Questions d’interprétation dans le passage d’une œuvre d’une langue ou d’un médium vers...

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Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 Institut du Monde Anglophone Spécialité : Études Britanniques, Nord-Américaines et Post Coloniales Questions d’interprétation dans le passage d’une œuvre d’une langue ou d’un médium vers un(e) autre Speaking in Tongues, Les Couleurs de la vie et Lantana Mémoire de Master 2 Recherche Présenté par Tiffane LEVICK Directeur de recherche : Madame la Professeure Christine RAGUET juin 2014

Transcript of Questions d’interprétation dans le passage d’une œuvre d’une langue ou d’un médium vers...

Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

Institut du Monde Anglophone

Spécialité : Études Britanniques, Nord-Américaines et Post Coloniales

Questions d’interprétation dans le passage d’une

œuvre d’une langue ou d’un médium vers un(e) autre

Speaking in Tongues, Les Couleurs de la vie et Lantana

Mémoire de Master 2 Recherche

Présenté par Tiffane LEVICK

Directeur de recherche : Madame la Professeure Christine RAGUET

juin 2014

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INTRODUCTION

2

INTRODUCTION PRÉLIMINAIRE

Qu’est-ce que traduire ? Le terme « traduction », on le sait, peut avoir des

significations différentes selon le contexte de son usage. Non seulement ce terme peut

signifier l’acte de traduire ainsi que le produit physique résultant de cet acte, mais on

peut aussi attribuer au mot « traduction » une définition plus large que celle d’un

changement de langue. En effet, George Steiner considère que toute forme de

communication humaine est une forme de traduction : « Inside or between languages,

human communication equals translation » (Steiner 1977, p. 48). Bien que l’on

traduise un texte quand on change la langue des mots sur la page écrite (traduction

externe), on traduit également quand on change la forme des mots sur la page écrite

en leur attribuant une autre forme, en changeant de médium à l’intérieur d’une même

langue (traduction interne). Dans le cas du théâtre, par exemple, de nombreux

metteurs en scène considèrent que l’acte de mettre en scène un texte implique

plusieurs formes de traduction. Dans son ouvrage qui porte sur la communication

verbale et non-verbale, Reba Gostand affirme :

Drama, as an art-form, is a constant process of translation: from original concept to

script, to producer/director's interpretation, to contribution by designer and

actor/actress, to visual and/or aural images to audience response… there may be a

number of subsidiary processes of translation at work.

Gostand 1980, dans Zatlin 2005, pp. 3-4

Conformément à cette perspective, on peut voir des liens entre le travail d’un metteur

en scène ou réalisateur et celui d’un traducteur ou adaptateur, car tous entreprennent

une démarche qui transforme le texte de départ pour en proposer une version filtrée

à leurs publics respectifs. Par ailleurs, l’étape qui lie sans doute toute sorte de

traduction est celle de l’interprétation, une étape fortement personnelle et subjective.

L’interprétation que se fait un récepteur d’un texte dépassera forcément les

intentions, conscientes ou inconscientes, de son auteur, et elle sera différente de celle

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de n’importe quel autre récepteur. Le producteur d’un texte peut toutefois tenter

d’orienter la réception de son œuvre en mettant en place des techniques

particulières. Quand un texte de départ est lu, interprété et traduit plusieurs fois de

plusieurs manières, dans des cultures différentes, il est indispensable de considérer

comment le premier lecteur du texte semble d’abord recevoir ces techniques de

l’auteur avant qu’il devienne traducteur ou adaptateur et les remanie donc pour un

nouveau public, qui recevra une version filtrée du texte original. Ces stades de filtrage

posent de nombreuses questions, liées notamment aux actes de la création et de la

réception, et au lien existant entre les deux.

L’étape d’interprétation peut être plus ou moins influencée par les parties

impliquées dans la production d’un texte, à la fois selon les normes associées à la

forme du texte dans la culture produisante ou traduisante, que ce soit les normes

d’une langue (anglais ou français) ou d’un domaine (théâtre ou cinéma), et les choix

personnels faits par les producteurs ou les traducteurs du texte. On a donc la tâche

ardue de distinguer l’objectif du subjectif, les changements qui relèvent

d’impossibilités linguistiques ou techniques et ceux qui sont de nature plus stylistique

ou personnelle. Afin d’explorer et de dévoiler les diverses façons dont une personne

peut essayer d’orienter la lecture de son texte et tenter de surmonter en quelque

sorte la barrière que représente la nature polysémique de l’art, on considéra dans

cette étude comment le fond d’un texte peut se voir adapté selon sa forme et

comment divers éléments de la forme peuvent être exploités pour mettre en valeur

certains aspects du fond.

S’appuyant sur des exemples concrets, cette étude examinera les différents

changements apportés à un texte de départ, en l’occurrence la pièce de théâtre

australienne intitulée Speaking in Tongues, écrite en 1996 par Andrew Bovell. Les

deux textes d’arrivée qui seront étudiés sont la traduction française de Speaking in

Tongues, Les Couleurs de la vie, effectuée par Michel Fagadau en 2002, et l’adaptation

cinématographique de la pièce, Lantana, écrite par Bovell et réalisée par Ray

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Lawrence en 2001. En étudiant ces trois œuvres, on pourra considérer le rôle du

producteur et du lecteur dans l’interprétation du fond d’un texte, le terme producteur

s’appliquant premièrement, à l’auteur (ou dans ce cas, le dramaturge), ensuite à

l’adaptateur ou au traducteur, et finalement au réalisateur ou au metteur en scène

éventuel, ainsi qu’aux parties externes impliquées dans l’édition et la production

d’une œuvre (voir annexe, agents filtrants), et le terme lecteur indiquant le premier

récepteur du texte original, qui se transformera en producteur, donc en traducteur,

adaptateur ou metteur en scène selon le contexte, ainsi que le public non-traduisant

de chacun des textes étudiés. On délibérera des questions associées à la traduction

interlinguale (traduction de la pièce de l’anglais vers le français), intralinguale

(adaptation cinématographique) et intersémiotique (adaptation cinématographique),

ainsi que celles liées à la traduction théâtrale et l’adaptation cinématographique.

Afin de permettre une exploration complète des questions élaborées ci-dessus,

cette étude sera divisée en trois parties. Ces trois parties sont destinées à examiner,

analyser et comparer les caractéristiques de la forme et du fond de chacune des trois

œuvres afin de déterminer l’étendue de l’influence des parties responsables de la

production du texte dans la réception de leur texte par le public. On étudiera

également comment le fond du texte de départ est adapté en fonction des possibilités

proposées par ou des normes associées à la forme des deux textes d’arrivée. Dans la

première partie, on prendra en compte la place du paratexte, en étudiant les titres, les

préfaces, les couvertures et les aspects iconiques de chacun des trois textes. La

deuxième partie s’attachera à une étude de l’entre-deux, c’est-à-dire des indications

explicites et implicites de mise en scène du texte de théâtre, et examinera les

conséquences de la dualité de l’œuvre théâtrale et de la différence entre la nature

éphémère de cette œuvre quand elle est portée à la scène et la nature figée d’une

œuvre cinématographique quand cette œuvre théâtrale est adaptée à l’écran.

Finalement, on tentera dans la troisième partie d’analyser l’impact des diverses

techniques dramatiques et cinématographiques employées dans les trois textes sur

leur réception.

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CADRE THÉORIQUE

i. Traduction interne et externe

On a établi que le terme « traduction » peut faire référence à plusieurs idées et

s’appliquer à plusieurs procédés. Dans le cadre de cette étude, il sera utile de

s’appuyer sur un champ de possibilités plus réduit, comme celui élaboré par Roman

Jakobson. En développant l’idée des différentes sortes de traduction, Jakobson définit

la traduction comme une reproduction de signes d’une langue dans la même langue,

dans une langue différente ou dans un système différent, non verbal, de signes. Il

identifie trois types de traduction :

1. Intralingual translation or rewording is an interpretation of verbal signs by

means of other signs in the same language.

2. Interlingual translation or translation proper is an interpretation of verbal

signs by means of some other language.

3. Intersemiotic translation or transmutation is an interpretation of verbal

signs by means of signs of nonverbal sign systems.

Jakobson dans Venuti 2012, p. 127

Les obstacles rencontrés dans la traduction diffèrent nécessairement selon le type de

traduction en question, prenant en compte le contexte de la création du texte de

départ ainsi que celui du texte d’arrivée. Qu’il s’agisse de la traduction interne ou

externe, il est certain que le traducteur devra faire face à des problèmes en fonction

des écarts entre la culture de départ et celle d’arrivée. Par culture, on entend la

culture d’une langue ou d’un pays, mais également la culture d’un domaine, celui, par

exemple, du théâtre ou du cinéma, et, plus loin, la culture d’un domaine au sein de la

culture d’un pays. Paul Ricœur insiste sur le fait que « il y a de l’étranger dans tout

autre » (Ricœur 2004, p. 46), et on peut prendre le texte de départ comme un

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« autre » puisqu’il est forcément caractérisé par des éléments étrangers à la culture

d’arrivée, que ce soit des éléments linguistiques, culturels, stylistiques ou autres. La

notion de l’existence d’une équivalence directe entre deux langues est, on le sait, une

notion qui est foncièrement fausse ; cette équivalence n’existe pas. Friedrich

Schleiermacher le rappelle dans son essai « Des différentes méthodes de traduire » de

1813 quand il déclare que « … not a single word in one language will correspond

perfectly to a word in another » (Schleiermacher dans Venuti 2012, p. 46). On peut

développer sa déclaration en émettant l’hypothèse que la définition d’un mot tenue

par une personne ne correspondra parfaitement à celle du même mot tenue par une

autre personne, à l’intérieur d’une même langue. En effet, Steiner affirme que toute

personne lit et écrit de manière différente : « No two historical epochs, no two social

classes, no two localities use words and syntax to signify exactly the same things, to send

identical signals of valuation and inference. Neither do two human beings » (Steiner

1977, p. 45). Le problème de l’interprétation reste donc une question majeure et

fondamentale, et une question qui lie toute sorte de traduction, que ce soit « interne »

ou « externe ».

ii. Traduire est interpréter

Il est intéressant de noter que, quand il parle des types de traduction, Jakobson

emploie le mot « interpret » comme synonyme de « translate ». Umberto Eco

considère que « Tout texte est une machine paresseuse qui prie le lecteur d’accomplir

une partie de son propre travail » (Eco, 1998, p. 9), et ce travail consiste à donner à

l’œuvre du sens. De manière plus explicite, Anne Ubersfeld parle du texte de théâtre

spécifiquement en déclarant que, « comme tout texte littéraire, mais plus encore,

pour des raisons évidentes, le texte de théâtre est troué » (Ubersfeld 1996, p. 19). On

peut adapter l’idée d’Ubersfeld pour la lier à l’herméneutique en soutenant que tout

texte est inachevé parce que ce n’est que dans la lecture et l’interprétation du texte

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qu’il adopte un sens, une raison d’être ; c’est donc finalement le lecteur qui donne vie

à une œuvre. Quand il s’agit d’un texte qui a pour l’objectif final d’être matérialisé

physiquement, ce qui est le cas pour un texte de théâtre ou un scénario qui seront

adaptés sous la forme d’une mise en scène ou d’un film, cette nature inachevée est

accentuée. Ceci est dû uniquement au fait que le texte servira de tremplin pour un

metteur en scène ou un réalisateur et leurs équipes respectives dans leur

interprétation de l’œuvre. Ainsi, la version finale du texte auquel aura accès le public

constituera une vision filtrée de l’œuvre originale, produite dans un style propre au

traducteur du texte.

Pour revenir à l’idée de ce que l’on entend par « traduction », on constate que,

en tant que lecteur, le traducteur entreprend une première traduction personnelle du

texte en traduisant d’abord mentalement les mots qu’il lit en leur attribuant un sens,

et ce sens lui sera propre. Même s’il peut voir des aspects de son interprétation

reflétés dans celle d’autres lecteurs, il est incontestable que personne ne va entrevoir

toutes les mêmes nuances de signifiance que lui. L’interprétation que formule le

traducteur d’un texte va forcément différer de celle de quelqu’un d’autre car toute

personne est influencée par des facteurs uniques à sa propre vie. George Steiner

attribue à cette idée le terme « private thesaurus » de chaque personne et déclare que

ce dictionnaire de synonymes est le produit du subconscient d’une personne, de ses

souvenirs et de son « identité » (Steiner 1977, p. 46). Toute lecture est donc une

exploration profonde du tissu d’un texte, et la lecture est une expérience strictement

personnelle. Hans Robert Jauss élabore une théorie herméneutique de la réception de

la littérature en adoptant et adaptant les idées sur l’horizon d’attente mises en avant

par les philosophes Hans-Georg Gadamer et Martin Heidegger. Jauss définit le

système de référence d’un lecteur en affirmant que les attentes du lecteur sont

influencées par trois facteurs principaux : le genre du texte, l’intertextualité et des

aspects plus personnels de la vie quotidienne du lecteur (Jauss 1978, p. 54). Dans la

même perspective, Ricœur surligne que les différences entre la façon dont chaque

personne lit et s’exprime rajoutent à la nature infinie dans la communication entre

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énonciateur et récepteur, de l’interprétation des paroles de l’autre : « C’est pourquoi

on n’a jamais fini de s’expliquer, de s’expliquer avec les mots et les phrases, de

s’expliquer avec autrui qui ne voit pas les choses sous le même angle que nous »

(Ricœur 2004, p. 48). De plus, on peut soutenir l’idée qu’une seule personne ne

pourra pas cerner toutes les interprétations possibles de l’œuvre devant elle. Steiner

exprime ce fait dignement : « Understanding is always partial, always subject to

emendation » (Steiner 1977, p. 426). En suivant cette logique, on s’aperçoit qu’un

texte peut solliciter de nombreuses interprétations et que non seulement chaque

lecteur va attribuer un sens différent à l’œuvre en question, mais ces sens n’ont pas

de limites. En effet, cette sollicitation de lectures différentes peut affirmer la qualité

d’une œuvre. Eco appelle ce phénomène l’effet poétique d’une œuvre, qu’il définit

comme « la capacité, exhibée par un texte, de générer des lectures toujours

différentes, sans que jamais on épuise les possibilités » (Eco 1985, p. 15). Dans la

même perspective, Steiner propose ses idées sur la lecture d’un « serious text » :

« Above all, the meaning striven towards will never be one which exegesis, commentary,

translation, paraphrase, psychoanalytic or sociological decoding, can ever exhaust, can

ever define as total. […] Only in trivial or opportunistic texts is the sum of significance

that of the parts” (Steiner 1977, p. 86). Il devient clair qu’aucune lecture d’un texte ne

peut être complète ou définitive.

iii. Les « intentions » de l’auteur

L’éventail de possibles interprétations d’un texte dépassera forcément les

attentes ou les intentions, conscientes ou inconscientes, de l’auteur du texte original.

N’ayant pas accès aux pensées de l’auteur, le lecteur n’a pas la capacité de déterminer

le sens voulu par ce dernier. Par ailleurs, il faut considérer le processus de création de

l’œuvre originale car il est indéniable que l’auteur lui-même n’est pas tout à fait

capable de définir les raisons pour lesquelles il écrit de telle ou telle manière.

Confirmant cette attestation, Andrew Bovell, auteur du texte de départ qui sera utilisé

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comme exemple dans cette étude, définit le processus d’écriture comme « an organic

process where I respond to the impetus of the moment rather than any grand ‘’design »

et il trouve difficile le besoin d’identifier les raisons pour ses choix (Bovell 2001, p. x).

Quoi qu’il veuille dire dans son texte, l’auteur se retrouve dans tous les cas impuissant

dans une certaine mesure devant toutes les possibilités de réception de son œuvre

car il n’a aucune capacité de prévoir les complexités de l’interprétation de chaque

lecteur. En reconnaissant cette évolution inévitable de la signifiance du texte écrit à

travers ses interprétations, l’auteur a besoin de s’éloigner des idées de dramaturges

tels Luigi Pirandello, qui voit la pièce de théâtre comme une possession de son

auteur ; il considère que la mise en scène de ses textes est une sorte d’attaque à ses

intentions et une trahison de son texte (Bassnett 1997, p. 92). Si toute interprétation

est donc unique, par la même occasion, la manière dont l’interprétation d’une

personne se matérialise dans une forme traduite, physique, est également unique.

iv. Traduction comme commentaire critique

Les options que propose le traducteur dans sa traduction dépendront

forcément du jugement qu’il aura fait du texte original. En lisant un texte, le lecteur

est incité à donner du sens aux mots sur la page devant lui, mais en identifiant ce(s)

sens, il s’engage également à attribuer une valeur à ce qu’il lit, à la fois selon tous les

éléments liés à son « private thesaurus » et ses goûts personnels, et par extension son

point de vue de ce qui constitue une œuvre de qualité. Steiner considère que ces deux

implications de la lecture sont inséparables : « The act and art of serious reading

comport two principal motions of spirit: that of interpretation (hermeneutics) and that

of valuation (criticism, aesthetic judgement). The two are strictly inseparable. To

interpret is to judge. No decipherment, however philological, however textual in the

most technical sense, is value-free » (Steiner 1988, p. 74). Quand le lecteur est en fait

un traducteur, le jugement qu’il se fait du texte va influer sur la manière dont il le

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traduit. La traduction devient en quelque sorte un acte de commentaire critique, car

toute traduction est le produit d’une interprétation, et toute interprétation porte des

notions de jugement. Pendant sa lecture critique et analytique du texte de départ, le

traducteur, qu’il le veuille ou non, consciemment ou inconsciemment, va décider des

éléments qu’il veut passer dans sa traduction, qu’il considère importants à

transmettre, et à sa façon. La manière dont il choisit de faire ainsi va forcément

différer de celle de n’importe quel autre traducteur, ce qui nous mène à conclure que

le texte traduit est en fait une vision filtrée du texte original fournie pour le lecteur

par un deuxième producteur. Il est clair que l’on a affaire ici à une complexe série de

questions liées à l’acte de lecture (et par conséquent à l’herméneutique et à la

critique), et à l’acte de création, car la traduction est la création d’un nouveau texte

faite par un nouveau producteur, à partir d’une interprétation d’un texte fabriqué par

un producteur original.

v. Toute lecture est valable

Si la lecture est une démarche fortement personnelle, influencée par toute une

série de facteurs propres à l’individu, on se retrouve incapable d’affirmer de manière

objective qu’une lecture d’un texte est plus valable qu’une autre. Dans cette

perspective, il n’existe pas un seul sens à privilégier, que ce soit celui voulu par

l’auteur ou celui mis en avant par une personne en particulier. Steiner discute de cette

idée dans son œuvre Real Presences et affirme que « No aesthetic proposition can be

termed either ‘right’ or ‘wrong’. The sole appropriate response is personal assent or

dissent » (Steiner 1988, p. 76). Dans le même ordre d’idées, Anne Ubersfeld réfléchit

aux dangers liés à la sacralisation du texte de théâtre et atteste que « le plus grand

danger est de privilégier non le texte, mais une lecture particulière du texte »

(Ubersfeld 1996, p. 14). Aucune lecture d’un texte n’est parfaite et, de la même

manière, aucune traduction n’est parfaite. Paul Ricœur médite sur le statut inférieur

lamentable de la traduction, souvent vu comme un sous-texte, en insistant sur le fait

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qu’il faut « …renoncer à l’idéal de la traduction parfaite… Ce renoncement seul permet

de vivre, comme une déficience acceptée, l’impossibilité… de servir deux maîtres :

l’auteur et le lecteur » (Ricœur 2004, p. 16). Bien qu’une interprétation ou une

traduction ne soient pas plus valables que toute autre, il faut toutefois se rappeler que

dans le cas d’une traduction, les démarches d’interprétation vont se voir doublées, car

le lecteur n’a accès qu’à la version du texte de départ qui a été filtrée par un

traducteur. Ce traducteur a la difficulté immense d’essayer de respecter la nature

polysémique de l’œuvre originale pour permettre au lecteur de réagir au texte avec

des options similaires à celles proposées au lecteur du texte de départ.

vi. Corrélation entre la forme et du fond

Le lien entre la forme et le fond d’une œuvre est de nature entremêlée,

constituant une relation réciproque selon laquelle l’un peut influencer l’autre. La

forme d’un texte indique son médium, et plus précisément les caractéristiques

matérielles de ce médium dans son existence physique ou écrite, qui se manifestent

dans les techniques stylistiques, qu’elles soient dramatiques ou cinématographiques,

employées pour exprimer (et accentuer) le fond d’un texte. Ce fond est de nature

concrète au niveau des événements de l’intrigue, vécus par des personnes différentes,

et de nature plus abstraite quand le lecteur passe à l’étape fortement subjective de

l’interprétation du fond, s’inspirant des situations et des évènements relayés pour en

tirer des conclusions selon les thématiques abordées. L’analyse d’une telle démarche,

se fondant sur l’interprétation, se complexifie quand il s’agit d’un texte traduit,

surtout quand le texte de départ est un texte de théâtre, au commencement de nature

duelle, qui est traduit vers une autre langue ou dans un autre médium. Dans ce cas

particulier, on a affaire à une série d’interprétations différentes, faites par une série

de lecteurs différents. Quand un texte de théâtre est porté à la scène, il est d’abord lu

dans son état écrit par un metteur en scène. Cet état écrit, le fruit d’un dramaturge,

contient de nombreuses indications explicites et implicites de mise en scène, qui

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peuvent être considérées comme une tentative de la part du dramaturge d’orienter la

mise en scène du texte. Ce même texte sera ensuite lu par un public assistant à une

représentation de la lecture matérialisée du texte, faite par l’équipe dramatique, dans

la forme de sa mise en scène. Quand ce texte de départ, écrit, est traduit dans une

autre langue, le traducteur se trouve obligé de prendre en compte toutes les

indications faisant partie du texte original et d’essayer de les traduire pour qu’un

metteur en scène du texte traduit puisse les exploiter dans ses choix de mise en scène,

en essayant donc d’assurer que ces mêmes options proposées dans le texte original

sont reproduites au mieux dans la traduction. Le traducteur aura également la

responsabilité de vérifier que son texte corresponde aux besoins théâtraux de la

culture d’arrivée pour en permettre la mise en scène par une équipe habituée aux

normes de son propre système. Ces normes ne doivent toutefois pas être confondues

avec des choix de nature plus réductive qui servent à faciliter la mise en scène du

texte par le biais de sa domestication. Quand le texte de théâtre est adapté à l’écran,

l’adaptateur doit décider quels aspects du texte il souhaiterait garder ou bien éliminer

dans le scénario, avant de renoncer à son texte en le donnant au réalisateur qui sera

responsable des techniques cinématographiques employées dans le film. Ces

techniques diffèrent forcément des techniques dramatiques employées dans le texte

original, et doivent être choisies en fonction des contraintes ou bien des possibilités

associées au médium. Le fond du texte de départ sera ainsi modifié pour s’adapter

aux besoins du cinéma et pour se conformer à la vision du texte de l’adaptateur, et

certains éléments de ce fond seront mis en relief par le réalisateur avant d’être lus de

différentes manières par chacun des spectateurs.

vii. Tentatives d’orienter la réception de l’œuvre

Ricœur affirme qu’il est impossible dans la traduction de servir deux maîtres :

l’auteur et le lecteur. On pourrait développer son affirmation en déclarant que, dans

une certaine mesure, il est impossible de servir qui que ce soit, et dans la traduction

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et dans la création d’un texte. Le traducteur ne peut pas servir complètement l’auteur,

car il ne connaît pas ses intentions. Il ne peut pas non plus servir le lecteur car, tout

comme l’auteur du texte original, il ne peut pas prédire comment le lecteur va réagir à

la forme et au fond de l’œuvre à être lue et interprétée. L’auteur aussi se trouve sans

pouvoir absolu devant son lecteur, et devant lui-même, car, comme on l’a vu, aucun

producteur ne peut être complètement certain des origines qui déterminent la

manière dont il produit son texte. Ceci dit, bien que l’auteur ne puisse pas nier que

son œuvre sera interprété de manières différentes par chacun de ses lecteurs, il peut

toutefois mettre en place des techniques stylistiques et dramatiques dans un effort

d’encourager le lecteur de réagir au texte d’une certaine manière. Le traducteur peut

ensuite s’inspirer de ces techniques pour essayer de les reproduire dans la langue

étrangère. Dans le cas plus libre de l’adaptation, l’adaptateur peut en trouver des

nouvelles pour soutenir ses intentions spécifiques. Les techniques mises en place

vont différer selon les caractéristiques du type de texte en question, ainsi que les

goûts personnels du producteur du texte, les normes d’une culture ou d’un domaine,

et les besoins associés à chaque public. La question de l’efficacité de ces

techniques est floue et, pour les mêmes raisons citées plus haut liées à

l’herméneutique et aux jugements personnels de chaque lecteur individuel, il est

difficile d’y répondre de manière définitive. Cependant, on peut considérer la manière

dont ces techniques se voient adaptées selon la culture de réception et le domaine du

texte en question et les suggestions qu’elles fournissent sur la signification du

contenu de l’œuvre. De plus, on verra comment les techniques mises en place dans le

texte original qui servent une fonction particulière peuvent être manipulées, voire

remaniées, par un traducteur qui essaie de reproduire le texte original dans le même

format mais dans une autre langue, et par l’adaptateur qui se base sur le texte de

départ pour créer un nouveau texte dans un médium différent.

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PRÉSENTATION DES TROIS TEXTES

Speaking in Tongues

Speaking in Tongues est une pièce de théâtre en trois actes, écrite par le

dramaturge australien Andrew Bovell en 1996. Elle a été mise en scène en Australie

pour la première fois en août 1996 à Sydney, avant de traverser la frontière de

l’hémisphère nord ; on l’a mise en scène à Londres en 2000 et à New York en 2001. La

pièce est devenue une sorte de classique dans le théâtre australien et continue à être

portée régulièrement à la scène, en Australie et à l’étranger, par des troupes amateurs

et professionnelles. Bovell a écrit Speaking in Tongues sur la demande de Ros Horin,

directrice de la Griffin Theatre Company. Horin avait travaillé sur deux pièces en un

acte de Bovell et lui a demandé d’en écrire une troisième pour pouvoir les mettre en

scène toutes les trois en une seule soirée. Suite à cette demande, Bovell a proposé de

fusionner les deux pièces en d’en ajouter un troisième acte. Ainsi, Like Whiskey on the

Breath of a Drunk You Love (1992) est devenu le premier acte de Speaking in Tongues,

et Distant Lights from Dark Places (1994) le deuxième. En retravaillant ses textes,

Bovell a commencé à voir des liens entre deux textes qui lui avaient précédemment

semblé distincts et séparées.

L’intrigue de la pièce est de nature extrêmement complexe : elle entremêle

l’histoire de neufs personnages joués par quatre comédiens (deux hommes et deux

femmes), mélange des temporalités différentes, et n’avance pas de manière directe ou

linéaire. Dans le premier acte, on rencontre deux couples, Jane et Pete, Leon et Sonja.

Dans le deuxième acte, ces quatre personnages sont mis de côté et on rencontre

Sarah, Neil, Valerie et Nick. Dans le troisième acte, les personnages de Leon, Sarah et

Valerie réapparaissent et on rencontre John, le mari de Valerie et l’amant de Sarah.

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Bien que les personnages sur scène changent, on retrouve des traces ou des

références aux personnages absents dans chacun des trois actes. L’idée de

circonstance et de rencontres accidentelles devient un élément important du texte

final et ce qui semble fortuit prend une signifiance ailleurs dans l’histoire alors que

les chemins des personnages se croisent. Bovell choisit d’accentuer cette thématique

dans les choix stylistiques et structuraux de son texte final, composé de manière peu

conventionnelle.

Bien que les caractéristiques des personnages et les thèmes abordés dans la

pièce paraissent assez banals, fréquemment exploités dans la fiction, Bovell forge une

nouvelle façon de traiter du matériel familier en repoussant les limites de techniques

narratives conventionnelles. Si le fond du texte est donc quelque peu ordinaire, sa

forme ne l’est pas. Le texte ne nécessite que quatre comédiens pour jouer les neuf

personnages, avec quatre personnages dans chaque acte. Une structure

systématiquement chronologique est absente des trois actes, aussi bien que

l’identification d’un cadre précis ; le texte pourrait se dérouler n’importe où dans le

monde occidental. À plusieurs reprises, les personnages s’adressent directement au

public, partageant avec les spectateurs des pensées, des souvenirs, des rêves dont les

autres personnages sont privés. Au niveau du dialogue, le langage employé est en

général assez simple ; Bovell construit ses répliques à partir d’un langage oralisé.

Cependant, la manière dont ces répliques sont prononcées est plus compliquée car le

texte contient des moments où certaines répliques sont prononcées simultanément.

Ailleurs, elles se recouvrent et se répètent. La forte présence de répétition langagière

est également complémentée par une répétition actionnelle selon laquelle on entend

plusieurs récits d’évènements isolés, racontés de différents points de vue. Ces

particularités de la forme du texte nécessitent une attention concertée dans la

traduction, rajoutant aux concernes déjà liés à la traduction de textes de théâtre

caractérisés par une forte dimension orale, étant un texte écrit qui a l’objectif final

d’être porté à la scène.

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Les Couleurs de la vie

La traduction française de Speaking in Tongues a été effectuée par Michel

Fagadau, traducteur, comédien et metteur en scène franco-roumain, dans le cadre

d’une mise en scène du texte à la Comédie des Champs Élysées en septembre 2002. La

traduction s’intitule Les Couleurs de la vie et a été ensuite publiée par l’Avant-Scène

Théâtre dans leur édition bimensuelle du 1er octobre 2002 (no. 1121). Depuis, le texte

français a été mis en scène quatre fois : par la Compagnie Théâtre Claque au Pull-Off

Theatre en décembre 2004 à Lausanne, en Suisse ; par la Compagnie des Arts

Sonnants au Théâtre du Cube Noir en février et en octobre 2010 à Strasbourg ; par la

Troupe Les Tréteaux du Château, dont le metteur en scène était Patrick Francey, au

Théâtre du Château en février 2012 à la Tour de Peilz, en Suisse ; et par la compagnie

T-Atre au Théâtre de Jeanne d’Arc à Champtoceaux en février 2014. Une cinquième

mise en scène est prévue à Lyon en novembre 2014, par la compagnie MJC

Montplaisir.

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Lantana

En 2001, cinq ans après la première mise en scène de Speaking in Tongues en

Australie, Andrew Bovell a adapté sa pièce de théâtre au cinéma. L’adaptation

cinématographique, réalisée par le réalisateur australien réputé Ray Lawrence,

s’intitule Lantana. Le film a reçu de nombreux prix, notamment sept AFI (Australian

Film Industry) Awards, dont meilleur film, réalisateur et scénario adapté, et a connu

un succès important en Australie ainsi qu’à l’étranger. Contrairement à la pièce qui

évite toute localisation géographique, le film s’enracine fortement dans un cadre

spécifiquement australien. Ceci est en grande partie dû aux aspects visuels du film qui

se déroule dans le paysage urbain de la banlieue de Sydney, mais provient également

des choix d’accentuer dans l’intrigue certaines thématiques liées à la société

australienne. L’intrigue tourne autour de la disparition de Valerie, personnage qui

apparait dans le deuxième et le troisième acte de la pièce, et prend pour personnage

principal Leon, le policier qui enquête sur sa disparition. Les neuf personnages de la

pièce se retrouvent sur le grand écran, entourés de plusieurs personnages

supplémentaires ; la présence physique de quelques personnages mentionnés dans la

pièce étant complétée par l’ajout de nouveaux personnages.

18

PREMIÈRE PARTE : LE PARATEXTE

19

LE PARATEXTE

1.1. Qu’est-ce que le paratexte ?

L’expression anglaise “Don’t judge a book by its cover” prend tout son sens

quand on réfléchit à la tendance de tout lecteur à s’appuyer sur les apparences

externes d’une œuvre pour en arriver à un jugement. Ces apparences se manifestent

dans le paratexte, qui, selon Gérard Genette, représente la manière dont un texte se

propose au public et donc tout ce qui le cadre, ou l’accompagne « pour le présenter, au

sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plus fort : pour le rendre présent,

pour assurer sa présence au monde, sa réception et sa consommation » (Genette

1987, p. 7). En allant plus loin, Genette emploie la métaphore du seuil en affirmant

que le paratexte est la « zone indécise entre le dedans et le dehors, elle-même sans

limite rigoureuse, ni vers l’intérieur (le texte), ni vers l’extérieur » (Genette 1987, p.

8). Dans cette perspective, tout ce qui constitue le paratexte d’une œuvre peut

contribuer au déclic qui va encourager un lecteur d’aborder un texte. Par la même

occasion, il semble nécessaire de garder à l’esprit l’idée que les premières

impressions que fournit le paratexte resteront dans l’esprit du lecteur au fil de sa

lecture et influe donc sur la manière dont il interprète le texte plus largement. De

surcroît, une analyse du paratexte peut dévoiler une stratégie générale de traduction

qui informe indéniablement le produit final. Concrètement, tout texte est

20

commercialisé pour un public particulier et le paratexte peut jouer un rôle important

dans la précision du public visé : les changements apportés aux certains éléments

non-figés du paratexte lors de chaque reproduction du texte, que ce soit une

publication du texte dans la langue de départ ou d’une traduction, en témoignent. Par

ailleurs, Il semble impératif de garder à l’esprit le fait que tout élément du paratexte, à

part le titre, reste variable. Les besoins commerciaux d’un texte peuvent visiblement

orienter la manière dont on détermine le paratexte, et ce fait démontre que l’auteur

ou le traducteur ne sont pas seuls à prendre les décisions. Pour distinguer le fruit de

l’auteur de celui de l’éditeur, Genette précise que, de manière générale, on peut parler

du paratexte éditorial, dont les éléments sont définis « sous la responsabilité directe

et principale (mais non exclusive) de l’éditeur, » comprenant la page de titre, la

couverture et la quatrième de couverture, et du paratexte auctorial pris en charge par

l’auteur, qui constitue la dédicace, l’épigraphe, et la préface (Genette 1987, p. 14 &

21). Genette fait également une distinction entre le péritexte et l’épitexte, deux aspects

individuels du paratexte. Il explique que le péritexte se place à l’intérieur du texte et

l’épitexte constitue ce qui se trouve autour (Genette 1987, p. 11). Le paratexte, et plus

précisément, le péritexte, est une fenêtre ouverte sur une possible interprétation du

texte et dans cette étude, on considérera comment certains éléments du péritexte

sont adaptés aux besoins apparents du récepteur selon la langue et le médium du

texte en question.1

1.2. Le Titre : What’s in a name?

Peut-être l’élément le plus important du péritexte est-il le titre. Leo H. Hoek

considère que le titre n’est pas « une partie intégrante du co-texte » (Hoek 1981, p.

18), mais, en dépit de sa position indépendante, il est clair que le titre est

indissociable de l’œuvre qu’il désigne. On ne peut évidemment pas mesurer ou

1 Les préfaces et les couvertures sont reproduites dans cette étude dans les annexes

21

quantifier l’effet du choix du titre sur un lecteur, mais il est incontestable que ce choix

joue un rôle colossal dans la réception d’une œuvre. En effet, Umberto Eco considère

qu’un titre est « une clef interprétative » et que l’on « ne peut pas échapper aux

suggestions qu’il provoque » (Eco 1987, p. 7). Claude Duchet, qui a lancé l’étude des

titres littéraires en attribuant comme nom au champ de recherches le néologisme

titrologie, déclare que « le titre de roman est un message codé en situation de marché

» (Duchet 1973, p. 50). Dans la même perspective, Genette affirme que le titre tente

de contrôler l’approche du lecteur du texte en proposant des conseils de lecture. Il

identifie deux catégories de titres : rhématique, désignant l'objet, le texte lui-même

(débutant le plus souvent par une formule telle que « Histoire de ... » ou « Aventures

de ... »), et thématique, qui renvoient à la forme et à la substance de l’expression

(Genette 1987, p. 81). Michel Pruner développe ces catégories dans l’étude qu’il

propose sur les titres de textes de théâtre plus précisément, en affirmant que le titre a

une triple fonction. Selon Pruner, le titre permet d’abord d’identifier l’œuvre, ensuite

d’informer le lecteur sur son contenu et, finalement, d’une manière ou une autre,

d’attirer l’attention (Pruner 2010, p. 7). En fonction des priorités des parties

impliquées dans la production et la publication d’un texte, l’une de ces trois fonctions

peut être favorisée. Quand le titre a pour objectif principal d’identifier l’œuvre en

question, Pruner explique que le texte porte souvent le nom du héros éponyme. Si,

par contre, le rôle le plus important du titre est d’informer le lecteur sur le fond du

texte, il est thématique, fournit des informations sur la dynamique de l’action et peut

proposer un commentaire métatextuel sur la moralité qui ressortira de l’œuvre.

Finalement, si le titre vise à attirer l’attention du lecteur, il peut proposer le nom du

héros si ce personnage est connu, ou, autrement, peut être facétieux, contient une

allusion grivoise ou équivoque, ou peut provoquer, interpeller, en appeler à la culture

du lecteur ou à sa curiosité, et prend la forme d’un jeu sur une ambiguïté

métaphorique. Dans tous les cas, les théories prescriptives du titre élaborées par

Hoek dévoilent que selon l’opinion générale, le titre doit être bref et frappant, original

et intéressant, spécifique, clair et doit attirer le lecteur (Hoek 1981, p. 10). Toutefois,

Hoek affirme que sa composition peut se voir influencée par la mode de l’époque dans

laquelle est ancrée un texte : « l’hypothèse générale est que le titre reflète plus ou

22

moins fidèlement le goût du jour et d’une façon plus générale la vie spirituelle d’une

époque » (Hoek 1981, p. 12). En abordant ce même sujet de la mode des titres, Pruner

rappelle que « Les modes et les habitudes culturelles ont leur part dans le choix des

titres » (Pruner 2010, p. 9). Ces réflexions nous mènent à considérer comment un

titre peut être modifié quand un texte voyage d’une culture à une autre.

1.2.1. Les Couleurs de la vie < Speaking in Tongues > Lantana :

Andrew Bovell attribue à sa pièce le nom Speaking in Tongues. Cette

expression fait référence au phénomène de glossolalie, qui implique une manière de

bredouiller de façon incompréhensible, comme si on était dans un état de transe.

Incontestablement, Speaking in Tongues est un titre plutôt ambigu qui évoque des

connotations religieuses. Dans le contexte de son application à cette œuvre, il serait

approprié de conclure que l’expression est ici employée pour faire référence aux

différents éléments qui rendent ardue la communication entre les personnages de la

pièce. D’après le Collins Dictionary, gloassalia signifie « babbling in a nonexistant

language », et l’American Heritage Dictionary of the English Language atteste que le

phenomène se compose de « fabricated and nonmeaningful speech, especially such

speech associated with a trance state or certain schizophrenic syndromes ». Prenant en

compte ces définitions, on peut déduire que ce titre met l’accent sur les obstacles

rencontrés dans la communication entre les personnages. Dans le premier acte de la

pièce, on entend les quatre personnages parler du fait de parler : « We talk too much. /

That’s because we’re good at it. / Are we ? » (p. 8). En effet, ils parlent beaucoup, mais

ils ne parlent pas bien, et Bovell insiste sur les difficultés de communication qu’ils

rencontrent dans la manipulation du dialogue du texte. Les techniques dramatiques

qui caractérisent la forme originale du texte représentent sans doute l’un des aspects

les plus intéressants du texte car Bovell crée une façon inédite de traiter du matériel

familier. La traduction française de la pièce a été publiée sous le titre Les Couleurs de

la vie. Cette expression semble renvoyer aux évènements de l’intrigue du texte et on

23

peut y voir des allusions à l’impossibilité de prédire l’avenir, aux formes différentes

que peut prendre la vie et à l’imprévisibilité des évènements et des circonstances.

Contrairement au titre anglais qui insiste sur la manière dont la communication peut

influencer les relations, le titre français insiste sur les relations elles-mêmes. Le titre

anglais renvoie donc à la cause, et le français aux conséquences.

En attribuant le titre plus imagé de Lantana à l’adaptation cinématographique

de la pièce, les connotations religieuses sont perdues. Le mot lantana réfère à

l’arbuste à fleurs dont l’image figure de manière proéminente dans le montage dès le

début du film. L’édition française de la traduction de la pièce contient un mot sur

l’adaptation cinématographique du film en expliquant que « Le lantana est un roncier

à petites fleurs blanches, un buisson attirant qui dissimule un enchevêtrement de

branches épineuses » (p. 96). La plante prend donc la forme d’une métaphore pour les

relations entremêlées des personnages du film. Dans la note de l’auteur placée au

début du scénario publié du film, Andrew Bovell écrit :

To me the lantana vine visually manifested the inter-weaving and mysterious nature of

the story I was trying to tell. It’s an impenetrable vine with twisted and entangled

branches that conceal a dark interior. It’s covered in exquisite and delicate flowers but

when you reach in to pick one your hand is cut to shreds by hundreds of tiny thorns.

These qualities find their expression in the structure of the story.

Bovell 2001, p. x

Le lantana peut également être considéré comme un symbole de la complexité de

l’amour, car dans le texte il est présenté comme une plante qui est certes belle, mais

fragile et dangereuse. De plus, la nature iconique du titre choisi sert sans doute une

fonction publicitaire, étant bref et facile à retenir, renvoyant à une image qui est

familière au public australien. Il faut toutefois avouer que le mot ne serait pas

forcément reconnu à l’extérieur de l’Australie, ce qui exclut dans une certaine mesure

un public étranger. Ceci dit, l’image du lantana aide également à situer le film dans

son cadre australien, comme la plante pousse à profusion dans la région de Sydney,

où se déroule l’intrigue.

24

Afin de remplir sa fonction appellative, chaque titre attire l’attention du public

sur un aspect particulier du texte qu’il désigne. Hoek affirme que « c’est dans le titre

déjà que se manifeste le sens du texte » (Hoek 1981, p. 2). Les changements apportés

au titre original dans la traduction française de la pièce et l’adaptation

cinématographique mettent en relief des thématiques du texte alternatives à celles

que fait ressortir Bovell dans le titre original, et chacun des titres encourage donc une

manière particulière d’identifier « le sens du texte », pourvu que l’on considère qu’il

est possible d’identifier « un sens » du texte. Plus que toute autre chose, peut-être, les

deux titres agissent comme un symbole du nouveau commencement qui distingue les

textes de l’œuvre originale : chacun ayant un titre différent, les trois textes

deviennent ainsi des textes distincts, à part entière.

1.3. La Préface

Contrairement au titre, qui est essentiel à une œuvre, la préface reste une

option. Vu son statut optionnel dans un texte, il faut reconnaître que souvent le

lecteur ne s’attarde pas sur la préface et préfère passer tout de suite à la lecture,

comme le rappelle Honoré de Balzac :

Article premier : L’usage constant des auteurs sera de clouer des préfaces au

commencement de tous leurs livres.

Article 2 : L’usage constant du public sera de ne pas les lire, et de les

regarder comme nulles et non avenues.

Balzac 1990, pp. 1100-1101

Que le lecteur prenne le temps d’y donner son attention ou non, la préface reste un

outil important qui est souvent mis en place par l’auteur ou par l’éditeur dans un but

particulier. Genette définit la préface comme « toute espèce de texte liminaire

(préliminaire ou postliminaire) auctorial ou allographe, consistant en un discours

produit à propos du texte qui suit ou qui précède » (Genette 1987, p. 164). Selon cette

définition assez large, la postface est donc elle aussi une forme de préface, ainsi que

25

toute note visée à accompagner le texte en question. Toutefois, Genette reconnaît que

la fonction d'une préface peut différer selon la forme qu'elle adopte, étant plus

didactique, protocolaire ou informative selon les circonstances. On voit des échos de

ces trois fonctions dans les théories de Pruner, qui soutient l’idée que dans la préface,

un auteur peut justifier ses choix (esthétiques ou dramaturgiques) et tenter

d’orienter la lecture, proposer des réflexions à son écriture et apporter des

informations concernant les conditions de la création (Pruner 2010, pp. 11-12).

Genette explique que la valorisation du texte, l’affirmation de son importance, de son

utilité ou de sa véridicité constituent les « thèmes du pourquoi » d’une préface

(Genette 1987, p.201). En effet, l’auteur ne vise pas dans la préface à attirer le

lecteur, car il s’est déjà procuré le texte, mais plutôt de « le retenir par un appareil

typiquement rhétorique de persuasion » (Genette 1987, p. 201). Ces formes de

justification représentent une démarche délicate pour l'auteur qui doit essayer de

valoriser son œuvre sans se vanter. Genette explique que souvent, pour éviter ce

problème, un auteur peut choisir de ne pas faire l’éloge du style d'écriture mais de

souligner l'importance de la matière d'une œuvre et le potentiel de cette matière, en

précisant que ce potentiel n'a évidemment pas été exhaussé dans le texte en question.

Autrement, la tâche de la rédaction de la préface peut être confiée à une partie

externe. Genette évoque également des « thèmes du comment » expliquant que ces

fonctions d'information et de guidage du lecteur ont dans une certaine mesure pris le

pied sur les thèmes du pourquoi, qui ont « trouvé d'autres supports que la préface »

(Genette 1987, p. 212). Finalement, en termes de la fonction informative de la préface,

Pruner explique que les textes théâtraux dans l'Antiquité étaient précédés d’un

argument, qui était une sorte de sommaire de la pièce (Pruner 2010, p. 11). Ainsi,

l’auteur pouvait fournir les éléments nécessaires permettant de comprendre la

situation initiale. Cette fonction nous rappelle que la préface joue un rôle important

dans le texte de théâtre car elle peut fournir des informations utiles pour une

éventuelle mise en scène.

26

1.3.1. Les préfaces de Speaking in Tongues et Les Couleurs de la vie

Dans Speaking in Tongues et sa traduction française, l'emploi de notes qui

accompagnent chaque texte sert un objectif différent. Les deux pièces sont

accompagnées d’une note préliminaire, auctoriale dans l’originale et allographe dans

la traduction. Cette playwright’s note de la pièce originale qui précède le premier acte

est la seule note de la pièce. Dans sa préface, Bovell prend la parole pour reconnaitre

officiellement les difficultés structurales que posent son œuvre et l'attention du

lecteur est tirée donc tout de suite aux particularités de cette œuvre : le lecteur est

mis en garde et invité à aborder l'œuvre d'une certaine manière. La traduction de

Speaking in Tongues comprend une première note au début de l'édition, intitulée

« L’implacable remords » et écrite par Danielle Dumas. Cet éditorial présente Bovell

comme une sorte d’enquêteur qui cherche à déterminer ce qui a conduit ses

personnages à commettre ces actes, ce qui les a provoqués. Ainsi, Dumas met l’accent

sur le côté inquisiteur et pénétrant du texte et sur les caractéristiques des

personnages qui semblent les empêcher de faire face aux situations dans lesquelles ils

se trouvent. En lisant cet éditorial qui se situe au début du texte de la pièce, le lecteur

est donc poussé à le lire comme une sorte d’exploration de l’esprit humain, un drame

psychologique. Contrairement à l'introduction du texte original, cette note est plutôt

une exploration des thèmes de l'œuvre.

Se situant à la fin du texte traduit est un recueil de notes inclus sous le titre

« Autour des Couleurs de la vie ». Cette section de l'ouvrage comprend un mot bref sur

l’auteur, fournissant des informations biographiques et détaillant sa carrière, les

autres œuvres qu'il a écrites et les prix qu'il a gagnés ; deux pages dédiées au

traducteur-adaptateur du texte original ; la biographie des quatre comédiens qui ont

participé à la mise en scène de ce texte et un mot sur l'adaptation cinématographique

de la pièce. La partie portant sur Michel Fagadau propose plusieurs citations qui

surlignent les particularités de l'œuvre. Il parle du lien entre le fond et la forme du

texte : « L’agent qui m’avait fait lire Diner entre amis m’a signalé la pièce et je dois dire

27

que j’étais stupéfait. Un challenge : jamais je n'avais été confronté à cette forme de

suspense et à cette manière d’entremêler les actions ». Il propose également ses

réflexions sur l’emploi de quatre comédiens pour neuf personnages : « Ce travail-là

est évidemment très passionnant et pour le metteur en scène et pour les comédiens

et suppose une précision extrême d’autant que la première partie se donne comme en

miroir, dans deux espaces, jumeaux, avec quatre personnes qui, deux par deux,

s’expriment ensemble ». Les notes sur les comédiens et sur Michel Fagadau

contribuent à ancrer le texte fermement dans le contexte de cette mise en scène. Cet

ancrage est complété par la présentation générale de l'œuvre, qui propose un grand

nombre de photos. Ces choix insistent sur la nature performative du texte, rappelant

que la pièce a été écrite, ou en l’occurrence traduite, avec l'objectif principal d'être

mise en scène.

1.4. Sous-titres et supports iconiques

La couverture de l’édition la plus répandue de Speaking in Tongues présente

l’image du profil d’un visage, contenant une bouche et un nez, d’un côté, et une oreille

de l’autre, les deux séparés par une sorte de tourbillon. Cette image renforce le

caractère imagé du titre et la thématique de l’expression, de la manière dont les

personnages s’expriment, et de l’écart qui existe entre ce qu’ils veulent dire, ce qu’ils

disent, et peut-être un peu plus loin, ce qu’ils font entendre. Pour la pièce française, la

couverture situe le texte immédiatement dans un contexte performatif car elle

présente une photo prise lors de la mise en scène initiale de la pièce à la Comédie des

Champs-Élysées en 2002, dévoilant donc le décor et les quatre comédiens. Ces images

ont sans doute un impact sur la manière dont le lecteur lit le texte, étant donné que le

décor présenté est relativement minimaliste mais figure l’usage proéminent de

miroirs, renforçant donc l’idée des traits communs entre les personnages. Cette

couverture pousse le lecteur à associer le physique des comédiens aux personnages et

28

ce cadre précis aux indications scéniques fournies par Bovell. Ces images, combinées

avec les notes fournies par le scénographe à la fin de la pièce, peuvent également

influencer un metteur en scène éventuel du texte dans ses choix de décor.

Les choix de présentation de la couverture du DVD de Lantana varient selon

l’édition du DVD et le pays de distribution, mais dans la plupart des cas, elle figure

une photo sombre de Leon et Sonja qui dansent, accompagnée d’une photo estompée

du lantana à l’arrière-plan. Cette image désigne les personnages principaux du film,

centrant l’attention sur l’histoire de deux protagonistes et fournissant un point de

repère plus précis pour le spectateur, et l’image du roncier renforce les connotations

du titre, d’autant plus que la photo du couple peut être vue comme un reflet

métaphorique de l’image extérieure du lantana, derrière laquelle se cachent des

secrets. La couverture française du DVD est identique à l’australienne en termes des

choix d’images, mais le texte est modifié pour souligner le genre policier du film.

Selon cette accentuation et sans doute pour servir des besoins publicitaires en

mettant en avant les mérites du film, on voit le nom du festival du film policier

(Cognac 2002) qui a récompensé le film du prix du jury et du prix de la critique.

L’épigraphe « On a tous quelque chose à cacher » accompagne également le titre pour

encore cimenter le genre du film et apporter un complément aux suggestions faites

par le titre et les images. Le texte sur la couverture du DVD australien diffère de la

version française, utilisant les noms des acteurs à la place du nom du festival dans son

but publicitaire car ces acteurs australiens sont indéniablement plus connus en

Australie qu’en France. Pour ce qui est du « sous-titre » utilisé, trois épigraphes

principales sont proposées selon l’édition du DVD : « It’s tangled », renvoyant

directement à l’image de la plante, « Sometimes love isn’t enough », une réplique du

film, et « Love is the greatest mystery ». Chacune des trois épigraphes mettent l’accent

sur un élément légèrement différent de la matière dont traite le film, encourageant

donc le récepteur à considérer le texte d’un certain point de vue, comme,

respectivement, une histoire de chemins croisés, un film qui expose les limites de

l’amour ou une sorte de mystère centré sur l’amour.

29

1.5. Conclusion

Sans se présenter « à l’état nu » (Genette 1987, p. 7), la pièce originale contient

toutefois un paratexte minimal et est moins « habillée » que la traduction française.

La pièce australienne est proposée au public de manière assez dépouillée, réduite

plus ou moins à l’essentiel, sans doute pour encourager le lecteur à la découvrir sans

que son interprétation soit trop fortement influencée par l’équipe éditoriale. Bien que

l’on invite le lecteur dans l’éditorial précédant la traduction française de la pièce à lire

le texte et en former une opinion en demandant « Quel est votre avis ? » (PAGE), cette

lecture est plus accompagnée que dans le texte original, accentuant le contexte de la

première mise en scène de ce texte en France. Puisque le public français ne connait

pas l’auteur, le paratexte plus complet peut être lié à un besoin ou un désir de

valoriser le texte et de justifier sa traduction. Ainsi, le paratexte solidifie l’originalité

de ce texte, suggérant qu’il diffère des autres textes disponibles sur le marché

français. Bien que Genette déclare que certains éléments du paratexte comme la

préface n’ont pas de fonction publicitaire car le lecteur s’est déjà procuré le livre

(Genette 1987, p. 201), dans le cas du théâtre, le paratexte à l’intérieur de la pièce

peut jouer un rôle important en tentant de convaincre une personne de la mettre en

scène et de la faire sortir de la page écrite. La variabilité du choix de l’épigraphe dans

le cas du film et d’autres éléments du paratexte plus largement reflète la notion mise

en avant par Gérard Genette qui affirme que « la durée du paratexte est souvent à

éclipses, et cette intermittence […] est très étroitement liée à son caractère

essentiellement fonctionnel » (Genette 1987, p. 12). Le paratexte change de forme

selon les besoins du contexte de l’édition de l’œuvre en question, précisément en

termes du public visé. Les diverses personnes chargées de produire le paratexte ont

la tâche ardue d’essayer de viser et attirer un public particulier et ensuite de guider sa

lecture de l’œuvre, sans toutefois sous-estimer la capacité interprétative du lecteur.

30

DEUXIÈME PARTIE : L’ENTRE-DEUX

31

L’ENTRE-DEUX

2.1. La dualité du texte de théâtre

La relation entre le texte écrit et le texte porté à la scène, ou pour reprendre

les termes de Fabio Regattin, le texte dramatique et le texte spectaculaire (Regattin

2004, p. 157), continue à faire l’objet de nombreux débats sur l’analyse du texte de

théâtre, cette relation entre « page » et « stage » étant foncièrement ambiguë et

porteuse de tension. Bien que l’on puisse reconnaitre que le texte écrit est en général

destiné à être mis en scène, ce constat ouvre la voie à des questions liées au statut du

texte écrit comparé à celui de la représentation. Comme on l’a déjà établi, des

théoriciens tels Anne Ubersfeld affirment que le texte de théâtre est une entité

inachevée, complétée uniquement par sa mise en scène. Susan Bassnett s’oppose à ce

positionnement et préfère voir une pièce de théâtre comme l’un des nombreux

éléments qui définissent le théâtre, non l’élément le plus important mais non plus

l’élément le moins important (Bassnett 1997, p. 99). Que l’on adopte l’opinion de

Bassnett ou d’Ubersfeld pour déterminer le statut du texte de théâtre, il semble

pertinent d’affirmer qu’aucun dramaturge n’a la possibilité de dicter la manière dont

son texte est lu, et ensuite manipulé par un metteur en scène, par des comédiens ou

par une équipe dramatique. En méditant sur le rapport entre le texte écrit et celui

porté à la scène, Ubersfeld rejette l’idée d’une équivalence sémantique entre le texte

32

écrit et sa représentation selon laquelle le seul changement est la matière de

l’expression (Ubersfeld 1996, p. 13). Ubersfeld souligne l’impossibilité de cette

équivalence en montrant ce qui est ajouté au texte dans la mise en scène, en termes

des signes visuels, musicaux et auditifs, ainsi que tout ce qui n’est pas dit dans la

représentation, car elle affirme qu’une grande partie des informations présentes dans

un texte est gommée (Ubersfeld 1996, p. 13). Dans le même ordre d’idée, Patrice

Pavis déclare que « la mise en jeu nous fait découvrir une possible lecture du texte »

(Pavis 2001, p. 201), et que « [l’acteur] est un filtre, un aiguilleur, un intermédiaire

pour les éléments qu’il choisit ou non de faire passer du texte vers la scène. Du texte,

il donne à entendre ce qu’il veut, et non une totalité cohérente » (Pavis 2011, p. 200).

Dans tous les cas, la pièce de théâtre est caractérisée par sa dualité, étant un texte

écrit qui peut être lu comme tel mais qui est toutefois produit pour permettre sa

performance physique.

2.2. Pièce de théâtre et scénario de film

Pour élargir ces délibérations sur le rapport entre le texte écrit et le texte

« matérialisé », on peut considérer la question de la visibilité du texte écrit d’un film.

Le public a accès au texte écrit de la pièce de théâtre mais rarement au texte écrit du

scénario du film. De plus, une pièce peut être mise en scène à l’infini tandis que le

scénario connaît, de manière générale et au moins dans le cas de Lantana, une seule

traduction intersémiotique : le texte écrit perd finalement la plus grand partie de sa

signifiance car c’est le film qui devient connu et non le scénario. De cette manière, on

se souvient du dialogue, par exemple, tel qu’il est prononcé par les acteurs du film et

on associe le physique de ces acteurs automatiquement aux personnages : les acteurs,

au sens figuré et au sens propre, incarnent les personnages. Bien que Bovell ait

produit deux textes écrits, leur rôle diffère considérablement, le scénario prenant la

forme du film, qui est de nature plus figée que le texte de théâtre. Même si les

33

techniques employées dans les deux textes auxquels on a accès dans le cadre de cette

étude, c’est-à-dire la pièce écrite de Speaking in Tongues et le film réalisé de Lantana,

relèvent de différents médiums et ne sont donc pas comparables directement, on peut

délibérer sur les changements apportés aux techniques dramatiques dans le texte de

théâtre en fonction des besoins du cinéma et des moyens à la disposition du

réalisateur. Avant de passer à ces délibérations dans la troisième partie de cette

étude, on considérera dans cette deuxième partie la manière dont les indications de

mise en scène explicites et implicites présentes dans Speaking in Tongues peuvent

être exploitées par un metteur en scène éventuel. On analysera également l’impact

des choix de traduction sur les possibilités de mise en scène proposées dans Les

Couleurs de la vie et comment elles diffèrent de celles présentes dans le texte original.

2.3. Les didascalies

Entre le paratexte et le texte d’une pièce de théâtre se trouvent les indications

de mise en scène. Tout texte de théâtre est constitué de deux éléments principaux : le

dialogue et les didascalies. Les indications de jeu et de mise en scène les plus

évidentes dans une pièce de théâtre prennent la forme des didascalies explicites. Ces

didascalies fournissent donc des informations explicites pour faciliter la mise en

scène du texte. D’après Michel Pruner, les didascalies peuvent prendre plusieurs

formes. D’abord, elles peuvent être initiales, se trouvant habituellement au début du

texte et apportant souvent des précisions sur les relations entre les différents

personnages ou des indications concernant leur âge, leur caractère et leurs costumes,

ainsi que des informations sur les lieux et le temps du déroulement de l’action.

Ensuite, elles peuvent être fonctionnelles, explicitant à qui s’adressent les

personnages, décrivant les éventuelles modifications du lieu de l’action et

l’organisation de l’espace et donnant des indications à propos des effets sonores ou

visuels. Elles peuvent également être expressives, expliquant la manière dont le

34

dramaturge aimerait que son texte soit lu et l’effet qu’il souhaiterait produire en

indiquant par exemple le rythme, le ton ou le débit de la parole. Finalement, elles

peuvent être textuelles, précisant le jeu scénique à l’intérieur du dialogue (Pruner

2010, pp. 16-19). Tout comme son paratexte minimal, Speaking in Tongues ne

contient pas beaucoup de didascalies. Bovell fournit donc très peu

d’accompagnement pour sa pièce, semblant préférer la laisser parler par le biais du

style d’écriture qui la caractérise.

Pour les didascalies initiales, Bovell indique avant le début de la pièce qu’elle

est divisée en trois parties et que chaque partie est écrite pour quatre comédiens :

deux hommes et deux femmes. Il précise ensuite les quatre personnages figurant dans

chacun des actes et signale brièvement les relations entre ces personnages, en

indiquant par exemple que Leon est le mari de Sonja, que Sonja est la femme de Leon

et que Jane est la femme de Pete et la voisine de Nick. Aucune information n’est

donnée sur la personnalité, le milieu ou le travail des personnages, ni sur le cadre de

la pièce. On remarque également des didascalies initiales dans la forme du résumé qui

précède chaque acte. Ce résumé prend la forme d’un « argument » et résume

brièvement et simplement l’action en un paragraphe, servant visiblement à faciliter la

compréhension d’un texte complexe.

Les didascalies fonctionnelles fournies par Bovell sont minimales. De cette

manière, il donne très peu de précisions sur le décor. Dans les cas où le lieu est

indiqué, ceci est fait de manière brève sans détails sur l’apparence des lieux indiqués.

La première scène commence par les didascalies : « Two bars. The city » (p. 1). Bovell

ne fournit donc pas d’informations explicites sur les bars, leurs similarités ou

différences, et ne précise pas la ville où se déroule l’action, laissant ces choix donc au

lecteur. Quand les personnages quittent le bar pour se diriger vers un hôtel, les

didascalies qui suivent lisent : « Two rooms. Cheap. Spartan. Faded » (p. 1). Bien que

plus détaillées que les premières didascalies qui ne comprennent aucun adjectif,

celles-ci restent assez vagues. Quand l’action se passe chez un des couples, on ne sait

35

pas à quoi ressemble leur maison, n’ayant pas plus que « At Sonja’s and Leon’s place.

Jane and Pete’s place. » (p, 10) par exemple, comme indication du lieu. On ne sait donc

pas à quel milieu apparient chaque personnage, à part ce que l’on déduit du dialogue.

Le metteur en scène peut donc décider comment représenter ou mettre en valeur

certains caractéristiques des personnages. La pièce contient même des scènes où le

lieu n’est pas du tout indiqué et on ne comprend qu’à travers le dialogue où se

déroule l’action, ou à travers les didascalies « textuelles » si on adopte la terminologie

de Pruner. Dans le troisième acte, par exemple, Leon dit à John « Your door was open »

(p. 52) et on comprend que le lieu où « John is sitting » est chez lui, probablement

dans son salon. On peut supposer que, vu la rapidité de l’avancement de l’action de la

pièce et les contraintes temporelles associées au théâtre qui exigent que l’on ne peut

pas effectuer de grands changements de décor en peu de temps, le décor sera assez

minimal. Bovell laisse la tâche d’imaginer les détails au lecteur, et la tâche de décider

comment les matérialiser au metteur en scène. Dans cette perspective, le texte est

adapté au lecteur du texte écrit ainsi qu’au metteur en scène, car le lecteur a la liberté

d’imaginer le décor, aussi élaboré qu’il le souhaiterait, et le metteur en scène peut

choisir son décor en fonction des besoins du contexte de la mise en scène.

En ce qui concerne le son, et plus précisément la musique, utilisé de la pièce,

on voit de nombreuses scènes où les personnages chantent ou dansent. Bovell

indique une fois que la musique est latine, mais ailleurs il ne précise pas le genre, ou

autrement il fournit une suggestion (« maybe Latin » p. 38) ou une idée générale (« a

little sexy » p. 1). Concernant la manière dont ils dansent ou chantent, Bovell laisse

cette décision en grande partie ouverte. Souvent, il indique tout simplement qu’un

personnage ou un couple danse (« Sonja is dancing by herself » p. 26). Ailleurs, Jane et

Sarah dansent « a slow sway » (p. 31, p. 39), Sonja « is on the dance floor moving to the

music in a slow, sensuous way » (p. 20), et quand les deux couples dansent au début de

la pièce, « The dancing is close. And it’s good. More than a simple shuffle » (p. 1). Ces

descriptions se composent d’adjectifs relativement imprécis avec un champ large

d’interprétations possibles. Pour ce qui est de l’éclairage, il n’est pas précisé au début

36

de chaque scène, et, ailleurs, les informations ne sont pas plus détaillées que « lights

up » ou « lights fade ». Aucune indication n’est fournie pour les costumes des

personnages, à part la nécessité pour deux personnages de mettre une certaine sorte

de chaussures (« [Neil] wears brown brogues » et « [Valerie] wears black patent leather

shoes » (p. 39)). Les didascalies minimales et souples laissent le metteur en scène

assez libre dans ses choix pratiques.

Bovell inclut très peu de didascalies expressives dans son texte, ne précisant

pas le rythme, le ton ou le débit de la parole de manière explicite pour la plupart des

énoncés. Cependant, Bovell indique plusieurs fois les sentiments ou les émotions d’un

personnage. Dans le premier acte dans la scène où Jane et Sonja se rencontrent dans

un bar, Bovell note : « [Jane] feels embarrassed by the sight of a woman dancing alone

but at the same time she admires her audacity » (p. 20). Un peu plus tard dans la même

scène, alors que Sonja découvre que Jane est la femme avec qui son mari a eu une

liaison, Bovell décrit sa réaction : « Sonja is silent. She masks the pain and the irony »

(p. 24). Dans le premier cas, Bovell indique ce que l’on pourrait voir comme la

réaction interne de Jane ; il donne une idée de ses impressions sans dicter la façon

dont elles devraient se manifester. Dans le deuxième cas, il indique la réaction

externe de Sonja mais de manière assez vague, toujours sans précisions concrètes sur

comment la comédienne devrait exécuter l’action décrite. Les comédiens sont donc

libres d’interpréter le dialogue à leur guise en y apportant leur touche personnelle.

2.3.1. La traduction des didascalies

Le caractère flou des didascalies rajoute à l’universalité du texte qui n’est pas

ancré dans un cadre particulier, ni par des didascalies qui définiraient le lieu où se

déroule l’action, ni par le langage employé dans le dialogue (pas de dialecte, pas

d’argot australien). Le texte écrit manquant de visualité, énormément de liberté est

37

donc laissée au metteur en scène qui a la possibilité de décider de la complexité du

décor qu’il met en place et de la manière dont les comédiens prononcent le dialogue

des personnages qu’ils jouent. Laurie Anderson considère que la traduction des

didascalies ne pose aucun problème particulier puisqu’elles ont une fonction

foncièrement « descriptive-prescriptive » (Anderson 1984, citée dans Regattin 2004,

p. 160), et, effectivement, les didascalies de Speaking in Tongues sont traduites de

manière assez littérale. Ceci est dû sans doute en grande partie à la clarté et le

caractère direct des didascalies relativement souples, composées principalement de

phrases paratactiques sans mots de liaisons. On constate toutefois quelques

modifications.

Dans les didascalies initiales, plusieurs changements sont apportés aux noms

des personnages, sans doute représentatif d’un effort de rendre le dialogue plus facile

à prononcer pour les comédiens francophones. Comme le texte est déjà vide de

références spécifiques à la société australienne, que ce soit dans le fond ou la forme, la

francisation des noms contribue à le déraciner de son contexte anglophone par la

suppression de la sonorité de la langue anglaise dans les noms des personnages. Bien

que, comme on l’a constaté, les didascalies ne soient pas particulièrement précises

dans la pièce originale, il est intéressant de noter que, plusieurs fois, quand elles le

sont, cette précision est absente dans la traduction française. Ainsi, les « black patent

leather shoes » de Valerie, par exemple, deviennent des « chaussures noires » dans la

traduction (p. 39 /p. 52) et le « cold wind [that] whistles around the phonebox » est

traduit par « on entend le vent » (p. 40 /p. 53). Encore plus de liberté est donc donnée

au metteur en scène dans les choix de costume et de bruitage. Stylistiquement,

cependant, on remarque une approche inverse dans la traduction des didascalies car

la simplicité du texte original n’est parfois pas maintenue. On peut constater cette

tendance par exemple dans deux scènes du premier acte :

SONJA’s and LEON’s place. JANE’S and

PETE’s place. SONJA is waiting. PETE is

waiting. LEON enters and looks at SONJA.

JANE enters and looks at PETE.

Chez Sonia et Léon. Chez Jane et Alex. Sonia

est en attente. Alex aussi attend. Léon entre

et regarde Sonia. Jane entre et regarde Alex.

38

p. 10 p. 24

LEON’s and SONJA’s place. / PETE’s and JANE’s

place.

p. 38

La maison de Léon et Sonia. Alex et Jane dans

leur maison.

p. 51

Bien que ces traductions s’éloignent stylistiquement du texte original, elles ne

changent pas l’image fournie, ce qui est sans doute la fonction la plus importante des

didascalies. Cependant, ce genre de modifications peut indiquer une démarche plus

générale de traduction libre, qui se ferait davantage remarquer à l’intérieur du

dialogue. Une telle démarche peut contribuer à changer la manière dont les

comédiens interagissent avec le texte, modifiant la gamme des possibilités de jeu qui

leur sont offertes par le texte original.

2.4. Les didascalies et la traduction du dialogue

Il est intéressant par la même occasion de s’attarder sur une considération sur

la manière dont les didascalies peuvent jouer un rôle dans l’interprétation du

dialogue qui les suit et influent donc sur les choix de traduction. On peut comparer

l’impact des didascalies dans les deux occasions dans Speaking in Tongues, Valerie où

prend la parole pendant le récit d’un autre personnage pour prononcer la partie du

dialogue qu’elle aurait prononcé au moment du déroulement de l’événement. La

première occasion est celle de l’histoire que raconte Nick. Nick est dans une salle

d’interrogation au commissariat en train de fournir sa déclaration de ce qui s’est

passé le soir de la disparition de Valerie et il arrive au moment dans son histoire où il

voit une femme au bord de la route. Cette séquence est introduite par Valerie, qui dit

dans le message qu’elle laisse sur le répondeur de son mari qu’elle voit les phares

d’une voiture à l’approche. Valerie raccroche juste avant que Nick se mette à parler de

la manière dont la femme l’a abordé. Sa dernière phrase est terminée par Valerie, qui

reprend les mêmes paroles que celles qu’elle avait prononcées au moment du

39

déroulement de l’événement. Les verbes à considérer sont soulignés dans l’extrait ci-

dessous :

Nick : …So I pull over and she opens

the passenger door and she

says

Valerie : My car has broken down.

Nick : And I can see she’s upset and

a little frightened. So I say get

in, I’ll drive you back to your

car but she says

Valerie : No, could you take me home.

It’s late. My husband will be

waiting for me.

Nick : Or something like that. Turns

out she lives in one of those

houses on the river. You

know, there’s a strip of

houses down there and she

and her husband

Valerie : Work in the city and

Nick : What did she call it?

Valerie : Commute

Nick : They commute between there

and the city, where they

work. […] So she gets in and

says

Valerie : Thank you.

Nick : We’d been driving for about

ten minutes and the woman

hasn’t said much except

Valerie: I do appreciate this. Really, I

do.

Nick : When I turn off the main

road onto Buller’s Track

which everybody knows is the

short cut down to the river

houses.[…] She doesn’t it

because she and her husband

Valerie : Have only been here a couple

of months

Nick : … alors je me gare et elle

ouvre la portière et me dit…

Valerie : Ma voiture est en panne.

Nick : Et je vois qu’elle est

désemparée, qu’elle a aussi

un peur. Alors, je lui dis,

montez, je vais vous

conduire à votre voiture,

mais elle me dit…

Valerie : Non. Est-ce que vous pouvez

m’amener chez mi. Il est tard

et mon mari doit m’attendre.

Nick : Ou quelque chose dans le

genre. Il se trouve qu’elle

habite une maison près de la

rivière. Il y a des immeubles

et son mari et elle…

Valerie : Travaillent à la ville et…

Nick : Comment elle avait dit ça ?

Ils font la navette…

Valerie : Nous faisons la navette.

Nick : Oui, la navette entre là-bas

et la ville, où ils travaillent.

[…] Alors, elle monte et me

dit…

Valerie : Je vous remercie.

Nick : Nous avons roulé environ

dix minutes et elle n’a rien

dit, sauf…

Valerie : Vraiment, c’est très gentil,

très gentil.

Nick : Alors j’ai pris le raccourci

que tout le monde connaît

pour aller vers les villas près

de la rivière […]. Elle ne sait

pas, parce qu’elle et son

mari…

Valerie : Ne sont là que depuis

quelques mois.

40

Nick : And nobody must have told

them about the short cut

down Buller’s Track. […]

pp. 47-48

Nick : Et personne n’avait dû leur

indiquer ce raccourci. […]

p. 60

Le texte original donne l’impression que, quand Valerie termine les phrases de Nick,

elle prononce les mots au moment du déroulement de l’événement et que l’on assiste

à une sorte de flashback d’un côté de l’histoire. Cependant, la conjugaison des verbes

qu’elle emploie rend cette déclaration impossible à confirmer car les verbes seraient

conjugués de la même manière à la troisième personne qu’à la première personne. La

possibilité de déterminer la temporalité du récit est donc laissée au lecteur qui peut

décider si elle est en train de finir les phrases de Nick en remplaçant la voix de ce

personnage, parlant donc au même moment temporel que lui en rejouant

l’événement, ou bien si elle est en train de prononcer des extraits des mêmes phrases

qu’elle a prononcées au moment du déroulement de l’événement, différenciant donc

la temporalité de ses paroles de celles de Nick. Dans la traduction, la même ambiguïté

n’est pas proposée au lecteur car les verbes sont conjugués à la troisième personne :

on sait donc que Valerie finit tout simplement les phrases de Nick à sa place et il n’est

plus possible qu’elle soit en train de rejouer l’événement. Bien que l’on ait peut-être

pris cette décision en fonction du manque de la même souplesse verbale en français

qu’en anglais, puisqu’un verbe ne peut pas être conjugué de la même façon à la

première et à la troisième personne en français, le texte français n’accorde pas autant

de liberté au metteur en scène et les possibilités de mise en scène sont drastiquement

réduites.

Dans le troisième acte, Bovell fait encore appel au personnage de Valerie pour

rejouer sa partie du dialogue dans une histoire racontée par un autre personnage.

Cette fois, c’est John qui raconte la même histoire qu’avait racontée Pete dans le

premier acte, où Valerie l’avait accosté dans la rue. Contrairement à la scène du

deuxième acte, qui est présentée sans notes extratextuelles, cette séquence est

précédée par des didascalies qui indiquent précisément le rôle de Valerie : « VALERIE

steps out of the scene. She is standing on a sidewalk. This is the incident PETE referred

41

to in Part One » (p. 62). L’emploi de didascalies rend la visualisation de la temporalité

de cette scène claire et le texte ne demande donc pas autant d’interprétation que dans

l’exemple précédent. Dans ce cas, il est clair dans le texte original ainsi que dans le

texte traduit que l’on assiste à un flashback, alors que les répliques du récit de John

sont alternées avec celles de Valerie qui prononce sa partie de la conversation qu’elle

a eue avec Pete. L’image fournie dans le texte traduit ne diffère donc pas de celle

proposée dans le texte original.

Ces deux exemples peuvent être considérés comme un rappel du fait que l’on

lit une version filtrée du texte original. Dans le premier cas, le traducteur semble

avoir interprété le texte original d’une certaine manière, et cette interprétation a été

transférée au lecteur dans la réduction du champ de possibilités d’interprétation

proposé. On peut en déduire que quand l’image du texte original n’est pas

caractérisée par une certaine ambiguïté, il est plus probable que le texte traduit la

reproduit sans avoir besoin d’expliciter. Les didascalies jouent donc un double

rôle car elles en même temps qu’elles expliquent le déroulement d’une scène, elles

fournissent des informations nécessaires à l’interprétation et par conséquent la

traduction du dialogue.

2.5. Les indications implicites de mise en scène

Même si les didascalies elles-mêmes ne semblent pas avoir posé énormément

de problèmes dans la traduction, ceci ne signifie pas forcément que le champ de

possibilités de mise en scène proposé dans le texte d’arrivée est égal à celui du le

texte de départ. En effet, dans un texte où la présence de didascalies passe presque

inaperçue, il devient impératif de considérer la mise en place d’indications plus

implicites de mise en scène qui se font remarquer à l’intérieur du dialogue dans les

choix linguistiques. En se penchant sur cette question des informations incorporées

42

dans le texte, Ubersfeld commente dans son ouvrage Lire le théâtre : « notre

présupposé de départ est qu’il existe à l’intérieur du texte de théâtre des matrices

textuelles de ‘représentativité’» (Ubersfeld 1996, p. 16). Le degré d’opacité et

d’importance de ces « matrices » est perçu de manière différente par des théoriciens

différents. Le célèbre dramaturge Constantin Stanislavski, par exemple, défend un

théâtre naturaliste et insiste sur la présence d’un texte sous-jacent dans chaque texte

de théâtre, un réseau de mots non-prononcés caché sous le dialogue, qui devrait être

dévoilé sur la scène pour le public. Stanislavski préconise une approche de

l’interprétation de ce sous-texte en se référant aux « vérités psychologiques » qui

donneraient de la stabilité et de la continuité à la notion de personnage (Gruber 2011,

p. 67). D’une manière similaire, Bertolt Brecht, innovateur du théâtre épique, soutient

la notion que ce texte sous-jacent présente des indications de jeu qui permettraient

de créer de la signifiance et communiquer le message du texte au public par le biais

du jeu du comédien, son « gestus », ou ses gestes, expressions du visage et intonation

(Gruber 2011, p. 67). Plus récemment, Susan Bassnett s’oppose à l’affirmation de

l’existence d’un texte sous-jacent dans une pièce de théâtre car elle considère que

cette idée suppose une lecture définitive et autoritaire du texte (Bassnett 1997, p. 96).

Dans un article de l’édition de la revue Palimpsestes intitulé « Traduire le dialogue,

traduire le théâtre, » Jean-Michel Déprats affirme que le texte dialogué programme,

décrit ou suggère des gestes : « Pour être compris du spectateur, le mot prononcé sur

une scène doit être déchiffré par le corps de l’acteur. Il ne suffit pas qu’il soit dit, il

faut que tout le corps participe à l’acte de parole » (Deprats dans Bensimon 1987, p.

57). Les idées de Bassnett différant de celles de Déprats, et encore de celles de Brecht

et Stanislavski, on peut essayer d’identifier un terrain d’entente entre les

positionnements en affirmant que le style d’écriture du texte écrit suggère, comme le

dit Ubersfeld, des indications relatives aux aspects visuels et sonores de la

matérialisation du dialogue.

Pour faciliter l’identification des informations implicites dans le texte d’une

œuvre théâtrale, on pourrait imaginer qu’elles existent au niveau global du texte,

43

ainsi que dans des passages spécifiques. Cette distinction permet de voir qu’au niveau

global, on peut déduire des suggestions des tendances du comportement d’un

personnage, dans le fond ainsi que dans la forme du texte. Si un personnage est décrit

ou agit d’une certaine manière, par exemple, un comédien peut décider d’employer

systématiquement certains gestes pour communiquer cet aspect de sa personnalité.

Plus concrètement et peut-être moins subjectivement, au niveau d’un passage

particulier, le langage peut indiquer la manière dont un personnage s’exprime. La

syntaxe, la ponctuation et la répétition, par exemple, peuvent ainsi jouer un rôle

important dans la performance orale et physique du comédien, évoquant le débit

d’énonciation, l’intonation et le ton à adopter. Autrement, les temps verbaux

employés dans les récits peuvent suggérer que le comédien s’adresse au public ou à

un autre comédien, et la manière dont il se projette ou bien se replie sur lui-même.

2.5.1. Ponctuation et syntaxe

Il est intéressant de s’attarder sur une réflexion concernant le rôle de la

ponctuation et la syntaxe employées dans chacun des textes et comment elles influent

sur la manière dont un comédien choisirait de prononcer ses répliques. La simplicité

du langage des didascalies de Speaking in Tongues est complétée par une simplicité

dans le langage du dialogue, et le style paratactique qui domine le dialogue contribue

au rythme du texte. Ce rythme est souvent haché, avec des hésitations, amplifications

et phrases et propositions inachevées qui reflètent la manière dont les personnages

réfléchissent et la nature de leur discours. Les idées qu’avancent ces personnages

sont en train de se former, et ils n’en sont pas sûrs, ni des idées, ni d’eux-mêmes. Les

choix de traduction du dialogue contribuent à modifier la manière dont le lecteur

reçoit le texte dans sa version traduite, et en particulier la manière dont un comédien

décide d’interpréter et de jouer ses répliques. On remarque surtout que l’addition de

plus de signes de ponctuation dans le texte français a pour résultat de limiter la

44

souplesse du dialogue, fournissant plus de consignes pour le comédien francophone

qui se trouvera sans autant de libertés que le comédien travaillant avec le texte

original. Considérons cet exemple où Pete raconte à Leon ce qui vient de lui arriver

dans la rue :

And somebody ran off to get the cops and I

thought shit how did I get caught up in this

so I started to run which just made it look

like I was a total arsehole who had tried to

hurt this woman or something but I swear I

didn’t do anything to her.

p. 15

Quelqu’un s’est précipité pour appeler la

police, et je me suis dit comment je me suis

fourré dans cette putain d’histoire ? Alors,

je me suis mis à courir, ce qui fait que

j’avais bien l’air d’avoir agressé cette

femme, et de lui avoir fait du mal, mais je

vous jure que je ne savais même pas qui

elle était !

p. 29

On voit dans le texte anglais un manque de structure dans le récit de Pete,

entièrement sans signes de ponctuation, les propositions liées tout simplement par

des mots de liaison basiques (and, which, but). Son récit est caractérisé par un rythme

chaotique qui renvoie à son état bouleversé, secoué et agité suite au déroulement de

l’événement qu’il décrit. On n’aurait pas de mal à imaginer cet état reflété dans un jeu

nerveux du comédien. Toutefois, une certaine liberté est laissée au comédien de

manipuler le texte comme il le veut. En français, plus de consignes sont données au

comédien par le biais de la ponctuation, en particulier dans l’ajout de virgules, du

point d’interrogation et du point d’exclamation à la fin (après la dernière proposition

qui a changé de sens en français) et le texte est donc moins souple en français qu’en

anglais.

L’addition de signes de ponctuation peut également avoir un impact sur la

façon dont on perçoit le ton des réactions de certains personnages et par conséquent

leur rapport avec leurs pairs. Dans le premier acte de la pièce, quand Leon et Sonja et

Pete et Jane se retrouvent dans leur maison respective suite à la trahison et la

tentative de trahison dans la première partie de cet acte, Jane et Leon expliquent à

leur conjoint qu’ils avaient essayé de l’appeler au travail :

45

Jane/Leon: I called you. (…) Earlier

tonight. There was no

answer. I thought you must

have stayed back at work.

Pete/Sonja: I did.

p. 10

Jane et Léon : Je t’ai appelé(e). […] Plus

tôt, ce soir. Ça ne

répondait pas. J’ai pensé

que tu étais resté(e) au

travail.

Alex et Sonia : C’est ce que j’ai fait !

p. 25

En anglais, l’emploi du point à la fin de l’énoncé de Pete et Sonja laisse les comédiens

assez libres dans leur choix de ton, indiquant simplement un énoncé court et direct

sans dicter une prononciation particulière. Ce ton est modifié en français où la

traduction de « I did » par « C’est ce que j’ai fait ! » avec un point d’exclamation pour

conclure. Ce point d’exclamation rajoute de l’expressivité au dialogue, et par

conséquent on pourrait voir l’énoncé comme une déclaration de la part d’un

personnage sur la défensive, changeant donc non seulement le ton de cet énoncé,

mais le ton plus large du passage et le rapport entre les personnages. Dans tous les

cas, le simple ajout d’un signe de ponctuation ici, une tendance qui se fait remarquer

tout au long du texte traduit, limite le champ possible d’interprétations du dialogue.

2.5.2. La répétition

La répétition peut être employée pour indiquer l’état émotionnel d’un

personnage et suggérer un comportement particulier à adopter au comédien.

Considérons l’exemple ci-dessous où Pete parle avec Leon et découvre que ce dernier

est policier. Les répétitions de « I mean » ou « je veux dire » sont soulignées pour

faciliter la comparaison des deux textes.

Pete: I’ve never had a conversation with a

cop before. I mean outside of them

being a policeman. You know what I

mean.

Leon: What? You’ve never spoken with a

Alex: Je n’ai jamais eu une conversation

avec un flic. En dehors d’un truc

professionnel. Vous voyez ce que je

veux dire.

Léon : Quoi ? Vous n’avez jamais parlé

46

policeman before?

Pete: Yeah, plenty of times.

Leon: Plenty of times?

Pete: Well…

Leon: What for?

Pete: …

Leon: Don’t be embarrassed.

Pete: I’m not. Well actually I am. I mean. I

was at the time. I mean, how would

you feel if your wife was a shoplifter?

p. 16

avec un policier ?

Alex : Bien sûr que si. Souvent

Léon : Souvent ?

Alex : Enfin…

Léon : Et pourquoi ?

Alex : …

Léon : Soyez pas embarrassé.

Léon : Je ne suis pas embarrassé. Si, en

tout cas je l’étais à l’époque. Mettez-

vous à ma place. Si votre femme…

p. 30

Le fait que Pete répète quatre fois « I mean » démontre son état nerveux. Il ne sait

visiblement pas comment il devrait se comporter dans une conversation avec un

policier. Bien que la syntaxe soit maintenue dans la traduction française, l’absence de

la même répétition estompe ses hésitations et modifie la manière dont un comédien

choisirait d’interagir avec le texte.

Un deuxième cas intéressant de répétition qui communique les sentiments

d’un personnage peut être observé dans le deuxième acte de la pièce. Alors que

Valerie laisse des messages à son mari sur le répondeur, elle commence à lui poser

des questions sur l’état de leur mariage :

What’s happening to me, John?

What’s happening to us?

p. 44

Qu’est-ce qui m’arrive, John?

Qu’est-ce qui se passe avec nous ?

pp. 56-57

La manière dont Valerie répète la première partie de sa phrase, avant d’en modifier la

fin pour transférer le sujet de sa question et aborder les problèmes qu’elle ressent

entre elle et son mari, sert à insister sur la manière dont ses pensées avancent et

accentue son état inquiet, effrayé et nerveux et son ton pressé. Cette même insistance

est en partie perdue dans la traduction car on y voit plus de variété syntaxique.

47

2.5.3. Les temps verbaux

Finalement, on peut analyser la façon dont l’emploi de certains temps verbeux

peut influencer le jeu des comédiens. Dans le premier acte de la pièce, Leon raconte à

sa femme sa collision avec un étranger dans la rue. Les temps verbaux sont mis ici en

caractères gras :

Yes, it was my fault. But, I think, I’m

screaming at this guy, not because I’m

angry at him, because I think I’ve lost you. I

think some stupid indiscretion with a

stranger has cost me the most important

thing in my life. They sit in silence for a

moment. And he’s there, right in my face, so

I’m screaming at him… when I notice that

he’s cowering, like a dog being beaten. This

grown man is cowering because of me. He

thinks I’m going to hit him. So I stop and I

take a step back and I say, “I’m sorry. I’m

sorry. Here, let me help you.” And I pull him

up and I see that I’ve smashed the guy’s

nose in. With my head. With me hard stupid

fat head. I’ve broken this man’s nose.

There’s blood all over his face. “I’m sorry.

Are you all right? Let me help you.” But he

pushes me away and he says, “No, I’m fine.

I’m fine. Please.” And he walks off down the

hedge. But I can see he’s not fine and I just

feel terrible, so I follow him. He turns the

corner. And I hear him, I don’t see him, I

hear him stop and he starts to weep. The

man has completely broken down and he’s

weeping.

p. 27

Oui, c’était ma faute. Mais je hurlais sur ce

type, pas parce que j’étais furieux contre

lui, mais parce que je pensais t’avoir

perdue, comme si cet incident en était la

cause. (Silence. Un moment.) Une chose si

importante dans ma vie. Et lui était là, et

moi je lui criais dessus… Quand je me suis

rendu compte qu’il se couvrait le visage

– il se protégeait, comme un chien qui a

peur de se faire battre –, cet homme, adulte,

se protège des deux mains, pensant que

j’allais le frapper. Alors, j’arrête, je suis

gêné, choqué, même. Et je lui dis :

« Excusez-moi, je suis désolé, voulez-vous

que je vous aide. » Et je le relève, et je vois

que je lui avais cassé le nez en lui rentrant

dedans. Avec ma tête. Ma grosse tête

d’imbécile. Et il saignait. « Je suis désolé,

est-ce que ça va ? Qu’est-ce que je peux

faire ? » Il me repousse et me dit : « Ça va,

ça va », et il s’éloigne. Mais je vois qu’il ne

va pas si bien que ça et je suis désolé, je le

suis. Il tourne le coin de la rue, je ne le

vois plus, je l’entends. Je l’entends

s’arrêter, et il se met à pleurer. Cet

homme craque et se met à pleurer.

p. 41

Leon, qui revit l’incident dans son récit, parle entièrement au présent en anglais alors

que le temps chevauche entre le présent et le passé en français. L’emploi de

l’imparfait en français semble mettre l’accent sur l’énonciateur au début du récit, avec

Leon réfléchissant à l’impact qu’a eu cet événement sur lui. Quand il arrive au

moment le passage où l’action s’accélère, il commence à parler au présent et utilise

donc des formes plus oralisées, mettant l’accent sur le co-énonciateur qui écoute

48

l’histoire. Ce changement de temps pourrait donc indiquer un changement dans le jeu

du comédien qui regarderait éventuellement davantage la personne à laquelle il

s’adresse après avoir eu l’air plus méditatif pendant la première partie du récit. Le

comédien anglophone prendrait peut-être ces mêmes décisions, mais le choix de

mettre une partie du récit au passé et l’autre au présent en français semble fournir

une lecture plus définitive. Quand ce genre de changements est effectué

systématiquement dans le texte entier, on risque de finir avec une idée très différente

de la personnalité des personnages que celle fournie dans le texte original car le texte

traduit modifie essentiellement la manifestation de leur comportement. Il semble

évident que le traducteur impose donc sa lecture du texte sur son public en

fournissant sa version du texte, explicitée dans ses choix linguistiques.

2.6. Conclusion

Qu’il existe ou non un texte sous-jacent qui fournisse des indications de

dramatisation, les didascalies et certains aspects stylistiques du texte de théâtre

suggèrent, à des degrés différents d’explicité, la vision que le dramaturge tient de la

mise en scène du texte. La manière dont le traducteur perçoit ces indications

explicites et implicites influe fortement sur la traduction de la pièce et modifie la

gamme de possibilités proposées aux lecteurs et interprètes du texte traduit. Il reste

clair que dans toute lecture du texte de théâtre, il faut prendre en compte la

subjectivité de l’interprétation des différents aspects du texte, ainsi que le cas

particulier du théâtre où la manière dont ce texte est présenté au public varie entre

chaque mise en scène, et de façon plus discrète, entre chaque représentation d’une

mise en scène particulière. Bien que les mots sur la page du texte restent figés, la

manière dont ils sont interprétés est fortement fluctuante. Andrew Bovell a produit

deux textes écrits qui, chacun dans une mesure différente, ont été créés afin d’être

traduit de manière intersémiotique. Le premier texte, la pièce de théâtre, lui a servi

49

d’inspiration dans la création du deuxième, le scénario du film. Dans les deux cas, il a

pu inclure des indications pour essayer de guider le metteur en scène ou le

réalisateur du texte dans leurs choix de techniques à employer. Cependant, il est

limité dans sa capacité de dicter la manière dont les interprètes de ses œuvres vont

exploiter les moyens à leur disposition pour mettre en valeur certains aspects du

texte en question. Finalement, le metteur en scène et le réalisateur se retrouvent dans

une position similaire à celle de Bovell car eux non plus n’ont pas de pouvoir absolu

sur la manière dont leurs équipes respectives vont exécuter les indications qu’ils leur

donnent ; ces deux personnes auront certainement fait des choix en se basant sur leur

propre interprétation des indications de Bovell qu’elles indiqueront aux différentes

parties impliquées dans le processus de montage du spectacle ou du film, mais elles

n’ont pas la capacité de dicter complètement le jeu des acteurs qui se seront sans

doute faits, au moins en partie, une interprétation personnelle des personnages qu’ils

jouent. De plus, personne ne peut prédire comment, exactement, le public va réagir à

et interpréter la version du texte de Bovell qui est proposée par l’ensemble des

parties impliquées.

50

TROISIÈME PARTIE : LE(S) TEXTE(S)

51

LE(S) TEXTE(S)

3.1. La « Performability » du texte de théâtre

L’une des notions clés dans le débat sur la traduction théâtrale est celle de la

« performability » du texte. Dans un article intitulé Theatre Translation and Cultural

Relocation, Eva Espasa tente de fournir une définition plus claire de la notion que

désigne ce terme en identifiant deux tendances principales : celle, d’abord, de rendre

le dialogue du texte fluide, pour que les comédiens puissent prononcer leurs

répliques de manière naturelle sans difficulté ; et celle d’adapter le texte à la culture

d’arrivée en estompant les éléments dans des passages du texte considérés comme

trop ancrés dans la culture d’origine, voire en omettant totalement ces passages

(Espasa dans Upton 2000, p. 49). Dans son ouvrage Theatrical Translation and Film

Adaptation, Phyllis Zatlin atteste que la traduction du théâtre nécessite dans certains

cas une trahison, car « to achieve speakable dialogue, theatrical translators can and do

adapt » (Zatlin 2005, p. 5). On peut considérer l’importance de produire un texte

« performable » en termes de la première tendance, celle de la fluidité du dialogue en

se référant aux idées de Maurice Gravier, qui évoque l’importance de l’oralité dans un

article écrit par Jean-Michel Déprats.

Il s’agit en effet de faire passer un texte fait pour être dit (et non lu) d’une langue dans

une autre. Il faut donc que le traducteur écrive une langue « orale » et non livresque,

52

formule des répliques que le comédien puisse, sans difficulté avec plaisir même

articuler, faire résonner dans son « gueuloir » et qui passent la rampe.

Gravier dans Bensimon 1987, p. 54

D’autres professionnels et théoriciens insistent sur l’importance de saisir le sens du

texte parlé immédiatement, puisque le public n’a pas le temps de méditer sur

l’importance de chaque énoncé isolé dans la continuité du flux de l’action. Le

traducteur anglais de pièces d’Eugène Ionesco, Donald Watson, fait partie des

traducteurs qui partagent ce point de vue. Il déclare : « Il n’est pas question pour le

spectateur de relire ou de réfléchir sur le texte. Il faut que cela porte. L’effet doit être

instantané » (Watson dans Bensimon 1987, p. 115). En adoptant le point de vue de

Susan Bassnett qui se positionne contre la performability, on constate que la notion

peut représenter une excuse d’adapter le texte aux normes de la culture d’arrivée.

Une telle approche de la traduction qui considère le système d’arrivée comme

primordiale peut entraîner le risque de laisser au traducteur la liberté de manipuler

le texte de départ pour arriver à une version du texte d’arrivée dite performable,

ayant pour résultat une acculturation du texte, en termes de la forme et du fond des

répliques et des didascalies.

3.2. La « performability » et les normes du domaine d’accueil

Dans le contexte de cette étude, il semble pertinent d’élargir la notion de

performability pour l’appliquer à des textes autres que des pièces de théâtre et

l’adapter à une discussion des normes associées aux différents types de texte. De cette

manière, on serait mieux placé pour délibérer des questions liées à la façon dont le

producteur de chaque texte se trouve dans une certaine mesure influencé par des

variables propres au domaine d’accueil du texte sur lequel il travaille. Comme on l’a

déjà établi, Speaking in Tongues n’est pas ancré dans un cadre spécifique, ni par

l’emploi d’un sociolecte ou un dialecte particulier, ni par le lieu du déroulement de

l’action ou l’action elle-même ; on ne serait pas étonné si cette même histoire se

53

passait ailleurs qu’en Australie, dans une autre ville de n’importe quel pays du monde

« développé ». Par conséquent, la pièce ne nécessite pas à cet égard une adaptation du

fond ou de la forme dans la traduction pour la rendre plus « performable ».

Cependant, Andrew Bovell reconnaît formellement dans la préface de sa pièce qu’elle

est écrite de manière peu conventionnelle et que les techniques qu’il met en place

risquent de choquer le lecteur. Le texte original pousse donc les limites de la

peformability en remettant en question les normes du domaine, et il est intéressant de

voir comment son caractère non-conformiste est abordé dans sa traduction dans une

autre langue et dans un autre médium, selon à la fois les normes du domaine

d’arrivée ainsi que les possibilités proposées par et contraintes associées au type de

texte en question. Pendant de telles délibérations, il sera utile de garder à l’esprit le

skopos ou l’objectif de la traduction de chaque texte et le statut du traducteur dans la

culture d’arrivée. La traduction française de la pièce a été effectuée par Michel

Fagadau, un metteur en scène réputé, dans le cadre d’une mise en scène qu’il

organisait à la Comédie des Champs Élysées, un théâtre parisien réputé. C’était donc

Fagadau qui devait travailler avec le texte qu’il a traduit, ayant sans doute en tête les

besoins spécifiques de cette mise en scène. La version écrite de l’adaptation

cinématographique a été faite par Andrew Bovell lui-même qui a ensuite laissé son

texte à Ray Lawrence, un réalisateur qui y porte son propre style cinématographique.

De nombreux théoriciens préconisent une approche de la traduction qui

n’hésite pas à remettre en question les normes de la culture d’arrivée pour pouvoir y

introduire de nouvelles conventions, tel Itamar Even-Zohar qui déclare : « Periods of

great change in the home system are in fact the only ones when a translator is prapared

to go far beyond the options offered to him by his established home repertoire and is

willing to attempt a different treatment of text making » (Even-Zohar dans Venuti

2012, p. 166). Bien que l’on puisse affirmer que cette ouverture permettrait

l’enrichissement du corpus littéraire de la culture d’arrivée, à plusieurs niveaux, il

faut reconnaître que le traducteur n’est pas seul à prendre toutes les décisions, étant

influencé par des forces externes qui s’intéressent sans doute aux besoins

54

commerciaux de la traduction. Dans un article qui dessine les grandes lignes de sa

théorie du skopos, Hans J. Vermeer évoque l’importance de la réception du texte

traduit par la culture d’arrivée : « The target text, the translatum, is oriented towards

the target culture and it is this which ultimately defines its adequacy » (Vermeer dans

Venuti 2012, p. 193). Même si on peut voir le danger dans de telles idées de permettre

une forte manipulation du texte de départ pour qu’il corresponde aux attentes des

membres de la culture d’arrivée, l’affirmation de Vermeer renforce les besoins

pragmatiques de la traduction qui sert après tout une fonction commerciale.

3.3. Thématiques et techniques dramatiques

On l’a déjà établi ; Andrew Bovell ne propose rien de vraiment innovateur dans

les thématiques dont il traite dans sa pièce, ni dans le langage qu’il emploie, qui est de

nature plutôt simpliste. C’est plutôt la manière dont l’interaction est mise en place qui

distingue son œuvre, car dès les premières pages, il tente de heurter la sensibilité de

ses lecteurs en employant des techniques inédites. Bovell brise l’illusion des vies

apparemment distinctes des personnages en employant des techniques qui servent à

insister sur ce qui lie ces personnages et les nombreux parallélismes situationnels

sont complémentés par des formes de parallélismes linguistiques et visuels qui jouent

un rôle symbolique. Bovell présente souvent des personnages sur la même scène

même quand ils sont dans des endroits différents et ces personnages prononcent de

temps en temps des répliques ou des parties de répliques en même temps.

Autrement, les personnages répètent les répliques des autres, et cette forte présence

de répétition langagière est également complémentée par une répétition actionnelle

selon laquelle on entend plusieurs récits d’évènements isolés, racontés de différents

points de vue. Qui plus est, on voit une reprise de mêmes images plusieurs fois dans la

pièce, par exemple dans le premier acte qui commence et se termine par une

variation de la même image, ce qui est également le cas au début du deuxième acte et

55

à la fin de la pièce. Les diverses formes de dialogue simultané et de répétition

définissent en partie l’œuvre de Bovell et font ressortir plusieurs thématiques clés.

3.3.1. La traduction du dialogue simultané

Un exemple notable d’une combinaison de ces techniques visuelles et

linguistiques peut être vu au début de la pièce, au moment de l’introduction des

quatre personnages. Jane, la femme de Pete, rencontre Leon, le mari de Sonja, dans un

bar. Le même soir, Sonja, la femme de Leon, rencontre Pete, le mari de Jane, dans un

bar. Les rencontres se passent avant le début de la mise en scène et le public

rencontre les deux couples alors qu’ils sont en train de danser chacun dans un bar

différent, avant qu’ils aillent dans deux chambres d’hôtel respectives. Les deux

chambres sont présentées sur la même scène, l’une d’un côté de la scène et l’autre du

côté opposé. Les didascalies indiquent : « Two couples are dancing. PETE and SONJA

are in one bar. LEON and JANE are in the other. […] The dancing is identical. Both

couples are like mirrors of the other » (p. 9). La dualité de leur situation, présente dans

l’histoire elle-même ainsi que dans le choix de mettre les deux couples sur la même

scène, est renforcée dans les choix linguistiques de Bovell dans le dialogue dès les

premiers mots de la pièce. Ces premiers mots sont prononcés simultanément par

Leon et Pete : « It’s not much ». Sonja commence la réplique suivante, « It’s what I

expected », et Jane prend le relais en continuant, « I expected – I don’t know what I

expected… », les deux prononçant « I expected » en même temps. Le dialogue

simultané du début de la pièce est reproduit de la même manière en français qu’en

anglais : Alex et Léon prononcent « C’est pas terrible » ensemble avant que Sonia

commence la réplique suivante, « C’est un peu ce à quoi » et la finisse avec Jane, « je

m’attendais ». Cependant, dans le texte original, les parties du dialogue à prononcer

ensemble sont indiquées par une simple barre oblique avant le premier mot de la

56

première personne, alors que dans le texte français, les parties prononcées ensemble

sont alignées verticalement sur la page comme suit :

SONJA : It’s what / I expected.

JANE : I expected – I don’t know

what I expected.

p. 1

SONIA : C’est un peu ce à quoi | je

m’attendais.

JANE : | Je

m’attendais. Je ne sais pas ce

que j’attendais.

p. 15

Sur la page, la présentation du dialogue simultané devient plus claire en français et la

tâche de l’identifier est simplifiée pour les comédiens.

Un peu plus tard dans la même scène, une présence plus marquée de dialogue

simultané peut être vue quand les quatre personnages se parlent. Les répliques

prononcées en même temps sont soulignées ici pour faciliter la comparaison du texte

original et sa traduction :

Jane: You’re not having / a heart attack?

Sonia: A heart attack is something I couldn’t

cope with / right now.

Leon: Right now I could do with / a drink.

Pete: A drink would go down well.

Jane: Do / you want to go back?

Sonia: You want to go / back?

Leon: Back to the bar?

p. 2

Jane : Tu nous fais pas | un infarctus ?

Sonja : | Un infarctus, c’est

tout ce qui me manquerait.

Léon : J’aimerais bien boire quelque chose.

Alex : Un verre, ça me ferait du bien.

Jane : Tu veux retourner ?

Sonia : Tu veux | retourner au bar?

Léon : | Retourner au bar.

p. 16

Dans le passage du texte original, on constate la présence de cinq barres obliques. Les

huit répliques contiennent toutes au moins un mot qui est prononcé en même temps

que celui d’un autre personnage : Jane et Sonja prononcent « a heart attack » en

même temps ; ensuite, Sonja finit sa réplique et Leon commence la sienne par « right

now » et Leon finit sa réplique et Pete commence la suivante par « a drink ». On

remarque ensuite une légère coupure dans l’enchaînement avant que Jane et Sonja

disent ensemble « you want to go back » et Leon préempte la suite des pensées de

Jane en prononçant ce dernier mot en même temps Jane et Sonja avant de poursuivre

et conclure sa question. Le passage est donc chargé de mots prononcés

57

simultanément par les différents personnages. Dans le texte français, la première et la

dernière réplique contiennent du dialogue simultané mais les autres cas ne sont pas

maintenus dans la traduction. De plus, le choix de faire parler trois personnages en

même temps n’est pas respecté car, dans les deux cas présents dans le texte français,

on ne voit que deux personnages parler en même temps, ce qui limite la force

symbolique de la technique mise en place. Dans le texte français plus largement, il

semble que ce procédé de traduction est systématique car moins de mots ou de

phrases sont prononcés simultanément par les personnages du texte français que du

texte original.

Non seulement il existe des cas où moins de parties de répliques dans un

passage sont reproduites de manière simultanée dans le texte français, on voit

également des cas où le dialogue simultané n’est presque pas, voire pas du tout,

maintenu dans la traduction. Tel est le cas pour la séquence suivante, tirée du

premier acte :

Leon: I’m here because / I’m attracted

to you.

Sonja: I’m attracted to you.

Leon: You know maybe / it’s no more

complex than that.

Sonja: It’s no more complex than that.

Pete/Jane: No, it’s complex.

Pete: Believe me / It’s complex.

Jane: It’s complex.

p. 8

Léon: Je suis là parce que tu me plais.

Sonia : Tu me plais.

Léon : C’est pas plus compliqué que

ça.

Sonia : C’est pas plus compliqué que

ça.

Alex et Jane : Oh si, c’est compliqué.

Jane : C’est compliqué.

p. 22

À l’ exception de la réplique de Pete et Jane, le dialogue simultané est transformé en

une simple répétition : à la place des répliques prononcées ensemble se trouvent des

répliques répétées.

Pour essayer d’expliquer l’absence d’autant de cas de dialogue simultané dans

la traduction, on pourrait imaginer que les répliques auraient pris un air peu naturel

en français, exigeant d’importants changements linguistiques, si la technique avait été

58

respectée à la lettre. Cependant, que ce soit pour des raisons linguistiques ou

stylistiques, le fait reste que la version française perd une grande partie de l’impact

provoqué par cette technique dans le texte original. On voit donc dans la traduction

une dilution de la force des passages simultanés car le texte français devient plus

« performable » que le texte original, cette « performability » du texte étant accentuée

par la mise en page. Par ailleurs, il semble approprié de déclarer que ce choix

d’exposer le dialogue simultané de manière plus explicite en français relève d’un

désir de donner au texte un air moins difficile à aborder pour ne pas effrayer les

comédiens qui se trouvent face à un texte étranger, dans le sens où la pièce est

australienne et qu’elle contient des techniques inhabituelles, que le comédien

francophone n’a peut-être jamais rencontrées.

3.3.2. La traduction de la répétition

Comme on a pu le remarquer dans les discussions sur le rôle de la répétition

dans la présence d’indications implicites de jeu, la pièce contient de nombreux

exemples où des mots ou des tournures sont répétés à l’intérieur des répliques d’un

seul personnage. Couplé à cette forme de répétition, Bovell a recours à plusieurs

autres formes de répétition dans sa pièce pour souligner les liens entre les

personnages et pour amplifier la tension dramatique. Ces diverses formes de

répétition linguistique rajoutent également de la musicalité au texte. Bien que, de

manière générale, la répétition visuelle du texte soit maintenue dans la traduction, le

texte français a tendance à modifier la répétition linguistique du texte original en

rajoutant plus de variété lexicale et syntactique. Un exemple de ce genre de

changements peut être observé dans le premier acte de la pièce, quand Sonja et Jane

expliquent à Pete et Leon pourquoi elles sont venues au bar, on entend un écho dans

l’explication qu’elles fournissent :

59

Sonja : Because I was hoping that someone

like you would come along and try to

pick me up. / I don’t know.

Jane : I don’t know. / Because I was hoping

that someone like you would come

along and try to pick me up.

p. 5

Sonia : Parce que j’espérais que quelqu’un

comme toi viendrait me draguer.

Peut-être. | Je ne sais pas.

Jane : | Je ne sais pas.

Sans doute, j’espérais que quelqu’un

comme toi viendrait me draguer.

p. 19

Dans le texte original, on voit une répétition exacte de la phrase de Sonja dans la

phrase de Jane, qui prend le relais suite à une phrase brève que prononcent les deux

personnages en même temps (« I don’t know »). Cette forme de répétition insiste

explicitement sur les similarités entre les motivations de chaque femme, et bien

qu’elle soit en partie maintenue dans la traduction française, les légères modifications

qui y sont apportées par l’addition de plus de variété lexicale (« Because » traduit par

« Parce que » pour Sonia mais par « Sans doute » pour Jane, et l’addition de « Peut-

être » à l’énoncé de Sonia) estompent quelque peu la force de cette insistance dans le

texte français.

Dans la scène qui suit la première partie du premier acte au bar quand les

couples se retrouvent chez eux et discutent de leur soirée, se sentant coupables de ce

qui s’était passé, la tension est accentuée par la chaleur ressentie. En anglais, les

personnages font référence à la chaleur plusieurs fois en employant la même

tournure « It’s so hot » :

Leon/Jane : It’s so hot.

Pete/Jane/Leon/Sonja : It’s so hot.

Jane/Leon : … I toss and turn when it’s so hot.

pp. 11-12

Léon et Jane : Il fait tellement chaud.

Alex, Jane, Léon et Sonja : Dieu, qu’il fait

chaud !

Jane et Léon : … je m’agite quand il fait

chaud.

pp. 24-25

Dans la traduction, le mot « chaud » est répété, mais la manière dont il est incorporé

dans les énoncés est modifiée. Le texte français maintient donc en partie la répétition

en gardant la même idée, mais en ajoutant toutefois plus de variété syntactique.

60

3.4. Registre

Dans l’approche de la traduction du registre du texte original, on peut

remarquer une tension entre le désir de respecter au maximum le texte original et

celui de servir les intérêts des divers lecteurs de la culture d’arrivée, que ce soit les

comédiens qui doivent jouer le texte traduit, les lecteurs individuels du texte écrit ou

le public qui assistera à une représentation du texte mis en scène. Dans la traduction

de la pièce, on perçoit ce qui ressemble à une volonté de produire un texte oralisé

pour conformer aux caractéristiques du texte de départ. Comme il n’est évidemment

pas possible de reproduire systématiquement le même niveau de familiarité de

manière littérale, c’est-à-dire, dans la même unité, vu les nombreuses différences

linguistiques entre les deux langues et les différentes façons dont se manifeste chaque

niveau de langue, cette familiarité se révèle dans le texte plus largement. Elle se

manifeste dans des tournures typiques d’un français parlé, en particulier au niveau

lexical et syntactique. Selon cette démarche, il n’est pas inhabituel de voir des formes

interrogatives non-inversées, le pronom « on » à la place de « nous » ou l’absence du

« ne » dans la négation, par exemple. Cependant, cette démarche n’est pas

systématique dans l’entièreté de la traduction et les choix pris ne semblent pas

toujours correspondre au registre du texte de départ, ni dans le même passage, ni

dans le texte plus globalement. Considérons l’exemple ci-dessous où on voit un

mélange de plusieurs niveaux de langue à l’intérieur même d’une série d’énoncés :

Jane: What / am I meant to say?

Leon: Am I meant to say something?

Sonja/Pete: Say something.

Jane/Leon: Did you fuck?

p. 24

Jane : Qu’est-ce que je peux dire ?

Leon : Suis-je censé dire quelque chose ?

Sonia/Alex : Dis quelque chose.

Jane/Leon : Vous avez baisé ?

p. 26

Dans ce passage, trois façons de poser une question sont utilisées : la forme « qu’est-

ce que », la forme inversée (« suis-je ») et la forme non-inversée (« Vous avez

baisé ? »). Ce genre de mélange de niveaux de langues se voit répété tout au long de la

traduction. Au premier abord, un tel choix peut paraître incohérent, mais on pourrait

61

éventuellement suggérer qu’il est plus habituel d’employer un registre plus élevé

dans le théâtre français. Cette incohérence pourrait donc être attribuée à la tension

entre deux pôles, dans le maintien d’un français « correct » et la production d’un texte

« oral ». Autrement dit, le traducteur se trouve partagé entre le désir de respecter le

texte original et celui de servir les intérêts des normes de la culture d’accueil, sachant

que le public est habitué à une certaine sorte de représentation.

3.4.1. Le registre et le réalisme au cinéma

La traduction française de la pièce transporte le texte dans un autre système

théâtral où les normes diffèrent de celles du système de départ. L’adaptation

cinématographique transporte également le texte dans un autre système, et ce

système propose tout un champ de nouvelles possibilités. Pour démarrer une

discussion des conséquences concrètes de ces possibilités visibles dans le film, on

peut considérer le registre employé dans le film et la manière dont l’expression des

personnages influence le réalisme. En comparant le registre du film avec celui de la

pièce écrite, il semble d’abord impératif de reconnaitre que ce qui est entendu dans le

film en tant que produit fini va forcément différer de ce qui apparait dans le scénario

écrit. Quand il s’agit du registre, cette différence va se faire remarquer

particulièrement au niveau morphologique et phonétique, comme les acteurs vont

sans doute essayer de paraitre plus naturel alors qu’ils prononcent les mots écrits sur

la page. On pourrait avancer cette même idée en parlant de la différence entre la pièce

écrite et la pièce mise en scène, mais puisque l’on n’a pas accès à a mise en scène du

texte pour comparer les deux, on peut éliminer des considérations du registre au

niveau morphologique et phonétique pour se concentrer sur son apparition lexicale

et syntaxique. Dans tous les cas, cependant, il semble plus courant d’employer un

registre plus bas dans le cinéma, pour apparaître plus naturaliste. Comme le rappelle

Denis Lévy, « il suffit même que les dialogues soient d’une écriture « littéraire » pour

62

qu’ils fassent effet de théâtre » (Lévy dans Prédal 1999, p. 262). Le registre est donc

un des facteurs qui contribuent à rendre le film plus authentique. Lévy développe

cette idée en délibérant sur le style de jeu cinématographique. Il déclare que l’on dit à

un acteur qu’il est théâtral quand « son jeu est excessif » (Lévy dans Prédal 1999 p.

263). Lévy explique que « la norme cinématographique en la matière s’aligne sur la

norme hollywoodienne du jeu retenu (underplaying), intériorisé », et que l’on a fini

par croire « qu’il s’agissait d’être plus « naturel », plus ressemblant, plus proche de la

vie » (Lévy dans Prédal 1999, p. 263). Les tournures de phrase entendues dans le film

sont donc souvent plus informelles que dans la pièce. On peut prendre comme

exemple la scène où Pete raconte à Leon l’incident avec Valerie dans la rue. La

manière dont cette scène est adoptée plus ou moins littéralement dans l’adaptation

cinématographique de la pièce permet de comparer les deux textes plus facilement :

Pete : I don’t know what happened. I was

walking along the street, just

thinking a few things through,

certainly minding my own business,

and I passed this woman and she

started screaming at me.

Leon : What for?

Pete : Christ, I don’t know. She was mad.

p. 15

Pete : This really fucking weird thing

just happened. I’m walking along

the street just minding my own

business and this woman starts

screaming at me.

Leon : What for?

Pete : Shit, I don’t know. She was nuts.

Bien que le registre de la pièce soit déjà plutôt informel, on constate une légère

différence dans le niveau de langue employé dans les deux textes. En termes du

lexique, Pete utilise l’adverbe grossier « fucking » dans le film pour accentuer son état

choqué, et remplace l’adjectif « mad » par le terme plus familier « nuts ». De plus,

l’adverbe « certainly » est effacé dans le film, sans doute à cause du fait que l’on

n’emploie pas habituellement un tel adverbe à l’oral en anglais. L’oralité du récit dans

le film est également accentuée par le choix de faire parler Pete au présent alors qu’il

raconte un évènement qui s’est déroulé dans le passé. Ces légères modifications

63

rajoutent au réalisme du film qui vise à produire une vision naturelle des vies des

personnages qu’il donne à voir.

3.5. Changement de médiums, changement de techniques

En méditant sur les techniques employées dans le film pour mettre en valeur

certaines thématiques, il semble important de garder à l’esprit le fait que le texte écrit

de la pièce de théâtre sera adapté à la scène. De cette manière, on compare deux

textes issus de deux médiums différents. Toutefois, on constate que ces techniques

cinématographiques présentent de nombreuses possibilités d’accentuation qui ne

sont pas à la disposition du metteur en scène au théâtre. Ainsi, « le cinéma parle un

autre langage formel que le théâtre, emploie des moyens d’expression singuliers,

différents de ceux du théâtre » (Schmulévitch dans Hoffert 2010, p. 22). Les

techniques dramatiques élaborées ci-dessus sont principalement absentes de

l’adaptation cinématographique de la pièce, vraisemblablement pour des raisons liées

au réalisme. Ces techniques ont sans doute été jugées excessivement théâtrales pour

le cinéma, qui cultive une illusion plus marquée du réel. En effet, l’absence des

contraintes temporelles et spatiales liées à la représentation théâtrale, combinée aux

nouvelles possibilités cinématographiques, permet de présenter une histoire plus

naturelle. De cette manière, une grande partie de ce qui est suggéré dans la pièce est

montré dans le film, qui prend les grandes lignes de la pièce et les étoffe en les

rendant plus réalistes. Les thématiques abordées dans la pièce sont donc traitées de

manière différente dans le film et le champ plus étendu de possibilités permet

également de rajouter d’autres thématiques. La manière dont le fond du texte original

est adapté au nouveau médium a pour résultat que le film se concentre plus sur les

personnages, qui possèdent toute l’énergie du film et occupent donc une place

centrale dans le montage. Tout ce qui est filmé est filmé dans sa relation avec les

personnages, et le travail du scénariste en élaborant le fond du film est ainsi mis en

64

valeur par les choix du réalisateur qui décide de la manière dont les aspects de la vie

des personnages sont présentés. Des outils tels le montage, le son et la musique, la

lumière et les couleurs, le cadre, les angles de prise de vue et l’emplacement des

personnages, contribuent tous à orienter la vision du spectateur et influent donc sur

son interprétation de l’œuvre.

3.5.1. Théâtralité des techniques cinématographiques

Bien que la forme et le fond de la pièce soient adaptés au médium

cinématographique et prennent un air plus réaliste, le film porte toutefois de visibles

traces de ses origines théâtrales. Certaines techniques dramatiques de Speaking in

Tongues sont ainsi remodelées dans le film. En particulier, on constate la présence

d’une répétition visuelle et sonore à plusieurs reprises et on voit des scènes où le

scénariste et le réalisateur jouent avec la temporalité. Pour ce qui est de la répétition,

plusieurs motifs sont exploités dans le film, notamment celui du lantana qui devient

un symbole important du caractère entremêlé des vies des personnages. La plante

figure de manière proéminente dans le montage et, comme on l’a déjà reconnu, est

exploitée dans le paratexte. La danse est également un exemple d’une image

symbolique employée dans le film pour apporter un complément aux aspects de

l’intrigue qui tournent autour de l’amour et de la séduction. Jane en particulier est

souvent filmée en train de danser seule sur une musique latine dans son salon, un

verre d’alcool à la main. Cette image insiste sur son côté séducteur qui est accentué

par le choix de situer son salon à l’étage, position depuis laquelle elle peut observer

son voisin. Un dernier exemple notable de répétition visuelle peut être vu dans la

colère de Leon et son incapacité de différencier sa vie professionnelle de sa vie

personnelle qui sont intensifiées par la répétition d’une même image. On le voit forcer

une porte à trois reprises : au début du film quand il rentre dans la maison d’un

trafiquant de drogues, au milieu du film quand il rentre dans la chambre de son fils

65

qui fume du cannabis et vers la fin du film quand il rentre dans la chambre où se

trouve l’amant de Patrick. Ces scènes mettent en relief la manière dont sa frustration

personnelle influe sur son travail, et inversement. La répétition insiste sur sa

difficulté de sortir de son état d’esprit, qui a un grand impact sur son comportement.

Ces trois images font partie d’un emploi plus large de certaines images qui jouent un

rôle symbolique et, de manière générale, le genre de symbolisme que l’on constate

dans le film est de nature plus discrète que dans la pièce.

Pour ce qui est de la temporalité, le film n’en présente pas autant de couches

que la pièce mais contient toutefois plusieurs scènes qui sont entrecoupées d’autres

scènes. On remarque un premier exemple dans le choix de montrer les différents

personnages qui regardent les informations télévisées en même temps dans leurs

maisons respectives au moment où on annonce la disparition de Valerie.

L’entrecoupage démontre l’importance de cet événement et la façon dont il lie tous

ces personnages. Plus notable encore est la manière dont la nuit de la disparition de

Valerie est racontée par plusieurs personnages dans le film ; cette présentation est

particulièrement intéressante à étudier et à comparer avec son traitement dans la

pièce. Dans la pièce, Nick raconte l’incident au commissariat pendant le deuxième

acte, et Valerie prend la parole aux moments où Nick fait référence à ce qu’elle avait

dit au moment de leur conversation : Nick parle donc au passé et Valerie rejoue

l’action, chevauchant la temporalité du récit. Leurs deux voix sont ensuite

complémentés par celles de Neil et de Sarah lorsque Nick s’approche du point

culminant de son histoire. A ce moment-là, Neil se met à prononcer une sélection des

mots du dialogue en même temps que Nick, suivie par Sarah qui contribue elle aussi à

la prononciation du dialogue de Nick ou Valerie. Nick termine son récit sans les

contributions de Valerie, qui ne figure plus dans son histoire, mais ses répliques sont

alternées avec celles de Neil, qui lit à haute voix une lettre que l’on voit Sarah lit toute

seule. Dans cette lettre, Neil raconte l’histoire du mari de Valerie, John, qui rentre un

soir et découvre que sa femme n’est pas là avant d’écouter les messages qu’elle lui a

laissés sur le répondeur. Nick et Neil parlent donc de la même histoire ; arrivés au

66

moment où la femme de Nick l’attend à la maison en même temps que le mari de

Valerie l’attend, renforçant les reflets dans les deux situations. Dans le troisième acte,

Leon pose des questions à John sur ses actions cette nuit-là, et John met en route le

répondeur. Ici, on entend les extraits des messages qu’avait laissés Valerie dans le

deuxième acte. Valerie et Sarah réapparaissent sur scène et on assiste au

déroulement d’une séance de psychothérapie, présentée en même temps que la

discussion de John et Leon qui continue à être ponctuée des messages de Valerie.

Tout au long de ce passage, donc, on a trois temporalités. Le chevauchement de temps

a influencé la présentation des événements dans le film. Quand Nik fait sa déclaration

au commissariat et raconte ce qui s’est passé la nuit de la disparition de Valerie, la

scène est entrecoupée de séquences qui montrent Valerie, d’abord dans sa voiture qui

tombe en panne et ensuite dans une cabine téléphone en train d’appeler son mari. On

voit donc des flashbacks qui accompagnent le monologue de Nik. Vers la fin du film, le

même événement est présenté du point de vue de John, qui parle avec Leon de ce qu’il

faisait cette nuit. Aors qu’il fournit sa version des événements, on voit des séquences

qui le présentent en train de se préparer un sandwich pendant qu’il écoute les

messages que lui laissait Valerie. Le montage cinématographique permet de renforcer

facilement les histoires que racontent les personnages en présentant des images

d’évènements passés alors que l’on en parle au présent.

3.6. Fond adapté à la forme : l’intrigue

Mises à part les techniques citées ci-dessus, visiblement influencées par les

origines théâtrales du film, le changement de médium entraine de nombreux

ajustements au fond et à la forme de la pièce. Avant de passer à une discussion de la

forme du film et comment elle met en valeur certains aspects du fond, il sera utile de

considérer les changements apportés spécifiquement au fond dans l’adaptation de la

pièce à l’écran. Le film adopte une intrigue plus linéaire, l’action tournant autour d’un

67

événement instigateur : celui de la disparition de Valerie, qui n’est pas introduite dans

la pièce avant le deuxième acte. Conformément au genre du film, l’action commence

sur un ton sinistre : les noms des acteurs sont superposés sur l’arrière-plan d’un

lantana pendant que la bande sonore figure le bourdonnement incessant de cigales.

L’écran est ensuite plongé dans l’obscurité avant que la caméra expose le cadavre

d’une femme (qui manque une de ses chaussures) et la bande sonore figure quelques

notes d’une musique menaçante. Il n’est pas clair si la mort de cette femme fut un

accident ou si elle est la victime d’un acte criminel. L’écran noir qui suit et la

transition directe à une scène de sexe changent immédiatement le ton du début et le

mystère n’est pas résolu. On comprend toutefois que cet événement va jouer un rôle

central dans le film ; sa figuration fugace contribuant à créer du suspense. En effet, cet

événement déclencheur de l’intrigue permet le développement de plusieurs fils

d’intrigue secondaires et le film explore à partir des situations annexes les

complexités des relations amoureuses et familiales entre les personnages. Les fils

secondaires de l’intrigue abordés dans l’intrigue comprennent : l’état du mariage de

Sonja et Leon, la liaison de Leon et Jane, la crise de la cinquantaine de Leon, la vie

familiale de Sonja et Leon, leur relation avec leurs deux fils, la vengeance de Sonja, la

séparation de Pete et Jane, le meurtre de la fille de Valerie et John et ses effets sur le

mariage est basé sur un sentiment de deuil, l’enquête sur la disparition de Valérie, le

mariage de Nik et Paula et le rôle de Nike dans l’enquête, la relation de Claudia avec

l’homme mystérieux du restaurant, et l’aventure extraconjugale homosexuelle du

patient de Valerie, Patrick, avec un homme marié, et son effet sur Valérie.2 On a

catégorisé le film comme un « drame psychologique » et l’intrigue est complexe, mais

sa compréhension est facilitée par l’usage de la disparation de Valerie comme

élément clé de l’histoire, ainsi que par le choix d’inclure Leon comme personnage

principal. Leon devient le protagoniste du film, partageant des liens avec chacun des

personnages présentés, dans sa vie privée et dans sa capacité professionnelle en tant

qu’inspecteur dans l’enquête sur la disparition de Valerie. Aucun des autres

2 Les liens entre les personnages sont présentés visuellement sous la forme d’un tableau dans les

annexes de cette étude

68

personnages du film ne partage autant de contact avec les autres que lui, le véritable

pivot de l’intrigue. La conclusion du film diffère considérablement de celle de la pièce.

Toutes les questions sont réglées à la fin du film alors que la pièce se termine de

manière très ouverte et mystérieuse. Dans la pièce, le lecteur (ou le spectateur) ne

sait pas ce qui est vraiment arrivé à Valerie, le mystère n’est pas résolu. Le montage

mis en place à la fin du film permet au spectateur de voire la situation finale de

chacun des personnages et donne un sens de fermeture de d’aboutissement

émotionnel. Il aurait été moins pratique au théâtre de fournir cette même sorte de

clôture en mettant en scène la destination finale de chaque personnage, surtout en

considérant le fait que ces neufs personnages ne soient joués que par quatre

comédiens.

3.7. Les personnages

Une vision plus complète des vies respectives des personnages est mise à

disposition dans le film grâce à l’inclusion d’un plus grand nombre de personnes

faisant partie de leur entourage. Les neuf personnages de la pièce se retrouvent tous

transportés à l’écran, mais pas tous sous la même forme. L’addition des fils de Leon et

Sonja permet d’explorer les effets des difficultés rencontrées dans leur mariage sur

les autres parties impliquées dans la situation. La thématique des relations familiales

est donc abordée, alors que le spectateur voit comment les garçons réagissent à la

tension qui se manifeste entre leurs parents, le plus jeune visiblement perturbé et

inquiet et l’aîné qui se met à fumer du cannabis dans sa chambre, et comment Leon et

Sonja, à leur tour, choisissent de gérer la situation. Cette thématique familiale est

également abordée grâce à l’inclusion de la femme de Ni(c)k, Paula. Le spectateur est

exposé à leur vie quotidienne en tant que jeunes parents de trois enfants, et le film

rend compte en même temps de leur situation financière précaire. Le mariage

heureux de Paula et Ni(c)k, un couple en difficulté financière et qui doit faire face aux

69

complications provoquées par l’enquête, est juxtaposé avec les relations difficiles des

autres personnages, qui ne parviennent pas à faire preuve du même niveau de

confiance que Paula, qui n’a aucun doute sur l’innocence de son mari. Sarah, la

patiente de Valerie dans la pièce, devient Patrick dans le film. Sarah était présentée

dans la pièce comme une femme egocentrique dont Valerie soupçonnait d’avoir une

liaison avec son mari en l’écoutant parler de son aventure extraconjugale avec un

homme marié lors de leurs séances de psychothérapie. Les mêmes suspicions se font

sentir dans le film, car Valerie est fortement perturbée par les séances avec Patrick,

un homosexuel qu’elle trouve provocateur et qui lui parle de son aventure avec un

homme marié : elle soupçonne son mari d’être l’amant de son patient homosexuel.

Les modifications apportées au genre et à la sexualité du personnage de Sarah

constituent l’inclusion d’une thématique supplémentaire et permettent d’aborder des

questions liées à l’homosexualité. Ainsi, le film propose plus de commentaire social

que la pièce, présentant une question importante dans la société occidentale et

australienne au 21ème siècle. L’histoire de la relation entre Sarah et Neil de la pièce est

supprimée dans le film, et Neil devient Michael, le « Mystery Man » du film. Michael

rencontre Leon de la même façon dans le film que dans la pièce, quand les deux

hommes entrent en collision alors que Leon est en train de courir. Il devient le

« Mystery Man » qui mange au même restaurant que Claudia, la collègue de Leon. Ce

personnage est ajouté au film pour permettre le développement de l’intrigue centré

sur la disparition de Valerie et l’enquête associée. En tant que la collègue et l’amie de

Leon, Claudia fait des commentaires par rapport à la relation extraconjugale qu’il

tient avec Jane et ajoute donc un côté moralisant à l’histoire, devenant la voix de la

raison. Le fait qu’elle soit d’origine aborigène contribue également à plus ancrer le

film dans son contexte australien. L’inclusion de personnages supplémentaires est

complétée par les aspects visuels du film qui permettent de dévoiler la vie privée de

chaque personnage, notamment à travers la présentation des environnements

personnels, et le film examine de plus près l’état émotionnel des personnages à

travers les dialogues plus élaborés et par le biais des angles de prise de vue. De cette

manière, toutes les maisons sont montrées, ainsi que les lieux de travail de Leon et de

Valerie, les personnages les plus centraux de l’histoire. Pour ce qui est des maisons en

70

particulier, leur présence permet au spectateur de comparer la situation financière et

la classe sociale de chacun des personnages. Cette manière plus complète de

présenter les personnages avec leur entourage et leur environnement rajoute au

réalisme du film dont l’histoire se déroule dans un contexte spécifique et concret.

3.8. Le réalisme et le cadre

Il va de soi que les contraintes spatiales et temporelles empêchent de

nombreux changements de décor dans le théâtre : des modifications importantes au

décor demandent un certain temps d’installation, impossible dans la limite de la

durée du spectacle quand le public est assis dans une salle noire en attendant la suite

de la représentation. Ce qui est de plus, on n’a pas la possibilité de représenter sur la

scène tous les endroits mentionnés dans une pièce. Ces contraintes de décor exigent

que le théâtre ait donc recours à deux options : soit l’action de la pièce se déroule

entièrement dans un seul endroit, qui serait éventuellement modifiée pendant

l’entracte pour les pièces en plusieurs parties, soit un décor dynamique ou

minimaliste sera mis en place pour permettre des changements plus fréquents de

localisation. Dans le deuxième cas, la « vraie vie » est suggérée au théâtre alors qu’au

cinéma elle est montrée. Dans tous les cas, le public est conscient de l’artificialité du

décor, qui invite de l’imagination. Les possibilités élargies de cadre proposées par le

cinéma permet de créer une impression plus complète de la réalité car « le monde s’y

représente avec toutes les apparences du naturel » (Schmulévitch dans Hoffert 2010,

p. 21). Dans son ouvrage qui porte sur la « nécessité » du théâtre, Denis Guénoun

affirme que « le cinéma porte trace du réel, puisque la photographie reçoit

directement l’empreinte de la luminosité et de l’objet. Dès lors, il se donne comme un

mode de représentation qui « réalise l’imaginaire en images » et apparait comme le

lieu de l’identification » (Guénon 1997, p. 110). Là où le théâtre a tendance à faire

allusion au monde, donc, le cinéma a la capacité de le montrer tel qu’il est. Le

71

réalisateur de Lantana, Ray Lawrence, essaie de présenter le monde sans artificialités

et a décidé de n’employer que de la lumière naturelle. De plus, les séquences se

déroulent dans des environnements naturels, à l’extérieur dans la banlieue de

Sydney, à l’intérieur dans des vraies maisons. Un studio n’est donc pas utilisé. L’une

des conséquences du réalisme du film est que les producteurs se trouvent obligés de

fournir une localisation plus précise. Alors que la pièce pourrait se dérouler n’importe

où, ce qui facilite justement sa traduction et mise en scène en France, le film ancre

l’histoire dans la société australienne. Cet ancrage invite la question de si le choix du

cadre limite éventuellement l’impact du film sur un public qui ne peut pas s’y

identifier, ou autrement, s’il suggère que ce genre de situation ne peut arriver qu’à

des personnes dans le même contexte que celui qui est montré à l’écran. En ne

précisant pas le cadre, la pièce propose une histoire plus neutre et on peut se

demander si, de cette manière, elle accentue la thématique de la coïncidence et du

hasard car ce manque de contexte suggère presque que tout ce qui se passe pourrait

arriver à n’importe qui.

3.9. Montage, son, encadrement

Le montage, le son et l’encadrement sont exploités dans le film pour accentuer

certains aspects de l’intrigue et pour tisser des liens entre les personnages. En

particulier, le montage joue un rôle important dans l’exploration des problèmes

maritaux de Valerie et John car les scènes figurant le couple sont souvent juxtaposées

avec des scènes où des personnages parlent de l’infidélité, rajoutant du suspense à

l’intrigue. Les suspicions de Valerie sont accentuées et presque validées puisque les

moments tendus qu’elle partage avec son mari sont suivis dans le montage par des

séances de psychothérapie avec ses clients Patrick et Sonja, Patrick qui lui parle de la

femme de son amant et Sonja qui soupçonne elle aussi son mari d’avoir une liaison

avec une autre femme. Dans ce sens, le montage est complémenté par l’emploi de

72

certains effets sonores ; des cymbales menaçantes accompagnent la présentation de

Valerie qui fuit son bureau en détresse suite à une conversation avec Patrick : il est

clair qu’elle soupçonne son mari d’avoir une liaison homosexuelle extra-martiale avec

cet homme. Dans la pièce, Valerie a raison dans ses suspicions : son mari la trompe

véritablement avec sa patiente, Sarah (une femme, et non un homme), alors que dans

le film, il est innocent. Le film développe un sens de mystère pour finalement le

laisser dissoudre, s’opposant aux attentes du spectateur. La manière dont les scènes

où Valerie laisse des messages à son mari sont filmées est également intéressante à

considérer : on voit Valerie, isolée et enfermée littéralement dans une cabine

téléphonique et on comprend qu’elle est également isolée et enfermée dans sa vie

plus largement, sans l’amour de son mari et dans son état suspicieux et nerveux.

Quand elle laisse ces messages suppliants à son mari, la caméra expose le répondeur

sur une table basse, positionné à côté de portraits de famille, insistant donc sur le

deuil qui a déchiré ce mariage. Dans les dernières scènes du film, la caméra recule

pour exposer John en train de se préparer un sandwich pendant qu’il écoute les

messages de sa femme sans décrocher le téléphone, avant de se concentrer sur son

visage, triste et démuni. D’autres techniques cinématographiques employées dans les

scènes qui précédent le point culminant du film développent la tension et la tristesse

profonde qui caractérisent leur mariage, rendant ces derniers moments du film

d’autant plus puissants. Notamment, John et Valerie sont souvent filmés avec un écart

physique entre les deux qui renvoie à leur écart émotionnel. Ailleurs, dans la scène où

ils tentent de faire l’amour, les gros plans sur leur visage montrent explicitement leur

sens d’isolement et de détachement. La distance psychologique entre les deux

personnages est accentuée par la lumière dure du soleil matinal qui tombe sur Valerie

le lendemain, alors qu’elle est allongée seule dans le lit, visiblement abandonnée par

son mari ; la conversation qui suit, où John semble rejeter la présence et la compagnie

de sa femme, expose une certaine disparité entre les attentes que Valerie associe à

l’intimité de la veille et la réalité qu’elle perçoit le lendemain. La manière dont Valerie

est filmée ici invite une réflexion sur la capacité du réalisateur de dicter ce que voit le

spectateur du film.

73

3.10. Angles de prise de vue et perspective

Au théâtre, bien que l’éclairage puisse dans une certaine mesure indiquer au

spectateur ce qu’il devrait regarder, en braquant les projecteurs sur une partie

précise de la scène ou un comédien particulier, le spectateur a la même vue de la

scène, à une distance fixe et invariable, pendant toute la durée du spectacle. On

pourrait en déduire que le spectateur garde donc une certaine distance par rapport à

l’action qui se déroule devant lui. Selon André Bazin, le cinéma « libère le spectateur

de son fauteuil » et met en valeur le jeu de l’acteur (Bazin 2002, p. 139). Toutefois, il

faut reconnaître que la « liberté » proposée au spectateur est diluée

considérablement par le réalisateur, qui joue le rôle d’un « guide » en montrant « ce

qu’il faut voir » (Schmulévitch dans Hoffert 2010, p. 26). Par le biais d’angles de prise

de vue, par exemple, le réalisateur dicte la perspective et, par conséquent, le

spectateur sait à qui s’identifier et quand. Le cadre se limite à l’espace fixe de la scène

au théâtre, ce qui impose de considérables contraintes au niveau de la représentation

du monde de la pièce. Cependant, il faut admettre que le spectateur a la possibilité de

voir toute la scène à tout moment et est donc plus libre à percevoir l’action à sa guise.

La différence dans la liberté de la vision du spectateur reste donc peut-être dans les

limites que l’on lui impose par rapport à ce qu’il peut tirer de ce qui est montré : il

aura certainement une vision plus réduite de l’ensemble au théâtre, mais au cinéma,

bien qu’il ait accès au contexte géographique plus large, cet accès est déterminé de

manière ponctuelle par l’objectif et encourage donc des réactions particulières à

l’action aux moments voulus par le réalisateur.

3.11. Contexte et développement

L’élargissement d’options dans le cinéma permet de montrer un plus grand

nombre d’événements dans un film que dans une pièce. Le cinéma passe donc à

74

l’action ce qui est décrit dans le théâtre et prend un rôle plus actif. Dès le début du

film, Lantana a la capacité de montrer certains incidents mentionnés dans Speaking in

Tongues, auxquels les personnages ne font qu’allusion. Après le générique, dans la

chambre d’hôtel, qui est « cheap », « spartan » et « faded » comme elle est décrite dans

la pièce, on voit Leon et Jane faire l’amour, événement qui n’est qu’évoqué dans la

pièce. Le spectateur est donc plongé immédiatement dans l’action. Un deuxième

incident clé décrit dans la pièce est celui de la collision de Leon avec un homme dans

la rue : quand Neil entre en collision avec Leon qui est en train de courir, cet

événement est relayé par Leon à sa femme dans le premier acte de la pièce.

Visiblement, Leon est fortement perturbé par l’incident dans la pièce et on le sait

grâce à la manière dont il le raconte à Sonja. Cependant, dans le film, l’incident est

montré et le spectateur a la possibilité de voir la réaction de Leon directement,

partageant l’événement avec le personnage. De plus, le choix de présenter Leon seul

qui se regarde dans la glace après l’incident joue un rôle symbolique important : cet

incident l’a clairement bouleversé. On voit que ce choix de se concentrer sur un

personnage après un événement employé à plusieurs reprises le long de Lantana ;

comme on l’a déjà constaté, le film a tendance à fournir une exploration plus profonde

de l’effet des événements sur les personnages. Certaines situations évoquées dans la

pièce deviennent plus compréhensibles dans le film car on est exposé aux motivations

des personnages et donc aux raisons qui contribuent au déroulement des

événements. Le cinéma permet une exploration plus complète du contexte des

situations présentées en présentant d’autres situations qui ont contribué à leur

passage. En particulier, le film choisit de plus développer les personnages de Sonja et

Valerie.

La conversation dans laquelle Sonja participe avec Jane dans la pièce, où elle

explique ses émotions, est supprimée de l’intrigue du film. Le développement de ces

émotions est déplacé dans le film dans les séances de thérapie qu’elle entreprend

avec Valerie. Contrairement à la pièce, Sonja ne cherche pas dès le début une relation

extraconjugale. On n’a pas le même aspect de mirror image dans le film que celui mis

75

en scène au début de la pièce avec deux couples en train de tenter une trahison dans

deux chambres d’hôtel. La dualité des situations n’est pas aussi marquée et les

circonstances sont présentées de manière moins artificielle. Il serait peut-être trop

théâtral ou sonnerait trop faux de présenter deux couples comme dans la pièce. Il y a

toutefois des parallèles dans les histoires car dans les deux Sonja essaie de tromper

son mari mais ne réussit pas à aller jusqu’au bout. Dans le film, elle quitte Pete avant

de commettre un acte d’infidélité, et dans la pièce elle ne donne pas suite aux baisers

de son professeur de danse dans la voiture. Cependant, dans la pièce, sa décision de

tenter une trahison est le fruit d’une frustration dans son mariage alors que dans le

film elle essaie de commettre un adultère comme un acte de vengeance. On a plus

d’accès à ses motivations et raisonnements dans le film à travers ses discussions avec

Valerie.

L’état émotionnel de Valerie devient également plus exploré dans le film.

Quand elle accoste Pete, un homme qui lui est étranger, dans la rue, on en entend

parler deux fois dans la pièce : immédiatement après son déroulement, quand Pete en

parle avec Leon dans un bar dans le premier acte, et encore quand John en parle dans

le dernier, également avec Léon. Non seulement l’incident est montré à l’écran dans le

film avant que Pete rencontre Leon dans le bar, le contexte de l’incident est davantage

exploré dans le film. La scène qui le précède est celle de la séance difficile de

psychothérapie entre Valerie et Patrick. L’état inquiet de Valerie est donc surligné et

on comprend mieux pourquoi elle réagit avec autant de véhémence quand elle croise

Pete dans la rue. Dans la pièce, la première fois que l’on entend l’histoire, c’est Pete

qui la raconte et il est perplexe, ne comprenant pas pourquoi Valerie l’a choisi comme

victime de son attaque verbale. La deuxième fois qu’elle est racontée, John relaie

l’anecdote à Leon après lui avoir parlé de la méfiance de sa femme par rapport aux

hommes. Bien que Valerie rejoue l’incident en même temps que John le raconte, la

scène est présentée du point de vue de John. Le plus grand nombre de possibilités à la

disposition des producteurs d’un film qu’aux ceux d’une pièce facilite la manière dont

76

ils peuvent présenter les évènements de l’intrigue, ayant pour résultat de les rendre

plus compréhensibles.

3.12. Costumes

Pour clôturer la discussion des différentes manières de présenter les

personnages dans les deux médiums, on peut considérer les costumes de la pièce et

du film. Dans une mise en scène de Speaking in Tongues, les costumes ont la capacité

de jouer un rôle fonctionnel et symbolique, employés pour identifier et distinguer des

personnages les uns des autres, et éventuellement pour souligner certains traits des

personnages. Fagadau cite l’utilité des costumes pour une pièce aussi compliquée que

Speaking in Tongues quand il en parle de leur usage dans sa mise en scène du texte à

la Comédie des Champs Élysées. Dans une note qui accompagne la pièce traduite, il

dit : « …comme les acteurs changent de personnages, il faut que le public puisse

adhérer, comprendre très rapidement. Les costumes de Florica Malureaunu indiquent

es transformations » (p. 85). Dans Lantana, les personnages sont tous habillés de

manière naturelle. Denis Lévy applique cette observation au cinéma plus largement

quand il déclare : « Au théâtre, en effet, l’habit, fut-il le plus banal, fut-il celui de la

nudité, apparaît toujours comme costume, tandis qu’au cinéma tout costume, fut-il

hautement improbable, fait figure de vêtement « naturel » (Lévy dans Prédal 1999, p.

266). Les costumes rajoutent donc au réalisme du film et encouragent le spectateur

de tirer des conclusions par rapport à la personnalité des personnages selon leur

façon de s’habiller.

77

3.13. Conclusion

Dans Speaking in Tongues, Andrew Bovell met en place des techniques originales

qui risquent de heurter le lecteur et qui posent certaines contraintes pour une mise

en scène du texte. Dans la traduction française de la pièce, on constate ce qui

ressemble à un effort de la part du traducteur de respecter le côté innovateur du texte

australien, mais qui n’y parvient pas complètement. On pourrait en déduire que ce

constat relève d’un désir de la part des producteurs du texte de ne pas choquer le

public français. Le texte porte déjà la marque de l’étranger, étant une pièce

australienne traduite donc de l’anglais, et l’on a peut-être conclu que son côté

étranger serait trop exacerbé par l’inclusion d’un grand nombre de techniques

insolites, comme celle du dialogue simultané. Dans l’adaptation cinématographique

de la pièce, on voit un film qui reste quelque peu théâtral sans toutefois l’être trop. Le

film s’inspire de la forme et du fond du texte original et les remanie en les rendant

appropriés pour l’écran. Dans ce processus, le champ élargi de possibilités, plus large

que dans le théâtre, est exploité et le film devient une œuvre réaliste. Peut-être

pourrait-on avancer l’hypothèse que le spectateur peut s’identifier aux

personnages et rentrer dans l’histoire de manière plus profonde et complète dans le

film que dans la pièce. Ceci serait sans doute dû aux techniques cinématographies

employées dans le film qui amplifient son réalisme, et au fait que Bovell ne permette

jamais à son public de rentrer complétement dans l’histoire de sa pièce à cause des

techniques dramatiques auxquelles il a recours qui attirent l’attention sur

l’artificialité du genre et brise l’illusion de la réalité encore plus en rompant la fluidité

de la narration. En étant plus réaliste, le cinéma donne à voir ce à quoi le théâtre fait

allusion. De cette manière, le théâtre laisse éventuellement plus de liberté au

spectateur de tirer ses propres conclusions par rapport à l’action qui se déroule

devant lui. Discutant des différences entre le ‘réalisme’ de chaque médium, René

Prédal déclare : « Ce qui distingue le mensonge théâtral de l’illusion

cinématographique [est] la conscience réciproque de la présence du spectateur et de

l’acteur » (Prédal 1999, p. 24). En fin de compte, on ne peut pas affirmer que le style

de la pièce ou du film provoquera une réaction particulière de la part du spectateur

car, comme on l’a déjà établi, la manière dont un individu interagit avec un texte est

fortement personnelle.

78

CONCLUSION

79

CONCLUSION

Tout auteur se retrouve incapable dans une certaine mesure de dicter la

manière dont son œuvre sera reçue et interprétée. Cependant, il peut essayer de

guider son public en mettant en place des techniques particulières, et ces techniques

varient selon la langue, le médium et la culture d’accueil du texte en question, ainsi

que les goûts et le style personnels du producteur du texte. Quand un texte de départ

est traduit de plusieurs manières, le traducteur se retrouve dans une position

similaire à celle de l’auteur. Les producteurs de la traduction, que ce soit le traducteur

qui traduit le texte de théâtre dans une autre langue, le metteur en scène qui traduit

le texte original ou le texte traduit en le mettant en scène, l’adaptateur du texte qui le

traduit en l’adaptant au cinéma ou le réalisateur qui traduit le scénario en film,

essaient eux aussi d’orienter la réception de leur texte par le biais de certaines

techniques. Dans le cas de la traduction, cependant, les producteurs du texte

proposent une version filtrée de l’œuvre originale à un public nouveau. Cette version

du texte est le fruit de l’interprétation des producteurs du texte de départ, influencée

par les techniques mises en place par l’auteur, et de leurs choix personnels, influencés

par toute une série de facteurs liés à leur propre style de production et aux exigences

pratiques du contexte de la traduction.

Cette étude a permis de rendre compte de la réception d’un premier texte,

Speaking in Tongues, qui rencontre plusieurs formes de traduction, intra et

interlinguale et intersémiotique, en analysant la traduction physique théâtrale de la

pièce, Les Couleurs de la vie, et l’adaptation cinématographique de la pièce, Lantana, et

en émettant des hypothèses sur l’impact des choix de l’auteur et du traducteur sur

des éventuelles mises en scène du texte de départ et du texte français. Comme on a pu

le remarquer, il est difficile de comparer l’effet de ces trois textes sur leur public.

Même avant de considérer le fait que chacun soit reçus dans un contexte et un

80

environnement différents, on comprend qu’il est incroyablement ardu de mesurer, de

décrire ou d’évaluer l’effet d’un texte sur son public car cet effet est fortement

subjectif. On se retrouve incapable de prédire l’effet qu’aura un texte sur le lecteur ou

comment il sera interprété car tout lecteur est forcément et fortement influencé par

des facteurs uniques à sa propre vie. On ne peut pas non plus être sûr de l’effet voulu

par l’auteur comme on n’a pas accès aux pensées de l’auteur. Par ailleurs, il faut

reconnaître que l’auteur lui-même se retrouve dans une certaine mesure incapable

d’identifier la source précise de son inspiration avec certitude. Dans tous les cas, il lui

est impossible d’expliquer concrètement pourquoi il a pris certaines décisions dans la

création de son œuvre. De plus, l’auteur ne peut pas être conscient de toutes les

possibilités d’interprétation de son texte. Si on ne peut pas parler objectivement de

l’effet sur le public des techniques mises en place dans une œuvre d’art, on ne peut

pas non plus affirmer que certaines techniques sont plus efficaces que d’autres dans

l’orientation de la réception d’un texte. Cependant, on peut reconnaître que les

possibilités proposées au public varient selon la version du texte en question, et que

ces variations relèvent de nombreux facteurs liés au jugement et au style personnel

du producteur du texte, ainsi qu’aux normes de la culture d’accueil.

Dans le cas de la traduction d’un texte de départ, il est intéressant de

considérer l’identité du traducteur et le contexte de la traduction afin d’éclairer les

raisons pour certains choix. Dans l’adaptation cinématographique de Speaking in

Tongues, par exemple, le fait que ce soit Andrew Bovell qui adapte sa propre œuvre

lui laisse éventuellement plus de libertés. On ne peut pas cerner cependant les détails

du skopos exact de son adaptation, ni connaître les complexités de son rapport avec le

réalisateur, Ray Lawrence, ou les autres parties impliquées dans la production du

film. Pour ce qui est de la traduction française de la pièce, on peut se demander si le

fait que Michel Fagadau tienne une position importante dans le théâtre français influe

sur ses choix de traduction. Comme il a une réputation particulière, le public français

s’attend peut-être à un certain type de production de Fagadau, qui se sentirait

éventuellement obligé de mettre sa marque individuelle sur le texte. De plus, il faut

81

prendre en compte le contexte de sa traduction car Fagadau a traduit le texte pour le

mettre scène lui-même dans un lieu précis, à la Comédie des Champs Élysées.

D’ailleurs, sur la couverture de la traduction, on remarque l’emploi du mot

« adaptation » pour parler de cette version française, ce qui semble suggérer et

refléter une approche plus libre de la traduction du texte. Bien que l’on puisse

émettre des hypothèses en se basant sur ces informations, on reste en grand partie

incapable d’expliquer les choix pris et dans la création et dans la traduction de chaque

œuvre, à cause de la nature mystérieuse, personnelle et subjective de la création et de

la réception de toute œuvre d’art, quelle que soit la forme qu’elle prend. Malgré

l’impossibilité d’expliquer ces choix, on peut tout de même examiner la manière dont

les parties impliquées dans la production d’une œuvre tentent d’orienter sa

réception. Quand cette œuvre est traduite dans une langue étrangère ou un médium

différent, certaines possibilités d’interprétation présentes dans le texte original sont

reproduites dans une autre forme. De plus, le changement de langue et de médium

entraîne l’inclusion de nouvelles possibilités dans le texte traduit. Si c’est par la

lecture que l’on donne vie à une œuvre, l’étendu de l’impact de cette vie est sans

doute élargi grâce à la traduction : elle propose une lecture possible du texte original

à un nouveau public et en même temps invite de nouvelles lectures d’un nouveau

texte.

82

ANNEXES

83

Agents impliqués dans la distribution du texte de départ

Stades de filtrage

(replace this page with printed diagram)

84

DRAMATIS PERSONAE : Speaking in Tongues / Les Couleurs de la Vie

Neuf personnages joués par quatre comédiens. Quatre personnages dans chaque acte.

Acte I :

Leon : policier, mari de Sonja

devient Léon dans la traduction (changement d’orthographe)

Sonja : femme de Leon

devient Sonia dans la traduction (changement d’orthographe)

Jane : femme de Pete, voisine de Nick

Pete : mari de Jane, voisin de Nick

devient Alex dans la traduction

Acte II :

Valerie : psychiatre, femme de John

devient Valérie dans la traduction (changement d’orthographe)

Sarah : patiente de Valerie, ex-conjointe de Neil

Nick : voisin de Pete et Jane

Neil : ex-conjoint de Sarah

Acte III :

John : mari de Valerie

Leon

Sarah

Valerie

85

RÉSUMÉ DE L’INTRIGUE : SPEAKING IN TONGUES

Acte I : Leon, Sonja, Pete, Jane

Argument fourni dans la pièce originale :

Meet PETE and JANE and LEON and SONJA. PETE is married to JANE. SONJA is married to LEON.

PETE meets SONJA in a bar and they go back to a cheap hotel room. LEON meets JANE in a bar

and they go back to a cheap hotel room. A double infidelity. Except PETE and SONJA don’t go

through with it. While LEON and JANE do. SONJA leaves LEON. PETE leaves JANE. PETE meets

LEON in a bar. They talk. JANE meets SONJA in a bar. They talk. When PETE goes back home

JANE tells him a story about a neighbour who throws a woman’s shoe into a vacant block. When

SONJA goes back home LEON tells her a story about a man who wears brown brogues.

Scène 1 : Leon, Sonja, Pete, Jane

Lieu : Deux chambres d’hôtel

Action : Leon et Jane d’un côté, Pete et Sonja de l’autre. Les deux couples

discutent et ils prononcent souvent leurs répliques en même temps que

d’autres personnages. L’acte adultère de Leon et Jane aboutit mais Pete

et Sonja se séparent avant de faire l’amour.

Techniques : Dialogue simultané, deux situations différentes présentées sur la même

scène.

Scène 2 : Leon, Sonja, Pete, Jane

Lieu : Les maisons respectives des deux couples

Action : Leon et Sonja d’un côté, Pete et Jane de l’autre. Les deux couples

discutent et ils prononcent souvent leurs répliques en même temps que

d’autres personnages. Sonja et Pete avouent à leur conjoint respectif

qu’ils ont failli le tromper avec un autre. Jane et Leon n’admettent pas à

Pete et Sonja qu’ils l’ont trahi mais ces derniers le comprennent en

sentant l’odeur d’une autre personne lorsque les couples s’embrassent.

Sonja et Pete quittent leur maison.

Techniques : Dialogue simultané, deux situations différentes présentées sur la même

scène.

Scène 3 : Pete et Leon

Lieu : Dans un bar

86

Action : Pete et Leon se rencontrent dans un bar suite aux « aventures » et aux

discussions des deux premières scènes. Leon est seul, en train de boire

un verre, lorsque Pete arrive et lui raconte ce qui vient de lui arriver (il

s’était fait aborder par une femme « folle » dans la rue qui lui criait

dessus). Les deux discutent de leur mariage, de leur (tentative de)

trahison, et de la possibilité de pardonner / se faire pardonner. Leon se

rend compte que la femme avec laquelle il a couché est l’épouse de Pete

mais ne le lui dit pas.

Techniques : Les similarités entre les deux hommes sont surlignées par le fait qu’ils

aient tout deux mal à la poitrine.

Liens : On découvre plus tard que la femme qui a accosté Pete est Valerie.

Scène 4 : Jane et Sonja

Lieu : Dans un bar

Action : Sonja danse seule avant d’arrêter et de parler avec Jane. Les deux

femmes commencent à parler de leur mariage. Sonja explique à Jane

qu’elle a quitté son mari et leurs deux fils. Jane explique à Sonja qu’elle a

trompé son mari avec un homme qu’elle avait rencontré dans ce bar

deux jours auparavant. Sonja explique qu’elle est satisfaite de sa vie

mais qu’elle a peur que son mari ne l’apprécie pas. Jane répond plus

tard qu’elle, au contraire, n’est pas heureuse. Sonja et Jane comprennent

toutes les deux que l’homme avec lequel Jane a eu une liaison est le mari

de Sonja, et elles se l’avouent. Elles n’en discutent pas et Jane quitte

Sonja qui se remet à danser seule.

Techniques : Jane répète les répliques de Sonja en les passant au négatif pour

souligner les différences dans la situation respective des deux femmes.

Scène 5 : Leon et Sonja

Lieu : La maison de Leon et Sonja

Action : Sonja danse seule alors que Leon rentre dans la pièce. Leon lui raconte

sa collision avec un homme inconnu dans la rue, qui s’est mis à pleurer

en public. Leon admet avoir été choqué et perturbé par la réaction de

cet homme. Il explique à Sonja qu’il a revu cet homme quelques jours

plus tard et qu’il lui a raconté l’histoire de sa relation avec une femme

qui a disparu de sa vie après un voyage qu’elle avait fait en Europe.

L’homme a expliqué à Leon qu’il avait essayé de la retrouver et s’était

mis à la suivre et qu’un jour il est allé au même restaurant qu’elle et elle

ne l’avait pas reconnu. Leon explique à Sonja qu’il a vu les chaussures

87

de l’homme dans le sable à la plage le lendemain et que l’homme

semblait avoir disparu. Leon a pris les chaussures de l’homme.

Liens : On découvre plus tard que cet homme mystérieux est Neil du deuxième

acte et que la femme dont il parle est Sarah, qui apparait dans le

deuxième et le troisième acte.

Leon prend les chaussures de l’homme inconnu comme Jane prendra

plus tard la chaussure de Valerie que Nick lance dans le buisson.

Scène 6 : Pete et Jane

Lieu : La maison de Pete et Jane

Action : Jane danse seule alors que Pete rentre dans la pièce. Jane lui explique

qu’elle a vu leur voisin Nick lancer une chaussure de femme dans un

buisson tard un soir. Elle est descendue le voir et a remarqué du sang et

de la terre sur son visage. Il lui a expliqué que c’était un os qu’il avait

jeté dans le buisson. Le lendemain, Jane a entendu à la radio qu’une

femme avait disparu dans la forêt. Jane a appelé la police pour signaler

ses observations et ses suspicions. La police est venue emmener Nick au

commissariat pendant que Paula, sa femme, était au travail. Nick a

demandé à Jane de garder sa fille qui était restée à la maison parce

qu’elle était malade. Plus tard, pendant la nuit, Paula est venue chez

Jane et elle s’est mise à pleurer. Elle a dit à Jane qu’elle faisait confiance

à son mari parce qu’il lui a dit qu’il n’avait rien fait à la femme. Jane

explique à Pete qu’elle envie la confiance de Paula car, dans la même

situation, elle aurait eu besoin de plus d’informations avant de croire

Pete.

Techniques : Répétitions fréquentes dans les répliques de Jane : I wish you were here,

that was enough, that should be enough.

Liens : Cette scène commence de la même manière que la scène précédente :

Jane danse seule et son mari rentre dans la pièce. Nick pendra un rôle

actif dans le deuxième acte.

Scène 7 : Leon, Sonja, Pete, Jane

Lieu : Les maisons respectives des deux couples

Action : Sonja et Leon dansent. Pete et Jane restent dans la même position qu’ils

tenaient dans la scène précédente, séparés l’un de l’autre.

Techniques : L’acte se termine par une image similaire à celle par laquelle qu’il a

commencé. On voit même l’inclusion des mêmes didascalies : « The

dancing is close. And it’s good. More than a simple shuffle ».

88

Acte II : Neil, Sarah, Valerie, Nick

Argument fourni dans la pièce originale :

Meet NEIL, SARAH, VALERIE and NICK. NEIL is writing a letter to a past lover. SARAH is

speaking to her therapist. VALERIE is calling her husband from a phone box on the side of an

isolated road. NICK is making a statement to police. All unanswered cries for help. There’s a

catch. SARAH is NEIL’s past lover, VALERIE is SARAH’s therapist. NICK gives VALERIE a lift

home. She never makes it.

L’acte n’est pas divisé en scènes

Sarah fredonne et danse seule ; Neil est assis à une table et il écrit une lettre ; Nick est

dans une pièce d’interrogation au commissariat ; Valerie est dans une cabine

téléphonique au bord d’une route isolée.

- Sarah entend le téléphone sonner et arrête de danser.

- Valerie essaie d’appeler son mari et tombe sur le répondeur. Elle lui laisse un

message en lui disant que sa voiture est tombée en panne et elle est bloquée

sur une route isolée.

- Neil et Sarah parlent, une réplique de l’un suivie par une réplique de l’autre.

Deux fois, ils disent « and » en même temps. Neil lit sa lettre à voix haute. Il

écrit à une femme qui s’appelle Sarah. On comprend que cette femme l’a quitté

après un voyage en Europe. Sarah parle à sa psychiatre. Elle parle d’un homme

qu’elle connaissait à une époque qu’elle a récemment vu au restaurant, qu’elle

n’a pas reconnu avant qu’il quitte le restaurant.

- Le récit de Neil et Sarah est interrompu par Valerie qui laisse un deuxième

message à son mari.

- Neil et Sarah reprennent leur récit en disant tous les deux « And » en même

temps. Neil parle de combien Sarah lui manque. Sarah parle de la lettre qu’elle

a reçue de Neil. Selon elle, Neil n’a plus le droit de l’aimer.

- Ils disent « And » et « Why » en même temps à deux reprises.

- Leur récit est de nouveau interrompu par Valerie, qui laisse un troisième

message à son mari. Elle est de plus en plus inquiète.

- Sarah essaie de se souvenir des paroles d’une chanson.

89

- Le personnage de Nick est introduit. Il se présente. Il commence à raconter ce

qui s’est passé le soir de la disparition de Valerie.

- Son histoire est ponctuée de phrases prononcées par Valerie qui continue le

troisième message qu’elle laisse à son mari en regrettant à haute voix l’état de

leur mariage.

- Sarah recommence à parler et contribue une troisième voix au dialogue. Elle

fait mention de ses inquiets par rapport à son comportement en face de

personnes qui l’aiment.

- Les quatre personnages se mettent à raconter un rêve. Tous quatre

commencent en disant « I get this dream » en même temps avant que chacun

poursuive leur histoire seul, chacun prononçant une réplique qui est suivie de

celle d’un autre.

- On comprend que les deux hommes racontent leur propre version d’un même

rêve, chacun voyant l’autre ; pareillement pour les deux femmes : Neil et Sarah

sentent le regard de Nick et Valerie.

- Neil et Sarah disent « Then… I sense somebody watching me » en même

temps.

- Les quatre personnages commencent la phrase « I feel self-conscious. Like

I » en même temps. Nick et Valerie et ensuite Neil et Sarah la finissent

ensemble : « Have intruded on something private » et « Have been caught

doing something wrong ».

- Les quatre personnages disent « Then » ensemble à trois reprises.

- Le récit des rêves terminé, Valerie continue son message vocal. Elle dit à son

mari qu’elle voit des phares dans la distance. Elle lui dit qu’elle fera des signes

pour que la voiture s’arrête et qu’elle demandera au conducteur de la ramener

chez elle. Ses répliques sont ponctuées des répliques de Nick, qui reprend

l’histoire qu’il racontait avant de décrire son rêve.

- Quand Valerie raccroche et Nick arrive au moment dans son histoire où il

ralentit et commence à parler avec Valerie, c’est Valerie qui termine ses

phrases en répétant les phrases qu’elle a prononcées au moment de l’incident.

- Nick arrive au moment de son histoire où Valerie commence à avoir peur en ne

reconnaissant pas le raccourci qu’il a emprunté et elle saute de la voiture.

- Neil commence à prononcer une sélection des mots du dialogue de Nick en

même temps que lui.

- Valerie, Nick et Neil disent tous les trois « Trust me » en même temps.

90

- Valerie et Sarah disent « I can’t » en même temps.

- Sarah retire une lettre d’une enveloppe et lit toute seule.

- Nick et Neil parlent, leurs répliques entremêlées : Nick poursuit son histoire

sans la contribution de Valerie ; Neil lit une lettre qu’il a écrite à Sarah. Nick

finit son histoire en détaillant ses efforts de retrouver Valerie et de se

débarrasser de la chaussure qu’il a retrouvée dans sa voiture, et de sa

conversation avec la voisine. La lettre de Neil décrit une histoire qu’un

collègue lui a racontée d’un homme qui essaie d’appeler sa femme pour la

prévenir qu’il va rentrer plus tard que d’habitude mais qui continue à tomber

sur le répondeur. En arrivant à la maison, l’homme découvre que ses messages

sont alternés avec ceux de sa femme qui était coincée au bord d’une route

isolée suite à la panne de sa voiture.

- On entend la version de Nick de l’histoire qu’a racontée Jane à Pete dans le

premier acte.

- L’histoire dont parle Neil dans sa lettre est l’histoire de Valerie et de son mari.

On a déjà entendu la version de Valerie et on entendra la version de son mari

dans l’acte suivant.

- Valerie est perdue dans la forêt et fredonne la même mélodie que fredonnait

Sarah au début de l’acte.

- Nick demande de voir sa femme.

- Neil et Sarah alternent en lisant les dernières lignes de la lettre de Neil.

91

Acte III : John, Leon, Sarah, Valerie

Argument fourni dans la pièce originale :

Meet JOHN KNOX. He came home one night and his wife wasn’t there. The rest you’ve already

met.

L’acte n’est pas divisé en scènes

- Leon arrive chez John et commence à l’interroger sur la disparition de sa

femme. John explique qu’il a entendu les messages de sa femme sur le

répondeur en rentrant et a attendu environ une heure avant d’appeler la

police quand elle n’est pas rentrée après son dernier message.

- Leon demande d’écouter les messages. Leon et John comparent l’état de leur

mariage. John déclenche le répondeur. On entend le premier message que

Valerie a laissé à son mari.

- Valerie et Sarah entrent sur scène. L’action est désormais divisée entre le

bureau de Valerie et la maison de John.

- Sarah et Valerie discutent de la liaison extraconjugale de Sarah.

- On entend un deuxième message de Valerie.

- Sarah et Valerie continuent à discuter. Elles commencent à parler des lettres

de Neil.

- On entend un troisième message de Valerie.

- Leon demande à John s’il le trouve difficile d’écouter les messages.

- Valerie et Sarah continuent à parler.

- On continue à entendre des extraits des messages de Valerie.

- Valerie et Sarah parlent de la femme de l’amant de Sarah.

- On commence à comprendre que Valerie soupçonne son mari d’être l’amant de

sa cliente.

- On entend les derniers extraits du dernier message de Valerie avant qu’elle

fasse signe à la voiture qui arrive.

- John et Leon reprennent leur conversation. John explique que Valerie avait

peur des hommes et commence à raconter une anecdote. Valerie arrive sur

scène, se tenant sur un trottoir. John raconte l’histoire qu’avait racontée Pete

dans le premier acte et Valerie prononce ses parties du dialogue.

92

- On entend la même histoire qu’avait racontée Pete, cette fois racontée par une

troisième partie et avec la participation de Valerie.

- Valerie se retrouve dans son bureau avec Sarah.

- John explique à Leon que Valerie s’était fait maltraiter quand elle était enfant.

Il soupçonne sa femme d’influencer ses clients à cause de ses expériences

personnelles.

- Sarah raconte son rêve à Valerie de nouveau, cette fois en entier, sans

interruptions. Valerie lui interroge sur l’identité de la femme que voit Sarah en

lui demandant si c’est la femme de son amant. Sarah répond que non, c’est

Valerie.

- On entend le rêve de Sarah une deuxième fois.

- John et Leon continuent à discuter. John avoue qu’il trompait sa femme. Quand

il demande à Leon s’il a déjà trahi sa femme, Leon lui répond non. John parle

de la difficulté immense de vivre avec une femme qui a peur que l’on lui fasse

mal.

- Leon redemande à John ce qui s’est passé plus tôt ce soir-là, le soir de la

disparition de Valeire. John explique qu’il était avec son amante. Lorsqu’il

termine son histoire en racontant comment il a entendu le dernier message de

son femme alors qu’elle le laissait et lui rentrait dans la maison, c’est la voix de

Valerie qui prononce les derniers extraits de son dernier message pour une

dernière fois.

- Valerie, seule, perdue dans la forêt, recommence à fredonner la même mélodie

que tout à l’heure.

- Sarah, seule, danse, une lettre à la main et d’autres à ses pieds.

- John et Leon restent dans la maison de John.

- Un téléphone sonne, et le répondeur de Sarah se met en route. John lui laisse

un message en la suppliant de le rappeler car quelque chose de terrible est

arrivé.

- La fin de l’acte reflète le début du deuxième acte : Valerie qui fredonne, Sarah

qui danse et le téléphone qui sonne et le répondeur qui se met en route.

93

DRAMATIS PERSONAE : Lantana

(replace this page with printed diagram)

94

Le Paratexte : Les Préfaces

Playwright’s note

Préface écrite par Andrew Bovell dans le texte original

Speaking in Tongues is about the right and wrong of emotional conduct. It's about

contracts being broken between intimates while deep bonds are forged between

strangers. It maps an emotional landscape typified by a sense of disconnection and a

shifting moral code. It's about people yearning for meaning and grabbing onto small

moments of hope and humour to combat an increasing sense of alienation. The play is

written in two halves. Each half has a particular tone. It has been written for four actors

but there are nine characters. It's in three parts. Each part is an exploration of the

relationships between four people. But they are not mutually exclusive. The connections

between the characters exist across the parts as well as within them. Characters

reappear, others disappear. Stories told in one part take on a significance in another

part. It's driven by a sense of mystery. The answers are there but they are elusive. The

plot doesn't always move forward. It leaps sideways and backwards. It travels back to

moments already seen but reveals them from a different angle. I'm conscious of the play

being structurally difficult. It doesn't follow the normal rules of playwriting. I'm worried

the audience will experience a degree of frustration with it. But I have faith that

audiences are seeking different narrative shapes and new modes of dramatic exchange.

The least I hope for is that they leave the theatre as haunted by these people as I am and

perhaps asking the same questions they do. How do I conduct myself in this world? How

do I survive it?

95

Le Paratexte : Les Préfaces

L’Implacable remords

Préface du texte traduit

Alex a rencontré Sonia at Léon a rencontré Jane. Le sujet est banal, atemporel, éternel.

Il a été traité mille fois au cinéma, au théâtre, dans le roman et des chabadabadas

sirupeux résonnent dans nos mémoires. Qu’Alex soit le mari de Jane et Léon celui de

Sonia ne pimente pas ici la situation. Nul vaudeville ne se profile au coin de la

chambre. On ne rira pas plus de cocus qu’on ne pleurera sur les rêves détruits. Ce ne

sont pas les galipettes clandestines qui soutiennent l‘intérêt dramatique. Ce ne sont

pas les trahisons qui provoquent le drame. Andrew Bovell, l’auteur, se demande

plutôt ce qui s’est passé dans ces couples pour qu’ils commettent l’adultère. Il

enquête, il remonte en temps, il chevauche les histoires et les croise. « Est-ce ainsi que

les hommes vivent ? » se demandait le poète qui les voyait s’abîmer dans la

guerre. « Comment en sont-ils arrivés là ? » se demande le dramaturge qui ne croit

pas au fatum. Alors, il questionne comme un flic et analyse l’engrenage comme un

criminologue. Plus que la promesse d’un enchantement c’est l’insatisfaction

quotidienne qui a conduit ces personnages vers un adultère médiocre dans un cadre

minable. Petites gens, petits esprits chagrins, mécontents, confrontés à des problèmes

qui les dépassent parce qu’ils ne les analysent pas, ou qu’ils n’acceptent pas de

regarder en face. Femmes et hommes que la vérité effraye, ils mentent par lâcheté,

par omission souvent. Ils ne comprennent rien à ce qui leur arrive, car ils n’essaient

pas de comprendre ce qui les pousse à agir. Plus ils se voilent la face, plus

« l’implacable remords » taraude, et faute de l’étouffer, ils glissent vers la souffrance,

cherchent le Mal et à la fin le rencontrent. « Se sentent-ils donc coupables ? » se

demande l’homme de notre temps auquel on a seriné que la relation sexuelle est

épanouissement. Bovell pose le problème de « la culpabilité sans la faute, et de la

faute sans coupable » et montre que l’homme a besoin du jugement comme de la

rédemption. Et Michel Fagadau que les abîmes de l’âme fascinent vous invite à

l’audience. Quel est votre verdict ?

96

Le Paratexte : Les Couvertures

pièce originale

97

Le Paratexte : Les Couvertures

traduction de la pièce

98

Le Paratexte : Les Couvertures

DVD australien

Variations de l’épigraphe selon l’édition :

Sometimes love isn’t enough

It’s tangled

99

Le Paratexte : Les Couvertures

DVD français

100

BIBLIOGRAPHIE

101

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104

TABLE DES MATIÈRES :

SOMMAIRE i

INTRODUCTION 1

PREMIÈRE PARTIE : LE PARATEXTE 18

1.1. Qu’est-ce que le paratexte ? 19

1.2. Le titre : What’s in a name? 20

1.2.1. Les Couleurs de la vie < Speaking in Tongues > Lantana 22

1.3. La préface 24

1.3.1. Les préfaces de Speaking in Tongues et Les couleurs de la vie 26

1.4. Sous-titres et supports iconiques 27

1.5. Conclusion 29

DEUXIÈME PARTIE : L’ENTRE-DEUX 30

2.1. La dualité du texte de théâtre 31

2.2. Pièce de théâtre et scénario de film 32

2.3. Les didascalies 33

2.3.1. La traduction des didascalies 36

2.4. Les didascalies et la traduction du dialogue 38

2.5. Les indications implicites de mise en scène 41

2.5.1. Ponctuation et syntaxe 43

2.5.2. La répétition 45

2.5.3. Les temps verbaux 47

2.6. Conclusion 48

TROISIÈME PARTIE : LE(S) TEXTE(S) 50

3.1. La « performability » du texte de théâtre 51

3.2. La « performability » et les normes du domaine d’accueil 52

3.3. Thématiques et techniques dramatiques 54

3.3.1. La traduction du dialogue simultané 55

3.3.2. La traduction de la répétition 58

3.4. Le registre 60

3.4.1. Le registre et le réalisme 61

3.5. Changement de médiums, changement de techniques 63

3.5.1. Théâtralité des techniques cinématographiques 64

3.6. Fond adapté à la forme : l’intrigue 66

105

3.7. Les personnages 68

3.8. Le réalisme et le cadre 70

3.9. Montage, son, encadrement 71

3.10. Angles de prise de vue et perspective 73

3.11. Contexte et développement 74

3.12. Conclusion 77

CONCLUSION 78

ANNEXES 82

BIBLIOGRAPHIE 100

TABLE DES MATIÈRES 104