa personnalité.
Plus concrètement et peut-être moins subjectivement, au niveau d’un passage
particulier, le langage peut indiquer la manière dont un personnage s’exprime. La
syntaxe, la ponctuation et la répétition, par exemple, peuvent ainsi jouer un rôle
important dans la performance orale et physique du comédien, évoquant le débit
d’énonciation, l’intonation et le ton à adopter. Autrement, les temps verbaux
employés dans les récits peuvent suggérer que le comédien s’adresse au public ou à
un autre comédien, et la manière dont il se projette ou bien se replie sur lui-même.
2.5.1. Ponctuation et syntaxe
Il est intéressant de s’attarder sur une réflexion concernant le rôle de la
ponctuation et la syntaxe employées dans chacun des textes et comment elles influent
sur la manière dont un comédien choisirait de prononcer ses répliques. La simplicité
du langage des didascalies de Speaking in Tongues est complétée par une simplicité
dans le langage du dialogue, et le style paratactique qui domine le dialogue contribue
au rythme du texte. Ce rythme est souvent haché, avec des hésitations, amplifications
et phrases et propositions inachevées qui reflètent la manière dont les personnages
réfléchissent et la nature de leur discours. Les idées qu’avancent ces personnages
sont en train de se former, et ils n’en sont pas sûrs, ni des idées, ni d’eux-mêmes. Les
choix de traduction du dialogue contribuent à modifier la manière dont le lecteur
reçoit le texte dans sa version traduite, et en particulier la manière dont un comédien
décide d’interpréter et de jouer ses répliques. On remarque surtout que l’addition de
plus de signes de ponctuation dans le texte français a pour résultat de limiter la
44
souplesse du dialogue, fournissant plus de consignes pour le comédien francophone
qui se trouvera sans autant de libertés que le comédien travaillant avec le texte
original. Considérons cet exemple où Pete raconte à Leon ce qui vient de lui arriver
dans la rue :
And somebody ran off to get the cops and I
thought shit how did I get caught up in this
so I started to run which just made it look
like I was a total arsehole who had tried to
hurt this woman or something but I swear I
didn’t do anything to her.
p. 15
Quelqu’un s’est précipité pour appeler la
police, et je me suis dit comment je me suis
fourré dans cette putain d’histoire ? Alors,
je me suis mis à courir, ce qui fait que
j’avais bien l’air d’avoir agressé cette
femme, et de lui avoir fait du mal, mais je
vous jure que je ne savais même pas qui
elle était !
p. 29
On voit dans le texte anglais un manque de structure dans le récit de Pete,
entièrement sans signes de ponctuation, les propositions liées tout simplement par
des mots de liaison basiques (and, which, but). Son récit est caractérisé par un rythme
chaotique qui renvoie à son état bouleversé, secoué et agité suite au déroulement de
l’événement qu’il décrit. On n’aurait pas de mal à imaginer cet état reflété dans un jeu
nerveux du comédien. Toutefois, une certaine liberté est laissée au comédien de
manipuler le texte comme il le veut. En français, plus de consignes sont données au
comédien par le biais de la ponctuation, en particulier dans l’ajout de virgules, du
point d’interrogation et du point d’exclamation à la fin (après la dernière proposition
qui a changé de sens en français) et le texte est donc moins souple en français qu’en
anglais.
L’addition de signes de ponctuation peut également avoir un impact sur la
façon dont on perçoit le ton des réactions de certains personnages et par conséquent
leur rapport avec leurs pairs. Dans le premier acte de la pièce, quand Leon et Sonja et
Pete et Jane se retrouvent dans leur maison respective suite à la trahison et la
tentative de trahison dans la première partie de cet acte, Jane et Leon expliquent à
leur conjoint qu’ils avaient essayé de l’appeler au travail :
45
Jane/Leon: I called you. (…) Earlier
tonight. There was no
answer. I thought you must
have stayed back at work.
Pete/Sonja: I did.
p. 10
Jane et Léon : Je t’ai appelé(e). […] Plus
tôt, ce soir. Ça ne
répondait pas. J’ai pensé
que tu étais resté(e) au
travail.
Alex et Sonia : C’est ce que j’ai fait !
p. 25
En anglais, l’emploi du point à la fin de l’énoncé de Pete et Sonja laisse les comédiens
assez libres dans leur choix de ton, indiquant simplement un énoncé court et direct
sans dicter une prononciation particulière. Ce ton est modifié en français où la
traduction de « I did » par « C’est ce que j’ai fait ! » avec un point d’exclamation pour
conclure. Ce point d’exclamation rajoute de l’expressivité au dialogue, et par
conséquent on pourrait voir l’énoncé comme une déclaration de la part d’un
personnage sur la défensive, changeant donc non seulement le ton de cet énoncé,
mais le ton plus large du passage et le rapport entre les personnages. Dans tous les
cas, le simple ajout d’un signe de ponctuation ici, une tendance qui se fait remarquer
tout au long du texte traduit, limite le champ possible d’interprétations du dialogue.
2.5.2. La répétition
La répétition peut être employée pour indiquer l’état émotionnel d’un
personnage et suggérer un comportement particulier à adopter au comédien.
Considérons l’exemple ci-dessous où Pete parle avec Leon et découvre que ce dernier
est policier. Les répétitions de « I mean » ou « je veux dire » sont soulignées pour
faciliter la comparaison des deux textes.
Pete: I’ve never had a conversation with a
cop before. I mean outside of them
being a policeman. You know what I
mean.
Leon: What? You’ve never spoken with a
Alex: Je n’ai jamais eu une conversation
avec un flic. En dehors d’un truc
professionnel. Vous voyez ce que je
veux dire.
Léon : Quoi ? Vous n’avez jamais parlé
46
policeman before?
Pete: Yeah, plenty of times.
Leon: Plenty of times?
Pete: Well…
Leon: What for?
Pete: …
Leon: Don’t be embarrassed.
Pete: I’m not. Well actually I am. I mean. I
was at the time. I mean, how would
you feel if your wife was a shoplifter?
p. 16
avec un policier ?
Alex : Bien sûr que si. Souvent
Léon : Souvent ?
Alex : Enfin…
Léon : Et pourquoi ?
Alex : …
Léon : Soyez pas embarrassé.
Léon : Je ne suis pas embarrassé. Si, en
tout cas je l’étais à l’époque. Mettez-
vous à ma place. Si votre femme…
p. 30
Le fait que Pete répète quatre fois « I mean » démontre son état nerveux. Il ne sait
visiblement pas comment il devrait se comporter dans une conversation avec un
policier. Bien que la syntaxe soit maintenue dans la traduction française, l’absence de
la même répétition estompe ses hésitations et modifie la manière dont un comédien
choisirait d’interagir avec le texte.
Un deuxième cas intéressant de répétition qui communique les sentiments
d’un personnage peut être observé dans le deuxième acte de la pièce. Alors que
Valerie laisse des messages à son mari sur le répondeur, elle commence à lui poser
des questions sur l’état de leur mariage :
What’s happening to me, John?
What’s happening to us?
p. 44
Qu’est-ce qui m’arrive, John?
Qu’est-ce qui se passe avec nous ?
pp. 56-57
La manière dont Valerie répète la première partie de sa phrase, avant d’en modifier la
fin pour transférer le sujet de sa question et aborder les problèmes qu’elle ressent
entre elle et son mari, sert à insister sur la manière dont ses pensées avancent et
accentue son état inquiet, effrayé et nerveux et son ton pressé. Cette même insistance
est en partie perdue dans la traduction car on y voit plus de variété syntaxique.
47
2.5.3. Les temps verbaux
Finalement, on peut analyser la façon dont l’emploi de certains temps verbeux
peut influencer le jeu des comédiens. Dans le premier acte de la pièce, Leon raconte à
sa femme sa collision avec un étranger dans la rue. Les temps verbaux sont mis ici en
caractères gras :
Yes, it was my fault. But, I think, I’m
screaming at this guy, not because I’m
angry at him, because I think I’ve lost you. I
think some stupid indiscretion with a
stranger has cost me the most important
thing in my life. They sit in silence for a
moment. And he’s there, right in my face, so
I’m screaming at him… when I notice that
he’s cowering, like a dog being beaten. This
grown man is cowering because of me. He
thinks I’m going to hit him. So I stop and I
take a step back and I say, “I’m sorry. I’m
sorry. Here, let me help you.” And I pull him
up and I see that I’ve smashed the guy’s
nose in. With my head. With me hard stupid
fat head. I’ve broken this man’s nose.
There’s blood all over his face. “I’m sorry.
Are you all right? Let me help you.” But he
pushes me away and he says, “No, I’m fine.
I’m fine. Please.” And he walks off down the
hedge. But I can see he’s not fine and I just
feel terrible, so I follow him. He turns the
corner. And I hear him, I don’t see him, I
hear him stop and he starts to weep. The
man has completely broken down and he’s
weeping.
p. 27
Oui, c’était ma faute. Mais je hurlais sur ce
type, pas parce que j’étais furieux contre
lui, mais parce que je pensais t’avoir
perdue, comme si cet incident en était la
cause. (Silence. Un moment.) Une chose si
importante dans ma vie. Et lui était là, et
moi je lui criais dessus… Quand je me suis
rendu compte qu’il se couvrait le visage
– il se protégeait, comme un chien qui a
peur de se faire battre –, cet homme, adulte,
se protège des deux mains, pensant que
j’allais le frapper. Alors, j’arrête, je suis
gêné, choqué, même. Et je lui dis :
« Excusez-moi, je suis désolé, voulez-vous
que je vous aide. » Et je le relève, et je vois
que je lui avais cassé le nez en lui rentrant
dedans. Avec ma tête. Ma grosse tête
d’imbécile. Et il saignait. « Je suis désolé,
est-ce que ça va ? Qu’est-ce que je peux
faire ? » Il me repousse et me dit : « Ça va,
ça va », et il s’éloigne. Mais je vois qu’il ne
va pas si bien que ça et je suis désolé, je le
suis. Il tourne le coin de la rue, je ne le
vois plus, je l’entends. Je l’entends
s’arrêter, et il se met à pleurer. Cet
homme craque et se met à pleurer.
p. 41
Leon, qui revit l’incident dans son récit, parle entièrement au présent en anglais alors
que le temps chevauche entre le présent et le passé en français. L’emploi de
l’imparfait en français semble mettre l’accent sur l’énonciateur au début du récit, avec
Leon réfléchissant à l’impact qu’a eu cet événement sur lui. Quand il arrive au
moment le passage où l’action s’accélère, il commence à parler au présent et utilise
donc des formes plus oralisées, mettant l’accent sur le co-énonciateur qui écoute
48
l’histoire. Ce changement de temps pourrait donc indiquer un changement dans le jeu
du comédien qui regarderait éventuellement davantage la personne à laquelle il
s’adresse après avoir eu l’air plus méditatif pendant la première partie du récit. Le
comédien anglophone prendrait peut-être ces mêmes décisions, mais le choix de
mettre une partie du récit au passé et l’autre au présent en français semble fournir
une lecture plus définitive. Quand ce genre de changements est effectué
systématiquement dans le texte entier, on risque de finir avec une idée très différente
de la personnalité des personnages que celle fournie dans le texte original car le texte
traduit modifie essentiellement la manifestation de leur comportement. Il semble
évident que le traducteur impose donc sa lecture du texte sur son public en
fournissant sa version du texte, explicitée dans ses choix linguistiques.
2.6. Conclusion
Qu’il existe ou non un texte sous-jacent qui fournisse des indications de
dramatisation, les didascalies et certains aspects stylistiques du texte de théâtre
suggèrent, à des degrés différents d’explicité, la vision que le dramaturge tient de la
mise en scène du texte. La manière dont le traducteur perçoit ces indications
explicites et implicites influe fortement sur la traduction de la pièce et modifie la
gamme de possibilités proposées aux lecteurs et interprètes du texte traduit. Il reste
clair que dans toute lecture du texte de théâtre, il faut prendre en compte la
subjectivité de l’interprétation des différents aspects du texte, ainsi que le cas
particulier du théâtre où la manière dont ce texte est présenté au public varie entre
chaque mise en scène, et de façon plus discrète, entre chaque représentation d’une
mise en scène particulière. Bien que les mots sur la page du texte restent figés, la
manière dont ils sont interprétés est fortement fluctuante. Andrew Bovell a produit
deux textes écrits qui, chacun dans une mesure différente, ont été créés afin d’être
traduit de manière intersémiotique. Le premier texte, la pièce de théâtre, lui a servi
49
d’inspiration dans la création du deuxième, le scénario du film. Dans les deux cas, il a
pu inclure des indications pour essayer de guider le metteur en scène ou le
réalisateur du texte dans leurs choix de techniques à employer. Cependant, il est
limité dans sa capacité de dicter la manière dont les interprètes de ses œuvres vont
exploiter les moyens à leur disposition pour mettre en valeur certains aspects du
texte en question. Finalement, le metteur en scène et le réalisateur se retrouvent dans
une position similaire à celle de Bovell car eux non plus n’ont pas de pouvoir absolu
sur la manière dont leurs équipes respectives vont exécuter les indications qu’ils leur
donnent ; ces deux personnes auront certainement fait des choix en se basant sur leur
propre interprétation des indications de Bovell qu’elles indiqueront aux différentes
parties impliquées dans le processus de montage du spectacle ou du film, mais elles
n’ont pas la capacité de dicter complètement le jeu des acteurs qui se seront sans
doute faits, au moins en partie, une interprétation personnelle des personnages qu’ils
jouent. De plus, personne ne peut prédire comment, exactement, le public va réagir à
et interpréter la version du texte de Bovell qui est proposée par l’ensemble des
parties impliquées.
51
LE(S) TEXTE(S)
3.1. La « Performability » du texte de théâtre
L’une des notions clés dans le débat sur la traduction théâtrale est celle de la
« performability » du texte. Dans un article intitulé Theatre Translation and Cultural
Relocation, Eva Espasa tente de fournir une définition plus claire de la notion que
désigne ce terme en identifiant deux tendances principales : celle, d’abord, de rendre
le dialogue du texte fluide, pour que les comédiens puissent prononcer leurs
répliques de manière naturelle sans difficulté ; et celle d’adapter le texte à la culture
d’arrivée en estompant les éléments dans des passages du texte considérés comme
trop ancrés dans la culture d’origine, voire en omettant totalement ces passages
(Espasa dans Upton 2000, p. 49). Dans son ouvrage Theatrical Translation and Film
Adaptation, Phyllis Zatlin atteste que la traduction du théâtre nécessite dans certains
cas une trahison, car « to achieve speakable dialogue, theatrical translators can and do
adapt » (Zatlin 2005, p. 5). On peut considérer l’importance de produire un texte
« performable » en termes de la première tendance, celle de la fluidité du dialogue en
se référant aux idées de Maurice Gravier, qui évoque l’importance de l’oralité dans un
article écrit par Jean-Michel Déprats.
Il s’agit en effet de faire passer un texte fait pour être dit (et non lu) d’une langue dans
une autre. Il faut donc que le traducteur écrive une langue « orale » et non livresque,
52
formule des répliques que le comédien puisse, sans difficulté avec plaisir même
articuler, faire résonner dans son « gueuloir » et qui passent la rampe.
Gravier dans Bensimon 1987, p. 54
D’autres professionnels et théoriciens insistent sur l’importance de saisir le sens du
texte parlé immédiatement, puisque le public n’a pas le temps de méditer sur
l’importance de chaque énoncé isolé dans la continuité du flux de l’action. Le
traducteur anglais de pièces d’Eugène Ionesco, Donald Watson, fait partie des
traducteurs qui partagent ce point de vue. Il déclare : « Il n’est pas question pour le
spectateur de relire ou de réfléchir sur le texte. Il faut que cela porte. L’effet doit être
instantané » (Watson dans Bensimon 1987, p. 115). En adoptant le point de vue de
Susan Bassnett qui se positionne contre la performability, on constate que la notion
peut représenter une excuse d’adapter le texte aux normes de la culture d’arrivée.
Une telle approche de la traduction qui considère le système d’arrivée comme
primordiale peut entraîner le risque de laisser au traducteur la liberté de manipuler
le texte de départ pour arriver à une version du texte d’arrivée dite performable,
ayant pour résultat une acculturation du texte, en termes de la forme et du fond des
répliques et des didascalies.
3.2. La « performability » et les normes du domaine d’accueil
Dans le contexte de cette étude, il semble pertinent d’élargir la notion de
performability pour l’appliquer à des textes autres que des pièces de théâtre et
l’adapter à une discussion des normes associées aux différents types de texte. De cette
manière, on serait mieux placé pour délibérer des questions liées à la façon dont le
producteur de chaque texte se trouve dans une certaine mesure influencé par des
variables propres au domaine d’accueil du texte sur lequel il travaille. Comme on l’a
déjà établi, Speaking in Tongues n’est pas ancré dans un cadre spécifique, ni par
l’emploi d’un sociolecte ou un dialecte particulier, ni par le lieu du déroulement de
l’action ou l’action elle-même ; on ne serait pas étonné si cette même histoire se
53
passait ailleurs qu’en Australie, dans une autre ville de n’importe quel pays du monde
« développé ». Par conséquent, la pièce ne nécessite pas à cet égard une adaptation du
fond ou de la forme dans la traduction pour la rendre plus « performable ».
Cependant, Andrew Bovell reconnaît formellement dans la préface de sa pièce qu’elle
est écrite de manière peu conventionnelle et que les techniques qu’il met en place
risquent de choquer le lecteur. Le texte original pousse donc les limites de la
peformability en remettant en question les normes du domaine, et il est intéressant de
voir comment son caractère non-conformiste est abordé dans sa traduction dans une
autre langue et dans un autre médium, selon à la fois les normes du domaine
d’arrivée ainsi que les possibilités proposées par et contraintes associées au type de
texte en question. Pendant de telles délibérations, il sera utile de garder à l’esprit le
skopos ou l’objectif de la traduction de chaque texte et le statut du traducteur dans la
culture d’arrivée. La traduction française de la pièce a été effectuée par Michel
Fagadau, un metteur en scène réputé, dans le cadre d’une mise en scène qu’il
organisait à la Comédie des Champs Élysées, un théâtre parisien réputé. C’était donc
Fagadau qui devait travailler avec le texte qu’il a traduit, ayant sans doute en tête les
besoins spécifiques de cette mise en scène. La version écrite de l’adaptation
cinématographique a été faite par Andrew Bovell lui-même qui a ensuite laissé son
texte à Ray Lawrence, un réalisateur qui y porte son propre style cinématographique.
De nombreux théoriciens préconisent une approche de la traduction qui
n’hésite pas à remettre en question les normes de la culture d’arrivée pour pouvoir y
introduire de nouvelles conventions, tel Itamar Even-Zohar qui déclare : « Periods of
great change in the home system are in fact the only ones when a translator is prapared
to go far beyond the options offered to him by his established home repertoire and is
willing to attempt a different treatment of text making » (Even-Zohar dans Venuti
2012, p. 166). Bien que l’on puisse affirmer que cette ouverture permettrait
l’enrichissement du corpus littéraire de la culture d’arrivée, à plusieurs niveaux, il
faut reconnaître que le traducteur n’est pas seul à prendre toutes les décisions, étant
influencé par des forces externes qui s’intéressent sans doute aux besoins
54
commerciaux de la traduction. Dans un article qui dessine les grandes lignes de sa
théorie du skopos, Hans J. Vermeer évoque l’importance de la réception du texte
traduit par la culture d’arrivée : « The target text, the translatum, is oriented towards
the target culture and it is this which ultimately defines its adequacy » (Vermeer dans
Venuti 2012, p. 193). Même si on peut voir le danger dans de telles idées de permettre
une forte manipulation du texte de départ pour qu’il corresponde aux attentes des
membres de la culture d’arrivée, l’affirmation de Vermeer renforce les besoins
pragmatiques de la traduction qui sert après tout une fonction commerciale.
3.3. Thématiques et techniques dramatiques
On l’a déjà établi ; Andrew Bovell ne propose rien de vraiment innovateur dans
les thématiques dont il traite dans sa pièce, ni dans le langage qu’il emploie, qui est de
nature plutôt simpliste. C’est plutôt la manière dont l’interaction est mise en place qui
distingue son œuvre, car dès les premières pages, il tente de heurter la sensibilité de
ses lecteurs en employant des techniques inédites. Bovell brise l’illusion des vies
apparemment distinctes des personnages en employant des techniques qui servent à
insister sur ce qui lie ces personnages et les nombreux parallélismes situationnels
sont complémentés par des formes de parallélismes linguistiques et visuels qui jouent
un rôle symbolique. Bovell présente souvent des personnages sur la même scène
même quand ils sont dans des endroits différents et ces personnages prononcent de
temps en temps des répliques ou des parties de répliques en même temps.
Autrement, les personnages répètent les répliques des autres, et cette forte présence
de répétition langagière est également complémentée par une répétition actionnelle
selon laquelle on entend plusieurs récits d’évènements isolés, racontés de différents
points de vue. Qui plus est, on voit une reprise de mêmes images plusieurs fois dans la
pièce, par exemple dans le premier acte qui commence et se termine par une
variation de la même image, ce qui est également le cas au début du deuxième acte et
55
à la fin de la pièce. Les diverses formes de dialogue simultané et de répétition
définissent en partie l’œuvre de Bovell et font ressortir plusieurs thématiques clés.
3.3.1. La traduction du dialogue simultané
Un exemple notable d’une combinaison de ces techniques visuelles et
linguistiques peut être vu au début de la pièce, au moment de l’introduction des
quatre personnages. Jane, la femme de Pete, rencontre Leon, le mari de Sonja, dans un
bar. Le même soir, Sonja, la femme de Leon, rencontre Pete, le mari de Jane, dans un
bar. Les rencontres se passent avant le début de la mise en scène et le public
rencontre les deux couples alors qu’ils sont en train de danser chacun dans un bar
différent, avant qu’ils aillent dans deux chambres d’hôtel respectives. Les deux
chambres sont présentées sur la même scène, l’une d’un côté de la scène et l’autre du
côté opposé. Les didascalies indiquent : « Two couples are dancing. PETE and SONJA
are in one bar. LEON and JANE are in the other. […] The dancing is identical. Both
couples are like mirrors of the other » (p. 9). La dualité de leur situation, présente dans
l’histoire elle-même ainsi que dans le choix de mettre les deux couples sur la même
scène, est renforcée dans les choix linguistiques de Bovell dans le dialogue dès les
premiers mots de la pièce. Ces premiers mots sont prononcés simultanément par
Leon et Pete : « It’s not much ». Sonja commence la réplique suivante, « It’s what I
expected », et Jane prend le relais en continuant, « I expected – I don’t know what I
expected… », les deux prononçant « I expected » en même temps. Le dialogue
simultané du début de la pièce est reproduit de la même manière en français qu’en
anglais : Alex et Léon prononcent « C’est pas terrible » ensemble avant que Sonia
commence la réplique suivante, « C’est un peu ce à quoi » et la finisse avec Jane, « je
m’attendais ». Cependant, dans le texte original, les parties du dialogue à prononcer
ensemble sont indiquées par une simple barre oblique avant le premier mot de la
56
première personne, alors que dans le texte français, les parties prononcées ensemble
sont alignées verticalement sur la page comme suit :
SONJA : It’s what / I expected.
JANE : I expected – I don’t know
what I expected.
p. 1
SONIA : C’est un peu ce à quoi | je
m’attendais.
JANE : | Je
m’attendais. Je ne sais pas ce
que j’attendais.
p. 15
Sur la page, la présentation du dialogue simultané devient plus claire en français et la
tâche de l’identifier est simplifiée pour les comédiens.
Un peu plus tard dans la même scène, une présence plus marquée de dialogue
simultané peut être vue quand les quatre personnages se parlent. Les répliques
prononcées en même temps sont soulignées ici pour faciliter la comparaison du texte
original et sa traduction :
Jane: You’re not having / a heart attack?
Sonia: A heart attack is something I couldn’t
cope with / right now.
Leon: Right now I could do with / a drink.
Pete: A drink would go down well.
Jane: Do / you want to go back?
Sonia: You want to go / back?
Leon: Back to the bar?
p. 2
Jane : Tu nous fais pas | un infarctus ?
Sonja : | Un infarctus, c’est
tout ce qui me manquerait.
Léon : J’aimerais bien boire quelque chose.
Alex : Un verre, ça me ferait du bien.
Jane : Tu veux retourner ?
Sonia : Tu veux | retourner au bar?
Léon : | Retourner au bar.
p. 16
Dans le passage du texte original, on constate la présence de cinq barres obliques. Les
huit répliques contiennent toutes au moins un mot qui est prononcé en même temps
que celui d’un autre personnage : Jane et Sonja prononcent « a heart attack » en
même temps ; ensuite, Sonja finit sa réplique et Leon commence la sienne par « right
now » et Leon finit sa réplique et Pete commence la suivante par « a drink ». On
remarque ensuite une légère coupure dans l’enchaînement avant que Jane et Sonja
disent ensemble « you want to go back » et Leon préempte la suite des pensées de
Jane en prononçant ce dernier mot en même temps Jane et Sonja avant de poursuivre
et conclure sa question. Le passage est donc chargé de mots prononcés
57
simultanément par les différents personnages. Dans le texte français, la première et la
dernière réplique contiennent du dialogue simultané mais les autres cas ne sont pas
maintenus dans la traduction. De plus, le choix de faire parler trois personnages en
même temps n’est pas respecté car, dans les deux cas présents dans le texte français,
on ne voit que deux personnages parler en même temps, ce qui limite la force
symbolique de la technique mise en place. Dans le texte français plus largement, il
semble que ce procédé de traduction est systématique car moins de mots ou de
phrases sont prononcés simultanément par les personnages du texte français que du
texte original.
Non seulement il existe des cas où moins de parties de répliques dans un
passage sont reproduites de manière simultanée dans le texte français, on voit
également des cas où le dialogue simultané n’est presque pas, voire pas du tout,
maintenu dans la traduction. Tel est le cas pour la séquence suivante, tirée du
premier acte :
Leon: I’m here because / I’m attracted
to you.
Sonja: I’m attracted to you.
Leon: You know maybe / it’s no more
complex than that.
Sonja: It’s no more complex than that.
Pete/Jane: No, it’s complex.
Pete: Believe me / It’s complex.
Jane: It’s complex.
p. 8
Léon: Je suis là parce que tu me plais.
Sonia : Tu me plais.
Léon : C’est pas plus compliqué que
ça.
Sonia : C’est pas plus compliqué que
ça.
Alex et Jane : Oh si, c’est compliqué.
Jane : C’est compliqué.
p. 22
À l’ exception de la réplique de Pete et Jane, le dialogue simultané est transformé en
une simple répétition : à la place des répliques prononcées ensemble se trouvent des
répliques répétées.
Pour essayer d’expliquer l’absence d’autant de cas de dialogue simultané dans
la traduction, on pourrait imaginer que les répliques auraient pris un air peu naturel
en français, exigeant d’importants changements linguistiques, si la technique avait été
58
respectée à la lettre. Cependant, que ce soit pour des raisons linguistiques ou
stylistiques, le fait reste que la version française perd une grande partie de l’impact
provoqué par cette technique dans le texte original. On voit donc dans la traduction
une dilution de la force des passages simultanés car le texte français devient plus
« performable » que le texte original, cette « performability » du texte étant accentuée
par la mise en page. Par ailleurs, il semble approprié de déclarer que ce choix
d’exposer le dialogue simultané de manière plus explicite en français relève d’un
désir de donner au texte un air moins difficile à aborder pour ne pas effrayer les
comédiens qui se trouvent face à un texte étranger, dans le sens où la pièce est
australienne et qu’elle contient des techniques inhabituelles, que le comédien
francophone n’a peut-être jamais rencontrées.
3.3.2. La traduction de la répétition
Comme on a pu le remarquer dans les discussions sur le rôle de la répétition
dans la présence d’indications implicites de jeu, la pièce contient de nombreux
exemples où des mots ou des tournures sont répétés à l’intérieur des répliques d’un
seul personnage. Couplé à cette forme de répétition, Bovell a recours à plusieurs
autres formes de répétition dans sa pièce pour souligner les liens entre les
personnages et pour amplifier la tension dramatique. Ces diverses formes de
répétition linguistique rajoutent également de la musicalité au texte. Bien que, de
manière générale, la répétition visuelle du texte soit maintenue dans la traduction, le
texte français a tendance à modifier la répétition linguistique du texte original en
rajoutant plus de variété lexicale et syntactique. Un exemple de ce genre de
changements peut être observé dans le premier acte de la pièce, quand Sonja et Jane
expliquent à Pete et Leon pourquoi elles sont venues au bar, on entend un écho dans
l’explication qu’elles fournissent :
59
Sonja : Because I was hoping that someone
like you would come along and try to
pick me up. / I don’t know.
Jane : I don’t know. / Because I was hoping
that someone like you would come
along and try to pick me up.
p. 5
Sonia : Parce que j’espérais que quelqu’un
comme toi viendrait me draguer.
Peut-être. | Je ne sais pas.
Jane : | Je ne sais pas.
Sans doute, j’espérais que quelqu’un
comme toi viendrait me draguer.
p. 19
Dans le texte original, on voit une répétition exacte de la phrase de Sonja dans la
phrase de Jane, qui prend le relais suite à une phrase brève que prononcent les deux
personnages en même temps (« I don’t know »). Cette forme de répétition insiste
explicitement sur les similarités entre les motivations de chaque femme, et bien
qu’elle soit en partie maintenue dans la traduction française, les légères modifications
qui y sont apportées par l’addition de plus de variété lexicale (« Because » traduit par
« Parce que » pour Sonia mais par « Sans doute » pour Jane, et l’addition de « Peut-
être » à l’énoncé de Sonia) estompent quelque peu la force de cette insistance dans le
texte français.
Dans la scène qui suit la première partie du premier acte au bar quand les
couples se retrouvent chez eux et discutent de leur soirée, se sentant coupables de ce
qui s’était passé, la tension est accentuée par la chaleur ressentie. En anglais, les
personnages font référence à la chaleur plusieurs fois en employant la même
tournure « It’s so hot » :
Leon/Jane : It’s so hot.
Pete/Jane/Leon/Sonja : It’s so hot.
Jane/Leon : … I toss and turn when it’s so hot.
pp. 11-12
Léon et Jane : Il fait tellement chaud.
Alex, Jane, Léon et Sonja : Dieu, qu’il fait
chaud !
Jane et Léon : … je m’agite quand il fait
chaud.
pp. 24-25
Dans la traduction, le mot « chaud » est répété, mais la manière dont il est incorporé
dans les énoncés est modifiée. Le texte français maintient donc en partie la répétition
en gardant la même idée, mais en ajoutant toutefois plus de variété syntactique.
60
3.4. Registre
Dans l’approche de la traduction du registre du texte original, on peut
remarquer une tension entre le désir de respecter au maximum le texte original et
celui de servir les intérêts des divers lecteurs de la culture d’arrivée, que ce soit les
comédiens qui doivent jouer le texte traduit, les lecteurs individuels du texte écrit ou
le public qui assistera à une représentation du texte mis en scène. Dans la traduction
de la pièce, on perçoit ce qui ressemble à une volonté de produire un texte oralisé
pour conformer aux caractéristiques du texte de départ. Comme il n’est évidemment
pas possible de reproduire systématiquement le même niveau de familiarité de
manière littérale, c’est-à-dire, dans la même unité, vu les nombreuses différences
linguistiques entre les deux langues et les différentes façons dont se manifeste chaque
niveau de langue, cette familiarité se révèle dans le texte plus largement. Elle se
manifeste dans des tournures typiques d’un français parlé, en particulier au niveau
lexical et syntactique. Selon cette démarche, il n’est pas inhabituel de voir des formes
interrogatives non-inversées, le pronom « on » à la place de « nous » ou l’absence du
« ne » dans la négation, par exemple. Cependant, cette démarche n’est pas
systématique dans l’entièreté de la traduction et les choix pris ne semblent pas
toujours correspondre au registre du texte de départ, ni dans le même passage, ni
dans le texte plus globalement. Considérons l’exemple ci-dessous où on voit un
mélange de plusieurs niveaux de langue à l’intérieur même d’une série d’énoncés :
Jane: What / am I meant to say?
Leon: Am I meant to say something?
Sonja/Pete: Say something.
Jane/Leon: Did you fuck?
p. 24
Jane : Qu’est-ce que je peux dire ?
Leon : Suis-je censé dire quelque chose ?
Sonia/Alex : Dis quelque chose.
Jane/Leon : Vous avez baisé ?
p. 26
Dans ce passage, trois façons de poser une question sont utilisées : la forme « qu’est-
ce que », la forme inversée (« suis-je ») et la forme non-inversée (« Vous avez
baisé ? »). Ce genre de mélange de niveaux de langues se voit répété tout au long de la
traduction. Au premier abord, un tel choix peut paraître incohérent, mais on pourrait
61
éventuellement suggérer qu’il est plus habituel d’employer un registre plus élevé
dans le théâtre français. Cette incohérence pourrait donc être attribuée à la tension
entre deux pôles, dans le maintien d’un français « correct » et la production d’un texte
« oral ». Autrement dit, le traducteur se trouve partagé entre le désir de respecter le
texte original et celui de servir les intérêts des normes de la culture d’accueil, sachant
que le public est habitué à une certaine sorte de représentation.
3.4.1. Le registre et le réalisme au cinéma
La traduction française de la pièce transporte le texte dans un autre système
théâtral où les normes diffèrent de celles du système de départ. L’adaptation
cinématographique transporte également le texte dans un autre système, et ce
système propose tout un champ de nouvelles possibilités. Pour démarrer une
discussion des conséquences concrètes de ces possibilités visibles dans le film, on
peut considérer le registre employé dans le film et la manière dont l’expression des
personnages influence le réalisme. En comparant le registre du film avec celui de la
pièce écrite, il semble d’abord impératif de reconnaitre que ce qui est entendu dans le
film en tant que produit fini va forcément différer de ce qui apparait dans le scénario
écrit. Quand il s’agit du registre, cette différence va se faire remarquer
particulièrement au niveau morphologique et phonétique, comme les acteurs vont
sans doute essayer de paraitre plus naturel alors qu’ils prononcent les mots écrits sur
la page. On pourrait avancer cette même idée en parlant de la différence entre la pièce
écrite et la pièce mise en scène, mais puisque l’on n’a pas accès à a mise en scène du
texte pour comparer les deux, on peut éliminer des considérations du registre au
niveau morphologique et phonétique pour se concentrer sur son apparition lexicale
et syntaxique. Dans tous les cas, cependant, il semble plus courant d’employer un
registre plus bas dans le cinéma, pour apparaître plus naturaliste. Comme le rappelle
Denis Lévy, « il suffit même que les dialogues soient d’une écriture « littéraire » pour
62
qu’ils fassent effet de théâtre » (Lévy dans Prédal 1999, p. 262). Le registre est donc
un des facteurs qui contribuent à rendre le film plus authentique. Lévy développe
cette idée en délibérant sur le style de jeu cinématographique. Il déclare que l’on dit à
un acteur qu’il est théâtral quand « son jeu est excessif » (Lévy dans Prédal 1999 p.
263). Lévy explique que « la norme cinématographique en la matière s’aligne sur la
norme hollywoodienne du jeu retenu (underplaying), intériorisé », et que l’on a fini
par croire « qu’il s’agissait d’être plus « naturel », plus ressemblant, plus proche de la
vie » (Lévy dans Prédal 1999, p. 263). Les tournures de phrase entendues dans le film
sont donc souvent plus informelles que dans la pièce. On peut prendre comme
exemple la scène où Pete raconte à Leon l’incident avec Valerie dans la rue. La
manière dont cette scène est adoptée plus ou moins littéralement dans l’adaptation
cinématographique de la pièce permet de comparer les deux textes plus facilement :
Pete : I don’t know what happened. I was
walking along the street, just
thinking a few things through,
certainly minding my own business,
and I passed this woman and she
started screaming at me.
Leon : What for?
Pete : Christ, I don’t know. She was mad.
p. 15
Pete : This really fucking weird thing
just happened. I’m walking along
the street just minding my own
business and this woman starts
screaming at me.
Leon : What for?
Pete : Shit, I don’t know. She was nuts.
Bien que le registre de la pièce soit déjà plutôt informel, on constate une légère
différence dans le niveau de langue employé dans les deux textes. En termes du
lexique, Pete utilise l’adverbe grossier « fucking » dans le film pour accentuer son état
choqué, et remplace l’adjectif « mad » par le terme plus familier « nuts ». De plus,
l’adverbe « certainly » est effacé dans le film, sans doute à cause du fait que l’on
n’emploie pas habituellement un tel adverbe à l’oral en anglais. L’oralité du récit dans
le film est également accentuée par le choix de faire parler Pete au présent alors qu’il
raconte un évènement qui s’est déroulé dans le passé. Ces légères modifications
63
rajoutent au réalisme du film qui vise à produire une vision naturelle des vies des
personnages qu’il donne à voir.
3.5. Changement de médiums, changement de techniques
En méditant sur les techniques employées dans le film pour mettre en valeur
certaines thématiques, il semble important de garder à l’esprit le fait que le texte écrit
de la pièce de théâtre sera adapté à la scène. De cette manière, on compare deux
textes issus de deux médiums différents. Toutefois, on constate que ces techniques
cinématographiques présentent de nombreuses possibilités d’accentuation qui ne
sont pas à la disposition du metteur en scène au théâtre. Ainsi, « le cinéma parle un
autre langage formel que le théâtre, emploie des moyens d’expression singuliers,
différents de ceux du théâtre » (Schmulévitch dans Hoffert 2010, p. 22). Les
techniques dramatiques élaborées ci-dessus sont principalement absentes de
l’adaptation cinématographique de la pièce, vraisemblablement pour des raisons liées
au réalisme. Ces techniques ont sans doute été jugées excessivement théâtrales pour
le cinéma, qui cultive une illusion plus marquée du réel. En effet, l’absence des
contraintes temporelles et spatiales liées à la représentation théâtrale, combinée aux
nouvelles possibilités cinématographiques, permet de présenter une histoire plus
naturelle. De cette manière, une grande partie de ce qui est suggéré dans la pièce est
montré dans le film, qui prend les grandes lignes de la pièce et les étoffe en les
rendant plus réalistes. Les thématiques abordées dans la pièce sont donc traitées de
manière différente dans le film et le champ plus étendu de possibilités permet
également de rajouter d’autres thématiques. La manière dont le fond du texte original
est adapté au nouveau médium a pour résultat que le film se concentre plus sur les
personnages, qui possèdent toute l’énergie du film et occupent donc une place
centrale dans le montage. Tout ce qui est filmé est filmé dans sa relation avec les
personnages, et le travail du scénariste en élaborant le fond du film est ainsi mis en
64
valeur par les choix du réalisateur qui décide de la manière dont les aspects de la vie
des personnages sont présentés. Des outils tels le montage, le son et la musique, la
lumière et les couleurs, le cadre, les angles de prise de vue et l’emplacement des
personnages, contribuent tous à orienter la vision du spectateur et influent donc sur
son interprétation de l’œuvre.
3.5.1. Théâtralité des techniques cinématographiques
Bien que la forme et le fond de la pièce soient adaptés au médium
cinématographique et prennent un air plus réaliste, le film porte toutefois de visibles
traces de ses origines théâtrales. Certaines techniques dramatiques de Speaking in
Tongues sont ainsi remodelées dans le film. En particulier, on constate la présence
d’une répétition visuelle et sonore à plusieurs reprises et on voit des scènes où le
scénariste et le réalisateur jouent avec la temporalité. Pour ce qui est de la répétition,
plusieurs motifs sont exploités dans le film, notamment celui du lantana qui devient
un symbole important du caractère entremêlé des vies des personnages. La plante
figure de manière proéminente dans le montage et, comme on l’a déjà reconnu, est
exploitée dans le paratexte. La danse est également un exemple d’une image
symbolique employée dans le film pour apporter un complément aux aspects de
l’intrigue qui tournent autour de l’amour et de la séduction. Jane en particulier est
souvent filmée en train de danser seule sur une musique latine dans son salon, un
verre d’alcool à la main. Cette image insiste sur son côté séducteur qui est accentué
par le choix de situer son salon à l’étage, position depuis laquelle elle peut observer
son voisin. Un dernier exemple notable de répétition visuelle peut être vu dans la
colère de Leon et son incapacité de différencier sa vie professionnelle de sa vie
personnelle qui sont intensifiées par la répétition d’une même image. On le voit forcer
une porte à trois reprises : au début du film quand il rentre dans la maison d’un
trafiquant de drogues, au milieu du film quand il rentre dans la chambre de son fils
65
qui fume du cannabis et vers la fin du film quand il rentre dans la chambre où se
trouve l’amant de Patrick. Ces scènes mettent en relief la manière dont sa frustration
personnelle influe sur son travail, et inversement. La répétition insiste sur sa
difficulté de sortir de son état d’esprit, qui a un grand impact sur son comportement.
Ces trois images font partie d’un emploi plus large de certaines images qui jouent un
rôle symbolique et, de manière générale, le genre de symbolisme que l’on constate
dans le film est de nature plus discrète que dans la pièce.
Pour ce qui est de la temporalité, le film n’en présente pas autant de couches
que la pièce mais contient toutefois plusieurs scènes qui sont entrecoupées d’autres
scènes. On remarque un premier exemple dans le choix de montrer les différents
personnages qui regardent les informations télévisées en même temps dans leurs
maisons respectives au moment où on annonce la disparition de Valerie.
L’entrecoupage démontre l’importance de cet événement et la façon dont il lie tous
ces personnages. Plus notable encore est la manière dont la nuit de la disparition de
Valerie est racontée par plusieurs personnages dans le film ; cette présentation est
particulièrement intéressante à étudier et à comparer avec son traitement dans la
pièce. Dans la pièce, Nick raconte l’incident au commissariat pendant le deuxième
acte, et Valerie prend la parole aux moments où Nick fait référence à ce qu’elle avait
dit au moment de leur conversation : Nick parle donc au passé et Valerie rejoue
l’action, chevauchant la temporalité du récit. Leurs deux voix sont ensuite
complémentés par celles de Neil et de Sarah lorsque Nick s’approche du point
culminant de son histoire. A ce moment-là, Neil se met à prononcer une sélection des
mots du dialogue en même temps que Nick, suivie par Sarah qui contribue elle aussi à
la prononciation du dialogue de Nick ou Valerie. Nick termine son récit sans les
contributions de Valerie, qui ne figure plus dans son histoire, mais ses répliques sont
alternées avec celles de Neil, qui lit à haute voix une lettre que l’on voit Sarah lit toute
seule. Dans cette lettre, Neil raconte l’histoire du mari de Valerie, John, qui rentre un
soir et découvre que sa femme n’est pas là avant d’écouter les messages qu’elle lui a
laissés sur le répondeur. Nick et Neil parlent donc de la même histoire ; arrivés au
66
moment où la femme de Nick l’attend à la maison en même temps que le mari de
Valerie l’attend, renforçant les reflets dans les deux situations. Dans le troisième acte,
Leon pose des questions à John sur ses actions cette nuit-là, et John met en route le
répondeur. Ici, on entend les extraits des messages qu’avait laissés Valerie dans le
deuxième acte. Valerie et Sarah réapparaissent sur scène et on assiste au
déroulement d’une séance de psychothérapie, présentée en même temps que la
discussion de John et Leon qui continue à être ponctuée des messages de Valerie.
Tout au long de ce passage, donc, on a trois temporalités. Le chevauchement de temps
a influencé la présentation des événements dans le film. Quand Nik fait sa déclaration
au commissariat et raconte ce qui s’est passé la nuit de la disparition de Valerie, la
scène est entrecoupée de séquences qui montrent Valerie, d’abord dans sa voiture qui
tombe en panne et ensuite dans une cabine téléphone en train d’appeler son mari. On
voit donc des flashbacks qui accompagnent le monologue de Nik. Vers la fin du film, le
même événement est présenté du point de vue de John, qui parle avec Leon de ce qu’il
faisait cette nuit. Aors qu’il fournit sa version des événements, on voit des séquences
qui le présentent en train de se préparer un sandwich pendant qu’il écoute les
messages que lui laissait Valerie. Le montage cinématographique permet de renforcer
facilement les histoires que racontent les personnages en présentant des images
d’évènements passés alors que l’on en parle au présent.
3.6. Fond adapté à la forme : l’intrigue
Mises à part les techniques citées ci-dessus, visiblement influencées par les
origines théâtrales du film, le changement de médium entraine de nombreux
ajustements au fond et à la forme de la pièce. Avant de passer à une discussion de la
forme du film et comment elle met en valeur certains aspects du fond, il sera utile de
considérer les changements apportés spécifiquement au fond dans l’adaptation de la
pièce à l’écran. Le film adopte une intrigue plus linéaire, l’action tournant autour d’un
67
événement instigateur : celui de la disparition de Valerie, qui n’est pas introduite dans
la pièce avant le deuxième acte. Conformément au genre du film, l’action commence
sur un ton sinistre : les noms des acteurs sont superposés sur l’arrière-plan d’un
lantana pendant que la bande sonore figure le bourdonnement incessant de cigales.
L’écran est ensuite plongé dans l’obscurité avant que la caméra expose le cadavre
d’une femme (qui manque une de ses chaussures) et la bande sonore figure quelques
notes d’une musique menaçante. Il n’est pas clair si la mort de cette femme fut un
accident ou si elle est la victime d’un acte criminel. L’écran noir qui suit et la
transition directe à une scène de sexe changent immédiatement le ton du début et le
mystère n’est pas résolu. On comprend toutefois que cet événement va jouer un rôle
central dans le film ; sa figuration fugace contribuant à créer du suspense. En effet, cet
événement déclencheur de l’intrigue permet le développement de plusieurs fils
d’intrigue secondaires et le film explore à partir des situations annexes les
complexités des relations amoureuses et familiales entre les personnages. Les fils
secondaires de l’intrigue abordés dans l’intrigue comprennent : l’état du mariage de
Sonja et Leon, la liaison de Leon et Jane, la crise de la cinquantaine de Leon, la vie
familiale de Sonja et Leon, leur relation avec leurs deux fils, la vengeance de Sonja, la
séparation de Pete et Jane, le meurtre de la fille de Valerie et John et ses effets sur le
mariage est basé sur un sentiment de deuil, l’enquête sur la disparition de Valérie, le
mariage de Nik et Paula et le rôle de Nike dans l’enquête, la relation de Claudia avec
l’homme mystérieux du restaurant, et l’aventure extraconjugale homosexuelle du
patient de Valerie, Patrick, avec un homme marié, et son effet sur Valérie.2 On a
catégorisé le film comme un « drame psychologique » et l’intrigue est complexe, mais
sa compréhension est facilitée par l’usage de la disparation de Valerie comme
élément clé de l’histoire, ainsi que par le choix d’inclure Leon comme personnage
principal. Leon devient le protagoniste du film, partageant des liens avec chacun des
personnages présentés, dans sa vie privée et dans sa capacité professionnelle en tant
qu’inspecteur dans l’enquête sur la disparition de Valerie. Aucun des autres
2 Les liens entre les personnages sont présentés visuellement sous la forme d’un tableau dans les
annexes de cette étude
68
personnages du film ne partage autant de contact avec les autres que lui, le véritable
pivot de l’intrigue. La conclusion du film diffère considérablement de celle de la pièce.
Toutes les questions sont réglées à la fin du film alors que la pièce se termine de
manière très ouverte et mystérieuse. Dans la pièce, le lecteur (ou le spectateur) ne
sait pas ce qui est vraiment arrivé à Valerie, le mystère n’est pas résolu. Le montage
mis en place à la fin du film permet au spectateur de voire la situation finale de
chacun des personnages et donne un sens de fermeture de d’aboutissement
émotionnel. Il aurait été moins pratique au théâtre de fournir cette même sorte de
clôture en mettant en scène la destination finale de chaque personnage, surtout en
considérant le fait que ces neufs personnages ne soient joués que par quatre
comédiens.
3.7. Les personnages
Une vision plus complète des vies respectives des personnages est mise à
disposition dans le film grâce à l’inclusion d’un plus grand nombre de personnes
faisant partie de leur entourage. Les neuf personnages de la pièce se retrouvent tous
transportés à l’écran, mais pas tous sous la même forme. L’addition des fils de Leon et
Sonja permet d’explorer les effets des difficultés rencontrées dans leur mariage sur
les autres parties impliquées dans la situation. La thématique des relations familiales
est donc abordée, alors que le spectateur voit comment les garçons réagissent à la
tension qui se manifeste entre leurs parents, le plus jeune visiblement perturbé et
inquiet et l’aîné qui se met à fumer du cannabis dans sa chambre, et comment Leon et
Sonja, à leur tour, choisissent de gérer la situation. Cette thématique familiale est
également abordée grâce à l’inclusion de la femme de Ni(c)k, Paula. Le spectateur est
exposé à leur vie quotidienne en tant que jeunes parents de trois enfants, et le film
rend compte en même temps de leur situation financière précaire. Le mariage
heureux de Paula et Ni(c)k, un couple en difficulté financière et qui doit faire face aux
69
complications provoquées par l’enquête, est juxtaposé avec les relations difficiles des
autres personnages, qui ne parviennent pas à faire preuve du même niveau de
confiance que Paula, qui n’a aucun doute sur l’innocence de son mari. Sarah, la
patiente de Valerie dans la pièce, devient Patrick dans le film. Sarah était présentée
dans la pièce comme une femme egocentrique dont Valerie soupçonnait d’avoir une
liaison avec son mari en l’écoutant parler de son aventure extraconjugale avec un
homme marié lors de leurs séances de psychothérapie. Les mêmes suspicions se font
sentir dans le film, car Valerie est fortement perturbée par les séances avec Patrick,
un homosexuel qu’elle trouve provocateur et qui lui parle de son aventure avec un
homme marié : elle soupçonne son mari d’être l’amant de son patient homosexuel.
Les modifications apportées au genre et à la sexualité du personnage de Sarah
constituent l’inclusion d’une thématique supplémentaire et permettent d’aborder des
questions liées à l’homosexualité. Ainsi, le film propose plus de commentaire social
que la pièce, présentant une question importante dans la société occidentale et
australienne au 21ème siècle. L’histoire de la relation entre Sarah et Neil de la pièce est
supprimée dans le film, et Neil devient Michael, le « Mystery Man » du film. Michael
rencontre Leon de la même façon dans le film que dans la pièce, quand les deux
hommes entrent en collision alors que Leon est en train de courir. Il devient le
« Mystery Man » qui mange au même restaurant que Claudia, la collègue de Leon. Ce
personnage est ajouté au film pour permettre le développement de l’intrigue centré
sur la disparition de Valerie et l’enquête associée. En tant que la collègue et l’amie de
Leon, Claudia fait des commentaires par rapport à la relation extraconjugale qu’il
tient avec Jane et ajoute donc un côté moralisant à l’histoire, devenant la voix de la
raison. Le fait qu’elle soit d’origine aborigène contribue également à plus ancrer le
film dans son contexte australien. L’inclusion de personnages supplémentaires est
complétée par les aspects visuels du film qui permettent de dévoiler la vie privée de
chaque personnage, notamment à travers la présentation des environnements
personnels, et le film examine de plus près l’état émotionnel des personnages à
travers les dialogues plus élaborés et par le biais des angles de prise de vue. De cette
manière, toutes les maisons sont montrées, ainsi que les lieux de travail de Leon et de
Valerie, les personnages les plus centraux de l’histoire. Pour ce qui est des maisons en
70
particulier, leur présence permet au spectateur de comparer la situation financière et
la classe sociale de chacun des personnages. Cette manière plus complète de
présenter les personnages avec leur entourage et leur environnement rajoute au
réalisme du film dont l’histoire se déroule dans un contexte spécifique et concret.
3.8. Le réalisme et le cadre
Il va de soi que les contraintes spatiales et temporelles empêchent de
nombreux changements de décor dans le théâtre : des modifications importantes au
décor demandent un certain temps d’installation, impossible dans la limite de la
durée du spectacle quand le public est assis dans une salle noire en attendant la suite
de la représentation. Ce qui est de plus, on n’a pas la possibilité de représenter sur la
scène tous les endroits mentionnés dans une pièce. Ces contraintes de décor exigent
que le théâtre ait donc recours à deux options : soit l’action de la pièce se déroule
entièrement dans un seul endroit, qui serait éventuellement modifiée pendant
l’entracte pour les pièces en plusieurs parties, soit un décor dynamique ou
minimaliste sera mis en place pour permettre des changements plus fréquents de
localisation. Dans le deuxième cas, la « vraie vie » est suggérée au théâtre alors qu’au
cinéma elle est montrée. Dans tous les cas, le public est conscient de l’artificialité du
décor, qui invite de l’imagination. Les possibilités élargies de cadre proposées par le
cinéma permet de créer une impression plus complète de la réalité car « le monde s’y
représente avec toutes les apparences du naturel » (Schmulévitch dans Hoffert 2010,
p. 21). Dans son ouvrage qui porte sur la « nécessité » du théâtre, Denis Guénoun
affirme que « le cinéma porte trace du réel, puisque la photographie reçoit
directement l’empreinte de la luminosité et de l’objet. Dès lors, il se donne comme un
mode de représentation qui « réalise l’imaginaire en images » et apparait comme le
lieu de l’identification » (Guénon 1997, p. 110). Là où le théâtre a tendance à faire
allusion au monde, donc, le cinéma a la capacité de le montrer tel qu’il est. Le
71
réalisateur de Lantana, Ray Lawrence, essaie de présenter le monde sans artificialités
et a décidé de n’employer que de la lumière naturelle. De plus, les séquences se
déroulent dans des environnements naturels, à l’extérieur dans la banlieue de
Sydney, à l’intérieur dans des vraies maisons. Un studio n’est donc pas utilisé. L’une
des conséquences du réalisme du film est que les producteurs se trouvent obligés de
fournir une localisation plus précise. Alors que la pièce pourrait se dérouler n’importe
où, ce qui facilite justement sa traduction et mise en scène en France, le film ancre
l’histoire dans la société australienne. Cet ancrage invite la question de si le choix du
cadre limite éventuellement l’impact du film sur un public qui ne peut pas s’y
identifier, ou autrement, s’il suggère que ce genre de situation ne peut arriver qu’à
des personnes dans le même contexte que celui qui est montré à l’écran. En ne
précisant pas le cadre, la pièce propose une histoire plus neutre et on peut se
demander si, de cette manière, elle accentue la thématique de la coïncidence et du
hasard car ce manque de contexte suggère presque que tout ce qui se passe pourrait
arriver à n’importe qui.
3.9. Montage, son, encadrement
Le montage, le son et l’encadrement sont exploités dans le film pour accentuer
certains aspects de l’intrigue et pour tisser des liens entre les personnages. En
particulier, le montage joue un rôle important dans l’exploration des problèmes
maritaux de Valerie et John car les scènes figurant le couple sont souvent juxtaposées
avec des scènes où des personnages parlent de l’infidélité, rajoutant du suspense à
l’intrigue. Les suspicions de Valerie sont accentuées et presque validées puisque les
moments tendus qu’elle partage avec son mari sont suivis dans le montage par des
séances de psychothérapie avec ses clients Patrick et Sonja, Patrick qui lui parle de la
femme de son amant et Sonja qui soupçonne elle aussi son mari d’avoir une liaison
avec une autre femme. Dans ce sens, le montage est complémenté par l’emploi de
72
certains effets sonores ; des cymbales menaçantes accompagnent la présentation de
Valerie qui fuit son bureau en détresse suite à une conversation avec Patrick : il est
clair qu’elle soupçonne son mari d’avoir une liaison homosexuelle extra-martiale avec
cet homme. Dans la pièce, Valerie a raison dans ses suspicions : son mari la trompe
véritablement avec sa patiente, Sarah (une femme, et non un homme), alors que dans
le film, il est innocent. Le film développe un sens de mystère pour finalement le
laisser dissoudre, s’opposant aux attentes du spectateur. La manière dont les scènes
où Valerie laisse des messages à son mari sont filmées est également intéressante à
considérer : on voit Valerie, isolée et enfermée littéralement dans une cabine
téléphonique et on comprend qu’elle est également isolée et enfermée dans sa vie
plus largement, sans l’amour de son mari et dans son état suspicieux et nerveux.
Quand elle laisse ces messages suppliants à son mari, la caméra expose le répondeur
sur une table basse, positionné à côté de portraits de famille, insistant donc sur le
deuil qui a déchiré ce mariage. Dans les dernières scènes du film, la caméra recule
pour exposer John en train de se préparer un sandwich pendant qu’il écoute les
messages de sa femme sans décrocher le téléphone, avant de se concentrer sur son
visage, triste et démuni. D’autres techniques cinématographiques employées dans les
scènes qui précédent le point culminant du film développent la tension et la tristesse
profonde qui caractérisent leur mariage, rendant ces derniers moments du film
d’autant plus puissants. Notamment, John et Valerie sont souvent filmés avec un écart
physique entre les deux qui renvoie à leur écart émotionnel. Ailleurs, dans la scène où
ils tentent de faire l’amour, les gros plans sur leur visage montrent explicitement leur
sens d’isolement et de détachement. La distance psychologique entre les deux
personnages est accentuée par la lumière dure du soleil matinal qui tombe sur Valerie
le lendemain, alors qu’elle est allongée seule dans le lit, visiblement abandonnée par
son mari ; la conversation qui suit, où John semble rejeter la présence et la compagnie
de sa femme, expose une certaine disparité entre les attentes que Valerie associe à
l’intimité de la veille et la réalité qu’elle perçoit le lendemain. La manière dont Valerie
est filmée ici invite une réflexion sur la capacité du réalisateur de dicter ce que voit le
spectateur du film.
73
3.10. Angles de prise de vue et perspective
Au théâtre, bien que l’éclairage puisse dans une certaine mesure indiquer au
spectateur ce qu’il devrait regarder, en braquant les projecteurs sur une partie
précise de la scène ou un comédien particulier, le spectateur a la même vue de la
scène, à une distance fixe et invariable, pendant toute la durée du spectacle. On
pourrait en déduire que le spectateur garde donc une certaine distance par rapport à
l’action qui se déroule devant lui. Selon André Bazin, le cinéma « libère le spectateur
de son fauteuil » et met en valeur le jeu de l’acteur (Bazin 2002, p. 139). Toutefois, il
faut reconnaître que la « liberté » proposée au spectateur est diluée
considérablement par le réalisateur, qui joue le rôle d’un « guide » en montrant « ce
qu’il faut voir » (Schmulévitch dans Hoffert 2010, p. 26). Par le biais d’angles de prise
de vue, par exemple, le réalisateur dicte la perspective et, par conséquent, le
spectateur sait à qui s’identifier et quand. Le cadre se limite à l’espace fixe de la scène
au théâtre, ce qui impose de considérables contraintes au niveau de la représentation
du monde de la pièce. Cependant, il faut admettre que le spectateur a la possibilité de
voir toute la scène à tout moment et est donc plus libre à percevoir l’action à sa guise.
La différence dans la liberté de la vision du spectateur reste donc peut-être dans les
limites que l’on lui impose par rapport à ce qu’il peut tirer de ce qui est montré : il
aura certainement une vision plus réduite de l’ensemble au théâtre, mais au cinéma,
bien qu’il ait accès au contexte géographique plus large, cet accès est déterminé de
manière ponctuelle par l’objectif et encourage donc des réactions particulières à
l’action aux moments voulus par le réalisateur.
3.11. Contexte et développement
L’élargissement d’options dans le cinéma permet de montrer un plus grand
nombre d’événements dans un film que dans une pièce. Le cinéma passe donc à
74
l’action ce qui est décrit dans le théâtre et prend un rôle plus actif. Dès le début du
film, Lantana a la capacité de montrer certains incidents mentionnés dans Speaking in
Tongues, auxquels les personnages ne font qu’allusion. Après le générique, dans la
chambre d’hôtel, qui est « cheap », « spartan » et « faded » comme elle est décrite dans
la pièce, on voit Leon et Jane faire l’amour, événement qui n’est qu’évoqué dans la
pièce. Le spectateur est donc plongé immédiatement dans l’action. Un deuxième
incident clé décrit dans la pièce est celui de la collision de Leon avec un homme dans
la rue : quand Neil entre en collision avec Leon qui est en train de courir, cet
événement est relayé par Leon à sa femme dans le premier acte de la pièce.
Visiblement, Leon est fortement perturbé par l’incident dans la pièce et on le sait
grâce à la manière dont il le raconte à Sonja. Cependant, dans le film, l’incident est
montré et le spectateur a la possibilité de voir la réaction de Leon directement,
partageant l’événement avec le personnage. De plus, le choix de présenter Leon seul
qui se regarde dans la glace après l’incident joue un rôle symbolique important : cet
incident l’a clairement bouleversé. On voit que ce choix de se concentrer sur un
personnage après un événement employé à plusieurs reprises le long de Lantana ;
comme on l’a déjà constaté, le film a tendance à fournir une exploration plus profonde
de l’effet des événements sur les personnages. Certaines situations évoquées dans la
pièce deviennent plus compréhensibles dans le film car on est exposé aux motivations
des personnages et donc aux raisons qui contribuent au déroulement des
événements. Le cinéma permet une exploration plus complète du contexte des
situations présentées en présentant d’autres situations qui ont contribué à leur
passage. En particulier, le film choisit de plus développer les personnages de Sonja et
Valerie.
La conversation dans laquelle Sonja participe avec Jane dans la pièce, où elle
explique ses émotions, est supprimée de l’intrigue du film. Le développement de ces
émotions est déplacé dans le film dans les séances de thérapie qu’elle entreprend
avec Valerie. Contrairement à la pièce, Sonja ne cherche pas dès le début une relation
extraconjugale. On n’a pas le même aspect de mirror image dans le film que celui mis
75
en scène au début de la pièce avec deux couples en train de tenter une trahison dans
deux chambres d’hôtel. La dualité des situations n’est pas aussi marquée et les
circonstances sont présentées de manière moins artificielle. Il serait peut-être trop
théâtral ou sonnerait trop faux de présenter deux couples comme dans la pièce. Il y a
toutefois des parallèles dans les histoires car dans les deux Sonja essaie de tromper
son mari mais ne réussit pas à aller jusqu’au bout. Dans le film, elle quitte Pete avant
de commettre un acte d’infidélité, et dans la pièce elle ne donne pas suite aux baisers
de son professeur de danse dans la voiture. Cependant, dans la pièce, sa décision de
tenter une trahison est le fruit d’une frustration dans son mariage alors que dans le
film elle essaie de commettre un adultère comme un acte de vengeance. On a plus
d’accès à ses motivations et raisonnements dans le film à travers ses discussions avec
Valerie.
L’état émotionnel de Valerie devient également plus exploré dans le film.
Quand elle accoste Pete, un homme qui lui est étranger, dans la rue, on en entend
parler deux fois dans la pièce : immédiatement après son déroulement, quand Pete en
parle avec Leon dans un bar dans le premier acte, et encore quand John en parle dans
le dernier, également avec Léon. Non seulement l’incident est montré à l’écran dans le
film avant que Pete rencontre Leon dans le bar, le contexte de l’incident est davantage
exploré dans le film. La scène qui le précède est celle de la séance difficile de
psychothérapie entre Valerie et Patrick. L’état inquiet de Valerie est donc surligné et
on comprend mieux pourquoi elle réagit avec autant de véhémence quand elle croise
Pete dans la rue. Dans la pièce, la première fois que l’on entend l’histoire, c’est Pete
qui la raconte et il est perplexe, ne comprenant pas pourquoi Valerie l’a choisi comme
victime de son attaque verbale. La deuxième fois qu’elle est racontée, John relaie
l’anecdote à Leon après lui avoir parlé de la méfiance de sa femme par rapport aux
hommes. Bien que Valerie rejoue l’incident en même temps que John le raconte, la
scène est présentée du point de vue de John. Le plus grand nombre de possibilités à la
disposition des producteurs d’un film qu’aux ceux d’une pièce facilite la manière dont
76
ils peuvent présenter les évènements de l’intrigue, ayant pour résultat de les rendre
plus compréhensibles.
3.12. Costumes
Pour clôturer la discussion des différentes manières de présenter les
personnages dans les deux médiums, on peut considérer les costumes de la pièce et
du film. Dans une mise en scène de Speaking in Tongues, les costumes ont la capacité
de jouer un rôle fonctionnel et symbolique, employés pour identifier et distinguer des
personnages les uns des autres, et éventuellement pour souligner certains traits des
personnages. Fagadau cite l’utilité des costumes pour une pièce aussi compliquée que
Speaking in Tongues quand il en parle de leur usage dans sa mise en scène du texte à
la Comédie des Champs Élysées. Dans une note qui accompagne la pièce traduite, il
dit : « …comme les acteurs changent de personnages, il faut que le public puisse
adhérer, comprendre très rapidement. Les costumes de Florica Malureaunu indiquent
es transformations » (p. 85). Dans Lantana, les personnages sont tous habillés de
manière naturelle. Denis Lévy applique cette observation au cinéma plus largement
quand il déclare : « Au théâtre, en effet, l’habit, fut-il le plus banal, fut-il celui de la
nudité, apparaît toujours comme costume, tandis qu’au cinéma tout costume, fut-il
hautement improbable, fait figure de vêtement « naturel » (Lévy dans Prédal 1999, p.
266). Les costumes rajoutent donc au réalisme du film et encouragent le spectateur
de tirer des conclusions par rapport à la personnalité des personnages selon leur
façon de s’habiller.
77
3.13. Conclusion
Dans Speaking in Tongues, Andrew Bovell met en place des techniques originales
qui risquent de heurter le lecteur et qui posent certaines contraintes pour une mise
en scène du texte. Dans la traduction française de la pièce, on constate ce qui
ressemble à un effort de la part du traducteur de respecter le côté innovateur du texte
australien, mais qui n’y parvient pas complètement. On pourrait en déduire que ce
constat relève d’un désir de la part des producteurs du texte de ne pas choquer le
public français. Le texte porte déjà la marque de l’étranger, étant une pièce
australienne traduite donc de l’anglais, et l’on a peut-être conclu que son côté
étranger serait trop exacerbé par l’inclusion d’un grand nombre de techniques
insolites, comme celle du dialogue simultané. Dans l’adaptation cinématographique
de la pièce, on voit un film qui reste quelque peu théâtral sans toutefois l’être trop. Le
film s’inspire de la forme et du fond du texte original et les remanie en les rendant
appropriés pour l’écran. Dans ce processus, le champ élargi de possibilités, plus large
que dans le théâtre, est exploité et le film devient une œuvre réaliste. Peut-être
pourrait-on avancer l’hypothèse que le spectateur peut s’identifier aux
personnages et rentrer dans l’histoire de manière plus profonde et complète dans le
film que dans la pièce. Ceci serait sans doute dû aux techniques cinématographies
employées dans le film qui amplifient son réalisme, et au fait que Bovell ne permette
jamais à son public de rentrer complétement dans l’histoire de sa pièce à cause des
techniques dramatiques auxquelles il a recours qui attirent l’attention sur
l’artificialité du genre et brise l’illusion de la réalité encore plus en rompant la fluidité
de la narration. En étant plus réaliste, le cinéma donne à voir ce à quoi le théâtre fait
allusion. De cette manière, le théâtre laisse éventuellement plus de liberté au
spectateur de tirer ses propres conclusions par rapport à l’action qui se déroule
devant lui. Discutant des différences entre le ‘réalisme’ de chaque médium, René
Prédal déclare : « Ce qui distingue le mensonge théâtral de l’illusion
cinématographique [est] la conscience réciproque de la présence du spectateur et de
l’acteur » (Prédal 1999, p. 24). En fin de compte, on ne peut pas affirmer que le style
de la pièce ou du film provoquera une réaction particulière de la part du spectateur
car, comme on l’a déjà établi, la manière dont un individu interagit avec un texte est
fortement personnelle.
79
CONCLUSION
Tout auteur se retrouve incapable dans une certaine mesure de dicter la
manière dont son œuvre sera reçue et interprétée. Cependant, il peut essayer de
guider son public en mettant en place des techniques particulières, et ces techniques
varient selon la langue, le médium et la culture d’accueil du texte en question, ainsi
que les goûts et le style personnels du producteur du texte. Quand un texte de départ
est traduit de plusieurs manières, le traducteur se retrouve dans une position
similaire à celle de l’auteur. Les producteurs de la traduction, que ce soit le traducteur
qui traduit le texte de théâtre dans une autre langue, le metteur en scène qui traduit
le texte original ou le texte traduit en le mettant en scène, l’adaptateur du texte qui le
traduit en l’adaptant au cinéma ou le réalisateur qui traduit le scénario en film,
essaient eux aussi d’orienter la réception de leur texte par le biais de certaines
techniques. Dans le cas de la traduction, cependant, les producteurs du texte
proposent une version filtrée de l’œuvre originale à un public nouveau. Cette version
du texte est le fruit de l’interprétation des producteurs du texte de départ, influencée
par les techniques mises en place par l’auteur, et de leurs choix personnels, influencés
par toute une série de facteurs liés à leur propre style de production et aux exigences
pratiques du contexte de la traduction.
Cette étude a permis de rendre compte de la réception d’un premier texte,
Speaking in Tongues, qui rencontre plusieurs formes de traduction, intra et
interlinguale et intersémiotique, en analysant la traduction physique théâtrale de la
pièce, Les Couleurs de la vie, et l’adaptation cinématographique de la pièce, Lantana, et
en émettant des hypothèses sur l’impact des choix de l’auteur et du traducteur sur
des éventuelles mises en scène du texte de départ et du texte français. Comme on a pu
le remarquer, il est difficile de comparer l’effet de ces trois textes sur leur public.
Même avant de considérer le fait que chacun soit reçus dans un contexte et un
80
environnement différents, on comprend qu’il est incroyablement ardu de mesurer, de
décrire ou d’évaluer l’effet d’un texte sur son public car cet effet est fortement
subjectif. On se retrouve incapable de prédire l’effet qu’aura un texte sur le lecteur ou
comment il sera interprété car tout lecteur est forcément et fortement influencé par
des facteurs uniques à sa propre vie. On ne peut pas non plus être sûr de l’effet voulu
par l’auteur comme on n’a pas accès aux pensées de l’auteur. Par ailleurs, il faut
reconnaître que l’auteur lui-même se retrouve dans une certaine mesure incapable
d’identifier la source précise de son inspiration avec certitude. Dans tous les cas, il lui
est impossible d’expliquer concrètement pourquoi il a pris certaines décisions dans la
création de son œuvre. De plus, l’auteur ne peut pas être conscient de toutes les
possibilités d’interprétation de son texte. Si on ne peut pas parler objectivement de
l’effet sur le public des techniques mises en place dans une œuvre d’art, on ne peut
pas non plus affirmer que certaines techniques sont plus efficaces que d’autres dans
l’orientation de la réception d’un texte. Cependant, on peut reconnaître que les
possibilités proposées au public varient selon la version du texte en question, et que
ces variations relèvent de nombreux facteurs liés au jugement et au style personnel
du producteur du texte, ainsi qu’aux normes de la culture d’accueil.
Dans le cas de la traduction d’un texte de départ, il est intéressant de
considérer l’identité du traducteur et le contexte de la traduction afin d’éclairer les
raisons pour certains choix. Dans l’adaptation cinématographique de Speaking in
Tongues, par exemple, le fait que ce soit Andrew Bovell qui adapte sa propre œuvre
lui laisse éventuellement plus de libertés. On ne peut pas cerner cependant les détails
du skopos exact de son adaptation, ni connaître les complexités de son rapport avec le
réalisateur, Ray Lawrence, ou les autres parties impliquées dans la production du
film. Pour ce qui est de la traduction française de la pièce, on peut se demander si le
fait que Michel Fagadau tienne une position importante dans le théâtre français influe
sur ses choix de traduction. Comme il a une réputation particulière, le public français
s’attend peut-être à un certain type de production de Fagadau, qui se sentirait
éventuellement obligé de mettre sa marque individuelle sur le texte. De plus, il faut
81
prendre en compte le contexte de sa traduction car Fagadau a traduit le texte pour le
mettre scène lui-même dans un lieu précis, à la Comédie des Champs Élysées.
D’ailleurs, sur la couverture de la traduction, on remarque l’emploi du mot
« adaptation » pour parler de cette version française, ce qui semble suggérer et
refléter une approche plus libre de la traduction du texte. Bien que l’on puisse
émettre des hypothèses en se basant sur ces informations, on reste en grand partie
incapable d’expliquer les choix pris et dans la création et dans la traduction de chaque
œuvre, à cause de la nature mystérieuse, personnelle et subjective de la création et de
la réception de toute œuvre d’art, quelle que soit la forme qu’elle prend. Malgré
l’impossibilité d’expliquer ces choix, on peut tout de même examiner la manière dont
les parties impliquées dans la production d’une œuvre tentent d’orienter sa
réception. Quand cette œuvre est traduite dans une langue étrangère ou un médium
différent, certaines possibilités d’interprétation présentes dans le texte original sont
reproduites dans une autre forme. De plus, le changement de langue et de médium
entraîne l’inclusion de nouvelles possibilités dans le texte traduit. Si c’est par la
lecture que l’on donne vie à une œuvre, l’étendu de l’impact de cette vie est sans
doute élargi grâce à la traduction : elle propose une lecture possible du texte original
à un nouveau public et en même temps invite de nouvelles lectures d’un nouveau
texte.
83
Agents impliqués dans la distribution du texte de départ
Stades de filtrage
(replace this page with printed diagram)
84
DRAMATIS PERSONAE : Speaking in Tongues / Les Couleurs de la Vie
Neuf personnages joués par quatre comédiens. Quatre personnages dans chaque acte.
Acte I :
Leon : policier, mari de Sonja
devient Léon dans la traduction (changement d’orthographe)
Sonja : femme de Leon
devient Sonia dans la traduction (changement d’orthographe)
Jane : femme de Pete, voisine de Nick
Pete : mari de Jane, voisin de Nick
devient Alex dans la traduction
Acte II :
Valerie : psychiatre, femme de John
devient Valérie dans la traduction (changement d’orthographe)
Sarah : patiente de Valerie, ex-conjointe de Neil
Nick : voisin de Pete et Jane
Neil : ex-conjoint de Sarah
Acte III :
John : mari de Valerie
Leon
Sarah
Valerie
85
RÉSUMÉ DE L’INTRIGUE : SPEAKING IN TONGUES
Acte I : Leon, Sonja, Pete, Jane
Argument fourni dans la pièce originale :
Meet PETE and JANE and LEON and SONJA. PETE is married to JANE. SONJA is married to LEON.
PETE meets SONJA in a bar and they go back to a cheap hotel room. LEON meets JANE in a bar
and they go back to a cheap hotel room. A double infidelity. Except PETE and SONJA don’t go
through with it. While LEON and JANE do. SONJA leaves LEON. PETE leaves JANE. PETE meets
LEON in a bar. They talk. JANE meets SONJA in a bar. They talk. When PETE goes back home
JANE tells him a story about a neighbour who throws a woman’s shoe into a vacant block. When
SONJA goes back home LEON tells her a story about a man who wears brown brogues.
Scène 1 : Leon, Sonja, Pete, Jane
Lieu : Deux chambres d’hôtel
Action : Leon et Jane d’un côté, Pete et Sonja de l’autre. Les deux couples
discutent et ils prononcent souvent leurs répliques en même temps que
d’autres personnages. L’acte adultère de Leon et Jane aboutit mais Pete
et Sonja se séparent avant de faire l’amour.
Techniques : Dialogue simultané, deux situations différentes présentées sur la même
scène.
Scène 2 : Leon, Sonja, Pete, Jane
Lieu : Les maisons respectives des deux couples
Action : Leon et Sonja d’un côté, Pete et Jane de l’autre. Les deux couples
discutent et ils prononcent souvent leurs répliques en même temps que
d’autres personnages. Sonja et Pete avouent à leur conjoint respectif
qu’ils ont failli le tromper avec un autre. Jane et Leon n’admettent pas à
Pete et Sonja qu’ils l’ont trahi mais ces derniers le comprennent en
sentant l’odeur d’une autre personne lorsque les couples s’embrassent.
Sonja et Pete quittent leur maison.
Techniques : Dialogue simultané, deux situations différentes présentées sur la même
scène.
Scène 3 : Pete et Leon
Lieu : Dans un bar
86
Action : Pete et Leon se rencontrent dans un bar suite aux « aventures » et aux
discussions des deux premières scènes. Leon est seul, en train de boire
un verre, lorsque Pete arrive et lui raconte ce qui vient de lui arriver (il
s’était fait aborder par une femme « folle » dans la rue qui lui criait
dessus). Les deux discutent de leur mariage, de leur (tentative de)
trahison, et de la possibilité de pardonner / se faire pardonner. Leon se
rend compte que la femme avec laquelle il a couché est l’épouse de Pete
mais ne le lui dit pas.
Techniques : Les similarités entre les deux hommes sont surlignées par le fait qu’ils
aient tout deux mal à la poitrine.
Liens : On découvre plus tard que la femme qui a accosté Pete est Valerie.
Scène 4 : Jane et Sonja
Lieu : Dans un bar
Action : Sonja danse seule avant d’arrêter et de parler avec Jane. Les deux
femmes commencent à parler de leur mariage. Sonja explique à Jane
qu’elle a quitté son mari et leurs deux fils. Jane explique à Sonja qu’elle a
trompé son mari avec un homme qu’elle avait rencontré dans ce bar
deux jours auparavant. Sonja explique qu’elle est satisfaite de sa vie
mais qu’elle a peur que son mari ne l’apprécie pas. Jane répond plus
tard qu’elle, au contraire, n’est pas heureuse. Sonja et Jane comprennent
toutes les deux que l’homme avec lequel Jane a eu une liaison est le mari
de Sonja, et elles se l’avouent. Elles n’en discutent pas et Jane quitte
Sonja qui se remet à danser seule.
Techniques : Jane répète les répliques de Sonja en les passant au négatif pour
souligner les différences dans la situation respective des deux femmes.
Scène 5 : Leon et Sonja
Lieu : La maison de Leon et Sonja
Action : Sonja danse seule alors que Leon rentre dans la pièce. Leon lui raconte
sa collision avec un homme inconnu dans la rue, qui s’est mis à pleurer
en public. Leon admet avoir été choqué et perturbé par la réaction de
cet homme. Il explique à Sonja qu’il a revu cet homme quelques jours
plus tard et qu’il lui a raconté l’histoire de sa relation avec une femme
qui a disparu de sa vie après un voyage qu’elle avait fait en Europe.
L’homme a expliqué à Leon qu’il avait essayé de la retrouver et s’était
mis à la suivre et qu’un jour il est allé au même restaurant qu’elle et elle
ne l’avait pas reconnu. Leon explique à Sonja qu’il a vu les chaussures
87
de l’homme dans le sable à la plage le lendemain et que l’homme
semblait avoir disparu. Leon a pris les chaussures de l’homme.
Liens : On découvre plus tard que cet homme mystérieux est Neil du deuxième
acte et que la femme dont il parle est Sarah, qui apparait dans le
deuxième et le troisième acte.
Leon prend les chaussures de l’homme inconnu comme Jane prendra
plus tard la chaussure de Valerie que Nick lance dans le buisson.
Scène 6 : Pete et Jane
Lieu : La maison de Pete et Jane
Action : Jane danse seule alors que Pete rentre dans la pièce. Jane lui explique
qu’elle a vu leur voisin Nick lancer une chaussure de femme dans un
buisson tard un soir. Elle est descendue le voir et a remarqué du sang et
de la terre sur son visage. Il lui a expliqué que c’était un os qu’il avait
jeté dans le buisson. Le lendemain, Jane a entendu à la radio qu’une
femme avait disparu dans la forêt. Jane a appelé la police pour signaler
ses observations et ses suspicions. La police est venue emmener Nick au
commissariat pendant que Paula, sa femme, était au travail. Nick a
demandé à Jane de garder sa fille qui était restée à la maison parce
qu’elle était malade. Plus tard, pendant la nuit, Paula est venue chez
Jane et elle s’est mise à pleurer. Elle a dit à Jane qu’elle faisait confiance
à son mari parce qu’il lui a dit qu’il n’avait rien fait à la femme. Jane
explique à Pete qu’elle envie la confiance de Paula car, dans la même
situation, elle aurait eu besoin de plus d’informations avant de croire
Pete.
Techniques : Répétitions fréquentes dans les répliques de Jane : I wish you were here,
that was enough, that should be enough.
Liens : Cette scène commence de la même manière que la scène précédente :
Jane danse seule et son mari rentre dans la pièce. Nick pendra un rôle
actif dans le deuxième acte.
Scène 7 : Leon, Sonja, Pete, Jane
Lieu : Les maisons respectives des deux couples
Action : Sonja et Leon dansent. Pete et Jane restent dans la même position qu’ils
tenaient dans la scène précédente, séparés l’un de l’autre.
Techniques : L’acte se termine par une image similaire à celle par laquelle qu’il a
commencé. On voit même l’inclusion des mêmes didascalies : « The
dancing is close. And it’s good. More than a simple shuffle ».
88
Acte II : Neil, Sarah, Valerie, Nick
Argument fourni dans la pièce originale :
Meet NEIL, SARAH, VALERIE and NICK. NEIL is writing a letter to a past lover. SARAH is
speaking to her therapist. VALERIE is calling her husband from a phone box on the side of an
isolated road. NICK is making a statement to police. All unanswered cries for help. There’s a
catch. SARAH is NEIL’s past lover, VALERIE is SARAH’s therapist. NICK gives VALERIE a lift
home. She never makes it.
L’acte n’est pas divisé en scènes
Sarah fredonne et danse seule ; Neil est assis à une table et il écrit une lettre ; Nick est
dans une pièce d’interrogation au commissariat ; Valerie est dans une cabine
téléphonique au bord d’une route isolée.
- Sarah entend le téléphone sonner et arrête de danser.
- Valerie essaie d’appeler son mari et tombe sur le répondeur. Elle lui laisse un
message en lui disant que sa voiture est tombée en panne et elle est bloquée
sur une route isolée.
- Neil et Sarah parlent, une réplique de l’un suivie par une réplique de l’autre.
Deux fois, ils disent « and » en même temps. Neil lit sa lettre à voix haute. Il
écrit à une femme qui s’appelle Sarah. On comprend que cette femme l’a quitté
après un voyage en Europe. Sarah parle à sa psychiatre. Elle parle d’un homme
qu’elle connaissait à une époque qu’elle a récemment vu au restaurant, qu’elle
n’a pas reconnu avant qu’il quitte le restaurant.
- Le récit de Neil et Sarah est interrompu par Valerie qui laisse un deuxième
message à son mari.
- Neil et Sarah reprennent leur récit en disant tous les deux « And » en même
temps. Neil parle de combien Sarah lui manque. Sarah parle de la lettre qu’elle
a reçue de Neil. Selon elle, Neil n’a plus le droit de l’aimer.
- Ils disent « And » et « Why » en même temps à deux reprises.
- Leur récit est de nouveau interrompu par Valerie, qui laisse un troisième
message à son mari. Elle est de plus en plus inquiète.
- Sarah essaie de se souvenir des paroles d’une chanson.
89
- Le personnage de Nick est introduit. Il se présente. Il commence à raconter ce
qui s’est passé le soir de la disparition de Valerie.
- Son histoire est ponctuée de phrases prononcées par Valerie qui continue le
troisième message qu’elle laisse à son mari en regrettant à haute voix l’état de
leur mariage.
- Sarah recommence à parler et contribue une troisième voix au dialogue. Elle
fait mention de ses inquiets par rapport à son comportement en face de
personnes qui l’aiment.
- Les quatre personnages se mettent à raconter un rêve. Tous quatre
commencent en disant « I get this dream » en même temps avant que chacun
poursuive leur histoire seul, chacun prononçant une réplique qui est suivie de
celle d’un autre.
- On comprend que les deux hommes racontent leur propre version d’un même
rêve, chacun voyant l’autre ; pareillement pour les deux femmes : Neil et Sarah
sentent le regard de Nick et Valerie.
- Neil et Sarah disent « Then… I sense somebody watching me » en même
temps.
- Les quatre personnages commencent la phrase « I feel self-conscious. Like
I » en même temps. Nick et Valerie et ensuite Neil et Sarah la finissent
ensemble : « Have intruded on something private » et « Have been caught
doing something wrong ».
- Les quatre personnages disent « Then » ensemble à trois reprises.
- Le récit des rêves terminé, Valerie continue son message vocal. Elle dit à son
mari qu’elle voit des phares dans la distance. Elle lui dit qu’elle fera des signes
pour que la voiture s’arrête et qu’elle demandera au conducteur de la ramener
chez elle. Ses répliques sont ponctuées des répliques de Nick, qui reprend
l’histoire qu’il racontait avant de décrire son rêve.
- Quand Valerie raccroche et Nick arrive au moment dans son histoire où il
ralentit et commence à parler avec Valerie, c’est Valerie qui termine ses
phrases en répétant les phrases qu’elle a prononcées au moment de l’incident.
- Nick arrive au moment de son histoire où Valerie commence à avoir peur en ne
reconnaissant pas le raccourci qu’il a emprunté et elle saute de la voiture.
- Neil commence à prononcer une sélection des mots du dialogue de Nick en
même temps que lui.
- Valerie, Nick et Neil disent tous les trois « Trust me » en même temps.
90
- Valerie et Sarah disent « I can’t » en même temps.
- Sarah retire une lettre d’une enveloppe et lit toute seule.
- Nick et Neil parlent, leurs répliques entremêlées : Nick poursuit son histoire
sans la contribution de Valerie ; Neil lit une lettre qu’il a écrite à Sarah. Nick
finit son histoire en détaillant ses efforts de retrouver Valerie et de se
débarrasser de la chaussure qu’il a retrouvée dans sa voiture, et de sa
conversation avec la voisine. La lettre de Neil décrit une histoire qu’un
collègue lui a racontée d’un homme qui essaie d’appeler sa femme pour la
prévenir qu’il va rentrer plus tard que d’habitude mais qui continue à tomber
sur le répondeur. En arrivant à la maison, l’homme découvre que ses messages
sont alternés avec ceux de sa femme qui était coincée au bord d’une route
isolée suite à la panne de sa voiture.
- On entend la version de Nick de l’histoire qu’a racontée Jane à Pete dans le
premier acte.
- L’histoire dont parle Neil dans sa lettre est l’histoire de Valerie et de son mari.
On a déjà entendu la version de Valerie et on entendra la version de son mari
dans l’acte suivant.
- Valerie est perdue dans la forêt et fredonne la même mélodie que fredonnait
Sarah au début de l’acte.
- Nick demande de voir sa femme.
- Neil et Sarah alternent en lisant les dernières lignes de la lettre de Neil.
91
Acte III : John, Leon, Sarah, Valerie
Argument fourni dans la pièce originale :
Meet JOHN KNOX. He came home one night and his wife wasn’t there. The rest you’ve already
met.
L’acte n’est pas divisé en scènes
- Leon arrive chez John et commence à l’interroger sur la disparition de sa
femme. John explique qu’il a entendu les messages de sa femme sur le
répondeur en rentrant et a attendu environ une heure avant d’appeler la
police quand elle n’est pas rentrée après son dernier message.
- Leon demande d’écouter les messages. Leon et John comparent l’état de leur
mariage. John déclenche le répondeur. On entend le premier message que
Valerie a laissé à son mari.
- Valerie et Sarah entrent sur scène. L’action est désormais divisée entre le
bureau de Valerie et la maison de John.
- Sarah et Valerie discutent de la liaison extraconjugale de Sarah.
- On entend un deuxième message de Valerie.
- Sarah et Valerie continuent à discuter. Elles commencent à parler des lettres
de Neil.
- On entend un troisième message de Valerie.
- Leon demande à John s’il le trouve difficile d’écouter les messages.
- Valerie et Sarah continuent à parler.
- On continue à entendre des extraits des messages de Valerie.
- Valerie et Sarah parlent de la femme de l’amant de Sarah.
- On commence à comprendre que Valerie soupçonne son mari d’être l’amant de
sa cliente.
- On entend les derniers extraits du dernier message de Valerie avant qu’elle
fasse signe à la voiture qui arrive.
- John et Leon reprennent leur conversation. John explique que Valerie avait
peur des hommes et commence à raconter une anecdote. Valerie arrive sur
scène, se tenant sur un trottoir. John raconte l’histoire qu’avait racontée Pete
dans le premier acte et Valerie prononce ses parties du dialogue.
92
- On entend la même histoire qu’avait racontée Pete, cette fois racontée par une
troisième partie et avec la participation de Valerie.
- Valerie se retrouve dans son bureau avec Sarah.
- John explique à Leon que Valerie s’était fait maltraiter quand elle était enfant.
Il soupçonne sa femme d’influencer ses clients à cause de ses expériences
personnelles.
- Sarah raconte son rêve à Valerie de nouveau, cette fois en entier, sans
interruptions. Valerie lui interroge sur l’identité de la femme que voit Sarah en
lui demandant si c’est la femme de son amant. Sarah répond que non, c’est
Valerie.
- On entend le rêve de Sarah une deuxième fois.
- John et Leon continuent à discuter. John avoue qu’il trompait sa femme. Quand
il demande à Leon s’il a déjà trahi sa femme, Leon lui répond non. John parle
de la difficulté immense de vivre avec une femme qui a peur que l’on lui fasse
mal.
- Leon redemande à John ce qui s’est passé plus tôt ce soir-là, le soir de la
disparition de Valeire. John explique qu’il était avec son amante. Lorsqu’il
termine son histoire en racontant comment il a entendu le dernier message de
son femme alors qu’elle le laissait et lui rentrait dans la maison, c’est la voix de
Valerie qui prononce les derniers extraits de son dernier message pour une
dernière fois.
- Valerie, seule, perdue dans la forêt, recommence à fredonner la même mélodie
que tout à l’heure.
- Sarah, seule, danse, une lettre à la main et d’autres à ses pieds.
- John et Leon restent dans la maison de John.
- Un téléphone sonne, et le répondeur de Sarah se met en route. John lui laisse
un message en la suppliant de le rappeler car quelque chose de terrible est
arrivé.
- La fin de l’acte reflète le début du deuxième acte : Valerie qui fredonne, Sarah
qui danse et le téléphone qui sonne et le répondeur qui se met en route.
94
Le Paratexte : Les Préfaces
Playwright’s note
Préface écrite par Andrew Bovell dans le texte original
Speaking in Tongues is about the right and wrong of emotional conduct. It's about
contracts being broken between intimates while deep bonds are forged between
strangers. It maps an emotional landscape typified by a sense of disconnection and a
shifting moral code. It's about people yearning for meaning and grabbing onto small
moments of hope and humour to combat an increasing sense of alienation. The play is
written in two halves. Each half has a particular tone. It has been written for four actors
but there are nine characters. It's in three parts. Each part is an exploration of the
relationships between four people. But they are not mutually exclusive. The connections
between the characters exist across the parts as well as within them. Characters
reappear, others disappear. Stories told in one part take on a significance in another
part. It's driven by a sense of mystery. The answers are there but they are elusive. The
plot doesn't always move forward. It leaps sideways and backwards. It travels back to
moments already seen but reveals them from a different angle. I'm conscious of the play
being structurally difficult. It doesn't follow the normal rules of playwriting. I'm worried
the audience will experience a degree of frustration with it. But I have faith that
audiences are seeking different narrative shapes and new modes of dramatic exchange.
The least I hope for is that they leave the theatre as haunted by these people as I am and
perhaps asking the same questions they do. How do I conduct myself in this world? How
do I survive it?
95
Le Paratexte : Les Préfaces
L’Implacable remords
Préface du texte traduit
Alex a rencontré Sonia at Léon a rencontré Jane. Le sujet est banal, atemporel, éternel.
Il a été traité mille fois au cinéma, au théâtre, dans le roman et des chabadabadas
sirupeux résonnent dans nos mémoires. Qu’Alex soit le mari de Jane et Léon celui de
Sonia ne pimente pas ici la situation. Nul vaudeville ne se profile au coin de la
chambre. On ne rira pas plus de cocus qu’on ne pleurera sur les rêves détruits. Ce ne
sont pas les galipettes clandestines qui soutiennent l‘intérêt dramatique. Ce ne sont
pas les trahisons qui provoquent le drame. Andrew Bovell, l’auteur, se demande
plutôt ce qui s’est passé dans ces couples pour qu’ils commettent l’adultère. Il
enquête, il remonte en temps, il chevauche les histoires et les croise. « Est-ce ainsi que
les hommes vivent ? » se demandait le poète qui les voyait s’abîmer dans la
guerre. « Comment en sont-ils arrivés là ? » se demande le dramaturge qui ne croit
pas au fatum. Alors, il questionne comme un flic et analyse l’engrenage comme un
criminologue. Plus que la promesse d’un enchantement c’est l’insatisfaction
quotidienne qui a conduit ces personnages vers un adultère médiocre dans un cadre
minable. Petites gens, petits esprits chagrins, mécontents, confrontés à des problèmes
qui les dépassent parce qu’ils ne les analysent pas, ou qu’ils n’acceptent pas de
regarder en face. Femmes et hommes que la vérité effraye, ils mentent par lâcheté,
par omission souvent. Ils ne comprennent rien à ce qui leur arrive, car ils n’essaient
pas de comprendre ce qui les pousse à agir. Plus ils se voilent la face, plus
« l’implacable remords » taraude, et faute de l’étouffer, ils glissent vers la souffrance,
cherchent le Mal et à la fin le rencontrent. « Se sentent-ils donc coupables ? » se
demande l’homme de notre temps auquel on a seriné que la relation sexuelle est
épanouissement. Bovell pose le problème de « la culpabilité sans la faute, et de la
faute sans coupable » et montre que l’homme a besoin du jugement comme de la
rédemption. Et Michel Fagadau que les abîmes de l’âme fascinent vous invite à
l’audience. Quel est votre verdict ?
98
Le Paratexte : Les Couvertures
DVD australien
Variations de l’épigraphe selon l’édition :
Sometimes love isn’t enough
It’s tangled
101
SOURCES PRIMAIRES :
BOVELL, Andrew. Speaking in Tongues. Sydney, Currency Press, 1998
BOVELL, Andrew. Les couleurs de la vie. trad. Michel FAGADAU, Paris, L’Avant-scène
théâtre, 2002
BOVELL, Andrew. Lantana. Sydney, Currency Press, 2001 (scénario) (film réalisé par
Ray Lawrence)
SOURCES SECONDAIRES :
AALTONEN, Sirkku, Drama Translation in Theatre and Society, Clevedon, Multilingual
Matters, 2000
ALINNE, Fernandes, “Between Words and Silences: Translating for the Stage and the
Enlargement of Paradigms,“ dans Scientia Traductionis, vol. 1, no. 7, Santa Catarina,
Universidade Federal de Santa Catarina, 2005
ARROWSMITH, William et Shattuck, Roger (eds), The Craft and Context of Translation: A
critical symposium, University of Texas Press for Humanities Research Center, 1961
BALLARD, Michel, Oralité et traduction, Arras, Presses de l’Université d’ Artois, 2000
BALZAC, Honoré de, “ De l’usage des préfaces,“ dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1990, t. I
BASSNETT, Susan, ‘Ways through the labyrinth: strategies and methods for translating
theatre texts’, dans Hermans, Theo (ed.), The manipulation of literature: studies in
literary translation, New York, St. Martin Press, 1984
BASSNETT, Susan, “Still Trapped in the Labyrinth; Further Reflections on Translation
and Theatre,” dans Bassnett, Susan et Lefevere, André (eds), Constructing Cultures:
Essays on Literary Translation, Clevedon, Multilingual Matters, 1997
BASSNETT, Susan. “Translating for the Theatre: The Case Against Performability," dans
TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 4, no. 1, Ontario, Association canadienne de
traductologie, 1991
BAZIN, André, Qu’est-ce que le cinéma, 14ème éd. Paris : Cerf, Coll. « 7ème art » 2002
BENSIMON, Paul (ed.), Palmipsestes no. 1 : Traduire le Dialogue, Traduire les textes de
théâtre, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 1987
BENSIMON, Paul (éd), Palimpsestes no. 10 : Niveaux de langue et registres de la
traduction, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 1996
BERMAN, Antoine, La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, Gallimard,
1985
BRISSET, Anne, Sociocritique de la traduction : Théâtre et altérité au Quebec 1968-1988,
Montréal, Le Préambule, 1990
102
CAMERON, Kate, ‘Performing Voices: Translation and Hélène Cixous,” dans Upton,
Carole-Anne (ed.), Moving Target: Theatre Translation and Cultural Relocation,
Manchester, St Jerome Publishing, 2000
CERCEL, Larissa (éd.) Übersetzung und Hermeneutik / Traduction et herméneutique,
Bucharest, Zeta Books, 2009
CORRIGAN, Robert, “Translating for Actors,” dans Arrowsmith, William et Shattuck,
Roger (eds) The Craft and Context of Translation: A critical symposium, Texas, University
of Texas Press for Humanities Research Center, 1961
DELGADO, Maria et David Fancy; “The Theatre of Bernard-Marie Koltès and the ‘Other
Spaces’ of Translation,” dans New Theatre Quarterly vol. 17 no. 2, Cambridge University
Press, 2001
DUCHET, Claude, «Eléments de titrologie romanesque», dans Litterature n° 12, décembre
1973
DUMONT, Réné, L’écrit à l’écran, Paris, Hachette, 2004
ECO, Umberto, Apostille au « Nom de la rose », Paris, Grasset, 1985 TRAD. Myriem
Bouzaher
ECO, Umberto, Dire presque la même chose, Expériences de traduction, traduit par
Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 2006
ECO, Umberto, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les
textes narratifs, Paris, Grasset, 1985 TRAD. Myriem Bouzaher
ECO, Umberto, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992 TRAD. Myriem
Bouzaher
ECO, Umberto, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Grasset, Paris, 1998
TRAD. Myriem Bouzaher
ESPASA, Eva, ‘Performability in Translation: Speakability? Playability? Or just
Saleability?’ dans Upton, Carole-Anne (ed.), Moving Target: Theatre Translation and
Cultural Relocation, Manchester, St Jerome Publishing, 2000
GADAMER, Hans Georg, L’art de comprendre, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, TRAD.
Marianna Simon
GENETTE, Gérard, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987
GOUGH-BRADY, Anne (réalisateur, producteur), What I Wrote: Andrew Bovell, Sydney,
Snodger Media, 2009 (documentaire)
GUÉNOUN, Denis, Le Théâtre est-il nécessaire ? Paris, Circé ,1997
HELBO, André, L’adaptation du théâtre au cinéma, Paris, A. Colin, 2007
HOEK, Leo H., La Marque du titre, La Haye, Mouton, 1981 BIS
HOFFERT, Yannick et KEMPF, Lucie (eds), Le théâtre au cinéma : Adaptation, Transposition, Hybridation, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2010
HOLLAND, Peter et Scolnicov, Hanna (eds), The Play Out of Context: Transferring Plays
contfrom Culture to Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1989
JOHNSTON, David (ed), Stages of Translation: Interviews and Essays on Translating for
the Stage, Bath, Absolute Press, 1996a
103
KLEIN-LATAUD, Christine et Baudot, A., Précis des figures de style, Toronto, Éditions du
GREF, 1991
LAERA, Margherita, “Theatre Translation as Collaboration: Aleks Sierz, Martin Crimp,
Nathalie Abrahami, Colin Teevan, Zoë Svendsen and Michael Walton discuss Translation
for the Stage,” dans Contemporary Theatre Review, vol. 21 no. 2, Routledge, 2001
MAKEHAM, Paul, “BOVELL, Andrew John,” dans Riggs, Thomas (ed.), Contemporary Dramatists, 6th edn. Detroit, St. James Press, 1999
MALMKJAER, Kristen et Windle, Kevin (eds), The Oxford Handbook of Translation
Studies, Oxford, Oxford University Press, 2011
PAVIS, Patrice, « Quelques films et des questions sans fin », in Collection Théâtres au
cinéma n°1 : Peter Brook, Tennessee Williams, Laurence Olivier, 1990.
PAVIS, Patrice, Le Théâtre au croisement des cultures, José Corti, Paris, 1990
POYATOS, Fernando (ed.), Nonverbal Communication and Translation, London: John
Benjamins Publishing, 1997
PRÉDAL, René, CinémAction N° 93 : Le théâtre à l'écran, Paris, Corlet, 1999
PRUNER, Michel, Analyse du texte de théâtre, (2ème édition), Paris, Armand Colin, 2010
RENKEN, Arno, La représentation de l'étranger : une réflexion herméneutique sur la
notion de traduction, Lausanne, Centre de traduction littéraire, 2002
RICOEUR, Paul, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004
SCHAFER, Elizabeth et Bradley Smith, Susan (eds), Playing Australia: Australian theatre
and the international stage, Amsterdam, Rodopi, 2003
SERCEAU, Michel, L'adaptation cinématographique des œuvres littéraires, Paris, Hachette,
2007
STEINER, George, After Babel, London, Oxford University Press, 1977
STEINER, George, Le sens du sens: Présences Réelles, Real Presences, Realpräsenz, Paris,
Librairie Philosophique J. Vrin, 1988
TESSON, Charles, Théâtre et Cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma, 2007
UBERSFELD, Anne, Lire le théâtre (Vol. 2), Paris, Belin, 1996
UPTON, Carole-Anne (ed.), Moving Target: Theatre Translation and Cultural Relocation,
Manchester, St Jerome Publishing, 2000
VENUTI, Lawrence (ed.), The Translation Studies Reader (Third Edition), New York,
Routledge, 2012
VIGOUROUX-FREY, Nicole (ed.), Traduire le théâtre aujourd ‘hui, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 1983
ZATLIN, Phyllis, Theatrical Translation and Film Adaptation, Clevedon, Mutlilingual
fMatters, 2005
ZUBER-SKERRITT, Ortrun, Page to Stage, Theatre as Translation, Amsterdam, Rodopi,
1984
ZUBER-SKERRITT, Ortun, The languages of theatre: problems in the translation and
transposition of drama, London, Pergamon Press, 1980
104
TABLE DES MATIÈRES :
SOMMAIRE i
INTRODUCTION 1
PREMIÈRE PARTIE : LE PARATEXTE 18
1.1. Qu’est-ce que le paratexte ? 19
1.2. Le titre : What’s in a name? 20
1.2.1. Les Couleurs de la vie < Speaking in Tongues > Lantana 22
1.3. La préface 24
1.3.1. Les préfaces de Speaking in Tongues et Les couleurs de la vie 26
1.4. Sous-titres et supports iconiques 27
1.5. Conclusion 29
DEUXIÈME PARTIE : L’ENTRE-DEUX 30
2.1. La dualité du texte de théâtre 31
2.2. Pièce de théâtre et scénario de film 32
2.3. Les didascalies 33
2.3.1. La traduction des didascalies 36
2.4. Les didascalies et la traduction du dialogue 38
2.5. Les indications implicites de mise en scène 41
2.5.1. Ponctuation et syntaxe 43
2.5.2. La répétition 45
2.5.3. Les temps verbaux 47
2.6. Conclusion 48
TROISIÈME PARTIE : LE(S) TEXTE(S) 50
3.1. La « performability » du texte de théâtre 51
3.2. La « performability » et les normes du domaine d’accueil 52
3.3. Thématiques et techniques dramatiques 54
3.3.1. La traduction du dialogue simultané 55
3.3.2. La traduction de la répétition 58
3.4. Le registre 60
3.4.1. Le registre et le réalisme 61
3.5. Changement de médiums, changement de techniques 63
3.5.1. Théâtralité des techniques cinématographiques 64
3.6. Fond adapté à la forme : l’intrigue 66