PRATIQUES DE RECHERCHE ET INVENTION D’UNE SITUATION DE GESTION D’UN RISQUE DE NUISANCE. D’une...

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UNIVERSITE JEAN MOULIN - LYON 3 INSTITUT D’ADMINISTRATION DES ENTREPRISES INSTITUT NATIONAL DE LA RECHERCHE AGRONOMIQUE DEPARTEMENT SYSTEMES AGRAIRES ET DEVELOPPEMENT PRATIQUES DE RECHERCHE ET INVENTION D’UNE SITUATION DE GESTION D’UN RISQUE DE NUISANCE D’une étude de cas à une Recherche-Intervention THESE pour le Doctorat ès Sciences de Gestion Présentée et soutenue publiquement le 9 janvier 1998 par Marc BARBIER Mention très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité JURY Madame Marie-José AVENIER Directeur de Recherche au CNRS, Rapporteur Monsieur Eduardo Segundo CHIA Chargé de Recherche à l’INRA, Examinateur Monsieur Pierre-Benoit JOLY Directeur de Recherche à l’INRA, Rapporteur Monsieur Armand HATCHUEL Professeur à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris, Examinateur Monsieur Alain-Charles MARTINET Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Directeur de Thèse.

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UNIVERSITE JEAN MOULIN - LYON 3 INSTITUT D’ADMINISTRATION DES ENTREPRISES

INSTITUT NATIONAL DE LA RECHERCHE AGRONOMIQUE DEPARTEMENT SYSTEMES AGRAIRES ET DEVELOPPEMENT

PRATIQUES DE RECHERCHE ET INVENTION D’UNE

SITUATION DE GESTION D’UN RISQUE DE NUISANCE

D’une étude de cas à une Recherche-Intervention

THESE pour le Doctorat ès Sciences de Gestion

Présentée et soutenue publiquement le 9 janvier 1998 par Marc BARBIER

Mention très honorable avec les

félicitations du jury à l’unanimité

JURY

Madame Marie-José AVENIER Directeur de Recherche au CNRS, Rapporteur Monsieur Eduardo Segundo CHIA Chargé de Recherche à l’INRA, Examinateur Monsieur Pierre-Benoit JOLY Directeur de Recherche à l’INRA, Rapporteur Monsieur Armand HATCHUEL Professeur à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris, Examinateur Monsieur Alain-Charles MARTINET Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Directeur de Thèse.

« La Faculté n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs ».

Pour Agnieszka, mes proches et mes amis qui m’ont soutenu, de près ou à distance.

REMERCIEMENTS Mes remerciements vont tout d’abord à Alain-Charles Martinet qui m’a accordé sa confiance et a cadré le développement de mon travail, à Eduardo Chia qui a eu la patience de m’accompagner dans son déroulement et m’a toujours assuré de son appui permanent, à Bruno Lemery pour l’encadrement compréhensif d’une écriture parfois difficile et pour ses remarques toujours pertinentes, enfin à Pierre-Yves Gomez pour son appui dans mon parcours de « jeune chercheur » et pour les riches moments de discussion qu’il m’a accordé. Je remercie également tous les chercheurs qui ont facilité mon insertion dans le programme de recherche AGREV et plus particulièrement ses responsables. Mes remerciements vont également aux collègues de la Section de Dijon, Béatrice, Bernard, Christophe, Mohamed, Muriel, Valérie, Youssou, ainsi qu’à Olivio Teixeira et Gérard Frossard dont la collaboration a marqué la réalisation de ce travail. Que tous soient ici chaleureusement remerciés.

CHAPITRE 1

Présentation de la recherche

« C’est assurément un des traits particuliers à notre époque que cette ardeur d’émigration, cette fièvre de villégiature, qui, au retour de chaque printemps, pousse hors des villes les gens du monde, l’heureuse catégorie des hommes de loisir, et les disperse, soit aux champs, sous d’aristocratiques ombrages, soit, et surtout de préférence, vers les séjours semi-agrestes, semi-mondains des eaux thermales que la nature fait si libéralement jaillir des sols de France et d’Allemagne. » in F.Mornand, La vie des eaux, 1853.

« Buvez ! Eliminez ! » Publicité en 1974.

CHAPITRE 1 1

INTRODUCTION

Au cours de la rédaction de ce travail, à la fin de l’année 1996, nous avons rencontré sur un stand de la foire gastronomique de Dijon, un de ces personnages de marketing qui incarne à la fois une marchandise, une entreprise et des consommateurs. Il s’agissait de Minéralix, petit personnage qui dans les films promotionnels présentés sur ce stand vantant différentes eaux minérales, disait “ je ” à leur place pour nous guider dans « L’aventure de l’eau minérale naturelle ». Il nous parlait sans cesse de sa pureté et des vertus qui en découlent, en mobilisant un assemblage impressionnant d’arbres, de rivières, de biches, de fleurs, d’agriculteurs, de coccinelles, de femmes fatales, de sportifs, de curistes, d’ordinateurs, de laboratoires, de réglementations, de chaînes d’embouteillage; assemblage au combien hétéroclite pour définir la pureté. Faut-il prendre au sérieux Minéralix comme étant un « esprit de l’eau pure » ? Faut il pleurer sur les pauvres consommateurs manipulés que nous sommes, ou bien louer la responsabilité et la fiabilité des faiseurs de profit ? Les critiques et les apologues ne manquent pas aujourd’hui pour nous expliquer la fallace du capitalisme ou sa nécessité faute d’autres mondes possibles. Dans cette pléthore de discours qui nous parlent d’un monde efficace, ou qui pourrait l’être s’il était autre, les recherches en gestion posent justement leur regard sur les situations où des hommes, des objets et des machines sont pris dans l’organisation du fonctionnement de la production de tous ces biens et services qui occupent la place que nous leur donnons dans nos activités quotidiennes. Mais ce regard objectivant des chercheurs en gestion n’est pas extérieur au monde, il s’y replie en nourrissant au minimum les discours sur la “ bonne gestion ”, voire en produisant des instruments pour celle-ci, cela au même titre que d’autres activités technoscientifiques se replient dans la production de machines, de marchandises, de pouvoir sur les choses ou sur les hommes.

Quand nous avons croisé Minéralix, nous étudions depuis trois ans une situation singulière de protection d’une eau minérale naturelle contre des pollutions diffuses d’origine agricole (nitrates et pesticides), eau minérale internationalement connue et que représentait représentait précisement Minéralix dans la communication « grand-public » rapidement décrite ci-dessus. Comme l’atteste une autre petite communication marketing de la même période (Encadré 1-1), la naturalité de l’eau minérale pure et originelle est un assemblage qui peut susciter la curiosité. Si l’on veut bien suivre l’auteur de ce petit encadré ou l’esprit de l’eau minérale naturelle, celle-ci ne connaît pas aujourd’hui de risques de pollution parce qu’elle est protégée. Certes. Mais pourquoi alors devoir protéger un périmètre, un écosystème et des rosiers, pourquoi mobiliser des labours, des vaches aux pâturages et des forêts ? Et que s’est il donc passé pour que des agriculteurs respectent ainsi l’écosystème grâce à la signature d’un contrat établi sur la base d’un cahier des charges très strict ? Si nous avons choisi de prendre au sérieux cette communication-marketing, c’est qu’elle présente en quelques mots le monde pour lequel est advenu un long processus d’innovation visant à étendre encore un peu plus les sites d’application de la maîtrise de la pureté d’une eau minérale naturelle.

Encadré 1-1

Des eaux très Nature Une politique écologique très dynamique A l’intérieur d’un périmètre défini, les risques de pollution sont évalués et éliminés. C’est la garantie des eaux minérales naturelles ! Ainsi, après avoir traité les problèmes liés à l’urbanisme et aux différentes activités humaines, un cahier des charges très strict a été signé par les agriculteurs afin de respecter l’écosystème. Labours, pâturages et forêts sont harmonieusement répartis sur la surface de protection. Autre exemple de cette politique: à NAIADE City, des coccinelles ont été introduites dans les parcs afin de venir à bout des pucerons qui parasitent les rosiers. Une façon d’éviter l’utilisation des produits chimiques... (Publi-information in Géo, août 1996).

C’est l’invention d’un dispositif de gestion du problème d’environnement d’une entreprise d’eau

CHAPITRE 1 2

minérale qui constitue donc notre objet et notre terrain de recherche, invention qui a impliqué un grand nombre d’acteurs dont l’hétérogénéité est à l’image de Minéralix. L’étude de ce processus va montrer combien cette hétérogénéité des êtres qui sont liés à l’eau minérale naturelle pour en construire la pureté, n’advient pas d’une affabulation de marketeurs, mais bel et bien d’une « mise en monde » de cette eau qui peut poser bien des questions aux sciences de gestion. Avant de formuler ces questions et de présenter la problématique dans laquelle nous nous sommes efforcés de les inscrire, on va fournir une description de notre terrain.

1. DESCRIPTION DU TERRAIN

1.1. Le surgissement d’une incertitude radicale

Il y a dix ans environ, une entreprise industrielle, NAIADE1, qui exploite une nappe hydrothermale et produit une eau minérale qualifiée légalement de « naturelle » pour la « stabilité de sa composition et sa pureté originelle »2, s’est trouvée face à un risque de « pollution diffuse » de cette ressource. Ce risque tenait à une augmentation des nitrates provenant de la surface, augmentation qu’elle attribuait aux activités présentes sur le périmètre du gîte hydrominéral3, et plus précisement à l’activité agricole qui se développait de façon intensive sur la surface du périmètre de protection de son eau4. Singulière inversion vis à vis de l’habitude que nous avons de toujours concevoir l’industrie comme responsable de diverses pollutions. Pour une fois c'est un industriel qui se dit « pollué » là où, pour la quarantaine d'agriculteurs concernés, il n'y a rien d'autre que l'exercice ordinaire de leur métier.

Ce qui était à l'oeuvre dans cette rencontre au fil de l’eau entre deux mondes professionnels, celui de l'eau minérale et celui de l'agriculture, c'était très directement le surgissement d'une incertitude radicale sur la qualité d’une eau, incertitude dévoilée par une mesure de l’augmentation des nitrates dans les eaux de surface du périmètre de la source NAIADE. Ce surgissement ne procédait pas d’une génération spontanée, mais des résultats de l’incessante activité de contrôle qui entoure la production d’une eau à la « pureté originelle ». Cette incertitude ne provenait ni d'une suspicion du marché à l'égard de la qualité, ni d'une inefficacité de l'organisation industrielle (du moins pas immédiatement): elle advenait de ce que doit être normalement l’eau minérale et de la façon dont elle s’élabore dans le sous-sol. NAIADE était ainsi dépassée par les événements, dépassée par sa propre activité de contrôle censée lui garantir l’inscription de la fabrication normale de la pureté. C’est l’activité ordinaire de la production de l’eau 1 C'est là un nom de code que les exigences habituelles d’anonymat nous imposent pour désigner l'entreprise réelle. Celles-ci sont ici renforcées par l’obligation de réserve stipulée par le contrat entre cette entreprise et l’INRA dans le cadre du programme de recherche où nous avons réalisé ce travail. Par NAIADE il faudra désormais entendre l’entreprise, par NAIADE-VILLE la commune du point d’émergence de la source, par NAIADE-LAND le territoire défini par le périmètre de protection de la source (il comprend plusieurs communes) et par GROUPE-O le groupe international auquel appartient NAIADE. 2 Les guillemets renvoient au fait que ce « naturel » procède d'un réseau d'institutions comme la DRIRE ou l'Académie de Médecine, ainsi que des laboratoires et surtout une véritable industrie : minéralier. Pour une présentation générale des eaux minérales voir par exemple Auby (1994). La définition est une définition légale issue du décret de 1989 sur les eaux minérales naturelles et les eaux embouteillées (voir le Texte 1-A1 de l’annexe A1), on trouvera une discussion du statut juridique de la qualité de l’eau dans Le Moal et Beurier (1996). 3 Ce risque a été établi par le service hydrogéologie de NAIADE à partir du monitoring de la qualité des eaux de surface provenant d’un bassin versant exclusivement occupé par l'agriculture. A partir des années 80, le taux de nitrate dans ces eaux s'est en effet mis à monter. 4 Les eaux minérales naturelles, dont la pureté originelle et la composition constante produisent des effets favorables à la santé validés par l’académie de médecine, font l’objet d’une protection grâce à la délimitation d’un périmètre établie à partir d’études hydrogéologiques et validée par la DRIRE.

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qui engendrait en quelque sorte elle-même ses propres menaces: que signifiait donc cette menace ?

Le risque d’augmentation des nitrates dans l’eau de la source était potentiellement la négation même de la qualification juridique du produit (« les eaux minérales sont tenues à l’abri de tout risque de pollution »), c’est à dire la mise en suspend, à terme, de l’activité industrielle elle même. En effet le statut juridique des eaux minérales repose sur deux piliers: d’un côté la caractérisation de ces eaux, agréée par l’Académie de médecine au regard des effets favorables qu’elles peuvent avoir sur la santé humaine et qui s’expriment dans sa composition physico-chimique, et, de l’autre, le régime d’appropriation du point d’émergence qui confère l’exclusivité de l’exploitation du fonds et une protection relative au regard des activités qui peuvent se dérouler sur le périmètre du gîte, tel que défini par le Service des Mines de la DRIRE5. Reconnaître l’existence d’un modification possible de la composition chimique des eaux c’était alors se trouver en porte à faux au regard des exigences de la stabilité de cette composition, mais c’était aussi attester d’une unité physique reliant les eaux superficielles aux eaux souterraines qui contrevient à l’idée même d’une pureté originelle (nous développons cette assertion dans le Texte 1 de l’Annexe A1). Ce que voulait donc NAIADE c’était retrouver une étanchéité de son gîte et le mettre hors de l’atteinte du monde-de-la-surface, c’est à dire poursuivre l’enfermement de l’eau minérale dans la bouteille et dans le sous-sol pour servir la pureté sur un plateau comme un fait de Nature en invoquant l’esprit de l’eau. Car la pureté originelle de l’eau minérale c’est à la fois Minéralix et l’Académie de Médecine. C’est à la fois l’érection d’un art du thermalisme avec ses cohortes d’architectes, d’hommes et de femmes de lettres, de rois, de turfistes et de golfeurs et le périmètre hydrogéologique de la DRIRE. C’est à la fois une idée de Nature toute faite et une fabrication de la Nature. Préserver la pureté naturelle, poursuivre « le culte de Minéralix », implique de façonner un territoire à la mesure de l’attention portée à la fabrication de la pureté6.

Le surgissement de l’incertitude que représente pour NAIADE le risque de pollution de la ressource constitue donc la possibilité d’une cassure entre le mythe et la pratique, cassure qui procède d’un accident du fait de la rencontre de deux trajectoires de domestication: celle de l’eau dans le périmètre de NAIADE et celle du vivant dans les champs des agriculteurs. Mais c’est un accident asymétrique, les forces en présence sont foncièrement inégales: NAIADE avec ses millions de consommateurs qui vouent une culte discret à Minéralix contre quelques agriculteurs qui vouent un culte affiché au progrès de l’agriculture moderne. Des millions de consommateurs derrière NAIADE contre une quarantaine d’agriculteurs, représentent un rapport de force assez impressionnant qui fait, qu’à NAIADE-LAND, on n’échappe pas au monde l’eau minérale naturelle. Si la courbe d’augmentation des nitrates dans les eaux de surface inscrit le problème dans la sphère privée du noyau stratégique de NAIADE, la publicisation du problème inscrit cet accident dans l’ordre d’une lutte entre des pratiques. Passer ainsi d’un régime de production ordinaire de l’eau embouteillée à la mise en suspens de la légitimité à le faire, par suite de la 5 Appropriation qui, en vertu des ambiguités du code civil signifie, soit la seule appropriation de l’eau à l’émergence, celle-ci n’étant pas un objet de droit quand elle souterraine (res nullis), soit l’approriation de l’eau à l’émergence comme dans le sous-sol, cela en vertu de l’article 552 du code civil selon Guttinger (1992). 6 Cette « aventure de l’eau minérale » n’a rien de bien extraordinaire, et procède de façon équivalente à d’autres enfermements, celui des « sauvages » dans le fétichisme grâce à l’anthropologie du début de ce siècle, des « fous » dans les asiles grâce à la psychiatrie, des animaux dans les zoos grâce à la zoologie des Lumières, des Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) dans les champs grâce à l’agronome et des chercheurs dans la science grâce à l’épistémologie, autant de pratiques qui produisent des hommes modernes, des gens normaux, des animaux de compagnie, des aliments et des scientifiques. Avec cette comparaison, nous n’appelons pas ici à la libération des sauvages, des fous, des animaux, des OGM et des scientifiques, nous voulons simplement nous donner les moyens de comprendre comment cette construction de l’eau minérale et cette territorialisation de la domestication des êtres du périmètre opèrent en même temps. Dit de façon plus pragmatique c’est chercher à comprendre ce que nous actionnons aujourd’hui en buvant de l’eau minérale NAIADE.

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présence de nouveaux fournisseurs « indésirables », déclenche pour NAIADE une épreuve qui la conduit à réclamer en quelque sorte « justice » au nom du maintien de la pureté7. Voyons maintenant comment s’est opérée la publicisation de cette exigence de justice et le processus qui en a découlé.

1.2. La problématisation d’une gestion, par et pour NAIADE

Les caractéristiques du produit, l’eau minérale naturelle, identifient fortement tant les formes de l’industrialisation que les discours de l’entreprise, voire sa culture, pour peu qu’on puisse en juger à travers les contacts que nous avons eus avec la société NAIADE. De plus, c’est aussi toute une économie locale qui tire son dynamisme de l’activité thermale et de la présence de son siège sur place. Le Tableau 1-1 fournit quelques indicateurs de cette situation.

Tableau 1-1 NAIADE-CITY en 1988 Entreprise NAIADE en 1988 Nombre d’habitants : 7 000 Effectif des salariés : 1 487 dont 1 253 au siège de NAIADE Nombre d’industries : 25 pour 897 personnes résidant à NAIADE-City

Nombre de bouteilles : 900 millions / an

Nombre d’Hotels : 23 pour 160 000 nuitées CA : 1 354 MF Bénéfice annuel : 40 MF Source : Etude Locale des Structures Foncières - SAFER - Juin 1988

Aussi, le type d’incertitude sans précédent pour NAIADE que l’on vient de présenter, la contraint à envisager une gestion avec des partenaires nouveaux à l'échelle d'un territoire dont elle ne possède pas la maîtrise foncière8. Elle se trouve donc confrontée à une activité agricole « moderne » et intensive9 qui fait l'objet d'une politique sectorielle cogérée par les Organisations Professionnelles Agricoles (dorénavant OPA) et avec l'appui d'instituts techniques ou de recherche comme l'INRA10. Ainsi une quarantaine d'agriculteurs, simplement parce qu'ils exercent leur métier, deviennent pour NAIADE des « pollueurs » potentiels du gîte hydrothermal et une menace, à terme, d’une marque internationale dans un secteur en pleine croissance (voir les Graphiques 1-A1 de l’annexe A1).

Demander cependant à des agriculteurs de se considérer comme pollueurs afin de gérer un problème d’environnement qui ne concerne pas leurs activités, ni même le droit des nuisances, est un exercice paradoxal. C’est néanmoins ce qui s'est passé il y a maintenant une dizaine d'année, quand NAIADE a questionné de façon radicale les activités ordinaires des agriculteurs en leurs demandant de changer de pratiques. Telle est la façon dont on peut présenter la situation à laquelle NAIADE était confrontée à l’époque, et pour laquelle elle a décidé une intervention délibérée pour ne pas être dépassé par les événements, en s’engageant dans la création d’une situation gérable de ce problème.

1.3. De l’incertitude à l’exigence de justesse

La première difficulté que rencontre NAIADE est précisement celle de la qualification de son problème. Car il lui faut savoir comment relier ce qu'elle considère comme un risque industriel et

7 C’est à dire au nom de son profit et de la santé humaine. 8 On se permet de renvoyer ici à Barbier (1995a) étudiant de façon similaire la façon dont la gestion de la qualité de l'air par les industriels de la vallée de la chimie lyonnaise les conduit à envisager une gestion de la production incluant la prise en compte d'un territoire : une particularité de la gestion des pollutions diffuses est de modifier les frontières productives de l'entreprises et l’exercice du droit de propriété des actifs industriels. 9 On renvoie ici à Dagognet (1973) pour une perspective historique sur les notions de modernité et d’intensification en agriculture, et à Servolin (1989) pour une caractérisation économique et politique de cette agriculture. 10 Comme nous allons le voir ceci constitue un paradoxe intéressant, puisqu'à quelques 20 années d'écart, l'Institut est enclin à reconsidèrer un modèle de développement qu'il a largement contribué à instituer...

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commercial à une chaîne causale sur laquelle elle puisse intervenir et quelles pourraient être les modalités de la protection de la surface du périmètre qui assureraient la qualité de l’eau dans la bouteille. Il lui faut ensuite trouver comment faire en sorte que la légitimité de sa propre métrologie ne se prête pas aux critiques des acteurs qu’elle veut s’attacher, et comment objectiver cette nuisance pour transformer une situation d’incertitude en situation devant faire l’objet de la recherche d’un ajustement des activités présentes sur le périmètre ?

Telles sont les questions que cette entreprise se pose et voudrait surtout que le monde agricole et les autorités se posent avec elle, parce que les règles offertes par le droit des eaux minérales n'offrent pas de solutions spécifiques aux pollutions diffuses à l'échelle du périmètre. Ce qui est ainsi problématisé, c’est le passage d’un exigence de justice au nom de ce que doit continuer à être l’eau minérale, à une exigence de justesse des activités agricoles. NAIADE se trouve donc dans une situation délicate où elle cherche à définir l'action qui convient à une maîtrise de la qualité de sa ressource, sachant que cette maîtrise ne se situe pas dans l’exercice ordinaire de ses compétences, et que la légitimité de son action est un problème pour les acteurs qu’elle veut s’attacher pour réaliser cette maîtrise. Il s'agit donc pour elle de faire en sorte que sa problématisation devienne celle d’autres acteurs, ce qui signifie de qualifier le problème dans un univers de sens commun, de l'instancier dans une scène publique pour pouvoir légitimer une gestion, et de transformer sa volonté de maîtrise en un dispositif de gestion durable.

Elle s’engage alors dans la gestion d’un « risque » dont les causes sont pour elle exogènes. Cette gestion consiste d’abord à faire en sorte que les acteurs qu’elle juge concernés s’alignent sur le problème tel qu’elle le pose, pour ensuite développer des solutions. Sur l’invitation du Préfet, NAIADE rencontre des chercheurs d’une station agronomique proche de NAIADE-Land, pour que la « Science » fournisse un argumentaire scientifique d’un règlement légal du problème: « donnez-nous les moyens de faire établir un arrêté préfectoral pour interdire l’emploi des engrais sur le périmètre ”, demandent alors les responsables de NAIADE aux chercheurs. Mais devant l’impossibilité juridique de rendre licite une telle action11, et surtout face au scepticisme des chercheurs rencontrés pour établir les conditions rationnelles et légales d’un tel arrêté, le problème de NAIADE se transforme en un programme de Recherche et Développement (par la suite programme R&D) où les chercheurs acceptent de travailler, dans le cadre d’un programme de recherche pluridisciplinaire12, à la définition d’une nouvelle norme d’exercice de l’activité agricole, norme qui se doit d’être soutenable pour les exploitants et surtout compatible avec la protection de la nappe hydrominérale. La Recherche se trouve ainsi en position d’élaborer des « pratiques justes » au sein d’une système actanciel (Boltanski, 1990) visant à éteindre une dispute sans l’étendre.

Pour NAIADE, l’engagement d’un programme de R&D signifie que son problème devient celui du déroulement d’un régime de découverte13 des conditions d’une justesse des activités agricoles, qui lui

11 Les sources d’eau minérale naturelle font l'objet d'un périmètre de protection rapprochée, mais le caractère privé de la production d’eau minérale ne permet pas d’étendre des obligations aux propriétaires de terrain présents sur le bassin d'alimentation de la source, cela malgré la Déclaration d’Intérêt Public dont bénéficie NAIADE. C’est ici une différence majeure entre le droit des eaux minérales et celui des eaux potables. 12 Tout au long du texte nous distinguerons le programme R&D qui renvoie à l’association large des acteurs qui s’impliquent dans un régime de découverte, et le programme de recherche qui concerne les activités des chercheurs. 13 Le trajet de la mise en problème dans le régime de la découverte scientifique conduit ainsi à une déconstruction progressive des activités agricoles, y compris sous l’angle du corporatisme tel qu’il s’exprime localement dans cette intensification de l’agriculture qui menace la pureté de son eau. Décrire l’obtention d’une situation gérable de ce problème permet aussi d’explorer la façon dont les acteurs du secteur agricole sont en mesure, ou pas, de traiter de telles volontés de transformation des activités agricoles qui émanent d’instances

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permette d’exercer sa volonté de maîtrise de la pureté de l’eau minérale qui est au centre des attentes des consommateurs comme de l’attention quotidienne qu’elle lui porte. Pour gérer ce que NAIADE considère comme un problème d’Environnement, son action délibérée passe ainsi par la rencontre, la compréhension et la transformation de l’organisation locale du développement des activités agricoles, action médiatisée par l’activité du programme de Recherche finalisé et pluridisciplinaire de l’INRA-SAD ayant pour but de permettre « de conserver la naturalité des eaux du gîte hydrominéral, sa composition chimique ainsi que sa pureté bactériologique d’origine », et à cette fin de faire des propositions pour « maîtriser les entrées dues aux pratiques agricoles et notamment de maintenir en dessous de 10 mg/l le taux de nitrates dans l’eau prélevée au captage (...). » (nos italiques renvoient à la définition de l’objet du contrat du programme).

1.4. De l’exigence de justesse à la formation d’un nouveau collectif

L'écologisation du périmètre que souhaite NAIADE au nom de la pureté de l'eau correspond à une redéfinition de ce qui appartient ou de ce qui est extérieur au monde l’eau. En effet l'extension de la protection de l’eau à toute la surface de l'espace du périmètre n'a plus rien de commun avec une protection contre les sources ponctuelles de nuisance (collecteur d'égout, vidange de fosse septique ou huile de garage...) contre lesquelles NAIADE se bat déjà depuis de longues années. Le problème des nitrates est un problème de redéfinition du rapport de NAIADE à la notion même d’environnement. Le jour où NAIADE décide de parler au nom de l'eau minérale contre les nitrates, elle définit ainsi une nouvelle territorialité de l'eau, qui inclut dorénavant tout ce qui se passe continûment en surface.

Les agriculteurs qui meublaient simplement le paysage avec leurs vaches et leurs tracteurs et ne concernaient pas NAIADE auparavant, deviennent ainsi pour elle aussi envahissants que les CFC pour la couche d'ozone. Le problème d'environnement de NAIADE est justement que les agriculteurs ne sont plus seulement dans son « environnement », mais à terme bientôt présents dans la bouteille si aucune action de protection de grande envergure n'est lancée. Et ce qui arrive avec eux dans le monde de l’eau, c’est également le collectif imposant de la domestication agricole du vivant. Désigner les nitrates, c’est désigner, de proche en proche, les engrais, les cultures, les vaches, les industries d’amont et d’aval, le Développement Agricole14 et le « pétrole vert »..

C’est pourquoi, vouloir domestiquer les flux de nitrates grâce à l’enrôlement d’un allié de poids, à savoir la Recherche Agronomique, c’est alors tenter de reconfigurer ce collectif de la domestication du vivant à l’échelle du périmètre, en opérant des inclusions et des exclusions, en requalifiant les identités des acteurs, ce qu’ils sont censés devenir pour faire partie dorénavant de ce monde de l’eau. La Recherche devient ainsi une sorte de « machine de guerre » à faire le tri entre ce qui peut entrer dans ce monde ou ce qui doit au contraire rester dans son environnement au cours d’un processus tâtonnant visant l’invention d’une gestion.

Ce qu’il va nous falloir mettre en évidence et décrire c’est comment s’est opérée la reconfiguration du collectif de la domestication agricole du vivant pour que le monde de l’eau en viennent à s’attacher des labours, des forêts et des agriculteurs respectant l’éco-système. Car c’est cette reconfiguration qui signifie l’obtention d’une situation gérable pour NAIADE. Voyons pour cela comment nous pouvons problématiser ce processus. non légitimes à leur yeux (voir le traitement de ce problème dans un cas similaire impliquant « l’environnementalisation » de l’agriculture dans Billaud (1986)). 14 Les majuscule indiquent la dénomination usuelle de cette institution du secteur agricole qui regroupe l’ensemble des organismes dont l’activité est de promouvoir le développement agricole.

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1.5. Caractérisation du terrain

Notre terrain apparait comme un de ces nombreux cas où se manifeste la « crise des environnement » dont font état Bibard, Latour et Schwartz (1989). Une telle configuration caractérisée par la constitution problématique de la gestion d’une ressource territorialisée, par la mise en suspens des pratiques ordinaires, et par la participation d’une instance scientifique, devient monnaie courante dans la gestion des problèmes d’environnement, quels que soient d’ailleurs les mondes professionnels concernés, la territorialité du problème, et les modalités de mobilisation d’une instance scientifique « légalisatrice »15. Ce qui caractérise ces situations, comme le montrent Thévenot et Lafaye (1993), c’est le fait que les problèmes d’environnement sont portés de façon hétérogène en termes de légitimité par différents acteurs, que ce soient des associations, des entreprises, des administrations ou des chercheurs. C’est aussi le fait que l’obtention d’une gestion de ces problèmes suppose des processus de négociation dans des forums au sein desquels s’élaborent de nouvelles normes socio-techniques (Callon et Ripp, 1991). Ce type de situation est aujourd’hui très répandu compte tenu de l’audience croissante que connaissent les problèmes d’environnement depuis les années soixante dix, et de leur institutionnalisation dans des instances internationales (Kiss, 1989) européennes (Romi, 1993) et nationales avec la création problématique d’un Ministère (Charvolin, 1993) et d’une administration spécifique, les DIREN (Lascoumes, Le Bourhis, Doussan (collabo.), 1994). On retrouve un tel régime d’environnementalisation dans le secteur agricole qui se traduit par la multiplication de dispositifs socio-politiques projettant cette institutionnalisation de l’environnement dans des situations locales (Mormont, 1996).

Cette institutionnalisation de l’environnement trouve un équivalent avec l’apparition, au sein du monde industriel, d’instances qui s’en font également les porte-paroles (Reverdy, 1996). La représentation de l’environnement dans le monde industriel est également hétérogène, entre nouveau cadre de réglementation et de standardisation, nouveau secteur des éco-industries, écologisation des produits et question de politique générale d’entreprise. Les porte-paroles de l’environnement au sein de la structure de l’organisation industrielle (responsable environnement, cellule environnement, direction environnement) ont eux-mêmes des fonctions diverses. Ils peuvent interagir avec d’autres spécialités ou fonctions de la gestion de l’entreprise, et être également les fournisseurs d’informations pour les noyaux stratégiques des groupes industriels, participant ainsi à la construction d’une identité environnementale. Enfin ils peuvent être aussi tournés vers une activité de lobbying auprès des administrations de tutelles ou plus directement des législateurs (Barbier, 1993). Il est ainsi de plus en plus fréquent que l’environnement devienne un objet de préoccupations qui regroupent différentes épreuves dont la configuration inscrit le partage entre ce qui est interne ou externe à l’entreprise sur des registres de la responsabilité et non plus seulement sur celui de la valeur16.

C’est dans un tel mouvement de redéfinition de la clôture de l’organisation que s’inscrit le surgissement du problème d’environnement propre à NAIADE. Ce surgissement n’est pas indépendant de la publicisation de l’environnement dans le domaine des politiques générales d’entreprise et des

15 On renvoie évidement aux pluies acides, aux problèmes de pollutions transfrontalière, au problème de l’effet de serre, à la destruction de la couche d’ozone, qui présentent des controverses où sont mises en cause des pratiques industrielles, le sens d’une territorialité étendue à la planète et la capacité des scientifiques, des experts et autres avis autorisés à « dire le vrai » (voir sur la généralisation de cette configuration le cahier n°13 du Germès, 1991). La construction économique et sociale du champ de l’environnement intervient également dans la formation d’une mise en gestion de ces problèmes (Godard et Salles, 1991). 16 L’exercice de la responsabilité se transforme parfois en valeur de l’entreprise comme l’atteste la cotation de certains actifs « verts ».

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politiques publiques qui prennent les rapports entre la Nature et la Société comme objet. Pour ce qui concerne la pollution de l’eau par les nitrates d’origine agricole, les mesures agri-environnementales prises au nom de la protection de l’environnement sont autant de cas de figure assez proches de la configuration que nous étudions du point de vue de trois caractéristiques: mise en suspens des pratiques ordinaires, problématisation d’une gestion définie par la territorialité d’une ressource et participation d’une instance « experte » au cadrage du problème et à sa mise en gestion.

Nous sommes donc en présence d’un processus de structuration d’un nouveau collectif de l’eau minérale17 qui cherche à aboutir à une situation de gestion territorialisée, c’est à dire à une configuration où « des participants sont réunis pour accomplir dans un temps déterminé une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe » (Girin, 1990). Nous verrons que le jugement externe que suppose une situation de gestion ainsi définie n’est pas donné à l’avance par un gouvernement central du territoire, mais qu’il résulte de ce que nous appelons l’invention d’une gestion du problème où des agriculteurs respectent l’écosystème pour la protection de la ressource de NAIADE. C’est une telle configuration qui permet aujourd’hui à Minéralix de parler au nom des agriculteurs et des coccinelles pour confirmer la pureté originelle de l’eau qu’il incarne. C’est en apparence assez peu de chose une fois ramené à la mise en mot du « marketeur », mais ce qui s’est joué durant dix ans sur un espace de 5 000 hectares, c’est bien l’invention d'une gestion de la pureté naturelle par la médiation d’un programme de R&D qui a reconfiguré NAIADE, son eau, son métier de minéralier, son marketing, mais aussi les agriculteurs, les cultures, la conduites des troupeaux et des pâturages, les techniques ainsi que des chercheurs.

C’est donc cette invention d’une situation de gestion qui constitue notre terrain, c’est à dire l’invention, au sein d’un collectif hybride, de dispositifs exprimant une volonté de maîtrise spécifique de cette « pureté originelle » qui fait l’eau minérale « naturelle ». Comprendre ainsi ce qui s’est passé entre le surgissement de cette incertitude en 1988 et le discours pacificateur de Minéralix en 1996, c’est comprendre comment un régime de découverte et de mise en oeuvre de la justesse de pratiques agricoles transformées, participe à la poursuite de ce phénomène qui consiste à invoquer Minéralix et mobiliser l’Académie de Médecine pour produire de l’eau minérale naturelle « naturellement ». Ce régime de découverte a impliqué une équipe pluridisciplinaire de chercheurs.

C’est à travers les pratiques de ces chercheurs que nous avons eu accès à ce processus, et c’est sur ces pratiques que nous avons pris appui pour mener une recherche-intervention orientée vers la problématisation de la gestion de la recherche dans de telles situations d’invention du gérable au nom d’une crise des environnements.

2. ORIENTATION ET QUESTIONS DE RECHERCHE

2.1. Orientation d’ensemble du travail

Les questions que nous avons été amenés à traiter progressivement dans cette recherche, peuvent s’inscrire a posteriori dans trois registres de préoccupations: un questionnement sur le sens et la formulation de demandes pour une plus grande maîtrise du fonctionnement d’ensemble humain et

17 Nous renvoyons ici à la façon dont Giddens (1987) propose une compréhension des structures sociales dans leur mouvement et dans leur acomplissement ou leur décomposition. La reprise des travaux de Giddens dans une étude de cas en gestion a déjà été exploré par Bouchiki (1990). Notre travail se situe également dans ce type de perspective que Raulet-Crozet (1995) avait ouvert sur le même terrain, mais avec néanmoins des méthodes et un questionnement différent par rapport au traitement du cas que nous opérons.

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technique en agriculture, questionnement qui est lié ici à la volonté d’intervention de NAIADE; un questionnement sur l’analyse de situations multi-acteurs orientées vers la réalisation d’une coordination territorialisée par l’exigence de la protection d’une ressource « naturelle », questionnement qui est lié à l’importance grandissante des problèmes de protection de la qualité des eaux; enfin un questionnement sur les modes de fonctionnement et d’organisation des pratiques de la recherche agronomique vis à vis de ces situations pour lesquelles la recherche est convoquée pour les rendre gérable, questionnement qui est lié à un contexte de réorientation des fonctions productives de l’agriculture au regard de la mondialisation et de la prise en compte de l’environnement. C’est par rapport à ces trois registres que nous avons construit progressivement la problématique de notre recherche.

Pour circonscrire le type d’objet que nous avons ainsi étudié, il nous faut ancrer notre propos dans la discipline au sein de laquelle s’inscrit cette recherche. Les recherches en gestion traitent, à partir de différentes orientations théoriques et disciplinaires, de situations où des dispositifs de gestion sont censés définir des activités, les coordonner et les évaluer. L’objectif d’un tel traitement est variable et dépend du projet de la recherche engagée (posture de recherche variable en terme de place de la modélisation, de la compréhension, de l’intervention, et/ou de la prescription) et de l’audience qu’elle veut capter (communauté scientifique, administration, entreprise). Les recherches en gestion sont plongées dans une certaine perplexité du point de vue de leur épistémologie propre (Cohen, 1989; Déry, 1992; Martinet, 1990). En effet, liée à une perception de plus en plus intense de l’accroissement d’une complication forte des objets de leurs recherches et au relâchement d’une pensée de l’optimum économique des décisions de gestion (Riveline, 1983), se généralise une volonté de maîtrise des états de choses et des activités humaines, qui stigmatise la multiplication conjointe des problèmes de coordination des activités humaines et de dysfonctionnement des systèmes techniques au regard d’une hypothèse de sous-efficience. Le monde économique irait plus mal que ce qu’il pourrait aller, et l’organisation des activités dans le marché ou dans l’organisation pourrait en être tenue pour responsable. Il faudrait donc gérer de façon plus optimale...

Si le problème du sous-emploi chronique est souvent tenu comme le macro-symptôme d’une telle sous-efficience, cette nécessité d’une plus grande maîtrise des systèmes d’activités apparaît aussi très fortement dans le champ de préoccupations plus récentes de l’Environnement18. Au regard de nouvelles normes environnementales, des reconfigurations complètes ou partielles de certaines activités deviennent nécessaires et impliquent un régime de transformations de la coordination des acteurs et des systèmes techniques, transformations accompagnées dans le monde de l’entreprise par des intervenants extérieurs nombreux (chercheurs, consultants, services consulaires, médiateurs de l’administration). De tels changements organisationnels et techniques se jouent certes dans un espace commun, l’entreprise, mais jamais indépendamment de ce que les acteurs définissent comme étant leur environnement proche ou éloigné, immédiat ou différé. Ainsi face à de nouvelles normes environnementales, l’entreprise peut être engagée dans des situations multi-acteurs d’un plus ou moins grand niveau de généralité (espaces nationaux ou internationaux, filière industrielle, espace local). Ce type de changement concerne aujourd’hui particulièrement les activités agricoles et agro-alimentaires de plus en plus soumises à une exigence de protection de l’Environnement ou de santé publique, alors que dans le même temps elles font l’objet d’une transformation par les technosciences qui opèrent une domestication du vivant de plus

18 Nous ne cherchons pas ici à établir des équivalences mais à constater que deux problèmes considérés comme importants sont adressés à l’entreprise: celui de fournir des emplois et celui de respecter la santé et l’environnement.

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en plus distribuée entre les acteurs du secteur agricole19.

Considérons enfin pour achever la délimitation de notre objet, ce qui peut fonder notre attention particulière à la question des pratiques de gestion de la recherche, et ainsi légitimer une intervention sur celles-ci. Dans le genre de problèmes d’Environnement multi-acteurs du type de celui auquel nous avons ici à faire, l’implication des instances de recherche est fréquement, soit à la source de la formation de nouvelles normes socio-techniques, soit quand ces instances sont convoquées pour qualifier des êtres qui supportent et cristallisent l’objet d’une coordination difficile ou impossible sans son intervention. Dans ce deuxième cas de figure où l’on peut parler de fonction médiatrice des acteurs de la recherche, la présence des chercheurs dans la production d’une expertise censée résoudre ce type de problème apparaît comme garante d’un traitement de l’incertitude qui pèse sur les agents. L’univers du « laboratoire intra-muros » n’apparaît alors plus comme la seule scène où se déploient les pratiques de recherche, si tant est que cela ait jamais été le cas. Les chercheurs sont des acteurs exposés, qui multiplient les audiences où ces pratiques doivent trouver leur justification, et dès lors la formation des collectifs de la recherche s’expose de plus en plus à devoir rendre compte de leur fonctionnement au titre d’une évaluation de ce qu’ils produisent et des conditions dans lesquelles ils le font (d’Iribarne, 1995).

Quelles que soient les formes de cette implication de la recherche, dans le traitement des problèmes d’environnement, l’activité des chercheurs participe à la mise en gestion de tels problèmes. Ce qui s’opère dans le monde de la recherche doit faire alors l’objet d’une attention particulière quand elle participe à des épreuves impliquant une reconfiguration des rapports entre la Nature et la Société. C’est le cas quand des activités de recherche sont sollicitées pour contribuer à la fois à une domestication agraire du vivant au nom de la modernisation des « anciens modernes », et simultanément à l’élaboration de normes socio-techniques environnementales pour maîtriser des activités agricoles jugée trop modernistes. Telle est la situation de la recherche agronomique sur notre terrain, comme sur tous ceux où la protection de l’environnement implique les activités agricoles (Barrué-Pastor, et al., 1995).

2.2. Orientation de notre recherche et rapport au terrain

Traiter de ces situations où se joue la « crise des environnements » implique de se positionner au regard des questions que cette crise adresse aux sciences humaines. L’étude de processus où se joue la redéfinition des collectifs même auxquels correspondent ce que l’on qualifie de Nature et de Société, ne peut se faire en séparant « à l’ancienne » ce qui est du domaine d’une Nature extérieure à la civilisation en marche, et ce qui est du domaine d’une société d'humains conquérante et dominatrice de ses mystères (Bibard, Latour et Schwartz, 1989). Parce que la description et l’interprétation des problèmes dits d’environnement ne peut s’appuyer une cette séparation ontologique entre Nature et Société (qui est un produit de ces processus et non une cause), elles impliquent d’adopter des méthodes adaptées à la fin de la croyance préétablie en cette séparation. Le défi de la mise en suspens de cette croyance est une composante de notre travail, composante que nous nous sommes efforcés d’intégrer dans la façon dont nous avons conçu notre rapport au terrain.

Sur ce plan, c’est dans les méthodes de la sociologie de l’innovation et de l’anthropologie symétrique, que nous avons trouvé matière et manière à formaliser une prise sur notre propre objet d’étude en prenant Minéralix et ses histoires de pureté au sérieux. L’intérêt de ces méthodes est en effet double

19 Une lecture ethnographique et historique de cette domestication, comme celle que peut proposer Haudricourt (1986), doit aujourd’hui s’étendre à la prise en compte de l’ensemble du fonctionnement de la maîtrise du vivant en réseau, du champ de l’agriculteur aux laboratoires de recherche de l’agro-industrie, voir par exemple le travail de Joly et Ducos (1993) sur l’industrie des semences.

CHAPITRE 1 11

selon nous. D’une part les méthodes de la sociologie de l'innovation, nous ont permis d'envisager une description du processus d’invention d’une gestion au problème de NAIADE qui tienne compte de la nécessité de l’aborder comme un accomplissement émergent. D’autre part le modèle de l’anthropologie symétrique nous a permis de considérer le défi au sciences humaines tel qu’il peut s’adresser aux recherches en gestion, dès lors que des chercheurs sont associés et conviés à asseoir une plus grande maîtrise du vivant.

Le travail que nous avons ainsi entrepris consiste alors à articuler une description de l’invention d’une gestion avec une recherche en gestion qui passe par une observation-participante de la Recherche pour déboucher sur une intervention reposant sur un diagnostic issu de cette description. Cette démarche aboutit à donner à l’intervention du chercheur en gestion un statut expérimental, celle-ci générant une sorte d’expérience sociale particulière qui fonctionne comme dispositif analyseur de la gestion des pratiques de recherche appréhendées au niveau des problèmes que leur maîtrise peut poser aux chercheurs eux-mêmes. En d’autres termes, notre travail veut contribuer d’abord à explorer une voie pour assumer la dualité descriptive et propositionnelle qu’implique une telle visée d’intervention. Au delà, nous pensons qu'il peut participer modestement à la construction d’une anthropologie symétrique du domaine “ Science Technique et Société ”, en proposant une traduction particulière de ce que cette anthropologie permet de dire des processus d'innovation directement au sein de la gestion de la recherche, et en lui renvoyant un certain nombre de problèmes liés à la composante politique des forums-hybrides où les chercheurs ont à se mouvoir également 20.

Se saisir ainsi des méthodes d’une discipline comme la sociologie de l’innovation pour conduire une recherche en gestion peut poser des problèmes au regard de l’hétérogénéité déjà considérable des sciences de gestion, aussi, il nous faudra justifier cette hybridation pour ce qu’elle peut leur apporter21. Nous prendrons pour cela la peine de nous interroger sur le sens d’un tel rapprochement, afin que notre travail de théorisation rende compte d’une réflexion difficile et souvent angoissante sur nos propres pratiques de recherche. Loin de considérer cette quête comme la perte d’une scientificité, c’est à partir d’un travail de distanciation et d’engagement face au terrain et donc en prenant un certain type de risque exposable, que peut se jouer selon nous une étude fine des pratiques de gestion de la Recherche. Notre contribution aux sciences de gestion peut alors être de concrétiser un style de recherche en gestion alliant étude de cas, observation-participante et intervention pour contribuer à éclairer les difficultés que les sciences de gestion éprouvent pour se constituer tout comme pour définir leur objet (Cohen, 1989). C’est donc une telle posture que nous avons adoptée dans cette recherche, et c’est ce que notre problématique voudrait maintenant exprimer.

2.3. Question de recherche

Notre terrain d'étude est donc formé de la structuration d’une situation de gestion multi-acteurs 20 Une telle orientation a été renforcée par la présence d’un de ses fondateurs de passage sur NAIADE-LAND attestant, peut-être, de l’intérêt qui pouvait lui être porté pour sa singularité: « Voyez l’INRA, le cas des recherches sur NAIADE-LAND: il faut avant tout négocier avec la toute puissante NAIADE, il faut mesurer les taux de nitrates, essayer de modifier les pratiques des paysans (...), négocier derrière toute cela des alliances et des moyens supplémentaires qui permettront de s’équiper un peu plus (...) il faut tenir tout ça. bien des scientifiques sont tentés de dire: “ Ce n’est pas mon boulot de tenir tout ça, moi je suis seulement un scientifique, je reste dans mon laboratoire ? ” et on peut les comprendre, mais où est le laboratoire ? Il n’est plus là où ils le croient! Il se confond avec ces réseaux dans lesquels il faut tenir compte des (liste d’actants). On ne peut pas échapper à cela, on a l’obligation de gérer ces réseaux », (Latour, 1995, p.55). 21 Dogan (1994) souligne l’ampleur du mouvement de morcellement des différentes disciplines des sciences sociales et l’importance que prend la sociologie pour leur recomposition.

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territorialisée considérée, par construction, du point de vue du programme de R&D qui élabore les conditions de cette gestion. Notre posture de recherche consiste à décrire cette structuration et à considérer que l’implication dans la gestion des activités d’un programme de recherche peut révéler les conditions de leur fonctionnement dans une telle situation. C’est donc à partir de ce terrain et de cette posture que nous avons formulé la problématique suivante: dés lors que des activités de recherche visent à reconfigurer des ensembles humains et techniques pour la protection d’une ressource commune au nom d’une plus grande maîtrise de la domestication du vivant, comment ces activités participent-elles au processus d’invention d’une situation de gestion de cette ressource, et quel type de savoir-actionnable peut être proposé aux chercheurs pour asseoir l’efficacité de cette participation dans une trajectoire d'innovation ? Notre objectif est de fournir une réponse pragmatique à cette question, c’est à dire fondée par rapport à notre terrain pris comme site d’une étude de cas permettant de formaliser et de tirer des enseignements de cette problématique.

3. PLAN DE LA THESE

Le questionnement qu’on vient de présenter a des implications théoriques et méthodologiques fortes que nous traitons dans une première partie. Dans le chapitre 2, nous proposons une discussion méthodologique destinée à asseoir notre conception de la gestion comme de quelque chose qui s’invente, en explicitant le type de position que nous avons choisie d’adopter en conséquence, c’est à dire notre projet d’intervention. Cette intervention s’inscrit dans un monde particulier, le monde de la recherche, nous présentons dans le chapitre 3 un modèle de représentation des activités propres à ce monde en mobilisant pour cela une perspective de sociologie de la science et en dégageant la lecture anthropologique qui fonde cette perspective. Enfin dans le chapitre 4, nous tirons les conséquences de cette lecture pour proposer de comprendre l’institution de la gestion comme le lieu où s’exprime l’efficacité de la croyance moderne, et nous tentons d’établir l’enjeu du face à face entre gestion et sciences qui se trouve activé dans notre intervention. Cette première partie expose ainsi le trajet de théorisation qu’il nous est apparu nécessaire d’élaborer pour considérer conjointement la question de l’implication des activités de recherche dans l’invention du gérable et celle de l’organisation et de la gestion de ces activités mêmes dès lors qu’elles sont impliquées dans un telle invention.

Dans la deuxième partie nous décrivons le processus de cette invention d’une situation de gestion dans le cas du problème particulier de NAIADE. Nous présentons pour cela, dans le chapitre 5, les modalités du traitement de nos matériaux et proposons une lecture du processus d’invention d’une gestion à partir d’une sociologie de la traduction et d’une sémiotique des réseaux. Cette caractérisation du processus nous permet de positionner la place occupée par la Recherche dans un mouvement qui la dépasse mais auquel elle participe néanmoins. Dans le chapitre 6 nous montrons ensuite comment le mode d’existence de cette situation de gestion découle de l’irréversibilisation du processus, celle-ci prenant la forme de la constitution d’un pôle d’innovation qui forme une réponse au problème initial de NAIADE. Nous conduisons alors une lecture de la concrétisation progressive de cette situation de gestion à la lumière de la discussion méthodologique du chapitre 2 pour la caractériser comme une mise en réseau sociotechnique liant le monde de l’eau et celui de l’agriculture du périmètre. Nous proposons alors une interprétation du caractère lacunaire de la situation de gestion comme la manifestation d’une solidarité gestionnaire, qui nous conduit alors à envisager l’existence d’un gouvernement du couple produit-territoire.

Dans la troisième partie nous nous intéressons spécifiquement au monde de la recherche du point de

CHAPITRE 1 13

vue de ses relations avec l’invention de cette situation de gestion. Pour cela nous proposerons dans le chapitre 7 une lecture du programme de recherche en étudiant la structuration cognitive du projet de recherche et son évolution, ainsi que la particularité des activités expérimentales tenues dans ce programme qui ont participé à l’invention du gérable. Dans le chapitre 8 nous tentons ensuite de caractériser les modes d’organisation formelle du programme de recherche et de rendre compte du design organisationnel des activités, en insistant sur l’étude diachroniques de certains moments où la gestion du programme s’est jouée.

Dans la quatrième partie nous présentons et analysons comment notre intervention dans le monde de la recherche s’est appuyée sur cette lecture du programme pour proposer et implémenter une procédure de management stratégique de l’achèvement délicat de ce programme de recherche (chapitre 9). Puis dans un dernier chapitre conclusif nous tirons alors les enseignements de ce travail en tentant d’apporter des éléments de réponse à notre question de recherche en considérant sous un angle politique tant le problème de la participation de la Recherche à l’invention du gérable, que celui de notre intervention en son sein au nom d’une gestion de la recherche.

PREMIERE PARTIE

Trajet théorique et méthodologique

« Ma situation "économique" (il ne s'agit pas de d'économie politique), va prendre à partir de l'année prochaine une tournure satisfaisante, par suite d'un arrangement. » K. Marx, in Lettre à Kugelmann, Ed. sociales, 1971.

CHAPITRE 2

Définir l’invention du gérable et accéder aux pratiques de gestion

I° PARTIE - CHAPITRE 2 14

INTRODUCTION

Nous voulons présenter dans ce chapitre une discussion de ce que peut impliquer le fait de parler de l’invention du gérable, pour positionner notre approche à la suite des orientations générales que l’on vient d’indiquer. En effet, si notre projet de description d’un processus conduisant à une telle invention peut trouver dans la sociologie de l’innovation son ancrage, il faut considérer au préalable ce que cela signifie pour les chercheurs en gestion que de penser et décrire la gestion comme quelque chose qui s’invente.

Comme tout projet de transformation et de développement, le projet de NAIADE se situe dans un rapport au temps conduit par la logique du plan (Jullien, 1996), dans sa composante prospective en terme de moyens-fins22 et dans sa composante évaluatrice en terme de ressources-résultats. Dans ce croisement entre l’actualisation du futur et l’évaluation du passé viennent se loger les dispositifs de gestion, c’est à dire les moyens d’une activité d’accompagnement et de concrétisation de cette logique du plan. Mais cette conception balistique de l’activité du gestionnaire (Martinet, 1989; Thévenot, 1995) est rendue possible seulement quand les dispositifs de gestion sont suffisamment concrétisés dans les pratiques pour pouvoir évaluer la façon dont ils peuvent servir plus ou moins efficacement cette logique du plan. Ce n’est qu’une fois inclus au registre des moyens d’une maîtrise que de tels dispositifs participe d’une gestion. C’est en se penchant sur le moment de leur invention et donc en tenant ouverte la question de la possibilité d’une maîtrise que l’on peut penser alors la gestion comme quelque chose qui s’invente, et cette position va former le coeur de notre discussion méthodologique.

L’affirmation de la volonté de maîtrise de NAIADE hors de son périmètre d’action d’industriel de l’eau minérale, sollicite l’invention de dispositifs spécifiques pour rendre gérable son problème qui prend assez directement à parti le mode de développement des activités agricoles. En pointant le rôle des activités professionnelles qui se tiennent dans le secteur agricole, NAIADE questionne la logique du plan qui exprime et conduit la constitution même de la co-gestion du secteur agricole, pour laquelle l’ensemble des activités repose sur l’institution d’une véritable forme-état aujourd’hui amoindrie mais toujours fortement présente23. Un des aspects de l’institution de cette « forme-état » est celle de l’institution du tandem formé par la Recherche Agronomique et des organismes de Développement Agricole dans un mouvement de rationalisation appelé « modernisation de l’agriculture » (Muller, 1984) qui correspond à « l'application de plus en plus poussée, à des domaines de l'existence de plus en plus nombreux, du type de rationalité et des procédures de résolution de problèmes typiques de l'activité scientifique et technique. » Lemery, 1991, p.9. Ce mouvement tend à substituer aux pratiques de bricolage de la domestication du vivant de l’agriculteur des formes d’activité marquées par celles de l'ingénieur qui véhiculent le projet « que la fin des visions subjectives et partielles du monde est nécessaire à une vision objective des choses, toute résistance étant la manifestation de l'engluement du social dans les "mentalités" » Lemery, op. cit., p.12. Tout l’intérêt qu’offre alors notre étude, c’est justement de voir remis en cause ce mouvement de modernisation au nom de la défense de la « pureté originelle » à travers l’expérimentation élargie sur un territoire d’une transformation de l’exercice des 22 En suivant M.Weber repris par Habermas (1973, p. 3-4), l'activité rationnelle par rapport à une fin, ou extension du pouvoir de disposer techniquement des choses, se « définit comme une activitée déterminée par des expectations du comportement des objets du monde extérieur ou de celui d'autres hommes, en exploitant ces expectations comme "conditions" ou comme "moyens" pour parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réflêchies qu'on veut atteindre ». 23 Par institution d’une telle « forme-état » (Deleuze et Guatarri, 1980) nous faisons allusion à l’existence pour le secteur agricole de l’ensemble des institutions qui lui sont spécifiques: crédit bancaire, assurance, propriété foncière, formation professionnelle, aide au développement, Recherche et Administration.

I° PARTIE - CHAPITRE 2 15

activités agricoles passant par une autre forme de modernisation qui emprunte la voie d’une rationalisation écologique et scientifique. Moderniser ce qui est déjà moderne au nom de la pureté originelle d’une eau minérale naturelle contient un double paradoxe tout à fait prometteur pour notre questionnement. Prenant pour objet ce projet de rationalisation qui est celui de NAIADE, on peut trouver dans une tentative de mettre à jour les pratiques de cette rationalisation, la possibilité de considérer que la situation multi-acteurs qui se tient sans gouvernement préétabli est un site particulièrement riche pour faire l’objet d’une recherche sur l’invention d’une situation gérable d’un problème d’action collective territorialisée établi sous l’égide un tel paradoxe.

En effet le cas nous offre un terrain où, à la fois les relations sociales, les objets techniques et les règles de coordination font l’objet d’une invention cadrée par la volonté de maîtrise de NAIADE mais en l’absence de structure de gouvernance préétablie. Ainsi la difficulté que représente le travail de mise en suspens d’une gouvernance pour avoir accès au mode d'existence des outils de gestion et de leur efficacité dans l’observation de situations de gestion est ici levée, pour, par contre, engager l’observateur dans un travail délicat d’accès puis de caractérisation des pratiques de l’invention du gérable24. Ce point mérite un examen particulier que nous effectuerons dans la dernière section de ce chapitre, après avoir précisé comment se saisir tout d’abord de la question même de l’invention du gérable, et établi ensuite le cadre méthodologique de la description des pratiques que suppose la prétention de répondre à une telle question, ce que nous expliciterons à partir de la notion de dispositif de gestion.

1. L’INVENTION DU GERABLE

1.1. La particularité d’une situation multi-acteurs

Pour traiter l’invention ici en question, il ne s’agit pas pour nous d’envisager la « solution » trouvée au problème de NAIADE comme le résultat d’une forme d’intégration sociale des acteurs-en-présence dans une communauté locale ou comme celui d’une transaction généralisée des utilités, mais bien de comprendre comment une controverse forte s’est trouvée réduite par un processus d’innovation dans la création d’une situation gérable. Cela pousse plutôt à raisonner l'invention d'une gestion du problème de NAÏADE, comme l’invention singulière de nouveaux rapports entre des professions, et d’une économie de ces rapports. Ces rapports supposent certes l’établissement de nouvelles relations sociales et économiques. Mais moins qu'ils ne s’appuient sur des objets ou des instruments comme sur des symboles prétextes d’un accord purement cognitif, l’établissement de ces nouveaux rapports passent par le moment d’une nouvelle configuration de ce qui répond de la société et de la technique, ce qui signifie notamment la création de nouveaux dispositifs correspondant aux problèmes que les acteurs ont à traiter et qui font donc sens pour eux à travers ce qu’ils permettent de gérer. Plus précisement, les dispositifs vont asseoir la maîtrise et concourir à la formation de la valeur une fois seulement le gérable inventé, permettant alors aux acteurs de qualifier les relations qu'ils entretiennent avec des objets, qui sont au moment de la phase d’invention, aussi indéfinies que les relations sociales qui se transforment. Dans le cas qui nous occupe, nous avons donc à faire, dans l’invention du gérable, à la création d'un peu plus de société, d'un peu plus de science et d’un peu plus de technique pour la maîtrise de la pureté d'une eau minérale, ce qui correspond pour NAIADE au maintien d’un potentiel de valeur dans la conservation de son actif spécifique.

Ce qui caractérise cette création c'est le déclenchement de la force qui préside à « l’enaction » d’un 24 C’est un tel travail que Veynes (1978) appelle « raréfaction des pratiques » dans une relecture du travail de M.Foucault (voir notamment pp. 207-208 et p.217).

I° PARTIE - CHAPITRE 2 16

tel processus, force qui anime le projet de NAIADE de juguler l’incertitude de son propre avenir. Comment NAÏADE peut-elle obtenir des agriculteurs, non pas un comportement de consommateur (comme on peut supposer qu’elle sait le faire pour son produit), mais un changement de pratiques et une permanence dans la conception subjective que les agriculteurs peuvent se faire de leur métier dans une autre façon de concevoir sa propre modernisation ? La question qui se pose ici pour nous est celle de savoir à quelles conditions NAÏADE et les agriculteurs peuvent s’entendre dans le cadre d’une action collective dont l’issue est indéterminée, recherche d’une coordination qui reste un vieux problème des sciences humaines (Olson, 1965), abordée par les sciences politiques, la sociologie et l’économie sous les angles différents du pouvoir, de l’accord et de l’échange. Si à travers l’exploration de l’obtention d’une situation gérable se sont ces trois aspects de la coordination qui sont nécessairement abordés, il s’agit néanmoins de délimiter plus précisement ce qu’on entend par gérable.

On insistera alors sur le fait que contrairement à la volonté de domination, la volonté de maîtrise nous semble mettre en jeu non pas l’exercice effectif ou menaçant de la violence (légitime25 ou illégitime), mais l’exercice d’actes justifiables d’un jugement sur ce qu’ils apportent, ce qui signifie donc une interaction dans une configuration où une épreuve fait l’objet de la recherche d’un accord, d’un compromis ou d’un ajustement (Boltanski et Thévenot, 1991). De tels actes sont nécessairement situés et justifiables d’un raisonnement critique de la part des acteurs, mais cette volonté de maîtrise suppose, pour sa réalisation, qu’une coordination des actions soit trouvée. La volonté de maîtrise implique ainsi d’abord un art de l’intéressement et non un art de la guerre, c’est à dire la proposition d’une prescription de ce qui est anticipé comme acceptable par les acteurs, moyennant certaines transformations de leur identité dans une nouvelle forme de coordination. La réalisation d’une maîtrise exige une transaction sociale et/ou médiatisée par des objets intermédiaires, c’est à dire une véritable économie de la relation, qui ne se fait pas sans l’invocation de règles générales ou locales (ce que Callon (1991) appelle les règles de traduction), invocation par ailleurs toujours incomplète du point de vue de la description que les acteurs peuvent en faire (Livet et Thévenot, 1991). Réaliser une volonté de maîtrise c’est en quelque sorte enrôler d’autres volontés au nom d’un même bien commun ou plus simplement mobiliser la capacité des acteurs de réaliser des compromis, c’est à dire intéresser des acteurs à se constituer voire à s’identifier à la réalisation d’un tel projet de maîtrise, qui doit pouvoir supporter la critique mais pas une franche dénégation.

1.2. Vers l’étude du mode d’existence des dispositifs de gestion

Nous n’adopterons donc pas ici une lecture des relations de pouvoir comme expression d’une domination, lecture qui nous orienterait sinon vers une appréhension simpliste de ces relations de coordination, passant sous silence les formes de la transaction des points de vue et ce que le processus d’accord sur une telle transaction contient en terme de transformation des identités, de redistribution des savoirs et de changement des pratiques. Dans notre perspective, c’est finalement aux dispositifs de gestion de l’enrôlement que suppose l’exercice de la volonté de maîtrise qu’il convient de s’attacher. A la différence des dispositifs d’application de la force pure, les dispositifs de gestion d’une volonté de maîtrise sont négociables et négociés dans le flux des actions qui les concrétisent, objets de transformation et de contournement: ces dispositifs sont des entités « agissantes » et « agies », qui enchâssent la relation de maîtrise au point parfois de la diluer voire même de l’inverser.

Etre enrôlé du fait de sa propre volonté ou d’un compromis ce n’est donc pas subir une domination

25 Notons que l’exercice de la violence légitime tient justement sa légitimité de l’extraordinaire assemblage qui médiatise l’application de la force pure, mettant à distance le législateur et la cible d’une telle violence.

I° PARTIE - CHAPITRE 2 17

c’est participer à une relation enchâssée dans des dispositifs de gestion plus ou moins négociables et négociés. Définie de façon positive, la gouvernementalité26 d’une volonté de maîtrise répond ainsi fondamentalement d’une éthique des relations établies ou à établir entre des actants, c’est une gouvernementalité mesurée au double sens du mot: elle procède de la reconnaissance d’une justesse de l’action, c’est à dire d’un accord sur des règles d’évaluation de l’action (a priori tout n’est pas possible mais rien n’est déjà déterminée), et elle procède d’une précaution à la conservation d’un cadre de discussion des règles (a posteriori la réalisation d’une maîtrise n’est pas un accomplissement définitif ou forcément efficace de ce fait)27. Ce qui marque ainsi une différence fondamentale entre domination et maîtrise, c’est le rapport au temps. Loin de suspendre le temps jusqu’au moment du déclenchement de la force pure, la gouvernementalité d’une volonté de maîtrise s’inscrit dans un temps irréversible et nécessairement subjectif (O’Driscoll et Rizzo, 1985).

La maîtrise ne se replie pas strictement dans une lutte permanente des volontés ou des intérêts mis en jeu dans la relation28, même si des moments de lutte signalent la possibilité de passer à un régime de dénonciation qui suspens alors l’accord ou les compromis. La maîtrise se replie plutôt dans un cours d’action (Eymard-Duvernay et Marchal, 1994). C’est au coeur de l’action qu’être le sujet ou l’objet d’une maîtrise peut alors devenir symétrique, car « être agi » par une volonté de maîtrise cela peut être aussi assujettir le gestionnaire dans une relation définie par ce que cette relation met en circulation et ce qui la supporte. Celui qu’on appelle « le gestionnaire » perd alors radicalement de ce vernis que lui confère parfois la littérature managériale. En effet, plus la maîtrise est intense plus le dispositif de gestion est fortement encastré dans des attentes réciproques en termes de rôles, fortement concrétisé dans des objets, et fortement policé en terme langagier. Plus cette irréversibilisation de la maîtrise peut alors se traduire par une inversion où les dispositifs peuvent être pris comme support d’un jeu d’acteurs qui se réalise sur un autre plan29. On peut concevoir également que l’économie de cette volonté de maîtrise peut se trouver diluée voire mise en suspens au fil du temps quand les dispositifs qui sont censés lui assurer sa réalisation sont faiblement encastrés et faiblement concrétisés, et donc l’objet d’une négociation permanente dans la dynamique qui anime les relations.

En considérant cette distinction entre la volonté de maîtrise et la volonté de domination, on met ainsi au centre du problème de l’exercice de la volonté de maîtrise celui du mode d’existence des dispositifs de gestion qui en constituent une médiation. Comprendre ainsi la création et la concrétisation de ces dispositifs de gestion devient le mode d’entrée pour comprendre l’invention d’une situation gérable.

26 ... c’est à dire l'ensemble des procédures et appareils tactiques qui assurent des formes spécifiques de pouvoir pris dans une relation d’assujettissement (Foucault, 1994). 27 Nous avons bénéficié sur ce point de nombreuses discussions avec P.Y.Gomez. Voir le développement de cette approche de l’acte mesuré dans le gouvernement de l’entreprise qu’il propose dans Gomez (1996). 28 On est ici assez loin de la façon dont la théorie des jeux pose classiquement le problème de la coordination en cas de dilemmes sociaux (Dawes, 1980), prenant les contextes de l’action comme de simple supports informationnels censés alimenter les moteurs d’inférence des critères du choix. Une telle critique s’amenuise vis à vis des jeux dynamiques prenant en compte les effets d’apprentissage dans la formation des plans stratégiques des joueurs (par exemple Oechssler, 1993). 29 De telles situations ont fait l’objet d’une attention privilégiée de la part des sociologues de l’organisation, dont les travaux visent à dénicher les zones d’incertitude dont la captation par quelques acteurs conduisent à des effets pervers du point d’une vue d’une performance globale de l’organisation (Crozier, 1971; Crozier et Friedberg, 1977).

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2. L’INACCOMPLISSEMENT DES DISPOSITIFS DE GESTION

2.1. L’autonomie des instruments de gestion

Les travaux conduits dans le champ de l’étude des instruments de gestion et de leur instrumentation ont été fortement portés en France par les activités du CGS et du CRG (Berry, Moisdon, Riveline, 1979). Ils ont produit une certaine rupture avec une tradition des recherches en gestion prenant les instruments de gestion comme de « simples auxiliaires discrets et fidèles au service du pouvoir » (Berry, 1983). Le renversement opéré tentait de saisir les instruments de gestion par le degré de prescription, puisqu’il ne s’agissait plus de penser que « l’intendance suit toujours » mais qu’elle peut conduire au contraire localement les volontés, comme « les indicateurs à quatre chiffres conduisent certains jugements » (Riveline, 1995).

Les premiers travaux en « clinique » de l’organisation s’appuient sur une définition des instruments de gestion selon quatre propriétés: leur capacité à réduire la complexité, à automatiser des décisions, à diviser la vigilance, et à réguler des rapports sociaux (Berry, 1983). Figure ainsi sur la liste des instruments une palette composite allant de l’outil de gestion et de l’ordinateur aux « machines de gestion » en passant par les systèmes de pilotage ou d’aide à la décision. La définition de l’instrument de gestion se caractérise ici par l’hétérogénéité des formes de l’instrumentation, c'est à dire par la concrétisation plus ou moins forte d’une volonté instrumentale directement liée aux travaux de la recherche opérationnelle30. La perspective des travaux portant sur les instruments de gestion a ainsi pour objectif de fournir une rationalisation des dysfonctionnements en explorant les « contraintes imposées par la matière, les institutions, la culture et les personnes » (Berry, op. cit., p.7).

Si ce renversement apparaît salutaire pour concevoir les instruments de gestion dans leur dimension technologique voire technocratique, c’est de fait aussi, une entrée très structuraliste, dans la mesure où la démarche clinique qui cadre l’observation saisit des situations où un dysfonctionnement déclenche l’intervention: les dispositifs sont en quelque sorte déjà là, présentant aux chercheurs l'étendue de leurs lacunes intrinsèques (ils ne fonctionnent pas) ou de leurs lacunes extrinsèques (ils ne servent pas). Cette approche des dispositifs s’intéresse donc beaucoup plus aux conditions et aux effets de l'existence des outils de gestion dans le fonctionnement de l’organisation qu’au processus même de la genèse du projet de rationalisation qu’ils tentent de concrétiser. Du même coup le chercheur en gestion se trouve en position de participer à l’invention du gérable face à l’intendance et pour une volonté de maîtrise, qu’il peut d’ailleurs être le seul à incarner.

On retrouve alors une mise à distance entre d’un côté des contraintes socioculturelles et physiques et de l’autre l’instrument de gestion doté, dès lors, d’une autonomie propre et pouvant à ce titre faire l’objet d’une analyse empirique permettant de dévoiler les lois de son fonctionnement31. Cette autonomie consacrée de l’instrument de gestion sur la base de l’inversion que nous venons de signaler (puisqu’en première approximation c’est l’intendance qui gouverne) conduit à une dialectique entre l’affirmation d’une technologie invisible de l’instrument qui imprimerait ses lois de fonctionnement aux humains qui l’utilisent ou sont l’objet de sa force prescriptive, et une politique de la vigilance liée à l’exercice du

30 Que ce soit pour les « abrégés du vrai » ou pour des instruments plus importants, Girin (1981) parle de « machine de gestion » comme d’autre de « machine usinière » (Dagognet, 1995). 31 « Les instruments de gestion simplifient le réel, structurent le comportement des agents, engendrent des logiques locales souvent rebelles aux efforts de réforme, régulent les rapports de force, conditionnent la cohérence d’une organisation. Ils jouent donc un rôle crucial dans la marche d’une organisation en imposant aux actions des hommes des lois parfois aussi inflexibles que les machines techniques », (Berry, 1983, p.61).

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pouvoir sur les instruments et les humains qui vise à tenir l’organisation des humains au dessus de cette autonomie possible des instruments. C’est donc une présentation non-symétrique des dispositifs de gestion qui nous est proposée ici où, d’un côté les lois « naturelles » de la vie des instruments de gestion provoquent l’anomie de l’organisation par leur autonomisation (« les instruments mis en oeuvre sont les éléments d’une technologie qui serait invisible et ainsi d’autant plus redoutable p.61 ».), et de l’autre côté la politique de vigilance et des petits pas cherche à contenir les effets de cette autonomisation en terme de modération des « grands desseins », de lutte contre les résistances culturelles, et de dévoilement des accommodements « clandestins » qui font écran à la connaissance de l’efficacité intrinsèque de l’instrument.

De ce fait la technologie invisible des machines de gestion32 se situe du côté des règles du jeu et « de système de représentations qui régissent, au moins en partie, les rapports des agents entre eux, comme les rapports de ceux-ci aux processus techniques ». Cette définition du système de gestion comme machine ou technologie sépare en quelque sorte un monde de la matière où s'exerce une technique dans le monde des opérateurs de la production, et un monde de la cognition de la maîtrise par la structuration des jugements et des comportements dans un système de gestion plus ou moins descriptible suivant son degré d’instrumentation.

Ces paires que constituent la technologie visible et la technologie invisible, le système technique et le système de gestion, la machine usinière et la machine de gestion, pour prendre différentes terminologies, font système et forment ce que Midler (1986) appelle un système technico-institutionnel, dans une tradition fonctionnaliste qui consacre une figure d’acteur de l’entreprise pas forcément nouvelle qui allie l’ingénieur et l’économiste ou le sociologue.

2.2. Des lacunes des outils de gestion aux dispositifs de gestion

Les travaux portant sur les outils de gestion réalisés depuis une dizaine d’année (Moisdon et al., 1996) reprennent la position qui consiste à problématiser cette autonomie supposée des instruments de gestion. Ils font état en premier lieu de ce que ce qui est conçu comme un outil de gestion en vue d'une maîtrise des activités, des ressources, des flux, des décisions, ne fonctionne que rarement selon le script de la conception de l’outil. Même si le script du concepteur de l'outil se trouve réactivé dans l'utilisation (c'est à dire que l'outil fonctionne, il additionne ou soustrait, il classe, il prescrit des procédures d’action ou des décisions) nombreux sont les cas où, en effet, la visée organisatrice, voire planificatrice de l’outil dans les situations où il est actionné, se « dilue » dans le fonctionnement des pratiques de gestion en prise directe avec le système des relations sociales de l’organisation. L’outil semble fonctionner mais ne pas faire-faire ou produire ce pour quoi il a été conçu.

L'idée fondamentale pour traiter de ce phénomène est alors de se pencher sur le fait que cette imperfection assez radicale des outils de gestion, et par là même du système ou de la machine gestionnaire, est à l'origine « d'une intense activité de savoir ». A tout mal un bien, la lacune devient opportunité (Moisdon, 1994). La visée de l'activité du chercheur se déplace alors légèrement, puisqu'il s'agit d'observer les conditions d'existence de l'outil de gestion (en tant qu'outil pour la gestion) comme étant à la source de l'apprentissage et du savoir. Du même coup la visée instrumentale de l'outil de

32 Chez Midler (1986) on retrouve ce cadrage de la mobilisation du savoir-gestionnaire des chercheurs qui reprend la notion de technologie invisible de Berry (1983) et celle de « machine de gestion de Girin (1981b): « étudier les lois de création spécifiques à la concrétisation d'une instrumentation de projet et la mise en oeuvre de ces instruments dans le social, tel est l'objet général qui est le nôtre sous le nom de recherche en gestion » (Midler, op. cit., p.47).

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gestion (la conformation de l’emploi de ressource par rapport à un plan) se trouve mise en suspens par une visée transformatrice incertaine, l'outil de gestion n'est plus le faire-faire prescripteur mais le faire-savoir en jouant le rôle d’informateur d’un apprentissage d’une maîtrise située.

Le rapport aux conditions d'utilisation de l'outil de gestion devient alors quasi existentiel, et orienté vers la formation de savoir gestionnaires sur l'apprentissage. Moisdon (1996) situe ces savoirs à trois niveaux dans le cadre d'un apprentissage en cascade non nécessairement séquentiel: 1. l'irruption d'une conscience des lacunes ne manifeste pas que de l'opportunisme, elle induit également le moment d'un apprentissage (l'outil de gestion montre sa face virtuelle); 2. l'outil de gestion vécu comme autre chose qu'un outil de gestion crée autour d’une fonction symbolique des représentations partagées qui le situent comme instance de la réalisation d'un devenir de la coordination des activités de l'organisation (l'outil de gestion est une « balise Argos »); 3. l'outil de gestion est une prise pour la réflexivité, un point d'appui pour inventer de nouvelles façons de prendre en charge les activités de l'organisation sous l'angle, non plus des conditions de son utilisation, mais de la découverte d’une technicité (l’outil de gestion est un miroir déformant). Pour paraphraser Simondon, le gestionnaire découvre que c'est le savoir gestionnaire qui donne sens à l'outil de gestion et pas l'inverse, de la même façon que vis à vis des processus de changement ouverts à l’innovation et à l’apprentissage, « ce ne sont pas les acteurs qui changent de comportement mais plutôt la transformation des acteurs qui entraîne de nouveaux comportements », (Hatchuel et Weil, 1992, p.101).

Dès lors, l’étude des processus de changement organisationnel reposant sur un modèle d’action supposant de la part des acteurs de l’organisation des comportements dans un rapport moyen/fin à des critères de choix raisonnables (donc une rationalité qui même limitée peut être qualifiée de substantive), met en évidence qu’il est de moins en moins possible de comprendre les processus de gestion quand ceux-ci impliquent conjointement une dynamiques des savoirs (redistribution, sélection, absorption), une métamorphose des acteurs (transformation des figures d’acteurs) et une transformation de la technicité (changement de système technique). Prendre les acteurs uniquement pour des personnes enactant des règles qui leur sont transcendantes, et considérer le changement comme un ordre émergent par effet de composition ou de système, serait tout de même, pour reprendre le bon mot de Garfinkel, les prendre pour des « andouilles psychologique et culturels ». Cela peut être d’autant plus gênant quand les changements qui se jouent dans les organisations intègrent de plus en plus fréquemment des figures d’acteurs, comme celles de l’expert, du consultant et surtout pour nous du chercheur, c’est à dire où l’ordre émergent serait le produit d’un ensemble d’actions soumise à une rationalisation scientifique et technique.

Dans cette découverte de leurs lacunes comme opportunité de révélation des savoirs gestionnaires, ce n'est alors plus le mode d'existence des outils de gestion qui devient central mais bien le mode d'existence des dispositifs de gestion eux-mêmes, c’est à dire directement celui de l’organisation, qui n’est alors plus ni un système, ni une structure, ni un nexus de contrat dans un environnement changeant/favorable/menaçant mais une arène disponible pour différentes formes d’accomplissements. Il n’est donc plus possible de penser les situations de gestion comme les structures du « jeu de la gestion » mais comme des arènes à processus de mise en gestion de problèmes, comme des accomplissements qui produisent de l’organisation, c’est à dire des comportements et des techniques managériales33, mais aussi des significations disponibles plus ou moins cohérentes avec la philosophie gestionnaire du mythe 33 Chaque technique managériale est porteuse d’une vision simplifiée des relations organisationnelles et « ces techniques seraient muettes et sans vertus mobilisatrices si elles ne se définissaient à travers une scène dont les personnages viennent expliciter les rôles que doivent tenir un petit nombre d’acteurs sommairement, voire, caricaturalement définit » (Hatchuel et Weil, 1992).

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rationnel de l’organisation.

En suivant ainsi les conclusions récentes de la « tribu » du CGS sur plus de dix ans d’exploration d’un certain nombre d’outils de gestion dans des situations variées (Moisdon (eds.), 1996), on peut définir les outils de gestion comme des formalisations plus ou complexes, des structurations plus ou moins techniques, des abstractions plus ou moins opérationnelles, qui mettent en rapport des variables de l'organisation qui touchent à la qualification et à l'affectation des ressources, et une mesure et/ou une évaluation des activités humaines et non humaines du point de vue de leur efficacité par rapport à une logique du plan. La définition de l'outil de gestion opère une réduction qui contextualise l’emploi de l’outil de gestion au sein de dispositifs de gestion enchâssés dans le système social de l’entreprise et au delà de ses « stakeholders ». Un dispositif de gestion peut être ainsi conçu comme une arène situant l’épreuve de la rencontre entre des outils de gestion et certaines figures d’acteurs dont la compétences est prescrite ou attendue dans le cadre d'une activité de rationalisation de l’accomplissement d'une maîtrise des activités de l’organisation. Le dispositif de gestion est alors une scène ou différentes instances relient, du point de vue d'un centre, le système instrumental gestionnaire conçu pour être rationnel (selon la logique du plan), le jeu des relations entre les humains qui ancre l'organisation dans l'ordre du vécu des pratiques de gestion (et par la même dans la multiplicité des grandeurs qui peuvent être invoquées par les acteurs eux-mêmes pour en rendre compte34) et la philosophie gestionnaire qui cadre les critères de la performance de l'organisation (et par la même fournit à la logique du plan et aux pratiques l’horizon d’un projet d’existence).

Sur cette base, cet équilibre instable et dynamique entre le système gestionnaire et le système des relations est une forme de statu quo, l'un comme l'autre sont fondamentalement inaccomplis et lacunaires, logiques locales d'un côté et imperfection des outils de gestion de l’autre forment moins que les lacunes de l’organisation, le mode d’existence des dispositifs de gestion d’une volonté de maîtrise, elle-même incomplètement descriptible. C’est ce mode d’existence qu’il nous faut donc problématiser pour cadrer de la sorte une méthodologie de l’invention du gérable.

2.3. Les propriétés de l’inaccomplissement des dispositifs de gestion

2.3.1. Une approche simondienne des outils de gestion

Dans cette idée d'un double inaccomplissement des dispositifs de gestion, conduire l'étude de l'invention du gérable c’est étudier la création de dispositifs de gestion comme l'invention de nouvelles figures d’acteurs, de nouvelles relations sociales, et de nouveaux outils de gestion. Pour établir une définition de cette notion de dispositif de gestion qui tienne compte des problèmes soulevés par leur inaccomplissement fondamental sous l'angle d'une technologie de la maîtrise, nous souhaitons appuyer notre propos sur une reprise des travaux de Simondon (1989) proposant une philosophie des objets techniques reposant sur une discussion du rapport des hommes à la technicité.

L'objectif vers lequel tend l’exploration du mode d'existence des objets techniques que propose cet auteur est d'en finir avec l'opposition entre technique et culture, et avec la méconnaissance du fonctionnement des machines qui en résultent néanmoins, méconnaissance qui est alors selon lui « la plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain, p.9 ». G.Simondon parle d'un refoulement 34 La référence aux travaux de Boltanski et Thévenot (1991) est ici très directe, d'une part pour la conceptualisation de la notion de grandeur mais également et surtout parce que leur modèle épuise sa propre justification dans l'observation empirico-formelle de l'entreprise comme site privilégié de la rencontre des mondes de la justification.

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de la culture technique, et met en relation très directement une idolâtrie des machines qui ramène l'opération technique au travail, et qui de manière concomitante fait de l'expérience technique ainsi réduite au travail une expérience incomplète. Le renversement que G.Simondon veut opérer est de traiter "la prise de forme comme une opération technique particulière, plutôt que de traiter toutes les opérations techniques comme des cas particuliers de la prise de forme, connue elle-même obscurément à travers le travail » ( Simondon, 1989, p.244). Au centre de son projet il place donc une redéfinition fondamentale du travail « ce par quoi l'être humain est médiateur entre la nature et l'humanité comme espèce. », (op. cit., p.245), travail qu’il conçoit comme une phase particulière de la technicité et qui donne sens à l'objet technique, mais qui devient dans sa « machination » le support d’une aliénation parce que justement les conditions de l'utilisation de l'objet technique et le savoir technique ont été séparés35. C’est autour de ce projet de dévoilement de la zone obscure de la technique que « l'étude du mode d'existence des objets techniques devrait être prolongée par celle des résultats de leur fonctionnement, et des attitudes de l'homme en face des objets techniques », (Simondon, op. cit. p.244).

Sans nous étendre davantage sur le travail extrêmement riche de G.Simondon nous voulons attirer ici l'attention sur les conséquences qui en découlent pour tenter de conceptualiser ce que gérer pourrait bien vouloir dire. En effet, les dispositifs de gestion affirment le projet d'une maîtrise des activités auxquelles s'adonnent les membres de l'organisation sous le nom de travail, et conjointement d’une maîtrise des séries convergentes d'automatismes ou de diverse machines reliées, selon une aspiration techniciste qui fait de la machine un moyen de l'exercice d'une volonté de maîtrise totale36.

En effet le projet planificateur de la machine usinière par la machine de gestion (et nous renvoyons ici à F.Taylor dans une perspective moins élargie puisqu'elle concerne l'atelier) représente un mythe gestionnaire fondateur de la gestion comme science, qui dans le cas de F.Taylor allie la technologie des machines à une économie du maintien de la zone d’ombre de leur technicité dans l’accélération des cadences. Même si cela est caricatural appuyons nous sur ce mythe de la maîtrise complète et instrumental du rapport aux humains et aux non-humains de l'atelier usinier, pour dire qu'il contient doublement une idolâtrie moderne37: celle de la machine usinière que Taylor se représente comme forme accomplie, et celle de la machine de gestion comme concrétisation fidèle d'une cognition du pilotage de l'agencement d’humains et de non-humains de l'organisation tendue vers une performance mesurée par le chronométrage.

Sur la base de cet exemple nous voyons se profiler la possibilité d’une analogie pour comprendre l’inaccomplissement des dispositifs de gestion comme l’expression d’une séparation entre le savoir gestionnaire qui fonde la conception des outils de gestion et les pratiques dans un cours d’action qui les mobilise ou en supporte la prescription. Du même coup la lacune des dispositifs apparaît comme investie d’une problématisation de cette séparation au titre de l’apprentissage du faire ou du savoir-faire. Les différentes formes de l’apprentissage mentionnées plus haut, par l’importance que prennent les ajustements dans le domaine du proche, forment une prise pour inventer de nouvelles façons de

35 « L'artificiel est du naturel suscité, non du faux ou de l'humain pris pour du naturel », (Simondon, op. cit., p.256). 36 On trouvera chez Dagognet (1995) un objectif analogue développé sous l'angle d'une philosophie politique de la machine usinière débouchant sur un réformisme de « l'usinier » libérateur et progressiste. 37 « Les idolâtres de la machine présentent en général le degré de perfection d'une machine comme proportionnel au degré d'automatisme. Dépassant ce que l'expérience montre, ils supposent que, par un accroissement et une perfectionnement de l'automatisme on arriverait à réunir et à interconnecter toutes les machines entre elles, de manière à constituer une machine de toutes les machines », (Simondon op.cit. p.11).

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prendre en charge les activités de l'organisation sous l'angle non plus des seules conditions de l’utilisation des outils de gestion mais aussi de la négociation des figures d’acteur possibles qu’ils sont censés prescrire dans le script de leur conception. A l’inaccomplissement des dispositifs correspond également l’incomplétude de cette négociation ouverte à l’expérimentation sociale, c’est ce que nous allons maintenant préciser.

2.3.2. Une approche « conventionnaliste » des dispositifs de gestion

En soulignant de la sorte le mode d’existence fondamentalement inaccomplie de la face technique des dispositifs de gestion, il ne s’agit pas d’hypertrophier l’idée d’une transparence des relations sociales qui donnerait prise sur les outils de gestion ou découlerait de leur activation. L’inaccomplissement du système d’attentes réciproques sur les figures d’acteurs mises en scène dans un dispositif de gestion, nous pousse par symétrie à considérer la réalisation de l’accord qui prévaut à la composante sociale de la mise en oeuvre des techniques dans un dispositif de gestion.

En suivant les travaux labélisés38 par le fait qu’ils s’attachent à définir les conventions entre les acteurs comme des conditions nécessaires à la formation d’un sens commun rendant l’action possible et légitime, nous suivrons ici le point de vue de Livet (1992) sur les conséquences des limites cognitives à la communication entre les personnes, on peut considérer que ce sont ces mêmes limites qui « rendent possible l’existence d’interprétations, de représentations collectives stables » et que « ce qui apparaissait d’abord négatif dans le champ individuel se révèle en revanche avoir des effets positifs dans le domaine collectif » (Livet, 1992, p.235). Dans cette perspective, c’est la limitation radicale d’une cogitation sollipsiste des intentions des différents acteurs qui permet de renvoyer l’indécidable dans la formation de conventions au sein de la conduite des activités du travail. Tout se passe comme si les acteurs, sans illusion sur leur capacité à être totalement informés et à pouvoir tout raisonner, faisaient confiance à l’existence de représentations suffisamment partagées39 qui permettent également des décalages entre des opinions sans pour autant conduire à des phénomènes d’exclusion du collectif considéré. Ainsi l’idée de représentations collectives ne signifie en rien une détermination stricte des actes de communication. Pour Livet (1992, p.236) « les pratiques s’ajustent localement, de proche en proche, et il n’est pas possible de faire se recouvrir ces pratiques d’ajustement et une représentation globale que l’on pourrait en avoir au niveau collectif ».

Ce que permet ainsi la représentation globale du collectif (comme propriété émergente des limitations à la communication individuelle) ce n’est pas de concevoir les épreuves instanciées par les dispositifs de gestion comme des enjeux systématiques de toute la philosophie gestionnaire de l’organisation, mais plûtot comme le moment d’une rationalisation interactive (Ponssard, 1994) où cette « philosophie » subit un test de consistance. C’est une telle idée que l’on retrouve chez Gomez (1994), incluant dans sa théorisation de la formation d’une convention, l’ajustement cognitif permanent de la cohérence de son énoncé.

L’interaction entre les personnes, y compris établie sur la base d’une rationalité stratégique des choix, ne suppose donc pas un savoir commun complètement descriptible. Au contraire, la poursuite de la coopération entre les personnes procède de l’actualisation d’un tel savoir comme celle d’une communauté virtuelle de vue sur la vie pratique qui est supposée réalisable ici et maintenant (Livet, 1994). Les moments de la dispute et de recherche de l’accord apparaissent justement comme des

38 On renvoie ici à la Revue Economique de mars 1989, à Gomez (1994) et à Orléan (dir) (1994). 39 On peut renvoyer ici à Durkheim (1977): « Ce que les représentations collectives traduisent, c’est la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l’affectent ».

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moments où la recherche d’une justification de l’action implique une formulation de ce qui est censé être commun et pouvoir établir la justice sans dégrader les personnes (principe de commune humanité de Thévenot et Boltanski, 1991). L’énonciation du juste n’est pas pour autant l’énonciation totale de ce qui fonde le sens du juste, mais seulement ce qui est nécessaire pour suspendre la dispute. Vus de la sorte, les processus de coordination au sein desquels se joue le mode d’existence des dispositifs de gestion sont à considérer comme des accomplissements.

2.3.3. Du mode d’existence des dispositifs de gestion

Si l’on veut bien considérer alors l'inaccomplissement de l'objet technique ainsi que l'inaccomplissement d'un savoir partagé, comme des propriétés du mode d’existence des dispositifs de gestion on peut alors tenter de les considérer d’une façon continuiste en tentant de gommer la dichotomie entre l’outil de gestion et les règles de coordination que nous avons jusqu’ici maintenue. En effet cette incomplétude fait l’objet d’un travail de rationalisation qui s’inscrit dans le projet d’une technologie gestionnaire, mais elle est également le lieu où les pratiques de gestion prennent appui.

Plutôt que de construire l’organisation de l’entreprise autour des outils de gestion en postulant une certaine autonomie de ceux-ci ou de parler d’intendance, ou bien de fonder l’organisation dans la formation de conventions en faisant des objets de simples symboles d’une cognition partagée, on peut tenter de caractériser les dispositifs de gestion comme étant des formes hybrides de compétences et d’outils d’une maîtrise, c’est à dire pouvant être plus ou moins techniques et incorporant plus ou moins une compétence attachée aux personnes, sachant qu’un tel hybride est censé aligner une volonté de maîtrise et une efficacité de l’action dans une situation de résolution de problème40. On peut ainsi tenter de représenter cet hybride selon deux gradients (voir Tableau 2-1): l’un indiquant le degré de matérialisation de l’instrument (de la simple mise en mot spécifique à une procédure à la délégation d’un savoir gestionnaire dans un outil de gestion), l’autre indiquant le degré d’attachement du mode d’existence du dispositif à la présence d’une compétence dans la personne (de l’incorporation d’un savoir propre à une maîtrise technique qui fait exister une procédure à la passation d’un ordre d’exécution).

Tableau 2-1: Les dispositifs de gestion considérés du point de vue de l’enaction d’une volonté de maîtrise Gradient de matérialisation

dans un objet dispositif non réifié, mis en

mots

dispositif réifié, mis en choses

Gradient d’incorporation

dispositif attaché à une compétence

négociation (entretien d’embauche)

outil de gestion (le tableau de chiffre)

de la compétence dispositif prescrivant une compétence

passer des ordres (le chef a dit que)

système de gestion (pointeuse)

En situant dans le Tableau 2-1 des types idéaux et des exemples de dispositifs de gestion, nous proposons ainsi des formes particulières de leur mode d’existence dans la technologie managériale. La performance des dispositifs de gestion suppose une moralité de la part de ceux qui en sont les actants, moralité technique41 de l’outil de gestion mais aussi moralité des acteurs humains qui conservent notamment leurs facultés à contester les prescriptions des outils ou la prescription des compétences qui 40 Notre formalisation s’appuie ici sur l’exemple du « Petit-Bertrand » dans Latour (1992b). 41 Pour cette conception insolite d’une moralité des objets qui semble leur conférer une intentionnalité voir Latour (1992b).

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leur est adressée. Tout comme le concepteur d’un oblitérateur de ticket suppose un voyageur moral qui s’auto-contrôle, les dispositifs de gestion supposent dans leur conception même, des contextes d’action qui lient le bon fonctionnement des outils et l’alignement des personnes. Le dispositif de gestion reste pourtant fondamentalement indéterminé, comme une forme qui voudrait prolonger la volonté de maîtrise dans la rigueur du faire et du faire-faire42. Ce que rend problématique l’inaccomplissement d’un dispositif de gestion c’est la possibilité même de séparer la technique et les relations sociales pour produire les prises du gérable.

Ce point est important pour relier le fonctionnement d’un dispositif de gestion à son insertion dans une situation où il est censé opérer pour la volonté de maîtrise qui préside à l’objet de son script. C’est au prix de la prise en compte des règles de coordination comme constitutives des dispositifs de gestion que l’on peut éviter de conférer aux outils de gestion une autonomie que les acteurs eux-mêmes ne leur donnent que quand ils ne fonctionnent pas ou quand ils veulent contester la zône obscur de la technicité qui leur échappe. Les dispositifs de gestion sont ainsi doublement encastrés, d’une part dans les outils de gestion et d’autre part dans les règles de coordination, mais seulement quand ils ont pris forme comme une opération particulière de leurs concepteurs, prolongée dans des situations où s’exerce une volonté de maîtrise à travers eux.

Un dispositif de gestion peut être ainsi défini à des fins d’analyse empirique comme un assemblage hybride de règles de coordination et d’outils de gestion qui concrétise de façon toujours incomplète la volonté de maîtrise d’un centre. Le projet de l’invention du gérable est alors celui d’une instrumentalisation de la volonté de maîtrise par un assemblage d’humains et de non-humains. Reste maintenant à concevoir cette abstraction de la notion de dispositif de gestion au contact pragmatique des situations où le mode d’existence de ces dispositifs peut être observé empiriquement. Cela nous conduit à considérer de façon plus précise ce que sont ces situations où une volonté de maîtrise s’exerce à travers la mobilisation d’un dispositif de gestion.

2.4. Des dispositifs de gestion à la situation de gestion

Après avoir caractérisé ce que nous pouvions entendre par dispositif de gestion d’une volonté de maîtrise, il nous faut préciser ce que nous entendons précisément par un terme que nous allons souvent employer qui est celui de « situation de gestion ». Si on se reporte à la définition précise que donne Girin (1990) pour en conduire l’analyse empirique, nous nous trouvons devant la difficulté de devoir problématiser cette notion. En effet si « une situation de gestion se présente et se donne à voir empiriquement parce que des participants sont réunis pour accomplir dans un temps déterminé une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe », (Girin, op., cit., p.142), nous sommes face à une définition formelle par rapport à laquelle la façon dont nous venons de définir un dispositif de gestion introduit une distance critique.

Si on doit conserver le parti d’une observation empirique qui caractérise notre travail, et si on considère la définition de façon limitative, on se trouve devoir exclure du registre des situations de gestion les nombreuses situations où le problème à traiter passe par la définition des acteurs qui s’y trouvent impliqués (ou périmètre des actants), de l’horizon temporel d’une action, de la formation d’un 42 Quand G.Simondon considère la forme technique comme un trans-individuel inachevé, dont l’objet technique n’est qu’une extériorisation, de la même façon, on découvre dans la représentation globale du collectif la possibilité d’un monde ailleurs qui permet pourtant de convoquer les supports d’un rationnalisation interactive. Pris sous cette angle, le monde social n'est ni l'univers de l'échange généralisé ni celui de la communauté, c'est un devenir de trans-individuel inachevé.

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collectif pertinent et de l’identification de critères de jugement. En effet au regard de ce qui a été avancé précédement sur l’inaccomplissement des dispositifs de gestion, quelles sont les situations où la question de la « gérabilité » d’un problème est soulevée sans que le périmètre des actants concernés soit problématisé, sans que la définition du problème pose question et que les critères du jugement externe soient évoqués ? Pris sous cet angle, et à partir du moment où les critères posés par la définition sont réunis, il semble qu’il n’y ait plus de problème de gestion dans de telles situations mais un simple problème d’effectuation selon la logique du plan. Nous suivrons donc Girin (1990) dans une lecture constructiviste de sa définition en considérant qu’il s’agit de concevoir qu’une situation de gestion contient pour ses participants le problème de la délimitation du périmètre des actants, de l’horizon temporel d’une action, de la formation d’un collectif pertinent et de l’identification de critères de jugement.

En conservant une telle définition prise dans son sens constructiviste pour permettre l’étude de situation multi-acteurs, il s’agit alors simplement d’élargir la notion de jugement externe qui dans le cadre d’une étude sur l’entreprise renvoie à une structure de gouvernance préexistante et instituée (celle de la firme) mais qui renvoiera, pour traiter notre étude de cas, à la constitution d’un univers de sens commun qui permet la justification des pratiques et donc l’exercice du jugement (Boltanski & Thévenot, 1991)43. Pris sous cette angle, quand nous mobilisons l’expression de l’invention d’une situation de gestion, nous voulons dire qu’une situation d’incertitude problématique s’est transformée en situation gérable, c’est à dire a produit une définition des actants, un horizon temporel de l’action, et des critères de jugement et surtout inventé un ou des dispositifs de gestion. Dans notre étude en effet, notre souci de rendre compte de l’invention d’une situation gérable du problème de NAIADE nous confronte très directement à la nécessité de penser la formation conjointe d'un ensemble de dispositifs de gestion qui conduit à de nouvelles relations inter-professionnelles au nom d’un projet de maîtrise, dont le contenu s’affirme et se précise dans le cours du processus. Nous explorons ainsi l'invention d'une gestion non pas comme la simple concrétisation de l'instrumentation d'une volonté de maîtrise mais également comme celle d'une régulation conjointe de la possibilité d'une telle volonté au sein des organisations (Reynaud, 1988).

2.5. Cahier des charges de l’étude de l’invention du gérable

La discussion qui précède nous amène à considérer que l'exploration des dispositifs de gestion dans lesquels s’inscrit une volonté de maîtrise présente deux risques. Le premier consiste à faire de l’instrumentation gestionnaire l’intendance du gouvernement de l’organisation et à l’aligner sur un projet techniciste y compris sous l’angle de sa critique, le deuxième consiste à considérer le système de régulation sociale et la production de règles de l’accord comme des traits culturels qui surdéterminent le gouvernement, et à s’aligner en cela sur un projet culturaliste.

En réponse à ces risques, il nous semble possible de définir à travers l’étude des dispositifs de gestion un objet de recherche qui puisse tenir les exigences du cahier des charges suivant.

• Il existe des dispositifs de gestion médiatisant l'intention d’une volonté de maîtrise par un ensemble hétérogènes d’humains et non-humains dont le fonctionnement rationnel est attendu selon certaines fins.

• L’observation des pratiques de gestion permet d’avoir accès au mode d’existence de ces

43 Ce déplacement que nous faisons subir à la définition tend à affirmer que des recherches en gestion peuvent s’inscrire ailleurs que dans le cadre donné d’un rapport d’agence.

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dispositifs de gestion, selon des modalités définies par la degré d’obscurité de la technologie managériale.

• Par la place accordée au chercheur ou à l'intervenant dans la création ou l’entretien de la technologie manégériale, la rencontre du savoir gestionnaire et du mode d’existence des dispositifs de gestion définit un site particulier où s’exprime l’efficacité de l’activité de rationalisation des organisations.

• La position du chercheur ou de l’intervenant ne peut alors être que de tendre vers la mise en suspens momentané des critères de l’efficacité dans le but d’explorer la zone obscure de la concrétisation inaccomplie des volontés de maîtrise, ce qui est fait de cette exploration étant une question politique pour le gouvernement de l’entreprise.

Si on considère alors le mode de présence du chercheur sur le terrain comme étant le moyen de l’accès aux pratiques de gestion, et si de plus le terrain est envisagé sous l’angle de l’invention d’une situation gérable d’un problème qui suspens la maîtrise, alors ce cahier des charges doit être appréhendé par la fin. Cela nous invite donc à considérer de plus près les modalités de l’étude empirique de l’invention du gérable, en considérant la place de l’observateur au sein des situations qu’il peut être amené à fréquenter ou dont il peut avoir un récit.

3. DE L’OBSERVATION-PARTICIPANTE A L’INTERVENTION

Comme nous l’avons souligné dans notre présentation des orientations d’ensemble de notre travail, celui repose sur le passage d’une position d’observation de l’invention d’une situation de gestion à celle d’une intervention auprès d’un acteur particulier de cette invention, la Recherche. Nous voudrions alors expliciter les tenants et aboutissants de ce passage à partir de considérations sur l’observation participante. Cette discussion méthodologique nous permettra de préciser comment nous avons envisagé notre recherche en gestion sur les pratiques de recherche, en nous appuyant sur quelques éléments empruntés à des débats qui ont cours en anthropologie et en épistémologie des recherches en gestion.

Ce qui peut apparaître comme un certain détour, vise en fait à retracer l’itinéraire pour problématiser « le terrain de l’invention du gérable » en pointant d’entrée les difficultés que nous avons rencontrées pour pouvoir décrire ici ce qu'a été notre activité au cours des trois années de recherche passées au sein de l’équipe pluridisciplinaire convoquée par NAIADE pour la résolution de son problème. Ces difficultés d’énonciation de ce type d’expérience qui passe par l’observation-participante puis l’intervention, débouchent sur une discussion selon nous nécessaire des difficultés posées par le compte-rendu de ce type de recherche qui dans les recherches en gestion constitue pourtant un mode d’accès privilégié aux pratiques de gestion et à l’affichage d’une prétention à oeuvrer pour une plus grande efficacité des organisations. Loin d’être un problème strictement de style littéraire ou d’épistémologie, la question du compte-rendu touche de près l’établissement de méthodes pour une recherche comme la nôtre. S’y arrêter signifie donc de s’attacher à rendre exposable la démarche que nous avons suivie.

3.1. L’observation-participante: une méthode ?

3.1.1. Naissance de l’observation-participante

Les chercheurs en sciences sociales qui s'appuient sur l'observation-participante, mobilisent une pratique traditionnellement décrite comme ayant été inaugurée en anthropologie par Malinowski au cours de son insertion chez les Argonautes du pacifique (Malinovski, 1989). Selon lui, elle consistait

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alors à « se couper de la société des blancs et entrer dans la relation la plus étroite possible avec les indigènes, un idéal qui ne peut être atteint qu'en s'installant dans leur village ». Cette position particulière d'observation trouve sa justification dans une démarche d'acculturation lente consignant le moment de la mise à distance vis à vis de l'objet étudié dans l'écriture du « journal intime » puis du récit ethnographique qui y fait référence, elle permet de la sorte d'apercevoir la culture comme un ensemble signifiant (Lévi-Strauss,1962, p.331) dans la continuité d'un vécu dont le récit rend accessible les transformations qui s’opèrent pour parvenir à cette perception.

Un point d'histoire nous intéresse ici très directement pour ce qui concerne cette "découverte" de l'observation participante, puis son instauration comme passage obligé dans la formation du métier d'ethnologue qui suspend le récit ethnographique à une référence au réalisme supposé d’un vécu (Deliège, 1992). Avant ce voyage « initiatique » de Malinowski, à la fois dans l'inconnu des sociétés "sauvages" mais aussi peut-être dans l'inconnu de vivre l'angoisse d'être autre au nom de l’ethnographie, l'anthropologie fonctionne sur la base de voyages virtuels par la pensée supportés par les récits d'exploration ou la « cueillette » d’objets primitifs qui convergent dans les centres de savoir ou dans les cabinets de curiosités.

L'anthropologie « moderne » fonde ainsi une pratique discursive sur le Sauvage et le tient à distance de l'homme moderne par l’institution d’une observation scientifique des « Autres », insitution pour laquelle la rupture qu'opère Malinowski44 opère un tournant. C’est moins en raccourcissant la différence entre Nous et Eux, qu’en raccourcissant la distance entre l’observateur et l’observé que l’observation participante permet d’affiner la compréhension de la culture des sociétés primitives par une ethnographie des pratiques. L'ethnologue acquiert de la sorte un statut de marginal-sécant du fait même de cette fréquentation de ce que la modernité est supposée avoir domestiqué, et marque par son existence la distance entre « nous » et « eux ». Ce qui apparut tout d'abord comme une méthode trouble du fait du repli de l'observation dans le compte-rendu de l'expérience vécue45, devient le passage obligé de toute pratique de l'anthropologie culturelle. Le métier d'ethnologue incarne alors cette nécessité du voyage et de la rencontre avec ces « autres » qui maintiennent notre différence de « modernes ». L'acculturation aux pratiques et aux traits culturels dans la longue durée fonctionnent comme la création tâtonnante d'un contexte au sein duquel la mémorisation et l'enregistrement de faits suit le cours d'une tranche de vie.

Avec l’observation-participante, il s'agit en quelque sorte d'une expérience sociale et cognitive de l'altérité qui a acquis le statut de méthode pouvant faire l'objet d'une description assez fine (Jorgensen, 1989), stratégie de recherche reproduite depuis par d'autres anthropologues, sociologues cliniciens ou sociologue de l'action (voir de Gaulejac et Roy (1993) pour une recension) et largement pratiquée à partir des années soixante pour l'exploration de mondes vécus de notre propre société, par exemple pour explorer des pratiques dites déviantes (Becker, 1985) ou pour atteindre des pratiques cachées aux yeux de la modernité qu'il s'agisse des pratiques de sorcellerie (Favret-Saada, 1977), ou même des pratiques de laboratoire (Latour et Woolgar, 1979).

3.1.2. Le récit de l’observation-participante et le sujet de l’énonciation Néanmoins tout n'est pas résolu avec cette consécration de l'observation-participante comme le

44 Les manuels d’anthropologie consacrent le tournant de Malinowski à l’image de Gellner qui qualifie la pratique de l’observation participante de rupture épistémologique, notamment parce qu'elle jette les bases d'un relativisme culturel et l’ouverture vers une humanisation du rapport entre Nous et Eux, sur la base d’une connaissance scientifique du syncrétisme culturel. 45 Cet aspect a été évidemment réactivé avec la publication du journal de Malinovski.

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montre la discussion de Favret-Saada (1977) sur la mise en suspens du sujet de l'énonciation que nécessite l'aboutissement du texte ethnographique: « la marque de la scientificité ou de l'objectivité se repère donc ordinairement dans le clivage institué entre un sujet de l’énonciation ethnographique et l'ensemble des énoncés produits sur la culture indigène, soit dans la différence entre l'avant-propos et le texte (...), dans la littérature ethnographique, une faction indigène parle à la science universelle, une non-personne à un sujet indéfini », (Favret-Saada, op. cit. p.53-57). Si l'auteur discute de cette question tout au long de son chapitre 3, l'ouvrage reste continûment suspendu à la répartition de l'emploi du "je" et du "nous"46.

Allant plus loin que Favret-Saada dans l’exploration du problème de l’énonciation, Geertz (1996) développe cette question des différentes façons que les anthropologues ont d'être auteurs. Faisant état de la dualité des pratiques de formation de récits entre le journal de terrain et l'article ethnographique qui fait office de produit fini, et plus généralement de la connotation des textes de l’ethnologue au regard d’une certaine façon d’envisager son statut de révélateur de l’Autre et de Soi, Geertz souligne que l’observation-participante paraît plus un souhait qu’une méthode, Malinowski ayant légué à la postérité beaucoup plus le dilemme littéraire de « la description participante », qu’une méthode définitive. En effet le problème de la formation du texte ethnographique met au coeur de la discussion le projet même de l'anthropologie de pouvoir objectiver un regard sur ses objets. Mais il convient peut-être d’adopter une position symétrique à l’égard des différences de l’exercice de la référence entre les sciences dites naturelles et les sciences dites sociales. Les pratiques de la techno-science ne peuvent pas plus être justifiables que celle de l'observation-participante en dehors d’une activité située. Du même coup, il n'est plus « possible de transférer le fardeau de l'ethnologue sur la méthode, sur le langage ou (manoeuvre très répandue aujourd'hui) sur les "gens eux-mêmes" redécrits en tant que coauteurs », p.139. Il apparaît de la sorte une sorte de dilemme entre la conscience d'être « moderne » et cette difficulté de l’énonciation qui pourrait bien scier la branche sur laquelle l'anthropologie est en équilibre instable. C’est une telle question qu'au dire de Geertz (1996), les anthropologues se posent eux-mêmes pour avoir encore quelque chose à raconter une fois que “ le passage -pour partie juridique, pour partie idéologique, pour partie réel - des gens sur lesquels les anthropologues écrivent principalement, de l'état de sujets coloniaux à celui de citoyens souverains a complètement transformé le contexte moral dans lequel se déroule l'acte ethnographique », (Geertz, 1996, p.132).

Il nous semble que ce qui est l’objet de cette deconstruction tournée vers la question de l'énonciation et de la place du "je", du "nous" et du "eux" dans le texte ethnographique de quelques « anthroposaures » passés en revue par Geertz (Evans-Pritchard, Benedict, Malinowski et Lévi-Strauss), c'est bien plus ce que disent les ethnologues de ce qu'ils ont vu, perçu, conçu, que ce que leur position d’observateur a pu induire rêflexivement sur le terrain. Le problème est en effet posé au niveau de ce que « le fossé qui sépare la fréquentation des autres, là où ils sont, et leur représentation, là où ils se sont pas, toujours immense mais jamais vraiment conscient, est brusquement devenu extrêmement présent », et que avec ce fossé « ce qui semblait autrefois techniquement difficile, intégrer "leur" vie dans "nos" ouvrages, est devenu moralement, politiquement et épistémologiquement délicat. p.130. Le problème de l’énonciation n’est donc pas un simple problème stylistique pour l’anthropologue, mais il est aussi un problème qui affecte l’exercice de son activité (comment conduire l’observation en vue d’un récit ?) et également le devenir des produits de cette observation (comment rendre compte et pour qui ?), c’est un problème qui a une face politique dans la mise à disposition de savoir sur ces « autres ». 46 Par exemple: « j'écoutais attentivement Tupin, me demandant à quoi visait cette exhibition de sa "force " (...) Le récit que nous fit cette jeune femme si frêle... », (op. cit. p.120).

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Cependant, la position des recherches participantes en gestion est sur ce point différente de celle de l’anthropologue, puisque les chercheurs en gestion sont plutôt convoqués par une instance managériale pour des « pathologies » ou pour asseoir le développement de l'organisation, et selon des modalités en général négociées qui exposent très directement le chercheur sur la scène du gouvernement de l'organisation et de la confrontation des savoirs et des figures d’acteur qui l’anime47. En quelque sorte la discussion que nous avons esquissée pour l’anthropologie dans ses rapports à l’énonciation de ses pratiques, est contenue, pour les recherches en gestion, beaucoup plus directement dans l’exercice de l’observation in-situ elle-même. Celles-ci ne reportent pas à plus tard ou à jamais la prise en compte de la place politique de l’intervention, ne serait ce que pour comprendre le type de matériaux qu’elles vont pouvoir permettre de construire. Pénétrer dans une organisation c'est très directement entrer dans, son ou ses, arènes politiques, mais c’est aussi rentrer dans un monde présentant une grande diversité de figures d’acteur et de savoir (Hatchuel, 1992). C’est pourquoi, dans l’idée d’une analogie discutée entre recherche en gestion et anthropologie, il nous semblait pertinent de faire ce détour par les débats qui peuvent se nouer autour du rapport médiant de l’anthropologie aux pratiques observées.

3.2. L’observation-participante dans les recherches en gestion

3.2.1. Vers l’ethnographie des pratiques de gestion

a. Observation-participante et accès aux pratiques

Tournons-nous alors vers les sciences de gestion, dans la mesure où les administrations et les entreprises semblent intéresser de plus en plus les anthropologues (Abéles, 1990; Baré, 1995) et surtout parce que le recours à l’observation participante dans les recherche en gestion rencontre très directement la question de son statut au regard d’un travail de recherche orienté vers la problématique de l’efficacité. Si on soutient que la référence à l’anthropologie ou à l'ethnographie présente dans les comptes-rendus des recherches en gestion de ce type (Sanday, 1979; Riveline, 1983; Moisdon, 1984) n’est pas un simple exercice rhétorique, ou une stratégie textuelle, alors il s’agit de concevoir plus précisément, et en retour, ce que convoque son emploi pour le développement des sciences de gestion. Au delà de cette nécessité qui concerne également la méthodologie de notre propre travail, nous pensons qu’une telle discussion peut être digne d’intérêt dans le cadre les débats qui se nouent autour du rapport de l'observation et de l'intervention en entreprise, débats que nécessitent les recherches sur les pratiques de gestion (Dumez et Jeunemaîte, 1986; Hatchuel, 1992). La visée d'une fréquentation de longue durée par l'observateur de ce qu'il fait l'effort de considérer comme son « laboratoire de curiosité » ou terrain, est présente aujourd'hui dans les recherches en gestion selon des modalités analogues à la fréquentation des « sauvages », si on peut se permettre la comparaison. Suivant la démarche du Groupe de réflexion « ethnographie des organisations » initié par le CRG et le CGS, le terme d’« ethnographie » se veut un moyen de fédérer des travaux nombreux sur les organisations dont l’objectif est de dépasser les frontières de la boite noire des organisations pour aller voir ce qui se passe « vraiment » dans les entreprises (Van Maanen, 1979).

Les références de plus en plus nombreuses à l'anthropologie dans le champ des recherches empiriques en gestion pratiquant l'observation « in-situ » (Arnaud, 1996) signalent ainsi un attachement de plus en plus fort des chercheurs en gestion à franchir les murs de la cage de fer de l'organisation ou à briser la boîte noire de l’économiste, pour envisager un objet à part entière avec les pratiques de gestion

47 Il semble néanmoins envisageable que des anthropologues puissent être convoqués par des groupes ou des sociétés pour assurer, soit une protection à l’égard d’acculturations forcées, soit même pour exercer une activité médiatrice pour des déviances issues de l’incorporation de pratiques non maîtrisées. Juste retour des choses au regard des publicités de Marabouts qui attérissent dans nos boites aux lettres.

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(Dumez, 1988). La multiplication des observations in-situ (dissimulées ou déclarées) qui ont recours à l'observation des pratiques tout en problématisant la position même du chercheur au regard de son intervention48, signale la tentative de rapprocher des projets de connaissances et des projets de rationalisation ou d’action; cela conduit ainsi à l'affirmation de nouvelles positions à l'égard de la discipline (Audet et Malouin 1986; Martinet et al., 1990). Que ce soit en puisant dans le constructivisme un renouvellement du statut de l'interaction sujet/objet (Le Moigne, 1987) ou dans les références à la recherche-action ou à l'anthropologie les moyens de raisonner le fait que le chercheur fait partie de l'observation (Girin, 1981a), les tenants de ces approches ont en commun de considérer, d’abord que l'étude des pratiques de gestion qui font l'ordinaire de la vie des membres d'une organisation est une nécessité pour confronter des modèles de l’organisation et un travail empirique, et ensuite que pour cela l'observation directe et la confrontation aux logiques d’acteurs sous différentes modalités est bien le seul mode d'approche des situations de gestion (Riveline, 1983).

b. Les recherches en gestion fondées sur l’étude de cas

Dans cette perspective, l’étude de cas, sur laquelle repose certaines recherches en gestion et certains aspects de son enseignement, est une des stratégies de recherche dont disposent les chercheurs en gestion. C’est un moyen de s’engager de façon non normative sur des terrains et de formaliser une connaissance empirique des dispositifs les plus divers par lesquels une organisation définit ses activités, les coordonne et les évalue (Moisdon, 1994). Le recours à l’étude de cas a dans les recherches en gestion, comme dans d'autres sciences humaines, la même prétention à fournir des matériaux empiriques et à supporter le poids d’une théorisation avec les spécificités que comporte l’interaction au terrain (Girin, 1986).

L’hypothèse très générale sur laquelle s’appuient les études de cas en gestion, est qu’il existe dans les organisations des processus de prise de décision et d’actions intentionnelles qui tendent à conduire la mise en ordre problématique d’activités multiples et ordinaires au nom de la recherche d’une efficacité incomplètement mesurable, et que la saisie de ces processus implique un travail d’observation de leur déroulement dans le contexte où ils se forment. L’étude de cas apporte un matter of facts pour un tel questionnement qui ne peut trouver matière à réponse sans elle. Ce qui fait de l’étude de cas une stratégie de recherche c’est justement qu’elle crée l’instance où le développement d’une formalisation théorique ou d’un modèle d’interprétation permet l’attribution de différents types d’observations au phénomène étudié49.

L’existence d’une telle tradition de l’étude cas dans les recherches en gestion est attestée par les nombreux travaux qui s’y réfèrent et certains, comme ceux d’Allison (1971), ont fortement marqué l’étude des processus de décision dans l’organisation. Plus généralement c’est dans le domaine des recherches longitudinales sur la dynamique des organisations (field research on change) que l’étude de cas trouve le plus largement à s’appliquer comme moyen d’étude du fonctionnement de l’organisation (Scott, 1961; Pettigrew, 1990). L’organisation étant alors considérée comme un véritable laboratoire des pratiques supposées relever de la gestion (Weick, 1979), la confrontation au terrain apparaît une nécessité pour l’observation de la gestion en actes (Eisenhardt, 1989), et non plus une simple opportunité pour formaliser un cadre théorique ou tester la consistance d’un modèle préconçu. Mais 48 Il semble ainsi que les « pères fondateurs » des sciences du management ou de l'organisation comme Taylor, Fayol ou Mayo, qui faisaient de la participation dans les activités des membres de l'organisation plus une pratique expérimentale qu'un principe fondant une scientificité, retrouvent un intérêt au delà de l'apologie doctrinaire ou de la critique. 49 On trouvera chez Yin (1994) une recension et une description opérationnelle de la méthode de l’étude cas dont nous avons tiré des éléments de méthode pour notre recherche.

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l’étude de cas est parfois synonyme d’une implication du chercheur dans des contextes d’action qui peut déboucher sur des observations plus ou moins longues, moment où l’implication accède alors au statut d’une forme particulière d’expérience censée enrichir, transformer, créer voire critiquer des pratiques gestionnaires. Quoi qu'il en soit de l’intensité de cette implication, le cadrage de sa présence sur le terrain n’est jamais indépendant de ce qui se joue dans celui-ci50.

Dans toutes ces approches de la gestion, l’étude de cas est le moyen d’assurer un lien entre le réalisme de l’observation empirique et la construction de l’objet. L’étude de cas fonctionne comme dispositif d’inscription d’un flux d’activités ininterrompues dans la vie quotidienne des membres de l’organisation, dont les capteurs sont constitués de méthodes classiques en sciences sociales: l’enquête, l’observation distanciée ou participante et l’analyse documentaire (Girin, 1986). A la différence cependant de l’approche anthropologique, les études de cas en gestion se caractérisent par un attachement à s’inscrire dans la production de résultats censés parler au nom ou pour une plus grande efficacité des pratiques observées. Dans ce domaine, en effet, la réalisation de l’étude de cas implique une démarche d’accord entre une instance observante et une organisation, accord qui se noue précisement autour d’un problème de gestion. Sur ce point la négociation politique de l’intervention met en jeu des qualifications attendues de part et d’autre qui procèdent différemment pour le chercheur (Nees, 1978) ou pour le consultant (Pettigrew, 1975). Cela conduit à problématiser la conduite de ces recherches vis à vis du terrain selon une dimension politique, ce que tentent ceux qui conceptualisent la notion de recherche-action pour donner une épaisseur à la rencontre d’une demande sociale et d’une intention de connaissance scientifique51.

c. De la recherche-action à la clinique constructiviste

Traditionnellement la paternité du terme de recherche-action est attribué à K.Lewin. Il qualifie de la sorte des recherches de type essentiellement psychosociologique dans lesquelles le chercheur, s’engage dans d’un projet commandité, en vue d’obtenir le changement de certains comportements ou traits culturels (habitudes alimentaires ou de climats d’autorité par exemple chez Lewin). Cette rencontre d’une volonté de changement et d’une démarche de recherche orientée vers une science de la pratique, se concrétise ainsi dans une visée de une manipulation « bien comprise » des comportements, et selon des objectifs et des valeurs considérés comme moraux ou « économiquement nécessaires »52. Si du côté de la sociologie appliquée, un tel travail du chercheur pour des commanditaires à des fins mercantiles ou politiques a été inauguré depuis Lazarsfeld (Pollack, 1993), c’est avec la révolution « de l’imagination au pouvoir » des années 60-70, que la psychothérapie institutionnelle et la sociologie s’emparent des mouvements sociaux comme des “ lieux ” d’expérimentation sociale pouvant faire l’objet d’une intervention. Cette intervention « désirante » rejoint la volonté d’une recherche sur les pratiques sociales avec un projet politique différent de celui de Lewin, car cette fois non plus orienté vers le commanditaire mais vers les participants et au regard de valeurs directrices en mutation voire simplement en gestation.

Ce mouvement politique a débouché sur de multiples tentatives de libération du savoir de la domination d’une certaine forme de culture du progrès, au nom notamment du pari de la participation

50 Ceci n'est pas le cas pour des recherches où l'implication consiste à prendre un rôle dans une organisation sans dévoiler sa position d'observateur. 51 Concernant le champ des recherches conduites sur le développement agricole et rural on pourra prendre connaissance de l’éclectisme des positions que convoque une telle tentative dans Albaladejo et Casavianca (éds.) (1997). 52 De telles pratiques de recherches existent en anthropologie ou en sociologie du travail avant les années trente (Hess, 1983).

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authentique d’un savoir autochtone à un accomplissement civique de collectifs de vie (le quartier, l’institution, le syndicat, l’entreprise, l’organisation, voire le couple). C’est à partir, nous semble-t-il, de ces différentes expériences que s’est structuré tout un courant de recherche mettant au coeur de sa problématique le rapport aux participants dans les situations étudiées et accentuant la réflexion épistémologique et les questionnements méthodologiques qui découlent de cette confrontation du savoir à la politique53. On trouve également le souci d’une telle confrontation dans la sociologie des organisations avec les travaux de M.Crozier, J.C. Thoenig et J.P. Worms sur le système de l'administration française, et dans la sociologie de l'action dans le domaine de l'urbain (Dubost, 1984) ou des mouvements sociaux (Touraine et al., 1984). C’est avec les recherches cliniques dans l'organisation et plus particulièrement avec le CRG et du CGS au tournant de le recherche opérationnelle que cette pratique atteint les sciences de gestion, en France tout au moins (Fixari, 1977; Berry, 1986; Dumez, 1986). A lire une publication récente sur la recherche action dans la Revue Internationale de Systémique (1992), l’attention se déplace aujourd’hui vers les conditions, les procédures voire l’éthique de la réalisation d’une démarche de recherche-action. Un collectif de chercheurs se reconnaissant dans - ou utilisant - l’AFECT a conduit ainsi une réflexion méthodologique et épistémologique sur l’implication du chercheur et le sens qu’il peut être donné à son intervention dans le cadre d’une posture constructiviste (Avenier, 1992, p.403-420, et Liu, 1992, p.435-454). Un point de vue ici plus cognitif que sociologique semble ici opérer. Il s’accompagne de la définition des conditions de validité de cette démarche au regard de critères de scientificité non standards propres à une épistémologie constructiviste des sciences de la décision et de l’action54 (Le Moigne, 1990). Mais le projet de ceux qui portent cette démarche semble aussi de compter sur la capacité d’une telle approche à engendrer un regain d’efficacité des organisations notamment dans le traitement de problèmes mal structurés ou de situations complexes impliquant leur représentation cognitive instrumentée dans la construction de projets multi-acteurs, en suscitant et en accompagnant leur créativité selon des logiques procédurales.

d. De la recherche opérationnelle à la recherche ingéniérique

Parallèlement au courant de la recherche-action, marqué à sa source par la sociologie, les travaux d’économie appliquée ont donné lieu à celui de la recherche opérationnelle trouvant des applications dans l’économie publique ou des grandes entreprises ainsi que dans l’économie des projets de développement pour l’optimisation de la gestion de grands ensembles techniques et humains. Selon la description de Roy (1992) la recherche opérationnelle suppose la conception d’instruments de gestion pour des problèmes suffisamment définis pour être axiomatisables de façon réaliste et optimale. Une telle recherche a pour vocation de chercher à « élaborer un réseau de concepts, de modèles, de procédures et de résultats susceptibles de constituer un ensemble structuré et cohérent de connaissances apte à jouer - en relation avec des corps d’hypothèses - le rôle de clé pour guider la prise de décision et communiquer à son sujet en conformité avec des objectifs et des valeurs », (Roy, 1992, pp. 522-523). La recherche-opérationnelle suppose donc des situations problématiques bien

53 On renvoie pour notre propos à la Revue de l’Institut de Sociologie, « A propos de la recherche-action », 3, 1981, à la Revue Internationale d’Action Communautaire, « La recherche-action enjeux et pratiques », 5/45, 1981, à la revue Pour, « La recherche-action », 90, 1983 et enfin à Dubost (1984) dans la revue Connexions (43). 54 Le fameux « chemin faisant » des constructivistes signifie selon nous, non pas qu'il existe un constructivisme méthodologique, c'est à dire une bonne façon de penser la formation du fait au moment où on le distingue de l’artefact, mais que différents types de discours sur les pratiques de recherche rendent compte d'un rapport à l'obtention des effets de vérité et que la pluralité de ces discours renvoie à différentes modalités de l'exercice du métier de chercheur, l’exigence est alors celle de rendre ces modalités exposables.

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précises et des organisations stables et sans ambiguïtés, où les acteurs concernés identifient de façon suffisante et nécessaire les objectifs et les valeurs de l’organisation, ce qui se rencontre de moins en moins dans un environnement changeant.

A la suite du tournant procédural, et notamment des travaux de H.Simon sur l’administration et la prise de décision (Simon, 1983), les recherches en sciences de la décision se sont orientées vers la modélisation ou la compréhension des processus de la décision. C’est à la suite de ce tournant que différentes façons d’envisager des recherches en gestion appliquées et impliquées se distinguent rejoignant des approches de type plus ingéniérique dans la co-conception de dispositifs de gestion. C’est en ce sens qu’une perspective de recherche-ingéniérique est proposée, en s’attachant davantage à la conception et au développement d’outils d’aide au diagnostic ou d’aide à la construction de problèmes complexes et chargé d’incertitude (Chanal, Lesca, Martinet, 1996) qu’à à la mise à disposition d’emblée de solutions opérationnelles. La recherche-ingéniérique s’intéresse principalement à des processus de changement organisationnel en considérant une implication croisée entre les acteurs et le chercheur sur la base de l’identification de problèmes mal structurés, et en poussant la présence du chercheur dans le processus vers une position que l’on peut qualifier de « chercheur-ingénieur » dans la mesure où la participation à la conception est supposée. Cette position joue pour le chercheur le rôle de dispositif analyseur de la situation et de révélateur de ce qui est susceptible d’être actionnée par l’intervention55. Cette exploration de recherches ingéniériques visant la modélisation des processus et la production de savoirs ou d’aide à la conception de savoirs se caractérise donc par la prise en charge de problèmes mal structurés qui doivent être co-construits avec les acteurs du terrain, problèmes complexes car convoquant plusieurs rationalités et souvent liés à des processus organisationnels de nature stratégique (Chanal et al, 1996, p.4).

L’existence d’une multitude d’appellations du type de celle de recherche-action, recherche-développement, recherche-appliquée, de recherche participative indique une diversité de points pour formaliser le problème de la la mise en présence du chercheur et des acteurs de l’organisation en accentuant tel ou tel aspect de l’objectif ou des modalités de cette mise en présence. Il nous semble que ces appellations diverses indiquent un mouvement qui va rétrospectivement de la séparation de la théorie et de la pratique vers une rationnalisation des situations de gestion où le chercheur s’implique, moment où la compréhension distanciée des pratiques se perd alors au profit de leur expérience, même si cela fait peu l’objet de compte-rendu. La profusion des termes désignant une intervention est un indicateur de la dimension politique que comporte la qualification de la mise en présence volontaire du chercheur dans d’autres mondes vécus où ses compétences sont supposées avoir un effet tout en permettant la connaissance de ces mondes. A partir du moment où l'activité de connaissance des pratiques de gestion suppose ne serait ce qu'une présence dans l'organisation, l'instance scientifique convoquée au sein des activités des membres de l'organisation acquiert une signification au regard même de sa gestion, ce qui est l'effet recherché à la fois par les commanditaires et par les chercheurs. Ainsi, ce qui peut être considéré à partir d’un point de vue rationaliste, comme un problème d’interpénétration trop forte du chercheur et du terrain, est la ressource même qui fait de l’intervention une expérience, c’est ce paradoxe qu’il nous faut maintenant discuter.

3.2.2. Les particularités de l’intervention en gestion

Toutes les pratiques de recherche qui convoquent une expérience vécue plus ou moins longue des

55 Dans le champ de telles recherches et qui concernent le monde monde agricole et du développement rural on pourra consulter également Couix (1993).

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pratiques ordinaires dans le cadre de l’intervention ne sont pas équivalentes dans leur projet. En suivant la recension de Arnaud (1996) suivant six positions types (voir le Tableau 2-2), on peut envisager l'interaction directe entre l'observateur et son terrain, cela selon l'intensité de l'implication dans les phénomènes étudiés (de la présence distanciée à la provocation d’événements) et selon le degré de dévoilement du projet de la recherche (de la mystification à la négociation de la recherche elle-même).

Tableau 2-2 Degré d’implication du chercheur-observateur sur le terrain Position décentrée

(rester à part) Inscription dans le phénomène étudié (trouver sa place)

Intervention “ dérangeante ” (provoquer)

Degré d’affichage de

stratégie de mystification

Vraie-fausse duplicité Camouflage par

acculturation Entrisme agitateur

la recherche recherche déclarée ou non dissimulée

Marginale-sécante Ajustement transféro-contre-transférentiel

Contre-pied ponctuel (happening)

Arnaud (1996, p.255).

Nous laissons ici de côté les cas de recherche-participante non déclarée. En effet, contrairement à l'anthropologue des sociétés « autres » qui travaille à partir de différences culturelles radicales (et au premier chef celle de la langue), l'activité médiatrice du chercheur-intervenant porte sur des différences d'appartenance à des mondes vécus, où le chercheur convoque par sa présence une audience scientifique donnant une raison et un ailleurs aux pathologies supposées de l'organisation56. Il nous semble possible de défendre l'idée que c'est bien l'étrangeté de la présence de l'observateur au sein des activités quotidiennes des membres qui crée l'altérité recherchée de part et d'autre (le chercheur et le commanditaire). Cette présence permet de mettre en suspens les activités quotidiennes à travers le devenir improbable d'une connaissance sur ces activités qui induit l'ambivalence de toute observation: « pour quoi et pour qui une observation ? » Les stratégies d'observations par entrisme évitent évidement de telles difficultés, mais ne sont alors selon nous participantes qu'à moitié. Plus que les problèmes éthiques qu’on peut voir reprochés à cet entrisme méthodologique (Kohn et Negre, 1991), c'est l'abandon d'une confrontation de mondes professionnels dans les temps de l'observation qui nous semble plus particulièrement contestable. Dans une telle position « entriste » c'est plus la conduite de la mystification qui relève de l’expérience que l'observation dite « participante ».

Dans le cas des observations-participantes déclarées il en est autrement, puisque la présence de l'observateur dans l'organisation engendre un canevas d'attentes réciproques allant de la plus grande prudence à la plus grande connivence sur un fond de présence du savoir scientifique. En effet la richesse de l'observation-participante tient à ce jeu sur l'altérité et au décalage entre les motivations de l’implication dans ce qui ce joue au sein du face à face, et le jeu de dissonance/consonance qui fait en quelque sorte office de levier méthodologique. De ce point de vue l’observation-paticipante fonctionne comme un dispositif à produire des événements, peut-être de façon assez similaire à un accélérateur de particules, d’un point de vue phénoménologique cela s’entend puisque les exigences adressés aux acteurs et aux particules sont radicalement différents (les particules n’ont rien à dire de leur statut de particules).

56 Cette mise en instance du chercheur dans la vie des membres est différente de celle du consultant ou de l'auditeur exerçant une profession libérale, identifiée généralement à une politique d'entreprise provenant de la direction dans le cadre de l’exercice d’un meilleur contrôle de l’appareil gestionnaire ou de l’audit des activités.

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Quels que soient les types de relations qui se tissent avec les acteurs du terrain, celles-ci sont pressenties a priori comme des vecteurs de la formation de matériaux (Girin, 1986) mais peuvent également contenir des difficultés à traiter le transfert des acteurs sur l'observateur, ainsi que le contre-transfert possible de « l'observateur » sur les attentes à son égard sur les « observés » (Devereux, 1980). Inclure de façon consciente un traitement de ces relations autrement que comme simples "pollutions" de la bonne recherche débouche sur un niveau de discussion pour lequel les emprunts à la psychanalyse constituent alors une ressource. En suivant Arnaud (1996) dans son constructivisme-constructif, le chercheur-observateur dont il tente de dresser le portrait pour fixer quelques prolégomènes à une stratégie d'observation, apparaît alors comme une sorte de surhomme qui doit « apprendre à travailler dans, avec et sur le contre-transfert, autant que dans, avec et sur le transfert » (Arnaud, 1996, p.257). On doit considérer l’exigence comme particulièrement forte mais peut-être également comme particulièrement illusoire si les collectifs qui peuvent prendre en charge ce surhomme ne sont pas décrits. Reprenant un bon mot de A. Whitehead on peut se demander si cette conscience réflexive d’une théorie de la pratique n’est pas foncièrement paradoxale pour le monde de la pratique qui accueille l’intervention elle même : « C'est un truisme profondément erroné, répété à longueur d'ouvrage et dans les discours de personnes éminentes, que celui qui consiste à dire que nous devrions cultiver cette habitude de penser ce que nous faisons. C'est justement l'inverse qui est le cas. La civilisation avance par l'extension du nombre des opérations importantes que nous conduisons sans penser à elles57 » (cité par Hayeck, 1945, p.528).

3.2.3. Le paradoxe de la discussion constructiviste du rapport sujet/objet

Avec la recherche d'un lieu pour fonder explicitement58 une réflexion et un contrôle méthodologique de l'interaction entre sujet et objet contenue dans l'observation in-situ, c’est un dilemme permanent que l’on rencontre. Ce lieu est menacé, soit d'un retour vers l'objectivisme, soit vers l’abandon de l'idée même de toute espèce de contrôle épistémique sur les logiques de la découverte, celle de l’observation in-situ y compris.

Ce dilemme fonctionne de la sorte. Dans un premier temps l'affirmation de la démarche constructiviste consiste à inclure dans la production de connaissance ce que "les épistémologies positivistes" considèrent comme des partis pris subjectifs ou des artefacts psychologiques de la découverte d'un réel ontologique. En affirmant que la réalité est construite socialement et psychologiquement par l'observateur, c'est alors l'ensemble des valeurs et du psychisme de l'observateur qui est convoqué de façon délibérée dans la construction ou l'invention de la réalité. La question inhérente à une discussion épistémologique de ce partis pris devient celle de savoir à partir de quand l'observateur fait-il « véritablement » de la recherche. C'est alors qu'opère un paradoxe avec la recherche d'une frontière délimitant un fonctionnement psychique contrôlé et canalisé de telle sorte que l'observation réfère plus à la situation observée qu'au fonctionnement psychique de l'observateur. Le problème logique est évidement que dans cette délimitation, le réel ontologique chassé par le constructivisme revient au moment d'envisager une délimitation de l'observation, puisqu’une définition normative du mode d'emploi du psychisme met alors le constructivisme comme épistémologie de deuxième rang 59.

57 Nous nous permettons d’ajouter qu’elle peut aussi, de ce fait, reculer... 58 En renvoie ici toujours à Arnaud (1996). 59 Ce qui au passage convoquerait une méta-instance consciente des égarements dans le désir, la peur, le refoulement etc. qui menaceraient le réalisme de l'observation.

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De façon moins radicale, il peut s'agir de faire circuler les frayeurs du terrain dans un collectif de pairs où un travail d'accompagnement de l'observateur opère pour une mise en traitement du transfert et éventuellement du contre-transfert. Un tel collectif devient alors une composante indispensable de toute observation in-situ comme cela a été proposé pour les recherches cliniques en gestion (Girin, 1986, 1990), et trouve un regain d’intérêt avec l’ethnopsychiatrie (Nathan et Stengers, 1995, Latour, 1996). Mais ce qui compte alors c’est moins la définition d’un mode d’emploi du psychisme que la mise en circulation des angoisses de la méthode.

Concluons en disant que si effectivement ces angoisses peuvent faire l'objet d'un traitement positif pour, en quelque sorte, sortir l'observateur d'un face à face avec son terrain et avec son psychisme et positiver ce qui pourrait être enfoui dans le purgatoire des journaux intimes, il nous semble que cela peut conduire à oublier quelque peu ce qui se joue dans cette interaction au terrain du point de vue des logiques d'action, et notamment ce que peut signifier une participation déclarée d'une instance scientifique dans le gouvernement de l'organisation. Les différentes stratégies d’interaction décrites dans le tableau ci-dessus sont en effet autant de projets politiques de l’intervention du chercheur dans un monde social60, qui à ce titre doivent être également considérés sous l’angle de ce que la mobilisation de l’instance scientifique produit dans l’organisation, problème qui peut apparaître aussi important que la salut du psychisme de l’observateur quand il s’agit de gestion d’une organisation.

3.3. Le chercheur-observateur et le chercheur-intervenant

3.3.1. Les deux figures d’acteur du chercheurs en gestion

A partir de cette discussion qui nous oriente vers la définition d’un type psycho-social de chercheur, on peut alors proposer deux figures idéal-typiques qui nous semblent ainsi pouvoir être différenciées par rapport à la façon de considérer les interactions sujet/objet: celle du chercheur-observateur (telle qu'Arnaud (1996) peut en rendre compte) et celle du chercheur-intervenant (nous renvoyons ici à Hatchuel (1992)). Considérer le statut de ces interactions du point de vue de la performation de l’activité de recherche revient à fixer des obligations différenciées au chercheur. Avec le chercheur-observateur, il nous semble que l'orientation qui est fixée à la discussion de l'observation in situ relève d'une position distanciée, voire simplement compréhensive, à l’égard de ce qu’elle peut produire comme effet dans l’organisation. Elle fait alors de l'observation-participante une méthode pour ramener vers les centres les indispensables matériaux de l'exercice du métier de chercheur et, de fait, elle fait de la discussion de celle-ci le lieu d’une construction ad-hoc du psychisme du chercheur. L’observation-participante devient en quelque sorte préférentiellement un moteur d’événements psychiques traités sur une scène psychanalytique.

Avec la figure d’acteur du chercheur-intervenant, cela revient à envisager les organisations comme des sites où s'opèrent les transformations permanentes de leur rationalisation sous l'impulsion de projets de transformation portés principalement par des instances manageriales. Le chercheur-intervenant doit alors pouvoir tout particulièrement s'investir dans les processus de transformation des organisations avec les risques que cela comporte. L’objectif n'est pas seulement fonctionnaliste dans l'idée de 60 L’évolution de notre position dans cette recherche (voir chapitre 1) a été de produire une ethnographie du processus d’innovation en décalant notre position (puisqu’elle prenait la recherche comme un acteur à part entière du processus), puis de s’inscrire dans le phénomène étudié (c’est à dire de trouver une place pour une recherche en gestion participante dans le processus d’innovation étudié) et enfin de développer une stratégie de recherche pour provoquer au sein de l’équipe de recherche la mise en place d’un processus de gestion de l’achèvement de son programme.

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comprendre les logiques de fonctionnement des organisations, mais également propositionnel dans l'idée d'accompagner des processus divers que ce soit de rationalisation ou d'apprentissage. Une observation in situ orientée vers les logiques d’action, fonde par là même une qualification nouvelle, celle d'accompagnateur de la concrétisation de mythes rationnels sous forme de dispositifs de gestion variés (Hatchuel et Mollet, 1986).

Ce qui peut alors former une qualification professionnelle de ces chercheurs-intervenants, ce sont également les débats qui sont à attendre des orientations politiques de l'intervention, au sens des options qui peuvent être défendues dans les modalités et les objectifs de l'intervention, du point de vue de ce qu'elle cherche à déplacer ou à contenir pour obtenir une transformation au nom d’une certaine efficacité discutable. Cette orientation vers l'action ne signifie pas l'abandon de l'idée d'un collectif mettant en circulation les angoisses de la méthode de l'observateur mais son projet serait plutôt de dé-psychologiser l'observateur « pétri » par son terrain, et de renvoyer au chercheur de nouvelles formes ou façons de s'engager dans des pratiques de gestion à travers l'intervention traitée alors comme site d’une médiation.

Pour ce qui concerne notre propre travail de recherche, notre dispositif de recherche en gestion ne contenait pas formellement cette instance ou ce collectif permettant explicitement le traitement des transferts et contre-transferts. Cela ne signifie pas que rien n’ait été discuté avec les chercheurs de l’équipe, et notamment dans le comité de pilotage de thèse et surtout dans le petit groupe des chercheurs en sciences sociales. Mais les discussions ont été plutôt orientées vers la question des positions des chercheurs dans le programme de recherche, ou de celles la Recherche vis à vis des autres acteurs du processus d’invention du gérable, que vers le statut de notre propre intervention. Si un travail spécifique réalisé sur la référence à la recherche-action dans ce programme de recherche (Lemery, Barbier, et Chia, 1997) nous a tout de même permis de prendre un certain recul tant vis à vis du programme que du processus, il n’a pas été possible de réflêchir en continu notre interaction au terrain. Cependant, du fait de notre immersion dans ce programme et ce procesus, c’est alors cette contrainte qui a donné à notre recherche son orientation particulière, avec le glissement progressif de l’observation participante vers l’intervention et la possibilité de rendre compte de cette intervention du point de vue de ce qu’elle a permis.

3.3.2. Le choix d’une position de chercheur-intervenant

L'affirmation d'une qualification de chercheur-intervenant, suppose que les dirigeants renoncent « à l'effet anxiolytique des aides classiques à la décision, et acceptent de réfléchir à blanc à des situations difficiles », alors que de son côté « le chercheur devra renoncer au confort des formalismes, pour coller au plus près des réalités de l'organisme étudié » (Riveline, 1983, p.76). Bien qu'elles mettent au coeur de leur projet le rapport entre logique de la connaissance et logique de l'action, les recherche cliniques nous semblent volontairement ou involontairement prudentes vis à vis de la relation des managers de l’organisation et des chercheurs. Leur position est d’être extrêmement prudente vis à vis d’un enrôlement fort dans les jeux de l'organisation, dosant en quelque sorte les apparitions dans l'organisation pour entretenir une familiarité distante et contenant l’intervention à celle d'une maïeutique (Berry, 1986).

Le rapport de l'observateur à ses commanditaires, ou tout au moins à ceux qui acceptent sa présence, est selon nous tout aussi crucial à prendre en compte que les préoccupations sur le fonctionnement du psychisme de l'observateur. Cette importance du rapport aux pratiques de gestion telles qu'elles se déroulent dans l'organisation peut même devenir une préoccupation centrale dans la mesure où on peut

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fixer aux recherches en gestion d'être propositionnelles et participantes à la gestion effective d'une transformation de l'organisation (Moisdon et Weil, 1992; Moisdon, 1994) ou de déboucher plus modestement sur la mise en oeuvre de savoirs actionnables dans certaines zones de micro-management (Argyris et Schön, 1974; Argyris, 1995). Cette immersion dans les projets de transformation ou de conception au sein de l'organisation, met l’observation souvent fragmentaire des pratiques de gestion devant la difficulté de ne pouvoir disposer de théories générales établies et fonctionnelles selon une logique du plan.

C'est dans ce passage étroit que l'on peut situer une recherche en gestion pour laquelle le glissement de l'observation-participante à l’intervention tente de tenir les exigences d'une réflexion sur le processus d'intervention lui même afin de situer ce qui se joue et se noue autour de l'instance scientifique ainsi présente dans l'organisation, et symétriquement de tenir les obligations de la production d'un savoir pour l'action contenu dans une discussion avec les acteurs. A mi-chemin entre la recherche d'une technologie gestionnaire qui force les décisions et la recherche d'une sociologie de l'organisation qui force à la discussion ou à la négociation, nous pensons avec A. Hatchuel que se situe, non sans difficultés pratiques et théoriques, une voie moyenne pour définir le statut du chercheur-intervenant et, par là même, un style de recherche en gestion qui soit propositionnel tout en étant heuristique. C'est dans cet esprit, au regard de ces exigences et de ces obligations, que nous avons délibérément construit notre propre recherche-intervention pour explorer les possibilités d'une gestion des activités de recherche au sein de l’achèvement d'un programme de recherche.

3.4. La position adoptée par rapport au terrain

Pour achever et contextualiser la discussion que nous venons de proposer des modes de présence au terrain des chercheurs en gestion, nous allons retracer les positions successivement adoptées sur le nôtre, en précisant ce que cela impliquait pour traiter le cas. Prendre comme terrain un processus d’organisation multi-acteurs qui conduit de l’incertitude radicale de NAIADE à Minéralix, en passant par un programme de R&D, offrait en effet plusieurs possibilités d’investigation. Nous allons donc préciser quelle a été la position que nous avons progressivement construite en liaison avec notre propre trajectoire pour penser le cas et en rendre compte, puis pour mobiliser cette compréhension dans une action sur un des acteurs du processus.

3.4.1. Une position détachée impossible

En considérant le programme de recherche sous l’angle du travail des sciences agronomiques et sociales, mobilisé par NAIADE pour définir et conduire la transformation des pratiques agricoles qu’impliquait le traitement de son problème, on a tout d’abord songé à prendre pour objet la description de l’invention d’une situation de gestion comme la mise en oeuvre d’énoncés scientifiques au service de la gestion. Avec une telle posture, on pouvait espérer, à partir des difficultés de cette mise en oeuvre, appréhender les coordinations en cours, les transformations que ces énoncés subissent malgré eux dans le monde de la pratique, et accéder par là à la compréhension des dispositifs de gestion résultant de ce processus.

Une telle position s’est avérée tout à fait intenable pour deux raisons. D’une part les chercheurs eux-mêmes n’ont jamais considéré que leur travail était indépendant de ce qui se jouait dans la situation, ils revendiquaient même au contraire pleinement une position de recherche-développement partenariale voire même de recherche-action. Le processus ne correspondait donc en aucune manière à un type de développement diffusionniste poussé par la science. D’autre part et surtout, cela aurait consisté alors à

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décrire le régime de la découverte comme un dévoilement de quelques lois des sciences agronomiques indépendant de toute « pollution » extérieure, ce qui aurait signifié fermer pudiquement les yeux sur l’ensemble des processus de négociations diverses qui animaient l’activité des acteurs du processus, chercheurs inclus. Nous étions donc en quelque sorte enclin, soit à décréter que ces chercheurs ne faisaient pas, ou mal, de la recherche, soit à prendre en compte l’activité des chercheurs comme une activité au moins équivalente à celle de NAIADE ou des agriculteurs, du point de vue du déroulement du processus cela s’entend.

3.4.2. Une position internaliste insuffisante

Suite à ce constat on aurait pu envisager de s’en tenir à une observation limitée au monde des activités de recherche, décrivant ainsi comment les pratiques des chercheurs pouvaient trouver prétexte dans ce problème de NAIADE pour exercer leurs compétences et capter l’opportunité d’un programme de recherche pour produire des connaissances. Une recherche en gestion appuyée sur une telle description, aurait consisté alors en l’étude longitudinale d’une organisation prise dans un environnement changeant présentant des ressources et des menaces au sein d’un tel couplage, l’étude de cas devenant alors la simple description d’un contexte, réel ontologique autant pour les chercheurs que pour nous.

Une telle position d’observation internaliste des activités des chercheurs dans un couplage organisation/environnement rencontrait la difficulté majeure de ne pas disposer en l’espèce d’une instance fixe comme un laboratoire qui aurait circonscrit à peu de frais cette organisation qui nous faisait empiriquement défaut. En effet l’activité de ces chercheurs était fondamentalement éclatée entre plusieurs lieux (Versailles, Dijon, Mirecourt, Nancy, Châlon sur Marne et Anthony), entre plusieurs institutions (INRA, CNRS, Cemagref), au sein d’instances multiples de fréquence variable (groupe de travail, groupe thématique, groupe de pilotage du programme, etc.) et selon une répartition disciplinaire des compétences incluant également une certaine hiérarchie des grades. Mais il faut bien voir que le « site expérimental » pertinent pour ces chercheurs était en fait le processus lui même, dans le sens où les expérimentations diverses prenant appui sur le périmètre de NAIADE étaient censées produire la preuve d'une transformation, efficace ou pas, des pratiques agricoles pour traiter le problème de NAIADE et celui des agriculteurs. Dans un régime de découverte oeuvrant dans l’urgence à l’invention d’une situation de gestion pour résoudre le problème de NAIADE61, nous n’avons pas de dissociation entre une activité expérimentale modélisatrice en modèle réduit ou par un prototype puis une phase de développement à l’échelle du périmètre de NAIADE-Land: tout opère en même temps.

Nous étions donc en présence d’une adhocratie (Bennis (1966) cité par Morgan (1989, p.54) et Mintzberg (1982)) directement impliquée dans la création de son contexte, et la position de l’école de la contingence pouvait difficilement être adoptée. Il n’était donc pas envisageable d’isoler les pratiques de recherche des flux d’actions dans lesquels elles étaient prises, puisque la notion même d’environnement était un problème à résoudre pour l’exercice de ces activités. La position que nous avons adoptée alors était de ne pas dissocier le processus d’invention d’une gestion et les activités des chercheurs telles qu’elles participaient à la mise en gestion d’une solution du problème de NAIADE qui concrétisaiennt ce processus.

61 NAIADE est alors pratiquement en situation de prise de décision dans un contexte d’urgence - voir la description du type d’attitude décisionnelle que cela implique dans Forgues (1991).

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3.4.3. Une position sur le fil du rasoir...

Du même coup, ce qui est ainsi pris comme dispositif de gestion du problème de NAIADE est formé par les pratiques qui contribuent à l’économie d’ensemble du processus, que ces pratiques soient effectives ou intentionnelles, ordinaires ou inhabituelles (Mermet, 1992). L’observation de ces pratiques était néanmoins tributaire de notre position au sein de l’équipe de recherche, qui nous identifient au yeux des autres acteurs. L’accès à une observation symétrique des pratiques nous était impossible: c’est une limitation qui interdisait une position de totale extériorité du fait de cette asymétrie. Une telle position rencontre les limites de l’observation distanciée, d’autant plus quand il s’agit d’observer un processus en cours sans vraiment savoir où il va, dans la même ignorance que les acteurs qui y sont pris et l’animent. En tant que chercheur en gestion nous étions également tributaire d’un tel cours d’action, et du fait de notre position particulière d’observateur, nous voyons le déroulement du processus d’abord à partir des activités de recherche62. D’un point de vue pragmatique, il nous a fallu tout d’abord « rouvrir » l’histoire du processus tel qu’il s’était déroulé jusqu’à notre arrivée, ne serait-ce que pour comprendre ce que pouvaient dire les acteurs et comment ils justifiaient leur actes par rapport à une trajectoire toujours incertaine. Mais le processus se poursuivait, et il nous a fallu également observer ce qui se passait en continu, dans les conditions que nous venons de décrire.

3.4.4. De l'étude de cas à la pratique de l’intervention

Conduire une description du processus dans une telle position d’observation devait pour nous une contrainte imposée par le terrain. La constitution progressive de cette description est devenue au fur et à mesure une compétence que nous avons cherché à mettre à disposition de l’équipe de recherche, car elle nous semblait combler un vide dans les dispositifs de gestion des activités de recherche. En effet elle actualisait de façon méthodique une lecture du processus et pouvait prétendre fonctionner comme un guide praxéologique, soit pour interpréter les événements qui arrivaient, soit pour orienter des choix vis à vis des positions à adopter au sein du partenariat avec NAIADE ou vis à vis d’autres acteurs.

Notre travail de suivi correspondait ainsi à un luxe de distanciation par rapport l’engagement des chercheurs qui faisaient eux aussi au quotidien le même genre de travail de déconstruction et de reconstruction des événements passés, en cours ou projetés. Notre ambition a alors été de constituer à partir de cette description du processus un diagnostic des problèmes rencontrés par les chercheurs pour achever le programme de recherche, de présenter ce diagnostic et de proposer un dispositif de gestion de cet achèvement, négocié avec les chercheurs et animé par nous. L’objectif de ce dispositif était de favoriser l’apprentissage organisationnel du groupe des chercheurs au regard des difficultés rencontrées pour achever le programme, et surtout de consolider la présence de la Recherche dans l’espace de négociation de l'innovation (nous reviendrons bien sûr en détail sur la formation de cet objectif). Notre étude de cas se repliait en quelque sorte dans le terrain sous la forme d’un diagnostic et d’un dispositif d'intervention destiné à tester la consistance de notre compréhension du processus. Nous sommes passés ainsi progressivement de la distanciation de l’observation du processus à l’engagement dans une pratique de gestion de la recherche. Avec cet engagement nous sommes entrés en fin de compte dans l’idée que notre recherche en gestion ne pouvait rester en dehors de l’expérimentation collective d’une gestion du problème de NAIADE à laquelle nous participions et que nous voulions décrire et donner à voir.

62 Ces conditions de l’observation seront à prendre en compte dans la description que nous donnerons de l’invention de cette gestion (voire la deuxième partie).

I° PARTIE - CHAPITRE 2 42

CONCLUSION

Prendre pour objet de recherche les pratiques de l’invention du gérable, c’est tenter de les évènementialiser et de les sortir de l'ombre, ce qui au passage induit pour les chercheurs une mise en suspens du mode d'existence des dispositifs de gestion d’une volonté de maîtrise et de leur efficacité qui n'est pas sans rejaillir sur leur position d'intervenant dans l'organisation qui peut être la leur.

Ce qui se passe dans les organisations devient d'autant plus focal aujourd'hui qu'un grand nombre de recherches sur la rationalisation des organisations montre l'importance des logiques locales et des savoirs locaux contre la possibilité d'une machine gestionnaire non lacunaire. Le projet de la planification centralisée et instrumentée n'est plus perçu par les gestionnaires, voire par les chercheurs sur l'organisation, comme un mythe rationnel, même au berceau du management stratégique (Martinet, 1996a; Mintzberg, 1994). Ce qui fait l'objet de l'attention ce sont alors des zones pertinentes d'activités orientées vers l'accomplissement d'une performance localisée et reliées entre elles de façon très hétérogène et souvent inattendue pour le chercheur, le mode d’existence des dispositifs de gestion de ces situations ayant cette propriété de masquer des liens causaux entre performance et procédure. L’absence de lien entre ces performances localisées et la performance globale n'est alors plus à considérer de façon scientiste comme une lacune pathologique de l'efficence, mais bien plus comme ce qui peut définir un objet d’étude pour la connaissance de la zone obscure des techniques managériales. La question qui est posée au chercheur en gestion c’est bien sûr celle de rendre compte de cet objet, mais c’est également concevoir ce que sa place dans la conception, dans l’étude, ou dans la critique de la technologie gestionnaire, signifie au regard des mythes rationnels de l’organisation. C’est là une question politique que tous les chercheurs savent intégrer dans le type de terrains où ils travaillent, mais dont les obligations en retour méritent d’être énoncées dans un style particulier de description participante.

Dans le cas où c’est de l’invention du gérable qu’il s’agit, nous avons alors à notre disposition la possibilité d’une étude qui fait l’économie de cette mise en suspens contrôlée pour peu qu’on veuille bien considérer que la situation multi-acteurs singulière qui se tient sans le gouvernement préétabli d’une organisation puisse faire l’objet d’une recherche en gestion. Notre étude de cas longitudinale contient le traitement d’une telle situation multi-acteurs convoquée pour un problème de gestion propre à NAÏADE, sachant que la recherche agronomique est enrôlée dans cette situation au titre d’une rationalisation des activités agricoles pour le projet de maîtrise qui anime NAIADE. Ce terrain présente d’une part l’opportunité de permettre l’étude de l’invention du gérable, mais il problématise de plus la présence de la Recherche dans ce type de situations de plus en plus fréquentes présentant des incertitudes fortes sur l’état du monde ou des choses, ce qui implique de se doter d’une façon d’aborder la production scientifique et technique. Le modèle général de l’anthropologie symétrique va maintenant nous permettre de mobiliser des méthodes pertinentes pour l’analyse des processus d’innovation tout en considérant le « paradoxe de modernité » que nous offre le cas. De plus il permet de considérer une gestion de la Recherche sous l’angle des pratiques, et de localiser le site de notre action de chercheur-intervenant comme une attitude propositionnelle pour dire aux chercheurs non pas ce qu’ils doivent faire pour être de « bons scientifiques », mais une construction possible d’un dispositif de gestion de leurs activités.

I° PARTIE - CHAPITRE 2 43

CHAPITRE 3

Le modèle général de la description des pratiques de recherche et des processus d’innovation

La Chenille et Alice se regardèrent pendant quelques instants en silence; finalement la Chenille retira de sa bouche le houka et, d’une voix traînante et léthargique, s’adressant à Alice : « Vous, qui êtes-vous ? » lui demanda-t-elle. Ce n’était pas là un début de conversation bien encourageant. Alice répondit, non sans quelque embarras : « je... je ne sais pas trop, madame, pour le moment présent du moins, je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais j’ai dû, je crois, me transformer plusieurs fois depuis lors. » in L.Carroll, Les aventures d’Alice au pays des merveilles, 1968.

I° PARTIE - CHAPITRE 3 44

INTRODUCTION

Nous avons souligné dans le premier chapitre notre volonté de rendre compte d’un processus d’invention d’une gestion comme déploiement d’une volonté de maîtrise d’un problème d’environnement qui passait par l’implication d’un programme de recherche pour redistribuer le risque de « pollution » de l’eau de NAIADE dans de nouvelles pratiques agricoles. Suivre un tel processus mobilisant des activités de recherche implique de faire un détour consistant par les études du domaine Science-Technique-Société, pour préciser la façon dont nous allons considérer, par la suite, les activités de recherche, que ce soit du point de vue de leur description ou de notre propre intervention. En effet, traiter des activités de la recherche du point de vue de leurs pratiques et de ce que celles-ci produisent dans l’invention de nouveaux dispositifs de gestion d’un problème d’environnement, nous conduit à nous doter d’un modèle général de représentation qui permette de lier description de ces pratiques et intervention pour une gestion de la recherche.

Partant de la sociologie de la connaissance nous irons progressivement vers la présentation des méthodes de la Theorie de l’Acteur-Réseau qui nous permettront par la suite la description du processus. Des considérations relatives à l’anthropologie symétrique sur la modernité vont nous permettre de compléter la mise en place le notre cadre conceptuel et méthodologique qu’implique notre problématique. Cette approche, nourrie par une littérature maintenant abondante, peut selon nous fournir aux recherches en gestion un élan nouveau par les questions qu’elle adresse aux chercheurs, toutes disciplines confondues (Stengers, 1997).

1. LA GENESE DU DOMAINE “ SCIENCE-TECHNIQUE-SOCIETE ”

Notre présentation sera ici chronologique et on se focalisera sur ce que nous croyons être les temps forts qui ont marqué la constitution du domaine "Science-Technique-Société". Nous prendrons la peine d’entrer pour cela dans une recension succinte des travaux menés dans le champ de la sociologie de la connaissance, parce qu’ils marquent le cheminement qui permet d’accéder à un lieu épistémologique où les activités de recherche peuvent être considérées, d’un point de vue méthodologique, comme d’autres activités professionnelles. Les travaux de sociologie de l’innovation qui résultent de ce cheminement marquent de plus en plus le champ des sciences de gestion et de la théorie des organisations de leur présence. Le tournant constructiviste dans ces sciences n’est pas sans renvoyer aux controverses qu’a connu la sociologie de la connaissance et que connaît aujourd’hui la sociologie de l’innovation. Les débats épistémologiques qui traversent ces deux domaines manifestent selon nous une certaine parenté.

Un autre intérêt d'une telle recension dans le cadre de ce travail est plus directement lié à nos préoccupations relatives à l'étude du processus d'innovation. En effet les méthodes qui seront mobilisées dans la deuxième partie sont directement issues des travaux qui ont permis le développement d'une anthropologie des pratiques de recherches et de l’innovation. Il nous appartient donc de resituer ces méthodes au regard du cadre théorique auquel elles se rattachent en établissant un lien entre l’epistémologie des sciences de gestion et les éléments d’anthropologie que nous mobilisons dans notre problématique. Précisons que notre connaissance de la littérature concernant ce domaine est inévitablement limitée63. Nous donnons donc ici une certaine vision de la sociologie de la connaissance qui pourrait donner lieu en

63 Notre exploration bibliographique est fondée sur nos lectures orientées par les contribution d’Akrich (1994), Bloor (1991), Callon (1989), Latour (1989), Law (1992), Pickering, (1993) et de Vinck (1995).

I° PARTIE - CHAPITRE 3 45

conséquence à bien des critiques et des discussions du fait de sa seule limitation. Notre objectif est simplement d’expliciter au maximum les ressources de notre approche.

1.1. Le tournant de la Sociologie des sciences

1.1.1. Le système normatif de la Science

L'article de Merton (1942) peut être considéré comme le point de départ d’une sociologie des sciences prenant pour objet le système normatif de la science. La science est définie par la sociologie « mertonienne » comme une institution à laquelle le scientifique est censé devoir se conformer, qui incarne une forme unique et particulière de connaissance indépendante de son rapport au monde: « L’ethos de la science moderne procède de la suspension temporaire du jugement et du détachement des croyances, la science rentre souvent en conflit avec d’autres institutions au regard de ce scepticisme parfois frondeur. L’ethos de la science moderne se définit par: l’universalisme, le communalisme, le désintéressement et le scepticisme organisé », (Merton, 1942). Les formes sociales normales de l’exercice des activités scientifiques, autrement dit le système de normes du fonctionnement de la science, sont ainsi les formes de la certification des connaissances qui permettent aux scientifiques de présenter rationnellement la science-déjà-faite dans le but de son développement, certification qui en retour apporte la satisfaction de contribuer à une morale universelle indépendante des enjeux politiques et économiques qui marquent les autres activités professionnelles.

La portée d’une telle sociologie de la science est de permettre de rendre compte de l’institution et du contrôle social de l’ethos du scientifique, une fois la découverte scientifique consommée hors du monde social et dépendante uniquement du rapport au monde physique des faits naturels, rapport dont la logique est celle du seul ressort de l’épistémologie. Il est intéressant de noter que le fonctionnement de cette institution de la science représente pour K.Merton un véritable modèle de démocratie, nous reviendrons sur cette sécularisation de la science avec la critique de D.Bloor.

1.1.2. La dynamique de la « science normale »

Avec T. Kuhn, c'est une toute autre approche qui se développe au fil des années soixante. La notion de paradigme qu'il défend propose une autre façon de considérer la science visant à rendre compte de la constitution et de la fragmentation de groupes ou d’écoles de pensée: « les manuels présentent l'ensemble de la théorie acceptée et ses réalisations, ils définissent les problèmes et les méthodes légitimes d'un domaine de recherche et ont en commun deux caractéristiques: l'accomplissement scientifique est considéré comme suffisant par les chercheurs d'un tel domaine pour soustraire un groupe cohérent d'adeptes à d'autres formes d'activités scientifiques concurrentes; d'autre part, ils ouvrent des perspectives suffisamment vastes pour fournir à ce nouveau groupe de chercheurs toutes sortes de problèmes à résoudre. Les performances qui ont en commun ces deux caractéristiques, je les appellerai désormais paradigmes, terme qui a des liens étroits avec celui de science normale. » (Kuhn, 1983. p.30). Pour T. Kuhn le paradigme reste ainsi la face immergée de la science normale, et ce qu'il veut entreprendre c'est la compréhension du fonctionnement culturelle et politique des chercheurs qui manquait à la « science de Merton », et qui est alors abordée à partir de la prise en compte de ce que les scientifiques font également dans leurs activités quotidiennes.

L’activité scientifique n’est pas conçue par T.Kuhn comme un simple exercice verbal ou de mise en théorie, il considère les situations pratiques sur lesquelles le langage du scientifique prend appui comme

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formant le coeur de l’activité scientifique. C'est ce travail d’adéquation des concepts aux situations pratiques qui devient ensuite le support d’enjeux de légitimation des travaux et des théories, légitimation qui passe alors par la mise en transaction des points de vue, garantie par une culture particulière, celle des scientifiques. C’est au sein de la vie des groupes de scientifiques que le mouvement d’accord plus ou moins général sur des manières de faire de la science au laboratoire et de l’énoncer pour trouver des alliances, débouche sur la formation de ce que T.Kuhn appelle un paradigme. Le chercheur ne cherche pas à vérifier le paradigme, il résout des énigmes. Le vérificationisme apparaît alors plus comme une spéculation des épistémologues que comme mode de fonctionnement effectif des pratiques de recherche, c’est même au contraire le « caractère incomplet et imparfait de la coïncidence entre la théorie et les données connues qui définit bon nombre des énigmes qui caractérisent la science normale » (op.cit., p.202).

La position de T.Kuhn conduit donc la sociologie et l’histoire des sciences à un point de vue constructiviste en ce qui concerne l’élaboration des faits, et relativiste par rapport à la diversité des théories en usage. La science normale procède de l’accord de collectifs de chercheurs sur des méthodes, des questions, et des positions adoptées par rapport à d’autre collectifs dans une dépendance à la société dans laquelle ils sont plongés. Les faits et les théories résultent de la plus ou moins grande généralisation de cet accord, et non pas de l’administration logique de la preuve. « Faire la preuve » c’est donc convaincre de la force d’un paradigme: « un candidat au nouveau paradigme est exploré par des chercheurs qui l'améliorent, explorent ses possibilités et donnent l'idée de ce que ce serait que d'appartenir à un groupe guidé par lui. En même temps, si le paradigme est de ceux qui sont destinés à vaincre, le nombre et la valeur des arguments en sa faveur augmenteront; ses adhérents se feront donc plus nombreux et l'étude du nouveau paradigme se poursuivra », (op.cit., p.218).

1.1.3. La sociologie d’une forme particulière de croyance

Le « programme fort » de la sociologie de la connaissance de Bloor (1976) poursuit le travail de renversement opéré par T.Kuhn, en étendant la critique de la position des « mertoniens » et des épistémologues des sciences exactes, mais surtout en introduisant au coeur de la production de connaissances scientifiques des actes ayant une dimension sociale: le dévoilement des lois naturelles ne détermine plus à lui seul la logique de la production de connaissances scientifiques. La connaissance serait donc relative aussi à des contingences sociales qui s’exprimeraient dans sa production elle-même et pas seulement dans son institution. La démarcation affirmée par Bloor (1991) consiste à libérer la sociologie de la connaissance de l’épistémologie rationaliste et d’une inhibition à penser la science comme objet d’une sociologie possible, au même titre que le fut la religion, « tous les savoirs, qu’ils soient ceux des sciences empiriques ou même des mathématiques, devraient être pris encore et toujours, comme objets d’investigation », (Bloor, 1991, p.3).

La position de D.Bloor est celle d’une critique radicale de ce qu’il appelle la vision internaliste de la science pour laquelle le développement de la science se déduirait d’une dynamique propre de la formation rationnelle de l’esprit scientifique, les formes sociales et techniques de ce développement ne constituant qu’un prolongement de l’institution de la science. Dans cette vision internaliste, la production de connaissances fausses est alors soit un manquement à la logique de la découverte, soit l’irruption néfaste de facteurs externes comme l’idéologie, l’esthétique, la politique, l’économique bref l’irruption de la société dans l’activité intime du scientifique par essence fondamentalement hors du monde64.

64 Tous les philosophes des sciences ne s’accordent pas avec une telle rationalisation de la formation de la science, et notamment Bachelard (1938) ou même Popper (1978). La réflexion porte sur ce qui distingue la connaissance de

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Le programme fort naît à la fois d’une libération de l’approche institutionnelle et d’une conquête d’un objet sociologique nouveau par la production d’une sociologie qui étudie symétriquement la distribution des croyances et les facteurs qui influencent cette distribution. L’hypothèse de symétrie est majeure puisqu’elle vise à expliquer la production sociale de connaissances vraies ou fausses avec la même théorie : « Le but de la mécanique est de comprendre les machines qui fonctionnent ou celles qui ne fonctionnent pas, les ponts qui tiennent et ceux qui s’écroulent. De la même façon le sociologue est à la recherche de théories qui rendent compte des croyances qui sont fondées indépendamment de la façon dont lui même peut les évaluer », (Bloor, op.cit. p.5). C’est sur cette hypothèse que D.Bloor fonde son programme pour sortir d’une sociologie de la science-déjà-faite dans les normes de son institution65.

1.2. De la sociologie des sciences à l’anthropologie de laboratoire

1.2.1. Le problème de la distinction entre technique et société

Pour passer de la sociologie de Bloor à l’anthropologie de laboratoire nous allons nous appuyer sur la lecture critique que M.Mulkay fait des travaux de D.Bloor (Mulkay, 1979), afin de présenter comment la sociologie de la connaissance butte en particulier sur la distinction entre technique et société, et comment l’anthropologie de laboratoire constitue une sortie pour la compréhension de la science telle qu’elle se fait. M.Mulkay s’attache plus particulièrement à soulever le problème du relativisme que pose le programme de symétrie forte. L’ambition de D.Bloor d’étudier comment des facteurs sociaux déterminent, ou non, la production de connaissance dans leur contexte de production, peut selon M.Mulkay conduire à un cercle vicieux dans la mesure où une telle sociologie de la connaissance serait elle-même relative à ses propres conditions sociales d’observation et serait donc mise en demeure de définir sa propre épistémologie, ce qui constituerait un formidable retour vers les débats épistémologiques que D.Bloor se proposait de dépasser.

En effet si les connaissances ne sont pas nécessairement fausses parce qu’elles sont socialement déterminées, de même elles ne sont pas pour autant vraies parce qu’elles le sont. C’est donc replier la production de connaissance vraie ou fausse dans une causalité sociale indépendamment de ce qui se joue dans les instances où cette validité fait justement l’objet d’un travail. Eviter ce piège du relativisme ou d’un retour à une causalité sociale objective, ne revient pas pour M.Mulkay à abandonner l’idée d’une sociologie de la science mais plutôt à revoir la conception de la validité des croyances: les acteurs négocient les croyances et ne sont pas des boules de billards qui s’entrechoquent sous l’effet d’une force sociale exogène et déjà là avant le choc. La sortie que propose M.Mulkay est de dire « qu’il y a des ressources culturelles dont le sens doit être re-interprété et re-créé constamment dans le cours de la vie sociale » (Mulkay, 1979, p.93).

Une telle validité des connaissances peut donc être considérée dans les liens qui se tissent entre la formation de connaissances et leur concrétisation pratique, ce qui sort la question de la validité des sens commun de celle du scientifique, à la fois dans un travail sur soi (la rupture épistémologique ou la réfutabilité) et un travail sur les autres (discussion, justification et controverse). Notons que G.Bachelard conçoit très tôt par une lecture psychanalytique l’importance des procédures d’observation et d’expérimentation dans la constitution d’un détachement vis à vis de l’imaginaire. 65 Nous sommes ici caricatural en centrant notre présentation de D.Bloor sur l’hypothèse de symétrie puisque le programme fort est plus précisément: 1.l’affirmation du caractère causal des conditions sociales ou autres qui font passer les croyances à la connaissance, 2. l’attention identique à la vérité ou la fausseté, la rationalité ou l’irrationalité, l’échec ou la réussite, 3. la symétrie de l’explication (les mêmes types de causes expliquent des croyances vraies et fausses) 4. la réflexivité: ce type de sociologie est appliquable à la sociologie elle-même (Bloor, 1991, p.7).

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connaissances du cerveau de l’épistémologue, et l’étend donc à la place que peut tenir la technique dans l’établissement des faits et dans la concrétisation de ces connaissances. Néanmoins M.Mulkay est réticent à concevoir les formes de la traduction effectives des connaissances comme une validation de leur caractère scientifique66. Mais au delà de cette réticence, l’ouverture aux objets dans la définition qu’il donne de la connaissance nous semble limitative: « la connaissance est constituée différemment en fonction d’intérêts variés, d’objectifs, de conventions et de critères de compétence, dans différents contextes ou groupes sociaux, et les jugements de “ l’exactitude ” cognitive sont nécessairement contingents; il s’en suit que les jugements de l’efficacité pratique ne peuvent servir sans poser problème à la validation des prétendues connaissances qui sont proposées en relation avec différents contextes d’interprétation et en relation avec différents objectifs socialement déterminés ». (Mulkay, op. cit. p.105). Est ce parce que les techniques serait aussi objectives pour les travailleurs de la preuve que ce que les faits naturels pouvaient l’être pour les scientifiques dans le modèle internaliste ? Cette validation par l’effectivité de la connaissance n’est certes pas une condition suffisante, pas plus que l’universalité du savoir scientifique ou la causalité sociale de ce savoir ne pouvait l’être.

Ce que contient alors un tel débat pour le développement d’une observation de la science-telle-qu’elle se-fait, ce n’est pas le problème de la validité67 par l’effectivité mais bien celui de penser symétriquement non seulement les échecs et les réussites mais également comment les aspects cognitifs, sociaux et les aspects techniques sont définis au cours de la production scientifique et se trouvent traduits sous des formes variées dans différentes audiences68.

1.2.2. La réponse de l’anthropologie de laboratoire

C’est donc progressivement la nécessité d’une approche des situations du travail des « faiseurs de preuves » qui se dessine, pour justement mettre en évidence ce qu’est la connaissance scientifique du point de vue de ce qui est engagé dans la négociation de sa production. Des travaux ethnographiques et ethnométhodologiques explorent, à peu près à la même période, les pratiques de la science-en-train-de-se-faire (Latour & Woolgar, 1979; Knorr-Cetina, 1981; Lynch, 1985) dans la perspective de refuser une distinction entre des problèmes sociaux qui seraient étudiés par les sociologues et des problèmes techniques ou scientifiques qui seraient étudiés par des technologues ou des épistémologues. L’autre aspect déterminant de ces travaux est de tenir une position très ferme pour éviter de poser l’existence d’une forme scientifique de la pensée différente de celle du sens commun, et qui préexisterait en quelque sorte à toute pratique dite scientifique. Le moment de l’observation des pratiques de laboratoire n’est alors précédé d’aucune hypothèse sur le caractère scientifique ou nom de ces activités.

Du même coup le fait de savoir si de telles pratiques répondent d’un ordre de la mise en oeuvre de technique ou de la réalisation d’un ordre social tombe. Une telle distinction n’est justement à considérer que comme produit de l’activité qui se tient dans l’instance du laboratoire à partir d’un point de vue agnostique sur la nature des pratiques. Cette distinction est un aboutissement de la production par les chercheur quand ils peuvent désigner ce qui est social et ce qui est technique : « Nous voulons considérer les faits

66 Cette validation par l’effectivité de la connaissance n’est pas une condition suffisante pas plus que l’universalité du savoir scientifique ne pouvait l’être. L’étude de la vaccination contre la syphillis par Fleck (1979) cité par Pickering (1993) en est un exemple. 67 On peut retourner ici contre lui-même l’objection que M.Mulkay faisait à D.Bloor. 68 Sur l’invention de l’instance du laboratoire comme instruction des faits naturels devant témoins, voir évidemment Shapin et Schaffer (1985), ainsi que le travail de Licoppe (1996) sur le discours de la preuve expérimentale du XVII° au XIX° siècle.

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“ techniques ” dans le sens où les terminologie des chercheurs qui séparent les aspects “ techniques ” et “ intellectuels ” est clairement une composante importante de leur activité. Mais nous considérons l’utilisation de tels concepts comme un phénomène à expliquer. Plus explicitement, nous pensons qu’il est important que notre explication de l’activité scientifique ne dépende en aucune manière d’une utilisation non argumentée des concepts et de la terminologie qui forment une partie de cette activité .» (Latour et Woolgar, 1979, p.27). Une telle démarche n’est donc pas relativiste, elle est simplement agnostique considérant avant tout le point de vue propre de ceux qui conduisent ces activités qui font la science.

L’étude de la science en action poursuit alors le but d’une anthropologie de la vie au laboratoire69. Par rapport à la sociologie de la connaissance cette attention à l’observation de longue durée contourne la difficulté que pose l’entretien sociologique pour rendre compte des pratiques « après coup »: « le fait que les scientifiques changent souvent la manière et le contenu de leur opinions quand ils s’adressent à des personnes extérieures pose des problèmes à la fois à leur reconstruction des événements scientifiques et à une appréciation de la façon dont la science est faite. (...) Comment se fait-il que les réalités des pratiques scientifiques se transforment en énoncés qui disent comment la science se fait. Nous considérons l’immersion prolongée d’un observateur extérieur dans les activités quotidiennes des chercheurs comme l’un des meilleurs moyens par lequel cette question et d’autres similaires peut trouver une réponse ». Latour & Woolgar op. cit., p. 28-29 .

Une telle observation des lieux et des moments de la fabrication de la science a des conséquences méthodologiques importantes qui vont au delà de la discussion du constructivisme. Parce que les activités de recherche impliquent des situations variées où se joue la production de faits et d’énoncés, l’ethnométhodologie constitue une ressource méthodologique de première importance pour l’enregistrement de ces situations (Garfinkel, 1967). Elle apporte également un point de vue sur l’acteur tout à fait fondamental pour l’anthropologie du laboratoire, qui consiste à saisir l’acteur en temps réel aux prises avec l’exposabilité de sa compréhension et de sa propre création du monde (Button eds., 1991). C’est le sens de la notion d’exposabilité (accountability) que propose Garfinkel pour désigner « les justifications des membres sur les affaires de tous les jours » qui sont utilisées « comme des prescriptions avec lesquelles les membres se localisent, identifient, analysent, classent, rendent reconnaissable ; les prescriptions qu’ils observent sont des quasi-lois, spatialement limitées et distendues70. A travers le terme de « Distendues » Garfinkel signifie « que bien qu’elles soient logiquement conditionnelles, la nature des conditions est telle qu’elles ne peuvent souvent pas être énoncées complètement de manière exhaustive» (Garfinkel, 1967, p.2).

Plongée dans l’arène du laboratoire, Lynch (1985) conduit ainsi l’étude des activités quotidiennes des scientifiques en s’attachant à rendre compte de la façon dont les chercheurs discutent, au moment de l’observation, de ce qui distingue le fait de l’artefact, exposabilité du fait bien différente de ce que l’épistémologie rationaliste dit de la découverte. C’est en quelque sorte les limites de l’exhaustivité de la

69 «Le terme anthropologie veut signifier la présentation préliminaire de l’accumulation de matériaux empiriques. Sans prétendre à l’exhaustivité de la description des activités de tous les praticiens, nous avons pour objectif de fournir une monographie de nos investigations ethnographique d’un groupe spécifique de scientifiques ”, et plus loin “ l’anthropologie est un terme qui renvoie à l’importance accordée à la familiarisation à l’objet d’étude. Sans contenir le caractère exotique de la science comme un monde à part. » (Latour et Woolgar, 1979, p.28 et 29). 70 Nous sommes peu sûr de notre traduction du terme « loose », mais la présence de guillemets dans le texte original autorise une certaine liberté...

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référence décrite par Garfinkel qui fait le caractère toujours conditionnel des énoncés, que ceux ci soient situés dans la discussion du laboratoire, ou dans l’article scientifique quand ils renvoient à un autre texte ou à un graphique, lui même issu d’une activité située ailleurs. C’est peut-être ici qu’il faut trouver la notion de traduction, comme processus de médiation qui met en mots ou en choses un référent non complètement descriptible au nom duquel on parle de façon non exhaustive: « Traduire c'est déplacer (...) mais c'est également exprimer dans sa propre langue ce que les autres disent et veulent, c'est s'ériger en porte-parole (...). La traduction est un processus avant d'être un résultat ». (Callon, 1986, p.204-205).

Traduire c’est toujours trahir un référent, mais c’est devenir provisoirement porte-parole, à moins d’être contesté par lui où par d’autres qui parlent eux-aussi en son nom71. Le laboratoire peut ainsi être vu comme une sorte d’usine à traductions dont ne sortent que des énoncés ou des artefacts stabilisés, qui traduisent à leur tour, ailleurs, l’activité du laboratoire dans son ensemble. Ils se proposent à devenir temporairement des actants autonomes et immuables d’autre traductions au sein d’autres instances, que ce soit celle de la citation dans l’article scientifique, de la conférence, de la mise en oeuvre d’un brevet ou d’un prototype etc. La question de la validation des connaissances scientifiques par leur effectivité matérielle prend alors un tout autre sens, puisqu’elle n’est plus tournée vers le problème de l’attribution du label « scientifique » mais vers la capacité des chercheurs à mettre en monde les activités qui se déroulent dans l’arène du laboratoire.

1.2.3. Le continuum « Sciences-Techniques-Sociétés»

Dans ce trajet historique possible qui va du cerveau du chercheur distancié à l’enchâssement social de la science, puis de cet enchâssement aux pratiques de la recherche, c’est une façon nouvelle de considérer la mise en formes et en mondes de la science qui se constitue. Cette approche que l’on trouve particulièrement formalisée dans les travaux de M.Callon et B Latour (Latour, 1989, Callon, 1989) reconfigure en fait la notion de science elle-même, refusant d’extraire d’un continuum « Sciences Techniques Sociétés » une science-déjà-faite. Mais cette approche va au delà d’une ethnographie de l’arène du laboratoire puisqu’elle refuse également de s’en tenir au compte-rendu de la science-en-train-de-se-faire au laboratoire, comme on rend compte de pratiques clandestines. C’est l’inscription du continuum « Sciences-Techniques-Sociétés » lui même dans des chaînes de traduction qui devient alors l’objet de l’investigation. Il nous faut maintenant présenter le tournant que représente cette approche qui dépasse le cadre d’une sociologie de la science-faite ou en train de se faire, et propose une théorisation de ce continuum grâce à cette notion d’acteur-réseau que nous avons déjà commencé à esquisser. Nous nous appuyerons tout particulièrement sur les conséquences de la fin du « Grand-Partage » (Goody, 1978; Bibard, Latour et Schwartz, 1989) et sur une lecture agnostique de la modernité que propose; Latour (1991b).

La lecture que nous donnons ici de la constitution du domaines « Sciences-Techniques-Sociétés » à partir de la sociologie des sciences est limitative, car il serait abusif de replier la sociologie de la connaissance scientifique dans le seul programme fort de D.Bloor, comme de tout ramener à une anthropologie de laboratoire de la fin des années soixante-dix. L’ouverture de la boîte noire du cerveau de l’épistémologue ou de la science-comme-institution poursuit sa route en accumulant les études de cas et en s’appuyant sur une diversité d’approches. Tout d’abord les travaux d’histoire des sciences et des techniques qui ne se contentent pas d’une muséologie des objets techniques ou d’une hagiographie des 71 ... pour peu que l’accord soit fait sur la qualification du référent, accord qui peut mobiliser lui même d’autres référents ou des montées en généralité jusqu’à épuisement de la justification. Sur cette question de la constitution de l’accord impliquant la constitution de référents stabilisant la dispute voir évidement Boltanski et Thévenot (1991), bien que le monde social des chercheurs n’y soit pas étudié.

I° PARTIE - CHAPITRE 3 51

inventeurs, sont autant d’études de cas nécessaires pour justifier l’importance d’observer aujourd’hui la science-en-action (Serres, eds. 1989), d’autres travaux sont orientés vers la compréhension du jeu des intérêts dans la production scientifique (voir le point sur le « modèle de l’intérêt » dans Woolgar (1981)), enfin d’autres vers l’étude de la construction des faits et des objets techniques dans les processus d’innovation (Pinch & Bijker (1984)).

Ces orientations diverses donnent lieu à des discussions et des controverses nombreuses au sein de la sociologie des sciences et de l’innovation tournant principalement autour du statut accordé aux humains et aux techniques dans la constitution d’un modèle symétrique de la science-en-train-de-se-faire (Pickering, 1993, pp.560-564). Dans la brèche ouverte par Bloor, les travaux ethnographiques et ethnométhodologiques font sortir l’étude des pratiques de laboratoire du strict champ de la sociologie, l’objet n’étant plus l’acteur humain placé au centre (ici le chercheur), mais les situations dans lesquelles et par lesquelles la science se fait. Ces travaux débouchent sur l’articulation entre deux façons de résoudre les controverses ouvertes par Bloor.

D’une part le métier de chercheur est considéré comme un travail d’entretien de sa crédibilité à travers un cycle d’échanges reposant sur des instances hétérogènes (alliances politico-financières, audiences de publicisation, instruments de mobilisation du monde, autonomisation professionnelle) que stabilise la production d’énoncés théoriques et de concepts (activité de théorisation) (Latour, 1995). D’autre part le laboratoire est considéré comme un centre de traductions participant à la structuration technique et sociale de la société à travers la mise en réseaux tissés par l’activité scientifique depuis lui (Latour, 1989). Comprendre la science en train de se faire c’est alors comprendre ce que Pickering (1993) appelle la lessiveuse des pratiques (« the mangle of pratice . Plutôt que de partir d’une séparation de l’organisation du laboratoire entre sa forme sociale (human agency) et sa forme matérielle (non-human agency) pour expliquer ensuite le sujet humain connaissant qui mobiliserait cette séparation déjà là comme une ressource72, la métaphore de la lessiveuse consiste à décentrer l’acteur humain73 pour placer au centre de l’étude la structuration conjointe des formes sociales et technique de l’agence74. Une telle structuration n’est donc plus considérée comme pré-requis logique d’une sociologie des pratiques mais comme phénomène à expliquer.

2. LA THEORIE DE L’ACTEUR-RESEAU

L’émancipation progressive de ces approches ethnographiques de la fabrication de la société et des techniques à partir du laboratoire aboutit à la formalisation de la notion d’acteur-réseau reposant sur la notion de traduction (Callon 1986, 1991; Law, 1992) et d’une sémiotique des réseaux que tissent ces traductions (Bastide, 1990, Latour 1990b, 1992b). Elle vise à formaliser des méthodes d’étude et d’analyse des innovations pour constituer une anthropologie du domaine « Sciences-Techniques-Société ».

72 Ce qui reproduit au passage dans l’agence du laboratoire la distinction macroscopique entre Technique et Société pour laquelle la Science joue traditionnellement le rôle de masse manquante. 73 Pickering nomme posthumanisme un tel décentrage. 74 On retrouve ici la perspective des travaux de Giddens, mais aussi et surtout ceux de la théorie des organisations qui proposent la notion d’isomorphisme institutionnel (DiMaggio et Powell, 1983).

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2.1. Méthodes de la théorie de l’acteur-réseau

Nous allons particulièrement développer ces méthodes dans la mesure où elles vont constituer le coeur de notre méthodologie de suivi et d’analyse du processus d’innovation qui a permis à NAIADE de gérer son problème de nuisance. Nous insisterons notamment ici sur la notion de traduction et sur la méthode du graphe socio-technique qui permettent de fixer les principales définitions de nombreux termes que nous emploierons au fil du texte. Tous les développements méthodologiques correspondant aux méthodes mobilisées dans cette étude du processus ne seront cependant pas détaillés à ce niveau. Certaines ne seront explicitées qu’au moment de leur emploi au fil de notre analyse (ce qui est aussi une façon de rendre justice à notre propre démarche constructiviste et ne pas trop purifier notre démarche souvent tâtonnante...).

2.1.1. La notion de traduction

M.Callon dans son article sur la domestication des coquilles St-Jacques et des marins-pêcheurs de la baie de St-Brieuc (Callon, 1986), souligne trois difficultés que rencontrent les sciences sociales dans l'explication des sciences et des techniques: 1. difficulté d'ordre stylistique (les compte-rendus sur les pratiques scientifiques gomment généralement toutes les discussions des acteurs sur les structures sociales, les savants n'étant censés ne débattre que de la Nature et des instruments); 2. difficulté d'ordre théorique (les sociologues sont en peine de se mettre d'accord entre eux, l'explication sociologique des controverses est autant controversée que ce dont elle rend compte); 3. difficulté d'ordre méthodologique (l'explication sociologique ne rend pas compte du fait que les identités et la réalité des acteurs d'une controverse sont problématiques). Pour répondre à ces trois enjeux il propose trois principes de méthode auquel nous tenterons de nous conformer dans notre description du processus de traitement du problème de NAIADE :

1. agnosticisme de l'observateur : il rend compte symétriquement des arguments sur la nature et sur la société ; 2. principe de symétrie généralisée : utilisation d'un même répertoire pour rendre compte des argumentations portant sur des enjeux scientifiques et techniques ou sur la constitution de la société ; 3. principe de libre-association : abandon de toute distinction a priori entre faits de nature et faits de société et d'une frontière pré-définie entre les deux, et reconnaissance que les acteurs eux-mêmes discutent en permanence de ces frontières.

La traduction « n'est rien d 'autre que le mécanisme par lequel un monde social et naturel se met progressivement en forme et se stabilise pour aboutir, si elle réussit, à une situation dans laquelle certaines entités arrachent à d'autres, qu'elles mettent en forme, des aveux qui demeurent vrais aussi longtemps qu'ils demeurent incontestés. Le choix du répertoire de la traduction permet d'expliquer comment s'établit le silence du plus grand nombre qui assure à quelques-uns la légitimité de la représentativité et le droit à la parole. » (Callon, 1986, p.205). La notion de traduction se décompose en quatre étapes qui décrivent comment s’opère le passage d'une mise en problème à la réalisation d'une action (Encadré 3-1).

Encadré 3-1 1° étape : la problématisation ou comment se rendre indispensable ?

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La mise en problème que produit un acteur (ou problématisation75) contient déjà la définition des acteurs dans la place qu'il leur fait; elle indique donc aux acteurs les déplacements et détours à consentir pour prendre cette place et pour cela les alliances à sceller. La problématisation est « un système d'associations entre des entités dont elle définit l'identité et les problèmes qui s'interposent entre les alliances. Callon (1986, p.184). La réalité est un processus, elle passe par des états successifs de réalisation ou de déréalisation en fonction des épreuves qui s'engagent et des ajustements qui s'opèrent dans l'action. 2° étape : les dispositifs d'intéressement ou comment sceller les alliances La création d'un dispositif d’intéressement pour sceller les alliances est l'exercice d'une métis, c'est à dire la mise en forme d'une stratégie qui propose un passage à la réalisation (qui est aussi une déformation de l'énoncé performatif selon les ressources disponibles). L'intéressement est ainsi l'ensemble des actions par lesquelles une entité s'efforce d'imposer et de stabiliser les identités des autres acteurs qu'elle a définies dans sa problématisation. Intéresser c'est solliciter l'accord sur une transformation de l'identité pour provoquer un alignement des acteurs sur la problématisation. 3° étape : l'enrôlement ou comment définir et coordonner les rôles La performation d'un intéressement n'est pas suivie par l'alignement systématique des entités, le modèle de la traduction n'est pas un modèle déterministe. L'enrôlement désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l'accepte. Décrire l'enrôlement c'est donc décrire l'ensemble des négociations multilatérales, des coups de force ou des ruses qui accompagnent l'intéressement et lui permettent de prendre forme. (op. cit. p.189). 4° étape : la mobilisation des alliés et l’alignement des porte-parole Si le modèle de la traduction n'est pas déterministe il n'est également pas statique. La traduction est un processus avant d'être un résultat. (p.204-205). Aligner des acteurs sur une problématisation et parler au nom des alliances passées, c'est se constituer en porte-parole du réseau. Parler pour d'autres c'est d'abord faire taire ceux au nom desquels on parle, mais parler au non des entités qui ne parlent pas suppose également des ajustements incessants et des dispositifs d'intéressement sophistiqués pour maintenir les porte-parole en tête de pont des chaînes d'intermédiaires au nom desquelles ils parlent: la remise en cause des porte-parole par les acteurs-réseaux est une trahison pour celui qui les a enrôlés, de traduction à trahison il n'y a qu'un déplacement des identités dans l’intéressement.

2.1.2. Opérations de traduction et morphogenèse des réseaux technico-économiques

Cette notion de traduction est absolument centrale pour comprendre la dynamique des réseaux. Elle a donné lieu à une formalisation plus serrée dans Callon (1991)76. Nous allons préciser comment cette formalisation peut permettre d’opérationnaliser une description d’un réseau technico-économique en le considérant comme un ensemble coordonné d'acteurs hétérogènes qui participent à la conception, à l'élaboration, à la production et à la distribution-diffusion qui lient trois pôles : celui de la science (S), celui des techniques (T) et celui du marché (M)77. Entre ces trois pôles s’opèrent des activités d’intermédiation reposant sur des compromis et des alliances que les acteurs passent entre eux. Ce modèle sera utilisé dans le cadre de notre intervention aussi jugeons-nous utile d’en décrire quelques fondements.

a. Les opérateurs de traduction

Ces activités « soudent » en quelque sorte les opérations de traduction par des objets intermédiaires qui supportent l’alliance. Un acteur est donc une entité qui peut associer différents actants qui sont les ressources d’un projet de transformation (des inscriptions ayant une immutabilité, des artefacts techniques entités assez stables et organisées de non-humains, des êtres humains et des compétences qu’ils incorporent et enfin la monnaie). L’opération de traduction définit et construit, avec plus ou moins de succès, un monde peuplé d'autres entités, en les dotant d'une identité et en qualifiant les relations qui les unissent (voir l’Encadré 3-2). Encadré 3-2

75 On trouvera un développement du concept dans Callon (1980, pp. 197-219), le mot sera enployé en ce sens dans la suite du texte. 76 Notons que ce texte a bénéficié de l'appui du réseau du CSI, et de Latour, Boltanski, Bowker, Fixari, Hatchuel, Law, Riveline, Rip, Star et Thévenot, et peut présenter à ce titre une formalisation paradigmatique de la notion de réseau. 77 Cette approche des liens entre les trois pôles repose notamment sur une critique du modèle classique de diffusion des techniques (Akrich et al, 1988, et pour une récension voir Akrich (1994)), critique qui met en avant les jeux d’irréversibilisation des techniques dans les opérations de traduction.

I° PARTIE - CHAPITRE 3 54

A B 'O.I.

C

D

E

F

Schéma d'une opération de traduction

B

A travers le dispositif d'intéressement O.I., A propose à B d'adopter unenouvelle identité B' définie par les relations qu'elle entretient avec C, D, E etF . Le succès de l'opération est aussi une transformation de l'identité de A .

b. L’acteur

Le modèle de l’acteur repose en fait sur la définition de l’action qui « tient tout entière dans la circulation de ces intermédiaires bariolés qui portent des messages et décrivent inlassablement les réseaux inscrits dans les matériaux dont ils sont constitués. Toute interaction inclut un mécanisme d'attribution des intermédiaires. Un acteur ne diffère en rien d'un intermédiaire, si ce n'est par le mécanisme d'attribution dont il est l'objet : un acteur est un intermédiaire auquel la mise en circulation d'autres intermédiaires est imputée » (Callon, op.cit.). La sociologie de la traduction est ainsi une extension de la science des inscriptions au monde tel qu’il est créé par les acteurs. Elle replie les capacités cognitives des acteurs dans la négociation des dispositifs d’intéressement, mais ne mobilise pas celles-ci dans l’explication de ce qui advient avec la stabilisation d’un réseau. Derrière l'hétérogénéité des acteurs et de leurs productions se rassemblent ainsi des mises en texte, des descriptions qui parfois se répondent et se lient les unes aux autres. C'est là que la commensurabilité, si elle existe, doit être cherchée et non d’abord dans les capacités cognitives des acteurs.

Donnons maintenant les propriétés qui permettent de qualifier les réseaux, dont on a compris du fait de leur dynamique qu’ils sont particulièrement mouvants, et dont le repérage consiste principalement à décrire des opérations de traduction suffisamment stabilisées pour laisser des traces interprétables comme telles.

c. Propriétés des réseaux

La convergence est définie par le degré d'accord engendré par une série de traduction et par les objets-intermédiaires qui les opèrent en même temps qu'elle permet de repérer les frontières du réseau. Deux dimensions définissent ce concept: l’alignement et la coordination des opérations de traduction.

L'alignement des traductions

Une traduction [A I B] est « parfaite », s’il y a équivalence entre les êtres et superposition des discours. Il y a le début d’un réseau quand au moins trois acteurs {A, B, C} s'alignent, selon deux configurations élémentaires :

Complémentarité (transitivité des relations)

Les deux configurations élémentaires de l'alignement

A B C

1

BA

C

Substituabilité (similitude de A t B et C t B)2

Le réseau se construit selon la logique propre des traductions et « l'agrégation n'est pas une procédure

inventée par l'observateur pour simplifier la complexité du réel, elle est le mouvement même de la vie

I° PARTIE - CHAPITRE 3 55

sociale ». Le travail de l'observateur est seulement d'apprécier de degré d'alignement des acteurs: un alignement fort correspond à une opération de traduction qui aligne les actants dans des identités stables, un alignement faible correspond à une traduction truffée de dislocations et d'incohérences.

La coordination

Si tout type de travail d’intéressement est possible, le jeu qu’il opère sur la mobilisation des identités suppose des acteurs qu’ils habitent un monde suffisamment commun pour trouver du sens à de tels déplacements d’identité au point de les accepter. Il ne s’agit pas ici de réintroduire des surdéterminations cognitives ou sociales mais d’invoquer le point de vue subjectif de l’acteur, doté a priori de compétences propres pour exposer la justification de tels déplacements. Les opérations de traduction ne se déroulent pas plus dans le vide qu’elles sont une re-création permanente du monde dans son ensemble. Les réseaux contiennent toujours des actants qui procèdent de l’histoire de réseaux plus anciens, soit qu’ils s’y appuient, soit qu’ils les re-transforment ou les brisent. Le modèle de la traduction suppose donc une économie des règles de la traduction sur lesquelles les acteurs peuvent prendre appui pour s’assurer de leur identité (première règle). La réalisation d’une traduction suppose la capacité d’un acteur à intéresser d’autres acteurs mais aussi des conventions plus ou moins explicites qui cadrent, aux yeux des autres acteurs, la légitimité de sa volonté (deuxième règle). Enfin et réciproquement si tout est possible a priori, les acteurs restent fondamentalement contestables dans leur projet de réalisation d’une volonté : cet espace des dénonciations possibles est lui même le produit de ces conventions (troisième règle). On peut donc caractériser le réseau par le régime des opérations de traduction (la raréfaction des traductions correspond à un alignement fort) et par la plus ou moins grande généralité des conventions qui régulent ces opérations (l’ajout de règles locales syncrétise la coordination) (voir Tableau 3-1).

Tableau 3-1 pas de règles locales de coordination par

rapport aux conventions générales ajout local de règles de coordination par rapport

aux conventions générales coordination des traductions faible forte alignement des traductions faible fort

Autres propriétés

Ces deux propriétés d’un réseau (alignement et coordination) peuvent être synthétisées dans la notion de degré de convergence qui résulte des degrés d'alignement et de coordination des opérations de traduction qui stabilisent le réseau. Plus un réseau est convergent, plus les acteurs qui le composent travaillent à une entreprise commune sans être à tout moment contestés en tant qu'acteurs ayant une identité propre. Inversement plus les alignements sont faibles et les règles contestées moins le réseau est convergent, jusqu’à sa dissolution complète dans une controverse permanente ou sa dé-réalisation complète. Le degré d'irréversibilité des opérations de traduction dans des objets intermédiaires dépend ainsi de deux facteurs: de l'impossibilité pour les actants traduits de retrouver une situation ouverte de négociation, et de la prédétermination d’autres traductions à venir. Une traduction sera donc d'autant plus irréversible qu'elle rendra fortement probables les traductions qui se substitueront à elle ou qui viendront la prolonger ou la compléter. Ainsi l’enchaînement des associations peut contenir un plus ou moins grand nombre d’actants. La convergence étant prise comme mesure de l’extension du réseau, si on parcourt les associations de proche en proche sans que la convergence du réseau soit affectée on peut dire que le réseau s’allonge. Ainsi dans un régime d’innovation, les réseaux peuvent s’étendre du marché au techniques et s’allonger jusqu’au laboratoire.

I° PARTIE - CHAPITRE 3 56

d. Le problème de l’identité des actants

Parler d'identité professionnelle de façon déconnectée de toute situation où un problème de qualification des êtres est posé, ne peut avoir un sens que dans le cas de réseaux fortement convergents et irréversibles qui standardisent les comportements et les inscrivent dans le temps long de leur reproduction. Dans notre cas il est fortement question à travers l’exigence de justesse des pratiques agricoles que réclame NAIADE, de la remise en question de l’identité professionnelle des agriculteurs modernes. C’est donc à une contestation locale des règles générales du fonctionnement des activités agricoles que se livre NAIADE en entrant frontalement dans la dénonciation d’une « pollution » d’origine agricole.

Prise sous l’angle d’une sociologie de la traduction, l’épreuve de transformation des conventions qui qualifient l’'identité professionnelle des agriculteurs suppose de leur part un exercice difficile de négociation de leur place dans un dispositif d'intéressement qui propose une qualification nouvelle de leurs pratiques qui trahit l’ancienne, mais reste lacunaire car taillée à la mesure du projet de transformation de NAIADE78. NAIADE peut parler de résistances au changement, d'anomie, de passéisme, mais de tels procès d’accusation, ne doivent pas nous enfermer dans une sociologie de l’innovation pour l’innovateur comme le souligne Dodier (1995). Ces opérations de traduction des acteurs-humains n'acquièrent à travers la sociologie de la traduction aucune légitimité particulière du fait d’être décrites, et encore moins quand ce travail d’attribution des identités repose sur un discours de modernisation des pratiques. Se pose ici un problème éthique souligné par Law (1992), qui consiste à garder à l’esprit que « Savoir traduire » est aussi savoir mettre en discussion les intéressements et les opérateurs de traduction dans le degré de dé-réalisation des qualification anciennes mais aussi dans l'intensité de la force mise en jeu et dans la temporalité de cette force. Nous aurons l’occasion de revenir largement sur ce point, cela d’autant plus que dans le programme de recherche de l’INRA était présente une telle attention dans le cadre d’une sociologie de l’action visant à permettre aux agriculteurs ainsi accusés d’être en position de devenir acteurs du processus de transformation de leurs propres pratiques.

Ces considérations concernant les modalités de la convergence du réseau telle qu’elle peut être discutée, négociée ou objet de conflit dans les pratiques du changement des identités, posent un problème de description de l’innovation, qu’il nous faut maintenant prendre en compte.

2.2. La sémiotique des réseaux

Le deuxième parti-pris important de la théorie de l'acteur-réseau est de formaliser des méthodes d'inscription des réseaux grâce à une lecture sémiotique des associations d'actants qui les constituent. C’est une position forte qui consiste à opérer un décentrage de la sociologie de l’acteur-sujet vers une définition étendue de l’acteur, telle que la notion de traduction la contient. Traduction et sémiotique des réseaux fonctionnent ainsi en même temps.

2.2.1. Que signifie une lecture sémiotique des réseaux ?

D’un point de vue méthodologique, la description des réseaux tire partie de l’analyse sémiotique de l’article scientifique (Gusfield, 1976 ; Latour et Fabbri, 1977; O’Neill 1981). Celle-ci envisage l’écriture du texte scientifique comme un exercice rhétorique, pour lequel l’auteur puise dans la scène du laboratoire les ressources pour convaincre les lecteurs et augmenter son capital dans le champ scientifique (Latour et Fabri, 1977). L’analyse rhétorique du texte scientifique est l’analyse d’une opération de traduction

78 Nous avons proposé une lecture conventionnaliste de ce problème dans Barbier (1997).

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particulière79, elle considère le texte comme un réseau qui ponctualise un double mouvement: celui qui va des instruments de laboratoire vers les énoncés (qui correspond à l’écriture de l’article), et celui qui va du texte vers les faits (qui correspond à la lecture de l’article). L’article scientifique lie la vie de laboratoire à un moment de son trajet à un monde extérieur fait d’autres articles. Du même coup la co-citation d’article devient indicatrice de la force non seulement de l’article mais de ce que les auteurs ont fait tenir ensemble dans leurs énoncés.

Passer de l’analyse sémiotique de l’article scientifique à celle des récit d’innovations n’opère donc qu’un simple déplacement de perspective, en considérant ces récits d’innovation comme des textes qui rendent compte et fournissent le script d’un parcours socio-technique de l’auteur. L’innovateur parle ainsi au nom des traductions qui se sont opérées dans le trajet d’innovation, comme le scientifique parle au nom des faits fabriqués dans le laboratoire. Conduire l’analyse du script d’une innovation c’est ainsi remonter de l’artefact qui ponctualise l’innovation vers les opérations de traduction, c’est ré-ouvrir dans l’analyse de la succession des traces, ce que l’innovation avait réussi à lier.

Ce parcours dans le script de l’innovation peut faire l’objet d’une inscription, c’est à dire d’une re-présentation de la constitution de la mise en réseau, et cela au même titre que le chercheur de laboratoire rend compte de son activité par des inscriptions sous forme de tableau classificatoires, de courbes, de schémas, de photos ou de toutes formes de représentation qui renvoient à « l’exercice de la preuve » (Amann et Knorr Cetina, 1990). Conduire une sémiotique des trajectoires des associations d'humains et de non-humains, mobilise alors des méthodes spécifiques de la sociométrie (Teil, 1991; Latour, Maugin et Teil, 1991; Callon, Courtial, et Turner, 1991).

2.2.2. Le réseau comme mise en texte et mise en contexte

La forme réseau peut être considérée comme une forme qui se déploie par les opérations de traduction successives qui se réalisent ou se déréalisent dans des mots ou des choses que mobilisent les acteurs dans leurs activités (Latour, 1990; Akrich et Latour 1992). Ce que le « sociotechnicien » des réseaux étudie, ce sont les traces laissées par la trajectoire du réseau dans des objets (marchandises, objets techniques) et dans des mises en mots (textes, interviews d’acteur). C’est alors cette mise en texte formé par les traces du réseau qui prend en quelque sorte la place de l’article scientifique, si on veut poursuivre la comparaison avec l’analyse sémiotique de ces derniers. Dans une certaine mesure, les réseaux convergents et fortement irréversibilisés sont plus faciles à tracer que des réseaux dont les opérations de traduction se sont peu concrétisées et ont laissé peu de traces80.

C’est en ce sens qu’un réseau n’est pas le résultat d’une détermination par l’effet d’un contexte (naturel, social, politique ou technique ou autre) dans lequel il vient trouver la place qui lui serait préparé, mais justement la conséquence de la production d’un texte et d’un contexte dans les opérations de traduction qui le tissent. Inscrire la trajectoire d’un réseau, c’est ainsi le représenter comme mise en texte (ce qui devient des traces) et mise en contexte de la réalisation d’une volonté de faire le monde. Ce point est tout à fait

79 « Une analyse positiviste de la science élude le fait que les perspectives rhétoriques et littéraires, ciblent le phénomène de l'élaboration d'une audience dans et par la formation de l'argumentation rhétorique. Il est peut être plus opportun de parler de réceptacle de l'enquête scientifique écrite, dont la pragmatique est un problème d’étude empirique pour la sociologie internaliste des sciences », (O’Neill, 1981, p.117). 80 ... moins il y a de trace moins il y a de réseau ! Ici réside une difficulté pour l’observation de trajets d’innovations encore « tout chauds » où les acteurs n’établissent pas encore clairement de séparation entre ce qui est de l’ordre du social et des techniques, ou plus radicalement quand l’innovation porte sur la construction d’un hybride sociotechnique comme dans notre cas d’invention d’une situation de gestion.

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capital pour comprendre le sens que la théorie de l'acteur-réseau donne aux activités des innovateurs. Les règlements de controverses sont le résultat de la stabilisation de représentations conjointes de la nature et de la société dans des mises en mots et des mises en objets, il n'y a donc pas d'état de nature ou d'état de la société qui pré-définissent le chemin du règlement d'une controverse (Latour 1989, chapitre 2 et 3), mais simplement des opérations de traduction qui réussissent plus ou moins et qui durent plus ou moins dans les réseaux qu'elles tissent.

2.2.3. Méthode de représentation d’un réseau

On peut représenter la dynamique d’un processus d’innovation sociotechnique grâce à une inscription (le graphe socio-technique), qui permet de suivre les opérations de traduction que réalisent les acteurs (Akrich et al., 1988; Latour, Mauguin, Teil, 1991). Nous nous appuierons sur cette méthode de suivi-sociotechnique des innovations dans le chapitre 5.

La portée de ce type de graphe est de permettre une mesure des processus d’innovation qui soit indépendante du cas étudié (c’est à dire d’une explication par le contexte), des particularités ou du caractère local du processus. Une telle mesure implique néanmoins une structuration des données sur le processus. Parfois ces données existent dans des bases de données exploitables avec des moyens informatiques (base de brevets, base d’articles), mais ces données ne sont que des versions partielles du processus tel qu’il est inscrit dans les boites noires que sont ces bases de données.

Suivre les réseaux procède donc d’un travail d’archéologie des traces dans les récits d’innovation, mais aussi de création des traces dans le compte-rendu que l’on peut solliciter des innovateurs et des acteurs. Ceci implique de passer par une structuration de la narration du processus, structuration qui permet d’obtenir un script des opérations de traduction qui constituent la dynamique du réseau. Nous n’insisterons par plus ici sur la présentation de cette méthode, et dont nous traiterons plus en détail à l’occasion de son utilisation.

Conclusion

Le processus de transformation des activités agricole en jeu à NAIADE-Land mobilisait, outre la création de dispositifs sociotechniques et organisationnel variés, une intense activité de négocation des identités des actants. Les notions que nous venons de présenter nous ont ainsi permis de disposer de prises pour structurer une lecture qui évite le piège de la reprise des discours d’accusation que ces négociations comportaient, et pour éviter, également, de tomber dans une lecture critique ou apolégitique des positions adoptées par NAIADE suivant la stratégie de modernisation écologique des agriculteurs qui était la sienne en mobilisant la recherche agronomique pourtant rompue à d’autres formes de modernisation (Bonny, 1994). Cette caractéristique du processus marqué par la présence de la Recherche au nom de la modernisation nous convie maintenant à considérer cette dimension qui origine tant le problème de la menace des nitrates pour NAIADE que le sens et la place de la recherche pour établir de nouvelles façons de faire de l’agriculture à NAIADE-LAND.

3. LE PROJET DE L'ANTHROPOLOGIE SYMETRIQUE

3.1. Une relecture de la production conjointe des techniques et de la société

Nous avons vu comment l'anthropologie de laboratoire permet une description de la science-en-action

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qui met alors en évidence un fonctionnement du monde interne de l'activité scientifique très différent de celui que voudrait décrire l'épistémologie. La description de la formation des réseaux, la description des pratiques de mobilisation du monde extérieur par les chercheurs met en évidence le fonctionnement continuiste de la construction des faits, des techniques et de la société bien au delà de l'enceinte du laboratoire ou de la communauté scientifique. Elle permet de voir que « la plupart des difficultés pour comprendre la science et la technique viennent du fait que nous croyons en l'existence indépendante de l'espace et du temps comme un cadre de référence à l'intérieur duquel les évènements et les lieux prendraient place. Cette croyance rend incompréhensible la façon dont différents espaces et différents temps peuvent être produits à l'intérieur des réseaux construits pour mobiliser, cumuler et recombiner le monde », Latour, 1989, p.371.

Les descriptions des réseaux d'innovation correspondent à une vision de la structuration du continuum Science-Technique-Société fondamentalement hybridée et imprévisible, représentation radicalement opposée au modèle de la diffusion des techniques à partir de la science. Seule préside à cette structuration le prolongement des volontés dans des opérations de traduction qui font les réseaux et déploient les forces qu'ils nécessitent pour être maintenus et étendus, et parfois contre d'autres volontés. Un réseau n'est donc que le produit d'opérations de traduction qui ont réussi à prendre forme dans des objets durables et une redistribution plus ou moins irréversible des identités des actants. Traduire est une activité stratégique d'un acteur qui joue sur la transformation et la redistribution des identités des actants ou du porteur du projet, identités toujours définies dans et par des relations (voir sur ce point la description détaillée des formes que prend la ruse de l’enrôlement des acteurs dans Latour (1989, p.172-194). Suivant la description des opérations de traduction, passer d'un énoncé qui dé-réalise le monde tel qu'il est, à un énoncé qui est une réalisation et une reconfiguration du monde, suppose toujours des alliés stabilisés dans des identités qui rendent leurs actions aussi prévisibles que possible. La formation d'une boîte noire que projette l'activité des acteurs des technosciences, dépend de la force des traductions et de leur durabilité (la convergence et l'irréversibilité), elle n'est donc jamais gagnée d'avance: elle advient.

Cette force et cette durabilité ne procèdent pas, dans la théorie de l'acteur-réseau, de l'exercice d'une domination idéologique des sciences et de la technique qui préparerait le terrain d’une colonisation du monde, mais de la concrétisation des relations dans des objets ou des acteurs qui deviennent des points de passages obligés de la circulation des mobiles immutables dans les réseaux, « les technosciences peuvent être ainsi décrites à la fois comme une entreprise démiurgique qui multiplie le nombre des alliés et à la fois comme une activité rare et fragile qui ne fait pas parler d'elle ou qui n'est importante que par le poids de ceux qui l'utilisent », op. cit. p.290. Ainsi, dans cette lecture du déploiement des réseaux toujours plus longs de la technoscience, on ne trouve ni apologie de la technique et de la science comme activité rationalisatrice, ni une critique de la technique et de la science comme vecteur d’une domination politique sur le monde comme le propose Habermas (1973). En effet, dans le lien établi entre la volonté de maîtrise qui anime le capitaliste et l’institution des stabilités notamment juridiques et techniques qui permettent le déploiement de la machine-usinière puis de la « cage de fer » au nom d’une logique de l’intérêt, J.Habermas voit une vaste entreprise idéologique supposant un mouvement de rationalisation des pratiques du travail, du langage et de la domination. Un tel mouvement est fondamentalement lié, selon lui, à l’activité scientitifique et technique qui fait aujourd’hui tenir la légitimité de l’action-rationnelle-selon-des-fins81

81 L’action rationnelle selon des fins « se définit comme une activité déterminée par des expectations du comportement des objets du monde extérieur ou de celui d'autres hommes, en exploitant ces expectations comme "conditions" ou comme "moyens" pour parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réflêchie qu'on veut atteindre », (Habermas, 1973, pp.3-4).

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grâce une domination idéologique par la science et la technique82.

L’étude du domaine « Sciences-Techniques-Sociétés» suppose une lecture pragmatique de cette activité de rationnalisation. Plutôt que de reporter dans le champ de la philosophie politique le constat d’un développement des techno-sciences et de conduire l’apologie ou la critique de la transformation des structures sociales par la Science comme vecteur d’une domination, l’anthropologie symétrique des réseaux de la technoscience est aussi une anthropologie de ces apologies et critiques du mouvement de rationalisation étendue, en repliant en quelque sorte les discours sur ce mouvement dans son mode d’existence et non pas comme l’effet d’une entreprise de domination qui tairait son nom.

3.2. Le dévoilement du « Grand-Partage »

On peut présenter avantageusement cette anthropologie des réseaux longs de la technosciences en s’appuyant sur un dévoilement fondamental qui s’opère, avec les travaux de Goody (1979) et son renoncement à considérer comme évidente la dichotomie entre Eux (les sauvages) et Nous (les modernes) tout en tenant le relativisme des mentalités pour trompeur. C’est aussi une sorte de dichotomie assez équivalente que l’on retrouve avec le projet de l’anthropologie symétrique. Car que faire de cette vision double que l'on obtient avec d’un côté la description sociologique du fonctionnement de la science qui nous parle d’une activité culturellement et socialement déterminée, et de l’autre les épistémologues qui nous parlent de la logique de la connaissance scientifique ?

D'un côté des chercheurs construisent des alliances avec des acteurs hétérogènes, inventent des collectifs hybrides, et cherchent à passer à travers un paradoxe qui fait de leur activité une activité stratégique. En effet ils doivent en même temps mobiliser le plus grand nombre possible d'alliés pour propager leurs propres énoncés, et limiter ce nombre pour ne pas voir ces énoncés être trop transformés par des négociations et des alliances trop nombreuses qui les rendraient méconnaissables83. De l'autre une « symphonie » permanente rendue au culte de la science-déjà-faite et de la technologie du progrès qui dit le contraire de ce qui se passe, en dénonçant les pratiques de la découverte en cas d’erreur scientifique ou d’incomplétude quand une nouvelle théorie apparait, et en portant au pinacle de la logique scientifique les découvertes qui marchent, jetant au passage un voile pudique sur l’existence de pratiques équivalentes dans les deux cas.

C'est cette situation qui fait voir double que tente de penser et de comprendre l'anthropologie symétrique. Elle se donne pour projet d'expliquer la coexistence des pratiques de la technoscience (qui ignorent les séparations préalables entre science, société et technique puisque ces dernières en sont la conséquence), et la croyance généralisée qu'il existe une telle séparation, effective qui plus est. Cette anthropologie s’appuie pour cela sur une lecture historique d'une mise en monde des réseaux des

82 Pour Habermas « Dans la mesure où la science doit d’abord conquérir l’objectivité de ses énoncés contre la pression et la séduction des intérêts particuliers, elle se dissimule d’un autre côté les intérêts fondamentaux auxquels elle doit non seulement les impulsions qui l’animent mais les conditions mêmes de toute objectivité possible. », (Habermas, op.cit., p.151-152); voir également la troisième thèse concernant l’étude des rapports entre connaissance et intérêts: « les intérêts qui commandent la connaissance se forment dans le milieu du travail, dans celui du langage et dans celui de la domination », p.155. 83 « Le problème de ceux qui construisent des faits, qui cherchent à durcir le monde, est de résoudre ce dilemme. La production des technique est une réponse à ce problème, le fait de stabiliser les faits dans la production de machines et de mécanismes est la façon que les chercheurs et les ingénieurs ont de lier les intérêts humains et des ressources non-humaines. Telle est la logique des démiurges des techno-sciences, car pour eux, hors des réseaux, tout est fondamentalement embrouillé et immaîtrisable » (Latour, 1989, p.338).

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technosciences comme un mouvement cumulatif de transformations de la circulation des énoncés et des pratiques que cela implique (Latour, 1991b). Elle s'attache ainsi à rendre compte d'une histoire de la production incessante des technosciences comme faite de multiples tentatives, d'échecs et de réussites dans la construction des réseaux de plus en plus longs permettant l'action à distance (Latour, 1989, p.417-418 et une application dans Latour (1992a)).

C'est à partir d'un telle accumulation de « chroniques » du développement des technosciences que l'anthropologie symétrique propose de faire de la notion de Grand-Partage ce qui constitue les modernes dans leur croyance de l’être. Quand Jack Goody étudie les méthodes classificatoires de la raison graphique (Goody, 1979), il refuse de considérer comme pertinente la séparation entre une pensée sauvage pré-scientifique et une pensée moderne scientifique pour rendre compte des différences de développement entre les sociétés84. Il s’attache à montrer d’abord comment l’écriture « favorise des formes spéciales d’activité linguistique et développe certaine manière de poser et de résoudre des problèmes, pour lesquels la liste, la formule et le tableau jouent à cet égard un rôle décisif p.267 ». Ce qui change pour lui se sont les pratiques classificatoires et pas la substance de l'esprit humain85, et c’est surtout des formes spécifiques d’action à distance que les pratiques mobilisant le graphisme de la représentation et l’écriture permettent (l’écriture sépare l’homme de ses mots). Nous représentons dans le Tableau 3-2 la configuration de ce « Grand-Partage »86.

Tableau 3-2 EUX (les primitifs) NOUS (les modernes)

leurs pensée est non logique leurs cultures croient en des choses

notre pensée est logique notre culture sait les choses

le bricoleur le sorcier

le savant le médecin

les actes sociaux sont symboliques le savoir est incorporé dans la société

les actes sociaux sont utiles le savoir est hors de la société dans la science

l’action à distance est le résultat de forces magiques l’action à distance est le résultat de lois scientifiques l’action magique consiste à localiser les forces de la nature dans des fétiches

l’action scientifique consiste à mettre en circulation des faits qui font la nature

L'apport de l'anthropologie symétrique est ainsi de reprendre cette idée du « Grand-Partage » pour l'appliquer non plus au seul relativisme de Lévi-Strauss, mais à cette croyance des modernes qui partage le monde entre ce qui répond des faits et ce qui répond des fétiches. Un partage qui va bien au delà du seul monde des ethnologues, puisqu'il est posé comme coextensif au développement des technosciences, c'est à dire à la constitution de réseaux de plus en plus longs qui évincent, prennent la place ou créent d'autres formes de circulation des énoncés que ceux de la vie orale. L'anthropologie qui est proposée ici déplace son propos, il ne s'agit plus de valider le « Grand-Partage » par des collections d'études de cas attestant de la richesse des cultures perdues pour le monde moderne (ce qui tend à fonder une ethnographie populaire tolérante), mais de prendre l'ambivalence de la modernité comme objet d'une anthropologie87. L’objectif n'est donc pas de conduire la critique de ce « Grand Partage » pour relativiser les croyances dans un 84 C'est ici une attaque assez frontale des travaux de Lévi-Strauss, voir Goody (1978, p.37-54). 85 On retrouvera une telle position dans les travaux de P.Veynes sur les pratiques de la gladiature dans l’emprire romain plus ou moins christianisé (Veynes, 1978). 86 On se réfère ici au chapitre 8 de Goody (1978) et au chapitre 4 de Latour (1991). 87 Cette construction technoscientifique de la Nature permise par les réseaux longs peut se concevoir dans le prolongement de la façon dont la construction sociale de la Nature opère dans les peuples non-modernes (Descola, 1996).

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évolutionnisme de la pensée humaine, mais de montrer comment il opère effectivement une transformation du rapport au monde que les technosciences en quelque sorte « valident » par l'extension de réseaux de plus en plus long. Leur établissement repose sur des pratiques dont le rationalisme ne peut rendre compte mais que la sociologie de la traduction parvient à décrire de façon symétrique. Ce point de vue permet de s'affranchir du relativisme et de raréfier les pratiques des technosciences comme mode d'établissement de faits durs par rapport à des pratiques ordinaires de mise en circulation de faits souples, principalement dans les formes orales de la vie quotidienne ("chez les primitifs" comme "chez nous" par ailleurs). Nous avons ainsi deux idéaux-types de réseaux ayant des modes de vie différents, des réseaux courts qui sont dans le domaine du proche où les énoncés subissent des transformations permanentes, et des réseaux longs (ceux des technosciences) qui agissent à distance où les énoncés résistent aux volontés de transformation qu'ils subissent, d’autant plus évidement que le réseau tend à exister par une succession de « boites noires ». Nous représentons cette dichotomie dans le Tableau 3-3 88.

Tableau 3-3 VIE ORALE des faits souples VIE HYBRIDE des faits durs

l'énoncé est transformé par tout le monde, l'absence de comparaison avec des énoncés antécédants assure le succès de sa négociation

l'énoncé est transféré sans être transformé

l'énoncé a autant d'auteurs que ceux qui s'en saisissent le détenteur de l'énoncé premier se considère comme son auteur, l'appropriation de l'énoncé est générateur de controverses

l'énoncé n'est jamais nouveau, il est une adaptation permanente d'un énoncé considéré comme plus ancien

l'énoncé est nouveau et provient d'une négociation des identités et d'une lutte pour le crédit que son appropriation confère

la transformation de l'énoncé reste invisible car il n'est jamais maintenu aucun étalon de référence

le nouvel énoncé est mesuré par rapport aux précédents, il produit une histoire positive des croyances

l'énoncé tire son efficacité de sa souplesse d'adaption au contexte de sa performation

les moyens déployés pour durcir l'énoncé évincent les croyances de ceux qui n'y adhèrent pas

⇓ ⇓ Réseau court Réseau long

Cette dichotomie ne repose donc pas sur une distinction entre Nous et Eux, elle distingue des pratiques différentes de mise en circulation d’énoncés, et décrit en quelque sorte la modernité comme étant le déploiement des faits durs, non pas nécessairement contre les faits souples ou en en leur place, mais en concurrence ou à côté. Ce déploiement des technosciences correspond ainsi, dans le temps long, à une production conjointe d’objets techniques et de sociabilités médiées par les faits durs. Mais c’est aussi un déploiement qui fait beaucoup parler, qui met en circulation énormement de frayeurs, d’ironie, de perplexité, de louange et de violence dans la « vie souple », « vie souple » qui devient l’anti-monde-moderne signifié par le babélisme des rumeurs persistantes, des mentalités resistantes et des déviances politiques. Croire à une distinction de nature entre les faits souples et les faits durs établit le « Grand Partage », alors que c’est à l’aune d’une telle distinction que les pratiques « clandestines » de la formation des réseaux mélangent les genres et peuvent généraliser ce qui est ensuite pris pour une validation de ce partage. Ce que propose d’énoncer l’anthropologie symétrique est de considérer que la domestication de la pensée sauvage que permet la rationalisation de l’anthropologue n’advient pas en dernière instance de la nature de sa propre rationalité scientifique, mais d’abord de pratiques classificatoires reposant sur l’imprimé qui permet de mettre « l’Autre » à bonne distance d’une observation, et de le faire connaître à

88 A cette dichotomie entre faits souples et faits durs il faudrait rajouter celle qu’opère Latour (1990b), entre « logique de procession » de la religion et « logique de réseau » de la technoscience. On retrouverait peut-être ici sous la forme de trois pratiques de la références (religieuse, scientifique et orale) les trois formes de domination que M.Weber voyait dans le pouvoir charismatique, rationnel-légal ou traditionnel.

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distance89. La désignation de la « pensée sauvage » implique ainsi plus qu’une philosophie de la raison, elle suppose de nombreux voyages d’ethnologues, ainsi que leur retour chez « Nous », puis la constitution de classifications, de cartes, d’ethnies, de razzia d’objets pour cause de collections coloniales (etc.): inventer la pensée sauvage est un travail qui implique donc un peu plus que son abstraction... Ce que pose donc l’anthropologie symétrique c’est qu’« on ne découvrira pas le moindre critère particulier expliquant pourquoi les gens croient en des choses irrationnelles, si cette irrationnalité résulte simplement du regard que l'on porte de l'intérieur du réseau après avoir mis entre parenthèse tous les moyens nécesaires à son existence, à son extension et son entretien », (Latour, 1989, p. 300).

L'anthropologie symétrique propose de comprendre ce phénomène où la création des réseaux longs ne repose pas sur le mystère de l'expansion de la rationalité dans un monde baigné par des croyances incultes (parce que mal éclairée par une raison transcendantale), mais sur la production effective d'un « Grand Partage » entre des formes culturées de connaissances (celles des primitifs) et des formes de savoir indépendantes de la société par leur caractère formel et rationnel (celles des Lumières). C'est en quelque sorte ce « Grand Partage » qui autorise le déploiement des faits durs de la technoscience dans des réseaux qui assoient la maîtrise de l'action à distance des « centres ». Le pouvoir des centres n'est donc qu'une conséquence de la structuration de réseaux longs, il résulte d'une action à distance qui n'agit que par et dans les réseaux, et tant que ceux-ci conservent un alignement suffisant des actants. (« personne n'a jamais observé un fait, une théorie ou une machine capable de survivre en dehors des réseaux technoscientifique qui lui ont donné naissances. (...) Les techonsciences n'ont pas de dehors » (Latour, op.cit., p. 407).

Voyons à partir de ces quelques fondements de l’anthropologie symétrique comment nous pouvons dès lors relier l’activité de formation des réseaux longs à celle qui va nous intéresse plus directement en tant que chercheur en gestion, qui est celle de leur maîtrise.

3.3. Les pratiques de la technoscience et le problème de l'action à distance

La description de l'extension des réseaux est aussi une description des pratiques de maîtrise de l'action à distance pour s'attacher les alliés dans la durée et assurer la circulation des mobiles muables et immutables qui matérialise les réseaux. Avec la lecture historique du domaine « Sciences-Techniques-Sociétés » à laquelle l'anthropologie symétrique nous conduit à partir de cette description, nous pouvons envisager la place des techno-sciences comme des formes spécifiques d'exercice de volonté de maîtrise des modernes: « Nous savons finalement que la construction, l'extension et le maintien de ces réseaux reviennent à agir à distance, c'est à dire à accomplir des actions dans les centres qui rendent parfois possible de dominer la périphérie dans l'espace tout autant que dans le temps », (Latour, 1989, p.377). Que sont ces centres ? Ce peut être un laboratoire, une administration, une entreprise, tout acteur qui s'attache la collaboration de ces pratiques spécifiques de durcissement des faits pour exercer sa volonté de maîtrise de ce monde qu’il instaure en contexte d’une action. Ce qui fait alors le pouvoir, le savoir, le capital pris comme des résultats, c'est d'abord la longueur et la durabilité des réseaux qui convergent vers ces centres, c'est à dire la capacité d'agir continuement à distance par la mise en circulation des mobiles qui circulent dans ce réseau, et par l'information que cette circulation procure en retour.

De telles pratiques de l'action à distance n'opèrent pas en marge du monde mais dans le monde, elles sont complètement liées au maintien des réseaux sans lesquelles elles ne peuvent rien. C’est en ce sens que supposer un mouvement de rationalisation dans les esprits comme préalable, ou supposer des formes

89 On rejoint ici, par un autre chemin, les propos développés ci-dessus sur l’observation participante.

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idéologiques de domination surdéterminant ces pratiques, prend la médiation pour la cause. Passer par les physiciens pour acquérir la force de frappe nucléaire, passer par le laboratoire pour développer une action d'hygiène publique, passer par des anthropologues pour comprendre comment prendre pied chez « Eux », telle est aussi la façon dont les technosciences se trouvent attachées à d’autres centres et font le monde à travers leurs alliances. Qui traduit qui ? Dans quel sens sont orientées les forces ? Il est difficile de savoir comment les multiples disciplines du savoir des modernes participent à ces formes de gouvernementalité qui assoient l’entretien d’une maîtrise mais pour Latour (1989, p.361): « toutes les distinctions que l'on peut souhaiter introduire entre domaines (économie, politique, science, technique, droit) sont moins importantes que le mouvement unique qui les faits converger vers un but unique: un cycle d'accumulation qui permet à un point de devenir un centre en agissant à distance sur de nombreux autres points ».

Une fois les réseaux attachés à quelques centres, cela implique pour ceux qui les agissent, une activité continue de maîtrise des informations qui remontent des réseaux et dont l'hétérogénité pose un problème d'organisation. Le problème du centre est alors aussi de ne pas être dépassé par cette accumulation et d'en garder la maîtrise: c'est un problème permanent de re-présentation des réseaux et de logistique de leur entretien. Par re-présentation des réseaux il faut ici comprendre les modalités de repli du réseau dans quelques théories ou abstraction mise à plat sur des imprimés, qui les rendent calculables voire prévisibles. Tel est par exemple le rôle de la comptabilité que de pouvoir synthétiser sur de tableaux des états et des flux, tel est aussi le rôle des modèles mathématiques que de pouvoir intégrer les informations nombreuses qui remontent juqu'au centre, tel est encore par exemple le rôle des modèles statistiques que de simplifier une information pléthorique en quelques indicateurs "représentatifs". Cette pratique de l'abstraction des réseaux dans leur re-représentation donne ainsi lieu à une organisation spécifique des centres qui consiste à ne pas être dépasser par les évènements: c’est à dire définir, coordonner, et évaluer des activités, ce qu’on appelle « gérer ».

CONCLUSION

Ce qui est ici tout à fait important dans ce repli des réseaux dans les centres, c'est qu’il s’opère lui-même sous les projecteurs ou les « loupiottes » du travail des sciences politiques, des sciences de l'administration et de la gestion qui souhaitent apporter un regard sur l'organisation et l’efficacité des centres. Les pratiques de la re-présentation dans les centres font à leur tour l'objet d'un regard scientifique ! Moins que la subtilité du paradoxe, ce qui doit retenir notre attention c'est bien que ce déploiement des réseaux s'accompagne d'un travail de recherche sur les conditions et l'efficacité de cette maîtrise, notamment par la constitution des sciences qui étudient l'organisation. L'ensemble des activités des centres fait ainsi l'objet d'un investissement permanent pour l'entretien de cette efficacité de l'action à distance. Quelle que soit la taille des centres, laboratoire, entreprise, administration, état, leur organisation est un problème permanent pris autant sous l'angle des pratiques (celles de la gestion des centres), que sous l'angle de la science (avec les recherches sur l'organisation). Ainsi les sciences de l'organisation, de la gestion ou de l'organisation contribuent, elles aussi, à la survie des centres auxquels elles fournissent des discours stabilisateurs pour maintenir la performance des pratiques, mais aussi des méthodes pour augmenter l'efficacité de l'agencement de ces centres.

On se trouve donc ici dans une position assez délicate. On peut considérer que l'anthropologie symétrique ne s'adresse qu'à la description des réseaux longs et laisse à différentes disciplines de l'organisation et de la gestion des activités humaines le rôle d'étudier les pratiques spécifiques du

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gouvernement des centres. Mais on peut considérer également que le même traitement qui a été appliqué aux technosciences peut l'être aux sciences qui traitent justement de l'organisation et de la gestion des activités humaines. Notamment pour ce qui nous concerne, un tel choix invite alors à considérer ce que font les praticiens de la gestion et ce qu'en disent les chercheurs qui les observent, afin de savoir comment opère l’efficacité de la croyance moderne.

C’est sur ce point que nous pensons apporter un gain de précision avec la proposition de la notion de phénomène gestionnaire que nous allons établir au chapitre suivant. Car il semble que ces distinctions qui éclatent les sciences humaines en différentes disciplines de l’action humaine organisée sont le site où s’établit le mouvement de rationalisation de l’efficacité de la croyance moderne. C’est sur cette prolifération de différents projets de domestication de la modernité elle-même que prend appui l’effectivité de la croyance. On ne peut donc arrêter le projet d’une anthropologie symétrique au constat du « Grand Partage » et de la prolifération des hybrides, car pour affirmer en quoi « nous n’avons jamais été modernes », encore faut-il préciser comment s’articulent les pratiques de la maîtrise des réseaux et la croyance dans l’efficacité de cette maîtrise. L’étude des pratiques de la volonté de maîtrise devient alors le seul moyen pour échapper à un autre « Grand-Partage », qui consisterait à séparer ceux qui seraient modernes par l’affirmation d’une volonté de maîtrise et ceux qui ne le seraient pas faute de pouvoir exercer une telle volonté.

CHAPITRE 4

Le phénomène gestionnaire et l’efficacité des modernes

« Proposez à un anglais un principe ou un instrument, quelles que soient ses qualités, et vous observerez que tout esprit anglais s’efforce de trouver une difficulté, un défaut, ou une quelconque invraisemblance à l’intérieur. Si vous lui parlez d’une machine à éplucher les pommes de terre, il la déclarera inutile: si vous pelez une pomme de terre devant lui, il confirmera son inutilité parce qu’elle ne peut pas découper un ananas », C.Babbage, 1852.

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INTRODUCTION

Les sciences de gestion postulent des actions finalisées au sein d’organisations poursuivant des objectifs et dotées de valeurs définissant ce qu’est la justesse des activités ordinaires qui s’y tiennent. L’accord entre les gestionnaires est cependant difficile à trouver, moins sur le caractère praxéologique de ces sciences que sur la façon de concevoir justement ce que sont ces organisations (Morgan, 1985), non seulement du point de vue de leur fonctionnement comme systèmes socio-politiques (Crozier et Friedberg, 1977; March, 1991), mais aussi du point de vue des déterminants internes ou externes de leur dynamique (Emery et Trist, 1963; Lawrence et Lorsch, 1967; Child, 1972).

Comme il est souvent avancé l’organisation pose problème, autant d’ailleurs pour ceux qui sont engagés dans la gestion des affaires quotidiennes ou ceux qui sont l’objet de cette gestion, que pour ceux qui étudient l’organisation et ce qui s’y passe. L’identification précise du champ des sciences de gestion est elle même une affaire de point de vue sur l’organisation même de ce champ, et sa « carte du tendre » conduirait à tracer celle des sciences humaines si on en juge par la diversité des travaux qui prennent les organisations comme objet. Ce qui est donc d’autant plus intéressant à considérer, c’est que les sciences de gestion procèdent de la convergences de chercheurs issus de l’ensemble des disciplines des sciences sociales qui se penchent sur le problème de l’action dans les organisations (entreprise, administration, association, syndicat, réseaux sociaux d’entrepreneurs, etc.). Une telle convergence d’intérêts est à l’évidence le reflet de l’importance des entreprises et des administrations dans nos activités quotidiennes que ce soit celles du travail (ou du non-travail), de la consommation ou de la citoyenneté.

D’un côté nous avons donc à faire à une institution assez bigarrée de la gestion comme « aire de discours sur l’entreprise ou l’organisation», où les sciences de gestion et d’autres disciplines connexes (économie et sociologie des organisations, droit de l’entreprise, psychologie du travail par exemple) prennent l’organisation comme objet. Cette aire de connaissance oscille entre la recherche d’une théorie générale de l’administration des entreprises qui « doit inclure des principes d’organisation qui garantissent de bonnes décisions, au même titre qu’elle doit comporter des principes qui assurent une action efficace », (Simon, 1983, p.3), et des positions moins normatives visant à « améliorer notre capacité d’organiser et de résoudre les problèmes qui surgissent dans l’organisation en comprenant mieux le lien existant entre théorie et pratique » (Morgan, 1989, p.396). Sur cette position de la définition des obligations que peuvent se fixer les chercheurs en gestion vient se greffer une opposition entre des conceptions différentes des méthodes de la fabrication des faits, l’une dite quantitative recourant à un appareillage statistique et l’autre qualitative mobilisant l’enquête et la monographie90.

De l’autre nous avons une généralisation de la gestion en tant que discours et pratiques ordinaires des manageurs de toute organisation (Furusten, 1996), et à ce titre identifiable par chacun de nous de façon empirique. Comment parlons-nous de cette pratique ? Nous en parlons dans deux modalités principales: pour porter des jugements (« c’est mal ou bien géré ») et pour décrire un monde possible dont il faut anticiper la maîtrise (« il va falloir gérer ça ! »), le reste du temps nous agissons, nous passons par les pratiques et tentons de maîtriser des cours d’action en nous appuyant sur un rapport instrumental à leur déroulement. Porter des jugements dans les moments de mise en suspens de l’agir, n’advient que quand nous ne sommes plus complètement à ce que nous faisons ou quand vient le moment de l’exercice du sens critique, la gestion y apparaît par défaut comme la bonne manière de faire réaliser à d’autres un certain nombre d’actions sans qu’il faille nécessairement préciser à tout moment

90 Ces distinctions communes à l’apprentissage universitaire des méthodes de recherche en sciences sociales font l’objet d’une atténuation chez certains auteurs (Brabet, 1988; Desrosières, 1989).

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comment et pourquoi. Décrire un monde dont il faut anticiper la maîtrise, correspond à des situations où nous soumettons des assemblages hétérogènes d’acteurs, de situations, d’objets qui impliquent le déploiement de dispositifs spécifiques à l’exercice d’une volonté de maîtrise pour la mise en relation de l’ensemble dans un objectif précis. Entre art de la combinazzione pour développer de nouveaux dispositifs de gestion de l’action à distance et exercice du jugement comme critique du fait d’être dépassé par les événements, la gestion reste une pratique éminemment collective, tant le moment de la critique ou celui de la décision font l’objet d’une discussion sur l’action qui convient par rapport à des collectifs hybrides déjà là ou en constitution.

L’intérêt que peuvent présenter les sciences de gestion pour l’anthropologie symétrique est qu’elles se définissent par le projet de formaliser des connaissances sur la mise en ordre de marche des « centres » par l’administration des choses et le gouvernement des hommes. Il s’agit donc pour l’anthropologie symétrique de concevoir que des sciences prétendent aujourd’hui s’occuper de la façon d’administrer ce qu’elle appelle les réseaux longs. L’objectif de ce chapitre est de conduire une mise en perspective du phénomène gestionnaire comme un site particulièrement prégnant de la croyance91 moderne, c’est à dire un site où s’opère simultanément la constitution d’une aire de la connaissance qui sépare une forme de vie théorique et une forme de vie pratique, et de pratiques ordinaires qui consistent à faire tenir et à rendre efficaces des hybrides toujours plus nombreux, dont la séparation entre nature et culture a facilité le déploiement. Cette position vis à vis du phénomène gestionnaire semble d’autant plus tenable que l’attention portée à la constitution des savoirs réunit à la fois les projets de rationalisation des entreprises souvent conduits en relation avec la recherche industrielle, et les projets de théorisation des chercheurs en gestion qui voient dans les organisations des systèmes de production de connaissances (Le Moigne, 1988; Hatchuel et Weil, 1992, Martinet, 1996).

De façon équivalente à ce que nous avons conduit dans le chapitre précédent, nous voulons maintenant dresser un panorama des débats épistémologiques qui animent aujourd’hui les sciences de l'administration et de la gestion (Déry, 1992; Martinet, 1989, 1990; Cohen, 1989) afin de positionner notre approche du registre de ces débats92. Nous présenterons successivement l'entreprise comme objet d’une discussion épistémologique et l’entreprise comme objet de pratiques expérimentales, puis nous tirerons les conséquences de cette mise à plat pour notre projet de définir le phénomène gestionnaire. Cela nous permettra de disposer d’une caractérisation suffisante de ce que signifie la présence de l’activité scientifique dans l’invention du gérable, que ce soit celle de la Recherche pour NAIADE ou la notre pour la problématique de la gestion de la recherche.

91 Nous reprenons ici la définition du terme de croyance que donne Latour (1996, p.49): « Nous appelerons maintenant croyance l’opération qui permet de tenir une théorie officielle à la plus grande distance possible d’une pratique officieuse, sans aucun rapport entre les deux, si ce n’est justement cette attention passionnée, anxieuse, méticuleuse pour maintenir la séparation. Nous appellerons agnosticisme la descritpion anthropologique de cette opération. ». 92 Ce panorama est très certainement insuffisant et sûrement caricatural mais son propos est plus de situer notre trajet théorique que de faire la « preuve de... ».

I° PARTIE - CHAPITRE 4 68

1. L’ORGANISATION COMME PROBLEME

1.1. L’organisation comme objet d’une épistémologie93

1.1.1. Le modèle orthodoxe: emprunt à l'épistémologie de la science-dejà-faite, empirisme logique et naturalisme.

Tel que nous le présente Déry (1992), mais aussi tel que ses défenseurs le définissent (par exemple Donaldson, 1984), le modèle dit orthodoxe croit en l'existence de règles de scientificité (si ce n'est logiques, au moins formelles) permettant à un corpus de se constituer et d'accumuler des connaissances dès lors scientifiques. De telles règles permettent de définir les objets et les questions propres à la science de l'administration et de la gestion, objets et questions qui doivent permettre de comprendre la production d’une efficacité mesurable qui est l’objectif que les organisations s’assignent. La règle principale est que ces objets et ces questions peuvent faire l'objet d'une investigation dans la tradition de l'empirisme, et que ces investigations doivent pouvoir être conduites généralement dans la perspective d'une analyse quantitative dans la tradition de l'induction statistique. Sur une telle base épistémologique, fortement imprégnée des débats concernant la logique de la découverte scientifique, un certain nombre d'hypothèses sur des régularités possibles du fonctionnement « naturel » des organisations, peuvent être posées et statistiquement inférées comme plus ou moins vraisemblables. C'est seulement ensuite que de telles régularités peuvent être discutées, amendées, réfutées en tant que loi. C'est donc la clarté, la simplicité, la cohérence logique et la réfutabilité en cohérence avec l'empirie qui définissent les termes de cette épistémologie orthodoxe (Thompson, 1956; Thomas et Tymon, 1982). Cette position par rapport à l'observation empirique contient implicitement ou explicitement la distanciation absolue ou contrôlée par rapport à la réalité observée, pour garantir, effectivement, qu'il s'agit bien de l'établissement de lois de l'administration et non d'artefacts produits d’une « mauvaise » observation.

La volonté de constitution d'un tel corpus unitaire de connaissances s’inscrit dans une certaine visée. Il s'agit de dégager de façon scientifique les conditions de l'efficacité à laquelle les acteurs seraient, d'une part en droit d'attendre de cette science en tant qu’institution, et d'autre part seraient censés ne pas forcément maîtriser au pro rata d'hypothèses supplémentaires sur la limitation de leur rationalité ou sur la complexité extrême du contexte de leur décision. Les acteurs seraient perdus dans la cage de fer ou dans le marché, mais l'organisation pourrait fonctionner de façon plus efficace, si des lois de la gestion pouvaient être inférées et vérifiées. Tout le travail de « rectification » du modèle orthodoxe consiste donc à tenir à l'écart la construction des faits dans l'empirie, de la réalité des lois dans la théorie, cela grâce au contrôle des méthodes qui font passer ces faits dans les lois, à savoir principalement les méthodes statistiques94.

Il ne s'agit pas ici d’entrer dans une exploration plus fine du modèle orthodoxe, ce qui nous importe c'est seulement de noter cette revendication d'une séparation entre un monde objectif de faits où l'efficacité est en devenir, et un monde de lois à objectiver où la recherche de l'efficience (c'est à dire des conditions d'une efficacité mesurée) tient lieu de finalité.

93 N’ayant pas le projet de balayer l’ensemble des débats épistémologiques qui portent sur l’action collective organisée, nous nous limitons ici à une présentation à partir de textes de « deuxième main ». 94 Sur cette question de la validité de la preuve statistique, on renvoie ici à la controverse entre Gras et Moisdon.

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1.1.2. La critique épistémologique du constructivisme social

La critique radicale du modèle orthodoxe vient des constructivistes, à la suite notamment de la reprise des travaux de Bachelard, Kuhn et Piaget, et elle peut s’énoncer succinctement ainsi: il est impossible de séparer la production des énoncés qui font la connaissance et la façon de poser et de résoudre les problèmes où s’originent cette production. La séparation du monde des faits et du monde des lois qui en résultent ne correspond pas à ce qui se passe en pratique dans le moment de la découverte, et c’est également le cas pour les chercheurs en gestion.

Sur cette lancée constructiviste, le courant de la sociologie de la connaissance s'engouffre dans le domaine de la sociologie (Giddens, 1974) et dans les sciences de gestion, en générant de fortes controverses (Hinnings et al., 1988) sur la construction sociale des sciences de l’administration. Il vise à dévoiler le caractère socialement construit des connaissances sur l’organisation dans un aller-retour entre les pratiques sociales du management (Reed, 1984) et l'institution du discours scientifique (Astley, 1985): « la variété des méthodes de recherche conjuguée à la variété des connaissances et à l'échec d'une certaine conception du caractère instrumental du corpus (orthodoxe) ont ouvert la voie à la pénétration dans le champ des sciences de l'administration, d'une représentation sociale de la production des connaissances scientifiques », (Déry, 1994, p.169).

Les critiques du modèle orthodoxe portent essentiellement sur deux points. Premièrement il se caractérise par la fragmentation de son épistémologie en autant de spécialités du fonctionnement de l'entreprise qu'il y a de sous-disciplines de la gestion pour les observer (voir la longue liste de Déry (1994, p.168) et voir Whitley (1984)), ce qui ne plaide pas pour la constitution d’un corpus unique (un auteur comme Morgan (1989) voit dans ces fragmentations autant de paradigmes des recherches sur l'organisation, isomorphes à la façon dont les acteurs de l’organisation élaborent différentes façons de rendre compte de leurs actions). Deuxièmement l’idée même de la mesure de l’efficacité des organisations pose problème si on la ramène à celle de la maximisation du profit, principalement parce que les organisations sont des institutions où il se passe aussi autre chose que le seul exercice d’une action rationnelle selon des fins utilitaires (nous renvoyons ici à l’étude des organisations comme structurations émergentes de différents systèmes d’action faiblement liés (Weick, 1976)).

Ce constructivisme social, appréhendé dans la perspective de Berger et Luckman (1986) souvent cités par les chercheurs en gestion, renvoie à des débats relatifs à la sociologie de la connaissance et qui ont introduit dans la théorie des organisations une critique parfois assez radicale de l’institution des sciences de gestion comme discours du gouvernement de l’entreprise (Clegg, 1987). Comme pour la rupture avec le modèle mertonien de la science-déjà-faite, de telles attaques ont entrainé en retour des contre-attaques fortes à l’égard d’une « sociologisation » de la théorie des organisations qui amènerait la confusion des objets et des méthodes, et rejoindrait des projets politiques là où il ne devrait s’agir que de science. Néanmoins à la différence de ce qui s'est passé pour la sociologie de la science, qui a en quelque sorte ouvert la boite noire du laboratoire en réponse à des attaques similaires, rien d’équivalent ne semble s’être produit dans le domaine de l'observation des pratiques de recherche en gestion, hormis de façon réflexive dans la prise en compte du fonctionnement de leur domaine en termes de champ (Astley, 1984, Audet, 1986).

Si on considère alors que les positions sur la fonction discursive des sciences de gestion dans la gouvernementalité des entreprises sont mises hors jeu parce qu’elles parlent d’autres choses que d’efficacité, on peut considérer que le débat est resté et reste encore épistémologique, avec une grande variété de positions tant méthodologiques que théoriques95, sans que l’on ait véritablement à faire à un 95 Voir la controverse autour de Donaldson in Organization Studies, 1988, 9:1.

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affrontement entre deux postures, les constructivistes et les positivistes comme le décrit Le Moigne (1991). On peut même avancer que la démarcation entre une épistémologie orthodoxe et une épistémologie constructiviste telle qu’elle fonctionne le plus souvent, a tendance à maintenir dans une certaine clandestinité les pratiques de recherche en gestion, en focalisant la réflexion sur des interrogations afférentes à l’objet des sciences de gestion (Cohen, 1989).

On se trouve donc dans une situation de disjonction entre, d’un côté, un espace des pratiques des gestionnaires qui produisent leur propre savoir sur ce qu’ils font à l’aide de nombreux instruments de gestion, souvent assez loin de contacts avec les chercheurs en gestion et beaucoup plus vite qu’eux (ce qui affaiblit considérablement le projet orthodoxe); et de l’autre un espace de pratiques de recherche dont le projet de connaissance de la réalité de la gestion fonctionne dans une grande hétérogénéité étanche de spécialités et de méthodes qui rend difficile l’identification même d’un projet de connaissance (Martinet, 1990). A cela s'ajoutent des positions très différentes dans les attitudes adoptées par rapport à la position du chercheur vis à vis de son objet, devant choisir entre l’entretien sociologique et l’observation distanciée par questionnaires postaux ou analyse documentaire, entre celle de la visite éclair et de l’observation ethnologique de longue durée. Malgré ces débats épistémologiques et l’autonomie des « écoles », les chercheurs en gestion semblent se trouver tous d'accord pour souligner la nécessité, voire l'urgence, d'une observation empirique des pratiques ordinaires des membres de l'organisation, avec un même souci d'en comprendre le fonctionnement même si leurs projets épistémologiques restent plus ou moins radicalement opposés.

1.2. L’organisation comme site expérimental

Une façon de répondre à cette préoccupation est de se pencher justement sur les cas qui font école en matière d’identification de cette aire de connaissance particulière de la gestion, de l’administration et du management. Dans un parallèle entre le laboratoire du scientifique et le lieu où le chercheur en gestion situe son observation, nous voudrions nous interroger maintenant sur la particularité des démarches empiriques et des interventions dans l’organisation qui s’appuient sur un discours scientifique pour ce faire. Nous allons pour cela nous appuyer sur trois « figures » connues des chercheurs en gestions: Babbage, Taylor et Mayo.

1.2.1. Babbage savant victorien mais peu gestionnaire96

Si nous commençons par présenter le travail de Charles Babbage, c’est pour deux raisons. C’est d’une part parce que la conception de la machine de Babbage97 dont nous allons parler, s’inscrit dans une période où le développement industriel prend son essor (début du XIX siècle dans le Royaume-Uni) et où la production de connaissances appliquées se fait « scientifique » selon une multitude de disciplines en liaison avec la conquête de nouvelles audiences98, dont notamment celle d’un milieu industriel qui est en train d’inventer le système usinier. Et c’est d’autre part, parce que, pour

96 Nous nous appuyons ici sur le passionnant travail de Simon Schaffer sur les machines à calculer de Babbage (Schaffer, 1994). 97 Afin d’éviter les erreurs que contenaient différentes tables mathématiques, dont celles utilisées pour la navigation des bateaux du Royaume, C.Babbage souhaitait élaborer et développer une machine à calculer et à concevoir ces tables. Ce projet donna naissance à la machine à faires des différences de polynome, puis sur cette lancée il s’attela à concevoir une machine analytique générale programmable par cartes perforées (selon la méthode déjà développée par Jacquard), et dont la fonction était d’automatiser n’importe quelle série de calculs. Cette machine analytique ne vit jamais entièrement le jour. 98 Sur cette question de l’audience des productions scientifiques voir Liccope (1996).

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C.Babbage, à l’image du système usinier dont il propose par ailleurs une économie99, cette machine à faire des calculs (ancêtre de l’ordinateur pour certains, voir Swade (1996)), est une façon d’automatiser le calcul et la production de tables mathématiques, remplaçant ainsi un travail humain générateur d’erreurs. C’est dans cette conjonction d’une morale qui associe progrès industriel et efficacité économique du système usinier, et d’une affirmation de plus en plus importante de la création scientifique et technique dans la production en série, que le projet de C.Babbage présente une singularité que le travail de Schaffer (1994) nous permet de proposer pour caractériser le phénomène gestionnaire.

Cette rencontre du système usinier et de la machine analytique que C.Babbage rêve de faire fonctionner repose pour lui sur l’idée que le principe du jeu des engrenages de sa machine qui réalise « la manifestation d’une loi supérieure » dans la production mécanique de « gros » calculs, doit être isomorphe au fonctionnement des machines dans la manufacture: lisse et rationnel. Comme nous allons le voir, ce projet qui est porté et participe au mouvement de rationalisation des imperfections que connaît l’ère victorienne, ne se concrétisera pas. Selon Schaffer (1994) si cette machine ne voit que très imparfaitement le jour, c’est justement à cause de la façon dont Babbage rend invisible et néglige deux aspects de son projet: d’une part il considère la propriété intellectuelle de sa machine comme équivalente à celle du système usinier et butte sur les conditions du financement de sa conception, et d’autre part il considère que la fabrication même de la machine doit être un simple enchaînement de compétences exprimant le principe de la machine elle-même et pas celles des humains. Tiré par le haut vers les audiences de le Royal Society et tiré vers le bas par « l’intendance », il entre alors en conflit avec ceux qui travaillent à sa concrétisation et surtout à l’augmentation de sa précision.100.

La justification du voile jeté sur les techniques de production des engrenages comme sur les conditions de fonctionnement du système usinier est certes paradoxale, mais elle procède pour C.Babbage de la réification, dans sa machine, de cet ordre supérieur qui agit la Nature, comme de l’organisation lisse des compétences des travailleurs au sein de la manufacture. De ce fait il se considère avant tout comme détenteur du principe de la machine et donc évidement de sa manifestation technique. Cherchant à conquérir les audiences de la science victorienne, sa machine veut démontrer la possiblité de transformation du monde tel qu’il est de façon conforme à l’intelligence humaine avec toutes les domestications que cela suppose: « une science plus élevée se prépare aujourd’hui à enchaîner le plus petit atome que la nature a crée: déjà elle a enchaîné l’éther, et contenu dans un seul système harmonieux tous les intriguants et splendides phénomènes de la lumière. C’est la science du calcul qui devient de plus en plus nécessaire à chaque pas que nous faisons dans nos progrès, et qui doit en dernière instance gouverner l’ensemble des applications de la sciences aux arts de la vie. » (C.Babbage cité par Schaffer, op.cit. p23).

Aussi tout ce qui lie la réalisation du principe de la machine de C.Babbage au travail des ingénieurs qui portent le traitement du problème de la précision, à ceux qui veulent en toucher des subsides ou y investir, et surtout au tourneur M.Clement qui conteste la propriété intellectuelle de la machine au nom des engrenages qu’il a fabriqués, va pour C.Babbage contre les principes victoriens d’une séparation des principes et des engrenages, et d’une séparation des savants, des ingénieurs et des tourneurs. Pourtant le premier projet d’une machine à faire des différences voit le jour sous la forme d’un

99 C.Babbage est connu des « gestionnaires » pour son Economy of Machinery qui préfigure une économie managériale de l’organisation. 100 Les arguments de S.Schaffer développent l’idée que ce qui motive Babbage est de considérer la reconfiguration sociale du travail qu’implique le système usinier comme découlant d’une loi naturelle de l’économie qui rend injustifiable les positions sociales des organisations ouvrières ou celles, technologiques, des ingénieurs.

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prototype de démonstration qui circule de salons en expositions, mais la machine ne sera pas développée selon ses souhaits. Quand au deuxième projet d’une machine analytique complète elle restera au stade d’ébauche, C.Babbage entrant en querelle avec ses ingénieurs et Mr. Clement, et dans des difficultés financières. La réalisation technique de la machine de Babbage en reste à ce prototype dont le fonctionnement « implique une attention de tous les instants... le travail doit être scruté avec anxiété et sa mise en musique arithmétique doit être fréquemment mise à jour avec une grande dextérité manuelle » (W. Farr Directeur du General Register Office cité par Schaffer, op. cit., p.21), ce qui questionne la perfection des plans de C.Babbage et la probité de son discours: comment la perfection d’une loi supérieure pourrait-elle dépendre d’une quelconque dextérité manuelle, voire de C.Babbage lui-même ?

Ce qui est remarquable pour nous ici est ce que révèle l’échec de la conception de ce qui aurait pu être le premier calculateur mécanique intelligent. En effet, le principe d’un système usinier victorien est inscrit dans la conception même que C.Babbage se fait de la réalisation technique d’une machine censée automatiser les tâches des calculateurs humains au nom d’une applications de la sciences aux arts de la vie. Si le projet de voit pas le jour, c’est surtout parce que cette conception, qui dépasse C.Babbage, ne permet pas de réaliser les différents compromis sociotechniques nécessaires à la concrétisation de sa machine. Ce qui fonctionne comme mythe rationnel du projet de la conception de cette machine jusque dans les salons victoriens, est asymétriquement ce qui ne fonctionne pas pour permettre sa réalisation technique au niveau de ses vils engrenages et manivelles dont ceux qui les usinent sont les premiers porte-parole. Malgré l’importance de ses travaux et de ses écrits101, C.Babbage préfigure en quelque sorte l’anti-gestion de l’innovation en ne pouvant considérer justement la concrétisation de son projet comme une entreprise expérimentale, et l’oragnisation humaine comme ne répondant pas d’une loi naturelle calculable.

1.2.2. F.W.Taylor ingénieur et économiste

Il ne s’agit pas de faire état ici des nombreux travaux qu’ont déclenché « Taylor l’ingénieur-théoricien-doctrinaire », les « expériences de Taylor », le « taylorisme » ou sa critique (Hatchuel, 1994). Notons simplement qu’ils constituent une référence incontournable à toute réflexion sur les modalités de l’action du gestionnaire en ce qui concerne l’organisation humaine et technique, et sur les effets que peut avoir une doctrine dans l’irréversibilisation de certaines formes de développement industriel et de régulation du capitalisme (Coriat, 1991), réflexion dont ils ont contribué à fixer les termes mêmes.

La doctrine d’harmonisation des hommes et des machines que propose F.W.Taylor dans ses Principles of Scientific Management bien après ses « expériences » d’Organisation Scientifique du Travail repose sur une alliance entre l’ingénieur spécialiste de la coupe des aciers et l’économiste marginaliste. L’ingénieur invente une méthode de rationalisation de la production en prenant l’ensemble technique comme lieu d’expérimentation où peuvent se réaliser des mesures de flux et de temps centralisées dans le bureau des méthodes. L’économiste invente le salaire à la pièce comme forme d’incitation à aligner le travail humain sur le rythme de l’ensemble technique dont le résultat s’inscrit dans la comptabilité. Ce double travail d’expérimentation, technique et social, constitue surtout l’invention de l’entreprise comme objet de la recherche d’une plus grande efficacité établie dans le bureau des méthodes, où F.W.Taylor, ingénieur et économiste, invente l’organisation scientifique du travail en pratique.

101 Le principe de cette machine a été largement diffusé et a attiré l’attention de nombreux « savants », dont Darwin et Maxwell, qui verront en lui une métaphore pour d’autres projets de connaissance.

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L’expérimentation dans l’entreprise-laboratoire devient une instance d’où sortent des théories sur la mutation industrielle, des énoncés enseignables, et un surtout un corps de doctrine qui énonce des lois de la bonne gestion. F.W.Taylor, le scientifique, parle au nom des lois de la gestion, et donne les moyens aux entrepreneurs de relier le contrôle comptable de l’efficacité économique au contrôle méthodique de l’organisation du fonctionnement d’un système technique et du travail. Il dote les « centres » d’une capacité nouvelle à étendre la maîtrise des activités quotidiennes, si les ouvriers veulent bien suivre les cadences.

F.W.Taylor, réaliste (les lois de la gestion existent dans l’entreprise) et constructiviste (la bonne gestion se crée dans l’entreprise) est un « Pasteur » d’un genre particulier. Car quand Pasteur essaie son vaccin in situ pour trouver l’audience nécessaire à la reconnaissance de ce qu’il a préparé au laboratoire, F.W.Taylor procède de façon différente par nécessité. Son laboratoire reste fondamentalement l’équivalent d’une ferme expérimentale dont il sortirait des énoncés. Même si dans le bureau des méthodes sont rassemblées les inscriptions des mesures faites sur les postes de travail en imprimant une circulation des énoncés au sein de l’entreprise, c’est un corps de doctrine qui sort de ces « expériences » durement contestées par les syndicats jusqu’à devoir rendre compte en justice de ce qu’elles décomposent et recomposent au sein de l’entreprise.

L’entreprise-laboratoire est fondamentalement hybridée elle ne permet pas de séparer l’activité expérimentale de la technique et des relations de travail. Mais les énoncés qui en proviennent mettent en circulation un corps de méthodes et de compte-rendu, et surtout un corps de doctrine qui propose un idéal-type d’entreprise et des lois de la bonne gestion qui auront une extension immense.

1.2.3. L’exemple de l’effet Hawthorne

Le troisième exemple que nous voulons donner permet de présenter une autre face de l’entreprise prise comme scène expérimentale. Il s’agit des recherches conduites pendant plusieurs années dans une usine de la Western Electric Company à Hawthonre, recherches connues aussi bien en sociologie du travail (Tripier, 1989) que des chercheurs en gestion102 (Rojot et Bergman, 1989). « L’effet Hawthorne » comme « l’effet Taylor » constitue aussi une référence incontournable, reposant sur une série d’expériences encore controversées et dont l’interprétation reste délicate (Lecuyer, 1994; Tripier, 1989). Les deux séries d’expériences sur quelques ouvrières postées, telles que Lecuyer (1994) nous les restitue, ont pour nous l’intérêt de présenter comment des dispositifs expérimentaux en entreprise portant sur des individus d’un collectif en situation de travail103 constituent un moment important de la fondation du courant des relations humaines à la frontière entre sociologie et psychologie.

Comme le suggère le chapitre précédent, savoir si « l’effet Hawthorne » a été « vraiment » scientifiquement étudié ou usurpe sa scientificité (et n’est donc pas « l’effet Hawthorne » mais un simple artefact), n’est pas le type de question que l’on veut se poser pour discuter ici de ce type d’expérience. Ce qui nous importe c’est de remarquer comment l’observation scientifique déplacée dans l’entreprise ou l’atelier pris comme laboratoire véhicule l’institution d’un discours expérimental sur les relations humaines dans les collectifs de travail, et simultanément l’instauration de l’intervention en entreprise portant sur le fonctionnement de collectifs humains.

Dans ces expériences d’Hawthorne, l’observation du travail humain débouche sur un jeu de relations 102 Des effets similaires sont connues également dans l’anthropologie culturelle, voir le cas de l’effet Springdale rapporté par Scott (1961). 103 ... et cela aussi contestée soient-ils par les ouvrières, par les gestionnaires ou par les scientifiques (la conclusion de Lecuyer (1994, p.116-117) est sur ce point éclairante.

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et d’attentes réciproques entre les observés et les observateurs. Ce qui caractérise alors le dispositif expérimental c’est que l’observateur ne peut traiter sa présence comme une variable résiduelle maîtrisée. C’est ce phénomène paradoxal qui déclenche simultanément chez l’entrepreneur de nouvelles façons de concevoir l’intervention de la Maîtrise, et chez l’expérimentateur l’identification de la possibilité de constituer un savoir pour une gestion scientifique des relations humaines au travail (« Le rôle original de l’observateur avait été de « conserver des notes précises sur tout ce qui s’était passé » et « de créer et maintenir une atmosphère amicale dans la salle ». En fait lui et les expérimentateurs avaient remplacé la maîtrise en prenant en charge une partie de ses fonctions et avaient établi un climat de supervision plus souple, beaucoup moins autoritaire où les ouvrières communiquaient beaucoup plus facilement et librement », Rojot et Bergman, 1989, p.59-60). L’institution de cet effet Hawthorne dans les sciences-déjà-faites de la sociologie, de la psycho-sociologie du travail et dans les science de gestion constitue le mouvement des relations humaines dans sa dualité de pratique et de science: « on peut désormais former à l’université des spécialités de la transformation du système social industriel: une discipline est neé à Hawthorne mais aussi une activité d’expert dont le travail va consister à améliorer les systèmes sociaux, les rendre compatibles avec les buts qu’impose le système technique à l’entreprise, en faire surgir des trésors de productivité par l’institution de meilleurs relations entre les hommes », (Tripier, 1989, p356).

Ce qu’il est important de noter c’est bien qu’une fois encore l’entreprise est prise comme scène expérimentale, avec une différence par rapport à l’approche de Taylor puisque la problématisation de l’expérience (Lecuyer, 1994, p.96) est de vouloir considérer de façon positive ce que Taylor appelait la flanerie systématique104, même si les questions qui président au lancement des recherches à Hawthorne sont d’observer ce que de légers changements dans l’ergonomie du poste de travail peuvent induire dans la productivité de l’agent. Ainsi, dans l’expérience d’Hawthorne, ce qui a été inventé c’est une nouvelle capacité de contrôle pour la direction à travers la médiation de la fonction « personnel » et la requalification de la maîtrise. Partant d’un pur dispositif d’amélioration de la productivité du travail (mieux éclairer les ateliers pour augmenter les performances), les expériences « d’Hawthorne », reprises par Mayo et ses collègues, inventent la gestion à la fois comme pratique (transformer le contremaître en gestionnaire des hommes) et comme discours sur les pratiques pour la recherche de la bonne organisation.

Ces discours déclenchent accords et controverses: la critique libérale qui soutient que l’affectivité en question n’est que l’expression du croisement des utilités (l’entrepreneur engage des coûts d’éclairage donc l’agent produit plus), la critique marxiste qui soutient que l’affectivité n’est qu’un déguisement supplémentaire de l’aliénation à la machine. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui il existe des normes d’éclairage des ateliers et des stages de relations humaines, que le facteur humain est une composante de l’efficacité, même si l’effet Hawthorne, comme preuve ou simulacre de l’entreprise-système-social, continue de faire parler.

2. LE PHENOMENE GESTIONNAIRE COMME SITE DE LA CROYANCE MODERNE

Les deux derniers exemples que nous venons de mentionner ont l’intérêt de présenter des pratiques expérimentales qui passent par une activité de reconfiguration de l’entreprise et qui s’étendent au nom

104 Les questions posées aux chercheurs qui se sont penchés sur l’usine d’Hawthorne sont souvent présentées comme le dépassement de la perspective taylorienne.

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des sciences (la doctrine de l’OST chez Taylor, la psychologie des relations humaines chez Mayo). Cette activité singulière, que la présentation de l’échec de la machine de Babbage permet de comprendre par anti-symétrie, est orientée par des objectifs de progrès mobilisant des dispositifs de mesure de l’efficacité pour rendre compte, dans des audiences diverses, d’une connaissance se constituant en prenant appui sur l’entreprise appréhendée comme un site expérimental.

On trouve chez Taylor la volonté de déplacer l’activité scientifique dans l’atelier, avec une instance censée calculer une organisation plus efficace du travail humain en cadence avec le fonctionnement des machines outils: le bureau des méthodes. Néanmoins, Taylor ne relie pas son travail expérimental, comme Babbage, à une science totale du calcul à vocation universelle, il reste localiste dans le faire-faire. Par contre utilisant l’audience des adeptes du progrès il crée un faire-parler dans la généralisation de sa doctrine. Dans les expériences d’Hawthorne, l’activité expérimentale dans l’atelier poursuit le même projet d’harmonisation des ensembles techniques et humains au nom d’une efficacité localisée, avec une attention particulière à l’ergonomie du travail des agents de production que ne présentait pas le projet taylorien. Ce qui change ici, c’est que pour les manageurs de la General Electric qui suivent déjà les principes de Taylor, il existe une instance extérieure censée dire le vrai et mobilisable pour ce faire: le consultant d’Harvard. Cette instance extérieure qui peut porter au coeur des ateliers quelques principes de rationalisation des activités, signifie qu’il commence à exister une aire de la connaissance non engagée dans la vie quotidienne de l’entreprise qui peut apporter une preuve de l’inefficacité et justifier des reconfigurations nécessaires. Dans le cas d’Hawthorne, ce sont les effets non prévus d’un dispositif expérimental qui constituent le site où s’opère la controverse, tant à l’atelier que plusieurs décennies plus tard dans les articles scientifiques. Au passage c’est tout de même tout un pan de la gestion de l’organisation qui s’impose avec la gestion à distance des relations humaines.

Avec ces expériences qui lient un travail de reconfiguration de l’entreprise et la volonté d’une maîtrise plus ou moins insérée dans ses activités, ce qui s’instancie dans l’entreprise c’est un véritable site expérimental du progrès que revendique la croyance moderne, sorte de laboratoire dont la délimitation n’est pas spatiale mais celle que les traductions tissent pour la réalisation de cette volonté, souvent contre d’autres volontés. En suivant Bowker (1989) mettant en évidence combien l’usine et le laboratoire sont semblables du point de vue des pratiques de la création, là où l’histoire des sciences isole l’un et l’autre pour mettre la science en amont de la diffusion du progrès, il semble assez pertinent de regarder de plus près comment s’invente la gestion des activités qui se tiennent dans les organisations, usine, société de service, administration ou laboratoire.

L’activité expérimentale conduite dans l’entreprise, nous semble présenter un mode d’expérimentation différent de celui du laboratoire. Prenant l’exemple de Pasteur, on ne retrouve pas une activité de simulations répétées dans l’arène du laboratoire pour inscrire certaines régularités, et la transformation de cette activité dans des prototypes traduits ensuite dans d’autres instances pour y trouver les alliés de sa réalisation. Du point de vue de la production de résultats au nom d’une efficacité, toutes ces activités expérimentales de la maîtrise de l’organisation sont fondamentalement impliquées dans la reconfiguration de leur objet. Mais elles sont toujours dépassées par ce qu’il en advient, que cette reconfiguration soit délibérée, ou qu’elles produisent de façon propositionnelles, prescriptives voire normatives la constitution même de doctrines qui à leur tour vont faire-faire de la gestion dans d’autres entreprise105. Faire-faire et faire-parler, voilà ce qui forme selon nous la caractérisitique de cette

105 L’ouvrage de Womack et Jones (1996) est un exemple particulièrement actuel de ce projet de généralisation d’une doctrine d’organisation industrielle proposant une reconfiguration des usines fondée sur rapport expérimental à l’entreprise.

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institution de la gestion comme pratique et comme science, institution que nous appelerons le phénomène gestionnaire.

Qu’on retrouve alors, comme les critiques de l’expérience Hawthorne s’emploient à le faire, une invocation des règles de la scientificité pour imposer l’observation distanciée que le modèle orthodoxe fait jouer comme une force de rappel vers le pôle de la science, est bien l’expression de la dénonciation critique qui supporte une partie de la croyance moderne. Cette institution des sciences de gestion par l’épistémologie réclame l’exercice d’un choix entre la véridiction des régularités de l’organisation et le monde trouble des pratiques où la gestion est construite. Or dans ces entreprises-laboratoires et dans le même temps, les gestionnaires passent par des assemblages hybrides de machines, de compétences d’humains et de corps de doctrine, où tout est fondamentalement mélangé et où, y compris une aire de la connaissance scientifique peut trouver à s’affirmer par une activité expérimentale qui fonde la « tribu des chercheurs en gestion ».

La courte généalogie que nous avons esquissée demanderait évidement un travail spécifique d’histoire de la gestion (à la façon dont Chandler (1989) peut l’avoir commencer) qu’il faudrait mettre directement en relation avec une histoire de la recherche industrielle (Bowker, 1989). L’importance accordée aujourd’hui à la gestion des organisations dépasse assez largement le champ de la rentabilité économique de l’entreprise et contient la recherche d’une maîtrise des problèmes posés par l’organisation des ressources financières, des savoirs, des techniques et des procédures de coordination des activités.

Notre tentative limitée pour définir le cadre d’une telle extension, nous permet au moins en l’état de mettre en évidence les formes multiples de la constitution du phénomène gestionnaire à la fois comme aire de connaissance produisant des faits en séparant la théorie de la pratique au nom de la recherche d’une plus grande efficacité des entreprises, et comme pratique de reconfiguration des organisations pour coordonner et évaluer des assemblages d’hommes et de machines pris comme des actants de la réalisation d’un projet. Deux formes spécifiques d’exteriorisation d’un discours gestionnaire doivent ainsi retenir notre attention: la production de corpus de doctrine positive qui proviennent des pratiques106, et la production de connaissances issues de l’activité de chercheurs ou d’ingénieurs de l’organisation.

On peut donc trouver ici un site d’application de la croyance des modernes, dont nous rappelons ci-après la façon dont Latour (1996, p.47) en définit la constitution : « Le choix que proposent les modernes n’est donc pas entre réalisme et constructivisme, il est entre ce choix lui-même et l’existence pratique qui n’en comprend ni l’énoncé ni l’importance. Alors que nous ne pouvions auparavant qu’alterner violemment entre les deux extrêmes du répertoire moderne - ou « dépasser » ces extrêmes par la dialectique, nous pouvons maintenant choisir entre deux répertoires: celui où nous sommes sommés de choisir entre construction et vérité, et celui où construction et réalité deviennent synonymes ». Cette proposition veut rendre compte du site de la croyance moderne comme une forme de croyance entretenant un double mouvement: celui de la purification théorie/pratique et celui de la multiplication des hybrides. Ce mouvement permanent de purification opére une séparation entre un ordre de la théorie qui distingue savoir et illusion et un ordre de la pratique qui fonctionne sans une telle distinction. On retrouve ici le raisonnement qui préside au repérage du Grand-Partage, avec cette idée que la multiplication des hybrides de la technosciences sont des opérations clandestines parce

106 Une telle visée naturaliste visant la rectification du fonctionnement des organisations par des docteurs en gestion est souvent confondue avec des projets doctrinaires de praticiens comme Fayol ou Taylor (Saussois, 1994).

I° PARTIE - CHAPITRE 4 77

que l’origine des forces qui déploie ces hybrides reste cachée du fait de l’institution de la Science.

Ce que nous appelons phénomène gestionnaire voudrait ainsi décrire le site de la croyance moderne où se joue précisement la constitution de son efficacité. Celle-ci procède de la formation d’énoncés théoriques sur des pratiques de gestion virtualisées par la mise à distance qu’opère le travail du faiseur de preuve, alors que l’institution de la volonté de maîtrise dans des appareils de gouvernement des organisations repose sur une création où l’obtention de l’efficacité est le résultat de l’invention de la gestion dans l’entreprise-laboratoire et de son déplacement dans des audiences plus larges qui établissent communément les énoncés de la « bonne gestion ». Il nous faut donc maintenant préciser en quoi le caractère efficace de ces projets de maîtrise et de reconfiguration des organisations est ce qui fait du phénomène gestionnaire la mesure de la croyance moderne.

3. LE PHENOMENE GESTIONNAIRE ET L’EFFICACITE DE LA CROYANCE MODERNE

Quelles peuvent être les conséquences d’un tel raisonnement pour explorer la multiplication des relations médiatisées par des procédures, des codes d’actions, des objets, censées obtenir des actants un certain nombre d’actions en cohérence avec une efficacité mesurable ? L’extension du vocable “ gérer ” jusque dans le contrôle de soi par soi en dehors de situations de travail dans une organisation (gestion du temps libre, gestion de la forme physique, gestion de la sexualite, gestion de l’image de soi, etc...) indique bien une certaine généralisation d’une attention à la volonté de (se) maîtriser. Une telle prégnance de cette volonté de maîtrise nous semble être liée à la prolifération des hybrides, ou plus exactement à la progressive incapacité de la consitution moderne à camoufler cette prolifération, jusqu’au point où la longueur de ces réseaux et la nécessité de leur maîtrise questionnent voire transforment les identités dans le domaine du proche. Nous sommes ici à un point clé de notre raisonnement.

Il consiste à considérer que l’extraordinaire multiplication des hybrides que permet la croyance moderne, convoque certes au chevet des « centres » une gestion de tous les réseaux qu’il a déployés, et dont son existence en tant que centre tient au maintien de leur maîtrise. Mais ce que l’on peut ajouter à un tel schéma, c’est que cette prolifération des hybrides implique pour être, ou demeurer efficace, un autre déploiement qui est celui des dispositfs de gestion qui en entretiennent l’efficacité: la croyance moderne est aussi une croyance de l’efficacité. Passer par cette croyance en la modernité ce n’est pas tant ne pas percevoir la séparation entre savoir et illusion c’est aussi asseoir une efficacité des hybrides qui s’exprime par la durée de l’assemblage et la possibilité de l’évaluer, durée et évaluation sans lesquelles l’incertitude remet alors en suspens les pratiques de gestion. Ce qui peut corroborer une telle hypothèse c’est bien l’appel au secours que lance le gestionnaire au consultant ou au chercheur quand « ça ne passe plus », quand le doute s’installe sur l’efficacité de la passe, c’est à dire quand la séparation entre savoir et illusion éclate au grand jour et n’est plus traitable par la pharmocologie du sorcier-consultant ou du médecin-chercheur. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’on retrouve dans l’institution de la gestion le traitement du problème de l’efficacité de cette croyance: d’une part une activité permanente dans la vie quotidienne des membres de l’organisation consiste à faire tenir ensemble des agents, des machines, des règlementations, des « stakeholders », activité qui produit ou sollicite la production d’instruments de gestion pour que « ça passe » ; et d’autre part un discours gestionnaire qui s’épanche pour faire l’apologie de l’entreprise ou bien conduire la critique des dysfonctionnements de l’organisation accusant alternativement les humains de ne pas savoir coordonner leurs actions ou les machines de déshumaniser le travail.

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Les chercheurs en gestion et les doctrinaires supposent que le monde pourrait fonctionner beaucoup mieux qu’il ne fonctionne actuellement, là où les gestionnaires ne font eux que passer par les pratiques. Observer l’organisation c’est donc d’abord supposer que les acteurs de l’organisation sont dans l’illusion d’un fonctionnement dont le savoir du chercheur exprime la réalité. L’ingénieur qu’était F.W.Taylor a introduit l’organisation du travail au rythme des machines, les financiers ont introduit la structure divisionnelle de l’entreprise dans la gestion du capital, les psycho-sociologues du travail ont introduit l’affectivité des personnes dans les relations hiérarchiques, les économistes d’Harvard ont introduit la planification stratégique dans l’arène des directions, les marketeurs ont introduit l’économie de variété, les sociologues introduisent actuellement la flexibilité des activités. L’invention de la gestion est un travail incessant de dé-réalisation de ce qui se fait au nom d’une plus grande efficacité, et de concrétisation de nouveaux dispositifs pour étendre ou au moins conserver la mesure de cette efficacité. Comme le souligne Latour (1989, p.419) : « L’administration, la bureaucratie et la gestion en général sont les seuls gros moyens disponibles pour étendre la réalité véritablement loin(...). Ce qui est apparu au début de ce livre comme des poches vastes et isolées se comprend sans doute mieux si on le regarde comme éléments dispersés dans les centres de calcul, éparpillés dans des fichiers et dossiers, parsemés à travers tous les réseaux et visibles seulement parce qu’ils accélèrent la mobilisation locale de certains moyens parmi de nombreux autres qui sont nécessaires pour administrer les gens sur une large échelle et à distance”. Mais nous pensons qu’en plus de cela, la gestion, l’administration le management, la bureaucratie (ou ce qu’on voudra pour nommer la médiation d’une volonté de maîtrise), pose la maîtrise de leur efficacité comme impérieuse nécessité de la validation empirique de cette croyance.

Pour donner une consistance à notre propos il nous faut préciser comment les moments de mise en suspens du fonctionnement des hybrides pour cause de phénomène naturel, d’erreur humaine ou de panne sont justement de véritables drames modernes, d’autant plus quand ils signifient la mort, d’abord bien sûr des humains, mais aussi peu ou prou de ce qui contribue à nous faire humains (animaux, paysage, eau minérale naturelle). Ces moments de « drame moderne » sont toujours la mise en question de la perte d’une maîtrise, dont les responsables deviennent aussi difficiles à identifier que les OVNI pour les ufologues (Lagrange, 1991), car il faut pouvoir saisir l’être qui va condenser l’existence de la cause du drame. La quête de la responsabilité déclenche des controverses dont les règlements passent par la mobilisation de tout le circuit de la constitution moderne107: attribution du dysfonctionnement à la clandestinité des pratiques, dévoilement de leur clandestinité, reconstruction de ce qui est vrai et de ce qui était mal construit par la recherche des êtres manipulés par leurs états mentaux (avidité, folie, mégalomanie, maladie etc.) et par la recherche d’explications rationnelles (économique, sociologique, physique, etc.), vient ensuite l’identification et la circonscription de objet-cause puis son jugement, et enfin un règlement dans l’invention d’une gestion du problème posé. La volonté de maîtrise est au début et la fin, elle marque de son sceau la croyance des modernes en signifiant leur volonté de ne pas être dépassés par les événements.

La croyance moderne est donc une croyance effective, c’est à dire qu’elle fait-faire autant qu’elle fait-dire. Notre interprétation est ici de dire que le phénomène gestionnaire, dans sa double composition comminatoire d’invention de la gestion et d’idéalisation de la gestion, est le site où s’exprime la nécessité de maintenir le régime d’efficacité de cette croyance. Car ce qui s’opère avec le phénomène gestionnaire ce n’est pas seulement l’entretien de l’efficacité de la gestion, c’est aussi l’invention de cette 107 L’actualité fourmille au quotidien de ces situations, avec des montées en généralité plus ou moins dramatiques, allant du « sang contaminé » au « vaches-folles » en passant par les incendies mystérieux dans un village du Jura.

I° PARTIE - CHAPITRE 4 79

efficacité à travers celles des nombreux appareils de mesure du gouverment des organisations (Gomez, 1996b) et leur généralisation dans ce que DiMaggio et Powell (1983) appelle l’isomorphisme institutionnel.

En effet, si c’est bien d’une croyance efficace dont il s’agit, la généralisation de l’adoption d’instruments de gestion comme de la rationalisation du travail posté, de la fonction relation humaine ou du contrôle de gestion, est à proprement parler ce qui fonde l’efficacité en permettant de donner une commune mesure suffisamment générale pour désigner la croyance comme vraie, et toujours suffisament lacunaire pour passer par les pratiques. Nous ne croyons pas être provoquant en disant que ce qui fait le taylorisme ce n’est pas l’efficacité mesurée au chronomètre dans le laboratoire-entreprise (c’est ce que fait faire F.W.Taylor aux futurs agents de méthode), mais c’est la traduction d’un dispositif de gestion rationnel de l’atelier supportant une description se prétendant scientifique, en doctrine gestionnaire efficace transposable ailleurs du fait de cette prétention. Ce qui fait que le Taylorisme est une croyance moderne avant de devenir l’objet de la critique de « nouveaux modernes », c’est que le Taylorisme est suffisamment généralisé comme doctrine ou anti-doctrine des ses détracteurs. Pourtant dans la « clandestinité » de la gestion au quotidien personne n’implore le retour de F.W.Taylor, mais traite seulement de la difficulté répétée de faire tenir ensemble les humains et les machines.

Ce que nous disons ici c’est que la généralisation des dispositifs du gouvernement des « centres » est ce qui constitue la croyance moderne dans son efficacité. Avec l’extension des réseaux, leur alongement et leur ponctualisation de plus en plus forte, avec « l’inflation » des technosciences, s’opère aussi l’extension de la mesure de leur efficacité qui est corrélative à leur maintien. Cette volonté de maîtrise de l’efficacité représente alors l’impérieuse nécessité de la validation empirique de la croyance moderne au yeux de la périphérie. Il nous semble que c’est de cela que le phénomène gestionnaire pourrait rendre compte.

4. LE FACE A FACE GESTION / SCIENCE

Cette mise en perspective nous a permis de positionner le site où nous tentons de constituer peu à peu une recherche en gestion qui passe par l’observation participante sans faire abstraction du dévoilement de la croyance moderne que propose l’anthropologie symétrique. Pour achever ce trajet il nous faut maintenant concevoir ce que le phénomène gestionnaire signifie dans les rapports qu’il entretient avec la science. Romain Laufer nous propose une lecture historique de la relation entre le gestionnaire et la science qui aboutit à une question importante pour notre recherche. Cette lecture repose sur la notion d'autorité légitime développé par M.Weber et reprise dans des travaux plus récents pour rendre compte des modes de justification de l'action d'entreprendre dans un système rationnel légal (Douglas, 1986; Laufer, Paradeise, 1982; Laufer, 1993).

Le modèle esquissé par Laufer (1994) propose une lecture dynamique du fonctionnement des relations de l'institution de la science des savants et des épistémologues dans une épistémologie officielle, et du système de légitimité rationnel-légal. Cette lecture historique de ces relations tend à esquisser l'idée que la crise de légitimité du système rationnel légal s'exprime dans le fait que la science apparaît de plus en plus comme une activité et une technique de simulation qui rend confus la séparation objective entre nature et culture qui prévalait avec la science des lumières. « Une confusion règne désormais entre nature et culture; on atteint la forme la plus radicale du pragmatisme. La question de la légitimité de l'action devient celle de savoir comment un consensus sur le changement dans l'apparence peut être produit. La solution consiste à poser qu'une mesure sera considérée comme

I° PARTIE - CHAPITRE 4 80

légitime dans la mesure où elle est considérée telle par ceux auxquels on s'adresse. Désormais la légitimité réside dans les méthodes utilisés pour mesurer. (...) Le système de légitimité ne peut plus garantir avec certitude la sécurité des acteurs du point de vue de la légitimité de leur action. Règne de la pluridisciplinarité, de la technique, de l'opinion, de l'incertitude telle est la caractéristique de ce que l'on appellera crise de la science », (Laufer, 1984, p.254-255).

La conséquence de cette confusion entre nature et culture déboucherait sur l’importance des sciences de l’artificiel dans la formation d’une nouvelle épistémologie officielle, et sur la mise en équivalence de la science et de la gestion dans la construction des artifices de notre modernité. Ce qui nous paraît tout à fait justifier notre investigation sur le phénomène gestionnaire, c’est qu’à cette crise répond une multiplication des invocations à mieux gérer (mieux gérer les entreprises, mieux gérer l’état, mieux gérer l’ARC, mieux gérer le service publique, et même mieux gérer l’économie, etc.), que l’on peut entendre comme le chant du cygne de la décision optimale, c’est à dire rationelle-légale et scientifiquement fondée, quelles que soient les pratiques en cause.

En considérant la description de l'extension des réseaux à partir de l’anthropologie symétrique, la crise soudaine de la science décrite par R.Laufer apparaît comme la révélation de ce qu’ont toujours été les activités de la science-en-action: pluridisciplinaire108, technique, sociale, incertaines... Sans entrer dans un débat sur la notion de crise, on peut assez facilement reprendre ce que Laufer appelle une crise de la science, comme étant la simple mise en évidence du fonctionnement de la croyance moderne dans ses rapports avec la légitimation de la science-déjà-faite qui apparaît aux yeux de tous comme de moins en moins faite, cela au regard des incertitudes sur ce que peuvent contenir notre sang ou nos assiettes. La crise serait alors simplement le constat de la longueur et de la fragilité des réseaux des technosciences et de cette impérieuse nécessité d’en entretenir le fonctionnement, alors que se maintient un flux permanent de dsicours qui ne s’occupent de leur existence que pour en faire la critique quand ils dysfonctionnent.

Dans ce schéma, le système de légitimité de l'entreprise reposait dans un système rationnel légal dans la subordination au droit et à la science: gérer c'était faire-faire dans un cadre contractuel d'exercice du droit de propriété, et gérer c'était mettre en oeuvre les techniques issues du progrès de la science. Or quand les pratiques au sein du continuum science-technique-entreprise débordent ce qu’en dit le discours de l'épistémologie officielle, non seulement dans les sciences de gestion mais aussi plus largement dans les discours sur la science, c'est le système de légitimité-rationnel-légal de l’entreprise qui est fortement questionné109. Les résultats de l’observation même de ces pratiques du continuum « Sciences-Techniques-Sociétés » d’une part, et le maintien d’une volonté affichée de les gérer d’autre part produisent un questionnement sur la place qu’entretient le phénomène gestionnaire avec la croyance moderne. Ainsi ce que les propos de R.Laufer permettent d’avancer, c'est bien que la mise en face à face de la science et de la gestion dans cette extériorisation de la croyance moderne est une question à traiter pour ceux qui s’intéressent à la question de la maîtrise des réseaux longs et à leur extension110.

108 Nous entendons par pluridisciplinaire la diversité des compétences mobilisées dans l’activité de recherche, qu’elles soient de l’ordre de la discipline scientifique ou de la répartition des métiers (un chercheur de laboratoire qui remporte un prix de médecine n’est rien sans l’animalier, l’opérateur de saisie, le laborantin, ses collègues etc...). 109 L'entreprise ne fait pas que traiter des questions de droit et de scientifiques, elle est aussi une instance qui participe à la création de ces questions. 110 Il est tout à fait notoire de constater l’actualisation des travaux de la théorie de l’acteur-réseau dans des ouvrages méthodologique concernant la gestion des activités de la recherche, comme Vinck (eds.) (1991) et Callon, Larédo et Mustar (1995).

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Pour les chercheurs en gestion, les conséquences sont alors : 1/ que leur recherche ne peuvent plus faire comme si leurs modèles pouvaient considérer la science comme déjà-faite et le droit comme déjà-dit, 2/ que la possible prolifération de pratiques expérimentales de la recherche à nos vies quotidiennes multiplie les situations où l’expérimentation est élargie à de plus larges collectifs et dresse de nouveaux objets de gestion qui renversent la clôture qui est celle du point de vue entrepreneurial auto-centré, 3/que la crise de la science-déjà-faite implique certes de penser autrement la place des activités scientifiques dans la production conjointe de la société et des techniques, mais d'envisager également une gestion des activités de recherche tant du point de vue des praticiens que des chercheurs en gestion.

C’est donc face à ces trois enjeux que notre travail va essayer de se positionner parce qu’ils nous paraît important de se situer aujourd’hui par rapport aux controverses que suscite le développement des techno-sciences, soit parce qu’elles ne marchent pas assez bien pour qu’on croie en la toute puissance de leur rationalité, soit parce qu’elles marchent si bien qu’elles nous évinceraient de nos vies propres, nous les humains qui les fabriquons. Dans ce débat sans fin entre critique et apologie de la technoscience, on comprend qu’introduire des recherches en gestion sur la gestion des activités de recherche, puisse jetter comme un trouble111, mais c’est surtout l’occasion d’instruire ces trois enjeux.

Un premier réflexe pour ne pas attraper le vertige est de songer immédiatement à un méta-modèle de scientificité ou à une épistémologie logico-formelle pour les sciences de gestion. Mais il semble qu’il faille faire son deuil de ce type de projet qui a animé la philosophie analytique des sciences pour définir des critères de la création scientifique. Alors que faire pour ne pas conduire une recherche en gestion dans l’apologie ou la critique du développement des technosciences? La seule réponse que nous avons trouvée est celle de tenter de faire quelque chose de ce questionnement, c’est à dire de considérer qu’une recherche en gestion purement compréhensive du cas étudié et des activités de recherche qu’il contenait, ne pouvait tenir dans le cadre de ce que nous appelions phénomène gestionnaire sans une attitude propositionnelle même modeste dans son projet.

C’est en effet la seule possibilité pour relier un trajet de connaissance du processus d’invention d’une gestion, à l’exposition de ce trajet dans l’intervention pour une gestion des activités de recherche impliquées dans ce processus. Le « remède » au vertige que nous proposons est donc de ne regarder ni en bas (où toute les activités de la technoscience relèveraient en dernier recours des sciences de la décision et donc de jugement sur des valeurs) ni en haut (où tout serait une affaire de bonne épistémologie, de la gestion comme de la science), mais de regarder finalement devant nous, en nous efforçant 1/ de chercher le moyen pour passer de la formalisation d’une description à sa traduction en savoir-actionnable112, 2/ de concevoir le dispositif d’intervention comme une arène créative pour les acteurs à qui il était proposé, 3/ d’analyser l’effectivité de ce dispositif non pas comme l’effet direct du savoir-actionnable pris comme cause première mais comme production d’un collectif activée par l’intervention et qui a donc son autonomie par rapport à elle113.

111 Nous avions déjà soulevé cette circularité à propos du 4° axiome de Bloor concernant la reflexivité du modèle de symétrie forte vis à vis de la sociologie de la connaissance elle-même. 112 ... au sens d’Argyris (1995). 113 Sur ce dernier point on peut tout à fait tisser une analogie avec les démarches d’ethnopsychiatrie de T. Nathan (Nathan et Stengers, 1994). Le dispositif d’intervention n’est, comme une séance du Centre Devereux, qu’un lieu artificiel pour mettre en circulation, ici du savoir dans un collectif de chercheur, la bas des forces dans un collectif d’humains, de non-humains et d’esprits.

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CONCLUSION

Nous pouvons maintenant mieux établir comment notre projet d'étude de cas est celui de l’étude de l’invention d’une situation de gestion qui traduit une volonté de maîtrise d’un centre se déployant au delà des frontières de l’organisation afin de préserver son actif en ayant recours à l’activité rationnelle et légalisatrice de la Science. Il s'agit pour nous de se servir de la mise en relation du mouvement de constitution du domaine « science-technique-société » et du phénomène gestionnaire pour porter cette mise en relation au sein du dispositif de recherche que nous avons construit dans le projet de confronter la question d’une gestion des activités de recherche à celle de l’élaboration d'un diagnostic du sens et de la place de la Recherche dans l’invention du gérable.

La perspective peut paraître présenter une trop large circonvulsion, mais nous croyons qu'une telle complication est un passage obligé des enjeux qui sont posés aux recherches en gestion quand celles-ci prennent en compte la présence d’activités de recherche dans la réalisation d’une volonté de maîtrise comme celle de NAIADE, qui mobilise la capacité des chercheurs a construire légitimement de nouveaux collectifs hybrides au nom d’une modernisation écologique des pratiques. La concrétisation d’une telle volonté suppose l’invention d’une situation de gestion qui dépasse le cadre de la reconfiguration de l’entreprise et passe par une extension du réseau long de la fabrication de l’eau minérale naturelle. C’est ce processus d’invention du gérable qu’il nous faut tout d’abord décrire et caractériser du point de vue de son aboutissement, avant que de pouvoir considérer la question d’une gestion du collectif des chercheurs qui y a participé.

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DEUXIEME PARTIE

L’invention d’une situation de gestion suivie à la trace

« Jadis le problème était d'inventer de nouveaux moyens d'économiser le travail. Aujourd'hui le problème est inverse. Il nous faut maintenant adapter, non inventer. Il nous faut trouver les environnements dans lesquels il sera possible de vivre avec nos nouvelles inventions. » J. Goody, 1978

II° PARTIE - INTRODUCTION

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INTRODUCTION DE LA DEUXIEME PARTIE

L’objectif de cette deuxième partie est de fournir une description du processus initié et porté par NAIADE pour protéger la qualité de ses eaux et étendre sa volonté de maîtrise au territoire correspondant au périmètre du gîte114. Ce processus est ici appréhendé en tant qu’invention d’une gestion de ce problème par le déploiement d’un programme de R&D visant à transformer l’agriculture d’un territoire. Au regard de notre terrain et de notre propre champ d’intérêt sur ce qui est appelé « les nouvelles fonctions de l’agriculture et des espaces ruraux » (Lemery et al., 1996) de telles études de cas au sein du secteur agricole peuvent apporter une lecture compréhensive fine des processus que les travaux plus orientés vers une économie des innovations technologiques en agriculture (David, 1986, Vissac-Charles, 1995) ou vers une économie des organisations (Soler, Tanguy, Valceschini, 1995) considérent plutôt à partir de leur aboutissement.

Le type de description que nous allons proposer participe ainsi au développement des méthodes inductives pour des recherches longitudinales et qualitatives en gestion (Pettigrew, 1992), et plus particulièrement sur celles orientées vers la gestion de programme d’innovation multi-acteurs impliquant une activité de Recherche et Développement (Van de Ven & Poole, 1990; Vinck, 1993; Callon, Larédo, & Mustar, 1995). Ces quatre sources bibliographiques ont été importantes pour structurer les méthodes de suivi du processus que nous avons mobilisées115. Nous allons tenter de caractériser l’invention d’une gestion d’un problème (ici d’environnement) comme un processus large de création d’une organisation ou plus exactement d’en mettre à jour « l’organizing » au sens de Weick, 1979, p.3: « L’organizing est d’abord fondé par les accords concernant ce qui est réel et illusoire, un fondement qu’on peut appeller une validation consensuelle. (...). L’organizing est l’équivalent d’une grammaire dans le sens où il expose systématiquement les règles et les conventions par lesquelles des ensembles de comportements interreliés sont assemblés pour former des processus sociaux intelligibles pour les acteurs.». Mais un tel processus n’est pas pour nous strictement d’ordre psycho-cognitif, au sens où la construction d’une gestion d’un problème serait le résultat d’interactions sans objets (Latour, 1994), que ce soit dans une interaction généralisée où toute l’intégration sociale serait rejouée à tout moment, ou dans des anticipations autoréalisatrices qui construiraient le social en permanence.

Tout d’abord, le type de « mise en gestion » sollicité par NAIADE est caractérisé par un incontournable rapport à la délimitation physique de l’espace du problème. Cet enfermement du problème correspond à cette portion de territoire et de « pelure » de croûte terrestre, définie et réglementée pour l’activité de NAIADE par la puissance publique. Ainsi dans ce cas de figure, l’acteur qui pose le problème ne possède pas la propriété du territoire concerné, bien que ce territoire puisse être considéré comme ce qu’un économiste appellerait un actif spécifique (Williamson, 1985) de la production de cette eau minérale naturelle. La valeur de cet actif est ici complètement et définitivement liée à l’implantation géographique, au produit lui même avec des caractéristiques physico-chimiques et légales qui font qu’il ne peut être produit ailleurs, aux compétences du capital humain notamment en matière de contrôle qualité et de culture du produit, et du fait enfin que cet ensemble technique, humain et organisationnel ne peut servir qu’à produire de l’eau minérale.

114 Par territoire nous entendons ici la référence à une étendue vécue, perçue et descriptible par des acteurs qui définissent une cloture de cette étendue dans le cadre de la conduite de leurs activités. 115 De l’orientation inductive des travaux de Van de Ven et Poole pour découvrir les « lois de l’innovation » suceptibles d’intéresser les managers de l’innovation, nous ne retiendrons que les méthodes de construction d’une exploration du processus de R&D et pas son orientation .

II° PARTIE - INTRODUCTION

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Ensuite, en plus de cette caractéristique territoriale du cas, le rapport moyen-fin, qui est caractéristique de la définition même de ce que gérer veut dire, est justement ici le problème. En effet, le processus consiste pour ainsi dire en l’établissement conjoint de ce rapport moyen-fin et d’un collectif d’acteurs qui l’actualisent dans le projet de contenir cette incertitude que NAIADE a déclenchée avec cette menace des nitrates. L’établissement tâtonnant de ce rapport moyen-fin implique que se poursuive un régime d’exploration des possibles dans le maintien d’un cours d’action (Eymard-Duvernay, Marchal, 1994). Un tel régime signifie que les acteurs produisent de l’organisation pour définir à la fois le problème et les modalités de son règlement, c’est à dire rentrent dans un processus à la fois de discussion, de décision et d’action, mais sans mode de gouvernement préétabli.

Enfin, justement parce qu’il n’y a pas de structure de gouvernance pour le problème et que celle-ci est à inventer en quelque sorte, toute rupture de compromis ou d’accord entre les projets des acteurs (qu’ils soient impliqués intentionnellement ou de fait par leur présence sur ce territoire) entraîne une suspicion sur la possibilité même de poursuivre la construction de ce rapport moyen-fin, et donc la mise en gestion de ce problème. Avec cette absence de gouvernance, il ne s’agit donc pas d’un problème standard pour les recherches en gestion, puisque nous n’avons par de cage de fer de l’organisation, ni d’isomorphisme institutionnel d’une compétition entre NAIADE et les agriculteurs selon les termes de DiMaggio et Powell (1983)116, qui nous permettent de circonscrire ex-ante une situation de gestion et de doter ainsi les acteurs d’un système, l’entreprise d’une culture, le problème d’une routine (même lacunaire), l’institué d’une institution. C’est de ce décentrement qu’offre le cas pour concevoir l’invention d’une gestion comme résultat d’une structuration émergente des pratiques (Giddens, 1987) que nait, nous semble-t-il, l’intérêt de se pencher avec précision sur des cas de ce type où un processus suffisamment long permet d’échapper à des descriptions synchroniques peu contextualisées117.

Pour pouvoir donner une description fine de cette situation de gestion résultat du processus étudié, nous allons tout d’abord présenter dans le chapitre 5, les matériaux et les méthodes utilisés pour ce faire, en tentant de respecter le cahier des charges que nous venons de fixer à une telle description, pour, à partir de là, établir une description du déroulement du processus considéré sous l’angle d’une sociologie de la traduction et d’une sémiotique des réseaux. Puis dans le Chapitre 6 nous tenterons de considérer les aspects sociotechniques et organisationnels des dispositifs de gestion du règlement du problème, ce qui nous permettra de discuter le mode d’existence de cette situation de gestion nouvelle de la qualité de l’eau du point de vue des transformations locales de l’identité professionnelle agricole et des pratiques agricoles.

116 Les auteurs soutiennent que les causes de la bureaucratisation et de la rationnalisation ont changé depuis que M.Weber soulignait le couplage entre l’extension du capitalisme et celui de la bureaucratie. Selon eux: « les organisations deviennent de plus en plus homogènes, et la bureaucratie reste la forme organisationnelle commune. Aujourd’hui, cependant, le changement structurel dans les organisations semble de moins en moins conduit par la compétition ou par le besoin d’efficience » (p.147) et les organisations sont dès lors en compétition « non seulement pour les ressources et les clients, mais pour le pouvoir politique et la légitimité institutionnelle, pour la paix sociale et la bonne santé économique (p. 150). C’est une telle homogénéisation de populations d’organisation dans cette compétition que les auteurs nomment isomorphisme institutionnel. 117 Voir la controverse sur cette question du pas de temps de l’observation entre Mintzberg and Waters, Pettigrew et Butler dans Organization Studies (1990).

II° PARTIE - INTRODUCTION

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CHAPITRE 5

Matériaux, méthodes et description du déroulement du processus

« C'est en examinant les exigences de coordination que l'on peut comprendre comment se dessinent les contours de l'action, comment est découpé un ensemble d’événements en unités qui seront couvertes par des descriptions d'actions ». L.Thévenot, 1990.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

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INTRODUCTION

Notre travail de compréhension d'un processus de mise en gestion comme celui-ci, est passé par deux types d’activité exploratoire: par l'enquête auprès des acteurs qui en ont été les actants en recueillant leur parole dans des imprimés selon des techniques variées de l’enquête en science sociale (Blanchet et al., 1987)118, et un travail d’analyse documentaire sur les imprimés qui forment la traçabilité d'un tel processus, étendant ainsi le regard sur l’inscription scientifique à celui de l’activité documentaire de l’invention d’une gestion d’un problème d’environnement. Avant de présenter la méthode de ce travail, il nous paraît nécessaire de discuter du statut que nous donnons à ces imprimés qui tracent le processus de façon très hétérogène, et qui se trouvent associés pour former un site expérimental de sa description. Nous pourrons alors ensuite faire état de leur traitement puis des méthodes et de l’analyse du procesus à partir d’une sociologie de la traduction et d’une inscription du processus avec les méthodes de sémiotiques des réseaux d’innovation.

1. LA CONSTRUCTION DES MATERIAUX

1.1. La parole, la mémoire et l’imprimé

Les acteurs de tels processus utilisent en effet l'imprimé comme stabilisation des états du monde dans lequel et sur lequel ils travaillent, ce qu’avec Charvolin (1993), on appellera pratique documentaire en élargissant la notion hors du champ des pratiques administratives. L’hypothèse que nous formulons est donc que les imprimés n’existent pas par hasard ou comme bruit de fond mais comme attestant justement des activités quotidiennes des membres d’un tel processus. On peut considérer que ceux-ci s’adonnent à un travail de documentation, d’inscription et de mise en circulation d’imprimés très hétérogènes quant à leur importance, leur contenu et leur « surface » de diffusion. La présence de chercheurs nous assure d’une activité d’inscription littéraire particulièrement importante, mais ils ne sont pas les seuls à écrire119, et leur production volumineuse peut faire l’objet d’un tri qui permet de limiter cette asymétrie entre les acteurs.

Dès lors, les imprimés forment une source de véridication des propos des acteurs, et ceux-ci parlent à travers eux, ils deviennent même potentiellement une trace opposable en cas de dispute ou de recherche d’accord120. En revenant à notre description du « Grand-Partage », l'imprimé raisonne et résonne la constitution des réseaux long (Latour, 1990). La profusion des imprimés est à l'image de la nécessité qu’expriment les acteurs d’instituer dans l’écrit des configurations visant à actualiser le processus et à lui donner un chemin, c’est à dire à lui donner du sens à travers ce que le processus doit laisser comme trace et ce qu’il doit décrire des associations futurs entre les actants. En effet les acteurs écrivent

118 Cette procédure tout à fait ordinaire du travail en sciences sociales consiste pour nous à reccueillir la parole de personnes identifiées comme pertinentes et qui acceptent de se soumettre à une épreuve de rationalisation et de véridiction de ce qu’elles supposent être intéressant pour un chercheur. 119 On pourra se reporter à Eisenstein (1991) non seulement pour une histoire de l’imprimé mais surtout de la façon dont la technologie de l’imprimerie et sa reproductibilité à l’échelle européenne transforme le rapport à l’écrit en créant de nouvelles audiences pour le « travail savant », voir également la notion de médiologie chez Debray (1991). 120 Cette force des inscriptions est de consigner des positions prises par oral, et l'une de ces formes est le contrat sous-seing. L'imprimé est chargé d'une mise en ordre à un moment donné et pour une durée variable selon l'importance accordée par les actants à la configuration qu'il représente.

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rarement ce qu’ils font pour le plaisir de le faire, mais plutôt par la nécessité d’exposer et établir ce qui pose problème ou ce qui est le résultat d’une négociation, d’un d’accord implicite ou d’un travail de qualification du monde de l’expérience. L’imprimé rend compte dans son horizon de diffusion de ce qui appartient au processus à l’oeuvre et de ce qui fait partie de son monde extérieur. Il donne ainsi aux acteurs matière à aller de l'avant, et, en cristallisant les positions et les prises de paroles, il devient alors, pour l’observateur, une trace de l'économie du processus.

Les imprimés tracent ainsi doublement les frontières du réel. D’une part ils tracent le réel pour les acteurs pris dans le processus qu’ils construisent et d’autre part ils tracent, pour nous, une actualisation progressive à mettre en rapport avec l’exploration de sa concrétisation. De notre point de vue d’observateur, ces imprimés-traces forment donc des matériaux extrêmement précieux pour pouvoir inscrire notre propre description. Plus l’activité documentaire est intense, plus les imprimés sédimentent dans les archives, pour ne plus avoir alors d’importance qu’en cas de « guerre du vrai » (quand on les retrouvent...), moment où ils peuvent permettre de rectifier des positions, ou des trajectoires prises. Mais les imprimés peuvent également devenir de mauvaise foi pour les actants, quand ceux-ci estiment que des changements de contexte ou du projet impliquent de ne plus s’appuyer sur eux, l’imprimé fait pour durer devient périssable. Notre propos n’est donc pas de nous contenter d’une lecture aveugle du processus par l’imprimé, mais bien de se servir de l’activité documentaire comme révélateur de ce qui s’est joué dans le processus.

1.2. Du processus à la base documentaire:

1.2.1. Principe de construction

La description du processus repose sur un travail qui consiste à déconstruire la situation de gestion aujourd’hui existante, cela à partir du traitement de matériaux très hétérogènes et nombreux qui forment les traces de l’existence du processus qui y a conduit. Le travail de description défait donc ce que les acteurs du processus ont eu parfois beaucoup de mal à inscrire dans les assemblages qui forment aujourd’hui une gestion du problème. Comprendre ainsi un tel processus, c’est suivre les traces laissées par des configurations qui ont donné lieu à des inscriptions, on se trouve ainsi dépendant des imprimés et de leur analyse documentaire d’une part, et de la mémoire des acteurs mobilisée au cours de l’entretien sociologique (qui donne lieu à la production d’autres imprimés) d’autre part. Afin d’opérer un tel traitement de déconstruction pour ensuite reconstruire ce processus, il nous a fallu notamment rassembler et constituer un ensemble de très nombreux imprimés, pour former ce que nous appellerons une base documentaire, c’est à dire faire un classement des imprimés interrogeable et exploitable pour établir une description121.

Cette base est censée être une projection des activités tenues dans le processus lui-même par l’intermédiaire de l’activité documentaire qu’il a généré. Cela concerne l’activité documentaire des chercheurs et celle d’autres acteurs. Il est ainsi évident que nous ne pouvons revendiquer l’exhausitivité des imprimés-traces qui ont pu émaner de ce processus, n’ayant en effet pas eu accès aux archives d’autres acteurs que la Recherche. L’Encadré 5-1 tente ainsi de schématiser la construction de ce que nous appellerons désormais la base documentaire du processus. Pour lire ce schéma qui voudrait faciliter la compréhension de notre propos, il faut considérer que la dynamique du processus consiste en l’exploration de figures de compromis entre différents actants ayant des programmes d’action non

121 Nous n’échappons pas dans notre projet de rationnalisation à ce trait caractéristique des modernes que de vouloir faire des listes (Goody, 1979)

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nécessairement convergents122 (c’est ce que tente de représenter ce trajet fléché avec ses boucles explorant des configurations possibles de problèmes ou de solutions). De telles figures de compromis sont discutées dans différentes instances qui, suivant leur degré de généralité, permettent d’instituer ces compromis dans des configurations ou les acteurs stabilisent leurs relations et performent la situation de gestion qui vient, à laquelle les imprimés, les courriers, les fax et les coups de téléphone font écho.

Encadré 5-1: Configuration de la construction de la base documentaire

eazzaeazd rfr

docn°21

docn°23

docn°25

docn°26

docn°xy

chro. docn°xx

docn°27

eazzaeazdrfr

réunion decoordinationformation d'unprogramme d'actionaccord formel typecontrat, et engagementactivité technique ouscientifique

1. Différentesactivitésdonnant lieu àla productiond'imprimésendogènes auprocessus

Activitéd'enregistrementdes évènementspar leschroniqueurs duprocessus(chercheurs,presses)

participation à desinstances de gestioncomme observateur

intervention dansinstances de gestionou création de cadred'action observables

2. Différentes activitésexpérimentalesdonnant lieu à uneproductiond'imprimés, de notrepropre fait ousollicitée par notreintervention

LEGENDE

descriptionparticipante

descriptionparticipante

PROCESSUS

BASEDOCUMENTAIRE

Ces compromis signifient des procédures d’action débouchant sur la formation d’assemblages contentant des liens durables entre des acteurs et des objets, ou assemblages hybrides d’humains dotés de compétences et d’objets, qui prescrivent un faire-efficace. Enfin ces compromis supposent et signalent également l’établissement du périmètre du collectif pour l’action, c’est à dire de ce collectif d’acteurs qui envisagent une action avec les problèmes de convergence de vue et de défection caché ou de passagers-clandestins que cela pose et qu’un « surplus de communauté » peut parvenir à contenir (Livet, 1997). Cette constitution d’un collectif suppose que les actes de langages finissent par constituer des attentes d’arrière-plan raisonnables et signifiantes quand elles permettent une coordination des programmes d’actions, activités orales répétées débouchant sur des rapports de confiance, des « gentleman agreement » et, de façon formelle, sur des accords verbaux ou des contrats, et donc des imprimés. Nous tenons donc par les imprimés une traduction dans l’écrit de ce que de tels collectifs sont susceptibles de dire d’eux-mêmes à travers les descriptions qu’ils jugent nécessaires.

En associant la production des imprimés à cette activité d’exploration des possibles par les acteurs,

122 Ces termes d’« actant », de « description », d’« inscription », de « programme d’action », de « prescription » de la compétence, sont tirés du petit « bréviaire » du vocabulaire de la sémiotique des réseaux, voir Akrich et Latour (1992) in Bijker et Law (ed.).

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nous dotons ceux-ci d’une compétence à fournir des descriptions de leur actes, actes qui inscrivent pour nous le processus dans des formes techniques, sociales et langagières. Les imprimés sont ainsi pour nous la projection, dans le plan de l’activité documentaire, de ce qui se joue dans la situation123. Cela signifie que par l’exploration de ce plan nous n’avons pas accès à une lecture totale de ce qui s’est passé, nous passons ainsi à côté d’autres formes d’inscription du processus par les acteurs, que ce soit des formes orales, d’activité d’imagination ou de rêverie, et qui y contribuent également sous des formes « clandestines » parce qu’elles ne sont pas imprimées sur le papier.

1.2.2. Périmètre de la base documentaire

Toujours en référence au schéma de l’Encadré 5-1, notre base documentaire n’est donc pas seulement formée de ces imprimés un peu froids récupérés dans les boîtes à archives ou dans des chemises. La représentation des acteurs qui ont peu recours à l’imprimé dans leurs activités quotidiennes pose alors un problème de construction de cette base documentaire, et nous pensons là tout particulièrement aux agriculteurs. Ce problème n’est pas réglé mais au moins atténué par le fait que nous joignons à cette base les imprimés qui rapportent du terrain des entretiens sociologiques ou des entretiens ouverts, voire des récits d’observation concernant notamment les agriculteurs. Il est important de noter que nous avons versé au contenu de notre base documentaire les imprimés issus de l’activité des chercheurs, et plus particulièrement de ceux des sciences sociales, qui ont recueilli par des dispositifs d’enquêtes variées des points de vue d’acteurs sur ce qui se jouait (nous donnons la liste de ces matériaux dans le Tableau 1-A5 de l’annexe A5).

Ajoutons enfin à cette base documentaire notre propre travail de terrain réalisé au sein du volet socio-économique. Avec d’une part trois enquêtes « systématiques », une enquête socio-économique auprès des entreprises amont-aval qui pouvaient être concernées par les transformations de l’agriculture du site, une enquête auprès de certains agriculteurs du site suite à un travail de repérage des positions des agriculteurs par une pré-étude des représentations « à dire d’expert » du responsable de NAIADE, du conseiller SAFER de la zone, du conseil agronomique et d’un chercheur. Ces deux enquêtes ont été réalisées dans le cadre des travaux du groupe socio-économique du programme de recherche et donc conduites en collaboration avec les 2 chercheurs de ce groupe. La troisième enquête est une enquête sociologique réalisée auprès des chercheurs du groupe de recherche, de mai à août 95 dans l’objectif de réaliser une description du programme de recherche et qui constitue une part importante de notre travail empirique pour la troisième partie. A cette activité d’enquêtes, il faut ajouter notre propre activité de chercheur en gestion prenant part à des réunions de chercheurs mais aussi de coordination avec NAIADE, faisant également un travail de terrain impliquant une « fréquentation » de certains agriculteurs, sollicitant autant que possible des entretiens ou des informations au directeur de NARCISSE pour « suivre la situation » (nous renvoyons pour une liste indicative des traces de cette activité au Tableau 2-A5 de l’annexe A5).

Nous nous sommes ainsi trouvés pris dans ce jeu de la production d’imprimés, et cela à deux niveaux. D’une part notre activité de description-participante (Geertz, 1996) a contribué à cette activité d’enregistrement et de mise en circulation d’un point de vue réflexif sur le processus (comptes-rendus de réunions, notes de circonstance) par laquelle nous avons ainsi pu participer à cette pratique de l’écrit associée au fonctionnement de toute bureaucratie, particulièrement présente chez les chercheurs124. 123 On renvoie ici au travail de Charvolin (1993) filant avec précision et rigueur une lecture de la création du Ministère de l’Environnement du point de vue des activités documentaires qui ont présidé à sa formation. 124 Tous les chercheurs ont en effet leur cahier de notes, et de plus ont tous une activité d’archivage des documents qui pose toujours des problèmes de « stockage de l’histoire ».

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D’autre part notre activité d’intervention dans le cours du processus a également généré des imprimés: de façon directe au sein des travaux du groupe socio-économie au sein duquel nous conduisions une activité pour le programme de recherche, et de façon indirecte pour interpeller les chercheurs ou pour faire des propositions en terme de management stratégique des activités aux instances de régulation du programme de recherche. Ce deuxième type d’imprimés spécifique à l’intervention sera mobilisé dans notre 3° partie.

1.3. Le classement des imprimés à l’origine de la base documentaire

Ce sont donc tous ces imprimés qu’il a fallu consulter, comprendre, parfois dater et surtout organiser. Ces matériaux ont des origines diverses que l’Encadré 5-2 permet de situer selon les types de relation ou de communication que les imprimés sont censés renseigner (les chiffres renvoient à ceux du Tableau 5-1 récapitulatif).

Encadré 5-2: origine des imprimés

INRA NAIADE

CHAMBRED'AGRICULTUREAGRICULTEURS

PRESSE

AGENCE DEL'EAU1 2 3

45 6 7

8

9

1011

Ces imprimés ne sont pas tous équivalents du point de vue de ce qu’ils traduisent. Un brouillon de contrat raturé n’est pas un contrat signé125, un compte-rendu personnel d’une réunion n’est pas son procès verbal. Mentionnons donc ici les principales catégories d’imprimés. Il peut s’agir des imprimés issus de réunions de coordination ou du fonctionnement des instances de régulation qui ont eu à ordonnancer des enchaînements et des flux d’action pour contenir les opérations de traduction dans la ligne de pente de la réalisation d’un dispositif (très nombreux comptes-rendus de réunion suivant le design organisationnel qu’adoptent les acteurs du processus). Il peut s’agir également des résultats de différentes enquêtes classiques de recherche (enquête agronomique ou enquête sociologique), de comptes-rendus de l’observation directe de situations (réunions, séances de formation, situations de travail en exploitation), et enfin et surtout des chroniques tenues par les chercheurs (3 chroniques rassemblées en un document unique).

125 Voir sur ce point l’exploitation intéressante qui peut être fait de ces différences pour une identification des stratégies émergentes dans Mangematin et Poli (1996).

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Tableau 5-1: organisation générale de la base documentaire 1. Rangement thématique des imprimés avec indexation chronologique des imprimés

Imprimés-traces des activités de recherche (littérature grise) 1 Coordination interne de l’équipe de recherche (régulation du programme de recherche) 2 Conseil scientifique du programme de recherche - Séminaire et réunion Cellule Environement INRA-DPE 3 Courrier entre NAIADE et l’INRA 4 Etablissement des contrats de recherche 5 Contrats 6 Etablissement Cahier des charges et prospections valorisation des produits 7 Courriers entre les OPA et l’INRA 8 Réunion et Restitution des travaux de la recherche aux agriculteurs 9 Gestion-régulation du programme de R&D (dont le Comité de Pilotage tripartie) 10 Dossier de Presse 11 Non classés e

2. Rangement thématique simple sans indexation chronologique des imprimés Gestion financière Droit Communications reliées au programme Enquêtes Systématique des Exploitations 1989 Enquêtes Valorisation des produits 1992 Enquêtes Sociologie de la Recherche 1995

3. Chroniques du programme de recherche établis par les chercheurs (3 chroniques de chercheurs reprises dans un document unique)

Nous portons dans le Tableau 5-1 les trois niveaux de notre base: le niveau 1 du classement thématique des imprimés individualisés et indexés par un numéro d’ordre chronologique (formé de la date de « fabrication »), le niveau 2 du classement de documents propres à l’activité de recherche (avec les enquêtes systématiques, les communications et articles issues ou connectés au programme, des imprimés concernant la gestion financière du programme de recherche, des notes de juristes sur le problème de NAIADE), enfin le niveau 3 des chroniques de chercheurs. Inclure de la sorte l’activité documentaire des chercheurs, et la notre y compris, nous semble recevable du fait du principe de symétrie qui vise, dès la construction de nos matériaux pour l’étude de ce processus, à ne pas isoler l’exposabilité des chercheurs dans un registre qui en ferait une rationalisation plus vraie que celle des autres acteurs, on va donc ainsi vers la formation d’une sorte de forum des imprimés. Pour boucler le parti-pris ethnométhodologique que nous suivons ici, on peut considérer que le classement de ces matériaux est lui même une indexation de la façon dont nous avons reconstruit le fonctionnement de l’activité documentaire du processus à travers la formation de cette base.

Nous ne défendons donc pas le caractère objectif d’un tel classement comme étant isomorphe au processus, mais nous défendons par contre la nécessité de justifier d’un tel travail empirique pour déclarer auditable le trajet qui va du processus, comme enchaînement d’événements formant une histoire, aux énoncés et aux descriptions faites dans le présent document, cela en passant par ces matériaux indexés dans un jeu de disquettes et rangés dans des chemises, elles-mêmes rangées dans une armoire. Ce point est particulièrement crucial, moins pour attester de la scientificité du travail de la référence, que pour faire état justement du résultat d’un travail d’imprégnation, de classement, d’archivage des matériaux d’une part et pour rendre notre propre procédure de classement critiquable, améliorable etc., c’est à dire exposable et auditable.

2. TRAITEMENT DES MATERIAUX

Une fois la base documentaire configurée on obtient en quelque sorte un forum ordonné d’imprimés qui permet un travail de traitement pour préparer une description d’ensemble. Aussi évident que cela puisse paraître, le premier traitement infligé aux imprimés est de les sortir de la base documentaire, et de les fréquenter afin de mettre en commerce ces traces, selon une quête tout à fait vaine que tout cela

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fasse sens. Ce qu’il s’agit alors de faire pour dépasser l’enlisement dans la multiplicité des histoires possibles qui peuvent se croiser dans l’exploration de cette base, c’est de procéder à un traitement de réduction pour répondre à l’objectif de caractérisation et de description du processus que l’on s’est assigné. Ce que nous cherchons alors, ce n’est pas à régler le processus en triant les vrais matériaux vis à vis des faux ou des plausibles par rapport à une logique de l’histoire, mais de comprendre comment le voisinage de tous ces matériaux peut rendre compte de l’histoire qui s’est jouée (Charvolin, 1993).

2.1. Premier niveau de traitement

Le premier niveau est assez frustre, renvoyant à un objectif intermédiaire. Il a consisté à faire un condensé de la chronologie des événements en ne retenant que ceux qui étaient significatifs de séquences d’interactions ou d’une action délibérée entre les acteurs. Cela nous portait donc, dans un premier temps, à ne pas considérer la partie, volumineuse, de la base documentaire qui concernait l’activité documentaire interne des chercheurs.

Nous avons porté ces événements dans un tableau chronologique à 5 entrées, suivant le modèle présenté dans le Tableau 5-2. Nous avons mobilisé pour ce faire principalement le niveau 3 de la base, et exploré de façon ponctuelle les imprimés qui permettaient de qualifier certaines situations ou certains dispositifs que le niveau trois nous donnait de façon trop ambiguë ou partiale, voire qu’il pouvait n’avoir pas consigné.

Tableau 5-2: Modèle du tableau chronologique des évènements DATE Agriculteurs et OPA Recherche NAIADE Instance de

coordination Dispositif socio-technique

29 sept 88 présentation à NAIADE

réunion

janv 89 réunion de village groupe d’aide groupe GERDAL mars 1989 techniciens pose de bougies poreusesetc...

Ce travail a permis de porter tout le déroulement du processus sur 7 tableaux de format A3. Ces tableaux ont servi de support à un travail de triangulation des interprétations réalisé avec deux chercheurs du groupe de recherche, un sociologue et un économiste, ayant tous deux participés au programme de recherche.

2.2. Deuxième type de traitement

Le deuxième traitement a consisté à croiser les 3 chroniques du programme de recherche établies par les responsables du programme et à rajouter les événements qui pouvaient avoir été oubliés par ces chroniques (articles de presses, réunions tenues sans la présence de chercheurs) pour former un fichier sous EXCEL de 554 items environ, représentant chacun un événement du processus. Nous avons grandement profité de l’expérience de la lecture de Van de Ven et Pool (1990) pour alors traiter ces événements. Chaque item est indexé par sa date, numéro chronologique qui renvoie, quand cela est possible, à un imprimé de la base documentaire, puis est ensuite l’objet d’une indexation par un code suivant la liste présentée dans le Tableau 3-A5 de l’annexe A5, dont nous rappelons les termes de classification dans le Tableau 5-3.

Tableau 5-3: Caractérisation des évènements TYPE D’EVENEMENT CARACTERISATION Institutionalisation Il s’agit ici de contrats ou d’organisation formelle qui ponctualisent une évolution du processus Réunions

Réunions bi ou tri-partite entre l’INRA,

Il s’agit de réunions d’instance de coordination c’est à dire de réunion non instituées en tant que dispositif récurrent mais qui ont une fonction de coordination des acteurs, et de réunions de é

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NAIADE, et/ou les représentants de OPA

régulation des activités des membres d’un programme d’action pour lequel la tenue d’une réunion est une condition de l’existence d’un régime de traduction de ce programme (les instance de régulation sont donc des instances de coordination prise dans un travail de concrétisation et d’institution).

Réunions internes au programme de

recherche

Il s’agit de toutes les réunions interne au groupe de recherche , réunion de régulation, réunion de coordination, groupe de travail

Activité des chercheurs sur le terrain

Il s’agit d’activités expérimentales impliquant le déplacement des chercheurs sur le terrain

Lettres Il s’agit des courriers et des fax Entretiens Stratégiques Il s’agit de rencontres entre des acteurs pour débloquer des situations, résoudre des problèmes,

lancer des actions passer des accords politiques. Ces entretiens sont qualifiés de stratégique parce qu’ils renvoient à un travail d’orientation des cours d’action.

Média publication d’un article, interview ou émission télévisée concernant le problème

(voir Tableau 3-A5 de l’annexe A5 pour la liste complète des codes d’indexation)

Chaque événement fait de la sorte l’objet d’un descriptif très bref (qui est descriptible le plus souvent de façon extensive par un imprimé de la base documentaire dans le niveau 3), d’une indication du type de relation qui est en train de s’établir dans la configuration en question selon sa signification dans une séquence d’interaction (voir le Tableau 5-4), et enfin d’un indicateur précisant si l’événement en question est plutôt un événement de réseau global (le réseau des acteurs investissant des ressources dans le processus) ou de réseau local (le réseau des acteurs proposant des assemblages socio-techniques) suivant la terminologie proposé par Callon et Law (1992) - voir la deuxième partie du Tableau 5-4126.

Tableau 5-4: Plan de codage des évènements du processus @ enrôlement & exigence de coordination , épreuve # événement phasique de communication ù réalisation d'un accord o cristallisation d'une opposition

g pour réseau global, qui indique que cet événement porte sur la gestion des ressources humaines, politiques, financières et symboliques affectables au déploiement global de l’innovation l pour réseau local, qui indique que cet événement porte sur la mobilisation des actants affectables au déploiement de compromis socio-techniques.

L’objectif de ce traitement était de préparer la base documentaire à l’établissement d’un script de l’innovation pour inscrire le processus sous la forme d’un graphe sociotechnique et obtenir les indicateurs qui l’accompagnent. L’inscription du processus que l’on obtient alors est un grand tableau qui forme une longue liste de 554 éléments (un extrait de ce fichier est fourni dans le Tableau 4-A5 de l’annexe A5).

2.4. Traçabilité du processus

Nous avons ainsi défini des unités d’événements, c’est à dire des unités où ce que traitent les acteurs au sein de leurs activités est l’objet d’une cristallisation du sens qu’ils leur donnent. Ceci conduit alors la délimitation de ce qui se joue à un moment donné, à travers le repérage des compromis, des controverses que génèrent les épreuves de déstabilisation/stabilisation provisoire du processus que vivent les acteurs. On aboutit ainsi à définir le processus non seulement comme entrée et sortie d’actants, de problèmes et de solutions à l’image du modèle du carbage can (Cohen, March, Olsen, 1972), mais également comme une succession syntagmatique de versions dans la façon dont ce collectif pour l’action tente de mettre en gestion le problème de NAIADE. Le point de vue qu’il s’agit alors

126 Nous préciserons le sens de cette indexation dans le chapitre 6. Elle nous a été utile pour caractériser la façon dont ce processus a été auto-régulé

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d’adopter pour parler au nom de ce collectif est, aussi peu orthodoxe que cela puisse paraître, celui de l’eau minérale, c’est à dire observer ce que tous ces actants sont susceptibles d’inventer pour parvenir à orienter un cours d’action vers une gestion de la protection de l’eau du gîte qui contienne une agriculture spécifique sans que « ça craque ».

Ce travail préparatoire et sa justification permettent d’établir un lien entre les traces du processus que nous avons stabilisées sous la forme de la base documentaire et la traçabilité de notre travail d’interprétation qui y réfère. Néanmoins la base, en l’état, peut conduire à d’autres interprétations que celles que nous allons proposer ici, mais elles seraient alors en quelque sorte comparables, rejoignant ainsi le soucis exprimé par Van de Ven et Poole (1990 d’assurer une traçabilité à ce type de recherche en gestion mobilisant des matériaux hétérogènes et qui balayent un pas de temps long.

Ce travail préparatoire et de conceptualisation a conduit à établir un descriptif du processus selon les trois étapes classiques de l’analyse des processus de prise de décision procédurale avec une phase de problématisation, une phase de recherche de modalités pour tenir une description fine du problème et un cadrage de la recherche des solutions, enfin une phase d’irréversibilisation de ce qu’était le problème « en fait » et de ce qui permettait de le résoudre par l’institution d’une situation de gestion répondant au problème ainsi cadré. Cette lecture tranche dans l’histoire du processus pour permettre d’en donner une lecture satisfaisante du point de vue de la dynamique. Elle reprend à dessein une lecture procédurale de la décision que l’on peut trouver chez H.Simon selon l’enchaînement itératif suivant: [compréhension formulation du problème / conception évaluation de modèles d’action possibles / sélection de la solution « satisfaisante »] (voir Simon, 1973, 1978 et la formalisation proposée par Le Moigne, 1990, au ch.6.). Un tel enchaînement considéré à l’échelle et au pas de temps du processus doit se concevoir également dans les procédures d’élaboration et de prise de décision qui sont évidemment extrêmement nombreuses au sein même du processus.

2.5. Mode de lecture

Après avoir établi comment nous avons élaboré nos matériaux pour rendre descriptible le processus, nous allons en conduire une description du point de vue de la sociologie de la traduction, en envisageant donc les relations de traduction entre les acteurs et les dispositifs dans lesquels se noue la concrétisation du processus.

La description qu'il s'agit alors de fournir en tenant compte des éléments de méthodes précisés en première partie ne peut consister en la présentation d'un contexte dans lequel les acteurs développeraient leurs stratégies à l’aune de leurs seules intentions initiales et de leur rationalité substantive. Nous entendons par là que rendre compte de ce type de processus de changement c’est rendre compte d’une construction problématique pour les acteurs eux-mêmes, c’est à dire d’une construction dont les acteurs ne peuvent pas faire à tout moment une description complète qui supposerait une mise à distance que l’exigence d’une implication dans une action collective rend impossible. Cette orientation vers la maîtrise, renvoie à la notion de cadrage puis de structuration d’une coopération que Raulet-Crozet (1995) propose dans sa thèse sur le même cas d’étude, pour définir cette construction progressive d’une gestion. Nous poursuivons donc dans cette deuxième partie un grand nombre de voies d’exploration du processus qu’elle avait ouverte (notamment dans ses chapitres 8, 10 et 12) pour élaborer à notre tour une analyse de ce processus, avec une profondeur de temps plus importante simplement par construction. En ce qui nous concerne, quand nous mobiliserons dorénavant le terme de processus, c’est

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en référence à cette interaction généralisée127 des acteurs engagés ou enrôlés dans l’élaboration tâtonnante d’une situation gérable de leurs activités qu’il faudra l’entendre, prenant de la sorte un parti-pris constructiviste dans la façon dont nous considérons les acteurs du point de vue de l’engagement de leurs compétences dans l’invention, problématique pour eux, du gérable.

Nous considérons donc premièrement que ce que cette « histoire » met à notre disposition comme autant de traces de ce qui s’est joué, ce sont les résultats des activités par lesquelles les acteurs produisent et gèrent les situations dans lesquelles ils se trouvent pris, et les rendent suffisamment exposables (au sens de l’account-ability définie par Garfinkel, 1967, ch.1 et ch.4) pour être vivables128. On trouvera évidement ici un lien possible entre cet acteur envisagé par l’ethnométhodologue, fondamentalement indéterminé en dehors des situations où il s’exerce à être à ce qu’il fait, et l’acteur envisagé par les chercheurs en gestion qui se penchent sur les processus d’organisation, pour qui l’acteur reste fondamentalement indéterminé en dehors des situations où il est amené à exercer ses capacités à raisonner de façon procédurale129.

Deuxièmement, rendre compte de ce processus c’est aussi considérer que les acteurs ne sont pas toujours et tous également impliqués dans les flux d’action qui mettent le processus en tension. Ce processus décrit ex-post une temporalité particulièrement non linéaire. Notre conception du temps du processus doit donc beaucoup plus reposer sur son historicité propre au regard de cette temporalité élastique qui non seulement conjugue des temps de l’action différents (temps biologique de la pousse d’herbe, temps comptable des budgets de financement d’activités, temps estival des fonctionnaires entre juillet et août, etc.), mais également des temps d’intensification de la décision et de l’urgence par emballement, mais aussi un temps long dans l’absence de mouvement. Cette question de l’historicité du processus est une difficulté soulignée par de nombreux questionnements méthodologiques au sein des recherches longitudinales. Pettigrew (1990) souligne que « le temps est aussi un construit social et pas un déroulement « out there » et que cela a des implications en terme d’appréciation du processus étudié par les chercheurs », « la récolte et l’analyse de données comparatives et longitudinales sur les processus de changement est une tâche hautement complexe tant du point de vue de sa réalisation sociale qu’intellectuelle », Pettigrew, op.cit. pp.268-274 ».

Enfin, connexe à cette question de l’historicité, il s’agit également de considérer le processus comme une possibilité qui est donnée aux acteurs de s’engager ou de prendre de la distance par rapport à lui, au point même de ne plus se considérer comme pris dans l’action130. En faisant du processus quelque chose qui traduit l’engagement et la distanciation des acteurs de façon différenciée, on rejoint ici l’idée que les tentatives d’enrôlement des acteurs auprès d’autres acteurs supposent une activité appelant intention et

127 Par « généralisée » nous entendons ici que l’interaction n’est pas envisagée comme une interaction strictement symbolique, mais également comme séquence de face à face entre des acteurs, ou entre des acteurs et des objets. 128 Ce terme de vivable n’est pas trop fort pour exprimer le confinement de la situation sur 5000ha. Signalons également que pour certains agriculteurs une solution au problème posé par NAÏADE a été d’accepter une offre de déménagement (c’est le cas pour 2 d’entre eux). 129 On trouvera dans Koenig (1996) une présentation de l’oeuvre de Weick qui nous semble tout à fait reprendre cette idée d’une proximité forte entre l’ethnométhodologie et les recherches sur l’organizing. 130 En reprenant Elias, 1995 : « La possibilité de toute vie de groupe ordonnée repose sur l’interaction, dans la pensée ou l’activité humaine, d’impulsions dont les unes tendent vers l’engagement et les autres vers la distanciation. Ces impulsions se tiennent mutuellement en échec. Elles peuvent entrer en conflit les unes avec les autres, lutter pour la prééminence ou passer des compromis et se combiner selon des proportions et les formes les plus diverses. (...), entre ces deux pôles s’étend un continuum et c’est lui qui constitue le véritable problème ». p.10-11.

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métis qui se traduit dans des dispositifs. Il ne s’agit donc pas de considérer l’action comme résultat d’un mouvement de foule (Dupuy, 1991), ni du fonctionnement d’une communauté qui fait entrer les volontés particulières en résonance à propos d’un problème qui définit la communauté comme telle (Tönnies, 1944).

3. LECTURE DYNAMIQUE DU PROCESSUS

Nous allons maintenant détailler le déroulement du processus en établissant comment la mise en problème d’une incertitude s’est traduite par un régime d’échange et de recherche de modalités pour trouver une solution, qui s’est inscrit dans une situation de gestion définissant de nouvelles pratiques, de nouvelles relations et de nouveaux dispositifs. Nous voudrions le caractériser comme processus d’innovation aboutissant à la structuration d’une situation de gestion singulière qui protège un actif spécifique attaché au territoire.

3.1. La problématisation de la menace des nitrates

3.1.1. De la formulation d’un problème stratégique à la mise sur agenda politique d'une nécessaire coordination localisée des activités

Après différentes études de suivi de la qualité de l’eau de sa source principale, NAIADE décide, semble-t-il en 1987, d’une intervention délibérée et affichée sur le gîte hydrothermal pour prévenir les « risques de pollution » par les nitrates issus de l’activité agricole. Le déclenchement de cette intervention aura pris ainsi une dizaine d’année, depuis qu’en 1976 la qualité de l’eau de surface est suivi par le laboratoire de NAIADE et fait partie des questions inscrites dans les routines de veille sur la qualité de l’eau le long de son « industrialisation ». L’inscription dans l’agenda stratégique de l’entreprise NAIADE (au sens de Dutton et Duncan (1987)) provient selon nous de la rencontre de deux niveaux de formulation du problème, ou problématisations.

La première problématisation renvoie au contexte des politiques publiques environnementales qui ciblent l’agriculture et qui rendent compte de la construction du problème et des solutions aux pollutions agricoles dans l’agenda politique (Padioleau, 1982) à la fin des années 80. Elle s’inscrit notamment dans la surface que prend la construction du « problème nitrate » à la suite du « rapport Hénin » publié en 1980 et de l’activité d’information et de sensibilisation qui s’en suit sous l’impulsion du CORPEN, (notamment avec sa lettre mensuelle « l’Echo des nitrates » qui est diffusée dans l’administration départementale, le monde du développement et des institutions agricoles). Mais notons surtout la mise sur agenda européen de la formation d’une directive nitrate131 qui donne une « carrière » à ce problème, carrière qui se poursuit encore aujourd’hui avec la résurgence d’une controverse sur l’innocuité des nitrates (L’Hirondel, 1993) et l’accentuation des débats publics sur la pollution des eaux potables et l’eutrophisation des milieux. Il semble néanmoins exister un certain décalage entre le renforcement des préoccupations environnementales européennes, et la manière dont elles sont traitées en France par les institutions du secteur agricole, recherche agronomique comprise132 (c’est une conclusion qui peut être

131 On renvoie ici au séminaire organisé en 1987 par la Commission des Communautées Européennes sur les « Systèmes de management pour réduire l’impact des nitrates », (Germon, 1989). 132 En effet les premiers travaux se penchant sur un l’établissement d’une conjecture liant fertilisation et augmentation des taux de nitrates dans les captages peuvent être signalés en 1974 avec une numéro spécial des Annales Agronomique intitulé « La pollution », et notamment chez Chrétien et al. (1974), phénomène qui n’a pas alors fait l’objet de controverses suffisament fortes pour donner lieu à un véritable engagement de la Recherche Agronomique. L’orientation pour prendre cette question comme un problème de recherche

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tirée du travail de Barrué-Pastor et al. (1995) sur les enjeux de l’article 19). Dans ce contexte de politique publique environnementale, l’affichage locale du problème de NAIADE est d’autant plus problématique qu’il « force » l’agenda stratégique des organisations professionnelles agricoles sur cette question.

La deuxième problématisation est celle que le responsable du service Hygrogéologie de NAIADE instaure en tentant de convaincre le noyau stratégique de l’entreprise que le monitoring des teneurs en nitrates d’eau de surface implique l’urgence d’une action préventive au regard d’un risque qu’il situe au niveau de la transformation de l’agriculture du périmètre (augmentation des grandes cultures au détriment des prairies et implantation progressive du maïs fourrager). Nous donnons dans le Graphique 5-1 un fac-similé du type de courbes qui traduisaient le risque croissant qu’encourrait NAIADE avec l’augmentation des taux de nitrates dans les eaux superficielles du gîte hydrominéral (tendance d’augmentation à partir de 1980, inversion en 1987 et brusque reprise à la hausse en 1989). Une étude réalisée par le BRGM débouche en juillet 1987 sur un rapport inquiétant pour l’évolution à moyen terme des teneurs en nitrates dans les eaux superficielles et sourcettes du périmètre. Le BRGM y indique en effet que sous couvert de ses calculs, la teneur en nitrates pourrait dépasser à l’horizon de 2010 dans le pire des cas, ou 2065 dans le meilleur, la barre commerciale des 15 mg/l de nitrates que doivent respecter les eaux minérales pour bénéficier du marquage « convient pour l’alimentation des nourissons ».

Graphique 5-1: Reproduction de la chronique de l’augmentation de la concentration en nitrate des eaux de surface par le suivi de la teneur en nitrates des eaux d’une « sourcette » et d’un ruisseau

0

10

20

30

40

50

1975 1980 1985 1990

NO3 mg/lRuisseau du PVSource de Subsurface

C’est en fonction de ces données de base que les dirigeants de NAIADE construisent donc leur « problème nitrate ». Celui-ci devient stratégique, c’est à dire suffisamment menaçant et prégnant pour légitimer et générer une action (Starbuck, 1983), mais également structurant car faisant d’un processus de décision déjà un processus d’action. Poser ce problème revient à le charger d’une délibération sur ce qui peut s’y trouver rattaché et donc instancier déjà les actants de cette délibération. La question est stratégique133 avant tout parce qu’elle repose sur des logiques paradoxales (Martinet, 1990), à la fois immédiate et abstraite, faisant ici se rencontrer l’urgence d’une action pour un traitement effectif d’un problème futur mal structuré et une activité cognitive concernant l’implication de l’entreprise hors de son périmètre, ce qui lui fait rencontrer ses propres limites territoriales et managériales.

agronomique semble faire suite au rapport Hénin (Hénin et Sébillote M., 1981) et donne lieu à un symposium international « Nitrates-Agriculture-Eaux » organisé par l’INRA en 1990, (Calvet (eds.), 1990). 133 Concernant ce qualificatif de « stratégique » que nous préférons employer avec parcimonie, nous renvoyons aux débats sur la formation de la stratégie et le management stratégique des organisations dans Laroche (1990), Ansoff, (1991), Mintzberg (1995) et Martinet (1996) in Joffre et Simon.

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3.1.2. Fusion de l’agenda stratégique et de l’agenda politique

C’est dans le contexte de l’élaboration d’un tel agenda politique autour du « problème nitrate », que NAIADE envisage tout d’abord une intervention avec les moyens réglementaires disponibles, en sollicitant, tout d’abord, la DDASS et la Préfecture, puis les institutions impliquées dans la régulation des activités agricoles suceptibles d’être mobilisées localement (la Chambre d’Agriculture, la SAFER, l’INRA et le CORPEN). On se reportera au Texte 1-A5 de l’annexe A5 pour un historique détaillé de la façon dont cette intervention s’est peu à peu inscrite comme une Cause Publique liée à la Déclaration d’Intérêt Public (DIP) dont les eaux de NAIADE font l’objet. Le problème de NAIADE trouve ainsi une audience précieuse avec cette place qui lui est donnée dans l’agenda politique local du fait des obligations que crée la DIP à l’endroit de la puissance publique134.

Avec le poids de la DIP, l’agenda stratégique de NAIADE et l’agenda politique local se rejoignent en quelque sorte dans cette phase d’affichage et de publicisation locale du problème. Cette fusion, ou peut-être cette confusion des agendas, rend bien compte selon nous de la façon dont la gestion de la crise des environnements implique des modes de justification en figure de compromis de différents ordres de légitimité (Barbier, 1995). Cette rencontre des agendas fournit en tout cas un exemple de cette crise de la limite privé/public à laquelle est souvent associée la problématisation des politiques publiques (Laufer, 1985), mais crise qui implique symétriquement pour les entreprises concernées « pollueurs » ou « polluées » une problématisation de la notion d’espace publique en leur sein, que la signification « d’entreprise citoyenne » véhicule parfois. C’est ainsi par l’intermédiaire de l’espace publique que se rencontrent deux champs professionnels avec leur logique propre de secteur et leur logique de territorialisation de leur activités (Muller, 1990)135. Un apperçu de la façon dont la presse rend compte de cette rencontre est fourni dans le Tableau 5-A5 de l’annexe A5.

Cette fusion des agendas nous semble être une conséquence assez directe du fait que NAIADE ne dispose pas d’une instance spécifique pour lancer les actions qui conviennent, et traiter ce problème d’environnement dans sa double composante territoriale et sectorielle136. Décision et action sont ici confondues dans cette activité de repérage et d’évaluation des compétences des acteurs par rapport au traitement d’un problème que NAIADE doit construire, et dont la solution doit pouvoir limiter les risques de lixiviation des nitrates dans la nappe. Ce repérage est aussi un affichage de sa volonté de maîtrise et aboutit à un accord public qui fait état, avant de définir des modes d’actions, de la nécessité de mieux connaitre les sources de lixiviation de nitrate et notamment celles qui pourraient être liées aux pratiques agricoles.

134 Cette DIP consacre en effet un rôle particulier de l’activité industrielle au nom de son activité hydrothermale qui va au delà de la seule rentabilité de l’entreprise. L’effet de la DIP est de former des barrières à l’entrée visant à asseoir un monopole de l’exploitation du gîte et sa protection contre tout captage concurrents ou nuisibles. Ces barrières instituent l’activité hydrothermale dans l’économie locale. 135 Ce problème de NAÏADE conduit les acteurs impliqués à traiter le problème posé par Barel (1973) de l’articulation entre territorialité et sectorialité et non plus celui du passage du territoire au secteur qui caractérise le mouvement de modernisation de l’espace rural d’après guerre, et qui dans une certaine mesure a conduit selon tous les acteurs à la génèse du problème de NAIADE. 136 Seule les dispositions consécutives à la norme CEE du règlement 30/778 permettent de déclencher une action de la puissance publique dans le cas de la pollution d’une eau potable, ce qui n’est pas le cas de l’eau de NAIADE qui répond du régime juridique des eaux minérales.

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3.1.3. Territorialisation de la volonté de maîtrise

C’est donc face à la faiblesse du droit français et communautaire à son égard137, que NAIADE décide assez vite à partir de mai 1988 de s’engager dans une opération d'achat systématique des terres qui se libèrent sur la zone. Cette décision conduit évidemment à faire état de la force de son engagement, et cristalise une partie de l’agenda politique local sur la territorialisation du problème. Cette stratégie d’achat avérée influence fortement, dans certains cas, la décision de vente par l’effet d’appel des prix proposés au propriétaire et à l’exploitant (20 000 FF/ha pour le terrain et 20 000 FF/ha pour le renoncement de l’exploitant à la préemption avec également la posibilité de bénéficier d’un Contrat d’Occupation Provisoire et Précaire (COPP) sur le fonds). Le prix d’achat est supérieur au prix du marché foncier, et le prix de 40 000 FF/ha pour un propriétaire-exploitant devient fortement incitatif. Précisons que les modalités de l’acquisition et du louage du foncier implique une convention que NAIADE a passé avec la SAFER qui devient son opérateur foncier (voir le Texte 2-A5 de l’annexe A5).

Grâce à l’étude sur les structures agricoles et foncières réalisée en 1987 par la SAFER pour le compte de NAIADE, cette dernière possède alors une connaissance assez précise des positions foncières et des « libérations » possibles du foncier en liaison avec une « photographie » des systèmes de production présents sur la zone. Cette opération d’achat des terres commence donc avec un certain nombre de propriétaires non liés par un bail rural et surtout des propriétaires-exploitants partant en retraite sans succession et qui vendent leur terrains. NAIADE s’engage donc aux yeux de tous, dans une acquisition systématique de foncier qui ne cessera pas tout au long du processus, grâce à une procédure d’achat qui s’inscrit dans le cadre d’une convention générale passée avec la SAFER en 1988, sur laquelle il nous faut apporter quelques précisions pour comprendre ce que la fusion des agendas stratégique et politique signifie ici.

La SAFER, société mixte à vocation agricole selon la loi de 1960 qui l’établit, devient l’opérateur foncier des achats de terres ou d’exploitations souhaités par NAIADE « dans la mesure où ces biens pourraient permettre l’agrandissement ou la mutation de la zone de protection ». Le cadre d’intervention de la SAFER ainsi précisé, semble ne pas contrevenir à la définition de ses missions définies par la loi du 5 août 1960 et la loi d’orientation du 8 août 1962 (et leurs décrets d’application) à savoir : « d’améliorer les structures agraires, d’accroître la superficie de certaines exploitations, et de faciliter la mise en culture du sol et l’installation d’agriculteurs à la terre ». Ce point est important puisque des représentants de la Profession Agricole siègent au conseil d’administration de la SAFER, ce qui dans le cadre d’une opposition à NAIADE pouvait se répercuter sous la forme d’interrogations concernant la légalité de la procédure d’achat138, notamment au regard d’une discussion sur l’existence d’une orientation effectivement agricole du projet de NAIADE.

Ainsi à travers l’offre sur le foncier que légitime la SAFER, se répand dans le monde agricole une multitude d’interactions réelles et/ou spéculatives autour de la question de savoir qui va vendre et/ou comment négocier. Ces interactions se situent au niveau communal, territorialisation « ordinaire » de la question foncière des communautés rurales (Degert, 1978), ce qui engendrent une atmosphère 137 Les « minéraliers » souhaitent que les périmètres de protection des sources puissent bénéficier des mêmes niveaux de protection que ceux des eaux potables. 138 De telles craintes ont été renforcées quand le Commissaire du Gouvernement représentant les finances a constesté en 1988 la procédure, arguant que l’exercice du droit de préemption pour le compte de NAIADE conduisait à ce que l’exonération de l’enregistrement bénéficiait à NAIADE et non à la SAFER, et lésait les Finances. Ce problème de procédure a néanmoins été réglé et la SAFER a réalisé pour environ 200 ha d’achat au début de l’année 1989.

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particulièrement tendue autour de la question foncière...

3.1.4. La « Science » au chevet de la coordination des activités

Cette mise sur agenda politique local du problème NAIADE et cette brusque ambition foncière « légitimée » a des conséquences très immédiates dans le petit monde de NAIADE-LAND. Cette extériorisation de l’incertitude sur la qualité de l’eau qui prévalait au sein de NAIADE est en quelque sorte mise en circulation par la question foncière qui s’adresse potentiellement à tous les agriculteurs. Le « problème-nitrate » de NAIADE devient un problème attaché à la propriété du sol, et la terre devient le support d’une controverse entre NAIADE et les agriculteurs, qui crée une véritable cause locale: « C’est honteux de vouloir acheter les terres et de donner après coup les conditions d’exploitation, on nous suprimera le droit de faire des cultures, d’épandre des engrais..., nous irons à la perte » (Interview d’un agriculteur dans la presse agricole nationale, février 1989). De son côté NAIADE fixe assez vite les choses en articulant sa politique d’achat systématique et la mise en place d’un régime de découverte des bonnes façons de faire: « Nous voulons conserver la renommée et préserver l’avenir des eaux de NAIADE. C’est dans ce but que nous souahitons acquérir les terrains autour de NAIADE-CITY, pour les remettre aux agriculteurs en vue de l’exploitation suivant des normes que nous allons fixer en collaboration avec l’INRA, sur indication du CORPEN », (le DG de NAIADE dans le même article de février 1989). Cette forme de reprise de l’incertitude sur l’avenir de sa ressource peut ainsi être traitée par la science agronomique, et contribuer à définir des objets et des enjeux qui puissent faire passer cette « frayeur de la pollution » dans un dispositif qui lierait chiffre d’affaire, préservation de la qualité et « paix dans les campagnes », c’est à dire fournirait une issue à ce croisement d’une logique de secteur et d’une logique territoriale.

Cette activité de repérage, d’identification des positions de chacun des acteurs au sujet de ce problème, puis d’enrôlement de certains d’entre eux, aboutit en 1988 à la mise en place d’un collectif qui s’identifie lui-même comme collectif pertinent. Après environ un an de divers faces à faces, de concertations et de disputes qui fondent dès lors l’existence et la permanence d’une controverse entre le « monde de l’eau » et le « monde des nitrates », celle-ci fait l’objet d’un traitement par l’activité normative d’acteurs censés être détachés des enjeux locaux: l’INRA et le CORPEN. L’urgence de faire cohabiter l’eau pure et les nitrates est ainsi transformée en la nécessité de conduire un régime de découverte de la coordination localisée des activités professionnelles concernées. La présence de la Recherche Agronomique signifie qu’il existe une « machine à traiter des incertitudes », et donne à l’agenda politique un cadrage « objectif »139 pour ce qui est appelé à devenir un véritable programme de R&D. Mais dans ce traitement de l’incertitude, la Recherche doit alors faire face à une demande d’expertise scientifique là où elle considère son action dans le long terme en intégrant les activités scientifiques au travail de négociation des nouvelles pratiques. Le Texte 3-A5 de l’annexe A5 propose une analyse détaillée de l’enjeux que représente une telle position de la Recherche.

Un tel processus de R&D ne referme pas pour autant toutes les controverses, et notamment celles avec les agriculteurs ou leurs représentants syndicaux et profesionnels. Mais il organise très certainement les positions des acteurs, répartit les rôles, « pacifie » les oppositions dans une négocation sur les procédures d’action à mettre en place pour transformer l’agriculture du site, sous la double condition qu’incarne le projet pionnier de l’équipe de Recherche avec la problématique qu’elle se fixe: 139 Précisons que notre description ne suppose en aucune façon une répartition sociales des compétences cognitives ou politiques, où la science organise le Vrai et la Société délimite et organise l’espace politique (voir la présentation de cette question dans la thèse de Charvolin (1993, pp.7-14). Nous reprenons ici simplement la façon dont la présence de la Recherche a été justifiée par les acteurs.

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« quelles sont les modifications des systèmes de production qui peuvent enrayer l’accroissement du taux de nitrate dans les eaux de drainage qui alimentent la nappe, et dans quelles conditions ces modifications peuvent-elles être mises en œuvre ? » Les enjeux sont situés dans « un projet pionnier », justement parce qu’il articule « cette occasion pour mettrer à l’épreuve de façon cohérente et articulée des concepts, méthodes, outils des chercheurs de l’Unité, mais aussi pour proposer des collaborations et associer les connaissances acquises par diverses équipes de l’INRA hors de l’INRA ».

Nous allons consacrer les sections suivantes à une exploration de la façon dont s’intancie ce programme de R&D qui permet d’inscrire la problématisation de NAIADE dans un régime de découverte d’une coordination localisée des activités agricoles et de celles de NAIADE. Ce régime passe par l’exploration de l’agriculture locale dont elle veut obtenir une transformation profonde, mais qui ne peut s’obtenir sans un long travail de négociations inter-organisationnelles que l’on va peu à peu décrire.

3.2. Les traductions et les dispositifs de gestion de la dynamique du programme de R&D

Il nous faut maintenant en conformité avec notre chapitre 2 préciser la façon dont le “ travail ” de coordination des professions que sollicite NAÏADE se trouve à la fois repris dans les principales relations de traduction entre les acteurs et les dispositifs dans lesquels, et par lesquels, il se concrétise. Nous allons donc explorer comment le processus d’innovation signifie une sélection et une agrégation des dispositifs. Nous pouvons représenter cette économie des opérations de traduction par la schématisation des relations d’intéressement entre les acteurs et les dispositifs qui les enchâssent, en indiquant à chaque fois la nature de ces relations entre les acteurs et en précisant le rôle des dispositifs.

3.2.1. La problématisation du régime de découverte

Dans cette phase, que l’on identifie comme telle par la mise en instance d’un collectif pertinent pour traiter le problème à travers un programme de R&D qui concerne NAIADE, la Chambre d’Agriculture et la Recherche, on peut retenir que ces trois acteurs principaux sont chacun de leur côté pris dans le souci de faire reconnaître la validité de leur point de vue propre sur la façon de traiter le problème posé. NAIADE conserve quant à elle la main sur l’agenda puisqu’elle finance le programme en question et poursuit ses achats de foncier. Cela s’exprime dans l’importance que prend la légitimation des procédures d’actions que proposent et mettent en oeuvre les trois acteurs en parlant : au nom de l’eau minérale pour NAIADE, des agriculteurs pour la Chambre, et du Système Agraire pour la Recherche.

Ces enjeux et jeux de légitimité consistent en l’affirmation de soi à travers la désignation des places que ego voit pour les autres, figure qui exemplifie notre présentation des notions de traduction et d’enrôlement dans la première partie. Ces jeux de légitimité qui apparaissent dans les négociations et les controverses sur la problématisation elle-même, s’exprime dans la complexité des tentatives d’enrôlement multiple que nous représentons dans l’Encadré 5-3, complexité que nous réduisons en indiquant les instances où ces enjeux de légitimité ont été traités de façon « publique »140 et qui fait que nous pouvons en avoir des traces. Cet encadré est augmenté des précisions concernant les dispositifs qui sont données dans le Tableau 5-5. 140 Nos guillemets indiquent ici que les instances en question sont (entre autres) des arènes politiques où l’espace publique se trouve décrit par ce que les porte-paroles disent qu’ils représentent. Notre travail empirique repose sur le suivi des imprimés qui émanent de ces instances ainsi que des chroniques de chercheurs.

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Encadré 5-3: figure de compromis de la phase de problématisation d’un programme de R&D

INRA-SAD

NAIADE CHAMBRED'AGRICULTURE

SYNDICALISME

AGRICULTEURS

Utiliser comme médiateur destransformations

Utiliser comme occasion d'un"projet pionnier""

Utiliser comme source d'informationpour la négociation

Utiliser comme expert endiagnostic et propositions

Utiliser comme causepublique

Utiliser les"Professionnels" commeavocats

Utiliser comme protecteurécologiques du gîte une foistransformés

Utiliser comme source derente ou occasion de changer

Se laisserutiliser pouravoir descertitudes

Transformerles pratiquessans effet dedomination

Utiliser comme source definancements et faire-valoirprofessionnel

Utiliser comme "courroie detransmission" du changement

A C

D

B

Indications de lecture du schéma :les flèches indiquent une tentative d'enrolement précisée par son intentionles lettres renvoient aux dispositifs décrits dans le tableau ci-contre.

E

B B

Tableau 5-5: descriptif du contenu, du fonctionnement et de la production des dispositifs

Description des dispositifs Fonctionnement du dispositif

A Programme de Recherche contractuel du problème de NAIADE, programme qui en amont oriente le dispositif B et vise à la définition d’une norme sociotechnique

Coordination de la volonté de maîtrise de NAIADE et du travail de recherche aussi bien dans sa dimension appliquée que dans son aspect politique de rationalisation de la demande de changement exprimée par NAIADE.

B Instance de coordination du programme de R&D impliquant Naïade, la Recherche et la Profession Agricole

Régulation des relations tripartites et de la définition des “ rôles ”

C Instance de coordination des chercheurs et des conseillers agricoles pour définir et formaliser des protocoles expérimentaux de R&D

Simple concertation avec quelques échanges sur la définition des mesures d’urgences.

D Dispositif d’achat et de mise à disposition du foncier par l’intermédiaire de la SAFER

Augmente la capacité de négociation de NAIADE face aux exploitants et signifie un engagement à long terme.

E Instance “ furtive ” des groupes communaux d’agriculteurs pour définir avec l’appui des chercheurs les problèmes à traiter pour changer de pratiques

Installation négociée des bougies poreuses et effet de clarification des positions respectives de la Recherche et de la Profession Agricole. La production de E est essentiellement son échec qui oriente le processus vers l’absence de représentation des exploitants autrement qu’en tant qu’objet de recherche, ou “ base ” de la Représentation Agricole dans le processus d’élaboration du changement

Le fait important de cette période nous semble être l’épisode du conflit autour de la présence du GERDAL141. Les effets de composition de ces enjeux de légitimité n’ont, semble-t-il, pas permis le développement de la méthode du GERDAL plutôt orientée vers une mise en suspens de rapports de domination pour permettre une discussion et une formalisation des problèmes rencontrés par des collectifs d’agriculteurs (Darré, 1994). Il est tout de même important de noter le tissu d’ambiguïté qui se tisse autour de cette opération qui semble beaucoup plus satisfaire tout le monde par son impossibilité,

141 Le GERDAL (Groupe d’Expérimentation et de Recherche: Développement et Actions Localisées) est une association créé en 1983 dans le but de promouvoir la formation et le développement de groupes professionnels locaux pour que « les agriculteurs et les aides-familiaux formulent eux-même leurs problèmes spécifiques et les résolvent » (Cahier du GERDAL n°1). Les membres de cette association (chercheurs, agents de développement, enseignants, administrateurs) travaillent ainsi à l’interface entre les institutions du Développement Agricole et des agriculteurs constitués en groupe, au sein de situations localisées où se posent des problèmes de développement.

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qu’amputer le processus d’une ressource importante. En effet, au moment même où cette procédure du GERDAL est fortement contestée par le syndicalisme agricole, les chercheurs parviennent, grâce à elle, à négocier avec des agriculteurs, opposants ou non, syndicaliste ou pas, l’installation de sites de mesure de la lixiviation des nitrates par des bougies-poreuses implantées dans la zone subracinaire, et cela in vivo c’est à dire en plein champ142. La négociation de la mise en place de groupes professionnels locaux devient ainsi médiateur de l’insertion du travail empirique de la Recherche.

En s'opposant à la constitution de tels groupes locaux d'agriculteurs pour conserver leur légitimité, les porte-paroles officiels se coupent d'un espace de négociation possible du changement des pratiques susceptible d'être pris en compte dans une transformation de l’agriculture du site. Mais ils conservent par contre cette position de représentant professionnel et de porte-parole contre un changement radical. Pour NAIADE ce retrait du GERDAL c’est aussi retrouver un régime de négociation syndical bien connu des industriels dans le maintien d’un face-à-face avec les représentants syndicaux tout en jouant sur des relations diffuses ou plus directes avec la « Base ». Enfin pour la Recherche le retrait du GERDAL ne signifiant pas la fin des sciences sociales au sein du programme, cette perte apparait d’autant moins problématique que le GERDAL lui-même pouvait se sentir « piégé » dans une situation où ses méthodes fondées sur la limitation de rapport de domination pouvait apparaître paradoxalement comme servant les intérêts du « Grand Capital ».

Ce qui caractérise donc les séquences d’interactions au cours de cette première phase ce sont des relations de négociation visant à éviter une rupture, pour savoir qui, de la Chambre ou de l’INRA, sera le « bon » porte-parole des agriculteurs pour régler le problème de NAIADE. Cette mise en concurrence sur le financement d’une étude et sur la représentation de la future agriculture du site débouche sur une figure d’accusation et de négociation que l’on peut qualifer d’ago-antogonique (Bernard-Weil, 1988), où l’identité de porte parole de l’agriculture pour l’un consiste à se mettre en opposition avec l’autre et à se justifier par cette opposition, tout en appelant à la nécessité de sa présence néanmoins. Pour l’INRA il s’agit d’affirmer la nécessité de la présence de la Chambre là où le dispositif du GERDAL indique qu’il est possible de s’en passer; pour la Chambre il s’agit d’affirmer la nécessité de la présence de la recherche pour dire le « vrai », là où le problème est uniquement conçu comme un problème de négociation des compensations financières. Signalons enfin que cette phase de problématisation contient un accord formel rendu publique dans la presse agricole par la Chambre d’Agriculture, qui définit tout à fait précisement le programme d’action du collectif et son périmètre (voir le Tableau 5-6 et l’Encadré 1-A5 de l’annexe A5 qui reproduit l’accord définissant le projet du collectif pertinent tel que vu par les OPA ) après accord des parties sur sa formulation.

Dans ce jeu complexe de conflit/coopération, l’abandon de la procédure spécifique du GERDAL devient la condition sine-qua-non de la poursuite d’une interaction pour traiter le problème. La mise en place du programmme de R&D se fait alors sur la base de ce renoncement, qui signifie un mode somme toute classique d’entreprendre la recherche de solutions techniques au problème du changement de pratiques agricoles sur le gîte. Cette négociation est suivie de la signature d'une convention de recherche sur trois ans entre l’INRA et NAIADE pour établir un diagnostic du système agraire et faire des propositions pour en changer le fonctionnement (par les pratiques) et la finalité (protéger la nappe). Elle est également suivie de la reprise des relations partenariales entre la Chambre et la Recherche au sein d’une convention générale qui délimite les positions selon la séparation Sciences et Technologie.

Tableau 5-6: L’accord sur un programme d’action en octobre 1988

142 Nous reviendrons dans le chapitre 7 sur cette négociation d’une activité expérimentale.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

103

Résumé du texte Analyse l’article débute en mentionnant la réunion à la Préfecture et l’accord général pour la recherche d’une solution commune.

Une cause d’intérêt public

le problème est d’assurer le développement de NAIADE et celui de l’agriculture et de son environnement économique coopératif et privé

Une épreuve : concilier deux intérets (un intérêt privé et un intérêt corporatiste) pour un intérêt public

L’objectif est de mener une réflexion et une étude pour diminuer les nitrates par des solutions techniques et maintenir l’ensemble des exploitations et l’agriculture du secteur

Un régime de découverte pour diminuer les nitrates selon 2 contraintes : la solution est technique et l’agriculture doit être maintenue

Des acteurs et des collectifs traitent le problème à travers : les rencontres entre NAIADE, INRA, OPA, Syndicalisme / le programme de recherche INRA (globlité et 3 ans) / l’association GERDAL-INRA / la collaboration étroite Chambre - INRA

Le réseau des acteurs concepteurs est décrit :

CHAMBRE

NAIADE

LEPROGRAMME

DERECHERCHE

INRA-SAD

GERDAL

SYNDICALISME

OPARENCONTRESdu COLLECTIF

Des actants de la solution sont descrites: agriculteurs-propriétaire vendeurs / *agriculteur-non-vendeurs-qui-changent / les pratiques préconisées par INRA-CORPEN-NAIADE / Cahier des propositions d’urgence / *Compensations financières / *Bail-NAIADE-Agriculteurs / *Convention-NAIADE-agriculteurs (NB: l’astérisque indique le caractère virtuel d’un actant en projet).

la qualification des actants pré-inscrit une solution au problème liant la vente des terres, un chaire des charges, des compensations financières et une nexus de contrats.

Si la légitimité de la Recherche est ainsi établie, la Profession Agricole, pour sa part, ne reste dans le jeu des interactions qu'en tant que partenaire technico-politique, avec une certaine confusion entre les prises de positions qui sont celles du syndicalisme et celles qui émanent de la direction de la Chambre d’Agriculture143. Les agriculteurs ne vont alors plus pouvoir intervenir directement (collectivement, en tout cas) dans la discussion d'un problème qu'ils ne feront dès lors plus qu'informer sur convocation: à travers des réunions syndicales, à travers des enquêtes de chercheur voire à travers la presse, et cela même si leurs Organisations conservent un certain pouvoir pour fixer à cette discussion des limites. L’envers de cet état de fait concernant la représentation des agriculteurs est aussi la multiplication des informations qu’ils se voient adressées comme cibles des trois acteurs qui veulent parler en leur nom. C’est à partir d’une telle situation ambigüe pour ce qui concerne la représentation des agriculteurs et l’engagement des acteurs dans un programme de R&D, que le collectif ainsi constituté s’engage dans un travail de traitement du problème posé qui va durer plusieurs années.

3.2.2. Le déroulement controversé du programme de R&D

Comme précédemment, nous présentons dans l’Encadré 5-4, le jeux des relations d’intéressement entre les acteurs et les dispositifs qui correspondent à cette phase importante de formation et de déroulement du programme de R&D (Tableau 5-7). Encadré 5-4 : relations d’intéressement et dispositifs

143 Signalons que le changement de présidence de la Chambre qui intervient en même temps que le début du processus, est un élément à prendre en compte pour comprendre comment certain jeux politiques et syndicaux propres au monde professionnel agricole peuvent avoir des répercssions indirectes sur la dynamique du processus, celui-ci servant en quelque sorte d’objet-pretexte à la formation de la représentation professionnelle agricole.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

104

INRA-SAD

NAIADE CHAMBRED'AGRICULTURE

SYNDICALISME

AGRICULTEURS

Utiliser comme médiateur destransformations

Utiliser comme occasion d'un"projet pionnier"

Utiliser comme source d'informationpour la négociation

Utiliser comme expert endiagnostic et propositions

Utiliser comme causepublique

Utiliser les"Professionnels" commeavocats

Utiliser comme protecteurécologiques du gîte une foistransformés

Utiliser comme source derente ou occasion de changer

Se laisserutiliser pouravoir descertitudes

Transformerles pratiques

Utiliser comme source definancements et faire-valoirprofessionnel

Utiliser comme "courroie detransmission" du changement

A C

D

B

Indications de lecture du schéma :les flèches indiquent une tentative d'enrolement précisée par son intentionles lettres renvoient aux dispositifs décrits dans le tableau ci-contre

E'

AP

BPG

NB : nous n’avons pas redoubler la position des dispositifs B et BP entre NAIADE et la Recherche et la Chambre et la Recherche, pour ne pas alourdir le schéma.

Tableau 5-7: descriptif du contenu, du fonctionnement et de la production des dispositifs

Description des dispositifs Production du dispositif

A La relation entre la Recherche et NAIADE se renforce par la mise en place d’une instance de suivi rapproché du programme de recherche et le recrutement d’un animateur technique auparavant conseiller de la Chambre

il se substitue peu à peu au rôle du dispositif B et devient le lieu présentation des simulations et résultats des activités expérimentales de la Recherche

AP Instance de régulation politique entre les directions de NAIADE et du projet de Recherche

Ce dispositif permet de préparer systématiquement les réunions du dispositif BP et faire le point sur l’état desavancées du programme de recherche.

B Le Comité de Pilotage du programme de R&D se réunit 7 fois sur la période, étant animé à tour de rôle par NAIADE, l’Agence de l’eau, la Chambre d’Agriculture et placé sous l’égide du protocole INRA et Chambre “ pour l’organisation du travail concernant le projet de R&D sur le secteur de NAIADE ”, fin du dispositif en juin 91

permet des échanges d’informations sur les activités de chacun (séparation systématique des activités de la Chambre et celle de l’INRA), toute discussion politique est reporté sur le dispositif BP

BP C’est un dispositif de régulation politique tripartie du programme de R&D, avec NAIADE, la Coopération et le syndicalisme Agricole et la Recherche avec la direction de tutelle des chercheurs

il permet la confrontation des point de vue sur le déroulement des façons de concevoir le programme et le rôle de chacun, et donne une audience à la discussion politique du programme

G C’est une instance de concertation qui rassemble les industriels (NAIADE, la Coopération Agricole et un laitier Privé) et les Représentants professionnels de la Chambre et du Syndicalisme. Son objectif est de formaliser une issue économique à la transformation des pratiques, G prend la suite de B au cours de l’année 91

Cette instance à été l’audience du cahier des charges proposé par la recherche en septembre 1991, et également le lieu d’une discussion sur l’économie du changement (compensations aux revenus, aides aux changements, nouveaux produits...). La production de ce dispositif est d’avoir reconnu le cahier des charges comme la base d’un lien contractuel avec les exploitants souhaitant s’engager, avec une report de la contestation sur les modalités des aides (finalement aides à l’ha) et sur la flexibilité du cahier des charges, par ailleurs également souhaitée par les chercheurs.

C Ce dispositifs est très peu fonctionnel puisque les relations de travail entre la Chambre et la Recherche sont limitées à de l’échange d’information et surtout à la préparation de réunions d’informations pour les exploitants.

il est élaboré en 91 quelques fiches techniques pour les engrais verts, et des fertilisations raisonnées.

D en plus du dispositif d’achat des terres et de rétrocessions à la SAFER pour mise en gestion, NAIADE propose des contrats “ expérimentaux ” à certains exploitants, notamment pour tester les possibilités du compostage

les contrats expérimentaux constitue la mise en place d’une activité expérimentale dans les exploitations, mais également l’horizon d’un changement possible des exploitants pour respecter les contraintes de NAIADE.

E’ Le cadre des relations de la Recherche avec les exploitants est limité à des suivis rapprochés de 5 (puis 4) exploitations expérimentales, et notamment à des simulations économiques des effets du changement de pratiques

c’est dans ce travail expérimental que les conditions du fonctionnement des nouvelles pratiques sont simulées (Programmation Linéaire) ou expérimentées de façon partielle (Compostage, céréales bio)

II° PARTIE - CHAPITRE 5

105

Il est tout à fait important de noter le dédoublement des dispositifs de régulation du Programme de R&D (B et BP) et du Programme de Recherche (A et AP). Cette dissociation se caractérise par l’apparition d’un plan qualifié de « politique », où se négocie l’intervention de chacun des acteurs au regard de ses « prérogatives naturelles » et de ses projets d’action, et par celle d’un plan chargé de la mise en oeuvre d’un certain nombre d’expérimentations ou de tentatives de changement de certaines pratiques liées au développement de mesures d’urgence tout d’abord, puis des essais agronomiques (engrais vert et fertilisation), enfin du compostage et des céréales conduites de façon similaire à ce qui se fait en agriculture biologique. Entre ces deux plans, c’est l’équipe de recherche qui constitue au départ la plus forte articulation entre eux, car elle peut à la fois se mobiliser vis à vis de NAIADE (dispositif AP) pour drainer des ressources (négociation de la conventions de recherche notamment, avec la présence financière de l’Agence de l’Eau intéressée par la méthodologie de l’intervention144) ou protéger le travail de « terrain » qui engage des opérations de suivi expérimental des pratiques ou de leur effets supposés (dispositif BP), ainsi que des actions de changement avec les exploitants expérimentaux qui sont lancées et pilotées par l’animateur technique du programme de R&D à partir de 1990. Mais le temps dont veut disposer la Recherche pour construire avec tous les acteurs une réponse au problème de NAIADE joue contre l’urgence de la protection, et force également la Chambre à envisager sa participation à une transformation là où celle-ci ne souhaite que participer à un diagnostic. Là où la Recherche veut représenter l’ensemble des êtres concernés par le problème (qu’il s’agisse des agriculteurs, des plantes, des animaux, des nitrates) dans la logique de la référence qui est la sienne, la Chambre oppose un autre type de représentation, celle de la représentation professionnelle dans une logique de la consultation.

Encadré 5-5 : Extrait du compte-rendu du 5° Comité de Pilotage du programme de R&D

Contexte : le Compte-rendu relate une controverse sur la définition des compétences et le rôle, respectivement, de la Recherche et de la Chambre pour le suivi économique des exploitations, ainsi qu’une controverse sur le rôle du conseiller agricole « qui aide les exploitants à négocier les contrats expérimentaux avec NAIADE » (au grand damne de la Chambre), on trouve, suite à cela, le passage caractéristique suivant : Mr. X (NAIADE): rappelle le but du comité de pilotage, précise que les participants compte-tenu des diverses fonctions qu’ils occupent, doivent veiller à ne pas mélanger les rôles: techniques, politiques. Mr. Y (Chambre) : une grande attention devra être apportée à l’avenir pour que pareille situation ne se reproduisent pas. Un consensus doit être trouvé pour que l’INRA et la Chambre d’Agriculture n’arrivent pas en ordre dispersé chez les exploitants. Notre interprétation : La partition entre le champ du politique et le champ des techniques, poursuit le travail de purification pour tenir à distance les décideurs et les effecteurs, travail précocement entrepris par la Chambre contre les groupes GERDAL, mais qui se poursuit ici dans l’enceinte du Comité de Pilotage donc dans au sein du collectif pertinent pour l’action. Cette volonté de ne pas mélanger les rôles au sein du collectif vise paradoxalement à permettre ensuite de proposer aux agriculteurs une position claire du collectif, où la science avance main dans la main avec le politique, c’est à dire où represéntation par la référence et représentation par la consultation sont harmonisées.

C’est cette opposition qui caractérise selon nous cette opposition du champ des techniques et du champ politique qui fait l’objet des controverses qui animent les dispositifs de régulation du processus. La démultiplication des dispositifs (A et AP, B et BP) rend compte très directement de cette séparation réalisée dans l’objectif de permettre un travail effectif de R&D. Cette forme de purification des registres correspond à une purification des instances pour permettre, nous semble-t-il, la poursuite des liens et le maintien de ce compromis fragile entre les Représentants Professionnels et NAIADE qui « pacifie » les relations, localement beaucoup plus tendues sur le plan du foncier et du rapport très directe des chercheurs et conseillers agricoles aux agriculteurs (voir Encadré 5-5). Mais simultanément, un travail qui mélange le champ du politique et de la technique se tient, en quelque sorte dans l’arrière-cour des négociations politiques du programme de R&D, autour de l’animateur technique et de quelques relations privilégiées entre lui, quelques chercheurs et les agriculteurs expérimentaux. C’est au sein de ce

144 L’Agence de l’Eau du Bassin correspondant a été la première Agence à utiliser des fonds pour aider des travaux portant sur les pratiques agricoles.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

106

mouvement de dissociation des techniques et du politique qu’est en train de s’élabore un projet pour l’agriculture du site.

C’est dans ce mouvement de dissociation officielle, que le travail de l’équipe de recherche aboutit en 1991, quasiment en marge du partenariat INRA-Chambre, à la proposition d’un “ Cahier des charges concernant l’agriculture sur le périmètre de protection de NAIADE ” (voir Deffontaines et al., 1993, pp.273-294). Celui-ci émane en effet très directement du travail de traduction qu’opère l’animateur du programme de R&D pour la formation d’un réseau local de conception des nouvelles pratiques aliant les activités de recherches appliquées selon différentes directions et la volonté de quelques agriculteurs de se lancer effectivement dans un changement de leurs pratiques. Ce cahier des charges contient ainsi un descriptif non seulement des prescriptions de pratiques culturales ou d’élevage, mais également de façon assez implicite une organisation de l’agriculture du site, avec la proposition de nouvelles structures d’encadrement des activités agricoles selon l’idée d’un GIE aval pour la valorisation des produits agricoles et d’un GIE amont pour le traitement des déjections animales par compostage. Cet ensemble hétérogène de prescriptions et de définition d’une organisation générale de l’agriculture décrit une mise à distance entre le politique et le technique au fil d’une définition de plus en plus technique du nouveau système de production et d’une définition de plus en plus politique de l’organisation du développement des futures activités agricoles qui donne lieu à la création d’un GIE aval regroupant les OPA et NAIADE.

Tout d’abord du point de vue du contrôle des pratiques, il est envisagé, en plus du “ contrôle “ Biologique ” ” lié à la filière des produits bio, des “ contrôles spécifique “ NAIADE ” ” sur les processus de production (vérification des achats par la comptabilité, plan de fumure, bilan azoté et profil azote par parcelle, vérification des équilibres alimentaires par l’analyse des extrants des vaches laitières -lait, pissats, bouses- et analyse de la qualité du compost). Néanmoins rien n’est n’est dit du type d’instance de contrôle et des modalités opérationnelles d’un tel contrôle qui impliquerait un « monitoring » pour ainsi dire équivalent à celui qu’a mis au point la Recherche. Ensuite le travail de l’équipe de recherche propose la création d’une structure regroupant deux nouveaux ateliers fondamentaux qui conditionne la faisabilité du nouveau système de production : le compostage des déjections animales pour maîtriser les effluents d’élevage et la valorisation de la luzerne en remplacement du maïs. Le cahier des charges établi par la Recherche propose ainsi un avant-projet détaillé d’une usine de déshydratation de la luzerne et d’une chaîne de récolte/compostage/épandage des déjections animales, deux infrastructures collectives de prise en charge de la mécanisation de la gestion de la fertilité des sols et de la gestion de l’alimentation animale.

L’autre aspect important correspond à la tentative de formaliser une issue économique en mobilisant l’enceinte d’un GIE pour la valorisation des produits agricoles, instance qui provient d’un travail d’intéressement réalisé conjointement par un chercheur du programme (responsable du thème Economie) et l’animateur technique alors encore à la Chambre d’Agriculture. Le GIE devient une instance d’institutionnalisation d’un travail réalisé au sein du programme visant à faire la preuve que la valorisation des produits pallie le manque à gagner de l’extensification (voir une analyse de ce projet dans le travail de Guivarch (1992). A cet ensemble organisationnel concernant la production agricole et son contrôle, s’ajoute donc une structure de valorisation des produits, qui se trouve être réfléchie par le GIE qui vient en quelque sorte se substituer au dispositif B pour ce qui concerne une coordination tripartie (NAIADE/ Recherche/ Profession agricole), s’y rajoutant de fait la Coopération et les industriels agro-alimentaires (voir l’Encadré 5-6).

Encadré 5-6: extrait du compte-rendu de l’avant dernier Comité de Pilotage octobre 90 (dispositif B) qui présente le GIE (dispositif G)

II° PARTIE - CHAPITRE 5

107

GIE : Son but : les partenaires industriels doivent réfléchir à des productions et des marchés nouveaux qu’ils proposent. Les chercheurs élaborent les techniques avec les exploitants qui mettent en pratique Cela débouche sur des relations technico-économiques. Un programme de formation, une animation soutenue et la coordination de l’ensemble. La valorisation des produits est l’élément fondamental du changement des pratiques et de la crédibilités du dossier NAIADE.

La discussion sur la valorisation des produits se tient principalement à l’automne 91, et la liaison entre le cahier des charges proposé par la recherche (appelé « cahier nitrate ») et le cahier des charge bio de la CEE145 y est rapidement mis en avant comme une possibilité pour lier valorisation et exigence de NAIADE. Dans l’arène politique que constitue ainsi le GIE en parlant de techniques définies ailleurs, les représentants professionnels et des industries d’aval y parlent au nom de la défense du secteur agricole en posant l’agenda de la négociation sur le cahier des charges et sur l’utilisation du « marquage » de produits spécifiques à l’échelle du département par un label géographique. Sur ces deux points la position de NAIADE est de ne pas négocier: d’une part sur le cahier des charges parce qu’il assure après trois années d’investissement une issue contractuelle individualisée avec la perspective de recrutement de l’animateur technique du programme de R&D146, d’autre part sur le « marquage » car NAIADE ne souhaite pas perdre la maîtrise de l’usage du nom de NAIADE qu’elle considère réservé à l’eau minérale. Ces deux positions nous semblent avoir été renforcées par l’OPA du GROUPE O sur NAIADE qui aboutit à ce moment là, mais elles peuvent également correspondre à une délocalisation de la décision, de NAIADE-CITY vers la direction corporate du GROUPE O, celui-ci voyant le lien entre le produit et le territoire sous un jour différent147.

Pour la Profession Agricole l’objectif reste de proposer un « cahier des charges nitrates » moins exigeant avec subvention NAIADE, qui maintienne la possibilité ouverte de faire du lait avec un label « bio » ou un label d’origine géographique « NAIADE ». Mais suite au refus de NAIADE de laisser son nom de marque associé à ces produits, le GIE s’engage sur l’objectif bio et reconnaît la possibilité d’une telle valorisation, la Chambre se réservant la possibilité de proposer un cahier des charges alternatif. C’est sur cet accord de principe et un désaccord de fond sur le type d’activités qui pouvaient être celles d’un groupement d’intérêt économique que sera mis en sommeil le GIE après avoir tout de même constitué une audience pour la tentative de réalisation d’un compromis sociotechnique issu du programme de R&D. Il aura alors principalement accueilli la présentation du cahier des charges de la recherche pour négocier le type de compensation que les agriculteurs étaient susceptibles de percevoir pour l’application du cahier des charges. Cherchant à traiter un problème de mise en marché, le GIE a in fine traité un problème de compensation au revenu agricole.

3.2.3. L’irréversibilisation d’un cadrage de la situation de gestion

Poursuivons, à la fois dans le temps et dans la formation progressive d’une solution au problème initial de NAIADE, pour en venir à la phase de développement des activités de NARCISSE, et de la concrétisation du projet d’innovation pour l’agriculture de la zone que sa formation contient (Encadré 5-7 et Tableau 5-8).

145 Il est important de noter ici que le cahier des charges bio a servi d’armature à la formalisation du cahier des charges proposé par l’INRA, cahier des charges rédigé principalement par l’animateur technique, avec les conseils et supervision finale des responsables de thèmes du programme de recherche et sous la responsabilité scientifique de l’INRA néanmoins. 146 Nos entretiens réalisés avec le directeur de NARCISSE ou avec les chercheurs qui ont été le plus en contact avec lui révèle que son passage du programme de R&D vers NAIADE a été envisagé précocement. 147 Ce ne sont là que quelques supputations issues du travail d’observation et de mise en cohérence de ce que NAIADE rend publique à travers ses discours ou ses actions délibérées.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

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Encadré 5-7 : relations d’intéressement et dispositifs

INRA-SAD

NAIADE CHAMBRED'AGRICULTURE

SYNDICALISME

AGRICULTEURS

Utiliser comme occasion d'unprojet pionnier

Utiliser comme garantiede bonne fin

Utiliser comme protecteurécologiques du gîte une foistransformés

Utiliser comme source derente ou occasion de changer

Se laisserutiliser pouravoir descertitudes

Utiliser comme "courroie detransmission" du changement

A'

D

E'H

J

Utiliser comme causepublique

Utiliser les"Professionnels" commeavocats

K

I

Expert-Bio

Indications de lecture du schéma :les flèches indiquent une tentative d'enrolement précisée par son intentionles lettres renvoient aux dispositifs décrits dans le tableau ci-contre

Tableau 5-8: descriptif du contenu, du fonctionnement et de la production des dispositifs Description des dispositifs Production du dispositif

A’ avec la création de NARCISSE et la signature d’une nouvelle convention de recherche (1992-1995), l’instance de régulation du programme de recherche se centre sur le suivi et une théorie du changement. Cette instance comprend un représentant respectivement de NARCISSE (l’ex-animateur technique recruté par NAIADE fin 1992), de NAIADE (le responsable du service hydrogéologie), du GROUPE O (un responsable Qualité et Développement Technologique), ainsi que les chercheurs responsables de volets.

il sert d’arène politique et de lieu de confrontation sur les orientations donnés au développement des solutions contractuelles par NAIADE et sur les travaux ou projets de recherche sur le suivi de la situation. Cette instance sert de régulateur à des relations parfois difficiles entre les chercheurs et le terrain et entre les chercheurs et le directeur de NARCISSE, occupé à l’établissement des relations contractuelles, et ne souhaitant pas de “ brouillage ”.

E’ Outre les différents suivis, le cadre des relations de la Recherche avec les exploitants est limité à des suivis rapprochés des exploitations signataires, 5 exploitations expérimentales, et notamment à des simulations économiques du changement de pratiques

c’est dans ce travail expérimentale que les conditions du nouvelles pratiques sont simulées ou expérimentées de façon partielle

D le dispositif contractuel sur le foncier conduit par la SAFER sous l’égide d’une convention de gestion jusqu’en 1995. permet une importante restructuration foncière de la zone. Le “ bras de fer ” avec la Profession se joue par l’entremise de la SAFER.

Le transfert du foncier des exploitants vers NAIADE en passant par la SAFER, et le rôle important de celle-ci dans la possibilité qu’elle offrait pour restructurer les exploitations en confortant les quotas laitiers, sont des éléments clés de la consolidation du dispositif J.

K il s’agit d’une instance de coordination des chercheurs et du conseiller expert en agriculture biologique qui fait le point régulièrement sur le suivi des 3 exploitations “ mises sous observation ”

ce dispositif permet une certaine coordination des activités de recherche par rapport à une situation contractuelle qui bouge sans cesse à partir de 1993 avec des effets d’annonce et un accès délicat au “ terrain ” pallié par ce dispositif. K dure jusqu’en 1995.

I il s’agit d’une prestation de service financée par NARCISSE et assurée par le conseiller bio auprès de chaque exploitant signataire

la prestation consiste à réaliser un plan de fumure et de remonter au delà vers un conseiller agronomique plus générale sur la maîtrise du nouveau système, et sur les décisions clés au sein des itinéraires techniques concernant les interventions culturales en liaison avec la gestion de la fertilité sous double contrainte (max. rendement, min. lixiviation)

II° PARTIE - CHAPITRE 5

109

J il s’agit du dispositif contractuel proposé par GROUPEO/NAIADE/NARCISSE sous l’égide d’une convention générale définissant les obligations des parties, et les nouvelles pratiques par un cahier des charges. A partir de 1996 NAIADE ne passe plus par le dispositif D mais cède le foncier acquis sous forme de prêt à usage directement aux exploitants

Ce dispositif contractuel est le coeur du dispositif de gestion de la protection actuelle du gîte pour NAIADE. Il repose sur la norme sociotechnique élaborée par le programme de R&D de 1989 à 1991, qui est non-négociable pour NAIADE. Mais le dispositif J a beaucoup évolué sur le plan du foncier. L’aboutissement du traitement de la question foncière dans un prêt à usage, permet de faire revenir la terre en location aux exploitants en dehors du statut du fermage, et sans avoir à rendre compte d’une gestion du foncier auprès de la Profession Agricole.

H il s’agit d’une instance de pilotage de l’opération “ ex-article19 ” puis “ Opération Locale ” après le refus du FEOGA de financer des activités commerciales. NAIADE s’y investit pour obtenir une reconnaissance public de son problème et des aides au changement qui “ désenclave ” les oppositions à l’orientation contractuelle privé. Pour les OPA la scène de l’article 19 devient un lieu de négociation du cahier des charges. La Recherche ne s’investit pas dans ce dispositif.

Le dispositif de l’Opération Locale comprend un arrêté préfectoral, un comité de pilotage et d’éligibilité des dossiers sur la base du cahier des charges (le même à 3 mots prêts) et un régime d’aides aux exploitations provenant, outre des aides de NAIADE, de celles de la Commune de NAIADE-City, et des aides publiques transitants par le CNASEA. La négociation tentée par la Profession pour obtenir un cahier des charges spécifiques à l’OGAF échoue néanmoins. H et J sont deux dispositifs contractuels emboîtés.

La disparition, de l’agenda, de la valorisation des produits est alors concommittant à la décision prise par la direction de NAIADE et le responsable du GROUPE O (qui traite l’aspect agricole du dossier), d’opter pour une stratégie de changement individualisé sur la base d’une contractualisation avec le cahier des charges dont la mise en oeuvre est assurée par une société de service, NARCISSE. Cette dernière est alors le support de l’adoption des conventions par les agriculteurs, définissant sous forme d’obligations à faire ou à ne pas faire, les prescriptions qui ont « pour but de garantir la qualité des eaux minérales ». Chaque convention (dénommé « convention NAIADE ») est passée entre NAIADE et l’exploitant agricole, mentionnant la fonction de NARCISSE et la nature des prestations de service qu’ellréalise (voir le Tableau 5-9).

Tableau 5-9: composition de la convention proposée aux agriculteurs Article 1 objet du contrat Article 7 défaillance de NAIADE

Article 2 cahier des charges Article 8 élection de domicile

Article 3 engagement de l’exploitant Article 9 frais Article 4 engagement de NAIADE en ce qui concerne les

constructions, la mise au norme des bâtiments, le matériel, les aides aux changements, la gestion des déjections animales et le maintien des conditions d’acquisition du foncier

Article 10 annexes

Article 5 durée de la convention

Article 6 défaillance de l’exploitant

Cette contractualisation sur engagement est associée à une mise à disposition, de fonciers par l’intermédiaire de la SAFER, puis à partir de janvier 1996 par un prêt à usage (ou commodat) entre NAIADE et l’Exploitant, où l’usage de la chose louée consiste à respecter le cahier des charges du contrat. Signalons que les investissements immobiliers et mobiliers financés par NAIADE (bâtiment de séchage, site de compostage et chaîne de récolte de l’herbe), débouche sur un bail emphytéotique de l’exploitant dont NARCISSE est le preneur pour édifier les bâtiments, (voir le Tableau 6-A5 de l’annexe A5 pour une synthèse de cet ensemble contractuel). Enfin l’engagement de l’exploitant s’étend à toute personne juridique liée à lui pour conduire l’exploitation. Dans l’objet du contrat, « NAIADE propose à l’exploitant, qui l’accepte et s’y engage, de mettre en oeuvre, sur son exploitation, les pratiques agricoles précisées dans ce cahier des charges, aux conditions ci après définies (NDLR: c’est à dire dans le cahier des charges) et selon un plan d’adaptation propre à l’exploitation et n’excédant pas 3 ans. ». Sur cette base le cahier des charges devient la pierre angulaire du contrat puisqu’il définit les obligations de moyens pour l’exploitant dans l’objectif général de « pérenniser la

II° PARTIE - CHAPITRE 5

110

qualité de l’eau minérale » en réagissant « préventivement aux pratiques intensives de l’agricutlure », pour lequel NAIADE décide «de fixer comme contrainte 10 mg/l de NO3 et zéro phyotsanitaire dans l’eau s’écoulant sous la zone racinaire, à l’intérieur du périmètre d’alimentation »148. C’est un objectif qui se décline dans la prescription d’un système de production devant respecter, sur l’ensemble de l’exploitation, toutes les mesures décrites (voir le Tableau 5-10).

Tableau 5-10: les prescriptions générales du cahier des charges de la convention NAIADE « Les mesures suivantes doivent être mises en oeuvre »

1. Supprimer la culture du maïs 2. composter l’ensemble des déjections animales 3. ne pas dépasser 1 UGB/ha de surface fourragère réservée à l’alimentation animale 4. ne pas utiliser de produits phytosanitaires (herbicides, pesticides, fongicides, etc...) 5. conduire une nouvelle rotation culturale à base de luzerne 6. équilibrer la ration des animaux 7. mettre aux normes les bâtiments de l’exploitation

Cette solution contractuelle n’est pas une grande surprise puisque dès l’accord public de la fin 1988, cette solution est décrite très explicitement. Ce qui est par contre nouveau, c’est évidemment les modalités (suppression du maïs et niveau de la protection notamment) et surtout la création de l’entreprise NARCISSE qui accompagne sa mise en oeuvre. Il ne s’agit pas, à l’issue du processus, de l’invention d’un objet technique, mais bien d’un assemblage sociotechnique hybridant des techniques, des prescriptions contractuelles, une entreprise et des liens professionnels nouveaux comme nous le verrons en détail au chapitre 6. NARCISSE peut être ainsi analysé comme la formation d’un dispositif de gestion pour NAIADE qui assure la transformation des pratiques agricoles, transformation comprenant trois années d’adaptation qui signifient une activité expérimentale dont nous verrons également le statut. Après tout de même 5 ans de négociations et de compromis au sein de ce que nous avons appelé le collectif pertinent pour l’action (de 1987 à 1992), ce nouvel acteur devient très vite l’opérateur central de la protection du gîte, puisque les institutions qui traitent « ordinairement » du développement agricole de la zone passent dorénavant par lui pour définir le cadre de leurs actions qui concernent les agriculteurs du site.

En effet, après la mise en sommeil du GIE le travail d’intéressement de NAIADE consiste à impliquer les pouvoirs publics dans la transformation de l’agriculture du site et bénéficier d’aide publique au changement par une OGAF - Environnement au titre de l’ex article 19 (voir le Texte 4-A5 de l’annexe A5). Avec cet investissement, l’agenda stratégique de NAIADE fait glisser une solution économique à long terme négocié avec les OPA (la valorisation des produits agricoles) vers le court terme (des aides publiques au changement pour 5 ans) en tentant une légitimation de son action au niveau des pouvoirs publics français et de la politique environnementale européenne. Le FEOGA, organisme financeur des « Opérations Article 19 », ne rendra par éligible cette proposition d’OGAF Environnement du fait de la possibilité de considérer une aide financière aux agriculteurs comme un soutien indirecte à une entreprise privée. L’opération Article 19 se transforme alors en Opération Locale dans un cadre national associant l’Etat, les collectivités locales et NAIADE. Celle-ci débouche en septembre 1994 sur un premier arrêté préfectoral après des négociations tendues avec la Chambre d’Agriculture qui souligne la faiblesse des compensations financière et à nouveau cible et conteste le cahier des charges. L’arrêté définit les conditions de mise en oeuvre de OGAF dite « Opération Locale

148 La contrainte des 10 mg/l n’est donc pas une obligation de résultat pour l’agriculteur mais un objectif général des attendus pour le projet de NAIADE.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

111

de Protection du gîte hydrothermal NAIADE-XX »149, qui mentionne que la convention proposée aux exploitants de NAIADE-LAND contient un cahier des charges « qui est examiné par la commission technique d’analyse et validé par l’INRA-SAD ». Cette « consécration » du changement par l’intérêt que lui manifeste la puissance publique, débouche sur un montage contractuel assez complexe où se mêlent les contrats « habituels » lié aux subventions et primes agricoles, ainsi que ces nouveaux contrats associant l’état, la municipalité, une entreprise internationale et l’agriculteur « lambda ». Afin de ne pas perdre pied dans cet écheveau de contrats et de conventions, nous proposons un bilan de ces nouveaux contrats spécifiques grâce au schéma récapitulatif présenté dans l’Encadré 5-8.

Encadré 5-8 : L’armature contractuelle

Convention de Mise à Disposition (CMD) jusqu'en 96puis Prêts à usage du foncier de NAIADE

Convention et cahier des charges NAIADE

Convention et cahier des charges de l'OpérationLocale,

Convention de recherche établissant leCahier des charges pour NAIADE

Lien juridique où le Cahier des charges del'INRA est mentionné dans la définition des droits réels

le contrôle de la CMD est réalisé par la SAFER surla base d'un bail emphytéotique NAIADE / SAFER

Légende

prestation : monétaire $ ou en en nature @

lien unissant les opérateurs principaux et lesfinanceurs de la Convention de l'Opération Locale

1

2

SAFER

1'

Etat (Préfet)L'exploitant agricole CNASEA$

$

$

$

opération Locale(durée 5 ans)

Municipalité de Naïade-City

NAIADENARCISSE

Entité de contrôle :DDAF et ADASEA

$ @

INRA

a/ Etoiles 1. de la figure : dans les conventions NAIADE - Exploitant comme étude confiée à l’INRA dont les conclusions définissent des pratiques agricoles qui sont développées dans le “ CAHIER des CHARGES ”. b/ Etoiles 1’. de la figure : dans les prêts à usages NAIADE - Exploitant : 3.°/ un cahier des charges a été élaboré à la suite d’études menées par l’INRA-SAD, afin de déterminer les pratiques agricoles compatibles avec l’objectif mentionné ci-dessus (c’est à dire protéger la nappe de NAIADE). c/ Etoiles 2. de la figure: dans l’arrêté préfectoral qui définit les conditions de l’Opération Locale: cette convention est accompagnée du cahier des charges examiné par la commission technique d’analyse et validé par l’INRA-SAD.

Ce nexus de contrats forme une armature contractuelle qui converge sur chaque exploitant, chacun d’entre-eux étant mis en réseau à travers les prestations de NARCISSE qui vallent pour tous. Le réseau de conception de la norme sociotechnique qui aboutit à la formation conjointe du cahier des charges et de NARCISSE, apparaît ainsi comme lié plus ou moins fortement à des réseaux de financement temporaire du changement, cela à travers des liens juridiques qui reprennent l’existence du produit de ce réseau dans les termes des différents documents contractuels. L’hybridation du public et du privé 149 Rappelons que cette opération fait suite à la demande de la municipalité de NAIADE-City pour une procédure art. 19 en septembre 1991, transformé ensuite en « Opération Locale » OGAF Environnement après le refus du FEOGA de financer un secteur économique à travers une aide publique. L’opération conserve néanmoins cette appellation européenne, pour être de nouveau éligible le cas échéant. Signalons qu’elle concerne les deux communes de NAIADE et de XX, toutes deux porteuses de points d’émergence et d’exploitation de sources d’eau minérale. Nous ne considérons ici que le cas de NAIADE.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

112

marque à nouveau, jusque dans les contrats qui inscrivent une solution au problème d’environnement de NAIADE, l’ambiguïté générative du statut juridique de cette ressource en eau.

On peut donc considèrer que ce nexus de contrats tient à ce travail d’expertise partagée qui s’est réalisé dans le programme de R&D150 et qui détermine un nouveau régime de coordination localisé (des exploitants du périmètre dont les pratiques sont en harmonie avec « l’écologisation » industrielle du gîte). La conclusion que l’on peut tirer de la description de cet assemblage est qu’il met en évidence assez explicitement deux choses. Tout d’abord le rôle de NARCISSE dans l’implémentation de l’Opération Locale atteste de la position d’opérateur de Développement Agricole que les acteurs « traditionnels » de ce genre d’opération lui laissent jouer (alignement de la Préfecture, du CNASEA, et des Municipalités sur cette définition du rôle de NARCISSE dans la Commission Technique). Ensuite la norme socio-technique qui est produite dans la première partie du programme AGREV connait une certain régime de traduction dans différentes formes contractuelles sans subir de modifications puisqu’elle reste lié au “ cahier des charges ” défini dans la convention NAIADE-Exploitant, il s’agit là selon nous d’un renforcement de la convergence et de l’irréversibilité du réseau par capture d’un financement publique au nom de la DIP.

La connection de ce réseau de financement du changement au réseau sociotechnique du programme de R&D est donc très directe. Ainsi les aides au revenu que doivent recevoir pour 5 ans les exploitants déjà signataires de la convention NAIADE dépendent de la décision d’une commission technique qui établit leur éligibilité sur le plan technique. Notons que la commission technique confie à NARCISSE le suivi du foncier pour la mise à jour annuelle de la « déclaration PAC » qui doit donner l’état du foncier en exploitation et son type d’affectation culturale, point important à signaler puisqu’il indique bien la fonction de développement agricole qu’assume NARCISSE aux yeux des autres intervenants.

3.2.4. Le régime d’adoption de la norme sociotechnique

En même temps que NARCISSE et NAIADE structure l’armature contractuelle, notamment en soutenant la réalisation de l’Opération Locale qui doit permettre de conforter la dimension financière et symbolique de la mise en gestion du problème, les agriculteurs se voient sollicités pour adopter le cahier des charges des nouvelles pratiques. Cette phase d’adoption contractuelle de la norme sociotechnique est retracée dans l’Encadré 5-9, à travers l’évolution du nombre cumulé des agriculteurs signataires sur les 36 exploitations concernées au départ151.

Une simple observation du graphique montre une progression en « escalier » avec des paliers, qui retracent la dynamique de la rencontre du monde industriel de l’eau et de celui de l’agriculture. Ce graphique permet ainsi de visualiser que le rythme d’adoption des nouvelles pratiques se fait par vagues successives pour lesquelles on peut légitimement chercher une interprétation. Outre les 4 premières signatures des « agriculteurs expérimentaux », le graphique met en évidence très nettement deux phases d’intensification, l’une à la fin de l’année 1993 et l’autre plus longue à l’automne 1994 qui concerne des agriculteurs situés hors du périmètre et ayant chacun peu de surface sur celui-ci par rapport aux autres signataires, qui signent, quant à eux, sur l’ensemble de leur exploitation (terre hors périmètre y compris). Nous identifions ainsi deux phases qu’il nous reste à comprendre et expliquer.

150...et en tout cas sans lequel aucun rapport de confiance n’aurait pu s’établir entre NAIADE et ses nouveaux fournisseurs d’un service de protection « écologique » du gîte. 151 On signalera que, depuis 1989, cet effectif global a, en fait, diminué. Des agriculteurs sont partis en retraite (n = 3), ont quitté le périmètre (n = 2) ou ont quitté l’agriculture (n = 1). Les 24 signataires recensés en Avril 96 sont donc à rapporter à une population totale de 30 agriculteurs.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

113

Encadré 5-9: Evolution du nombre cumulé des agriculteurs signataires de la Convention et exploitant sur le périmètre

Nombre total d'agriculteurs de référence : N=36 - Surface protégée en 1996 : 2 700 hasoit 25 agriculteurs signataires dont 13 complètement sur le périmètre.

0

5

10

15

20

25

fév-

93

avr-9

3

jun-

93

aoû-

93

oct-9

3

déc-

93

fév-

94

avr-9

4

jun-

94

aoû-

94

oct-9

4

déc-

94

fév-

95

avr-9

5

jun-

95

aoû-

95

oct-9

5

déc-

95

fév-

96

avr-9

6

4

53

83 2

Agriculteurdont le sièged'exploitationest situé surune des 4communesconcernées dupérimètre

LEGENDE

Agriculteurdont le sièged'exploitationest situé surune communepériphériquedu périmètre

La première hypothèse qui vient à l’esprit est de considérer l’offre de NAIADE comme l’équivalent d’une offre contractuelle permanente et d’observer le processus d’adoption comme l’exercice du choix des agriculteurs, qui se comporteraient alors comme le price-taker de l’économiste, susceptible de calculs économiques permettant l’évaluation de la situation et une décision rationnelle. Mais la possibilité d’un tel calcul (actualisant une situation future inconnue et une situation de référence en plein changement suite à la réforme de la PAC) rend une telle hypothèse irréaliste voire illusoire dans les faits, avant même de se poser la question de savoir si elle l’est en théorie. En effet l’engagement dans la convention proposée sur 18 ou 30 ans signifie un acte d’entreprendre (au sens de Knight, 1921, ch.VII) qui transforme l’impossible omniscience des conditions et conséquences du choix en actes, actes qui signifient une irréversibilité tout aussi radicale que l’incertitude qu’ils lèvent. Ce que mobilise un tel choix relève selon nous de la construction du monde que l’agriculteur opère à partir de ce qu’il peut exposer (au sens d’accountable) de son activité et de la situation dans laquelle il se trouve pris. Il y a a priori pour nous autant de micro-mondes de l’adoption du nouveau système que d’adopteurs dans la population concernée par la proposition des conventions, un point que les agriculteurs signalent eux mêmes quand ils affirment la particularité des bonnes raisons qu’ils ont eu chacun de signer. Ces agriculteurs ne forment pas pour autant un collectif qui soit susceptible de contribuer à l'élaboration et à l'ajustement débattu de nouvelles normes d’exercice du métier. Ce travail d’apprentissage des nouvelles façons de faire se réalise essentiellement dans le cadre de relations contraintes par les négociations avec le directeur de Narcisse ou avec les employés qui réalisent le service proposé (Gafsi (1997) parle à ce sujet de situation de co-pilotage de l’exploitation agricole). Quoiqu’il en soit des interprétations qui peuvent être portées sur la signification de ces relations, cette phase d’adoption (dont il ne faut pas oublier qu’elle est aussi une phase d’expérimentation du nouveau système), ne comporte aucune procédure spécifique de stabilisation et d’inscription progressive de ces moments d’apprentissage dans un régime de développement de l’agriculture renouvelé et partagé. Notons enfin pour finir que de nouvelles signatures d’agriculteurs opposants se précisent en 1996 et laissent donc entrevoir une quasi

II° PARTIE - CHAPITRE 5

114

généralisation du cahier des charges dans l’agriculture du site, à quelques 4 ou 5 agriculteurs « irréductibles » prêts qui conçoivent l’abandon du maïs comme un renoncemment à l’agriculture. La cristallisation signataires/opposants devient donc l’expression d’une contestation de l’adoption et non plus seulement du projet, controverses qui signifient bien qu’un processus d’innovation se concrétise.

La deuxième hypothèse est que cette évolution retrace une gestion délibéré du rythme des signatures par NARCISSE, selon ses capacités propres à répondre des exigences que signifie en retour l’adoption de la convention : mise au norme des bâtiments d’élevage, construction du séchage en grange, restructuration foncière le cas échéant, administration des diverses procédures contractuelles et enfin financement des investissments qui implique un « reporting » budgétaire au niveau de NAIADE et du GROUPE O.

C’est donc ces deux effets qui peuvent se trouver conjugés pour expliquer l’évolution des signatures sur le périmètre: d’une part le rythme propre d’engagement de NAIADE, qui ne peut de tout façon pas traiter toutes les signatures de convention à la fois pour des raisons techniques de suivi des transformations et pour des raisons budgétaires internes d’investissement dans les nouveaux bâtiments et chaînes de récolte qui dépassent le million de francs par exploitation; d’autre part le rythme propre de transformation du champ professionnel local, qui fait que les agriculteurs mettent un certain temps pour réaliser ce que de telles transformations impliquent pour leurs propres activités avant de prendre une décision. Cette maturation de la décision et la stratégie de NARCISSE orientent la dynamique du réseau d’adoption de la norme sociotechnique dont la convergence est aujourd’hui quasiment assurée à quelques agriculteurs prêts, ce qui marque la concrétisation de la situation de gestion du problème initial.

Après avoir décrit la façon dont le procesus d’invention d’une situation de gestion a convergé vers une forme d’organisation stablisant la controverse initiale entre deux mondes professionnels, il s’agit maintenant d’en fournir une inscription en considérant la lecture que nous venons de faire comme un script de cette innovation.

4. DESCRIPTION DU PROCESSUS D’INNOVATION PAR SON GRAPHE SOCIOTECHNIQUE

Nous avons déjà eu l’occasion de présenter dans notre première partie les bases théoriques de la sociologie de l’innovation, et nous avons fait état des principales notions que nous allons employer pour conduire cette description. Pour parvenir à une description du processus, nous disposons maintenant d’une histoire consistante qui peut trouver dans notre travail de construction de la base documentaire et son fichier de 554 items une référence aux activités propres à ce processus. Nous pouvons maintenant repérer des moments de constitution et de déconstitution du collectif pertinent à travers la façon dont des relations entre acteurs naissent, s’étiolent ou se rompent, et des dispositifs se créent ou disparaissent, des acteurs entrent ou sortent. Pour décrire un tel processus comme la performation d’un collectif pertinent, nous allons en fournir une caractérisation par une méthode développée par Latour, Mauguin et Teil (1991).

4.1. Rappel méthodologique

On peut représenter la dynamique d’un processus d’innovation sociotechnique grâce à la méthode du graphe sociotechnique qui permet de suivre la succession des profils d’associations des actants qui

II° PARTIE - CHAPITRE 5

115

composent les versions successives de l’innovation, celle-ci étant prise comme un processus ouvrant et fermant des controverses ce qui impliquent des négociations et une redistribution des identités et des compétences jusqu’à, le cas échéant, se stabiliser dans des assemblages stables et durables (voir notre chapitre 2).

Nous nous appuierons donc sur le texte de Latour et al.(1991) pour présenter la méthode de suivi des innovations, sachant qu’à notre connaissance peu d’applications de la méthode sont disponibles dans la littérature152. L’intérêt essentiel et la portée de cette méthode est de permettre une mesure des processus d’innovation permettant des comparaisons. Cela signifie que cette description ne procède pas d’une explication par le contexte de l’innovation, celle-ci est effet comprise comme le résultat de la concrétisation d’un processus convergent qui désigne in fine un extérieur et un intérieur et ce qui relève de la technique et du social. Ce qui auparavant était au centre des controverses se trouve alors tenu dans les dispositifs qui les stabilisent plus ou moins durablement.

Décrire cette concrétisation d’une innovation implique donc de passer par une structuration de la narration du processus, structuration qui permet alors d’obtenir un script des opérations de traduction qui constituent la dynamique de formation de l’innovation du point de vue de l’énonciateur: “ Toute méthode de suivi d’une innovation n’a pas d’autre but que de reconstituer à la fois la succession des mains qui transportent l’énoncé et la succession des transformations qu’il subit. (...) Le mot énoncé renvoie donc non pas à la linguistique mais au gradient qui va des mots aux choses et choses aux mots ” (op. cit. p. 423). La méthode du graphe sociotechnique propose ainsi un traitement de cette narration en décrivant chaque étape du processus par le profil d’association des acteurs qui contribuent par leurs relations d’intéressement plus ou moins fortes à stabiliser un assemblage. On trouvera dans l’Encadré 5-10 les principaux éléments de cette méthode de description des innovations sociotechniques).

Dans le type de représentation du script de l’innovation sous la forme d’un tableau, chaque ligne représente un état de l’innovation sociotechnique selon le type d’implication des acteurs, par leur alignement dans le programme de l’innovation153. La succession des lignes rend donc compte des transformations qui procèdent par l’arrivée ou la sortie de nouveaux acteurs qui participent ainsi à déplacer le front de l’innovation, mais également des transformations de l’énoncé du projet non seulement par enrôlement mais aussi par le degré et l’état de sa concrétisation. La lecture verticale décrit la réalisation ou la déréalisation du projet, c’est à dire les transformations qui font passer le réseau d’innovation dans des versions successives décrites par les actants qui sont associés.

Encadré 5-10: Méthode de l’établissement du graphe sociotechnique

a. Exemple d’un tableau des profils d’association d’un processus fictif d’innovation VERSIONS ET T A N ANC E NAA NAP

(1) A 1 - - 1 1 - - (2) A B C D 4 1 3 4 4 1 0 (3) C D E 3 2 1 5 5 2 1

152 On pourra consulter Social Studies of Science (22), 1, 1992. 153 Dans la partie droite de chaque ligne, se retrouvent les acteurs qui par leur contestation forment l'Anti-Programme, sachant que nous ne nous intéresserons pas ici à caractériser cet antiprogramme puisque les étapes sont définies par la succession des controverses et donc par la prise en compte de fait des acteurs qui contestent ou re-problématisent l’assemblage.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

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(4) C A F G 4 1 3 8 7 0 1 (5) G H I J K L 6 1 5 13 12 1 2 (6) G H I J K L M 7 6 1 14 13 5 0 OU

b. Définitions des indicateurs

Les lettres représentent des actants du réseau: T exprime la taille de la version, A exprime le nombre des acteurs conservés d’une version n-1 à une version n, N exprime le nombre de nouveaux acteurs d’une version n-1 à une version n et évidement on a T(n) = A(n) + N(n) ANC exprime le nombre cumulé d’acteurs nouveaux mobilisés (Acteurs Nouveaux Cumulés), E exprime le nombre total d’acteurs qui ont été au moins une fois mobilisé par le projet (l’Exploration), NAA(n) est un nouvel acteur agrégé, c.a.d. l’acteur qui passe de la catégorie des nouveaux acteurs de la version n-1, donc N(n-1), à la catégorie des alliés de la version n (donc A(n)); NAP(n) est un nouve acteur perdu, c.a.d. un nouvel acteur de la version n-1 qui ne se retrouve pas dans la version n. Muni de cette inscription du processus nous pouvons alors le caractériser par quelques indices, et notamment le principal, l’indice de négocation IN, qui permet d’établir le graphe socio-technique.

c. Le graphe Sociotechnique

L’INDICE DE NEGOCIATION: C’est à partir de IN (indice sans unité) que l’on trace le graphe sociotechnique de l’innovation, où IN mesure la négociation relative au passage d’un version n à une version n+1. Un indice IN élevé indique que l’innovateur doit négocier pour maintenir son projet.

IN (n) = N(n) / T(n)

LE GRAPHE SOCIOTECHNIQUE

(1)

ET

(2) 0.75

A

(3) 0.33 ABCD

(4) 0.75

CDE

(5) 0.83

CAFG

GHIJKL

OU

d. Les indices du graphe sociotechnique

Un tel graphe peut alors être accompagné de deux indices qui permettent de caractériser le type d’exploration du monde que représente l’innovation, en termes de rendement et de solidité de cette exploration. La représentation de ces indices sur un graphe commun donne une vision synthétique de l’innovation

- INDICE DE RENDEMENT DE L’INNOVATION

IR(n) = [(ΣNAA(n)) - (Σ NAP(n))] / E(n) avec bien sûr-1<IR<1 Cet indice mesure le type d’exploration du monde que le projet réalise, un projet qui peut mobiliser des acteurs sans jamais les tenir dans ses transformations successives (rendement négatif) ou projet qui s’attache les acteurs qu’il mobilise dans ses transformations

(rendement positif). ΣNAA(n) est donc le nombre des acteurs qui étaient associés dans la version n-1 et qui se retrouvent encore

associés dans la version n; ΣNAP(n) est donc le nombre des acteurs qui étaient associés dans la version n-1 et qui disparaissent dans la version n. - INDICE DE SOLIDITE IS(n) = A(n) / T(n-1) Cet indice mesure la résistance du projet dans les transformations d’une version à une autre, un indice qui tend vers la valeur 1 indique que le projet s’irréversibilise.

C’est donc en dressant ce type de tableau que l’inscription du trajet de l’innovation peut alors faire l’objet d’une cartographie qui permet de calculer certains indicateurs154 du suivi de l’innovation, selon un comptage des actants en fonction de leur présence dans une version et de l’entrée et de la sortie de nouveaux actants qui caractérisent de la sorte une dynamique de l’innovation. L’intérêt de cette méthode

154 Nous remercions ici G.Teil pour son aide à distance dans la compréhension du calcul de ces indicateurs que la seule lecture du texte de référence rendait délicate.

valeur de IN

II° PARTIE - CHAPITRE 5

117

est qu’elle permet de comparer des processus très différents du point des dynamiques qui les animent, sans avoir recours pour cela à des comparaisons qui porteraient sur les ressemblances ou des dissemblances de contextes notamment. Il suffit en effet de considérer le graphe sociotechnique pour établir une mesure de la dynamique, et de la qualifier par l’interprétation des indices (les modalités de l’interprétation sont présentées dans l’Encadré 2-A5 de l’annexe A5).

Après ces quelques précisions voyons maintenant comment cela peut s’appliquer à notre étude de cas, en commençant par traiter de l’élaboration du script de l’innovation, avant de dresser le graphe sociotechnique et de founir une interprétation de l’économie d’ensemble de ce processus.

4.2. Le problème de l’établissement du script de l’innovation

Les processus d’innovation étudiés par les sociologues de l’innovation sont généralement descriptibles par le fait que leur produits peuvent renseigner une « muséographie des lignées d’objets techniques », des bases de brevets, des bases d’articles et autres bases de données exploitables avec des moyens informatiques (Callon et Courtial, 1995). Mais si on veut pouvoir revendiquer une symétrie des descriptions, on ne peut alors décrire seulement les processus qui renseignent ces bases données et font passer l’innovation des choses à des mises en mots dans des fichiers. Pour suivre tous les réseaux d’innovation il est nécessaire de suivre également des processus dont la production n’est pas celle d’un artefact mais reste un hybride inédit de compétences et de dispositifs de gestion, ce qui est ici notre cas.

Il s’agit alors de procéder à un travail d’archéologie sur les récits d’innovation que l’on peut obtenir des protagonistes, mais également des imprimés-traces, en tentant alors donc de remonter des mots aux choses (Latour, 1992) pour qualifier ce que produit ce type de processus155. Conduire la description d’une trajectoire de l’innovation, c’est donc d’abord disposer d’un script de celle-ci. C’est là nous croyons le principal problème que pose notre propre description. Car le premier réflexe est de considérer le point de vue de l’innovateur, c’est à dire de l’acteur qui déploie des dispositifs d’intéressement et passe des alliances pour faire passer sa volonté de maîtrise d’un projet à une réalisation. C’est donc à travers le récit de la mise en monde de cette volonté que l’innovateur parle au nom de l’innovation à laquelle il s’attache. Encore faut-il pouvoir trouver cet innovateur, qui plus est sans tomber dans le mythe de l’entrepreneur schumpetérien (Mustar, 1994). Car une innovation contient un nombre plus ou moins grand d’autres acteurs qui, traduits dans le processus, en sont aussi les actants intentionnels et pas seulement des ressources ponctuées156. Il y a donc en gros autant de récits possibles du trajet d’innovation que d’acteurs qui y ont participé, ce qui ne facilite pas la tâche. Quel récit croire ? Y a-t-il des récits meilleurs que d’autres ? Parlent-ils tous de la même chose ? Cette question de la convergence/divergence des versions que pose l’analyse de réseau est tout à fait symétrique de celle que se posent les acteurs dans les espaces de négociation des traductions. Le degré de convergence des versions, telles que les acteurs en font le récit, est donc bien un indicateur de la stabilité de l’innovation

155 Pour les auteurs de notre texte de référence, la réponse qui peut être fournie pour conserver une lecture symétrique ne peut donc être, ni un repli dans le relativisme de versions différentes d’un même monde, ni un jugement normatif sur la qualité des récits; il s’agit de comparer entre eux les différents récits de l’innovation grâce au graphe sociotechnique. Les indicateurs de ce graphe permettent alors d’établir le degré de convergence de ces versions à partir des indicateurs déjà présentés (un exemple fictif est donné par Latour et al., 1991, pp.471-475). De la sorte l’analyse de réseau peut utiliser les diagrammes de profil d’association sans avoir recours à des explications exogènes: « il n’y a jamais à sortir des réseaux même lorsqu’il s’agit de redéfinir la vérité, l’exactitude, la cohérence, l’absurdité, ou la réalité d’un énoncé » (Latour et al., 1991, p.475) 156 Un tel relativisme des points de vue apparaît de façon spontanée en cas de guerre du faux, et notamment en cas de conflit sur la paternité des découvertes.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

118

à un moment de son développement. Le travail que nous venons de conduire à partir d’une sociologie de la traduction du processus en propose une lecture qui peut dès lors s’entendre comme un script de celui-ci. Muni d’un tel script, il est donc possible d’encoder les versions successives de l’innovation par l’établissement des profils d’association correspondant à des versions successives de la mise en gestion du problème de NAIADE, depuis la problématisation initiale jusqu’à la situation de gestion.

4.3. Présentation du graphe sociotechnique

4.3.1. Profils d’association du processus

Le type de lecture que l’on va proposer en appliquant cette méthode va permettre d’interpréter l’invention de cette situation de gestion comme un trajet d’innovation socio-technique, dont le script nous est fourni par cette histoire du programme de R&D que nous venons de mettre à plat, et dont le fichier des 550 items permet à chaque fois d’explorer le contenu. En nous focalisant sur les moments où les controverses apparaissent et durent suffisamment pour impliquer un travail de stabilisation dans des dispositifs, dans des relations nouvelles ou dans de nouvelles définitions des pratiques, nous proposons dans le Tableau 7-A5 de l’annexe A5 la liste des versions successives du projet de maîtrise des pratiques agricoles pour assurer la protection du gîte hydrominéral à long terme, ce que l’on peut appeler le programme d’action de l’eau minérale.

A partir de ce tableau des versions successives on peut décliner chaque version du point de vue du profil d’association des actants qui y contribuent, ceux-ci participant au programme d’action défini ci-dessus. Il s’agit alors de traiter sur le même plan les acteurs humains et les « acteurs non-humains » qui entrent dans les profils. On aboutit au Tableau 8-A5 de l’annexe A5 présentant la succession des profils d’association de chaque version, après que chaque actant ait fait l’objet d’un encodage pour être suivi dans les versions auxquelles il participe ensuite. Muni de ce tableau, on peut alors procéder aux calculs des indicateurs de la dynamique du processus (voir le Tableau 9-A5 du calcul des indicateurs de la description dans l’annexe A5).

A partir de ces manipulations des profils d’association, on peut alors mettre à plat avec le graphique de l’Encadré 5-11 pour chaque version portée en abcisse les données de base de la dynamique (Taille, Nouveaux Acteurs et Nouveaux Alliés). Son allure en dents de scie avec une ligne de pente croissante et régulière caractérise déjà l’évolution du processus sans qu’apparaissent de ruptures fortes de par le manque d’acteurs, ou un effondrement de leur présence de façon massive et durable. Dans le graphique de l’Encadré 5-12, on peut comparer l’évolution de l’exploration E et des Acteurs Nouveaux Cumulés (ANC), et on peut faire apparaître que le processus quitte progressivement un régime “ attractif ” (où ANC =E) pour explorer des configurations où ANC et E divergent à partir de la version (13) puis évoluent continûment à partir de la version (18) marquant ainsi une stabilisation du périmètre du collectif pertinent.

Encadré 5-11: Evolution des profils d’association

II° PARTIE - CHAPITRE 5

119

0

10

20

30

40

50

60

1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 31 33 35

Taille Alliés Nouveaux Acteurs

Encadré 5-12: Evolution comparée des Nouveaux Acteurs Cumulés et de l’Eploration du processus

0

20

40

60

80

100

120

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36

E

ANC

nombre

Indexation des versions

Encadré 5-14: Evolution de l’indice de négociation (IN)

0

0,1

0,2

0,3

0,4

0,5

0,6

0,7

0,8

0,9

1

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36

1.1.

2.2. 3.3.

4.4.

Indice de Négociation Effondrement de IN parabsence de nouveaux acteurs

Valeur de l'indice

Indexation des versions

N.B. : les chiffres renvoient à des explications dans le texte ci-dessous sur “ les moments de la controverse ”.

Encadré 5-13: Le Graphe Sociotechnique du Processus

II° PARTIE - CHAPITRE 5

120

(1)

(2)

(3)

(4)

(5)

(6)

(7)(8)

(9)

(10)

(11)

(12)(13)

(14)

(15)(16)

(17)

(19)(18)

(20)(21)

(22)

(23)

(24)(25)(26)

(27)

(28)(29)

(30)(31)(32)(33)

(36) (35)(34)

ou

et

Taille des profils d'association - indice T de chaque version (i)

Echelle de IN

0,5

IN= 0,41

IN= 0,40

IN= 0,32

1975

mars 87

mars 88

déc. 88

janv. 89

aoû. 89

oct. 90

déc. 91

mai 93

déc. 92

fév. 94

oct. 94} 1995

nov. 96

5 10 20 30 40 50

INDICE

DE

NEGOCIATION

IN= 0,26

IN= 0,25

IN= 0,23

II° PARTIE - CHAPITRE 5

121

4.3.2. Graphe socio-technique de la mise en gestion du problème de NAIADE

A partir de l’indice de négociation IN, on trace le graphe sociotechnique de l’innovation (Encadré 5-13), qui fournit une lecture directe du processus selon la taille des versions et selon la mesure du degré de négociation entre deux versions successives. Une lecture visuelle peut se faire avec la règle suivante: une série de traits qui se rapprochent signifie un indice de négociation qui diminue et donc signale que le processus est en train de converger et de se stabiliser, tandis que des traits éloignés signifient que le passage d’une version à une autre signale que le processus explore des compromis nouveaux.

4.3.3. Indicateurs synthétiques du Graphe Socio-Technique

a. Les phases de convergence

Nous allons fournir quelques commentaires pour “ faire parler ” cette inscription du processus par son graphe, en nous attachant tout d’abord aux moments de convergence des traductions, c’est à dire en suivant l’évolution de l’indice IN dans l’Encadré 5-14 (le cas ou IN est nul sera traiter plus loin).

La première chose remarquable est que jusqu’à la version (8) une diminution de l’indice correspond à la phase de problématisation que nous avons déjà décrite au chapitre 6, qui “ achoppe ” dans la définition du problème et du collectif pertinent pour le traiter. Ensuite l’indice de négociation manifeste une série d’oscillations pour diminuer assez franchement entre les versions (18) à (22), ce qui correspond à une “ mise en charge ” du programme de R&D au niveau local avec les exploitants dits “ expérimentaux ” qui testent quelques itinéraires techniques et s’investissent dans le programme grâce au travail de l’animateur R&D. Cette période correspond également à l’affichage d’une mobilisation des représentants de la Profession dans le GIE pour trouver une issue économique à la valorisation de produits de qualité spécifiée, et à la demande de l’OGAF « article 19 ».

L’augmentation de IN entre les versions (22)/(23) et (23)/(24) traduit également une rupture de cette mise en charge, avec la contestation du cahier des charges par les OPA et une polarisation des exploitants entre les signataires et les opposants qui signalent les effets du passage à une logique de contractualisation individualisée décidé à la suite de l’échec du GIE. Le processus se caractérise alors par un régime d’adoption de la norme sociotechnique (ou standard du nouveau système de production) par les exploitants signataires de la “ Convention NAIADE ”, ce que traduisent les phases (24) à (27) puis (28) à (36) (l’indice IN=0.23 entre (27) et (28)). Ces phases de ré-intensification de la négociation représentent le moment de formation de l’opération locale avec la mise en place d’un arrêté préfectoral et d’une négociation avec la profession du fait de la présence de l’ADASEA comme organisme payeur pour l’OGAF qui supporte cette opération.

Il est intéressant de noter combien la phase de problématisation du programme (2) à (7) puis celle de simulations et d’expérimentations de solutions possibles (9) à (22) couvrent une partie importante du graphe, indiquant une négociation intense au moment de la problématisation des agencements qu’anticipent les acteurs. On peut alors apprécier comment cette représentation de l’historicité du processus par le graphe socio-technique (qui est celle tracée par les acteurs eux mêmes) permet de relativiser une description avec un temps linéaire.

b. Les moments de la controverse

L’encadré 5-14 des indicateurs du graphe mentionne ci-dessus des versions pour lesquelles l’Indice de Négociation est nul. Il nous faut préciser ce que cela signifie, puisque les types idéaux présentés ci dessus pourraient laisser penser que le processus atteint là une stabilité. L’indice IN est ainsi nul parce que la version ne contient d’une part aucun nouveau acteur et perd même des acteurs. En retenant comme des versions importantes du processus, les moments où les controverses se soldent par des

II° PARTIE - CHAPITRE 5

122

départs d’acteurs ou conduisent à affirmer un retrait définitif comme menace, nous « fabriquons » des versions où il n’y a, par construction, pas de nouveaux acteurs et où IN vaut donc 0. Les moments 1, 2 et 3 renvoient dans les versions versions (8), (13) et (16) à l’affirmation d’un retrait des représentants professionnels. Le syndicalisme se retire assez tôt d’une participation effective aux instances du programme de R&D, il n’est présent en fait que dans la phase de problématisation pour contester non pas le bien fondé du programme d’action de NAIADE, mais les solutions proposées, et rejoint l’anti-programme du processus. De son côté la Chambre maintient, jusqu’à la phase de réalisation de l’Opération Locale qui pallie la procédure “ article-19 ”, une activité ambiguë de contestation et d’engagement de principe, puis disparaît du processus. Pour la version (25) il s’agit du rejet de la procédure article-19 par le FEOGA (flèche 4) qui marque la fin de l’inscription du programme de R&D au rang des Opérations Locales pouvant bénéficier d’un financement européen au titre des mesures agri-environnementales.

Cette valeur nulle indique ainsi que le processus s’érode: il perd des acteurs à l’occasion d’une controverse, et plutôt que de négocier, ou parce que la position de NAIADE est non négociable, les acteurs quittent le processus. Pourtant à chaque fois, les relations sont renouées avec des reconfigurations, et le processus ne s’arrête pas pour autant, notamment parce que les représentants professionnels jusqu’en 1994 restent présents pour conserver une position de porte-parole des exploitants du site qui, au fil du temps, se dilue avec les signatures de plus en plus nombreuses des exploitants. Cela s’observe au niveau de l’évolution générale de l’indice IN qui décroît comme dans l’idéal-type “ attractif ” et qui sur la fin du processus (version (29) à (36)) devient proche de 0 (la flèche horizontale indique cette diminution de l’indice dans l’Encadré 5-14).

Ainsi les creux dans la courbe de IN du diagramme indiquent à chaque fois un effondrement du processus non pas parce qu’il y aurait trop de négociation mais parce qu’au contraire il n’y a plus de porte-parole pour controverser et représenter notamment les exploitants, qui au fil du temps semblent de part leur position avoir de moins en moins besoin d’être représentés, en tout cas dans leur négociation personnel avec NARCISSE. Ce phénomène est donc associé à la volonté de NAIADE de toujours conserver un contact de négociation avec la Profession, au moins jusqu’à ce que le Programme de Recherche ait défini le cahier des charges de la « nouvelle agriculture » du site.

Le mouvement d’ensemble de cette succession de moments de convergence et de divergence en dents de scie laisse néanmoins voir une innovation qui n’implique à aucun moment une révision forte du projet de NAIADE (défini par la volonté de maîtriser un risque par un changement de pratiques reposant sur la maîtrise foncière et l’établissement d’une norme sociotechnique sur laquelle appuyer un dispositif contractuel). Par contre ce mouvement en dent de scie signale un processus de sélection et d’accumulation des dispositifs pour former les moyens d’une protection du gîte. Ce qu’il est pertinent de suivre, c’est ce que signifie ce processus en termes de concrétisation d’un assemblage qui forme une situation de gestion originale de l’activité agricole du site. C’est ce que nous verrons en détail dans le chapitre suivant. Voyons maintenant comment on peut caractériser la dynamique de cette concrétisation.

c. Interprétation par les indices complémentaires

Si c’est ainsi IN qui trace l’historicité propre du processus, il est également utile de caractériser celui-ci par les indicateurs IS et IR, respectivement Indice de Solidité qui mesure la “ résistance du projet à travers les épreuves que constitue la formation de nouveaux profils d’acteurs à chaque version (l’idéal type “ dilettante ” se caractérisant par un indice faible et constant), et l’Indice de Rendement IR qui mesure la capacité du projet à conserver les nouveaux acteurs (IR tend alors vers 1) ou à “ visiter ” beaucoup d’acteurs en en perdant tout autant à chaque transformation (IR tend alors vers O) ou à ne

II° PARTIE - CHAPITRE 5

123

jamais se fixer sur des acteurs (version “ dilettante ” du projet qui fait tendre l’indice IR vers -1 (voir l’Encadré 5-10).

Encadré 5-15: Les indicateurs de la dynamique

0

0,1

0,2

0,3

0,4

0,5

0,6

0,7

0,8

0,9

1

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36

Indice de Négociation (IN) Indice de Solidité (IS) Indice de Rendement (IR)

1. Problématisation 2. Régime de conception de lanorma sociotechnique

3. Irréversibilisation de lasituation de gestion

Le diagramme de l’Encadré 5-15 récapitule ces deux indices en rappelant la courbe de l’indice IN. Ce diagramme conduit aux commentaires suivants. L’indice de solidité est toujours situé au dessus de 0,5 et il tend rapidement vers 1. Le processus d’innovation est donc un processus qui résiste bien aux transformations sociotechniques qu’il vit et aux controverses qu’il traverse pour éprouver ces transformations. Deuxièmement l’indice de rendement suit une trajectoire légèrement en “ dents de scie ” mais croissante globalement sans jamais descendre au dessous de 0,3.

Le processus ainsi décrit semble être assez proche d’un processus “ attractif ”, avec cette sorte de force de rappel vers l’absence de toute traduction que les retraits répétés, ou les menaces de retrait font peser sur le processus. Cela semble de fait beaucoup plus ralentir que transformer l’orientation prise très précocement sur le type de règlement anticipé par les acteurs. Cette ligne de pente vers le passage en force de NAIADE qui met à disposition du processus des moyens important traduit bien cette caractéristique déjà souligné à plusieurs reprises de la nécessité de trouver une coordination sur un territoire.

4.3.4. Interprétation de l’économie d’ensemble du processus

Ainsi le processus est largement tiré par l’urgence et par une définition progressive des moyens que NAIADE veut voir définis à des fins de protection de la qualité de ses eaux. On ne peut prétendre avoir à faire, d’un point de vue réaliste, à une co-évolution des objectifs et des moyens dans la lignée d’un incrémentalisme (Lindblom, 1959) où d’un processus de prise de décision émergent (Cohen, March et

II° PARTIE - CHAPITRE 5

124

Olsen, 1972). NAIADE s’engage dans une opération de plus en plus planifiée pour définir et asseoir une protection effective du gîte par l’établissement d’une norme sociotechnique qui doit définir les obligations de moyens du changement attendu, et sur laquelle elle ne souhaite pas négocier.

Pris de la sorte, sous l’angle d’un processus de prise de décisions dépendant de la volonté forte d’un acteur, le processus apparaît pourtant tout d’abord mené comme un problème de la stabilisation d’une oscillation cognitive (Martinet, 1996) entre “ problem finding ”, “ problem solving ” et “ issue enacting ”. Un tel processus d’oscillation est assez bref et dure le temps de la problématisation à savoir jusqu’à la version (7), moment où la surface du problème, comme le collectif pertinent pour le traiter, est dessiné par un accord autour du type de problème que le programme de R&D doit régler (voir le Tableau 5-2).

Ensuite dans les versions suivantes, de la version (8) à la version (22), l’oscillation porte plutôt sur une procédure incrémentale concernant les moyens sans toucher aux fins, d’une part dans la formulation de solutions partielles au problème (fortement appuyées sur les travaux des différents volets du programme de recherche de l’INRA), et d’autre part dans l’expérimentation fragmentaire avec les exploitants “ expérimentaux ” de certains itinéraires techniques (compostage, engrais vert, céréales spécifiques) et la simulation du fonctionnement de l’exploitation agricole transformée (le rôle de l’animateur du programme a été ici déterminant). Cette phase d’oscillation correspond à une période de délibération et d’ambiguïté pour redistribuer les compétences des acteurs et pour définir conjointement une situation gérable de la protection de la qualité de l’eau à travers la formation d’un nouveau système de production pour les exploitations agricoles. Cela entraîne une redéfinition des identités professionnelles de ceux qui veulent s’impliquer dans un changement et la concrétisation d’un certain nombre d’instances qui stabilisent les jeux de relations dans des assemblages, dont certains seront repris dans la mise en gestion du problème, tandis que d’autres ne seront pas retenues (ce point sera étudié dans le chapitre suivant).

Après la diminution de l’indice de négocation IN jusqu’à la version (7) période d’aboutissement de la problématisation, cette longue période d’oscillation est une période où l’indice de négociation diminue mais est aussi soumis à des variations comme le montre l’Encadré 5-16 à travers la moyenne glissante des versions (Mn= (Σ Inj)/n).

Encadré 5-16: Moyenne glissante de l’indice de négociation (IN) - version (3) à (36)

0,000,010,020,030,040,050,060,070,080,09

1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 31 33 35

Valeur de la moyenne

Indexation des versions

Cela indique bien que le processus tend vers à se concrétiser sans jamais « retomber » dans une reformulation qui impliquerait à nouveau une oscillation cognitive forte, et le retour de controverses

II° PARTIE - CHAPITRE 5

125

fortes. Les transformations qui sont conduites en son sein n’en restent pas moins complètement marquées par des procédures exploratoires, dont certaines sont sélectionnées et agrégées sous l’effet de cette urgence à la formation de l’assemblage hybride qui peu à peu élabore une gestion du problème. On observera que la forme du graphe sociotechnique ne présente pas de rupture importante, ce qui signifie que le processus de concrétisation par association (la taille des versions est globalement croissante) est un processus globalement convergent de façon régulière, c’est à dire sans effondrement d’un assemblage et nécessité de se relancer dans un redéploiement d’une transformation sociotechnique différente. Ce finalisme qui anime NAIADE conduit les acteurs à ne pas pouvoir échapper au problème, notamment avec une stratégie foncière qui a des répercutions chez les opposants à une transformation des pratiques. C’est donc plus un effet de conformation du type d’épreuve de coordination territorialisée, qu’une aversion délibérée de NAIADE pour le procédural qui conduit le processus à être mieux décrit par le modèle linéaire que le modèle tourbillonnaire d’innovation157. En effet, on trouvera dans ce processus des tentatives pour sortir d’une R&D classique (c’était notamment le projet de la Recherche que de travailler dans un registre de recherche-action), mais on notera la ligne de pente vers la définition d’une solution technique et contractuelle certes non connue à l’avance du point de vue de sa composition, mais conçue comme devant ensuite faire l’objet d’une adoption avec les incitations financières ad-hoc.

Une telle conception substantive du changement est évidemment liée à cette exigence de coordination face au risque de faillite de NAIADE, mais elle n’a pas empêché de la part des chercheurs et des 4 exploitants « expérimentaux », des explorations procédurales sur des dispositifs particuliers avec des ajustements pour notamment définir « les nouvelles pratiques ». De la même façon du côté de NAIADE, des effets d’apprentissages de cette situation de recherche de solution sont à noter avec la précision qu’elle apporte en 1990 de ne pas dépasser 10 mg/l sous les racines, ainsi qu’avec l’émergence de dispositifs évidement non prévus au départ comme NARCISSE. Le processus semble donc fonctionner par sélection progressive des dispositifs issus d’explorations partielles lancées dans le programme de R&D, et par agrégation et complexification progressive du projet jusqu’à saturation et formation de la norme sociotechnique.

En effet ce qui est caractéristique de NAIADE c’est cette volonté d’aboutir à la définition des moyens de la formation d’une gestion. Cette volonté de maîtrise va, sans remettre en question l’objectif de transformation radicale de l’agriculture pour la protection du gîte, conduire à un investissement important sur la diffusion et l’adoption de la norme sociotechnique. On peut ainsi invoquer la rationalité substantive à l’oeuvre pour comprendre cet incrémentalisme limitatif qui vise à saturer la définition des moyens sans toucher à l’idée première, on peut également critiquer la volonté qui anime NAIADE d’établir un assemblage qui protège son gîte en forçant le passage en quelque sorte, mais cela ne doit pas pour autant nous conduire à ne pas voir et à ne pas considérer de façon précise, comment s’opère cette transformation de l’agriculture sous contraintes, et surtout de comprendre et d’analyser le type de gestion auquel cela conduit. C’est ce que nous verrons dans le chapitre suivant

157 Sur ces notions de modèle d’innovation linéaire et tourbillionnaire, voir Akrich et al. (1988) déjà cité, le modèle linéaire suppose un enchainement depuis la conception d’une idée générale, vers la diffusion d’une solution technique en passant par une phase d’étude puis de développement (prototype et démonstration).

II° PARTIE - CHAPITRE 5

126

4. Quelques enseignements de l’application de la méthode à un cas d’invention d’une situation de gestion

4.1. Formation du script de l’innovation et métamorphose des acteurs

Pour conclure cette caractérisation conduite à l’aide du graphe sociotechnique, nous voudrions apporter quelques précisions sur le lien qui peut être établi entre ce problème de formation du script et l’approche compréhensive qui a été la notre pour l’établir. Cette question tient en effet à la nécessité de conduire une discussion de méthode au regard de notre démarche inductive. Il est en effet clair que nos matériaux de base ne sont pas issus d’un traitement de base de données et de traitements lexicographiques de corpus de textes. Aussi nous avons, autant que faire se peut, traiter cette question de la diversité des points de vue des acteurs sur le processus, dans le fait de constituer notre base documentaire selon la méthode exposée au chapitre 5. Il est vrai que nous n’abordons pas ici le point de vue de la transformation des acteurs par la méthode du graphe sociotechnique, comme expliquée plus haut au 1.2., ce qui permettrait pourtant de considérer pour chacun d’entre eux comment les différentes versions de l’innovation décrivent leur identité par les associations auxquelles ils participent (voir Latour et al., 1991, pp.462-475).

Mais cela ne nous paraît pas poser un problème majeur en fait, et pour deux raisons. D’une part, la métamorphose des acteurs (Hatchuel et Weil, 1992, ch.3) est traitée de façon systématique du fait que la question de la transformation des pratiques des acteurs, et pas seulement celles des exploitants, est ce qui conduit le programme d’action de l’innovation ; d’autre part du fait également que notre descriptif du processus traite très expressément de la constitution de l’acteur en rapport avec son mode d’investissement et de traitement du problème. En quelque sorte, la façon dont les acteurs circulent dans les versions successives de l’innovation est ce que nous avons traité en arrêtant la définition des versions par rapport à des positions de contestation notamment de l’exigence de transformation que contient le projet de NAIADE.

Ces deux raisons sont à envisager en sachant que ce processus repose sur une lente définition et concrétisation de l’invention d’une situation de gestion, et donc à un hybride d’objets techniques et de règles de conduites. Nous n’avons pas à faire à une innovation visant à la fabrication d’un avion de chasse (Law et Callon, 1992) ou de la machine à vendanger (Vissac-Charles, 1992). De tels cas d’innovation sont “ tellement ” technologiques dans leur projet et leur concrétisation, que leur traitement nécessite d’en passer par l’affirmation d’explications symétriques (Latour, 1991) afin de ne pas tomber dans des difficultés théoriques posées par une caractérisation, soit par le pur jeu des intérêts sociaux des acteurs (Woolgar, 1981), soit par un déterminisme technologique d’une évolution des formes techniques (Pinch et Bijker, 1984; Latour et al., 1988).

Tel n’est pas le cas ici, puisque les acteurs ont conscience de travailler à la formation d’un hybride de techniques agricoles, de contrats, de relations de services, et de normes professionnelles, autant d’éléments qui pris séparément n’ont absolument rien d’innovant, mais qui liés ensemble forment une innovation qu’on peut qualifier d’organisationnelle158. Ce que nous défenderons donc ici, c’est qu’on peut penser qu’en traitant un processus d’innovation socio-technique comme celui-ci, et en devant rendre compte de cet hybride de gestion d’un problème d’environnement (autant dans son issue que dans son fonctionnement), nous échappons en quelque sorte à un débat sur la dialectique de l’idéel et du matériel, du social et du technique dans l’explication de cette innovation. En effet, les acteurs qui se 158 ... si le qualificatif peut apporter quelque chose pour indiquer l’existence d’une telle discussion sur la nature des innovations

II° PARTIE - CHAPITRE 5

127

lient à l'innovation travaillent cette question de l’hybridation dans la quotidienneté de leurs pratiques, performation qui en retour les transforment. Cette métamorphose de l’acteur signifie ici que les personnes doivent fabriquer et rendre exposables des réponses à des contraintes qui pèsent autant sur les relations ordinaires au sein « d’un métier159 qu’il faut redéfinir », que sur les actes techniques mis en défaut par ces « pratiques qu’il faut changer », qu’enfin sur les significations disponibles et les systèmes d’argumentation dont la cohérence est sollicitée fortement par les controverses et la transformation de ce « dont il convient de parler ».

Cette situation d’exigence de rendre compte, à soi même ou aux autres, de l'incorporation du changement dans les pratiques quotidiennes correspond à cette transformation qui caractérise, selon nous, la métamorphose conjointe de l’acteur et de la figure d’acteur, cela bien sûr pour les exploitants qui sont la « cible » du changement. Mais c’est aussi le cas pour NAIADE qui se met à faire du développement agricole en protégeant la qualité de l'eau, enfin des chercheurs qui en dé-territorialisant le laboratoire au sein d'une arène à « polluer la Bonne Science » exposent la figure d'acteur du chercheur, alors qu'on leur demande d'abord de trouver ! Ces métamorphoses supposent une transformation de ce dont on parle et d’où on parle, de ce que l’on fait et pourquoi on le fait, de qui on est amené à rencontrer et de qui sollicite. Cela fait que même dans la faiblesse des relations, une telle transformation implique des lieux et des moments pour discuter et parle au nom des objets dans un parlement des choses (Latour, 1994) qui soit aussi un parlement des métamorphoses impliquant une intersubjectivité suffisament indemne de rapports de domination pour envisager la coordination des actions dans un rapport à un projet de maîtrise.

4.2. Réseaux et conventions

Le type d’analyse de l’invention d’une situation de gestion que nous avons conduit cherchait à satisfaire l’hypothèse que le processus n’était pas à envisager comme l'application d'un modèle substantivement rationnel (et donc implémenté en conséquence comme un brouillon du « one best way »). Il devait être compris comme le produit d’un organizing160 portant sur l’établissement de procédures (engagement sur objectif transitoire, règles, cahier des charges, contrats) rendant l’action justifiable, procédures qui se sont progressivement édifiées sur la base d'une certaine expérience d’engagement dans un collectif d'acteurs plus ou moins ouverts aux interactions.

Le maintien de ce collectif pertinent pour l’action161 répondait à un travail de découverte du monde possible qui pouvait palier à cette incertitude radicale sur l’avenir de chacun qu’avait déclenché: cette « frayeur du nitrate » chez NAIADE, cette accusation de polluer chez les agriculteurs et cet appétit de savoir chez les chercheurs. Parler donc ici de collectif pertinent ne signifie en aucune manière une idéalisation d’une action ensemble à base de rapports exempts de domination ou une projection sur le processus d’un fantasme groupal. Mais il est particulièrement important de garder à l’esprit la force que représente cette volonté de maîtrise de NAIADE (voir chapitre 4) pour tous les acteurs qui entrent dans 159 Nous suivrons ici la définition de Descolonge (1996) pour qui le métier est plus que l’emploi prescrit, puiqu’il peut être défini comme une composition du travail (production), de l’oeuvre (invention technique), et de l’action (l’être en société): Le métier est défini comme le façonnage de la matière qui, par le dire d’une société, devient un objet en projet, c’est-à-dire une oeuvre. p.254. 160 Nous conservons ici à dessein l’anglicisme qui par la distinction « organisation/organizing » distingue ce qui est résultat de ce qui est processus, voir l’introduction de cette partie. On trouvera chez Schutz (1987) le même type de disctinction pour le terme d’action comme processus (actio) et comme acte effectué (actium). 161 Nous préférons le terme de collectif à celui de comunauté pertinente qu’emploient Mercier et Segrestin, cela du fait de l’hétérogénéité des buts et objectifs des acteurs et de la distinction qu’ils mettent en jeu pour définir leur propre identité professionnelle par rapport aux problèmes qu’ils rencontrent.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

128

ce collectif. Nous préférons ainsi, contairement à Raulet-Crozet (1995, ch.9) poser le niveau de l’émergence des relations sociales en terme de problème à traiter par les acteurs dans l’identification de ce collectif pertinent pluôt que d’avoir recours à la notion de « lien de communauté », d’autant plus problématique que NAIADE se trouve absorbée par un groupe international.

Par rapport à une telle approche de ce processus, il nous faut préciser qu’elle ne peut se trouver réduite cependant à l’idée d’un enchaînement de jeux d'interactions, à une succession de rencontres où le devenir du processus se serait rejoué en permanence dans sa totalité. Ainsi rendre compte de la coordination des acteurs en présence ne peut avoir un intérêt et n’être fondé que si l’on peut préciser et décrire les dispositifs sur lesquels prend appui un travail de cognition toujours situé162. On rejoint en ce sens la façon dont la perspective de travaux sur la structuration du social de Giddens peuvent s’appuyer sur une lecture ethnométhodologique du problème de l’action (Cohen, 1993, pp.416-424). Conduire de la sorte une lecture de la structuration d’un situation de gestion en conservant un regard sur l’action située en conservant un modèle de l’acteur qui n’en fasse pas le sujet d’aliénations, un effecteur de normes, un agent de la force d’un champ ou de ses intérêts propres, nous est apparu comme une entreprise parfois difficile, car cela impliquait de considérer les pratiques comme l’expression d’un savoir sur le monde de façon symétrique entre les chercheurs, les agriculteurs et les représentants de NAIADE.

La diffficulté réside dans le fait de produire une description qui permette de lier cognition et action en situation, et donc en quelque sorte de faire l’effort de mobiliser une approche binoculaire du processus. Tout d’abord une approche qui rende compte de l’émergence d’une coordination et de la formation des règles de traductions dont la théorie de l’acteur-réseau a besoin pour expliquer ce que les acteurs savent possibles de traduire ou d’imputer à d’autres acteurs (raréfaction des règles). Cela suppose des conventions qui encadrent les acteurs dans leur tentative d’enrôlement (Callon, 1991, pp.212-216). Mais dans le cas que nous traitons ces conventions « bougent » en même temps que les opérations de traduction. Il faut donc également rendre compte de la formation de l’agencements de ces enrôlements (cadrés par des conventions qui se cherchent) au sein des dispositifs sociotechniques, et ici le dispositif de gestion qui correspond à la situation de gestion qui est issue du processus et le contient. Ainsi invoquer des conventions du fonctionnement social sans décrire la formation de ces dispositifs reviendrait à penser jouer à la belote en parlant de ses règles. Notre travail descriptif du chapitre suivant visera donc à particulièrement détailler les dispositifs pris comme le résultat de jeux de relations et de traductions encadrés par la raréfaction des règles que permettent des conventions qui de proche en proche se transforment dans les flux d’action par rupture, par découverte et par apprentissage de nouvelles façons de faire et de nouvelles façon de justifier l’action qui convient.

Cette tentative exploratoire que nous proposons dans notre description pour lier cognition et matérialité de l’action fait donc état d’un certain balancement entre un raisonnement fonctionnaliste par la traduction qui a besoin de convention, et un raisonnement structuraliste par les conventions qui a besoin de traductions pour expliquer une dynamique, à défaut de pouvoir expliquer une génèse. C’est un tel balancement qui nous semble, faute de mieux, devoir être conservé pour notre étude de cas où la

162 Sur cette notion de cognition située on renvoie à Brown, Collins et Duguid (1989) pour des situations d’apprentissage scolaire et à Conein (1993) pour des situation de la vie quotidienne impliquant une référence à des objets, et dans une perspective équivallente aux travaux de Lynch (1985) sur les interactions entre chercheurs dans le laboratoire. La référence que nous donnons au terme cognitif va donc ici simplement dans le sens où nous concevons des acteurs doués de la facultés d’avoir des expériences mentales par lesquelles ils raisonnent des collectifs hétérogènes où leur individualité trouve sa place, et non pas dans le sens d’une dimension infra-individuelle naturaliste et mécaniste de la cognition (Sperber, 1997).

II° PARTIE - CHAPITRE 5

129

question du sens des activités est posée dans l’exigence de transformation posée par NAIADE. Cela implique alors de préciser comment nous nous représentons l’acteur humain dans ce processus.

4.3. L’incertitude et la recomposition des identités professionnelles

Une situation d’incertitude comme celle que nous étudions correspond à une succession de ces moments où les acteurs suspendent le sens de l’action et réintroduisent celui du jugement sur le monde de l’expérience, moment où la réalité du monde tel qu’il est « normalement » est mise en suspens (Schutz (1987) parle d’epoche phénoménologique pour décrire cette état de la pensée qui suspend volontairement une « croyance en la réalité du monde comme instrument » p.127, en le distinguant de l’epoche de l’attitude naturelle « qui suspend le doute quant à l’existence du monde extérieur »). Avec A.Schutz, on considérera le monde de la pratique comme le monde où il est hors de question de penser ce que l’on fait quand on le fait : l’expérience de l’agir est une expérience au présent. Cette orientation du monde de la pratique (ou monde du travail) est en quelque sorte ce que l’époché phénoménologique prend pour objet de sa rêflexion et pour laquelle « il faut une motivation spéciale pour nous obliger à réviser nos croyances antérieures, comme lorsqu’il y a irruption d’une expérience « étrange » que l’on ne peut subsumer sous la réserve de connaissances disponibles ou qui est inconsistante avec elle » Schutz, op.cit. p.127.

Décrire un tel monde de la pratique où comme à NAIADE-LAND surgit une incertitude radicale sur le sens des activités des acteurs, implique de comprendre ce surgissement de l’incertain comme un mise à nu du sens et des pratiques de ces activités. C’est cette « frayeur des nitrates » qui permet de concevoir alors comment les acteurs s’extraient du monde ordinaire pour réinventer des pratiques, pour reconstruire du sens, pour trouver de nouvelles relations. Passer alors d’une situation de dé-réalisation du monde de l’activité ordinaire à la réalisation d’une coordination signifie bien une recomposition coinjointe des pratiques, des relations et du sens (Lemery et Barbier, 1996).

Cette recomposition appelle, pour être décrite, de concevoir les ajustements d’un retour à « monde réel » comme un accomplissement d’interactions contenues dans des activités limitées à une exploration fragmentaire et de proche en proche d’un problème. Mais ces interactions font également l’objet d’une activité de réflexion de la part des acteurs, elle aussi toujours conduite par des problèmes limités. Au cours de ces interactions les acteurs ne traitent en effet que très rarement de l’ensemble de leurs problèmes, d’abord parce qu’il y a une incertitude assez forte sur l’existence d’un savoir commun partagé de ce que peut recouvrir cette globalité, ensuite parce que ce type d’interaction, globale dans son propos, peut impliquer une épreuve de montée en généralité dont l’issue peut conduire à la rupture du collectif d’interaction faute de prises pour qualifier ce qui se joue. Les acteurs traitent ainsi ce dont ils ont l’intuition de pouvoir rendre compte, l’itinéraire que trace la dynamique du processus trace ainsi cette recomposition du monde de l’activité ordinaire.

II° PARTIE - CHAPITRE 5

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CONCLUSION

Etablir une telle lecture du processus impliquait un travail précis de suivi des acteurs dans la façon dont ils se construisaient une compréhension du problème (posée en terme de conséquences sur leurs pratiques notamment). Cette compréhension est repérable dans leur argumentation telle que les imprimés de la base pouvait en rendre compte, et telle que l’expérience des chercheurs au cours des interviews dans les différentes enquêtes réalisées, ou plus directe « d’expériences vécues », pouvaient en donner une lecture plus « parlante ». Deuxièmement, cela impliquait également de repérer comment cette mise en gestion signifiait une concrétisation des interactions dans des dispositifs instituant des solutions à une controverse ou à un problème. Cela impliquait enfin de suivre le trajet des modalités de la mise en gestion de ce problème à travers les instances de régulation et/ou de coordination des activités, qui cherchaient à orienter la trajectoire du processus dans l’exploration de compromis socio-techniques plus ou moins contestés, c’est à dire où les règles locales de l’action font elle-même l’objet d’un travail de contestation et d’arrangement.

Cette approche suppose que le processus contient sa propre régulation endogène sous l’impulsion d’une volonté de changement qui veut instaurer une nouvelle règle et des dispositifs spécifiques de contrôle des activités ainsi régulées163. Quoiqu’il en soit de ces transformations des figures d’acteurs qui accompagnent la mise en gestion du problème de NAIADE, celles-ci ne sont pas le résultat de coups de baguette magique ou de conversions instantanées, elles adviennent dans un mouvement endogène au processus d’action, et relèvent de ce qu’on peut appeler avec Giddens (1993) d’un phénomène de modernité avancée, qui serait ici définie par les face-à-face de trois mondes professionnels. Trois mondes sont mis en présence par l’incertitude qui pèse sur l’eau minérale, et tenu d’aboutir à une coordination de leur transformation sous l’égide paradoxale d’une volonté de maîtrise de la pureté originelle de cette eau minérale qui va dans le sens du maintien d’une économie locale « florissante ». On ne peut donc avoir meilleure situation révélatrice pour explorer comment les conséquences d’une modernité avancée sont l’objet d’un travail de structuration d’une situation gérable qui implique des adaptations multiples pour « trouver les environnements dans lesquels il sera possible de vivre avec nos nouvelles inventions », (Goody, 1978).

163 La notion de régulation conjointe, dont Reynaud (1988) est le porteur pour comprendre une dynamique de l’action collective, définit bien cette régulation endogène du processus.

CHAPITRE 6

La situation de gestion comme aboutissement innovant du processus

« Par la nature de leurs fonctions sociales les paysans vivent d’une vie purement matérielle qui se rapproche de l’état sauvage auquel les invite leur union constante avec la Nature. Le travail, quand il écrase le corps, ôte à la pensée son action purifiante, surtout chez des gens ignorants. Enfin pour les paysans, la misère est leur raison d’état comme le disait l’abbé Brossette. » in de Balzac H., Les paysans, Gallimard, 1975.

II° PARTIE - CHAPITRE 6

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INTRODUCTION

Cette description du processus que nous venons de proposer doit maintenant déboucher sur une caractérisation plus précise du type de situation de gestion qui s’est trouvé inventée dans un cours d’action. Comme nous le soulignons dans notre chapitre 2, la situation de gestion résulte d’une performation. Mais ce qui advient de ce processus n’a pas la forme d’un objet technique comme c’est souvant le cas des processus d’innovation. Aussi nous devons donc maintenant préciser comment le processus converge vers la formation de certains dispositifs de gestion de la qualité de l’eau et dans la formation de nouvelles relations entre NAIADE et les agriculteurs à travers cette volonté de transformer des pratiques agricoles qui s’est appuyée sur un programme de recherche.

Pour cela nous allons tout d’abord décrire la façon dont la création de NARCISSE émerge du processus et cadre la situation de gestion, il nous faudra alors préciser ce que sont ses activités et comment s’obtient une maîtrise de la protection du gîte. Ensuite nous aurons à préciser comment cette maîtrise s’enchâsse dans la conduite des activités agricoles tant du point de vue des pratiques quotidiennes que de la transformation de l’identité professionnelle des agriculteurs du site. Cette appproche nous permettra de rentrer en détail dans le surplus à l’armature contractuelle que forme ce que nous définirons comme solidarité gestionnaire. Il sera alors possible de caractériser d’un point de vue global le type de rapport que NAIADE entretient dorénavant avec le périmètre de ses eaux qui associe aujourd’hui la minéralisation de l’eau dans le sous-sol et le « monde de la surface ».

1. LE MOUVEMENT DE CONCRETISATION DU PROCESSUS D’INNOVATION

La première étape est de décrire comment cette volonté de maîtrise qui anime NAIADE cherche à s’établir dans la formation d’un pôle innovateur du processus d’innovation qui la constitue pleinement comme acteur d’une gestion de son problème. Puis nous décrirons avec précision comme le point de passage obligé de cette constitution se structure tout en structurant l’innovation dans cette phase d’adoption des conventions qui caractérise l’irréversibilisation d’une situation de gestion effective.

1.1. Quelques éléments de méthode

1.1.1. La notion de « Point de Passage Obligé »

L’analyse du processus que nous allons maintenant proposer va nous permettre de mieux faire apparaître la formation d’un pôle de prise en charge du projet d’innovation qui préfigure sa concrétisation. Pour cela nous mobiliserons les termes de la théorie de l’acteur-réseau déjà présentés, et plus spécifiquement une méthode de caractérisation du changement technique proposée par Law et Callon (1992).

Il s’agit ainsi d’exprimer la formation d’une trajectoire de la technologie non pas par une potentialisation de ressources déjà présentes ou par l’existence d’une idée géniale en soi (et donc à développer...), mais par la formation d’un Point de Passage Obligé qui décrit l’espace d’intéressement et de négociation des ressources et des solutions. C’est en suivant la structuration de cet espace de négociation que l’on peut comprendre comment l’innovation est l’aboutissement d’un processus qui évolue en séparant progressivement ce qui répond de la technique et de la société, en les constituant donc conjointement (Akrich et al., 1988a et b). De l’incertitude radicale sur les états du monde jusqu’à

II° PARTIE - CHAPITRE 6

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la clarification des positions des acteurs et à la redistribution des compétences dans le réseau socio-technique, se dessinent des points de stabilité qui permettent aux membres de séparer ce qui est de l’ordre de la nature (avec les bons nitrates parce qu’il y a toujours des nitrates), de la société (avec la nouvelle coordination de deux mondes professionnels) et des techniques (avec le nouveau système de production).

Comme nous l’avons souligné dans notre présentation de la théorie de l’acteur-réseau dans la première partie, le processus d’innovation est un accomplissement qui, une fois réussi, signale la convergence durable plus ou moins étendue des opérations de traduction dans des artefacts, dont la mise en réseau de façon durable (formation d’un réseau long) ponctualise un compromis socio-technique transitoire (un transitoire qui en s’irréversibilisant établit l’innovation). Décrivant cette méthode de suivi du processus d’innovation, Law et Callon (1992) conceptualisent la formation de cet espace de négociation où se forment et se transforment les projets, et fournissent une façon de le suivre à la trace comme le résultat de la mobilisation de ressources financière, politique et symbolique issues de l’intéressement des acteurs d’un réseau dit global, et de la mobilisation des acteurs d’un réseau dit local établissant un assemblage, un prototype, une maquette, une simulation du compromis sociotechnique qui permet de concrétiser le projet164.

Ainsi avec ce modèle on peut suivre le degré de réalité et de réalisation du compromis sociotechnique en suivant la formation du Point de Passage Obligé qui représente ainsi la volonté des porteurs du projets d’innovation de tenir attachées des ressources et des solutions. Les études de cas de processus d’innovation (voir la description romancée de l’échec d’un processus d’innovation dans Latour (1992) ou dans Akrich (1985) pour les kits-solaires, Meadel (1994) pour le D2Mac, ainsi que les nombreux cas présentés dans Bijker et Law (1992), mobilisent la même idée d’une explication symétrique des échecs ou des réussites par la transformation de cette arène, où les opérations de traduction, pour intéresser puis conserver les alliés, impliquent une série de transformations et d’adaptations des actants (acteurs et objets intermédiaires) visant à conserver l’environnement dans la texture même de l’innovation (Callon, 1994).

1.1.2. Le point de passage obligé du processus

Nous avons tenté de représenter cette conception de l’innovation dans l’Encadré 6-1 qui indique comment l’innovation doit être conçue à la fois comme processus et comme résultat de la convergence d’un réseau global et d’un réseau local, convergence qui donne lieu à la création d’un artefact signalant que quelque chose s’est défait et concrétisé au sein du processus de recherche d’un compromis sociotechnique.

Un processus d’innovation qui s’irréversibilise et fait converger les deux réseaux dans une forme stable dans le temps et dans l’espace, se ponctualise ainsi dans une configuration stable. C’est donc la description de ce que contient et exclue un Point de Passage Obligé qui permet de caractériser un processus d’innovation. Même si le processus peut être formalisé comme un modèle d’organisation mettant en présence des solutions, des problèmes, des acteurs d’où il sortirait une forme, de façon non déterministe (comme dans le modèle du « Garbage can de Cohen, March et Olsen (1972), il semble important de traiter l’existence d’un Point de Passage Obligé de façon plus réaliste sans tomber dans le

164 Ce modèle en termes de réseau local, réseau global et Point de Passage Obligé, développe l’idée importante de la sociologie de l’innovation que “ l’analyse sociotechnique se place à l’endroit précis où l’innovation se situe, dans cet entre-deux difficile à saisir où se mettent simultanément en forme la technique et le milieu social qui le reprend ” (Akrich, Callon et Latour, 1988, p.17).

II° PARTIE - CHAPITRE 6

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mythe schumpéterien de l’innovateur « surhomme » (Mustar, 1994). Cela implique de suivre les acteurs dont les métamorphoses accompagnent la formation de ce point de passage obligé, et incarne l’accomplissement d’une volonté d’entreprendre en vue de la création d’une niche où le processus d’innovation puisse se stabiliser et se ponctualiser.

Encadré 6-1

POINT DEPASSAGEOBLIGE

RESEAUGLOBAL

RESSOURCES

SOLUTIONS

ESPACE DE NEGOCIATION SURLES RESSOURCES ET SUR LES

SOLUTIONS POUR ELABORER UNDISPOSITIF SOCIOTECHNIQUE

QUI TIENNE ATTACHES LESINTERETS DU RESEAU GLOBAL

ET LES COMPETENCES DURESEAU LOCAL

L'Innovationcommeproduit

L'Innovationcomme

processus

Tente d'enroler et destabiliser les ressourcesnécessaires pour maintenirle processus d'innovation

Tente d'enroler et de stabiliserles acteurs et les assemblagessociotechniques pour donnerune forme au processusd'innovation

RESEAULOCAL

Dans la présentation du modèle de Law et Callon (1992), il est proposé de suivre la trajectoire du Point de Passage Obligé sur un graphe (X,Y) où le degré d’attachement, respectivement aux acteurs du réseau local et aux acteurs du réseau global font office de coordonnées. Nous avons opté pour un traitement plus léger que ce que peut proposer la sociologie des réseaux165 pour traiter de la formation du PPO. En effet en ayant réalisé le travail d’indexation “ manuelle ” des événements de notre fichier des 550 items, nous avons, à chaque événement mettant en scène une configuration de face à face entre les acteurs, porté un descriptif suivant que l’événement problématisait un attachement à un problème de ressources financière, symbolique ou politique, ou s’il problématisait un attachement à la mise en forme d’une solution concernant les compromis socio-techniques à établir entre les pratiques des exploitants ou des composantes techniques de leur exploitation.

Par un simple comptage de ces indexations en suivant à chaque fois, bien entendu, notre partition du processus par les versions successives déjà décrites, on obtient une représentation sommaire mais suffisante de la dynamique de constitution du Point de Passage Obligé. Nous donnons ce résultat dans le Tableau 1-A6 de l’annexe A6 qui concerne les versions (1) à (25) du graphe sociotechnique correspondant à la phase de conception de la norme sociotechique, sachant en effet que la phase d’adoption de cette norme qui concerne les versions (25) à (36) signifie que le Point de Passage Obligé s’est ponctualisé. En ramenant pour chaque version à une proportion, et donc en tenant compte uniquement des proportions relatives d’attachement aux deux réseaux indépendamment du nombre d’événements qui indexent chaque version, on peut représenter le processus de formation d’un Point de Passage Obligé par la figure de l’Encadré 6-2.

165 Voir Doreian (1988) pour la comparaison de différentes mesures de l’équivalence et Callon (1992) pour la proposition d’une mesure par l’indice de similitude d’un réseau.

II° PARTIE - CHAPITRE 6

134

Encadré 6-2 : représentation de la formation du Point de Passage

Attachement desacteurs auRéseau Local

Attachement desacteurs auRéseau Global

100% 75% 50% 25% 0% 25% 50% 75% 100%

21

3

5

7

9

11

13

15

17

19

23

25

4

6

8

10

12

14

16

18

22

24

20

Numéro des versions (temps)

Une telle représentation permet de visualiser l’oscillation initiale, où, très manifestement, le processus passe alternativement d’une polarisation sur le réseau global à une polarisation sur le réseau local (de la version (1) à (14)) puis trouve une certaine stabilité par la suite avec le fonctionnenement du programme de R&D (14) à (25). Pourvu de cette description il nous faut maintenant établir ce que signifie ces oscillations en termes de formation du dispositif de gestion, et comment elles conduisent d’un nexus de stratégies tâtonnantes (Avenier, 1996) à la formation d’un pôle qui prend en charge la structuration d’une situation de gestion.

1.2. Le repliement du programme de R&D dans un pole d’innovation

1.2.1. Une stratégie émergente qui potentialise l’innovation

Les oscillations de la fixation d’un point de passage obligé entre un attachement aux ressources et un attachement aux solutions caractérisent, nous l’avons vu, la difficulté à ce qu’un pôle d’innovation se stabilise, c’est à dire traduise les projets des acteurs et prenne en charge la concrétisation du projet de transformation de l’agriculture. La formation d’un Point de Passage Obligé par la création de NARCISSE signifie une intermédiation entre le réseau global (les ressources financières de NAIADE, les orientations du programme de Recherche, et le poids politique de la représentation professionnelle) et le réseau local (les exploitants, les conseillers de terrains, les chercheurs).

La volonté de la Recherche était de constituer et d’orchestrer un collectif d’action à plusieurs

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niveaux (l’un avec avec NAIADE, un autre avec les agriculteurs, et un dernier avec la Chambre et le Développement Agricole) où elle se proposait d’être force de proposition et partenaire dans l’action. Mais la tension ago-antagonique166 entre la Chambre et la Recherche n’a pas permis une telle constitution, l’un cherchant à instrumenter l’autre pour devenir le Point de Passage Obligé entre NAIADE (le commanditaire) et les exploitants (les cibles de la transformation).

NARCISSE provient évidement de la décision du GROUPE O, mais le corps de compétence qui permet de la définir comme entreprise provient de la volonté de l’équipe de Recherche de trouver et de faire exister une agriculture différente, extensive, économe et respectueuse de l’environnement pour reprendre des termes qui sont à l’origine de la création du département SAD (voir notre troisième partie). Le lien entre le projet agricole inventé au sein d’un collectif pertinent et la volonté de maîtrise de NAIADE avalisée par la décision d’investir du GROUPE O nous semble être attachés à la personne qui trace la constitution de la situation de gestion (voir Tableau 6-1).

Tableau 6-1: Circulation du futur directeur de NARCISSE dans les dispositifs décrits au 3.2 du chapitre 5

TEMPORALITE DISPOSITIFS (1) à (12) A B C D E CHAMBRE (13) à (17) A AP B BP C D E’ G CHAMBRE (18) A AP B BP C D E’ G RECHERCHE (22) A AP D E’ G RECHERCHE (23) à (36) A’ D E’ H I J K NARCISSE (son investissement dans les dispositifs est noté en grisé, et son rattachement institutionnel est donné dans la colonne de droite)

1.2.2. La métamorphose déterminante d’un acteur

Cette métamorphose de l’acteur représente un travail de potentialisation et de prise en charge du pôle d’innovation. En parcourant les dispositifs du processus et en retenant de leur production et de leur vie propre ce qui semble pouvoir former un élément de l’assemblage sociotechnique qui vient, le futur directeur de NARCISSE qui ne sait pas encore qu’il va l’être, apparaît ex-post comme un véritable traceur de cette économie du processus qui tend vers la simplification. Nous avons ici un cas de figure de formation d’une stratégie dans un flux d’action, décrite nous semble-t-il ici de façon assez précise, pour répondre de ce que Mintzberg (1987) appelle une stratégie émergente.

On peut ainsi concevoir le recrutement du conseiller de la Chambre comme animateur technique du projet (version (18)) comme un moment important dans la formation d’une incarnation d’un pôle d’innovation. La création de cette figure d’acteur a conduit à une controverse vive au moment de son recrutement, avec mobilisation d’échanges vifs et nombreux par fax, téléphone entre les directions de l’INRA, de NAIADE et de la Chambre. Cette controverse portait sur l’existence d’une telle figure d’acteur justement, là où la Chambre et l’appareil syndical ont des prérogatives en matière de Développement Agricole.

En effet, l’animateur du programme de R&D occupe alors une position tout à fait centrale sans aucun autre acteur ne puisse avoir le même niveau d’équivalence structurelle que lui. Il est en relation avec l’ensemble des chercheurs, avec un regard sur les productions de chaque volet de recherche qui va même parfois au delà de l’inter-connaissance entre les chercheurs eux-mêmes. Il incarne en quelque sorte cette approche globale et complexe du problème du fait qu’il doit justifier, auprès des exploitants expérimentaux, de la cohérence des propositions formulées et de la possibilité de les tester, avec notamment son implication dans les contrats de compostage tout d’abord puis dans les contrats expérimentaux de l’année 1992. Il est à proprement parlé celui qui assume le travail de traduction de

166 Nous utilisons ce terme toujours dans la perspective de Bernard-Weil (1988).

II° PARTIE - CHAPITRE 6

136

résultats et de connaissances qui circulent dans la petite république des chercheurs, en prescriptions au sein des situations particulières que forment les 4 exploitations expérimentales. Réciproquement il formalise pour le groupe de R&D un agenda de questions et une incitation au traitement de problèmes impliquant un travail de recherche. De la sorte un certain nombre de thèmes de recherche émergent de sa propre capacité à traduire des questions pertinentes soulevées par la mise en demeure de changer, ainsi que de sa propre « rêverie » (en suivant son vocabulaire) pour en quelque sorte subjuguer la charge de se retrouver dans cette épreuve de représenter la Recherche auprès des agriculteurs, et réciproquement de parler au nom des multiples réalités du terrain auprès des chercheurs167.

Mais sa présence sur le terrain ne s’arrête pas aux contacts avec les exploitants, il est aussi très directement en relation avec NAIADE, qui « l’habille ». Par ce canal de proximité il est également en mesure de suivre les évolutions que vit, au même moment, NAIADE avec l’arrivée du GROUPE O, et les reconfigurations que cela entraîne. Enfin sur la fin de son contrat avec la Recherche, il occupe une place tout à fait essentielle pour la rédaction du cahier des charges proposé par la Recherche à NAIADE (voir sa présentation dans Deffontaines et al., 1993). C’est aussi dans cette même période que ce cahier des charges est présenté et discuté au sein du GIE et que l’animateur s’investit de façon importante également sur la question de la valorisation des produits (essai céréales bio avec quelques exploitants) et prend des contacts avec le GROUPE O. De façon assez flou, son passage vers la direction de NARCISSE se fait donc sans vraiment déclencher d’opposition de la part de la Recherche qui voit là l’occasion d’un transfert de savoir-faire du fait de la proximité de l’animateur avec les pratiques de recherches revendiquées par certains chercheurs de l’équipe.

1.2.3. La formation du pôle d’innovation

La création de NARCISSE est donc à proprement parler la formation du point de passage obligé qui assume le rôle d’innovateur. Si on considère l’innovation à la fois comme un processus et un résultat, alors NARCISSE en tant que PPO poursuit le travail de transformation des pratiques et devient un acteur central du processus. Mais NARCISSE résulte également d’un double investissement de forme qui correspond à la liaison des outputs variés du projet de développement issu de la Recherche et de la volonté d’investissement de NAIADE et du GROUPE O dans la protection du gîte par une prise en charge du développement des activités agricoles. Même si ni l’esprit ni la lettre du cahier des charges proposés par la Recherche ne sont complètement respectées (pas d’usine de déshydration, changement individué, cahier des charge considéré comme définitif), l’étude de l’INRA reste garante de la pertinence et de la faisabilité du nouveau système, et est mentionnée à ce titre dans les contrats que signent les exploitants.

Le « Grand-Jardinier » du problème de NAIADE subit des métamorphoses et se constitue peu à peu en devenant de moins en moins social et de plus en plus technique. Ce « Grand Jardinier » c’est tout d’abord le collectif du programme de R&D jusqu’en 1990, puis le collectif des chercheurs des responsable de thème et de l’animateur R&D dans l’élaboration du cahier des charges (en 1991), puis c’est enfin NARCISSE. On se trouve donc dans un cas de figure où la dynamique d’innovation, portée tout d’abord par le programme de R&D qui a été impulsé par le “ projet pionnier ” de la Recherche, est ensuite canalisée dans la création d’une entreprise attachée à la compétence de l’animateur du

167 Nous aurons à traiter de façon plus approfondie dans la troisième partie, cette période d’engagement de la Recherche dans le traitement d’un certains nombre de thèmes qui émanent très directement de cette « interface » de R&D, signalons simplement à ce niveau qu’il s’agit principalement du thème de la valorisation des produits dans des filières courtes, de l’importance des déjections animales issues du paturage, et surtout du traitement des déjections par compostage.

II° PARTIE - CHAPITRE 6

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programme de R&D. Cette création qui implique la transformation de l’animateur technique en directeur de NARCISSE est également la transformation d’une compétence au diagnostic global détenue par la Recherche, en savoir-combiner (Hatchuel et Weil, 1992) qui caractérise le fonctionnement de NARCISSE.

On peut ainsi retrouver, si on le souhaite, une explication romantique en assimilant le directeur de NARCISSE à un entrepreneur Schumpeterien « rebelle isolé et créatif » face à l’institution corporatiste du Développement Agricole, mais comme le soulignent les travaux de sociologie de l’innovation, de telles figures idéales-typiques ne sont rien sans les collectifs qui animent les programmes technologiques où ces acteurs « raflent la mise » dans leur métamorphose. Cela est notoirement le cas dès que le processus d’innovation implique des programmes technologiques où la frontière entre les acteurs privés et les acteurs publiques est difficile à tracer (Mustar, 1994), voire devient aussi floue que celle entre ce qui est de l’ordre des techniques et ce qui est de l’ordre du social. C’est ce que montre la création de NARCISSE même si “ à la fin ” elle apparaît comme une filiale du GROUPE O qui se détache du processus qui a conduit à sa création.

La création de NARCISSE peut donc être considérée comme le cœur de l’innovation en tant que produit du processus, cela d’autant plus que ses attributions pour le développement des nouvelles pratiques sont issues de réflexions conjointes menées en juin 1991 entre la Recherche et NAIADE pour établir un « projet de structuration des différents acteurs » et une « structure »168. NARCISSE ponctualise non seulement les volontés mais représente également le noeud du réseau socio-technique qui relie l’eau de NAIADE, un programme de recherche, une norme sociotechnique, des contrats, des exploitants, des financements et des nitrates enfin domesticables. Ajoutons également que l’entreprise NARCISSE s’est vue confier l’entretien et la protection des espaces verts et du parc thermal de NAIADE-City. Il faut donc bien voir comment, pour le GROUPE O, la protection du gîte est raisonnée de façon globale et non spécifiquement par rapport au risque agricole, même si celui-ci a occupé alors le devant de la scène depuis une dizaine d’année.

En nous inspirant de la présentation stylisée de Callon (1992, pp.301-309), on peut donc conclure la description du PPO par la figure de l’Encadré 6-3 exprimant le lien entre cette ponctualisation de NARCISSE et la dynamique du processus telle que décrite par l’oscillation entre réseau global et réseau local. Ce réseau de conception d’une solution au problème de la protection des eaux de NAIADE contre le risque de percolation des nitrates, s’élargit à d’autres registres d’action pour couvrir l’ensemble du territoire pris comme un écosystème. Le travail d’intéressement réalisé par les représentants de NAIADE, du GROUPE O et de NARCISSE capte des audiences diverses. La création de NARCISSE comme entité gestionnaire du territoire de l’eau est donc ce qui correspond à l’invention d’une situation de gestion du problème de sa protection sur la base des obligations de services de NAIADE et des obligations de moyens décrites dans les contrats et le cahier des charges qui forment ce que l’on a déjà appelé l’armature contractuelle169. Cette représentation fait apparaître la position centrale qu’occupe NARCISSE dans l’élaboration de cette aventure de l’eau minérale qui se joue sur les rayons de supermarchés170. La création d’une activité technoscientifique spécifique à la protection du territoire qui

168 Voir dans le chapitre 8 comment la Recherche s’est impliquée très directement dans la conception de ce projet. 169 On trouvera dans Fixari et Lefevbre (1994) la description d’une armature contractuelle (alliant contrats, cahiers des charges et complexité des relations) concernant la distribution de l’eau de ville et la gestion de sa potabilité. 170 Du fait de la confidentialité nous ne pouvons donner ici autre chose qu’un fac similé sur le contenu de cette dimension qu’acquière NARCISSE dans ce que le service de communication de NAIADE décrit par des slogans

II° PARTIE - CHAPITRE 6

138

correspond à l’impluvium des eaux de NAIADE vient ainsi allonger le réseau long qui fabrique cette pureté de l’eau dont MINERALIX faisait état dans notre chapitre 1. Mais tenons nous en ici à l’aspect agricole de ses activités.

Encadré 6-3: NARCISSE, écopilote du gîte et centre de coordination des réseaux qui supportent l’invention de la situation de gestion

GROUPE O

NAIADE

CONSOMMATEURS

ONF

ASSOCIATIONSECOLOGISTES

USAGERS DELA NATURE

SRPV

SNCF

Espaces verts duParc Thermal de

NAIADE

EXPLOITATIONS AGRICOLES

ENVIRONNEMENT(FAUNE, PAYSAGE)

MUNICIPALITEDE NAIADE

ETAT

EXPLOITANT

PROPRIETAIRES

SAFER PROFESSIONAGRICOLE

INRA

AGENCE DEL'EAU

AGENCE DEL'EAU

CNRSCemagref Univer. P-VI

ENESAD

Réseau dessous-traitants

Réseau definancement publique

Réseaud'adoption des

conventions

Réseau de conceptionde la norme

sociotechnique

Réseau desprestations de

services

Réseau de financement desinvestissements immobiliers

et mobiliers dans lesexploitations

Réseau desacquisitions

foncières

NAIADEGROUPE O

ANIMATEURR&D

RESEAU DEDISTRIBUTION

2. CONCRETISATION ORGANISATIONNELLE DE LA SITUATION DE GESTION ET TECHNIQUE MANAGERIALE DE NARCISSE

Pour comprendre maintenant comment l’irréversibilisation d’un point de passage obligé va faire exister une situation de gestion des activités agricoles, il nous faut non seulement avoir détaillé cette « vie » des dispositifs qui permettent de traiter et de contextualiser le problème initial dans la création de NARCISSE, puis dans la mise en oeuvre d’une gestion du problème de la protection. Il nous faut également décrire maintenant les modes de coordination entre NARCISSE et les exploitants qui stabilisent ces interactions. Nous en représentons les principaux acteurs dans le schéma de l’Encadré 6-4.

2.1. La technique managériale de NARCISSE

2.1.1. La question du contrôle des nouvelles pratiques

L’animateur du programme de R&D et les représentants de NAIADE et du GROUPE O n’ont pas comme « NAIADE et la nature : la belle histoire continue » ou « Nous ne sommes pas les héritiers de nos parents, mais les locataires de nos enfants ».

II° PARTIE - CHAPITRE 6

139

conçu un système de gestion appuyé sur un contrôle opérationnel direct de l’exécution du contrat par les exploitants, le coût d’agence de ces expenditures costs serait forcément lourd vu la diversité et l’hétérogénéité des situations et des pratiques qu’il faudrait contrôler. Il est pourtant à ce sujet tout à fait pertinent de noter la reprise, au sein du cahier des charges contractuel, des termes de la liste des sites du contrôle qui étaient proposés par le cahier des charges de la Recherche (voir le Tableau 6-2). Cette similitude signifie bien le prolongement de l’activité expérimentale du diagnostic réalisé par la Recherche dans les critères de contrôle de l’exécution prévus au contrat. Cette continuité appuie l’idée que la figure d’acteur de la gestion du territoire de l’eau provient d’une transformation d’un ensemble expérimental en dispositif gestionnaire (voir le chapitre 7).

Encadré 6-4: Schématisation de la situation de gestion

D'ELEVEURSGROUPE

D'ELEVEURS

AGRICULTEUR X

AGRICULTEUR X

AGRICULTEUR X

AGRICULTEUR X

AGRICULTEUR X

AGRICULTEUR X

AGRICULTEUR X

AGRICULTEUR X

NORMESOCIOTECHNIQUE

SYSTEMED'INCITATIONSFINANCIERES

SAFER

CNASEA / MINISTERE /ARRETE PREFECTORAL

NARCISSEPRESTATIONDE SERVICE

MUNICIPALITE

NAIADE

EQUIPE DERECHERCHE

OPERATIONLOCALE

FONCIER EN PRETS AUSAGE ET

RESTRUCTURATION

Tableau 6-2 : comparaison des procédures de contrôle définies dans les deux cahiers des charges Cahier des charges contractuel de NAIADE Cahier des charges proposé par la Recherche L’exploitant met à disposition de NAIADE, ou de toute société ou organisme qu’elle se substituera, tous les éléments nécessaires à un contrôle rigoureux, précis et efficace; Le contrôle portera entre autre sur:

En plus du contrôle des produits provenant de l’agriculture biologique s’ajoute une série de mesures et de contrôles garantissant les objectifs “ NAIADE ”.

1. La comptabilité, suivi économique 1. vérification des achats (comptabilité, emballage)

2. le plan de fumure - prévision - réalisation (analyse du compost - analyse du sol)

2. plan de fumure, prévision-réalisation

3. le bilan azoté par parcelle culturale 3. bilan azoté par parcelle culturale

4. les profils azotés (analyse du sol) 4. profil azoté par parcelle culturale

5. vérification de l’équilibre alimentaire des animaux (analyse des fourrages, analyse des bouses et des pissats)

5. vérifications des équilibres alimentaires des animaux, analyse de lait, analyse des bouses et des pissats

6. analyse de la qualité du compost

Il faut néanmoins souligner que ces contrôles prévus au contrat ne sont pas mis en oeuvre sous la forme d’un contrôle opérationnel continu des activités agricoles, pour la simple raison que cela impliquerait des compétences que NARCISSE n’a pas ou ne veut pas engager, ou bien des coûts de prestation importants, enfin surtout une tension « insoutenable » entre les agriculteurs et NARCISSE. Ainsi le contrôle de gestion, les analyses systématiques de toutes les exploitations, les profils azotes systématiques et la vérification des équilibres alimentaires ne sont pas conduits de manière systématique mais suivant les problèmes rencontrés, et surtout dans le cadre d’une implication de la dyade conseiller-bio et agriculteur.

II° PARTIE - CHAPITRE 6

140

Ne pas envisager un contrôle opérationnel permanent des activités, ce n’est pas fermer les yeux et attendre, en priant le cas échéant. C’est pour NARCISSE reposer la performance du système sur un contraste entre l’interventionnisme fort au sein d’un cadre contractuel (totalement inédit dans sa précision pour ce qui concerne la façon dont les agriculteurs le reçoivent) et la conduite d’un contrôle dans un jeu de relations dans le domaine du proche. Ce jeu contrasté de l’agir et du non-agir de NARCISSE ne correspond pas à l’exercice d’un contrôle opérationnel, mais plutôt au maintien de rapports de confiance, confiance dans la réalité de l’exécution du contrat évidement (Gomez, 1995), mais également confiance dans cette inscription de la nature au sein de la norme sociotechnique qui est issue du travail des scientifiques (Barbier, 1995). L’activité de contrôle reste en conséquence souple, diffuse et permanente, c’est à dire contenue dans les limites d’un ensemble d’interactions, et établie à travers le système d’information et de suivi des activités de mesure réalisées par les exploitants et les agents de NARCISSE, dont nous allons maintenant décrire le fonctionnement.

Cherchant donc à expliciter la formation conjointe des règles locales et des interactions entre NARCISSE et les exploitants, nous allons ainsi porter d’avantage un regard sur les coordinations qui se sont établies sur de “ nouvelles pratiques ” du métier d’exploitant et qui participent, avec NARCISSE, à cette innovation pour faire l’économie de la protection de la qualité de l’eau de NAIADE. Nous valorisons notamment à cette occasion les travaux réalisés au sein du volet socio-économique pour l’analyse des transformations du système social d’exercice et de développement des activités agricoles (Lemery, Barbier, Chia, 1996). Nous commencerons par analyser comment l’entreprise NARCISSE suit le changement des pratiques agricoles et crée une information sur les activités censées fournir le service de la protection du gîte attendu par le GROUPE O.

2.1.2. Le suivi du changement par proximité

Des entretiens que nous avons eus avec le directeur de NARCISSE tout au long de notre recherche, nous pouvons conceptualiser la figure d’acteur de « gestionnaire de la protection » qu’il décrit dans ces propos. Concernant la partie agricole des activités de NARCISSE, son directeur décrit le suivi du changement en arguant de la mise en place d’un double système de suivi des exploitants : un suivi à travers les contacts qu’il entretient avec l’expert-bio et les opérateurs du développement agricole sur la zone (vétérinaires, marchands d’aliments et de matériaux par exemple), et un suivi qui est intégré dans le management de la prestation de service de NAIADE.

Ce double système de suivi repose, selon nous, sur une activité de construction d’une information sur les activités agricoles et sur « l’atmosphère » intuitivement construite de l’agriculture du périmètre. Il est fondé sur l’utilisation des liens de proximité (« on travaille dans un système de proximité, les agents sont souvent proches des exploitants, ils mangent parfois avec eux » - Le directeur de NARCISSE), proximité établie dans le maillage des relations professionnelles et de l’inter-connaissance des rôles qui permettent l’interprétation des propos de chacun. L’architecture organisationnelle171 de NARCISSE qui supporte cette remontée permanente d’information sur son directeur est décrite dans l’Encadré 6-5.

Détaillons la formation d’une telle information à partir d’un exemple, en prenant une relation importante pour la gestion des activités agricoles: l’établissement du plan de fumure annuel. Quand l’expert-bio réalise sa prestation pour NARCISSE (il rencontre l’exploitant plusieurs fois par an), c’est un moment privilégié pour la formation des plans de fumures et d’épandages qui conduit à des

171 Par architecture organisationnelle on entend ici la façon dont l’information circule, est collectée et transformée en décision selon des procédures ad-hoc (Sah et Stiglitz, 1985).

II° PARTIE - CHAPITRE 6

141

discussions avec l’exploitant sur ces propres objectifs de rendement et sur les contraintes propres au champ de décision172 concerné, ou bien impliquant la formulation d’une stratégie à plus long terme notamment quand ces discussions affectent la gestion du troupeau laitier ou les rotations culturales.

Encadré 6-5 : Architecture Organisationnelle de NARCISSE

remontéequotidienned'informations

situation de face àface agent/agriculteur

AGENTS

CHEFD'EQUIPE

1°filtre : mémorisationdes évènements

2° filtre : énonciationsélective des évènementsmémorisés

Secrétaire

Les agents deNARCISSE

Le chef d'Equipe

Expert-bio Directeur

Sur la base de ces discussions répétées dans l’année, le conseiller rapporte ensuite, le cas échéant, au directeur de NARCISSE un condensé d’informations et d’appréciations sur la situation de l’exploitant173. De la même façon, et dans un pas de temps plus court de l’ordre de la quinzaine de jour, le chef d’équipe procède de la sorte avec la dizaine de salariés qui réalisent les prestations de service chez les exploitants et qui sont ainsi amenés à les rencontrer plus fréquemment (évacuation du fumier, andainage du fumier, compostage , vidange et épandage des cuves, épandage du compost).

La centralisation de l’information est surtout caractérisée par les filtrages successifs que sa mise en circulation subit, et son filtrage est orienté non pas vers la prévision mais vers une politique de la vigilance. Ce sont ces filtres et cette simplification de l’information mettant en jeu les compétences de chacun des acteurs à exposer un raisonnement, qui fabrique à la fois un savoir commun et une mise sous tension de l’exposabilié des activités. Vu l’absence d’organisation formelle de type groupe professionnel local, et selon un régime d’interactions entre exploitants qui ne favorise pas la rencontre des points de vue (forte individualisation du changement et faiblesse des relations professionnelles entre les agriculteurs), une culture technique se fabrique essentiellement dans le référentiel des relations dyadiques avec NARCISSE. Cette entreprise fonctionne donc du point de vue de l’organisation de ces activités sur la base d’un management par la proximité, avec quasiment pas d’écrit et une programmation des activités très proche de celle de la gestion de chantier. Le suivi des activités des exploitants est axé sur la remontée d’informations des agents vers le chef d’équipe puis vers son directeur, ou directement du conseiller vers le directeur de NARCISSE, qui oriente ensuite les activités à la semaine ou déclenche des actions correctives, mais ne s’occupe que très peu des activités quotidiennes des salariés de NARCISSE (voir Encadré 6-6).

On a donc ici à faire à un ensemble d’interactions dont les aspects institués liés aux contrats, c’est à dire les obligations de services de NAIADE et les pratique décrites dans le cahier des charges, sont également des supports d’une coordination qui se crée et s’actualise dans le domaine du proche. Les micro-décisions quotidiennes et le compte-rendu que les acteurs sont supposés faire de leurs activités

172 Au sens de Sébillotte et Soler (1990). 173 Il est inutile de rappeler la très bonne connaissance du terrain qui est celle du Directeur de NARCISSE, et qui fonde la nécessaire légitimité de son action à distance par le type de gestion qu’il développe.

II° PARTIE - CHAPITRE 6

142

procèdent ainsi d’une rationalité interactive (Ponssard, 1994), ou plus exactement d’une rationalisation interactive cadrée par l’engagement dans l’apprentissage des pratiques correspondant à une inter-compréhension de l’armature contractuelle dans la conduite des activités respectivement de NARCISSE et des agriculteurs. A partir de cette gestion par la fabrication d’un « bain d’informations dans le domaine du proche », ou réseau court des inter-relations, NARCISSE tente de gérer les transformations de pratiques agricoles en pesant sur cette rationalisation interactive des pratiques, en gérant de l’information.

Encadré 6-6: Le système de gestion des activités quotidiennes de NARCISSE

réunion de fin

de semaine

réunion de début de

semaine Chef d'Equipe

et Directeur

ordonancements hebdomadaire des activités ordinaires

remontéequotidienned'informations

situation de face àface

agent/agriculteur

AGENTS

CHEFD'EQUIPE

1°filtre :mémorisation desévènements

2° filt re : énonciationsélective desévènements mémorisés

remontéequotidienned'informations

situation de face àface

agent/agriculteur

AGENTS

CHEFD'EQUIPE

1°filtre :mémorisation desévènements

2° fil tre : énonciationsélective desévènements mémorisés

remontéequotidienned'informations

situation de face àface

agent/agriculteur

AGENTS

CHEFD'EQUIPE

1°fil tre :mémorisation desévènements

2° fil tre : énonciationsélective desévènements mémorisés

remontéequotidienned'informations

situation de face àface

agent/agriculteur

AGENTS

CHEFD'EQUIPE

1°fil tre :mémorisation desévènements

2° fi ltre : énonciationsélective desévènements mémorisés

remontéequotidienned'informations

situation de face àface

agent/agriculteur

AGENTS

CHEFD'EQUIPE

1°filtre :mémorisation desévènements

2° filt re : énonciationsélective desévènements mémorisés

Dans cette armature contractuelle, contrôler l’exécution des contrats devient une question d’organisation des flux d’information174. En suivant les modalités de la fabrication de l’information, nous allons voir comment une approche purement informationnelle de la théorie de l’agence se couperait d’une vision réaliste de la conduite des transactions, en passant sous silence l’enchâssement de la production de l’information dans des interactions et le rôle des objets techniques dans sa fabrication (Granovetter, 1985)175. Les travaux récents de l’économie de la R&D soulignent par ailleurs le déficit des approches standards assimilant innovation à information (Foray, 1991; Dasgupta et David, 1994) et signalent l’importance d’une étude historique des trajectoires d’innovation technologique (Rosenberg, 1994).

2.2. L’orientation et la gestion du changement dans les exploitations agricoles

2.2.1. “ Créons la demande ! ”

C’est ainsi que le directeur de NARCISSE résume le mode de gestion des changements dans la contractualisation. Telle qu’il expose cette gestion, elle provient d’une proximité et d’une veille 174 Voir sur ce point la critique de Gomez (1996, p.125-135) sur la façon dont la théorie de l’agence traite de l’exécution des contrats. 175 Prenant la question de la construction de l’information comme un problème, les travaux des conventions donnent une place importante à son enchâssement dans différents registres de justification de l’action et se distingue de la théorie de l’agence fondée sur le fait de raisonner la circulation de l’information sans tenir compte de l’ambiguïté de sa formation et de son interprétation (Feldman et March, 1991) et de la place de cette ambiguïté pour la décision (March,1991). Il se pose alors le problème de dépasser une approche symbolique de l’information, c’est à dire de voir dans les objets techniques plus qu’un support d’information même quand ils sont supposés fournir de l’information (Norman,1993).

II° PARTIE - CHAPITRE 6

143

permanente sur l’état des activités agricoles. Cette proximité permet de lancer des actions et de conduire une activité limitée de changement dans les exploitations en appui avec le conseiller bio ou parfois directement par le chef d’équipe. Mais comme il le dit, il s’agit d’abord de « créer la demande chez l’exploitant ». De quelle demande s’agit-il ? C’est dans la réponse à cette question justement que se situe une rationalisation interactive d’une activité corrective qui établit, selon nous, la coordination. Cette activité corrective issue de l’interaction permet, selon lui, de passer d’une situation de “ gêne ” face à l’incertitude de l’action qui convient (l’exploitant découvre le nouveau système dans la quotidienneté de ses pratiques et tombe nécessairement sur ce qui est pour lui des “ bugs ”), à une situation de recherche d’une solution (voir Encadré 1-A6 de l’annexe A6).

A partir d’un décryptage des demandes ou des questions formulées par les exploitants aux agents de NARCISSE, au chef d’équipe ou à l’expert bio, le directeur dit déclencher un enchaînement de propositions visant à faire en sorte que l’exploitant établisse de lui-même une situation de vérification empirique d’une solution au problème posé. Un tel déclenchement suppose la mise à disposition de moyens assez immédiatement, et donc un investissement sur des matériels qui assurent à l’exploitant qu’il va trouver, à NARCISSE176, le “ potentiel technique ” dont il a besoin.

Ce mode de gestion du changement repose ainsi sur une anticipation des besoins et l’orientation de leur définition. Elle est fondée sur l’inférence que les exploitants ont de bonnes raisons de faire ce qu’ils font même s’ils ne le savent pas, ce qui conduit à pouvoir justifier de l’existence d’une demande cachée non formulée par l’exploitant, mais identifiable à travers le système d’information de NARCISSE177. Cette pratique de l’interprétation d’une demande “ cachée ” que le Directeur de NARCISSE décrit est intéressante à analyser pour notre compréhension du fonctionnement de la situation de gestion. Elle contient, de façon explicite pour lui178, l’hypothèse d’un refoulement de l’exploitant lié à une logique de la face (Goffman, 1983) au sein d’une interaction cadrée par le face à face de professions interdépendantes (l’exploitant et NARCISSE). Dans cette interaction se joue la qualification des compétences, celle de NARCISSE en termes de prodiguation du “ bon ” conseil et celle de l’exploitant en termes de compétences à “ bien ” faire. En suivant le travail de Lemery (1991, ch.6), on a ici de la part du directeur de Narcisse, l’énonciation d’une justification de la visée d’intervention du conseil agricole. Cette justification est marquée par la description d’une différence de capacités à rationaliser l’activité agricole entre celle, objective, de l’ingénieur et celle, empirique, de l’exploitant.

L’exposabilité de cette différence par le directeur ne procède pas de la défense d’un modèle de la bonne conduite de l’activité de conseil, mais bien comme énonciation d’une pratique du conseiller agricole prise dans une construction sociale du sens de l’acte du conseil. Une telle pratique apparaît ici comme étant faite de ruses et d’une véritable herméneutique du monde paysan, plus que de l’application d’un modèle technique ou de l’expérimentation cadrée par un protocole. C’est même ici, moins une compétence technique qui est mis en avant, qu’une véritable compétence de psychosociologue finalement. En cela, il est tout à fait important de remarquer que la visée d’intervention du directeur de NARCISSE redéploie, dans un contexte tout à fait différent de celui des services du Développement Agricole, une certaine conception de la technique mettant en avant la notion de « bricolage inventif » (ici

176 La convention entre l’agriculteur et NAIADE prévoit que l’exploitant peut emprunter du matériel agricole à NARCISSE. 177 Ce type de raisonnement n’est pas propre à la visée d’intervention du directeur de NARCISSE ou des conseillers agricoles plus largement (Lemery, 1991), il est également présent dans la recherche en économie rurale sur le comportement des agriculteurs par rapport aux modèles économiques standards de la production (Brossier, Marshall et Chaumonnot, 1979; Petit, 1981). 178 Nous ne faisons ici que suivre ses propos en les amplifant au sein de notre analyse.

II° PARTIE - CHAPITRE 6

144

médiée par des prestations d’appui à la maîtrise en vue d’une adaptation au nouveau modèle), renvoyant à une figure d’acteur du conseil agricole que Lemery (op. cit., p.284) appelle « figure de la recherche appliquée ».

Cette composante de la figure d’acteur du conseil agricole est importante pour comprendre l’incorporation de cette visée de l’intervention sur les activités agricoles dans la formation de la situation de gestion. Nous avons fait ce détour179, pour mieux préciser comment concevoir que sur un fond d’activités ordinaires issues de la contractualisation, le directeur de NARCISSE puisse mettre les exploitants en situation d’activité expérimentale, utilisant pour cela sa compétence de conseiller pour faire en sorte que le “ nouveau système ” défini sur le papier et verbalisé par les recommandations de NARCISSE se réalise. Nous suivrons ici Dodier (1995, pp.48-80) dans sa conception de l’activité technique qui distingue trois propriétés générales: une dimension législatrice (le modèle technique du prescritpeur de l’activité, qui est ici celui du cahier des charges), une dimension expérimentale (la pratique d’exploration des virtualités inconnues des réseaux, qui est ici cette activité expérimentale de l’exploitant) et l’éclatement des instances autour de l’opérateur (les prises autour de l’opérateur qui cadrent son activité de façons partiellement normatives et qui le forcent à un équilibrage qui révèle la zone d’ombre des modèles techiques, qui sont ici en l’absence de liens professionnels fort, les instances des activités de NARCISSE, le contrôle laitier, l’information professionnelle, le voisinnage, les liens extraprofessionnelles etc.).

Le travail de NARCISSE cible donc de façon tout à fait nette cette dimension expérimentale en disposant dans le champ de décision de l’exploitant certaines instances qui viennent se rajouter à celles déjà habituelles. La contre-partie de cette accentuation de la composante expérimentale de l’activité technique est de replier celle-ci dans des raisonnements spéculaires sur l’action juste, ce face à quoi NARCISSE propose ces services et devient une instance normative forte de la standardisation du nouveau système. Cette situation d’activité expérimentale convoque ainsi une rationalisation et une délibération accompagnée par les différents acteurs de NARCISSE (agent, chef d’équipe, expert-bio, le directeur de NARCISSE parfois). Son issue est de faire du développement sans que l’exploitant ait l’impression de s’être laisser conduire dans une situation d’apprentissage, et y développe de lui-même une attitude compréhensive dont la conclusion est orientée vers la maîtrise du nouveau système selon des directions qu’ils découvrent. C’est ce que le directeur exprime de la façon suivante : « mon principe c’est que quand l’exploitant est perturbé il ne sait pas poser les questions, pour lui il y a tout à voir en même temps, mais en fait il a déjà la réponse. A partir de la question il tourne, il tourne, et la réponse arrive quand il a les moyens d’auto-vérifier. » Cette activité expérimentale permet donc une accommodation à la dimension légalisatrice du nouveau système par un travail d’équilibration (Piaget, 1970), sollicité par la métis et la pédagogie (et donc le machiavélisme) contenues dans l’organisation de NARCISSE, et extrêment peu dans des liens professionnels entre exploitants. Une telle lecture sociologique des interactions restitue l’opacité des relations sociales qui s’établissent avec l’armature contractuelle dans la fabrication d’une information sur l’exécution du contrat par les exploitants. Mais nous verrons plus loin que cette équilibration est également réciproque.

179 Nous avons déroulé ici l’analyse d’une situation d’entretien particulière à titre d’exemple, mais à de nombreuses reprises dans la dizaine d’entretiens de recherche que nous avons eus avec lui, ou dans la participation aux réunions de coordination de NAIADE et de la Recherche, cette revendication d’une telle visée d’intervention a été défendue contre notamment les critiques formulées à l’encontre de la centralisation et de l’individuation du changement.

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2.2.2. Métis du conseiller et routinisation des activités expérimentales

On vient de mettre ainsi en évidence comment le directeur de NARCISSE rend compte du changement par une routinisation180 progressive de la construction de problèmes issue d’une activité expérimentale qui transforme le rapport à la gestion des activités ordinaires (en effet la conception du champ de décision est affectée par la transformation du système de production et de ses critères d’efficacité). La routinisation de ces activités expérimentales correspond ainsi à l’actualisation de pratiques finalisées par la déclinaison du fonctionnement attendu de ce nouveau système de production agricole.

Par rapport au système de production qui est le leur, il faut bien noter que ce nouveau système existe avant tout, pour les exploitants, « sur le papier », c’est à dire sous forme d’une liste de préconisations, sous forme d’engagements contractuels à faire et à ne pas faire et dans la présence des aides et services proposés par NARCISSE181. Chaque nouvelle signature donne lieu à une expérimentation marginal du « nouveau système ». Les critiques émises par les opposants à la norme sociotechnique portent depuis la présentation du cahier des charges à l’automne 1991, justement sur le caractère irréaliste et non établi de la faisabilité de ce système de production. Cela indique bien que les pratiques qui conviennent et qui s’actualisent dans la construction du nouveau système de production au sein de chaque exploitation ne lui préexistent pas, elles irréversibilisent ce que peut être la performation d’un système de production qui est au départ virtuel. C’est dans ce que les exploitants sont amenés à faire, à penser, voire à dire ce qu’il font (quand les connaissances tacites sont exposables182), que les pratiques actualisent les engagements pris sur le papier selon des considérations tout à fait variables.

Si on regarde maintenant le fonctionnement des relations entre NARCISSE et les exploitants, les entretiens que nous avons pu avoir avec des signataires au sujet des activités de NARCISSE, et surtout notre observation participante au moment de la signature du prêt à usage, montrent que les exploitants sont dans une position ambivalente par rapport aux attentes de NARCISSE. La première des exigences qu’ils expriment fortement, parfois jusque dans la presse en cas de dysfonctionnement des obligations de résultats de NARCISSE (voir l’Encadré 2-A6 de l’annexe A6), est celle d’une exigence de régularité et de qualité de ses prestations. Sur ce point il est en effet pour eux tout à fait important de renvoyer une exigence équivalente à celle qu’ils disent subir en acceptant le respect du cahier des charges et le principe des 10 mg/l sous les racines (cela même si aucune mesure au champ n’est faite pour contrôler ce qui n’est contractuellement qu’une obligation de moyen pour les atteindre). La demande s’exprime dans la régularité et la ponctualité de la vidange et du traitement des fumiers, ainsi que dans la qualité de l’épandage principalement.

Mais en cas d’incertitude sur la pertinence de certaines pratiques correspondant à ce qui est de l’ordre du nouveau système, alors les attentes vis à vis de NARCISSE sont fortes183, dans la mesure où, 180 On renvoie la définition de la notion de routinisation à Dosi et Metcalfe (1991, p.52-53): « ces routines relativement robustes s’appliquant à des classes entières de problèmes et qui sont le résultat de “ découvertes ” par des acteurs intelligents agissant dans des environnements en changement continuel ». 181 Les exploitants expérimentaux qui se sont engagés dans le changement depuis 1991, constituent une source importante de référence pour le directeur de NARCISSE qui était alors animateur du programme de R&D. 182 Voir ci-après le sens du maintien d’une indécidabilité dans le face à face entre l’exploitant et NARCISSE. 183 Cela a été le cas sur la controverse à propos de l’emploi de la méthode JUBIL, qui permet de déterminer la teneur en azote dans la tige d’une céréale pour inférer un ajustement de la fertilisation azotée sous l’hypothèse que la tige exprime la teneur en nitrate mobilisable dans le sol. L’opposition à l’emploi de la méthode était justifié par le directeur de NARCISSE selon les termes déjà soulignés de la nécessité d’une activité expérimentale dans le nouveau système, or rectifier la fertilisation d’une céréale d’hiver par cette méthode était faire fis de l’expérimentation des conditions de culture définies par le cahier des charges.

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comme les travaux du volet socio-économique ont essayé de le montrer, le système de relations professionnelles est particulièrement lâche et distendu au point de rendre les échanges et les discussions nécessaires à la fabrication de normes d’exercice très rares et surtout peu consistantes184. Les exploitants dénoncent d’ailleurs de façon paradoxale et assez facilement le caractère individualiste des exploitants de la zone. Les débats techniques entre les exploitants ont été très faibles dans toute cette période de transformation de l’agriculture du site, certainement du fait de l’option choisi d’une individualisation du changement, mais également par le type de purification des mondes du technique, de la politique et de l’économique qui caractérise la dynamique du processus.

Même si des orientations peuvent être prises pour envisager une transformation des activités agricoles en avançant la nécessité d’un changement collectif plutôt que celle d’un changement individuel185, il s’agit de constater de façon beaucoup plus compréhensive que la réussite du type d’intervention par instigation d’activités expérimentales est lié à la stratégie d’inviduation choisie par NAIADE (et donc d’une certaine dépendance à la relation de l’exploitant aux conseils émanants de NARCISSE et de l’expert bio186). La conséquence de cette orientation du processus d’invention d’une gestion est de circonscrire la multiplicité des instances autour de l’exploitant à celle que NARCISSE envisage nécessaire à son instigation. Il y a donc ici plus un effet de lock-in qui procède de l’orientation vers l’individualisation donnée au processus d’innovation (cela dès la fin des groupes d’exploitants en 1989) et de la rencontre de la visée d’intervention du directeur de NARCISSE.

L’importance du directeur de NARCISSE dans la consolidation du point de passage obligé, nous semble également correspondre à la conception de la pratique du métier de conseiller agricole qui pouvait être la sienne, définie par cet idéal-type de la “ recherche appliquée ” au sein d’une activité de bricolage intuitif et surtout personnalisée.

2.2.3. L’efficience du système de gestion

Une fois décrite l’actualisation des pratiques, cadrée par l’objectif de l’exploitant « d’être dans le nouveau système », reste à comprendre sur un cas précis comment ce système de gestion de l’information et cette délégation aux exploitants de la mesure et de l’auto-contrôle des efforts, permet de fonder un système de gestion de la protection du gîte dans son ensemble qui soit efficient187 pour NAIADE. Nous allons pour cela traiter d’une pratique de gestion importante qui est celle de la fixation conjointe de la fertilisation des cultures et de la fixation de leur niveau de rendement dans le but d’éviter la lixiviation des nitrates vers la nappe. La protection reposant sur la minimisation de la lixiviation des nitrates, il s’agit pour NARCISSE de s’approcher toujours d’un bilan apparent de l’azote nul 184 On renvoie ici aux travaux sur les liens existants entre les réseaux de sociabilité professionnelle et la formation d’une technologie agricole localisée faite de discussions sur les techniques autant que de connaissances incorporées (Darré, Le Guen et Lemery, 1989). 185 Si ce n’est pas le cas ici, il est par contre inévitable de devoir se positionner par rapport à une politique de développement qui inclue le travail des chercheurs dans la transformation des activités agricoles. On trouvera exprimer dans le rapport AGREV dont nous avons coordonné la rédaction, une orientation marquée vers la critique d’une stratégie d’individuation forte du changement, critique qui a fait l’objet de discussions avec les responsables de NARCISSE et GROUPE O durant tout le programme de recherche. 186 Soulignons néanmoins que la naissance récente d’une volonté de créer un groupe d’éléveurs oriente certains exploitants vers des projets de valorisation, mais l’entrée par la réalisation préalable d’un cahier des charges d’élevage pose bien des problèmes pour ajuster et rendre compatibles des pratiques d’élevage issues du type de situations expérimentales fortement individuelles dans lesquelles chacun des agriculteurs s’est trouvé engagé. 187 Cette distinction entre efficience et efficacité est précisée par Le Moigne (1990). Elle est reprise dans le cadre d’une appproche conventionaliste de la firme en gestion par Gomez (1996, pp.218-224) avec la notion « d’objectif commun d’efficience ».

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(l’exportation moins l’importation d’azote sous toutes les formes possibles est nulle) en tout point du périmètre. Il est tout à fait intéressant de prendre l’exemple de la fertilisation d’une céréale d’hiver pour décrire comment le système de décision incrémentale par tâtonnement autour de l’estimation du rendement, fonde, par une conception différente des rapports plante-fertilisation-rendement, une façon de reconcevoir la fertilité des sols qui construit la performance de la protection188.

A la différence de la grande majorité des exploitants dont les pratiques de fertilisation sont établies sur un niveau de rendement de la culture fixé au départ (Cerf et Meynard, 1988; voir également la thèse de C.Soulard (1998) traitant très précisément de cette question), à NAIADE-Land, le conseil-bio et l’exploitant définissent et négocient le niveau de rendement estimé, au regard des informations qu’ils construisent sur l’état présent de la culture et sur la connaissance des actions de fertilisations passées. Le déclenchement d’une activité expérimentale se matérialise dans ce cas de figure par des comptages sur le rang d’une céréale d’hiver (au semis, au tallage, à l’épiaison puis à la récolte). C’est à partir de cette information sur la couverture de la culture qu’est réalisé un ajustement progressif du plan de fumure, avec la possibilité le cas échéant d’avoir recours à de la fertilisation minérale en cas de faim d’azote notamment au printemps189 (voir Encadré 6-7).

Il est ainsi important pour la protection contre la lixiviation de « piéger » les nitrates tout de suite après la récolte et avant l’hiver (période de vie végétative d’octobre à décembre qui prélève des nitrates dans un sol particulièrement peu couvert). Cela entraîne la nécessité d’avoir une couverture maximum à l’implantation de la céréale d’hiver, et donc de bien réussir son semis, ce qui va dans le sens évidement de la recherche d’une « bonne récolte ». L’objectif de ce travail de mesure sur le rang est d’établir le plan de fumure de la parcelle à partir de l’estimation du rendement que l’état de la culture rend possible d’espérer. Grâce à la carte pédologique et aux travaux qui ont suivi sur la potentialité des sols, la capacité de minéralisation du sol est connu et il est possible pour NARCISSE de déterminer combien le sol peut fournir de nitrate et donc combien il est nécessaire d’en amener par la fumure organique (compost). Ensuite, en fonction des informations, il s’agit d’intervenir non pas en maximisant les apports de fumure pour saturer le rendement espéré, mais dans l’objectif de limiter d’abord les pertes en nitrates.

A partir de la multiplication de ces informations sur la fertilisation des parcelles de culture et de la connaissance des quantités de compost épandu chez chaque exploitant signataire, il est possible de dresser un bilan à l’échelle du périmètre. Ainsi la question de la fertilisation devient ici non pas de maximiser la marge brute d’une culture, mais de minimiser le risque de lixiviation des nitrates, et de minimiser le risque économique que représente une sous-fertilisation pour l’exploitant. Il serait possible de faire un raisonnement analogue pour le pâturage des vaches laitière en terme d’optimisation du prélèvement d’herbe sur les prairies suivant le potentiel de pousse d’herbe et suivant les besoin du troupeau, mais cela n’existe que dans les recommandations formulées par la Recherche.

Encadré 6-7: Exemple d’un processus de décision par ajustements - fertilisation et rendement

188 Ce raisonnement existe pour d’autres pratiques et notamment pour les pratiques d’élevage et de valorisation duale de la pousse d’herbe (pompe à nitrate) et de son prélèvement (rejet des pissats), voir ici les travaux issus du programme de recherche (Fiorelli et al., 1995). Néanmoins les activités expérimentales sur les pratiques d’élevages ne sont pas développées aussi fortement que celles sur la fertilisation des cultures, bien que les pertes en nitrates dues au paturage des animaux présentent un risque important pour le gîte. 189 En effet assurer à ce moment là un bon développement de la plante c’est lui permettre ensuite de bien explorer et donc d’augmenter l’effet de pompe à nitrate que toute culture joue.

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Objectif maximiser lacouverture en hiver

maximiser lerendement estimé

Objectif dual : maximiser le rendement et minimiser la lixiviation

optimiser continuementl'ajustement du rendement

et de la fertilisation

sortied'hiver recoltesemis

comptagesemis

comptagetallage

facteur limitantdu système de gestion

couvertureau semis

sécuriserle tallage

poids de1000 grainsépiaison

faim d'azote

Moment du comptagedans l'itinéraire

Céréaled'hiver

Objectif du système de gestion

Moments-clés du système de gestion

Extrait d’une interview du directeur de NARCISSE « Le comptage sur le rang à la levée permet de savoir si le semis est réussi sur 6 m en deux fois ça suffit, c’est important que l’exploitant apprenne à aller sur sa parcelle pour faire des comptages. « En dehors de problèmes de pouvoir germinatif des semences, du travail du sol préparatoire, et du climat, ce qu’on peut maîtriser c’est le semis. Notre semoir est le meilleur, il tourne beaucoup entre les exploitations et fait environ 900 ha de semis par an, il est donc prêté aux exploitants. Donc à partir du taux de levée on peut dire s’il faut compléter le semis ou réensemencer « On fait également un comptage en sortie d’hiver du nombre de talles

Ce qu’il faut donc retenir ici, c’est que la convocation de situations expérimentales et leur transformation en routines, font que les exploitants découvrent, expérimentent cette actualisation du nouveau système, que ce soit dans des gestes nouveaux liés à des installations nouvelles comme le séchage en grange, que ce soit également dans l’apparition d’un nouveau champs de décisions avec l’importance de la gestion du pâturage et de l’alimentation hivernale des vaches laitières, que ce soit enfin pour élaborer un discours qui permettent de rendre compte et d’exposer le sens des activités quotidiennes, notamment dans les liens d’interdépendance qu’ils ont avec NARCISSE.

Essayons maintenant de tirer les conséquences de cette formation conjointe de l'efficience du système de production agricole et de celle du système de gestion de la protection du gîte dans son ensemble.

2.3. Un système de gestion à double apprentissages sous contraintes

La mise en gestion de la protection de la nappe par la signature des contrats suffit à un certain niveau pour dire que la situation est gérée, il s’agit alors de connaître les implications du contrat sur la protection à long terme du gîte, puis de compter les signatures comme sur la courbe d’adoption déjà présentée pour affirmer que tout est résolu avec l’engagement contractuel. Néanmoins à y regarder de plus près, dans cette période d’adoption des « nouvelles pratiques190 » de 1993 à 1996, il s’agit bien de considérer le système de gestion comme étant également un système d’apprentissage, pour NARCISSE, de la gestion du « nouveau système » de production agricole tel qu’il est actualisé par les pratiques du changement. Le concevoir comme la mise en oeuvre plus ou moins réussi d’un modèle technique serait ignorer toute cette activité expérimentale qui construit le modèle au delà du savoir des prescripteurs. 190 ... et qui ne sont pas, à ce stade, des pratiques mais un ensemble formant une norme d’exercice du métier d’exploitant.

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Il y a en effet une grande hétérogénéité des structures d’exploitation et des projets agricoles sur le périmètre, mais aussi des orientations que chaque exploitant donne à sa propre expérimentation du nouveau système, en fonction de l’éventail de ses compétences et d’un certain nombre de retour-sur-investissement qu’il veut voir venir du fait de l’acceptation du changement (voir Gafsi (1997) et les travaux réalisés dans le volet socio-économique). Cette diversité fait que le nouveau système apparaît plus à travers une succession d’adaptations localisées dans chaque exploitation, que révélé à chaque fois dans sa mise en oeuvre et permettant une mise en conformité. Même si des points précis sont portés dans les contrats, tout n’est pas décrit par ceux-ci, et ce n’est en tout cas pas dans l’esprit de NARCISSE que de supposer l’existence d’un one-best-way, même si sa conception de la mise en oeuvre du changement est par certain égard directive. Le coût d’opportunité, et surtout la possibilité d’un contrôle opérationnel de la mise en oeuvre d’une telle conception de la gestion, obére la mise en place d’un système de gestion balistique.

Encadré 6-8: Une situation de double apprentissage

OBJECTIFSBUDGETAIRES ET DE

CONTRACTUALISATION

NARCISSENARCISSE

EPREUVES DEVALIDATION DE LA

FAISABILITE

AGRICULTEURSAGRICULTEURS

PRESSION DU SYSTEMEAGRICOLE

CONVENTIONNEL

EPREUVES DE MISEEN OEUVRE DUCHANGEMENT

SITUATION DEDOUBLE

APPRENTISSAGECONTRAINT

CONTRAINTES GENERALES

CONTRAINTES SINGULIERES

Néanmoins, pour comprendre cette situation de gestion, on doit dépasser la représentation simpliste d’un pilotage machiavélique des exploitations agricoles du site. En effet NARCISSE est également, pour ce qui la concerne, dans une totale position d’apprentissage de ce que gérer ce type de situation à changement centralisé implique au regard des contraintes qui pèsent sur elle, notamment en matière de justification des choix techniques, des investissements et des coûts de fonctionnement qu’ils entrainent. On peut donc considérer la concrétisation de la situation de gestion comme étant endogène à l’interaction des acteurs de part la création de règles locales dans un flux d’action. C’est ce que propose, dans le schéma de l’Encadré 6-8, la description de l'apprentissage à la fois contraint par les singularités et les accidents du quotidien et des contraintes générales issues du cadrage des activités de NAIDE par le GROUPE O et de celles des agriculteurs par le système de développement agricole conventionnel191.

Tout se passe comme si d’un côté l’exploitant postulait que NARCISSE, appuyée sur l’expert-bio (voire sur les chercheurs dans la période du deuxième programme de recherche), sait comment il doit lui-même conduire les actions qui conviennent, et se faisant se lance dans le changement dans un “ état de confiance face à l’avenir ” (l’exploitant sait que NARCISSE sait ce qu’il doit faire); et de l’autre, 191 Par exemple : d’un côté le gel qui empêche la composteuse de tourner, de l’autre le manque de main d’oeuvre qui ne permet pas rentrer le foin dans de bonnes conditions, et par les attentes plus générales à l’échelle d’une campagne ou d’une année budgétaire (d’un côté les exigences de qualité du lait dont dépend la valorisation économique, de l’autre les exigences de non dépassement des dépenses prévisionnelles).

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comme si NARCISSE postulait que les exploitants, appuyés sur leur compétences propres de « bricoleurs inventifs », savent comment NARCISSE doit elle-même produire des actions correctives ad-hoc, et se faisant elle se lance dans un accompagnement du changement dans un « état de confiance » face à ses propres capacités de réponse (NARCISSE sait que l’exploitant sait ce qu’elle doit corriger192).

Plutôt que de supposer des agents économique systématiquement calculateurs et opportunistes en tout lieu et en tout temps de leurs activités, on préfera ici rendre compte de la formation d’une coordination dans l’apprentissage (Bidault, 1993), en décrivant comment les activités ordinaires conduisent à travers le système de gestion à une performance satisfaisante du fait même du maintien d’un voile d’ignorance et d'une indécidabilité que les qualifications de chacun prennent en charge : « L’indécidabilité joue deux rôles: comme "knowing that", elle reste solipsiste et inexprimée dans l'interaction, elle a le statut d'un savoir négatif qui n'est pas collectif mais individuel. Comme "knowing how", élément de la procédure de repli, elle joue un rôle central dans l'accord; elle est donc une pièce essentielle de l'apprentissage collectif. » Livet et Thévenot (1991, p.27).

On se situe là dans un jeu d’attentes réciproques sur les qualifications respectives des acteurs d’une relation économique193, cela dans le maintien d'une indécidabilité quant à la connaissance de l'engagement de l'autre, pour l'exécution du contrat en ce qui concerne NARCISSE, ou pour la connaissance de l'effet de la protection en ce qui concerne l’exploitant. Ce double apprentissage contient un effet d’auto-renforcement lié à la proximité (Arthur, 1988), dont la situation de gestion est aussi le produit. On trouve donc ici une description d’une dynamique de ce que Gomez (1994) appelle conventions de qualification dans son approche d’une économie de la qualité, cette dernière étant prise comme un « objet frontière ». On apporte ici à ce modèle conventionnaliste, que nous avons mobilisé par ailleurs pour styliser cette invention d'une situation de gestion (Barbier, 1997), la possibilité d'un développement en termes de dynamique des conventions de qualification sur la base de l'observation d'un apprentissage collectif de la coordination des activités impliquant une métamorphose des figures d’acteurs.

A travers cette construction de leurs nouvelles pratiques, et même pris dans le jeu serré des exigences de NARCISSE, les exploitants deviennent détenteurs de la mise en oeuvre des routines qui assurent au GROUPE O une protection de ce territoire où se fabrique l’eau du gîte. Si effectivement le directeur de NARCISSE stimule l’activité expérimentale, la conséquence en est que les exploitants enchâssent dans leur pratique l’acquisition d’un savoir-faire194 lié à la protection du gîte, un tel savoir devient un savoir incorporé, pour lequel la question du contrôle externe est alors une utopie ou bien une insondable difficulté. C’est là où le système de gestion par la routinisation de l’activité expérimentale révèle son intérêt mais aussi ses limites propres. Il nous faut donc allez voir maintenant quelle sont les conséquences de cette interpénétration des apprentissages individuels pour la situation de gestion, cela au regard de l'objectif de protection.

192 C’est ce que notre interprétation de la visée d’intervention du directeur de NARCISSE laisse en tout cas envisager. 193 Voir Salais (1989) pour la notion de qualification liée à relation de travail, sachant qu’ici la relation contratuelle n’est pas une relation de travail, à moins qu’en cas de recours le contrat soit requalifié comme tel. 194 On retiendra ici le sens précis de Hatchuel et Weil (1992, p.46) de « type de savoir qui exprime, quel que soit le niveau de détail considéré, la manière dont certaines transformations sont obtenues par des actions connues ».

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2.4. L’enracinement de la situation de gestion dans les compétences distribuées

Cette mise en évidence du double apprentissage, et sa répétition centralisée, amène à renverser la perspective d’une discussion de la « mise en oeuvre du nouveau système » cadrée au niveau de l’exploitant, car on peut faire l’hypothèse que l’on retrouve ici le fait que le travail de conception de la norme sociotechnique n’a été appuyé que sur des simulations ou sur des fonctionnements fragmentaires des exploitations agricoles selon les contraintes souhaitées par NAIADE. Nous avons déjà décrit les conditions dans lesquelles s’est déroulé le programme de R&D, et l’hostilité affichée (du syndicalisme surtout), d’une généralisation des exploitations « expérimentales », qui correspondait à juste titre à l’irréversibilisation d’un changement et non à un essai agronomique classique195. Le nouveau système n’est donc connu des agriculteurs que « sur le papier » et par parties (rappelons les différents essais et les contrats expérimentaux), mais pas sous la forme d’un prototype ayant fonctionné et subit des contraintes de telle sorte que la vérification de sa capacité à protéger le gîte à long terme et à maintenir le revenu agricole soit conduite.

Il s’agit donc bien pour NARCISSE, de l’expérimentation multiple de l’économie de variété (Hatchuel et Sardas, 1992) d’une norme implementée dans des conditions d’exploitation à chaque fois particulières, dont l’étude à venir pourra seule permettre de définir le degré de variété. On peut aujourd’hui se risquer à formuler différentes voies possibles selon deux contraintes majeures du nouveau système de production pour les exploitants : le degré de besoin en céréales (et donc de paille pour la formation du compost nécessaire à la fertilisation dans l’assolement) lié au projet d’élevage ou à un projet de cérales bio196, et le temps libérable pour s’occuper de la valorisation des produits ou pour une diversification professionnelle. Selon l’orientation du projet d’élevage et l’intensification souhaitée du travail sur l’exploitation on obtient une économie de variété possible de la norme sociotechnique représentée dans le Tableau 6-3.

Cette économie de variété fondée sur les seuls critères endogènes au système de production reposerait sur une contrainte économique majeure liée aux modes d’articulation de la filière lait et de la filière viande que la crise de la « vache folle » a mis en exergue, et sur une ressource organisationnelle liée au développement d’une culture technique des différents systèmes de pratiques que contient le développement du nouveau système. C’est sur la mobilisation de cette ressource que des problèmes de développement local se posent, et que selon nous le système de gestion actuel de NARCISSE ne peut résoudre en prenant le parti de suppler au rôle de Développement Agricole qu’assume ordinairement les services de la Chambre d’Agriculture.

Tableau 6-3: Caractérisation d’une possible économie de variétés du nouveau système de production CONTRAINTES PROJET intensification du travail extensification du travail Laitier pur maximiser la moyenne laitière et tenir la qualité du lait

recherche de gains de productivité dans l’amélioration des pratiques et dans la finesse

de la gestion du troupeau

recherche d’une minimisation des interventions sur le troupeau et diversification professionnelle

195 On est ainsi en présence d’une forme d’irréversibilisation de l’innovation qui présente certaines caractéristiques que développent David (1985) à propos du choix du « clavier QWERTY ». Le critère d’une optimisation économique du système technique étant de second rang par rapport au maintien d’une trajectoire d’innovation. 196 La productivité du troupeau dépend fortement de l’alimentation, ce qui met en tension les contraintes environnementales du nouveau système et l’intensification des cultures de céréales et de foin et le pâturage. Cette intensifiction est tributaire de la surface exploitable dans le cadre de la rotation du cahier des charges (plus l’intensification recourt aux céréales autoconsommées plus il faut de luzerne-dactyle dans la rotation et plus les risques de lixiviation sont importants au moment du retournement des pratiries temporaires).

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Elevage mixte recherche de la stabilisation gênétique et de la productivité d’un troupeau mixte (laitier et

viande)

choix dans une orientation principale laitière ou viande

Elevage allaitant recherche de l’amélioration de l’alimentation du troupeau et possibilité d’une selection massale du troupeau dans le cadre du

nouveau système de production

recherche d’un élévage extensif de type ranching avec diversification professionnelle

Mais il faut tenir compte sur ce point que cela correspond pour NARCISSE et pour le GROUPE O à une véritable découverte de la gestion de la protection d’un gîte hydrominéral et surtout de ses limites. Ce que les ingénieurs appellent la mise en oeuvre du nouveau système ressemble en fait à une multiplication de prototypes selon l’économie de variété que la diversité des situations de chaque exploitant fait subir à la norme sociotechnique197, et c’est bien de l’apprentissage de cette économie de variété dont il est question, cela d’autant plus si la situation de gestion à NAIADE-Land devait servir de terrain d’expérience pour d’autres sources du GROUPE O.

Cette concrétisation de la protection du gîte peut être légitimement considérée alors comme faisant partie de l’invention « chemin faisant » de la situation de gestion. Pour affirmer le caractère innovant de ce système de gestion, resterait à en conduire son évaluation en continu et dans le long terme, et à le décrire comme une expérimentation de R&D d’un système de gestion. Ceci impliquerait un observatoire du changement sociotechnique et une attitude d’ouverture, ce que NAIADE et le GROUPE O pourraient être amenés à concevoir comme une nécessité pour rendre visible ce qui est pour l’instant enraciné dans les compétences de NARCISSE198 et au delà dans celles des agriculteurs.

2.5. Protection du gîte et inaccomplissement de l’armature contractuelle

Cette poursuite d’une expérience, en quelque sorte totale, de la situation de gestion elle-même cette fois ci, nous conduit à interpréter cet inaccomplissement de l’armature contractuelle qui a été conçue, pourtant, pour la structurer.

La protection de la qualité de l’eau du gîte procède donc selon deux directions. D’une part en créant et en internalisant l’atelier de traitement par compostage et d’épandage des déjections animales, NARCISSE réalise elle-même l’activité qui est susceptible de produire la nuisance la plus forte (elle est ainsi assurée de la qualité des activités d’épandage). De la sorte NARCISSE prend pied dans le système de production agricole en amont et établit par la gestion de la fertilité des sols un ancrage dans le champs de décision de l'agricutleur199. D’autre part en faisant internaliser par les exploitants une activité de mesure des effets de leurs pratiques (mesure sur l’itinéraire technique de la céréale, mesure sur le poids des fourrages pour l’instant), NARCISSE délègue ainsi une partie de la réalisation de l’activité de mesure à celui qui doit subir le contrôle. Ainsi, elle internalise le service crucial pour la

197 De telles situations qui se multiplient dans l’organisation économique des filières agricoles et d’élevage doivent pouvoir être étudiées en bénéficiant des travaux réalisés en économie industrielle et en gestion de la production industrielle - voir De Tersac et Dubois (1992) et Moisdon (1996)- mais surtout pouvoir apporter le décallage que nous croyons heuristique d’avoir à penser les coordinations et la gestion en dehors de la cage de fer de l’organisation, ce que nous esquissons ici de façon inductive avec cette recherche. 198 Il est évident qu’en termes de rapport d’agence, le directeur de NARCISSE est en position d’exercer une puissante selection adverse en incorporant des compétences indispensables à la survie de l’entreprise (Shleifer et Vishny, 1989). 199 On obtient ainsi une organisation humaine et technique pour la gestion de la fertilité qui dépasse le cadre de la seule utilisation des éléments fertilisants pour la croissance des plantes. La question de la fertilité peut être ainsi mise au centre d’un débat sur sa construction sociale et technique autant pour des agricultures paysannes (Meininger, 1995) que pour l’agriculture moderne (Sébilotte, 1993).

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protection et externalise en partie200 le contrôle sur les activités agricoles qui concernent la protection du gîte. Ce qui est une figure assez inattendue en terme d’internalisation.

Il y a donc un double enchâssement. D’une part NARCISSE repose son action sur une représentation de l’exploitant en termes de stratégie de développement (son projet agricole) et de gestion opérationnelle (ses activités au sein d’un itinéraire technique ou des ateliers) toutes deux temporisées par des moments-clés de décision201. D’autre part les exploitants ont une activité de mesure de leurs activités qui participe à la formation d’une information pour un pilotage rétroactif202 du gîte pris comme un écosystème. Cette activité de génération d’une information vient donc s’ajouter à celle issue des observations directes de NARCISSE, et elle s’enchâsse dans les activités de NARCISSE par le relais du système d’information de proximité déjà décrit.

La situation de gestion exprime la particularité d’un contrôle ex-post de la conformation des activités au vue des mesures réalisées à la fois par NARCISSE et les exploitants, cela à l’échelle de chaque exploitation agricole concernée, et à l'échelle du gîte pour NARCISSE. Au dire du directeur de NARCISSE, il semble difficile de faire de cette somme d’informations souvent ambiguës un système d’information prévisionnel de la gestion du gîte. En effet, même si un certain nombre d’effets de pratiques sur la lixiviation des nitrates sont prévisibles de façon floue, le lien entre une série d’activités agricoles spatialisées sur un territoire lui-même mité par des entrées préférentielles dans l’hydrosystème du gîte, rend difficile de passer d’une gestion par la vigilance à un pilotage de l’éco-système. Il est donc tout à fait important de noter que ce système de gestion n’est, en l’état, en rien un système prévisionnel de gestion du risque à partir d’une anticipation des conduites de la production agricole, suivant l’objectif dual d’une protection du gîte et d’une efficacité technico-économique des exploitations.

Ce type de résultat va dans le sens des travaux critiques sur le corpus du management stratégique conçu autour d’une représentation balistique de la décision appuyée sur des systèmes d’information computant pourtant, sans ambiguïté, des informations. Le type de problème dans lequel se trouve NAIADE et NARCISSE au regard de la maîtrise de l’agriculture du site montre ici son caractère paradoxal. Cela ne signifie pas pour autant l’impossibilité de conduire une activité de management à condition d’y introduire ce paradoxe (Martinet, 1989; 1992). Il s’agit donc d’avoir une lecture de cette situation de gestion comme étant un cadre au sein duquel commence à s’élaborer un tel management paradoxal du gîte à la croisée de trois types de stratégies (voir Encadré 6-9).

Encadré 6-9: composition hologrammique de formation de la stratégie (D’après Martinet, 1992)

200 En partie seulement puisque l’activité du conseiller-bio permet de contrôler justement l’activité de mesure. 201 On retrouve ici chez le directeur de NARCISSE le type de modélisation du fonctionnement décisionnel de l’entreprise agricole issu des travaux empiriques sur les champs de décisions des agriculteurs (Sébillotte et Soler, 1988; Hémidy, Maxime et Soler, 1993). 202 Par pilotage rétroactif on entend ici que cette information permet un jugement sur des décisions passées, et peut conduire à une démarche corrective.

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Stratégieadaptative

Stratégielinéaire

Stratégieinterprétative

Tout d’abord l’équivalent d’un accord-cadre contractuel à long terme sur les objectifs généraux et sur les obligations de moyens correspond à la minimisation de risques spécifiques pour la nappe (stratégie linéaire). Nous ne revenons pas ici sur l’identification du problème et sa mise en gestion contractuelle, et l’importance fondamentale que revêt ce cadre pour les exploitants comme pour GROUPE O/NAIADE/NARCISSE, tout au moins aujourd’hui.

Ensuite l’engagement dans une séquence d’interactions cadrées par cette armature contractuelle permet de générer une information sur le comportement d’ensemble de l’enaction de la norme sociotechnique (stratégie interprétative). Ce système de gestion composite implique donc une attention soutenue et un management de l’attention aux informations circulantes ou construites dans le quotidien, avec les nombreux filtres à l’information qui ne sont pas nécessairement issus d’un opportunisme des agents de NARCISSE, mais de l’opacité même des activités. C’est donc une économie politique de la vigilance (Oury, 1983) qui se caractérise par l’acceptation de l’imprécision et parfois du flou de l’information quotidienne, parce qu’il n’est pas, a priori, évident de décider que les informations aient un sens quelconque pour orienter une gestion. En termes de théorie de l’agence, on dirait que les coûts de la surveillance (monitoring expenditures) sont difficiles à calculer du fait d’être, en quelque sorte, des coûts-joints à l’activité ordinaire, mais qui de plus ne sont à considérer comme coûts qu’au cas où l’information sert effectivement au contrôle.

Enfin cette quête du sens se réalise dans un contact épisodique à des facteurs de décisions, au sein des activités ordinaires des exploitants ou de celles des agents de NARCISSE (stratégie adaptative). Elle conduit à former autour du réseau d’innovation sociotechnique issue du programme de R&D puis de la création de NARCISSE, une activité cognitive située où se joue la réalisation d’une gestion des activités qui contribue à la fois à protéger le gîte et à gérer l’exploitation agricole. C’est au sein de cette coordination des décisions que se réalise une appréciation ex-post de la performance de l’armature contractuelle, appréciation qui est aussi, voire surtout, une activité d’apprentissage de la place et du sens de ces activités nouvelles qui sont à conduire par les exploitants et par les agents de NARCISSE.

Cette description de la formation de la stratégie de protection du gîte est ici prise dans une conception procédurale qui fait jouer une accentuation diachronique des trois idéal-types (Encadré 6-10): de la régulation fonctionnelle par contrat (stratégie linéaire), de l’information sur les effets du comportement de la nature et des hommes (stratégie interprétative), puis de la coordination des flux d’action et des décisions dans une interaction cadrée (stratégie adapative). Une telle formation de la stratégie deviendrait un système intelligent, si partant de cet enchainement, il pouvait aboutir à une reformulation de la stratégie linéaire, c’est à dire de l’armature contractuelle. Faut-il encore qu’une crise majeure (reprise de la controverse et contestation de la norme sociotechnique) ou qu’une accumulation d’éléments de dissonances techniques, relationnelles ou cognitives, conduisent à problématiser une

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adaptation des contrats au point de rendre nécessaire leur modification. La conception d’un tel changement impliquant alors un espace de négociation pourrait déboucher sur un éco-management au sens d’Avenier (1993). En termes de management stratégique un tel scénario doit être formulé même si les organisations humaines et techniques n’apprennent quasiment jamais sans une épreuve, qu’on ne peut évidement pas souhaiter pour le plaisir d’apprendre dans ce cas de figure.

Encadré 6-10: cheminement de la formation de la stratégie de NAIADE

Stratégieadaptative

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Stratégieinterprétative

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Il est donc important de caractériser cet ensemble d’activités qui concrétisent cette armature contractuelle, précisement pour établir comment les lacunes de l’appareil gestionnaire peuvent parfois constituer des opportunités (Moisdon, 1994), non pas pour valider la menace d’un opportunisme latent mais bien pour établir un développement de cette situation de gestion. Il nous faut maintenant donner un sens particulier à de telles lacunes au regard de l’activité de protection du gîte qui est indirectement prescripte aux agriculteurs.

3. LE RESEAU SOCIOTECHNIQUE DE LA SITUATION DE GESTION

3.1. La situation de gestion considérée comme un réseau

La dénomination de « réseau » tient ici au fait que nous essayons de styliser les nombreuses opérations de médiation entre des instances et des actants qui forment les activités quotidiennes de cette situation de gestion, en considérant les opérations liées à l’agriculture qui se trouvent aujourd’hui être associées très directement à la protection de l’actif de NAIADE (le gîte)203. Cette protection implique des liens fonctionnels entre les activités industrielles de l’exploitation de l’eau minérale naturelle et des activités de quelques producteurs de lait, céréales et viande bovine sur pied. Ces liens sont mis en évidence par les relations constitutives de la situation de gestion, impliquant donc de multiples dyades NARCISSE/EXPLOITATION AGRICOLE, et un certain nombre de relations « horizontales » entre exploitants, ou d’exploitants avec d’autres acteurs concernés par l’agriculture. L’Encadré 6-11 représente ce réseau de relations en mentionnant les relations « horizontales » entre exploitants dont nous avons eu connaissance au cours de notre travail.

Encadré 6-11 : La situation de gestion en réseau

203 Nous considérons ainsi une lecture de l’exploitation agricole de façon identique à celle que proposent Mallard et Latour (1993) pour un garage automobile. Nous nous sommes appuyé pour cela d’un relevé systématique des sites et moments où s’exerce, au cours du travail agricole, une activité mésurée (observation directe, photographie de dispositifs techniques, entretiens avec les agriculteurs).

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réseau de territorialitécommunale (nous lereprésentons par unesurface pour ne passurcharger le dessin).

lien de l'armaturecontractuel avecNAIADE etNARCISSE

relationsprofessionnellesentre agricutleurs

NARCISSE

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Soulignons que la description que donne ce schéma est réaliste du point de vue du nombre des agriculteurs concernés, de leur localisation géographique et du design de l’armature contractuelle (les traits forts). Par contre les relations « horizontales » entre agriculteurs mentionnées sont celles dont nous avons pu inférer l’existence à partir de notre travail de terrain, elles sont donc sous-estimées et les relations pas forcément équivalentes. Par ailleurs nous ne reviendrons pas sur la centralisation de ce réseau sur NARCISSE, puisqu’il s’agit du type même d’organisation souhaitée par NAIADE afin de maîtriser les activités agricoles.

On peut donc s’intéresser à cette situation de gestion du point de vue des relations entre agriculteurs, que ces relations soient préexistantes au changement (réseau d’utilisation de la cibi, réseau syndical, réseau d’interconnaissances professionnelles voir le travail de Guyvarch (1992) sur ce point), ou qu’elles soient induites par lui (réseau de relations entre signataires, et nouvelles sociabilités dues à l’abandon de certaines pratiques ou création possible d’un groupe d’éleveurs). Il est alors possible de « rentrer » dans l’observation de la situation de gestion par l’étude de la transformation des jeux de relations entre exploitants et d’étudier ainsi la transformation de l’identité professionnelle que cela peut contenir (Lemery et al., 1996). Même si notre travail n’a pas porté sur cet aspect, il semble important de conceptualiser les liens à établir entre cette dimension fonctionnelle de la situation de gestion et cette transformation de l’identité professionnelle (tel que Dubar (1992) la définit subjectivement comme construction biographique et relationnelle d’une conception du travail204). En effet, c’est très directement une mutation globale du métier qui a fait l’objet de tant de controverses au cours du processus d’innovation, et c’est cette mutation qui est « condamnée » par les opposants, et positivée par ceux qui l’ont vécue.

204 On peut également renvoyer à des travaux ayant une orientation plus politique pour décrire la construction de l’identité professionnelle à la modernisation de l’agriculture, par exemple Muller (1984), Coulomb et Delorme (1987).

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Nous pensons que la pression modernisatrice qui s’exerce sur le métier d’agriculteur dépasse un problème de rapport du « paysan » à la technicité de l’ingénieur, ou de l’économie familiale à la politique agricole ou au marché mondial. Depuis que sont apparues il y a plus d’un siècle les institutions chargées d’assurer le développement du secteur agricole, cette pression est définitivement une composante du métier d’agriculteur parce que les personnes qui s’adonnent à ce métier sont à même de faire, de différents horizons de prescriptions (relationnelles, biographiques, techniques etc...), le site d’un travail dont ils peuvent construire l’identité propre à travers différents réseaux de dialogues, dont évidement ceux de leurs Organisations Professionnelle, représentatives ou pas. L’accentuation récente des nombreuses épreuves visant à justifier et rendre compte publiquement du métier dans sa totalité au regard d’une responsabilité civique, questionne alors, comme à NAIADE-LAND, la construction même de l’identité de façon totale, tant du point de vue des techniques que de la formation du revenu agricole, et il semble que les Organisations Professionnelles assurent avec beaucoup de difficultés le travail de médiation que cela appelle.

Par rapport à une telle approche sociologique de l’identité au travail, nous souhaitons quant à nous, privilégier ici une entrée fonctionnelle dans la description de la situation de gestion. Cela signifie de prendre en compte la façon dont les prescriptions du nouveau système de production reconfigurent le fonctionnement des activités constitutives de chaque exploitation agricole et affectent en cela les prises d’un travail sur l’identité. Cela implique d’observer de plus prêt la multiplicité des dyades NARCISSE/EXPLOITATION afin de caractériser la situation de gestion en dépassant le cadre de la seule prise en compte de l’instance contractuelle, et d’une mise en oeuvre de prescriptions. Notre propos est donc de comprendre comment l’intégration de la dimension prescriptive des contrats signifie également une auto-discipline actualisée par les pratiques, qui peut faire concomitamment l’objet d’une affirmation positive de l’identité professionnelle ou d’éthos dans des réseaux de dialogues.

3.2. La situation de gestion vue à travers une dyade NARCISSE/EXPLOITANT

Le schéma de l’Encadré 6-13 que nous donnons ci-après illustre cette position fonctionnelle, et propose alors une représentation en réseau de la situation de gestion observée à partir une dyade. Nous traitons ainsi ce que contient un simple trait entre NARCISSE et un exploitant du schéma de l’Encadré 6-11205. Cette représentation pourrait s’apparenter à une formalisation classique de la théorie des systèmes appliquée au management d’opérations productives (en termes de décision/action/information, voir par exemple Forrester (1961). En effet elle propose de représenter des modèles de fonctionnement d’un enchaînement de différents processus de transformation et d’exercice de compétences prescriptes ou prescriptives, élémentaires et propres au travail en agriculture206. Néanmoins, le propos de cette mise à plat n’est pas orienté vers la modélisation du comportement et de l’efficacité d’un tel fonctionnement, notamment parce qu’elle reste fondamentalement incomplète du point de vue d’une représentation des activités concernées, prises comme un système complexe207.

205 Nous essayons de tirer partie de la conceptualisation de l’acteur-réseau en tentant une représentation mêlant les humains et les non-humains (techniques, animal ou végétal), non plus d’un objet technique mais d’un hybride identifié par les acteurs eux-mêmes comme tenant lieu de la situation de gestion.. 206 Hormis pour le séchage en grange (fortement pratiqué dans le Doubs) et le compostage des déjections animales, le reste des activités est tout à fait commun. Ce qui l’est moins c’est l’insertion de ces activités dans une logique de protection d’une ressource « naturelle ». 207 Nous ne faisons notamment que peu de place au travail humain et à la prise en compte du temps, on pourra se reporter aux nombreux travaux du SAD qui sont orientés par une description systèmique des processus biotechniques - voir par exemple Landais (eds.) (1993) sur les systèmes d’élevage.

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Nous essayons ainsi plutôt de décrire avec ce schéma cette interdépendance qui caractérise la façon dont la situation de gestion vient reconfigurer le travail et se matérialiser au delà de l’armature contracturelle, et nous tenons pour cela à conserver un niveau suffisant de précision pour faire état du type de relations, au sein du réseau, que suppose la protection de la qualité de l’eau par la maîtrise des activités agricoles du gîte. Notre présentation de la situation de gestion en réseau permet alors de réveler les sites des ajustements des différentes activités impliquées : que ce soit l’ajustement des actants du réseau aux instances, ou que ce soit l’ajustement des instances aux actants208. Une instance est ainsi définie comme un point fixe du réseau, qui indique une opération de transformation reliant deux actants, soit par sa capacité normative soit par sa souplesse (Dodier, 1995, pp 56-57: « chaque instance représente un type d’exigence relatif aux êtres en circulation, et qui a été identifié, isolé, stabilisé », p.56). Le schéma de principe de l’Encadré 6-12 reprend la notion de traduction en insistant sur le médiateur, objet ou actant intermédiaire d’une mise en relation, qui désigne autant la relation comme moyen d’une action que comme son résultat (voir Latour, 1991). Le corollaire de cette représentation des relations fonctionnelles entre les actants d’un réseau est que des objets font faire des choses à des acteurs, (par exemple un contrat qui oblige les parties). Mais la taille de ces actants intermédiaires fait qu’il peut s’agir d’une boite noire qui replie dans ce qui fait office de médiateur, tout un autre réseau.

Encadré 6-12

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L'instance I s'ajuste à l'actionintentionnelle de l'actant A

L'acteur B s'ajuste auxprescriptions où à lasouplesse de l'instance I.

INSTANCE I I

C’est dans cet esprit que nous représentons dans l’Encadré 6-13 ci-après, une dyade NARCISSE/EXPLOITANT qui contient et exprime cette situation de gestion de la qualité de l’eau. On peut noter trois ensembles privilégiés d’ajustements et d’acteurs.

•Tout d’abord, il y a cet ensemble formé par ce qui est replié sous le nom de l’entreprise NARCISSE que nous avons déjà observé. •Puis il y a ensuite cet ensemble de relations que forment, entre NARCISSE et chaque exploitation agricole, la chaîne de traitement des déjections et de gestion de la fertilité des sols, c’est la partie du réseau qui est intégrée dans les activités de NARCISSE mais qui se situe chez l’exploitant, et dont la qualité des prestations conditionne par la suite la façon dont chaque exploitant intègre cette activité et ses produits (compostage et épandage principalement) dans le flux de ses activités propres.

Encadré 6-13 : La situation de gestion en réseau vu à partir d’une dyade

208 Sur la différence acteur/actant voir notre première partie.

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• Enfin au sein de l’exploitation, il y a principalement trois sites d’activités conduites par l’exploitant, qui impliquent des ajustements importants au regard de la situation de gestion, où chaque agriculteur se trouve mis en demeure d’exercer ses compétences propres pour lier ses propres objectifs de production agricole avec ceux de la protection. Il s’agit des zones correspondantes aux lettres A, B et C du schéma. Nous avons ainsi respectivement:

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(A) le site de la gestion de l’alimentation du troupeau au pâturage209 et à l’étable en hiver (voir le lien avec (C)) qui conditionne le maintien des performances laitières des animaux dans l’objectif de saturer le quota laitier, et en conséquence la plus grosse part de la formation de la trésorerie et du revenu de l’exploitation (Gafsi et Brossier, 1997), performance indiquant en retour la viabilité d’une alimentation à base d’herbe et de céréales autoconsommées210 ; (B) le site de la gestion des rotations et de l’assolement qui implique une série de décisions prises en général avec le conseiller bio (du fait de l’établissement du plan de fumure en relation avec les services réalisés par NARCISSE), ainsi que les activités classiques d’une campagne agricole au sein des itinéraires techniques correspondants aux cultures et aux prairies ; (C) la gestion de la récolte et du séchage de l’herbe (ou itinéraire technique de l’herbe), dont le moment de réalisation et la réussite du séchage est un chantier à part entière nécessitant de la main d’oeuvre ou de l’entraide, et qui conditionne la qualité de l’alimentation hivernale des animaux.

On comprend que, si la construction de l’identité professionnelle passe par cette affirmation de compétences à gérer une position dans la situation de gestion, ce sont les questionnements et les réponses que la maîtrise des trois zones suggèrent qui peuvent supporter la formation d’un discours sur cette identité, discours exposable dans des réseaux professionnels bien sûr, mais également dans des réseaux de sociabilité familiale ou civique. Nous avons cependant déjà souligné combien l’individuation du changement avait reporté « à plus tard » une telle discussion sur les transformations du métier, ce qui est la conséquence de la stratégie d’individuation du changement. Ainsi c’est plus sous l’angle de la valorisation des produits que les premiers frémissements de relations horizontales entre agriculteurs semblent se poser, avec la formation récente d’un groupe d’éleveurs autour de la commercialisation d’animaux nés et élevés sur place dans le cadre du cahier des charges.

Il est donc important de souligner que notre schéma n’est pas complet sur cet aspect, parce qu’il ne dit rien du rapport des activités aux instances du réseau qui concernent les liens entre les activités agricoles de production et de commercialisation (la production de lait dans ses rapports à la collecte des laiteries - notamment avec la question de la qualité du lait dont dépend une bonne part du montant de la rémunération- et la production des animaux en termes de qualité de la carcasse - relations avec le maquignon ou l’opérateur coopératif de collecte des animaux). Mais du fait d’une attention stricte aux relations qu’impliquent la situation de gestion, nous avons, avec notre schéma, une présentation suffisante des zones de maîtrise en rapport directe avec cette question d’un arrangement contractuel pour la protection du gîte211. Soulignons enfin que notre approche fonctionnelle centrée sur la relation NARCISSE/EXPLOITANT minore évidemment l’insertion de l’exploitant dans son réseau de relations professionnelles propres, et l’importance des relations pour les zones de maîtrise (entraides, comparaisons d’expériences, discussions de projets ...). C’est le problème que nous allons maintenant essayer de traiter. 209 Le pâturage est une composante importante de la réussite d'un "système à base d'herbe". En effet les pratiques des éleveurs doivent tenter de mettre en correspondance la pousse de l'herbe et son prélèvement par le troupeau; ce qui est rendu compliqué par le souci de limiter les risques de lixiviation de nitrates. Ce risque dépend directement de l'intensité de présence des vaches au pâturage (effectif x durée), via les pissats qu'elles répandent sur la prairie et la capacité de celle-ci à les valoriser comme fertilisants. On peut donc penser qu'un pilotage du pâturage facilite le contrôle de ces phénomènes, à l'échelle de la sole pâturée. Pour ce faire, l'utilisation d'un herbomètre et le pilotage de l'herbe au moyen de la notion de trésorerie fourragère constituent un moyen d'élaborer et de mettre en oeuvre des conduites de pâturage innovantes (Fiorelli, 1992). 210 Il est important que le nouveau système d’alimentation des vaches puissent être considéré comme efficace puisqu’il remplace le « système-maïs » prohibé par le cahier des charges. 211 Rappelons que l’inclusion de la valorisation des produits agricoles dans la situation de gestion a failli être réalisé avec la formation du GIE. Le fait de ne pas prendre compte le rapport aux instances de l’écoulement des produits découle très directement de la délimitation de la situation de gestion issu du processus.

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3.3. Les reconfigurations nécessaires de l’identité et des pratiques

L’intégration de certaines activités agricoles par NARCISSE et la contractualisation qui scelle une interdépendance asymétrique entre la fourniture d’une protection et la mise en oeuvre de prescriptions reconfigurent le métier d’agriculteur du point de vue des pratiques, ce qui est l’objectif visé. C’est cette conception du métier qui est mobilisé quand NAIADE affirme que les agriculteurs polluent, et c’est l’expérimentation d’une transformation du métier que révèle la concrétisation de l’armature contractuelle. La reconfiguration du métier consiste en une intensification de trois figures d’acteur qui sont à réactualiser dans cette expérimentation : celle de l’éleveur qui travaille l’alimentation avec de l’herbe, celle de l’agriculteur qui cultive sans phytosanitaire ni engrais, et celle du gestionnaire qui assure l’économie de l’exploitation et assume des engagements contractuels extra-sectoriels.

Vue de façon fonctionnelle, cela se traduit par le fait que les « signataires » se trouvent devant une série d’épreuves qui conduisent à identifier des zones où des pratiques de gestion des relations à NARCISSE, des pratiques d’élevage et des pratiques culturales doivent être, non pas apprises ou réapprises, mais à proprement parlé découvertes au quotidien. Une telle invention peut être socialisée dans les réseaux des liens qui permettent une exposition constructive de l’identité à travers la discussion des compétences. Mais, même si les agriculteurs expérimentent, parfois dans la plus grande solitude, l’orientation technique de ce qu’ils ont compris des prescriptions, cette invention au quotidien de la pratique reste collective pour peu que l’on étende justement les collectifs aux actants non-humains du réseau. Nous suivons donc ici la façon dont Huber (1991) conçoit l’apprentissage, mais en prenant de plus la distribution des compétences dans les entités comme pouvant l’être dans les objets techniques comme dans les personnes.

Ce qui est selon nous important ce n’est pas de fixer l’horizon d’un collectif d’humains dans la seule intersubjectivité, puisque que ce serait affirmer que la construction de l’identité ne peut être que cognitive et que la découverte du sens de cette identité précèderait toute transformation des pratiques, prise alors comme effection de structures conscientes ou pré-conscientes qui se perdraient entre deux synapses212. Ce que nous essayons de considérer c’est que des expériences nécessairement variées et subjectives peuvent être partagées au sein de collectifs d’humains pour déboucher sur un effet d’apprentissage plus général, lui même mal défini, mais qu’on peut considérer comme l’apprentissage de ce collectif. Nous faisons donc ici une différence entre apprentissage collectif, qui est une lapalissade quand on étend les collectifs aux non-humains, et l’apprentissage partagé qui suppose, par contre, la transaction des expériences. En effet dire que les réseaux d’humains et de non-humains fonctionnent, soit à travers l’expérience de leur mobilisation, soit à travers celle de leur description, est une chose. Mais se pencher sur la façon dont certaines pratiques visent à les gérer ou les transformer pour s’assurer la maîtrise de ce qu’ils mettent en circulation, revient à les considérer sous l’angle de leur lien à une organisation politique de ces collectifs hybrides. Ce qui est à noter c’est alors l’absence d’un espace impliquant les acteurs qui par leurs activités concourrent à la protection du gîte (les salariés de NARCISSE et les exploitants, en dehors de liens dyadiques cela s’entend). C’est donc bien par rapport à cette absence d’un tel espace d’expression que doit être compris cet apprentissage partagé, dès lors foncièrement limité dans son expression, pour ne pas dire parfois souterrain.

Quoiqu’il en soit d’un débat sur les formes politiques qui peuvent être pensées pour accompagner le développement de cette situation de gestion, le terme d’apprentissage est donc à prendre dans notre

212 On se reportera évidement à l’article de Latour (1994) sur l’interobjectivité, réflexion issue de la fréquentation conjointe des primatologues et des cogniticiens.

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texte, dans le sens le plus réaliste qui soit, car il ne s’agit pas pour les agriculteurs d’apprendre les prescriptions par coeur et se les réciter au quotidien pour vérifier les conditions de leur mise en oeuvre213. Il ne s’agit pas non plus d’un changement radical de toute activité, et en tout lieu et en tout temps, de la campagne agricole, et qui, sous la « pression » de NARCISSE, manifesterait les signes d’une véritable conversion à une nième « nouvelle agriculture moderne »214. De notre point de vue, il s’agit plus exactement de l’intensification d’une découverte de certaines façons-de-faire en les faisant215, et d’une vigilance à certains processus impliquant le déclenchement d’une activité expérimentale pour en comprendre le fonctionnement, justement parce qu’ils sont inédits (c’est par exemple le cas du séchage en grange). Nous ne reviendrons pas sur la façon dont la métis du conseiller a su utiliser ce rapport expérimental aux pratiques. Il va de soi que sur ce point les « agriculteurs expérimentaux », partie-prenante du programme de R&D à partir de 1990, ont évidement « essuyé les plâtres » et défini de la sorte quelques « possibles » pour les chercheurs du programme de R&D. Mais ils ont fait surtout la preuve pour les agriculteurs signataires qui pouvaient venir après eux, que ces « possibles » étaient du domaine des compétences communes du métier d’agriculteur. La signature des conventions a été donc pour trois d’entre eux216, plus le moment d’un processus qu’une épreuve majeure (voir l’étude de Gafsi (1997) sur 4 situations de changement).

Prenant en compte ces différences entre agriculteurs que nous avons déjà évoquées, cette transformation des pratiques signifie l’intensification d’un questionnement sur le sens des activités prises dans leur ensemble - et dont certaines sont à découvrir - ainsi que sur le sens de ces activités pour l’exécution du contrat et la réalisation de la protection.

3.4. Discours de l’identité professionnelle

A travers les différentes enquêtes conduites au sein du groupe socioéconomie et les entretiens ouverts avec des agriculteurs signataires, à travers surtout l’observation des journées de formation des agriculteurs en 1994 puis de la restitution aux agriculteurs signataires des travaux de la recherche en 1996, on peut caractériser la façon dont se constitue, dans les débats, ce questionnement sur le sens des activités.

Il prend toujours la forme d’une interrogation préalable sur l’avenir, qui mobilise d’abord un questionnement sur la rentabilité général du système de production proposé, cela en liaison avec le fait qu’il a été conçu par une instance extérieure. L’attitude est celle du récepteur de la diffusion d’un modèle technique, valide puisqu’il est diffusé, et dont les conditions de mise en oeuvre ne pourraient conduire à incriminer des compétences de l’agriculteur en cas d’échec. A travers ces observations participantes et quelques discussions sur cette « mise en oeuvre », il ressort que la question de la réussite du changement associe cette question de la rentabilité en premier lieu à la capacité de l’agriculteur à maîtriser l’alimentation du troupeau pour tenir la courbe laitière afin de maximiser les droits à produire (ce qui implique l’itinéraire technique du foin et le contrôle de l’équilibre de la ration), et dans un deuxième temps à la conduite, plus classique, des itinéraires techniques avec une attention 213 ... sinon les agriculteurs passeraient leur temps à se demander, soit ce que leur monde veut dire, soit ce que le cahier des charges veut dire, repli sollipsiste qui bloque toute action. 214 C’est pourtant la façon dont NAIADE et NARCISSE rendent compte de ce qui est à l’oeuvre sur « leur » périmètre, ce qui ne constitue pas une surprise, le propos modernisateur du monde de l’industriel venant prendre le relais de celui des institutions du Développement Agricole. 215 Ce qui est appelé learning by doing par les économistes de l’apprentissage organisationnel, ou « l’apprentissage tourné vers l’intelligence de l’expérimentation », voir Koenig (1994). 216 Trois sur quatre seulement, parce que l’un d’eux a changé de commune.

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aux céréales dont le rendement et le degré de « propreté » reste un indicateur visible de compétence217. Quand on va dans le détail des pratiques aux cours des discussions, on ne découvre pas de goulots d’étranglements spécifiques à une nouveauté technique, en dehors de ces deux points. Bien sûr les aspects de la charge de travail, de l’augmentation de la taille des exploitations et des conditions de la succession sont des points souvent discutés dans le cadre d’un débat sur l’extensification, mais ils ne sont pas spécifiques au système de production de NAIADE-LAND.

Il est assez intéressant de constater que la mise en question de la difficulté que représente la transformation des activités est plutôt ramenée à des événements où la compétence est mise en défaut de façon inattendue voire aléatoire (le risque climatique) et peu dépendant du savoir-faire, et jamais par son déficit en tout cas. Les agriculteurs signataires insistent ainsi pour tenir la question de la transformation des pratiques comme une question de rentabilité à long terme et d’efficacité de ces transformations pour la protection du gîte, une façon de problématiser très directement leur participation à l’objectif commun d’efficience, et non pas leurs compétences techniques. L’attitude assez dénégative ou de simple curiosité à l’égard des formations proposées par NARCISSE et les chercheurs que nous avons pu observer, milite en ce sens .

Contrairement au schéma classique qui est celui de l’ingénieur, nous ne poserons pas ici que les agriculteurs cachent ou masquent des incompétences dans un discours général sur l’efficacité économique, et que celle-ci étant de toute façon autonomisée dans le registre de la politique agricole - décidée ailleurs et donc « fait-global » et bientôt « planétaire »-, le développement resterait alors une affaire de maîtrise technique. Ce que met en évidence notre cas d’étude, c’est justement l’inverse.

Nous assistons certes, d’un côté, à des discours d’« opposants » ou de contestation syndicale qui fustigent l’impossibilité technique du respect des contraintes, la déchéance des compétences de l’entrepreneur agricole moderniste, et la soumission à des contrats qui sortent l’activité agricole de l’expression d’une capacité sectorielle à produire et nourrir les hommes. Ce discours tend aujourd’hui à « s’adoucir » avec la progression du nombre des signatures réalisées (24 signataires sur 36 à notre dernier comptage en sortant du terrain). Or, du côté des agriculteurs signataires, il est tout à fait important de noter que la reconstruction de l’identité professionnelle se joue justement moins dans un rapport aux techniques que dans cette affirmation de leurs capacités à faire fonctionner des systèmes de production, s’ils sont bien conçus, et à être à même de mettre en transaction cette compétence qu’ils incorporent et qu’ils expriment dans le faire, c’est à dire cette zone d’ombre de la technicité qui fascine les chercheurs qui travaillent sur les pratiques, comme les philosophes des techniques218. L’affirmation de l’identité est ainsi « travaillée » dans la découverte de la dimension entrepreneuriale du métier d’agriculteur quand il est soumis, comme c’est le cas à NAIADE-LAND et dans d’autres situations, à des contraintes localisées qui questionnent une compétence à faire plus générale que celle qui est sollicité par l’activité ordinaire. C’est à ce moment que l’apprentissage organisationnel inclue autant une compétence à gérer les instances qui renvoient à une contractualisation pour la gestion d’une ressource, que des compétences à conduire une campagne agricole qui se traduisent par des pratiques agricoles et d’élevage souvent déjà connues.

Dans cette opposition entre opposants et signataires, nous croyons voir autre chose qu’un décalage de représentations du métier. Il nous semble qu’on a à faire à un fait pouvant caractériser la dimension

217 Les non-signataires ne manquent pas de souligner la présence de mauvaises herbes dans le blé. 218 Nous verrons dans la troisième partie comment cette fascination des chercheurs à l’endroit des pratiques est une composante de l’invention de la situation de gestion et de la contribution à la fabrication autant du dispositif de gestion que de l’impossibilité d’avoir une discussion sur les techniques.

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justement particulière de l’affirmation d’une certaine identité professionnelle. Celle-ci contre-balance, pour l’instant, une intégration partielle forte par la capacité que les agriculteurs manifestent à ne pas faire d’un discours sur les compétences techniques l’unique centre du développement de leur métier. Cette affirmation tente plutôt de mobiliser de façon plus globale et diffuse différents horizons où les compétences mises en avant par les agriculteurs sont avant tout de savoir dorénavant composer avec l’hétérogénéité des instances auxquelles ils doivent chercher à s’ajuster, ce qui pourrait être une façon de définir ce qu’ils entendent par « gérer ».

Il nous faut maintenant changer de niveau d’observation et tenter de comprendre ce que la concrétisation du processus d’innovation dans différents modes d’existence technique, social et cognitif d’une situation de gestion, signifie à l’échelle du territoire concerné. On ne peut en effet faire l’économie d’une telle approche dans la mesure où le problème posé initialement était territorialisé. Il nous paraît nécessaire symétriquement de se pencher maintenant sur la territorialisation de sa solution.

4. INACCOMPLISSEMENT DE L’ARMATURE CONTRACTUELLE ET SOLIDARITE GESTIONNAIRE

4.1. La notion de solidarité technique

Pour conduire l’étude cet inaccomplissement nous devons préciser quelques éléments de méthode. Comme N. Dodier, nous le propose dans son ouvrage Les Hommes et les Machines, la description de la genèse de l’innovation implique de poursuivre une description des techniques au niveau de leur fonctionnement dans l’atelier. Sa perspective est d’étendre ainsi une sociologie des techniques orientée vers une lecture de l’innovation pour l’innovateur (une lecture de l’oeuvre qui se tiendrait à distance des conditions de la « vie des techniques ») à une lecture sociologique des techniques dans leur rapport au travail des hommes219. Il propose une sociologie des configurations et des rencontres homme/machine avec la volonté de redonner une place à l’observation des manières d’organiser le fonctionnement des réseaux socio-techniques dans leurs répercutions sur les formes d’engagement des opérateurs dans une activité technique. Cette critique reprend le point de vue de la philosophie de l’objet technique de Simondon (1989)220 et conduit une analogie entre, d’un côté l’incomplète concrétisation de l’objet technique et la poursuite de son achèvement dans l’activité technique, et de l’autre le lissage du fonctionnement de l’innovation grâce à la solidarité technique. Il ne s’agit pas pour Simondon, comme

219 C’est donc ici une réactivation d’un questionnement sur les conditions de l’achèvement des techniques de production dans leur fonctionnement permis par le travail. A la différence de la lecture marxienne, fondamentalement critique, la perspective d’une ethnographie du fonctionnement des techniques débouche sur la découverte de la part active, et pourquoi ne pas dire fondamentale, des interrogations morales des opérateurs vis à vis du fonctionnement dans la concrétisation des machines. Dans une perspective gestionnaire on peut prétendre que cet ensemble forme un capital humain de savoir tacite distribué dont l’établissement de la valeur est aussi obscure que la zone d’ombre qu’il représente. 220 « Par l’activité technique, l’homme crée des médiations, et ces médiations sont détachables de l’individu qui les produits et les pense;l’individu s’exprime en elles, mais n’adhère pas à elles; la machine possède une sorte d’impersonnalité qui fait qu’elle peut devenir instrument pour un autre homme; la réalité humaine qu’elle cristalise en elle est aliénable, précisement parce qu’elle est détachable. Le travail adhère au travailleur, et réciproquement, par l’intermédiaire du travail, le travailleur adhère à la nature sur laquelle il opère. L’objet technique, pensé et construit par l’homme, ne se borna pas à créer une médiation entre l’homme et la nature; il est un mixte stable d’humain et de naturel, il contient de l’humain et du naturel; il donne à son contenu humain une structure semblable à celle des objets naturels, et permet l’insertion dans le monde des causes et des effets naturels de cette réalité humaine ». Simondon (1958 p.245).

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pour Dodier, de décrire là une imperfection des techniques ou une incompétence des opérateurs, mais de retrouver dans la performation de l’activité technique une réactivation du lien social qui a été déposé en l’objet lors de sa conception (Latour (1992) parle à ce titre de morale technique des objets).

La réactivation de l’objet ou de l’ensemble technique dans le travail constitue cependant des médiations incomplètes contenant une zone obscure centrale, que G. Simondon analyse comme une aliénation constitutive de la dissociation du travail et de l’activité technique, parce que la technicité de l’utilisateur n’épuise pas le savoir technique du concepteur. On peut avoir un point de vue plus agnostique en soulignant que cette aliénation permet l’interobjectivité qui tisse la matérialité du lien social et libère l’individu d’une attention permanente à autrui (Latour, 1994). Elle lui permet une action à distance et la possibilité d’être face à lui-même et de se réfléchir. Entre la vie dans l’intersubjectivité permanente et celle dans l’isolement par des techniques médiatisant tout type de lien à soi, se situe la réalité de la production conjointe de la technique et de la société (Akrich, 1993).

C’est donc en replaçant l’activité technique dans sa dimension expérimentale au centre de l’observation, que l’on peut construire une lecture du lien entre la conception des machines et la conception des formes d’organisation implicites qu’elles contiennent. Mais contre un point de vue Heideggerien de l’arraisonnement de l’homme par la technique moderne, Dodier met en avant l’importance de la solidarité technique dans la concrétisation du projet fonctionnel de l’innovateur, et place le rapport entre la conception et l’organisation des assemblages hommes - machines au centre d’un débat entre la fléxibilité accrue des organisations et la technicisation de la société. Avec l’inaccomplissement des objets et des ensembles techniques, la manifestation d’une solidarité technique vise ainsi à réaliser leur fonctionnement, pour ainsi dire « malgré et grâce à » cet inaccomplissement. La solidarité technique est ainsi cette solidarité de négociation entre des instances qui expriment de façon normative des points de vue différents sur le fonctionnement de l’ensemble technique, mais une négociation tendue vers la conservation d’un cadre commun orienté par la visée d’un fonctionnement d’ensemble (une machine, un atelier, une entreprise, voir Dodier (1995, p.56-57).

4.2. La notion de solidarité gestionnaire

Fort de ces quelques préliminaires, nous allons pouvoir donner un sens à notre description de cette situation de gestion qui, bien que dotée d’une armature contractuelle et d’une coordination des activités, reste fondamentalement aussi incomplètement concrétisée qu’une chaîne de montage et un ensemble de contrats de travail dans l’entreprise PALARD étudiée par N.Dodier. Nous retrouvons alors ici les travaux réalisés par les chercheurs en gestion sur les pratiques de gestion et les outils de gestion221 qui mettent en évidence la découverte des lacunes des outils et instruments de gestion, mais qui nous semblent reporter alors un peu vite l’étrangeté d’un fonctionnement d’ensemble, dans l’organisation sociale de la firme pris comme une microsociété avec ses règles, ses rites, ses mythes (Berry, 1983). Nous avons tenté de déconstruire au chapitre 4 le contenu d’un tel trajet de recherche qui positive l’autonomie des outils de gestion. Nous trouvons ici la justification de ce détour pour rendre compte de l’invention d’une situation de gestion comme la production conjointe d’une armature contractuelle et d’une coordination des activités exprimant l’objectif commun de protection d’une ressource naturelle.

On peut voir dans cette colonisation de l’armature contractuelle par la cognition située d’activités techniques expérimentales, le même phénomène que celui observé par Dodier (1995). Dans son sillage et avec cette particularité de ne pas avoir à faire à une entreprise, nous avons établi ci-dessus comment

221 On pourra se reporter à une recension récente des travaux du CGS dans Moisdon (dir.), 1996.

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l’actualisation des pratiques dans l’arène des activités expérimentales (arène formée par ces situations de double apprentissages) était fortement liée au développement d’un système d’information dans le domaine du proche et conduisait à former un « surplus cognitif » engagé dans l’action qui est nécessaire à la concrétisation de la norme sociotechnique. Ce surplus résulte de l’action prescriptive222 de l’armature contractuelle sur les pratiques agricoles, et la dépasse néanmoins Malgré la faiblesse des liens professionnels entre les exploitants, l’enchâssement de ce surplus et de l’armature contractuelle peut être compris comme l’expression d’une solidarité autour de la gestion du problème de la qualité de l’eau.

C’est cette coordination des activités formant le cadre cognitif d’une armature contractuelle incomplète que nous appelons une solidarité gestionnaire. Ce terme de solidarité gestionnaire vient donc faire écho au raisonnement conduit par N.Dodier au niveau de l’entreprise, pour établir un lien entre l’activité d’innovation des ensembles techniques et leur accomplissement dans un fonctionnement décrit par la solidarité technique. La solidarité gestionnaire exprime donc comment des acteurs ayant chacun une activité entrepreuneuriale, sont liés par un objectif commun qui établit les critères d’efficacité (donc l’efficience) de leur activité, et concrétise le fonctionnement d’une situation de gestion issue d’un processus d’invention. Cette solidarité gestionnaire signifie pour les acteurs un régime de négociations dans le domaine du proche entre des instances qui expriment de façon normative des points de vue parfois différents sur le fonctionnement de leur situation propre, et dont le maintien de la cohérence forme une épreuve pour la constitution des identités professionnelles qu’elle met en figure de compromis223.

Mais se maintient une négociation tendue vers la conservation d’un cadre commun d’activités professionnelles interdépendantes orientées par la visée du fonctionnement d’une économie localisée et pas de la seule performance opportuniste de chacun. Le terme de solidarité gestionnaire exprime ainsi une solidarité des acteurs avec le projet et les moyens d’une maîtrise, elle trace un lien entre les acteurs et les inventeurs d’une situation de gestion, sachant qu’un acteur qui participe à l’invention puis au fonctionnement de la situation travaille à sa propre métamorphose 224, au nom de ce qu’on pourrait appeler une conscience de la solidarité gestionnaire et qui déboucherait alors sur un rapport politique au développement des collectifs concernés 225. Le terme de la solidarité gestionnaire invoque de la sorte l’existence d’une convention entre les prenneurs de décision, par rapport à laquelle le fonctionnement de

222 Dodier (1995, p.59) parle de dimension législatrice pour les techniques, cette différence entre l’activité prescrite et l’activité réalisée est également bien connu des gestionnaires, que ce soit pour la gestion du travail ou pour la gestion des affaires avec la distinction opérée entre ce que dit le contrat et ce que font les contractants. Nous poursuivons ici notre analogie entre solidarité technique et solidarité gestionnaire, en observant le lien entre un certain nombre de pratiques au sein de l’exploitation et les prescriptions que forment le contrat. 223 Ces instances sont dans le cas présent nos dispositifs dans la phase de conception, puis les instances de l’armature contractuelle qui se rajoutent à celles de la conduite ordinaire de l’exercice du métier d’agricutleur. 224 Pour achever la description, en cas de conflit entre un exploitant et NAIADE, la mobilisation d’un mouvement socio-professionnel entre les exploitants serait une épreuve forte pour cette solidarité gestionnaire. 225 Nous pensons que cette conscience de fabriquer des collectifs et d’en partager l’expérience peut être le site d’une tractation politique des expériences (irréductiblement collectives même vécues intérieurement) qui, traduit dans des projets de concrétisation de cette conscience, pourrait signifier ce que l’on appelle le développement, et être de la sorte un évènement assez rare malgré l’institution des instances et des acteurs qui sont censés le promouvoir et l’incarner. On rejoint ici évidement la pensée de Castoriadis en faisant de cette institution du développement l’institution d’un imaginaire de la société des modernes, et donc corrélativement la dénégation des pratiques qui ne s’inscrivent pas dans le renforcement de cette institution, bien qu’elles en entretiennent le degré de réalité.

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la situation de gestion est réfléchi. Quand, comme dans le cas présent, il s’agit d’un problème de gestion d’une ressource dont la propriété est discutable suivant l’état dans laquelle on la considère (Gazzaniga, 1990; Guttinger, 1992), alors la convention tend à inclure l’espace public226. C’est ce que montre au demeurant la façon dont l’ambiguïté de la propriété de la ressource se retrouve dans la « mixité » de ces aides aux changements qui mobilisent NAIADE, les collectivités locales et la puissance publique au sein d’une opération locale s’inscrivant dans le registre des politiques publiques agri-environnementales. On est ainsi en présence d’un régime de propriété de la ressource qui ne répond ni de la « tragédie des biens communs » ni d’un système égalitaire d’appropriation (McKean, 1992). Il est en effet intéressant de constater comment une innovation tout d’abord centralisée sur le fonctionnement de NARCISSE dans la phase d’adoption de la convention NAIADE, se concrétise en tant que dispositif de gestion dans l’émergence progressive d’une distribution des compétences dans la discussion des activités qui contribuent à la protection du gîte et à la production agricole. De telles discussions ne pourraient que rendre plus consistante une telle distribution et fonder alors l’amorçage d’une cadre pour l’expression d’une culture technique, avec bien sûr le risque que cela comporte de réouvrir des controverses ou d’en créer de nouvelles. Assumer l’existence de tels risques apparaît alors justement comme la condition du maintien d’une telle solidarité.

4.3. De la solidarité gestionnaire à la formation de la valeur

Après avoir vu que la notion de solidarité gestionnaire pouvait permettre de comprendre comment l’actif de NAIADE était protégé par quelque chose de plus que la seule armature contractuelle, voyons maintenant ce que cela impliquait pour la formation de la valeur de cet actif.

On peut parler d’un véritable inaccomplissement de l’armature contractuelle avec cette activité importante d’ajustement des pratiques dans le domaine du proche nécessaire à sa concrétisation (et notamment l’activité de mesure des efforts), ajustements dans des interactions d’où procède la situation de gestion. Il ne s’agit pas d’avancer ici que cette armature contractuelle est imparfaite, par rapport à l’idée d’un one best way de cette gestion. Il ne s’agit pas non plus de dire que les acteurs ne savent pas gérer. Enfin, même si cette situation est à l’évidence contractuelle, il ne s’agit pas seulement d’un inaccomplissement souvent décrit par les économistes comme provenant de l’incomplétude des contrats en situation d’asymétrie d’informations sur les biens échangés (Akerlof, 1970) ou de non révélation des conséquences de l’exécution du contrat qui masque une réalisation non conforme (moral hazard) dans la relation d’agence (Ross, 1973). Plus spécialement sur ce dernier point, l’activité de protection qui résulte de l’exécution du contrat le déborde très largement d’une part227, ensuite la qualification des

226 On aura compris que la notion de solidarité gestionnaire n’implique pas nécessairement l’existence d’un espace public de discussion, par contre elle exprime la participation active au maintien d’une pluralité des formes d’existence humaine et technique réalisées par le travail et par le profit, qui est une question dont le traitement nous semble répondre, à certains égards, de pratiques politiques dans le sens que tente de donner Arendt (1995) à la politique en tant qu’elle « organise d’emblée des êtres absolument différents en considérant leur égalité relative et en faisant abstraction de leur diversité relative », p.34. Penser la notion de solidarité gestionnaire implique alors d’en penser le degré de félicité, c’est à dire pragmatiquement de pouvoir définir un espace où des discussions pourraient être conduites sans être strictement orientées par la seule volonté d’un fonctionnement des réseaux, mais en problématisant ce fonctionnement. 227 En effet c’est l’ensemble de toute l’activité agricole elle-même qui conduit à réaliser les obligations portées au contrat et dont celui-ci ne peut épuiser la description. Il est en pratique difficile de définir la part des activités agricoles qui est concernée, ou pas, par le contrat. A s’en tenir à une lecture contractualiste standard, il y a donc ici un effet d’économie externe positive pour NAIADE, parce que l’exploitant fournit un surplus de service non décrit dans le contrat, cela parce que les pratiques obligatoires sont indissociables de pratiques

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états du monde de part et d’autre crée une situation asymétrique de double moral hazard. En effet, ni du côté de NAIADE, ni du côté de l’exploitant la connaissance des conséquences des actions de chacun n’est complète, soit parce qu’elles peuvent être cachées par opportunisme, soit parce qu’elles ne sont pas renseignables. L’asymétrie réside donc dans l’incomplétude du dispositif de contrôle prévu dans le cahier des charges qui concerne les activités de l’exploitant, exploitant qui participe à son propre contrôle à travers l’élaboration d’une activité de mesure et surtout en « déléguant » la gestion de la fertilité des sols à NARCISSE.

Cet inaccomplissement réside dans le niveau d’agrégation des relations contractuelles entre NAIADE et chaque agriculteur. Les conséquences de toutes les exécutions de ces contrats participent à créer un effet d’ensemble favorable à la valeur de l’actif de la marque NAIADE en assurant que l’eau du gîte reste à l’abri de toute pollution. C’est donc l’ensemble de ces contrats qui, dans leur agrégation, produit l’effet attendu de la protection228. Il est à noter qu’une telle participation à la création de la valeur de l’actif reste difficile à mesurer vue son extrême spécificité qui est liée à l’institution de la réglementation des eaux minérales et à la DIP. On peut estimer l’ensemble des investissements et coûts directs engagés pour cette opération de protection du gîte comme une estimation basse acceptable229 mais elle ne tient pas compte du good will que l’image de cette protection confère à la marque et au delà au GROUPE O. La situation de gestion pose ainsi un problème de valeur économique dont nous allons maintenant traiter.

En effet, l’invention de cette situation de gestion concrétisée par une solidarité gestionnaire a non seulement créé une intense activité de découverte de nouvelles façons d’exercer le métier d’exploitant ou celui de minéralier qui peuvent ouvrir des pistes pour d’autres activités expérimentales, mais elle a aussi créé un potentiel de valeur. Si on adopte un point de vue subjectiviste et classique de la valeur du capital (O’Driscoll et Rizzo, 1985, ch.8), c’est à dire en suivant la loi de Menger qui consiste à dire quelle provient de la propension de l’homme à attacher la valeur des fins aux moyens nécessaires pour parvenir à elles230, alors il faut bien considérer ici que le rapport moyen-fin établi pour la protection du gîte (tel que nous avons fait la description de son invention et de son fonctionnement) va au delà du strict attachement de NAIADE à ce rapport. Il faut en effet considérer que cette armature contractuelle et son indissociable solidarité gestionnaire contribuent à y attacher également les exploitants signataires (tant que ceux-ci ne sont pas considérés comme des salariés mais comme des entrepreneurs, ce que la solidarité gestionnaire atteste pour l’instant). En effet, le capital humain que leurs compétences à concrétiser la norme sociotechnique forment bien au delà d’une agrégation additive, devient une part potentielle de l’actif de NAIADE du fait qu’il actualise sa valeur future en le protégeant.

Si on ajoute donc la question du temps à celle de la valeur du capital, la traduction de cet investissement de forme collectif dans la protection doit alors trouver à se matérialiser dans la ordinaires non mentionées par le contrat. En ce sens le contrat que signent les exploitants s’apparente plus à un contrat de travail qu’à un contrat d’entreprise. 228 La sélection adverse qu’exerce NAIADE sur l’information concernant la qualité de l’eau du gîte, conduit à une telle situation. 229 Le GROUPE O conserve le secret sur ce type d’information, mais une estimation concernant uniquement le programme de recherche et l’existence de NARCISSE (investissements et fonctionnement) donne déjà le chiffre de 158 MF sur 7 ans. 230 Nous avons ici une définition tout à fait convenable de la valeur d’un investissement de forme avant même de se poser la question d’une mesure de cette valeur, et notamment d’une mesure quantitative. Cette question dépasse le cadre d’une approche subjectiviste centrée sur l’épreuve que subit ou se donne un individu, son traitement implique de penser le repli d’une inter-subjectivité de la comparaison dans un artefact ou dans un état des relations identifiables qui devient l’étalon de la comparaison, et déjà une mesure de la valeur.

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composition de la valeur du produit pour le consommateur, produit étant ici l’eau minérale mais qui pourrait être également des produits agricoles marqués par la spécificité d’avoir été produits à NAIADE-LAND. C’est donc en communiquant sur la marque et en y intégrant cette solidarité gestionnaire, que l’investissement de forme collectif trouverait dans le marché des produits (que ce soit dans le réseau technico-économique planétaire de la vente de l’eau NAIADE ou que ce soit dans un réseau très court de vente de lait, céréales ou viande) un retour sur investissement de formes qui correspondrait à ce pour quoi tant de moyens, tant d’activités ont été engagés dans la chaîne de valeur de l’eau minérale naturelle.

La communication engagée sur Minéralix que nous décrivions tout au début de ce document semble s’orienter dans le sens d’une réalisation du potentiel de valeur que constitue la gestion effective du risque de lixiviation, bien qu’elle fasse plus référence à l’armature contractuelle qu’au savoir-faire des co-pilotes de la protection de l’eau. Cela souligne la difficulté pour les acteurs de ce réseau long, qu’est celui de la production d’eau minérale naturelle (scientifiquement décrétée comme telle), à sortir d’un point de vue localiste sur ces quelques exploitants agricoles, leurs vaches et leurs labours. Comme la facheuse « aventure » de Perrier l’a montré, quelques molécules indésirables peuvent vite devenir aussi globales que le chiffre d’affaires.

5. LE GOUVERNEMENT DU COUPLE PRODUIT-TERRITOIRE

Après avoir vue la façon dont la solidarité gestionnaire se constituait de façon expérimentale et comme elle exprimait la dimension prescriptive de l’armature contractuelle sous différentes facettes de la recomposition du métier d’agriculteur, il s’agit maintenant de remonter de cette transformation localisée des pratiques agricoles et de l’identité professionnelle vers les effets et le sens qu’une telle mise en gestion d’un problème d’environnement peut avoir à l’échelle d’un rapport au périmètre des eaux de NAIADE. En effet celui-ci devient de plus en plus le site d’un rapport aux êtres qui vivent sur cet espace, c’est à dire incluant le sens fort d’un gouvernement des relations entre les hommes qui se réfèrent à un espace de concernement politique (Lévy, 1993). Cette approche nous paraît nécessaire pour resituer cette situation de gestion dans le réseau long que forme l’exploitation de la pureté originelle de l’eau minérale.

Nous commencerons par traiter d’un certain nombre d’ambiguïtés qui nous semblent attachées à la situation de gestion. Ce qui pourrait être considérée comme des lacunes - si on veut adopter la position maximaliste d’une maîtrise totale des pratiques qui peut légitimement habiter NARCISSE, NAIADE et le GROUPE O - nous préférons l’appeler ambiguïté propre à cette solidarité gestionnaire que nous avons décrite. Pris de la sorte nous rejoignons une position compréhensive en abandonnant le stricte point de vue de l’innovateur, où tout au moins celui qui se charge aujourd’hui d’avoir une action à distance sur la lixiviation des nitrates par cette situation de gestion.

5.1. L’ambiguïté de l’individuation du changement

Repartons pour cela de l’armature contractuelle. L’objet de la convention décrit pour l’exploitant une obligation de moyens par le respect de prescriptions visant au respect du cahier des charges, qui énonce l’objectif de 10 mg/l231 comme un objectif général de NAIADE et non comme objet du cahier des

231 Notons que le « zéro phytosanitaire » est lui une obligation de résultat.

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charges (« les prescriptions qu’il contient ont pour but de garantir la qualité des eaux minérales » sic). L’exécution du contrat porte donc sur les moyens à mettre en oeuvre pour respecter la norme socio-technique formée par le cahier des charges, sachant que la justesse de cette obligation nécessite un contrôle de la part de NARCISSE. De son côté NAIADE s’oblige en termes de résultat, puisqu’en cas de défaillance des aides ou de retrait des investissements ou des immeubles, voire arrêt des prestations de service de NARCISSE, elle contrevient de fait à la convention. La situation contractuelle rétablit ainsi une certaine équité dans l’asymétrie des positions en termes de dotations initiales, le plus « puissant » (ici NAIADE) a une obligation de résultat tandis que le plus « faible » (l’exploitant) a une obligation de moyens (voir dans l’Encadré 3-A6 de l’annexe A6 comment la presse rend compte de cette asymétrie).

Le système de gestion de NARCISSE consiste donc à apprendre de chaque épreuve du changement dans une exploitation ce qui peut, et doit faire, l’objet d’une gestion effective au fur et à mesure que l’exécution des conventions révèle, pour ainsi dire paradoxalement, l’objet du contrat lui-même. Cet apprentissage de l’éxecution fait que NARCISSE est de plus en plus opérationnelle pour remplir ses obligations, et plus spécialement dans la phase de restructuration des exploitations qui suit la signature de chaque convention. Enfin le directeur de NARCISSE cherche à minimiser l’effort et les coûts du contrôle de cette éxecution. D’où l’importance de faire construire aux exploitants une bonne partie de l’information sur la mesure de leurs activités en routinisant les activités expérimentales, face à cette difficulté de défnir et de mettre en oeuvre un contrôle opérationnel et équivalent pour toutes les situations. Il s’agit alors plutôt pour NARCISSE de simplement veiller à maintenir cette information pour faire construire l’auto-contrôle, autocontrôle qui assure, de plus et en retour, aux exploitants des repères pour la mesure de l’efficacité de leur propre système de production, contraints qu’ils sont à dégager un profit de leur activité.

C’est donc ici que l’on peut parler de l’internalisation dans la situation de gestion (et non dans les contrats!) d’un double effet d’économie externe positive, qui nous semble lier de façon assez forte, et au delà des pétitions de principe, d’un côté le fonctionnement des exploitations agricoles et de l’autre la protection effective du gîte. Nous avons là un cas de figure supplémentaire où la construction d’une gestion effective de la qualité d’une ressource n’est pas épuisée par un calcul économique rationel mais implique le maintien d’une certaine opacité (Dupuy, 1989) dans la construction d’une efficacité des rapports économiques232. On peut donc qualifier cette situation de construction d’une économie de la qualité dans un double processus d’apprentissage contraint, avec un effet d’économie externe positif inattendu qui provient du fait que les exploitants révèlent par leurs pratiques des critères de qualité effectifs en assumant une partie de l’activité de mesure nécessaire à la gestion de leur propre auto-contrôle.

C’est là où le système de gestion par proximité qui vise à maintenir un recueil permanent d’informations et à créer une atmosphère de quête du sens individuelle, convient au maintien d’un voile d’ignorance (notamment sur la prévisibilité des actions) qui suppose en retour la responsabilité et l’absence d’opportunisme. Ces rapports de confiance sont cadrés par le déploiement de cette activité de fabrication de l’information qui utilise le réseau court233 des interactions dans le domaine du proche, sur 232 Nous poursuivons ici notre exploration de ces situations problématiques où la gestion d’une ressource dite « naturelle » (c’est à dire dont la substance naturelle procède de la fonction légalisatrice du travail des technosciences) redéfinit le rapport à la propriété des actifs. Avec notre étude sur l’air (Barbier, 1993) l’actif et la ressource étaient distincts, tandis qu’ici ils sont joints. 233 Nous reprenons pour réseau court et réseau long la distinction présentée au chapitre 2, entre les réseaux sociotechnique permettant une action à distance (réseau long) avec circulation d’objets intermédaires (argent,

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un arrière plan de fonctionnement du réseau long tel qu’il découle de l’aboutissement du programme de Recherche.

Mais la faiblesse des liens professionnels entre les exploitants devient ambiguë puisque, si elle assure une certaine protection contre la possibilité de formation de coalitions ou de rapports de force en cas de difficultés économiques par exemple, elle limite également la formation d’un travail réflexif des exploitants pour la constitution de débats sur les techniques et sur la constitution de références permettant l’établissement de critères d’efficacité. Une telle activité relative à un groupe professionnel local pourrait exister au niveau du bassin d’alimentation des eaux minérales et augmenter l’état de confiance dans la situation de gestion, qui comme nous l’avons vu est au coeur de la solidarité gestionnaire. En effet l’isolement des exploitants face à la mesure de leurs efforts en absence de référence tend à constituer une position solipsiste de l’efficacité qui signifie une incertitude permanente à l’égard de la justesse des activités quotidiennes, ce qui peut être un facteur d’instabilité en instaurant une suspicion à l’égard de la norme sociotechnique.

5.2. L’ambiguïté de l’objectif commun d’efficience

Au delà de cette difficulté somme toute assez classique pour ceux qui travaillent dans le champ du développement agricole, il s’agit de concevoir également que ce trouble sur les conditions de l’efficacité (du fait de la particularité de l’expérience que vivent les acteurs concernés) s’accompagne d’une ignorance. Il est intéressant de noter, que personne ne sait complètement, avant la concrétisation de cette situation de gestion, ce qu’est a priori le nouveau système de production du point de vue de son fonctionnement, de sa plasticité, et de son efficacité par rapport aux critères minimum de lixiviation nitrates et de soutenabilité économique des exploitations. Néanmoins, tous les acteurs l’expérimentent en supposant qu’il existe des raisons suffisantes pour fonder non seulement sa nécessité et sa pertinence mais également sa réalité. C’est ainsi son actualisation par les pratiques qui fait de ce processus d’invention d’une gestion un processus autocohérent et autoréalisé dans le temps. La compréhension de la transformation des pratiques apparaît comme le point central de l’établissement d’un tel processus. Cela justifie l’effort à déployer pour faire une description précise des pratiques, en les considérant alors comme ce qui rend la situation obtenue justifiable d’une gestion, et non l’inverse.

S’il y a une ambiguïté possible dans une justification de ce qui a été obtenu, celle-ci porte très certainement sur l’existence d’un accord général sur l’évaluation de l’expérience totale qu’ont eu à vivre les acteurs de ce processus, qu’ils soient en accord avec les changements ou bien opposés. En effet la contestation de la norme sociotechnique par les Professionnels n’a jamais remis en cause la véracité de cette norme (ce qui aurait impliqué d’en passer par une controverse avec la Recherche), elle a simplement dénoncé son caractère irréaliste pour conduire une activité agricole rentable. Du côté de la Recherche également, bien que des précautions contractuelles aient été prises vis à vis des 10 mg/l et malgré les doutes majeurs des membres du conseil scientifiques, l’objectif de 10 mg/l a été conservé comme valeur guide et objectif général. Par rapport à ce point, les résultats du suivi du changement (Coll., Rapport de synthèse INRA-SAD-VDM, 1996) montrent qu’il s’agit de raisonner cette contrainte à l’échelle de la rotation culturale et sur une portion de territoire correspondant à un monitoring de la qualité des eaux de surface. Pris de la sorte, les travaux des agronomes montrent que cette contrainte n’est pas illusoire, loin de là, mais seulement si on la précise dans le temps et dans l’espace et qu’on ne la conçoit pas en valeur instantanée dans des bougies poreuses par exemple. La construction d’une

information écrite, inscription, prestations) et les réseaux de l’intersubjectivité avec transformation permanente des énoncés dans leur circulation (réseau court).

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mesure reste donc encore à inventer pour évaluer une lixiviation des nitrates à des fins opérationnelles.

Notre intention n’est donc pas de nous en tenir à considérer cette orientation vers une validation ex-post de l’objectif commun d’efficience comme une simple prophétie autoréalisatrice ou un coup de chance dans la pacification des campagnes, mais, en conservant une position de symétrie, de souligner que la plasticité des systèmes biologiques s’est pour l’instant rangée du côté des innovateurs, en tout cas jusqu’à une nouvelle controverse ou un phénomène qui viendrait relancer le processus d’innovation lui même ou condamner définitivement cette volonté de construction de la pureté originelle. Cette caractéristique reste pour nous l’expression de cet inaccomplissement de l’armature contractuelle et de sa concrétisation prolongée par la solidarité gestionnaire. L’ambiguïté signifie donc ici maintient d’une indécidabilité et d’une opacité dans la possibilité de décrire complètement de façon positive cet objectif commun (Livet et Thévenot, 1991), incomplétude non pas des règles mais de l’énonciation des règles qui caractérise la possibilité d’invoquer cet univers de sens commun qui fonde le concept de convention.

En souhaitant garder une position symétrique pour concevoir cette ambiguïté, il s’agit également de considérer la façon dont les phénomènes biotechniques qu’inscrivent les appareils de mesures à travers leurs insaisissables variations expriment une autonomie de la Nature vis à vis de la situation de gestion. A la fois finalité et causalité de cette situation de gestion, la Nature ne peut être mise en dehors de cette opacité pour laquelle elle n’est pas un contexte mais une trame. Cette ambiguïté de l’objectif commun d’efficience n’est donc pas à prendre comme une question de simple coordination entre les hommes, mais également comme une question de solidité de la domestication de la Nature dans des réseaux d’instruments scientotechniques, dans des gestes de la pratique, dans la filière qui va de l’embouteillage de l’eau au gosier du consommateur.

5.3. Les ambiguïtés d’une complémentarité

Avec cette interpénétration des systèmes de production agricoles et du système de gestion de la protection du gîte, se profile évidemment la question de l’asymétrie de pouvoir dans la négociation du changement et dans le fonctionnement de cette interpénétration, pouvoir issu du quasi monopsone sur le foncier du périmètre. Il nous faut donc rendre compte de cette complémentarité asymétrique.

Cette intrusion contractuelle forte de NARCISSE dans le fonctionnement de l’exploitation agricole peut se concevoir comme une intégration verticale partielle correspondant à la prise en charge de la gestion de la fertilité par NARCISSE (intégration d’une activité technique complète) et au pouvoir d’incitation sur les activités d’exploitation agricole que forment les aides de NAIADE (intégration par l’économie des coûts de transaction au sens de Williamson (1985)). C’est une intégration dont le sens économique est un peu particulier et dont on peut examiner la qualification juridique en invoquant le régime contractuel des contrats d’intégration (voir Weill et Terré (1986)) et en l’appliquant à notre cas de figure. Cette intégration consiste en la réorientation dess activités productives de certaines entreprises qui fourniraient un bien indésirable parce qu’en quantité trop importante (les nitrates) et dont il devenait impossible d’échapper à la consommation. L’objectif de cette intégration étaient ainsi de suprimer cette sur-consommation involontaire par des moyens contactuels.

Le règlement économique d’un tel problème aurait pu s’envisager par le recours à une négociation de cette surconsommation, mais il apparait difficile d’envisager une gestion de la nuisance par une enchère annuelle portant sur le coût marginal de la réduction de la lixiviation234. En effet, pour qu’une telle

234 Voir évidemment les travaux réalisés sur les permis négociables et l’efficience d’une diminution de la pollution par un marché de ces droits (Hahn et Hester, 1989 et Tietenberg, 1990, Godard,1994).

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structure de marché puisse exister faudrait-il qu’il y ait une institution gageant des permis négociables de ne pas polluer (Coase, 1961) ce uiq est possible, mais que d’autre part l’effet en question, variable d’une parcelle à l’autre suivant la nature des terrains et la présence d’infractuosités préférentielles pour l’écoulement de l’eau, puisse faire l’objet d’une qualification juridique (ce qui obligerait à retailler alors la structure foncière en fonction de ces disparités et poserait alors un problème de démantelement préalable des droits de propriété).

La difficulté de passer par le marché expliquerait alors, selon le raisonnement classique d’une économie des coûts de transaction, pourquoi c’est l’intégration qui a été préféré au marché de permis négociable. On peut trouver convainquant ce raisonnement fondateur d’un explication de la nature de la firme, mais il supposerait des compétences d’arrière plan de la part de NAIADE, dont celle de réaliser un arbitrage par un calcul économique sur la base d’une information forcément lacunaire est forcément limitée. En effet pour pouvoir arbitrer le coût d’opportunité du recours à l’intégration par rapport au marché, faut-il encore avoir quelques prises pour fonder un calcul d’opportunité. Même en restant dans l’univers de l’expérience mental qui est celui de Coase, il apparaît difficile de penser un tel arbitrage sans une faculté de juger infra-individuelle. Si le problème de Coase est celui de l’arbitrage alors il s’agit bien de supposer qu’il existe une faculté du jugement économique en amont de l’existence réel du marché ou de la firme, et que cette faculté de jugement fonctionne comme celle qui s’exercerait sur un marché parfait, ce qui peut s’interpréter comme une faculté substantivement rationnelle. Ce repli du marché dans l’infra-individuel permet de refermer le raisonnement de la théorie standard étendue sur le noyau dur de la théorie standard (Favereau, 1989) en repoussant le fondement du jugement dans cet arbitrage d’arrière plan tout en expliquant pourquoi il y a des firmes et pas que des marchés.

La conséquence de l’application d’un tel raisonnement transactionnaliste établisssant le choix d’une « governance » (optimale selon le principe de l’économie des coûts de transaction) par la hiérarchie, consiste alors à invoquer une forme d’intégration par un mode de gouvernement qui correspondrait au fiat décrit par Williamson (1985). Dans le cas présent, ce fiat établirait la possibilité d’une firme si les contrats d’intégration devaient être requalifiés comme contrats de travail. Aussi ce fait s’apparente à une filialisation partielle si on juge que la mise à diposition de foncier, les obligations de la convention et les prestations de service n’éteignent pas complètement l’autonomie de décision des agriculteurs. En effet l’exploitant ne s’assujettit que partiellemnent à un donneur d’ordre dans le long terme avec une évolution possible des relations au regard de cette révélation d’informations sur la conduite et l’efficacité d’une telle protection, qui, comme nous l’avons suffisamment développé, n’est pas acquise avant que ne se concrétise la situation de gestion et donc après la signature des contrats235. Ce gouvernement par le fiat est donc à distinguer des formes d’engagement avec un accord sur une procédure de contractualisation évolutive par révisions incrémentales (Nakla et Soler, 1994) qui concernaient à la limite ici les exploitants qui se sont engagés durant 2 à 3 ans dans l’expérimentation partielle du compostage puis de la mise en oeuve partielle de préconisations.

Mais en renversant le raisonnement de l’intégration au profit de l’exploitant, on peut aussi concevoir que la protection de l’actif de NAIADE, conduit à ce qu’une partie de la production de l’eau minérale a été intégrée par chaque exploitant236. En effet celui-ci en s’interdisant l’opportunisme de sur-fertiliser cède un pouvoir exhorbitant qui porte sur la décision d’assurer ou non la pérénnité de NAIADE, et cela

235 On retrouve bien ici dans cette attente de la révélation de l’information nécessaire à un controle ex-post, la caractéristique d’un contrat d’assurance. 236 Certains exploitants ne s’y sont pas trompés réclamant des royalties sur chaque bouteille vendue du fait de la protection qu’ils pouvaient assurer.

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même s’il n’a pas la propriété de l’ensemble des terres qu’il cultive. La possibilité d’une coalition entre exploitants allant dans ce sens a été « évitée », bien qu’elle eût été économiquement rationnelle pour chacun d’entre eux sur la base d’une action collective sans défections. Il semble que la configuration du dilemme du prisonnier puisse ici être invoquée pour la description du problème. Mais on peut également considérer que ce qui lui a été présenté comme une action de protection avec des engagements à ne pas faire, est en définitive une action positive de fabrication de la minéralité de l’eau par l’effort consenti à exploiter autrement, ce dont il ne tire aucun profit relativement à ceux réalisés par le GROUPE O exploitant la marque NAIADE, mais une indemnisation durant 7 ans et un financement tout de même conséquent (environ plus d’un million de francs par exploitation).

Le fait de concevoir l’interdépendance avec une telle explication par le fiat conduit donc à une difficulté, puisqu’il faut alors comprendre comment ce qui, en amont du processus d’innovation et du rapport économique contractuel, a pu conduire à ce que les exploitants n’aient pas réalisé cette coalition, plutôt que de passer par ce fiat qui les tient dans une relation asymétrique237. Pour pallier cette difficulté, on pourrait formuler des explications en terme de pouvoir économique et de répartition des dotations initiales notamment pour ce qui est de la capacité financière d’incitation de NAIADE face aux agriculteurs238. Mais tout en nous démarquant d’une analyse de la situation de gestion comme étant un simple fiat économisant les coûts de la « friction », nous souhaitons comprendre nos résultats empiriques comme une mise en évidence de l’enchâssement d’une économie de la protection de la qualité d’une ressource (à la fois actif spécifique et territoire) dans une situation de gestion des rapports de la production agricole et de la production d’eau minérale, par leur mise en réseau à la fois technique, sociale et contractuelle. Cette mise en relation repose, comme nous l’avons suffisament décrit, sur cette action d’entreprendre à laquelle correspond la création de NARCISSE.

Cette action reposait sur une information tout à fait imparfaite de ce qui pouvait advenir, car NAIADE avait au minimum la simple certitude de ne pas conduire à une situation pire que celle de ne rien faire, mais avec le risque d’engager des coûts irrécouvrables pour rien. Si tout semble aujourd’hui conduire à une appréciation positive des effets de la transformation de pratiques agricoles, celle-ci s’inscrit dans le registre beaucoup plus large de la « fabrication » d’une identité territoriale à partir du zonage que constitue le périmètre du gîte. Ainsi d’autres objectifs émergents et connexes, comme par exemple une communication sur la protection écologique, pourrait venir se greffer sur l’activité de protection, le risque devenant un facteur de création markétique du type « saut à l’élastique pendulaire visant à identifier la marque ». Ce type de rapport médiologique au risque qu’encouraient les eaux de NAIADE n’est pas à exclure. Quoiqu’il en soit des intentions du traitement de la protection du gîte par le GROUPE O, la gestion effective observable dans les pratiques permet d’affirmer que l’activité de protection est de toute façon nécessaire au maintient de la profitabilité de l’entreprise. Néanmoins la réalisation de cette activité par le dispositif mis en place par NARCISSE irréversibilise la gestion de la protection dans un type de réseau technico-économique fortement enraciné dans les compétences incorporées par le directeur de NARCISSE et dans celles que les exploitants déploient pour remplir leurs obligations de moyens sans que cela conduise à leur faillite financière. L’irréversibilité en question va au delà du choix des techniques, elle concerne également le maintien d’un état de confiance dans l’avenir. Du fait de cette liaison étroite entre dynamique d’innovation organisationnelle, relations dans le domaine du proche et importance du territoire dans l’objet même de l’activité économique, on va 237 Cela en maintenant une hypothèse de rationalité stratégique (même limitée) de leur part, comme il est habituel de le faire dans ce genre de raisonnement 238 On retrouve ici un exemple de ce que Perroux (1961) appelait un pôle de croissance, avec polarisation des rapports à un espace, une centralisation des relations sociales sur une firme innovatrice et motrice.

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pouvoir tenter d’établir une lecture de la situation de gestion à partir de la notion de système productif localisé en tenant compte des difficultés théoriques qu’elle pose.

5.4. Du système productif localisé au gouvernement du couple produit-territoire

Pour prendre en compte ce rapport particulier au périmètre qui devient un objet de gouvernement des activités humaines et des phénomènes naturels dans le but de continuer à produire une eau pure et naturelle, nous devons alors nous orienter vers les travaux des économistes, sociologues et géographes qui traitent de telles situations où la qualification de processus de production est liée à une organisation des rapports à l’espace, et où celui-ci n’est plus un simple support d’une fonction coût-distance mais également la mise en jeu d’un raisonnement et d’un discours à son égard (Serrate, 1995). Cette question du lien entre des attributions de caractéristiques objectives par une « science des terroirs » et l’institution historique et culturelle de certains savoir-faire dans des produits, est au coeur de la formation légale de la notion d’appelation d’origine ou de délimitation géographique des produits. C’est, semble-t-il, un processus d’institution d’un tel lien qui est à l’oeuvre à NAIADE-LAND, pourtant sans cette profondeur historique que présente les produits d’Appellation. Mais qu’il s’agisse de fromage (Bardini, 1991), de vin (Moran, 1993) ou ici d’eau minérale, le maintien de cette « profondeur historique et culturelle » (qui pour l’eau de NAIADE signifie « pureté originelle ») se fait aujourd’hui par l’augmentation des investissements de forme sur la recherche et la technologie alimentaire: culture, innovation et marketing forment alors des hybridations parfois étranges, et souvent honteuses pour les esthètes du naturel239.

Les travaux qui portent sur ce phénomène d’économie des territoires avancent différentes notions pour rendre compte de cette formation économique territorialisée comme celle de système industriel local (Raveyre et Saglio, 1984), de milieux innovants (Perrin, 1989) et plus généralement de système de production localisé (Dimou, 1994 pour une récension). Notre propos est ici de mobiliser cette notion de système productif localisé pour établir un lien entre cette intégration partielle de l’agriculture qui se réalise par NARCISSE au nom de la protection du gîte et l’inscription de la situation de gestion dans ce qu’on pourrait appeler une filière de l’eau minérale. En effet, notre cas réunit un certain nombre de caractéristiques qui permettent de lier la problématique de l’intégration à celle des systèmes productifs localisés.

Comme le souligne Valceschini (1995), la notion de quasi-intégration est une notion qui fédère à la fois un discours d’identité professionnelle par l’intermédiaire de sa contestation syndicale, et un champ de recherches concernant la question de l’intégration de la production agricole à l’économie agro-alimentaire par la filière (approche sectorielle) ou par l’espace (approche territoriale). Dans la perspective de resituer ce type de liens contractuels fréquents dans l’économie agricole par rapport aux opérateurs de sa régulation et à leur ancrage institutionnel mobilisant une territorialité, il peut être pertinent de mobiliser les travaux qui réactualisent la notion de district Marshallien (notamment Beccatini et Antonelli en Italie et Courlet et Pecquer en France - voir Bellet (1992)). Ils reposent leur approche et leur questionnement sur l’intégration de la proximité spatiale comme une composante productive liée à une division du travail et à un système de relations entre des petites-firmes (externalités positives de réseau et relations coopératives).

Ces travaux sur la localisation des activités productives liées à l’agriculture, débouchent sur des

239 Ce type d’hybridation est notamment problématisée dans le domaine viti-vinicole quand la caractérisation oenologique des vins par le terroir rencontre celle qui parle de technologie et de cépage (Moran, 1993).

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tentatives de formalisation de la notion de système productif localisé, en dépassant le cadre d’une approche normative recherchant les conditions d’une allocation efficiente. On peut noter une orientation compréhensive des phénomènes de relations et de complémentarité entre les firmes en renouvellant une perspective Marshallienne d’effet atmosphère en liant territoire et technonologie par une approche en termes de construction de la qualité (Cerf et al., 1994) et plus précisement de convention économique (Boisard et Letablier, 1987). On peut également noter une orientation vers les phénomènes de régulation économique qui croisent les deux approches (sectoriel et territoriale) pour identifier un niveau pertinent d’analyse dans une perspective de développement régional plus autonome, en identifiant à ce niveau la régulation des transformations sectorielles aussi bien des contextes institutionnels que de la dynamique économique (Laurent 1992, Touzard, 1995). De tels travaux sur les méso-systèmes correspondent à des tentatives pour rendre plus actif le niveau du développement régional. Plutôt qu’une approche méso-économique, nous suivrons ici les travaux sur les systèmes productifs localisés qui s’orientent vers le recours à la notion de réseau pour développer une approche de la coopération industrielle (Bellet, 1992) au carrefour de trois logiques: des logiques productive et leurs formes d’organisation dans les rapports inter-firmes orientés vers un objectif commun d’efficience, des logiques spatiales et les formes de relations au territoire (notamment dans la dimension patrimoniale de ce rapport à l’espace (Godard, 1990), enfin des logiques d’innovation technologique et leur aboutissement dans une production conjointe du social et de la technique (Akrich, 1994).

Notre étude de cas a tenté de montrer que la situation de gestion décrite comme le terme d’un processus de structuration d’une solution à une problème complexe, contenait ces trois logiques. On peut ainsi considérer que la situation de gestion advient d’un processus d’innovation conduit par une volonté de maîtrise et aboutissant à une forme de coopération (ici inter-sectorielle) localisé sur un territoire où une firme lie la production d’eau minérale à la production agricole, mettant en réseau encore plus de sciences et de techniques pour établir la pureté de l’eau minérale en amont du gîte au niveau de l’impluvium. Il nous semble que ni un raisonnement culturel « d’atmosphère », ni un raisonnement contractualiste ne peuvent épuiser la description d’un tel système productif localisé qui relie des consommateurs partout dans le monde à de l’eau pure et originelle, moyennant aujourd’hui une armature contractuelle et une solidarité gestionnaire. C’est en retrouvant des considérations interactionnistes de l’ordre de la prise en compte des pratiques et de leur évènementialisation que l’on est conduit à donner une consistance à cette « atmosphère » sans expliquer la situation de gestion par son résultat, ou par des sur-déterminations exogènes à la situation. Pris sous cet angle la notion de système productif localisé ne prend alors pas la localisation des activités professionnelles comme un fait de culture qui lisse en arrière plan le fonctionnement économique, mais elle enchasse cette localisation dans le gouvernement du couple produit-territoire, instauré par NAIADE pour assurer, par la situation de gestion, une protection patrimoniale de son actif (Barbier, 1994).

La délégation de la protection à toute une chaine d’acteurs, depuis les investissement du GROUPE O jusqu’à l’exploitant en passant par NAIADE et NARCISSE, se situe dans des rapports de longue durée qui s’affranchissent d’un bargain ajustant les produits marginaux de chacun des acteurs240. C’est donc au sens de la formation d’une coopération encastré dans une armature contractuelle de long terme qui entrave une économie de marché de la nuisance241, qu’il faut entendre ici gouvernement du couple

240 La coopération n’est pas ici obtenu comme chez Axekrod (1992) par un effet d’expérience de la répétition d’un bargain. 241 Voir l’importante discussion de von Mises (1985, 6°partie, xxvii) sur les liens entre gouvernement et marché qui place au centre de sa catallactique subjectiviste une articulation entre un système social qui protège la propriété privée et favorise la liberté économique des choix de consommation, et l’incorporation d’une

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produit/territoire. Il s’agit donc d’étendre la notion de gouvernement de la firme (Gomez, 1996) à l’armature contractuelle qui tissent le système productif localisé, en concevant l’asymétrie des relations de la solidarité gestionnaire comme l’expression d’une polarisation des relations vers un centre de contrôle des activités, et donc NARCISSE.

Pris sous l’angle d’un raisonnement conventionnaliste (Gomez, 1996), ce gourvernement signifie ici que, suffisante est, pour l’instant, la conviction des acteurs sur le fait que la fabrication de la pureté de l’eau minérale passe par une discipline contractuelle des activités agricoles et une auto-discipline de leur pratiques. Il s’en suit qu’une telle « domestication » des pratiques agricoles passe par l’adoption, l’apprentissage et la « fabrication » d’une nouvelle identité professionnelle localisée du métier d’agriculteur. Mais il s’agit également de considérer la transformation du producteur d’eau minérale avec les investissements conséquents pour pouvoir considérer l’actif spécifique comme un éco-système. Ces apprentissages partagés, au sein de rapports non exempts d’asymétries fortes d’informations, vont au delà de la cohérence de l’armature contracturelle tissé autour de NARCISSE et forment l’expression d’une solidarité gestionnaire. Enfin l’activité d’information et de contrôle sur l’efficacité des pratiques agricoles est incluse dans la concrétisation de la situation de gestion, par ce transfert de l’activité expérimentale en auto-contrôle qui mobilise dès lors une activité de veille permanente, plus qu’un rapport « disciplinaire » à l’exécution des contrats. Ce qui caractérise le mieux dès lors cet objectif commun d’efficience, c’est bien que l’efficacité de l’entreprise NARCISSE pour le GROUPE O dépend très directement de l’efficacité du changement des pratiques agricoles, et donc de la mesure de certains critères d’efficacité. Cette activité de mesure réalisée jusqu’à présent par les dispositifs sciento-technique de la Recherche confirme pour l’instant l’orientation favorable de ce changement au regard de l’évolution de la qualité de l’eau de surface (Rapport de synthèse AGREV, 1996). Reste à savoir comment peut évoluer cette conviction partagée dans l’efficacité, avec ce que pourraient donner des mesures moins favorables, ou ce que pourraient donner des controverses sur les dispositifs ou les critères de ces mesures.

CONCLUSION

Nous avons tenté dans ce chapitre de lier invention d’une situation de gestion et formation du gouvernement d’un système productif localisé. Nous espérons avoir établi de la sorte comment l’étude compréhensive d’un processus d’invention localisé du gérable et sa traduction dans une situation de gestion liée à une formation économique et sociale particulière, pouvait permettre de réaliser une recherche en gestion permettant de comprendre l’accomplissement d’une volonté de maîtrise et les transformations multiples que cet accomplissement signifiait. Malgré, ou grâce à, l’absence de « cages de fer » ou de contextes définis par des organisations formelles, il est ainsi possible d’établir une description en réseau d’une situation de gestion à partir d’une entrée par les pratiques des acteurs.

Afin de ne pas perdre de vue ce que l’on peut attendre de cette description, nous souhaitons tirer une conséquence praxéologique de cette idée d’un inaccomplissement fondamentale des situations de gestion inter-organisationnelles. Au vu des nombreux travaux sur l’organisation qui précisent ce facteur X dont Leibenstein (1978) a eu le mérite de suggérer l’importance au sein des firmes, au vu également de

encaisse dans des biens de capital. Ce point de vue authentiquement libéral fait écho à des préoccupation plus récentes du programme de recherche conventionnaliste (Favereau, 1995) avec le refus du monopole du normatif par l’objectivisme de l’économiste standard et l’appréciation de la nécessité du « théorème démocratique ».

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l’importance que prend la formation de relations hétérogènes s’affranchissant de la délimitation légale de la firme242, pour former de véritables réseaux d’affaires distinctes d’un nexus de transactions (Grabher, 1993; Håkansson et Johanson 1993), on peut également songer pouvoir étendre cette notion d’un inaccomplissement à des situations de gestion dans l’agence.

Ainsi il semble défendable de maintenir dans notre conceptualisation de la gestion une aire de la pensée où soit maintenue une zone d'indécidabilité quant à la question même de l’efficacité de l’action. Une zone où l’on puisse penser ce qui se produit, quand quelques imaginaires échafaudent et expérimentent de nouveaux collectifs au nom d'une plus grande maîtrise de ces réseaux longs qui tendent à coloniser les mondes-qui-viennent. Une telle position nous semble d’autant plus nécessaire quand la science et la technique sont impliquées dans la constitution de ces collectifs pour créer de la valeur. C’est en tout cas un tel horizon de conceptualisation qu’il nous est apparu nécessaire de formuler pour comprendre le cas que nous avons étudié, où lier le surplus cognitif que représente la conscience - distribuée dans un collectif - de protéger une ressource, avec la concrétisation d’une armature contractuelle, signifiait une arène autre que celle où se rencontrent des hommes et des machines. Il s’agissait en effet d’un espace-temps où les hommes rencontrent la nature comme un problème, à travers le surgissement d’une incertitude sur sa capacité à “ encaisser ” la coordination et l’exercice de trois professions qui en vivent243: des industriels, des agriculteurs et des chercheurs.

242 Ces relations d’interdépendances sur les ressources dont sont détenteurs des personnes forment pour Håkansson et Johanson (1993) les réseaux industriels entendus comme des modes de gouvernance qui ont des implications pour l'efficience d’une industrie, pour son développement et le contrôle sur les opérations industrielles. Il semble possible d’étendre la conception de ces réseaux aux non-humains en y incluant les instruments de gestion. 243 Problématiser cette question du rapport de l’homme à la nature n’implique aucune condamnation ou apologie de l’anthropocentrisme ou du biocentrisme, puisqu’il s’agit seulement de suivre la négociation et la mise en discussion de ce rapport comme une performation faite de discours, de pratiques scientifiques ou magiques, d’une humanisation de la nature et d’une naturalisation de l’homme qui aujourd’hui devient une source foisonnante de controverses, et donc beaucoup moins définitivement stables (Goody, 1995).

II° PARTIE - CHAPITRE 6

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CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE

II° PARTIE - CONCLUSION

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CONCLUSION

Nous voudrions, dans cette conclusion, tirer un certain nombre d’enseignements d’une telle étude des pratiques d’invention du gérable. Elle voudrait prendre cette spécificité de l’agricole et du rural, non pas comme une ontologie spécifique mais comme le site de l’engagement de recherche en gestion dans une zone d’activités particulières. Cette zone se caractérise par l’établissement de réseaux technico-économiques de plus en plus longs et de plus en plus connectés à d’autres secteurs d’activité ou au monde urbain, qui rendent de plus en plus « follorique » une lecture agrarienne du développement agricole et rural, et de plus en plus nécessaire une prise en compte des enjeux qui pèsent sur la maîtrise du vivant présentés à travers le principe de précaution à l’égard des risques que cette maîtrise comporte.

Cette « grande transformation » du secteur agricole (Allaire & Boyer (eds.), 1995) qui n’en finit pas de se poursuivre de modernisation en modernisation, implique une redéfinition permanente des objets de recherche et cela également pour les recherches en gestion, cela dans la perspective de considérer notamment comment les contrats, les normes professionnelles et réglementaires, et les formes hétérogènes de savoir commun localisé résultent de l’accomplissement d’un processus visant à établir une coordination de différentes activités professionnelles sur espace délimité. Dans une telle perspective, à la fois les séparations entre les logiques sectorielles, issues de l’affirmation de la spécificité du rural et de l’agraire contre l’urbain et l’industriel, et les nécessaires séparations disciplinaires de la Recherche Agronomique qui accompagnent l’industrialisation de l’agriculture, peuvent devenir contre-intuitives pour considérer cette transformation qui caractérise les sociétés qui se disent modernes du point de vue de leur alimentation. Le maintien d’une intuition de ces transformations toujours à l’oeuvre, implique une sorte d’état de veille dans la compréhension des pratiques de ces ajustements que traversent les acteurs dans les épreuves de coordination que comportent la formation de tels réseaux technico-économiques. Moins qu’une recherche de l’efficacité comme orientation préalable des recherches en gestion, c’est une orientation plus agnostique à l’égard des critères de l’efficacité que nous faisons notre à la suite de Gomez (1996). La notion de solidarité gestionnaire voudrait ainsi fournir un cadre pour penser la concrétisation des dispositifs de gestion multiacteurs, et va évidemment de pair avec une approche de l’invention du gérable.

Reste que la formation d’une gestion par la structuration de ces réseaux n’émerge pas ex-nihilo mais bien de la volonté d’acteurs situés dans leur propre travail de contextualisation de leurs actions, travail qui explore la plasticité des agencements d’humains et de non-humains pour les modeler à leur avantage, voire même les déréaliser pour pouvoir en créer d’autres. C’est notamment le cas quand il s’agit d’inventer un dispositif qui rende gérable des situations d’intense incertitude, comme c’est de plus en plus le cas en agriculture, où la libéralisation de l’encadrement économique de l’activité et sa plus grande exposition à l’économie-monde s’allient à la production de risques alimentaires pour intensifier l’urgence d’une maîtrise. L’étude des pratiques restent donc une nécessité qui va bien au delà du « folklore agronomique » quand elle se localise sur les réseaux244. Comprendre par exemple les pratiques d’élevage, les pratiques commerciales des aliments pour bétail en liaison avec les pratiques de R&D en matière d’alimentation animale peut se révèler pertinent pour comprendre la production d’un risque alimentaire.

Notre propos est donc de positionner l’étude du phénomène gestionnaire au centre de la compréhension et de l’accompagnement de ces transformations, avec une entrée par la description de la 244 Et cela peut se concevoir à l’échelle d’un territoire quand celui-ci fait l’objet du problème qui déclenche un processus d’innovation comme c’est le cas à NAIADE-LAND.

II° PARTIE - CONCLUSION

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dynamique de concrétisation d’une situation de gestion245. En empruntant cette voie de l’étude des pratiques de l’invention du gérable, modeste quant au rapport à l’histoire et « aux systèmes englobants », notre étude de cas se situe dans un registre beaucoup plus proche d’une ethnographie de cette invention, et explore les pratiques des acteurs comme des accomplissements tâtonnants. Elle les met en avant en relâchant des explications par des déterminations structurantes, et décrit comment des situations deviennent gérables. Elle en suit la construction et rend compte assez précisément de l’articulation de plusieurs champs professionnels (ici industrie de l’eau minérale, agriculture, recherche agronomique) et permet de décrire, de comprendre la formation de la valeur comme l’irréversibilisation d’un processus aboutissant à la construction d’un système productif localisé qui permet à un industriel le gouvernement du couple produit/territoire. Ce système productif localisé est donc avant tout issu des pratiques sans avoir besoin de le postuler pour le faire exister in fine. Bien sûr notre recherche se veut inductive, et soumises aux difficultés de l’implication, mais elle répond à un certain soucis de réalisme dans l’actualisation des mondes que se fabriquent les acteurs pour qualifier et justifier leurs activités dans le cours de leur concrétisation.

Mais on ne peut rendre compte de la mobilisation de la science pour inventer du gérable sans également se demander ce qui se passe dans ces collectifs de chercheurs qui élaborent d’autres mondes possibles que celui qui nous est actuel. Une telle intention convie maintenant à ouvrir ce qui a été tout au long de cette deuxième partie une belle boîte noire : à savoir la figure d’acteur de « la Recherche ». Il ne s’agit pas d’un oubli mais justement d’avoir fait l’effort de traiter symétriquement les pratiques des acteurs en essayant d’équilibrer les différences fortes que nous avions dans le niveau d’information sur celles-ci, cela du simple fait de notre position d’observateur dans ce processus. Notre relativisme est donc méthodologique, parce qu’il n’y a de position centrale pour observer la flèche du temps hors du temps.

245 Notre projet diffère donc de celui de l’analyse des structures qui seraient censées préexister ou devoir être créés pour favoriser ou bloquer ces transformations, selon une orientation extrêment présente dans la recherche agronomique.

TROISIEME PARTIE

LES ACTIVITES DE RECHERCHE ET L’INVENTION DU GERABLE

« Un mouvement artistique, scientifique, "idéologique", peut être une machine de guerre potentielle, précisément dans la mesure où il trace un plan de consistance, une ligne de fuite créatrice, un espace lisse de déplacement, en rapport avec un phyllum. (...) Des machines de guerre se constituent contre les appareils qui s'approprient la machine, et qui font de la guerre leur affaire et leur objet: elles font valoir des connexions, face à la grande conjonction des appareils de capture ou de domination. » (Deleuze et Guattari, 1980).

III° PARTIE - INTRODUCTION

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INTRODUCTION

Durant deux chapitres nous venons d’adopter une position compréhensive du processus d’invention d’une gestion d’un risque. Cela nous a permis de proposer une lecture de la gestion du couple produit-territoire par une armature contractuelle complexe enchassée dans une solidarité gestionnaire ténue. Il nous faut maintenant étendre cette lecture du processus à l’acteur intitulé jusqu’à présent de façon générique « Recherche », acteur collectif sur lequel nous allons maintenant nous pencher. Nous partons ainsi sur un registre tendu vers la compréhension du mode d’existence des activités de recherche dans ce processus.

Cette exploration de l’acteur « Recherche » devrait, en théorie, être également réalisée pour chaque acteur du processus afin d’épuiser complètement et symétriquement la description du processus d’invention de la situation de gestion. Mais il est évident que conduire un tel travail de recherche, quand des négociations importantes sont à l’oeuvre, rend caduque l’idée de trouver cette position centrale de désintéressement et d’ubiquité du chercheur dans une totale transparence de son rôle. Ce sont pourtant bien les transformations des acteurs qu'il faut caractériser, car le mouvement d’enrôlement des acteurs par NAIADE dans le processus qu’elle a initié, la dépasse très largement (il n’y aurait pas sinon cette volonté de rendre gérable la situation). C’est donc vu depuis notre position au sein du groupe de recherche et également pris dans ce processus, que celui-ci peut se comprendre partiellement en rendant compte du travail de la représentation par la référence (Latour, 1990) que conduisent les chercheurs en inscrivant la forme possible d’une nouvelle configuration technique et sociale par des dispositifs propres à leur pratiques246. Mais eux aussi sont dépassés par les événements en produisant une forme qui leur échappe jusque dans ses contours mêmes parfois. C’est donc à cette métamorphose de la Recherche au fil de la concrétisation de son projet pionnier visant à arbitrer la rencontre de deux mondes professionnels que ce chapitre sera consacré.

Bien que cet objectif soit ambitieux, nous procéderons dans cette partie de façon somme toute classique, tout d'abord en rendant compte dans un premier chapitre (chapitre 7) de ce qu'ont été les activités des chercheurs prises selon la structuration cognitive du programme de recherche qui rend compte d’une théorisation de ces activités et selon la formation d’un ensemble de dispositifs expérimentaux visant à instruire et répondre à la demande de NAIADE. Nous maintiendrons pour se faire une étude en rapport au processus tel qu’il a été décrit dans la deuxième partie247, sachant que ces deux traitements ne tracent en aucune manière une détermination de type penser/faire, mais plutôt deux modes d’entrée dans l’étude des activités de recherche.

Dans un deuxième chapitre (chapitre 8) nous étudierons alors comment les chercheurs parviennent à tenir les exigences de l’activité expérimentale et les obligations qu’ils se sont fixés en acceptant de travailler à la transformation des activités agricoles pour le compte de NAIADE, mais aussi pour leur propre compte dans la perspective d’apporter un éclairage sur la façon de gérer cette crise des environnements que nous évoquions. Ce sont alors les pratiques de gestion et l’organisation des activités de recherche qui feront l’objet de notre étude afin de mettre en évidence comment la gestion des activités de recherche vient faire le lien entre une orientation générale du programme de recherche et la conduite d’activités expérimentales plus ou moins fortement exposées à la vie du processus. 246 Sur cette définition de la représentation selon les acceptions de la représentation par référence et de la représentation par consultation voir Latour (1990). 247 Rappelons qu’il aurait été souhaitable d’inclure la description des transformations de l’acteur Recherche au fil du déroulement du processus, mais du fait des différences d’information sur les autres acteurs nous aurions alors déséquilibré fortement la description au risque de la rendre obscure.

III° PARTIE - INTRODUCTION

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CHAPITRE 7

Sens des activités de recherche et pratiques expérimentales

« Les sciences humaines n'ont pas pour objet d'interdire, de limiter, d'empêcher l'expérimentation collective, mais de transformer l'expérimentation partielle en une expérimentation complète, d'empêcher qu'elle soit limitée à une portion de collectif (les chercheurs scientifiques) et à un moment (l'établissement de la vérité). » B. Latour (1995).

III° PARTIE - CHAPITRE 7

182

INTRODUCTION Maintenant que l’on a précisé le déroulement du processus, on peut envisager de caractériser la

façon dont la recherche agronomique s’est emparée du problème de NAIADE, et a élaboré un filet au maillage hétérogène pour ramener cette incertitude dans le domaine du possiblement gérable en construisant le risque invoqué par NAIADE. En effet, la fabrication des « effets de vérité » qui passe par les dispositifs d’inscription de l’activité scientifique devient le lieu où se joue la reprise de l’épreuve de coordination de deux mondes professionnels mis en figure d’opposition radicale par leur co-présence sur un morceau de croûte terrestre avec lequel ils entretiennent des rapports de domestication incompatibles.

Cette épreuve de coordination quitte la seule confrontation des opinions et des intérêts antagonistes pour faire l’objet d’un traitement dans la médiation qu’offre le programme de recherche pour redistribuer les compétences et participer à la création d’un nouveau collectif hybride de l’eau minérale. Cette médiation pour le traitement du risque ne peut être décrite en considérant que les chercheurs délivrent leur expertise dans une sorte de détachement désenchanté et loin du monde. Une telle vision de l’utilité sociale de la science est, nous croyons, le résultat d’un certain mode d’exercice de la décision politique dans l’urgence (Roqueplo, 1992) qui ne peut valoir généralité. En effet comme nous l’avons déjà annoncé et décrit dans la deuxième partie, la Recherche ne peut d’abord, et ne doit, ensuite, être comprise comme tiers-exclus dans cette invention d’une gestion du fait même de la propre volonté des chercheurs de finaliser leurs activités dans un rapport direct au cours d’action. Ces activités de recherches situées dans l’action participent ainsi à l’invention du gérable mais sont également dépassées par ce processus d’innovation que nous venons de caractériser. C’est donc cette sorte de percolation des pratiques de la recherche vers des pratiques de gestion du risque qu’il va nous falloir étudier.

Pour cela, il est nécessaire de montrer comment cette inscription de la Nature et de la Société par la Recherche peut devenir un risque construit qui débouche sur un traitement effectif du problème, par un ensemble de techniques et de propositions visant à domestiquer les pratiques des agricultures et les nitrates. Il s’agit alors de rendre compte de la façon dont une équipe de recherche qui participe à la création d’un collectif de traitement et de distribution d’un risque, donne du sens à ses activités et rend exposable son projet, mais aussi symétriquement de rendre compte de ces pratiques expérimentales dont les modes d’existence sont plus ou moins directement reliées au processus d’invention du gérable. Cette partie vise ainsi à explorer une manifestation particulière de ce que nous avons appelé précédemment phénomène gestionnaire, pris sous l’angle de la participation de la Recherche à l’expérimentation de la fabrication d’un collectif hybride pour la gestion d’un risque de nuisance.

Dans une première section nous étudierons l’évolution de la structuration cognitive du programme de recherche, c’est à dire la façon dont cette implication des chercheurs s’est traduite sur le plan du sens qu’ils ont donné à leurs activités. L’évolution de cette exposition du sens dans les imprimés qui décrivent les fondements et l’organisation du programme, devient alors indicatrice pour nous de la façon dont les chercheurs parviennent à se saisir en théorie de ce qu’ils veulent faire ou font en pratique. Dans une deuxième section nous étudierons alors certaines activités expérimentales sur lesquelles porte la charge d’un lien direct ou indirect avec le processus, pour préciser comment les pratiques de recherche se trouvent mises au rang de dispositifs se tranformant, ou pas, en outils de gestion ou en cadrage de l’invention de la situation de gestion. Cette étude nous permettra de proposer une caractérisation d’ensemble de la manifestation du phénomène gestionnaire en envisageant le lien entre l’activité expérimentale et la théorisation que les chercheurs lui font supporter.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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1° SECTION

L’EXPOSABILITE DE LA STRUCTURATION COGNITIVE DU PROGRAMME DE RECHERCHE

Notre propos dans cette première section est de rendre compte de l’activité du programme de recherche à travers la façon dont les textes248, qui en jalonnent le cours, décrivent l’objectif, la structure et l’organisation, depuis le moment de sa conception en 1988 jusqu’à son achèvement en 1996. Cette analyse documentaire de différents imprimés s’appuie sur la fréquentation au quotidien des chercheurs de l’unité dans des configurations sociales très variées, participation à l’intersubjectivité propre au collectif de recherche qui nous permet d’étudier ces imprimés en évitant les procès d’intention.

Notre objectif n’est pas de porter un jugement sur les ontologies constitutives du programme de recherche, mais de conduire une étude de la construction du sens que le collectif des chercheurs a pu donner à ce programme. Nous considérons que les significations diverses et successives, commandant et issues de leurs activités, se trouvent projetées en quelque sorte dans l’imprimé qui forme ainsi une prise à leur analyse. Encore une fois ce n’est pas un jugement sur ces transformations postulant une « recherche normale » qui nous importe ici, c’est beaucoup plus de montrer comment les imprimés qui instituent le programme de recherche attestent plus de la transformation de l’exposabilité du programme. Il peut notamment se passer énormément de choses ailleurs, que dans le seul registre de l’imprimé, c’est à dire dans les pratiques de recherche et dans la vie du processus.

Nous nous attacherons d’abord à l’examen du projet pionnier de ce programme, document important qui manifeste son orientation théorique, son organisation générale et les enjeux politiques qu’il adresse au SAD et à l’INRA. Ce document est fondamental surtout par le fait qu’il se retrouve en annexe au contrat avec NAIADE précisant le protocole du programme, et qu’il se trouve former l’ossature, ou au moins une référence importante, de toutes les publications à portée générale sur le programme. Nous observerons ensuite les transformations qu’a subit ce projet pionnier à travers ses réactualisations tout au long du déroulement effectif du programme. Nous dégagerons enfin les changements et les continuités de la deuxième phase du programme de recherche qui correspond à la concrétisation de la situation de gestion avec l’apparition de NARCISSE.

1. LE PROJET PIONNIER : LA CREATION D’UN CONTEXTE ET D’UN TEXTE

Dans toute cette section nous référerons à la performation de ce texte qui se retrouve porté au contrat au titre de protocole du programme de recherche en précisant son objet. La performation de cet énoncé désigne également, pour les chercheurs, le projet du programme de recherche AGREV comme un « projet pionnier ». Pour comprendre comment ce projet est la formation d’un texte dans un contexte qui singularise l’équipe de recherche aux yeux de l’INRA et de NAIADE, nous nous sommes reportés à une fréquentation de la littérature à portée théorique des chercheurs du SAD (voire la bibliographie des textes consultés dans de Tableau 1-A7 de l’annexe A7), cela afin de considérer ce qui était à l’oeuvre comme n’étant pas seulement une rencontre entre la Recherche et NAIADE, mais également une rencontre des chercheurs avec la constitution de leur propre monde.

248 Nous avons étudié les imprimés destinés aux contrats, et les publications dont le propos était de rendre compte du programme dans son ensemble sur toute la durée du programme.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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Nous allons ainsi concevoir ce projet pionnier selon deux angles de vue. Le premier consiste à décrire le contexte dans lequel arrive la question de NAIADE et comment donc elle intéresse les chercheur du SAD (« sadiens » comme ils se nomment eux-mêmes), le deuxième consiste à décrire le contexte des activités de recherche que crée la formalisation du projet pionnier qui scelle l’intéressement des chercheurs au programme.

1.1. La mise en contexte de la question de NAIADE

1.1.1. Une convergence de vues déjà là

La quasi-totalité des chercheurs de l’unité VDM qui vont être concernés par le Chantier « NAIADE » travaillent déjà ensemble depuis longtemps dans l’Est de la France. Ils ont produit des travaux qui ont marqué la constitution du département249. Quand intervient en juillet 1987 la demande explicite de NAIADE pour proposer une étude sur « l’utilisation des produits fertilisants en fonction de l’objectif de protection de la nappe de NAIADE », elle s’adresse à un groupe constitué, le groupe « Plateau Lorrain » dont les recherches portent sur « la place et le rôle de l’agriculture dans l’économie régionale » à partir d’une approche à l’échelle du village et cela dans une perspective de développement local.

L’ensemble des méthodes du SAD pour étudier les exploitations agricoles d’une petite région rurale (voir un panorama dans Deffontaines et Petit (1985)), prise alors comme niveau pertinent pour l’aménagement et le développement, sont donc déjà mobilisées bien avant le chantier NAIADE, et une convergence de vues existe déjà au sein de l’unité de recherche VDM sur les façons de travailler l’insertion de l’agriculture dans l’espace régional à partir des différentes fonctions qu’assurent l’exploitation agricole (Benoit, Brossier, Deffontaines, Maigrot, Marshall, Moisan, Morardet, 1987), et sur les méthodes de son diagnostic (Benoit, Brossier, Chia, Marshall, Roux, Morlon, Teilhard de Chardin, 1988). Tous les chercheurs qui vont se trouver investis dans le programme de recherche ne sont pas concernés ici, par contre tous ceux qui, au SAD, exerceront une responsabilité dans sa définition, son organisation et son animation, le sont. La demande de NAIADE trouve ainsi un collectif déjà constitué autour de façons de travailler et de références communes, dont nous allons maintenant voir ce qu’elles sont, toujours à partir de ce que font les chercheurs concernés en 1987.

Connexe aux activités de ce groupe, se tient au début de l’année 1987, une réflexion au niveau de l’unité de recherche sur le concept de « système agraire ». Cette notion désigne un niveau d’intégration des travaux des chercheurs du SAD par la définition d’un niveau de convergence des productions individuelles permettant l’interdisciplinarité et pouvant faire l’objet de propositions en terme de politique de développement. Cette réflexion reprend les débats qui ont présidé à la fondation du SAD250 tels que l’on peut les fréquenter, encore une fois dans une « littérature grise » plus ancienne, mais aussi dans une publication qui y renvoie (Vissac et Hentgen, 1979). C’est ainsi en référence à des fondements du projet scientifique même du SAD, qu’a été construit le projet initial.

249 Il s’agit notamment de « Pays, Paysan, Paysage » (Collectif INRA-ENSSAA, 1977) et de travaux réalisés dans l’Est de la France qui ont diffusé dans l’enseignement agricole et le Développement notamment avec « l’approche globale de l’exploitation agricole » (Bonneviale, Jussiau, Marshal, 1989). 250 Cette originalité demeure dans cet ensemble hétérogène formé d’agro-écologie, d’agro-géogaphie, d’éco-développement, d’ethno-zootechnie, d’économie et de sociologie rurale, d’interdisciplinarité, de développement agricole basé sur les pratiques et de protection de l’environnement et des patrimoines naturels par une meilleure utilisation des ressources (la liste pouvant se rallonger). Une originalité dans l’hybridation comme nous le verrons plus loin.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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1.1.2. Quelques éléments d’archéologie du savoir « SADIEN »

Cette possibilité qui est offerte alors par NAIADE de tester la pertinence de son originalité sur un « chantier-total », nous permet de poser l’hypothèse que le programme AGREV peut être considéré comme un test de ce qui est mis sous le vocable de « Systèmes Agraires et Développement » même si le terrain de ce programme reste singulier251.

Il nous semble que la fondation de cet objet « système agraire », qui intitule pour moitié le département qui le porte et s’en revendique, a plutôt été conçue de façon ambiguë entre réalisme et méthode. Voyons comment opère cette ambiguïté. Le terme de « système agraire » s’annonce au moment de la création du SAD en 1979 comme la poursuite d’une interrogation sur les origines et les conséquences de la spatialisation des activités agricoles avec une entrée privilégiée par la façon dont l’agriculture, dans son quotidien et dans le temps long de l’histoire agraire, façonne le territoire (voir notamment Deffontaines et Osty (1977), et Collectif INRA-ENSSAA (1977)). Avec l’intronisation du terme pour identifier le département, le « système agraire » tend à devenir un concept fédérateur et pour ainsi dire politique, qui permet de contextualiser des travaux finalisés à partir de l’étude de niveaux « inférieurs » comme la commune, le terroir, l’exploitation agricole.

Mais plutôt que de concevoir le système agraire en référence à l’approche systèmique dont sont porteurs certains travaux orientés vers l’étude et la compréhension du fonctionnement de l’exploitation agricole (Osty, 1978) ou de la décision économique de l’agriculteur (Petit, 1981), c’est donc d’une approche visant à spatialiser l’activité agricole en prenant en compte la durée qu’il conviendrait de parler au moment de la fondation du SAD, et peut-être même après. La notion de système agraire nous semble alors décrire une approche finalement structuraliste de ce qu’on pourrait appeler la « civilisation matérielle de l’agriculture », sachant qu’elle est de plus très connexe à un emploi plus ancien de la notion de système agraire par la géographie humaine (Cholley (1946) cité par Sautter (1987)) avec la rare capacité de réunir des « africanistes » et des « modernistes » (Marchal, 1991) au nom, semble-t-il, d’une communauté de vue sur le développement agricole et rural dans la lignée d’un tiers-mondisme agronomique inauguré par René Dumont qui tente de lier les problèmes politiques du développement agricole à des questions de civilisation252.

1.1.3. La possible épistémé des SADIENS

Il nous semble donc que ce que le SAD tente d’inaugurer en 1979 et tout au long de sa « carrière » (voir Encadré 1-A7 de l’annexe A7), c’est une sorte de mini-institut expérimental au sein de l’INRA, qui ne se limite pas au champ et au profil cultural pour penser l’écologie appliquée de Hénin (1967) et à la notion de modèle technique pour envisager une technologie agricole (Landais et Deffontaines, 1988). Il est important de constater en effet que la volonté des chercheurs du SAD est de préciser justement les relations entre le fonctionnement d’une agriculture et la dynamique spatiale des territoires ruraux, d’abord envisagés à l’échelle du terroir puis de la petite région, à travers l’observation des pratiques au

251 Cette hypothèse se radicalisera en cours de route avec l’idée que la chantier NAIADE teste la capacité politique des chercheurs à ne pas tomber dans l’idéologie. 252 Le département SAD à l’INRA trouve son pendant au CIRAD avec le département Dynamiques des Systèmes Agraires devenu Système Agraires et Ruraux, et l’unité Dynamique des systèmes de production » à l’ORSTOM. Il existe également des rapprochements importants et significatifs du SAD avec des chercheurs du CNRS comme C.Blanc-Pamard et N.Mathieu (voir Blanc-Pamard, Deffontaines, Frieberg, 1992). La notion de système agraire ne forme pourtant pas un point de convergence elle semble devoir demeurer un attracteur de discussions entre observation structuraliste et ingéniérie de la connaissance pour l’action (voir sur ce point une confrontation révélatrice dans Pépin-Lehalleur, Sautter, Deffontaines et Lardon (1990)).

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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niveau toujours privilégié de l’exploitation agricole ou du troupeau. Ce déplacement et ce dépassement disciplinaire va de paire avec une capacité à « sauter » d’un niveau d’observation à un autre tout en conservant l’idée d’un tout les structurant, et avec une conception politique du développement agricole pour laquelle les relations sociales jouent pleinement un rôle dans sa finalité au cours des processus même de transformation des activités agricoles. Ce dernier point joue alors un rôle éminemment politique pour l’opérationnalisation de la notion de système agraire, et au delà du département SAD lui-même finalement253.

On peut alors définir le SAD comme une « machine insitutionnelle » à hybrider des disciplines sur la base d’un structuralisme ruraliste qui prend le système agraire comme objet intégrateur, structuralisme qui, en se politisant au nom d’une participation des ingénieurs et des chercheurs à un développement agricole négocié, se transforme alors en ingéniérie sociotechnique pouvant elle-même faire l’objet d’une description systémique254. La particularité du SAD est ainsi de vouloir tenir l’engagement prométhéen de l’ingénieur agronome dans la maîtrise du vivant, avec un structuralisme permettant d’asseoir une critique d’un développement agricole moderniste, diffusionniste et dé-territorialisé. Ce structuralisme est rendu opérationnel par la volonté de situer les recherches sur les systèmes agraires dans le jeu des stratégies d’acteurs et au nom d’un développement localisé et dès lors négocié. Etudié un système agraire suppose alors une approche téléologique de l’agriculture, de l’élevage et des espaces ruraux qui permet aux chercheurs du SAD d’organiser leur indiscipline dans l’interdiscipline (Deffontaines, 1992) en croisant une hiérarchie des niveaux d’observation et des spécialités (et donc des dispositifs expérimentaux comme nous le verrons plus loin).

Le système agraire devient l’objet-frontière de cette téléologie du développement agricole dans laquelle les chercheurs sont eux-mêmes pris en tant qu’acteurs, mais qui leur permet de territorialiser leurs propres façons de faire de la recherche. C’est, nous croyons, ce que le programme AGREV a très précisément expérimenté en confrontant sa propre capacité à faire de la recherche-développement pour un industriel au nom d’une visée de maîtrise effective des activités agricoles255.

1.1.4. La face politique du programme de recherche

Mais revenons à cette littérature grise de 1987 qui montre comment les chercheurs du SAD du groupe « Plateau Lorrain » se positionnent vis à vis d’une notion qui est aussi l’intitulé et l’identité de leur département. On peut y noter l’affirmation d’une grande variété de positions par rapport à la recherche d’une définition et d’un sens à l’action de recherche ciblant des entités spatiales parfois sans représentant comme le terroir ou le pays ou la petite région. Mais on note également une convergence des positions pour relier des interrogations sur l’étendue, la précision et la portée opératoire de la notion 253 La création du SAD en 1979 incorpore le SEI (Service d’Expérimentation et d’Information, courroie de transmission de la diffusion des innovations de l’INRA), et marque à travers la réforme que Poly imprime à l’INRA (Cranney, 1996, ch.13) un tournant pour reconsidérer le rapport de l’Institut au Développement selon le projet d’une meilleure prise en compte des pratiques effectives de l’agriculture, plutôt en zône défavorisée cependant. Rappelons que le SAD reste un petit département par le nombre de chercheurs concernés, et que le maintien de son existence semble être une question récurrente tant dans l’agenda de la politique scientifique de l’Institut que dans celle qui anime l’identité de ce département. 254 La formalisation systémique convient ainsi autant à la définition des objets de recherche qu’à la mise en forme des savoirs censés en rendre compte. 255 On a là un site de comparaison pertinent pour une anthropologie symétrique de ces « agronomes-développeurs » qui défendent d’autres façons de faire du développement agricole et rural, entre le type d’action qu’ils peuvent conduire dans les PVD au nom de la modernité et dans le respect des cultures autochtones, et celle, dans le cas présent à NAIADE-Land, qu’ils conduisent contre la modernisation et pour le respect de la pureté originelle de l’eau de NAIADE.

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de système agraire avec un souci de la position que le SAD doit adopter dans le développement agricole. Ce qui est intéressant dans ce « brainstorming » qui précède l’emploi de la notion de système agraire pour définir le chantier NAIADE, c’est qu’il reprend les débats tenu au moment de la fondation du SAD en 1979 que nous venons de rappeler. L’attitude critique face au développement agricole diffusionniste implique en effet pour des ingénieurs de néanmoins proposer de nouvelles façons de faire de la R&D à partir des pratiques, et ils se trouvent alors dans l’ambiguïté de devoir faire tenir des approches à des niveaux d’échelle variés (petite région, filières, terroir, commune, exploitation, troupeau, parcelle), voir infra-individuel (modèle de décision, comportement animal). Mais il semble que le niveau de l’exploitation agricole forme un avantageux point de convergence (Cristofini, 1985) qui se trouve d’ailleurs particulièrement mis en exergue dans les textes fondateurs du SAD (Osty, 1978; Vissac et Hentgen, 1979).

C’est donc dans ce contexte que l’arrivée de la demande de NAIADE rencontre des chercheurs en interrogation sur le sens original de leurs concepts (recherche d’une identité conceptuelle propre au SAD), sur l’effectivité de leur activité de recherche (interrogation sur le mode d’établissement d’un savoir sur les choses), cela au nom d’un développement agricole qu’ils veulent différent, humain et attaché au respect du local et des pratiques (recherche d’une prescription de l’action orientée vers un projet de modernisation fondé sur les pratiques des acteurs du développement agricole et rural). Dit de façon plus nette la question de NAIADE rencontre la réflexivité du SAD pris dans ces questionnements multiples que charrie l’idée même de développement, à la fois porteuse de modernité (Touraine, 1992) et destructrice des équilibres de la civilisation rurale. Questionnement pour lesquels l’affirmation définitive, d’une identité de la Recherche, d’un savoir sur les choses, d’une prescription de l’action et d’un sens au futur, pouvait conduire alors à fabriquer une véritable machine idéologique néoruraliste256 si jamais la position de principe du projet pionnier ne devait pas faire l’objet d’une réflexion à l’occasion de l’épreuve du terrain. Or, la pression de l’action que comporte la question finalisée de NAIADE constitue un puissant attracteur pour orienter le collectif des chercheurs dans cette ligne de pente d’un oubli de sa fonction politique pour NAIADE, dans la mesure où le projet initial et le projet propre de NAIADE peuvent se disjoindre dans le processus - le premier étant instrumenté par le deuxième- et les obligations contractuelles tranformer alors le programme en machine idéologique à fabriquer du « néorural ». Il existait donc pour les chercheurs le risque de ne pas voir l’importance d’une discussion de la fonction politique du programme de recherche pour NAIADE dans la manière dont les chercheurs ont « fabriqué du gérable »257.

Conservons à l’esprit ce risque, et renversons maintenant la perspective en cherchant à comprendre comment cette réponse à NAIADE qui se fabrique peu à peu au cours de l’année 1988 devient un texte qui fabrique un contexte particulier dans lequel vient se loger le « chantier NAIADE » que représente un programme de recherche prétendant à réaliser des ambitions beaucoup plus vastes, et qui voudrait justement rendre opérationnels des questionnements « sadiens ».

256 Bien que la controverse adressée aux ruraliste par Grignon et Weber (1993) mérite discussion, nous conservons ici au terme ruraliste le sens positif que les chercheurs lui attache. On reprend la définition de l’idéologie que donne Larochelle (1995), comme « odyssée moderne de l’indubitable », c’est à dire comme une démarche qui positive et assigne des réponses à quatre questions : celle de l’identité, celle de la prescription de l’action, celle de la détermination du futur, et celle de la clôture du savoir. 257 Nous suggérons ici la nécessité d’une discussion sur le lien entre le rôle de la réflexivité dans la fabrication des collectifs qui fabriquent des collectifs hybrides, et les forces de l’enrôlement de la Recherche dans une activité de rationnalisation des pratiques.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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1.2. Le projet pionnier comme contextualisation

1.2.1. La naissance du projet

Le projet pionnier258 que les chercheurs formulent collectivement au cours de l’année 1987 (voir le Tableau 7-1 qui trace la chronologie de ce travail) tend peu à peu à définir un contexte général au « chantier NAIADE », celui de l’étude des rapports entre Agriculture et Environnement. Ce projet se négocie selon deux axes d’intéressement qui fonctionnent ensemble et s’abondent l’un l’autre: d’un côté avec NAIADE qui pose cette question que la Recherche transforme et s’approprie pour formaliser une offre qui corresponde à ses compétences, de l’autre avec des partenaires scientifiques de l’INRA ou hors de l’INRA afin justement, soit de renforcer des compétences trop faibles, soit délibérément de mobiliser des compétences manquantes.

Tableau 7-1 : La phase de négociation de l’espace du projet pionnier Date événement description 9 Juillet 1987 Lettre de NAIADE la lettre demande la participation de l’INRA pour élaborer un programme et

une étude sur l’utilisation des produits fertilisants en fonction de l’objectif de protection de la nappe

décembre 1987 premier document ébauche de l’approche 20 janvier 1988 réunion des chercheurs première réunion pour mettre en accord une proposition de réponse à la

demande de NAIADE 2 Février 1988 Réunion entre NAIADE (2),

INRA-SAD (2), Chambre d’Agriculture SUAFAR (1), et SAFER (1). Réunion organisée pour permettre la coordination des études réalisées alors sur NAIADE-Land.

les thèmes de recherche que propose d’étudier le SAD sont alors - test d’innovations culturales par rapport à leur caractère polluant. - simulation d’évolution des exploitations. - modèles de relations entre les exploitations agricoles et leur environnement.

5 février 1988 note écrite sur les débats oraux elle propose 7 actions de recherche 2 mars 1988 En Préfecture : Réunion

organisée par la Préfecture avec toutes les parties prenantes et la participation du CORPEN. L’INRA a été invité au dernier moment par NAIADE.

* le CORPEN a pris la solution à risque minimale du tout en herbe. Solution discutable, mais claire. * l’INRA-SAD a insisté sur le fait que les agriculteurs, suivant les normes courantes sur l’eau potable, n’étaient pas pollueurs et que leurs pratiques culturales n’étaient pas a priori très agressives. NAIADE en a pris acte. * NAIADE semblait très désireux de montrer qu’elle s’était adressée à l’INRA pour résoudre le problème, car c’était un gage de sérieux et d’objectivité. * refus, par NAIADE, de considérer sur le gîte des zones prioritaires plus sensibles. * accord sur la nécessité d’étudier tous les cas des exploitations car les problèmes sont particuliers.

8 Mars 1988 Demande de la responsable du Service Juridique de NAIADE d’une étude sur trois

étude sur trois points essentiels - gestion de la matière organique dans les exploitations - fonctionnement des systèmes du culture et évolution à court terme -analyse sociologique et économique du système

30 mars 1988 discussion des chercheurs les chercheurs pensent possible de faire autrement en relâchant les contraintes extrêmes et conservatoires du CORPEN à partir de l’étude de la lixiviation : « le passage à l’herbe est loin de résoudre tous les problèmes que pose le plafonnement du taux de nitrate à 10 mg/l »

3 avril 1988 1° version du projet de recherche version très proche de celle du contrat 25 avril 1988 envoi du projet à NAIADE un projet pionnier d’étude de la transformation d’un système agraire, 6

opérations de recherche et un tableau de financement par opération avec un aperçu du contenu

26 mai 1988 acceptation de principe de NAIADE suite à une sollicitation de la Recherche pour commencer le travail expérimental sans attendre

les chercheurs commencent à prévoir dans le détail le type de dispositifs expérimentaux à mettre en place et le chiffrage financier correspondant

La mise en forme du projet et donc également la mise en forme d’un collectif élargi de chercheurs qui déborde le noyau initial du groupe « Plateau Lorrain ». Ce déploiement des opérations d’intéressement

258 L’intégralité de ce projet est fourni dans l’Encadré 2-A7 de l’annexe A7.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

189

vers d’autres chercheurs concerne la mobilisation de chercheurs permettant d’instruire la question de la lixiviation des nitrates (notamment grâce à la mobilisation de la station INRA de Chalons sur Marne) et la mobilisation du GERDAL pour traiter et appuyer les négociations du changement de pratique. C’est donc un collectif plus élargi qui collabore à la formalisation et à l’élaboration du contenu de ce projet pionnier. Cet élargissement se poursuivra tout au long de ce programme avec l’intéressement déterminant du Centre de Pédologie-Biologie du CNRS, ainsi que celui de l’INRA-Science du Sol, de la division drainage du Cemagref, du Génie Logiciel de l’INRA, et de l’Université Paris VI.

Dans ce travail de création d’un texte qui doit donc regrouper ces axes d’intéressement, se profile pour les chercheurs du SAD une étude qui offre la possibilité de contextualiser la question de NAIADE en considérant sa demande comme pouvant se ramener à « l’analyse de la transformation d’un système agraire » dans des conditions de travail inespérées, avec une question de développement agricole respectueux de l’environnement et un travail finalisé pour une entreprise internationale de très forte notoriété. Pour le responsable scientifique du programme, ce programme émergeant dans une question posée à une station expérimentale est une opportunité à saisir (Encadré 7-1) C’est aussi avec l’introduction de la charge programmatique du SAD que se produit l’inversion de la tentative d’intéressement, de NAIADE vers la Recherche, cette dernière mettant en jeu une possibilité de traitement du problème qui transforme la question posée par NAIADE.

Encadré 7-1: Extrait d’un entretien avec le responsable scientifique du programme « Ce qui revient en mémoire comme fait saillant, c'est une question au départ qui était passée par la station de Mi Ca m'a frappé parce que c'est du Domaine*, dans le fond, qui d'habitude est un lieu d'exécution qui devenait le lieu de questionnement, donc ça c'est quelque chose pour moi qui a été inversé au départ. Alors la première chose, c'est que dès le départ - heu - de mon point de vue dans le fond, travailler avec une grosse entreprise, ça valait le coup, il fallait y aller. Il me paraissait très intéressant que dans la question il y avait quelque chose qui permettait très vite de se dire « les chercheurs ont un système agraire, ils peuvent essayer de tester cette notion de système agraire avec un périmètre délimité ». * Domaine : les Domaines sont des sites où se tiennent l’expérimentation agronomique dans des conditions controlées

En effet là où NAIADE demande un travail d’expertise pour une maîtrise de la fertilisation agricole tout d’abord, puis accepte l’idée d’un programme de recherche pour modifier les systèmes de production (ensuite très explicitement par un cahier des charges pour les exploitations agricoles), l’équipe de Recherche prend le risque d’élaborer une proposition de programme de recherche pour lequel la réponse aux attentes de NAIADE est un texte dans un contexte bien plus vaste: le programme de recherche est mis au rang « d’un projet pionnier » (Projet de recherche AGREV, version avril 1988) puis « d’un projet pionnier sur le thème de la pollution qui devient central pour les sociétés européennes » (Projet de recherche AGREV, version octobre 1988).

Cette montée en généralité s’appuie sur l’opposition de la Profession au « tout en herbe » du CORPEN qui semble séduire NAIADE par sa simplicité, mais qui implique un achat massif de foncier rendu impossible à court terme de par les oppositions de nombreux agriculteurs et l’effet d’un sentiment de « colonisation » qu’il peut produire. En effet, c’est de ce conflit que provient la position de médiation que la Recherche peut et veut jouer entre deux mondes professionnels en conflit d’usage pour l’appropriation d’une ressource. Cela signifie que c’est à partir de cette mise en concurrence avec une solution d’expertise que les chercheurs, comme piqués au vif, partent dans l’élaboration d’un projet qui devient dès lors « pionnier » du fait de l’exploration de zone de contraintes inconnues tant sur le plan agronomique que sur celui d’un développement agricole « respectueux de l’environnement ». C’est une prise de risque qui mobilise d’ailleurs des débats au sein de l’Unité de Recherche du SAD, tous les chercheurs ne souhaitant pas s’y engager. C’est à la suite de cette « provocation » du CORPEN que s’opère alors un décrochage entre les attentes d’expertise de NAIADE et les propositions de régime de découverte que fait l’équipe du SAD en avril 1988. La tentative d’intéressement change en quelque sorte

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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de côté, sachant que la profession agricole commence à se « raidir » aux vues des velléités foncières de NAIADE (l’étude foncière demandée à la SAFER se termine en juin 1988).

Ainsi avec cette position d’intermédiation, la Recherche est en mesure d’intéresser à son tour NAIADE à ce programme de recherche plus large que la seule contribution à solutionner dans l’urgence un problème de protection259. C’est une caractéristique importante de la formation de ce projet pionnier qui signifie aussi que les chercheurs prennent appui sur « l’analyse des transformations d’un système agraire soumis à des impératifs nouveaux d’environnement » comme sur un cas d’étude particulier pour travailler de façon plus générale les relations entre Agriculture et Environnement comme problème des sociétés européennes (la mission Environnement de l’INRA est impliquée très tôt dans le projet dès juillet 1988, et sera un lieu important de publicisation du programme de recherche au sein de l’INRA et dans le « petit monde » du Courrier de l’Environnement). Ce travail d’intéressement politique au sein de l’INRA s’inscrit ainsi dans la lignée des préoccupations fondatrices du SAD que nous avons rappelées, et rencontre évidement des « résistances » au sein de l’Institut.

1.2.2. L’intégration de la finalisation du projet dans la négociation de l’action

Mais ce système agraire a surtout l’avantage, pour les chercheurs, d’être « livré clé en main » du fait que le problème posé implique une clôture définitive de l’espace concerné (à moins de remettre en cause l’expertise du BRGM, et là aussi il faut des compétences). Les chercheurs en revendiquant un travail de recherche finalisée ou de recherche appliquée sur ce problème, n’ont pas à se prononcer sur l’étendue, la portée, les contours, etc. du système agraire qui existe dès lors avec la question posée: accepter une recherche finalisée qui définit un espace-problème est en soi une réponse à l’existentialisme par son dépassement dans l’action. Mais ce dépassement a une contre-partie, puisque le contrat de recherche que l’INRA est en train de négocier stipule dans son objet que l’effet des propositions de l’INRA doivent permettre « de conserver la naturalité des eaux du gîte hydrominéral, sa composition chimique, ainsi que sa pureté bactériologique d’origine » et que « à cette fin il est nécessaire de maîtriser les entrées dues aux pratiques agricoles et notamment de maintenir en dessous de 10 mg/l le taux de nitrate dans l’eau prélevée au captage de XX ». Le risque est tout de même important puisqu’il engage tout un collectif de disciplines différentes, avec des intéressements variés au programme, dont rien ne dit a priori qu’ils soient et restent toujours convergents, avec cette obligation de moyen sur les 10 mg/l qui paraît pour beaucoup de chercheurs, y compris dans le collectif, un doux rêve mais un « objectif stimulant ». C’est en ce sens que le programme de recherche constitue en lui-même un expérimentation totale.

Dans les propos du projet pionnier, cela se traduit par l’objectif de fournir des connaissances significatives pour permettre la nécessaire négociation entre les divers partenaires pour l’utilisation du milieu, et de prendre en compte le problème dans sa complexité. C’est ainsi qu’une sorte de maïeutique pour une négociation définit l’intérêt d’une recherche en terme de système agraire (textuellement : c’est dans la perspective d’éclairer cette négociation qu’est faite l’hypothèse de l’intérêt d’une recherche en terme de système agraire). Cette lecture au premier degré du texte du projet est fondamentale pour 259 La recherche participe dès l’été 1988 à un travail d’expertise pour établir des mesures conservatoires, dites mesures ou propositions d’urgence qui concernent uniquement le foncier acheté par NAIADE et remis en COPP (Contrat d’Occupation Provisoire et Précaire) aux agriculteurs. Il s’agit d’une version à peine plus élaborée du tout en herbe du CORPEN et d’une définition de la fertilisation s’établissant sur des standards de la Chambre d’Agriculture. Par cette expertise la Recherche fait montre de sa capacité à réagir dans le court terme en expert, sans abandonner un discours concernant un programme de recherche à long terme. Cet épisode des mesures d’urgence semble avoir été un élément de conviction pour emporter l’adhésion de NAIADE sur le projet pionnier.

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191

comprendre que c’est bien cette action d’intermédiation de la recherche qui définit son objet « système agraire », même si paradoxalement elle en postule une ontologie indépendante de l’action, puisque si on peut analyser les transformations d’un système agraire soumis à des impératifs nouveaux, c’est qu’il préexiste ontologiquement en tant que structure. On retrouve cette logique paradoxale que nous avions déjà soulignée plus haut plus généralement pour l’épistémé des sadiens.

Cette ambiguïté initiale du programme, qui définit son objet par la finalité de l’action et en postule en même temps la réalité indépendamment, définit son originalité même, mais met les questionnements au centre d’une expérience mise en danger par la tentation idéologique. Il ne s’agit pas pour nous de porter ici des jugements épistémologiques sur la cohérence logique ou paradoxale des montages intellectuels qu’il faut toujours constituer pour avoir quelque chose à se mettre sous la dent pour réfléchir, mais plutôt de voir comment ce montage tient par ce qu’il produit et par ce qu’il organise. Aux vues de l’analyse du processus dans lequel il s’est trouvé emporté, il contribue à produire de la gestion, et entre ainsi dans le cadre de ce que nous avons appelé phénomène gestionnaire. C’est donc à un rapport en quelque sorte politique au projet pionnier et aux réalisations qu’il permet, que nous préférons nous attacher, plutôt qu’à des disgressions épistémologiques sur la systémique qui iraient au delà de ce que les chercheurs ont formulé.

1.2.3. La formalisation du projet

L’ambiguïté du projet pionnier permet, et se retrouve, dans la construction du programme que propose le protocole porté au contrat avec NAIADE. Il met en scène l’idée d’une recherche qui avance sur deux jambes: d’un côté les disciplines techniques - avec « l’étude des mécanismes biotechniques et économiques mis en cause dans la production de nitrates par une agriculture en un lieu » qui permet “ l’élaboration d’un programme de propositions jugées par les chercheurs et ajustées aux diverses situations ”-, et de l’autre la sociologie - avec « l’analyse des morphologies sociales et des systèmes de pensées des acteurs en cause, notamment des agriculteurs » qui fournit “ les informations nécessaires à l’étude des conditions de négociations par lesquelles les nouvelles pratiques pourront étre adoptées ”.

On obtient ainsi une séparation entre une ontologie de la Nature - orientée vers la production d’une efficacité des propositions techniques-, et une ontologie de la société - orientée vers une ingénierie sociale manipulatoire même si elle se veut, au GERDAL une manipulation libératoire260. Cette séparation entre nature et société, et entre réalité et construction, contient une deuxième césure qui concerne le statut de l’économie, sur lequel nous devons nous attarder du fait même de la nature de la demande de NAIADE d’évaluer les conséquences économiques du changement de pratique sur l’équilibre des exploitations. En effet ces « mécanismes économiques qui produisent des nitrates » supposent en conséquence un certain naturalisme de l’action humaine d’un côté, tandis que de l’autre la « négociation des nouvelles pratiques à adopter » propose une sujet humain conscient, si ce n’est libre de ses choix. La séparation entre une économie de l’exploitation attachée au biotechnique et une économie des institutions vient donc se superposer sur cette séparation Nature / Société. Nous aurons

260 Notre propos devrait être ici plus nuancé au vu de l’attachement habermassien des membres du GERDAL dont l’activité dans le Développement visent justement à donner les moyens à des collectifs de suspendre ou d’attenuer des rapports de domination dans le but d’établir une discussion sur les pratiques qui en soi le plus possible exempte. Si tel est bien le cas en pratique, le propos politique de la mise en instance de telles scènes dont ils sont conscients, est ce que nous qualifions ici de manipulation libératoire. Ce qui en d’autres temps aurait reçu le qualificatif de révolutionnaire ou d’agit-prop, est aujourd’hui dans le champ de l’action sociale ou de l’intervention sociologique un service recherché.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

192

l’occasion de revenir sur ces césures pour le rôle qu’elles jouent dans l’accompagnement des dispositifs expérimentaux sur le terrain.

Encadré 7-2: les titres des fiches techniques du programme Intitulé Sigle • Rendement et pollution de différents systèmes de culture P1 • Recherche sur la gestion des déjections de gros bovins E1 • Dynamique des systèmes de culture et évolution de la pollution par les nitrates E2 • Analyse du fonctionnement des exploitations agricoles; conditions des changements et conséquences techniques et économiques

E3

• Environnement économique et institutionnel S1 • Etude des systèmes de pensée et de leur dynamique et procédure de coopération entre groupes d’agriculteurs et équipes de recherche

S2

Ce qui est important dans la formation de ce protocole de programme c’est également la mise au point des « fiches techniques » (voir Encadré 7-2) qui décrivent les opérations de recherche élémentaires (P1 pédologie, E1, E2 E’2 et E3 agronomie de l’exploitation et du périmètre, S1 économie, S2 sociologie en désignant, sûrement abusivement, les opérations par les disciplines qui les prennent en charge). C’est sur la base du descriptif contenu dans les fiches que les ajustements d’intéressement se font et c’est dans ce travail d’ajustement à la mise en place des opérations de recherche sur le terrain que le protocole du programme de recherche se consolide (Encadré 7-3).

Encadré 7-3: La phase de consolidation du projet pionnier Date Cours d’action Dispositifs fin juin 1988 présentation du projet aux

agriculteurs réunions communales pour présenter le contenu et le sens des opérations de recherche

juillet 1988 protocole de choix des sites expérimentaux et début des enquêtes sur les exploitations agricoles du site

travail en commun de trois des 6 opérations pour investir le terrain avec les dispositifs de bougies poreuses

23 sept. 1988 réunion du collectif des acteurs accord sur le programme de R&D et le travail des chercheurs, l’accord est rendu public dans la presse agricole départementale

octobre 1988 finalisation du projet fin de la rédaction des 6 fiches descriptives des opérations de recherche hiver 88/89 dure négociation entre les

partenaires pour définir la place de la sociologie du GERDAL

opposition forte pour savoir qui de l’INRA-GERDAL ou du syndicalisme anime les groupes d’agriculteurs vis à vis d’une aide à la négociation

28 avril 1989 signature de la convention de recherche

les difficultés autour de la sociologie ont conduit à modifier les fiche des opérations E4 et S2 le volet S2 intitulé en octobre 1988 « Etude des relations sociales et négociations des mesures proposées » devient « Etude des systèmes de pensée et de leur dynamique, et procédure de coopération entre groupes d’agriculteurs et équipe de recherche ».

Cette phase de consolidation a fait partie de négociation importantes puisque cet établissement supposait que des précisions soient données sur les objectifs particuliers de chaque opération, sur les dispositifs expérimentaux à mettre en place, mais aussi sur les méthodes et les moyens à mettre en oeuvre, l’ensemble permettant d’obtenir pour NAIADE une représentation « palpable » financière et juridique du projet. Car ce travail de conception du projet signifiait sa mise en forme dans un cadre juridico-financier préétabli par les règles propre à l’INRA, et par rapport aux impératifs du secret industriel qu’imposait NAIADE. Par rapport à cette exigence le savoir-faire et le rôle du coordonnateur de gestion du programme a été essentiel pour mettre en cohérence un modèle type de contrat, des renseignements pris directement avec le service des affaires juridiques à Paris, des documents et notes du coordinateur suite aux réunions auxquelles il assistait et de renseignements et précisions fournis par les chercheurs concernant les dispositifs expérimentaux qu’ils envisageaient.

Encadré 7-4 : Reproduction de la mise à plat du programme de recherche dans le contrat de recherche

III° PARTIE - CHAPITRE 7

193

SYSTEME AGRAIRE DU PERIMETRE

Schéma n°1 : Champ du programme de recherche : le système agraire construit

Environnement

systèmeécologique P1

systèmed'exploitations E1,

E2, E'2, E3

système desrelations

sociales S2

système desrelations

économiques S1

Action E1 : Gestion des déjections

Action E3 : Fonctionnement technique etéconomique des exploitations agricoles,typologies et simulations d’évolution

Action E2 : Dynamique des systèmesculturaux sur le gîte (pratiques,rendements, agressivités polluantes)

Action P1 : Rendement et pollutionde différents systèmes de culture

Action S1 : Système desrelations économiques

Action S2 : Système desrelations sociales et spatiales

ExpertiseEnquêtes sur les pratiques

Suivi sur les pratiquesMinéralisation des fumiers

Typologie des systèmes culturaux d'herbeDynamique récente des systèmes de cultures

Modélisation des systèmes de cultures

Etat en 1986/1987des systèmes de

cultures sur le gîteSPOT

Etat en 1990 (mesures de la réussitede l'opération

Pré-typologie

Typologie de fonctionnement desexploitations du gîteModélisation des typesd'exploitation

Simulation d'évolution destypes d'exploitation

Etude des filières desdifférents produits

Etude des stratégies des différentsacteurs économiques locaux

Elaboration de projets collectifs

Montage des dispositifsparcellaires (5 systèmes decultures sur 3 sites)

Mesure et analyse des résultats

Dispositifs permettant l'analyse des négociationssur les projets - proposition des divers acteurs

Etude des réseaux des agriculteurs- évolution du territoire

1988 19901989Action de recherche Contenu Montants financiers

1988 1989 1990

Il fallait également que les opérations de recherche qui allaient impliquer les agriculteurs de façon active dans les enquêtes et pour des observations de plein champ, les intéressent, c’est à dire au minimum qu’ils soient disposés à se prêter au jeu du « cobaye » donnant à voir les effets de leurs comportements. A cela correspondait l’engagement de la Profession Agricole dans le processus, porte-parole officielle de ces pratiques dans l’institution du Développement Agricole. Il fallait donc que le programme de recherche soit directement avalisé par la profession dans la mesure où les chercheurs souhaitaient travailler en collaboration avec les acteurs habituels du Développement. Pourtant, bien que les négociations et tentatives d’intéressement se poursuivent jusqu’en janvier 1989, les chercheurs commencent déjà à travailler dès l’été 1988 sur la base d’un accord de principe donné par NAIADE au projet pionnier. Le temps de la formalisation du programme, de telle sorte que l’intéressement soit irréversibilisé dans un accord (en novembre 1988), et le temps du déroulement du projet sont ainsi des temps différents, bien que se soient les mêmes personnes qui se trouvent impliquées dans ces deux registres d’action. Le projet qui envisageait conjointement le temps de l’action et de le temps de la recherche subit une première transformation, où les chercheurs doivent jouer avec deux figures d’acteur. La première est celle où il faut par un texte, faire état des choses en soi qui vont faire l’objet de l’étude et les méthodes qui vont être mobilisées, et la deuxième est celle où il faut commencer le travail d’exploration du terrain en négociant notamment l’installation des dispositifs expérimentaux comme

III° PARTIE - CHAPITRE 7

194

nous le verrons dans le chapitre suivant.

Au total, la première organisation du programme de recherche (Encadré 7-4), qui fut donc proposée à la signature d’un contrat de recherche avec NAIADE puis avec l’Agence de l’Eau, repose sur le schéma croisant les 4 sous-systèmes du système agraire et les 6 opérations de recherche, et sur une programmation des activités de 1988 à 1990 contenant le détail de chaque opérations de recherche en fonction des participants, ainsi que le contenu expérimental de ces opérations et un devis échéancé sur trois ans (1988-1990).

C’est donc à partir de cet investissement dans la définition d’un projet de recherche intéressant les fondements de la création du SAD, une équipe de chercheur, NAIADE et la Profession Agricole, que la Recherche est capable de répondre à la question posée par NAIADE dans un sorte d’ingénierie totale du problème tant sur les phénomènes qui répondent de la nature que sur ceux qui répondent de la Société, tout en délimitant une participation active aux négociations sur une nouvelle forme de développement agricole à l’échelle de ce périmètre pris comme système agraire. Poursuivons alors notre lecture du projet pionnier en suivant la façon dont il est rendu compte de sa structure dans les publications, à travers ces tableaux et schémas qui le représentent en deux dimensions sur une feuille de papier.

2. LES TRANSFORMATIONS SUCCESSIVES DE L’EXPOSITION DU PROGRAMME

Après avoir situé comment le projet pionnier prend appui sur différentes opérations d’intéressement, tant internes entre les disciplines qu’externes à l’équipe avec les acteurs, nous voulons maintenant suivre cet énoncé dans la façon dont il est rationalisé en cours de route au sein de la contractualisation avec NAIADE, et dans les articles scientifiques. Les chercheurs n’ont pas le programme de recherche infus, et l’activité de rationalisation en continu est pour nous un indicateur de la transformation du programme, à travers celle de la conception qu’ils en ont. Nous allons pour cela suivre ces transformations en nous appuyant sur une lecture de l’exposabilité de la structuration et de l’organisation du programme dans les imprimés, en suivant principalement les tableaux et diagrammes qui, par les choix et les difficultés que pose la schématisation analytique, peut refléter le travail de sa conceptualisation aux vues de son déroulement et de la forme qu’il prend au cours de la confrontation du projet pionnier à l’épreuve de sa réalisation.

Cette hypothèse de travail est renforcée par le fait que ce genre de « schématisation » forme une inscription visuelle sur la base de laquelle les chercheur du SAD ont l’habitude de réfléchir ensemble pour parvenir à accorder une convergence de vue sur ce qui est en jeu. C’est là peut-être que se trouve le mieux traduite la systémique au titre de méthode d’élaboration de cartes cognitives qui décrivent une organisation intellectuelle comme une chose-en-soi sur un diagramme, et qu’à partir de là l’existence de systèmes peut être inférée.

Nous disposons pour conduire ce suivi d’un traceur : il s’agit de la représentation du modèle de système agraire qui cristallise des transformations. L’étude de sa représentation va nous permettre justement de mesurer les difficultés de cette épreuve de réalisation du projet pionnier.

Encadré 7-5: l’évolution de la carte cognitive du programme

III° PARTIE - CHAPITRE 7

195

Figure 1: le système agraire en Février 1989 - Colloque de St Maximin

SYSTEME AGRAIRE DU PERIMETRE

Schéma n°1 : Champ du programme de recherche : le système agraire construit

Environnement

systèmeécologique P1

systèmed'exploitations E1,

E2, E3

système desrelations

sociales S2

système desrelations

économiques S1

Figure 2: le « système agraire construit » en septembre 1989 pour le colloque SFER.

SYSTEMEECOLOGIQUE

P1

SYSTEMED'EXPLOITATION

E

SYSTEME DESRELATIONS

ECONOMIQUES S1

SYSTEME DESRELATIONSSOCIALES S2

Environnement

SYSTEME AGRAIRE DU PERIMETREFigure n°1 : Champ du programme de recherche : le système agraire construit

Figure 3: le système agraire en juin 1990 - revue Economie Rurale

systèmeécologique P1 système

d'exploitation E

système desrelations

sociales S2

système desrelations

économiques S1

Périmète du gîtehydrominéral

Système agraire du périmètre

Figure 1. - Champ du programme de recherche :le système agraire construit

Le système agraire est découpé en quatre sous-systèmes relevant de l’étude de la Nature, de la Technique, du Social et de l’Economique dans une logique d’articulation fonctionnelle de sous-systèmes individués mais reliés. Trois opérations de recherche sont regroupées pour analyser le fonctionnement du système d’exploitation, l’économie se trouve partagée entre deux sous-systèmes E3 et S1. Le sous-système E2 concerne les systèmes de culture et les systèmes d’élevage.

La deuxième configuration est présentée en septembre 1989 et montre une transformation mettant en évidence la juxtaposition de l’économie et de la sociologie, et le fait que les relations, dès lors entretenues avec les deux autres sous-systèmes, désignent leur interface.

La troisième transformation significative est celle qui est met clairement en évidence qu’il se passe quelque chose du côté de la sociologie, le système des relations sociales n’intervenant plus que comme annexe aux relations économiques sans être relié aux autres sous-systèmes. Par ailleurs l’orientation des flèches indique une détermination du fonctionnement du système agraire par celui du système écologique (qui n’est d’ailleurs pas circonscrit). Enfin la forme même du « patatoïde » montre assez nettement une logique d’autonomisation du système des relations économiques, accentuant l’opposition Nature / Société, cette dernière étant pour ainsi dire réduite à une approche économique.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

196

2.1. La première transformation : la négociation conduit à « éviter » la sociologie de l’action

La première présentation du programme est celle qui apparaît dans le protocole de programme puis à l’occasion d’un séminaire important pour l’évolution que prend le SAD avec l’affirmation d’un rapprochement avec la systémique (Brossier, Vissac, Le Moigne, 1989), puis dans la revue Economie Rurale en 1989 (voir Encadré 7-5). Cette transformation de l’exposition du programme est celle de la définition même du système agraire du point de vue de ses contours et de sa composition. Elle ne signifie pas une évolution autonome et seulement cognitive du programme, mais rend compte des modifications que l’énoncé du projet pionnier est en train de subir dans l’épreuve de réalité parce que l’opération de recherche sociologique S2, commence à ne plus intéresser certains acteurs du processus.

En effet au cours de l’hiver 88/89 se pose le problème de la présence d’une sociologie de l’action qui, bien que compréhensive, replie sa connaissance des groupes professionnels en agriculture très directement dans la négociation, cela dans la perspective d’augmenter la capacité de négociation des agriculteurs261. Cette opposition porte très directement sur le type de représentation des agriculteurs face à NAIADE qu’un travail réussi du GERDAL aurait impliqué en court-circuitant la représentation professionnelle et syndicale, que par ailleurs NAIADE recherchait pour avoir des interlocuteurs syndicaux « sérieux », selon une tradition de gestion du conflit en entreprise. Sans chercher ici des raisons ou des causes à ce départ du GERDAL, ce qui nous paraît important c’est la transformation du programme qui s’opère et la négociation de la fiche S2 de telle sorte que la sociologie en question se limite à une sociologie cognitive des représentations et à une conception instrumentale des relations de coopération entre agriculteurs et chercheurs (Encadré 7-6). Celle-ci vise à permettre le déroulement de l’installation de dispositifs expérimentaux concernant les autres sous-systèmes, ce qui sera particulièrement efficace pour l’installation cruciale du dispositif des bougies-poreuses.

Encadré 7-6 : L’inscription du projet-pionnier - Le problème de la sociologie du développement

Version du Projet octobre 1988 Version de Janvier 1989 Contractuelle

Rendement et pollution de différents systèmes de culture P1 Rendement et pollution de différents systèmes de culture P1

Recherche sur la gestion des déjections de gros bovins E1 Recherche sur la gestion des déjections de gros bovins E1

Systèmes de culture et pollution par les nitrates E2 Dynamique des systèmes de culture et évolution de la pollution par les nitrates E2

Analyse du fonctionnement des exploitations agricoles; conditions des changements et conséquences techniques et économiques E3

Analyse du fonctionnement des exploitations agricoles; conditions des changements et conséquences techniques et économiques E3

Environnement économique et institutionnel S1 Environnement économique et institutionnel S1

Etude des relations sociales et négociation des mesures proposées S2

Etude des systèmes de pensée et de leur dynamique et procédure de coopération entre groupes d’agriculteurs et équipes de recherche S2

Cette transformation du programme et de l’apport des « chercheurs du social » change considérablement l’équilibre de la dissociation déjà soulignée entre Nature et Société. Cette transformation ne peut convenir au GERDAL qui quitte définitivement le projet en mars 1989, laissant le volet S2 amputé d’une sociologie de l’action et donc de l’observation raisonnée des négociations à l’oeuvre. Celles-ci continuent à jouer un rôle déterminant dans la vie du programme, mais ne sont

261 L’étude détaillée des événements, anicroches et rendez-vous manqués qui ont marqué une lutte serrée entre le GERDAL et les service de développement de la Chambre pourraient faire l’objet d’une analyse dont nous ne pouvons nous permettre le luxe de détails qu’elle impliquerait ici.

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néanmoins plus instruites comme tel. La sociologie se trouve alors pour ainsi dire confiné dans une sociologie rurale visant à préciser les conditions socio-historiques d’un changement de pratiques agricoles (Moisan, 1992). La négociation du programme de recherche pour en assurer le développement et répondre aux attentes de NAIADE a donc impliqué de revoir à la baisse le projet pionnier, en repliant, comme nous le verrons plus loin, le rapport direct à la négociation des agriculteurs sur le dispositif d’économie appliquée.

2.2. Deuxième transformation : l’affirmation d’une ingénierie totale

Cette organisation du programme, incluse dans le contrat de recherche que nous venons de présenter, a été repensée en janvier 1990 à l’occasion de la présentation du programme à un important colloque intitulé Nitrates-Agriculture (voir Calvet (dir), 1990). Cette présentation va constituer jusqu’en 1996 la présentation formelle du programme. La différence de conception ne nous intéresse pas ici pour juger des écarts et dénoncer le projet initial ou louer le réalisme d’une amélioration, mais pour considérer la façon dont est exposé le programme dans sa conception et son ordonnancement, programme qu’il faut actualiser et positiver par des tableaux en 1988 pour obtenir un financement, et à partir de 1990 pour faire état, devant les pairs, de son fonctionnement afin d’intéresser la communauté scientifique.

Dans cette deuxième version, ce qui guide la description du programme ce ne sont pas les actions de recherche comme en 1988, mais beaucoup plus les niveaux et structures spatiales correspondants aux trois sous-systèmes (économique, biotechnique et hydrologique). Ces niveaux font ensuite l’objet de traitements différenciés dans le sens d’une modélisation du fonctionnement de ces structures définies en référence à une délimitation spatiale. En remontant à la littérature grise qui accompagne cette « nouvelle formalisation de la structure du programme », on peut noter que ce mouvement de formalisation de ce qui s’est joué alors depuis deux ans (de 1988 à 1989) mobilise un retour sur le plan de la conceptualisation des faits et des idées de l’Unité de Recherche du SAD.

Encadré 7-7 : les trois modélisations qui président au ré-agencement cognitif du programme

SYSTEME AGRAIRE DU PERIMETRE NAIADE

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système desrelations

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Acteurs

Activités

Espaces

Modèle d'un système agraire

MilieuEcologique

Systèmetechnique

Milieu socio-économique

MODELE "AGREV" MODELE "AIP"

MODELE "FAIT TECHNIQUE"

Le modèle « AGREV » concerne uniquement le programme, c’est une modélisation ad hoc qui correspond au problème de NAIADE, à sa délimitation spatiale (le périmètre) et à l’urgence d’une action pour le résoudre; il est largement imprégné des réflexions sur la systémique qui marque notamment un rapprochement du SAD et du GRASCE (il est exposé en février 89 au colloque de St Maximin intitulé « Modélisation systémique et système agraire. Décision et organisation » (Brossier, Vissac, Le Moigne, 1990). Le modèle « Acteur/Espace/Activités » est lui issu de l’Action Incitative Programmée (AIP) portant sur la modélisation spatiale qui regroupe des géographes, des écologues et des agronomes de l’INRA (Benoit et al.;1993), enfin le modèle « Fait technique » est également une conceptualisation importante du SAD (Gras et al., 1989), reprenant la définition de l’agronomie posée par Hénin (1968) d’une écologie appliquée à l’agriculture prise comme activité reliant un milieu écologique et un milieu socio-économique.

Ce ré-agencement donne lieu à une complexification de la structure du programme qui fusionne l’approche systémique du modèle AGREV et le tableau d’ordonnancement des opérations de recherche dans le temps. Partant de la représentation de 1990 du programme restitué tel quelle dans l’Encadré 7-8,

III° PARTIE - CHAPITRE 7

198

nous voulons maintenant analyser plus en détails ce que contient cette transformation. Nous reprenons à cette fin une lecture schématique de ce tableau en essayant d’y projeter les éléments que nous avons déjà mis en évidence. Dans l’Encadré 7-9 nous tentons une lecture analytique de la structure du programme AGREV telle qu’elle actualisée en 1990. Nous reprenons dans la partie grisée une représentation synthétique de celle-ci, et nous interprétons le schéma original en nous attachant à définir les niveaux locutoires successifs par une partition verticale. Nous mettons ainsi simplement en exergue trois niveaux présentés dans l’enchaînement d’une lecture de gauche à droite, qui est aussi un enchaînement diachronique et logique reprenant l’itinéraire de la formalisation du projet : approche en terme de système agraire / méthodes et opérations de recherche / productions pour l’action.

Encadré 7-9: analyse de la structure du programme version janvier 1990

2. Simulationaide à la décision

ensemble desexploitations

restructurationspatiale

SYSTEME DECIRCULATIONDE L'EAU

SYSTEMESOCIO-ECONOMIQUECONCERNE PARL'ESPACE E

SYSTEMEBIOTECHNIQUEDE PRODUCTIONDE NO3

1. Connaissances surfonctionnement. équipeinterdisciplinaire et sur liaisonsentre production scientifique etdemande sociale

Suivis

Bilans

Approchegéographique

Approcheagro-écologique

Approchesystémique

ApprocheIngéniérique dutravail scientifique

PRODUCTIONS

HOMMETECHNIQUERESSOURCE

USINE SCIENTIFIQUE

APPRENTISSAGE REFLEXIF

SIMULATION / AIDE A LADECISION / RESTRUCTURATIONDES EXPLOITATIONS AGRICOLES

EPISTEMOLOGIESTRUCTURANTE

HIERARCHIE ETNIVEAUXD'ECHELLE

SYSTEME DEPRODUCTION DELA CONNAISSANCE

ApprocheFinalisée

E

Espace terrestreproduit d'une histoireécologique et sociale

EE

E

NIVEAUXD'ECHELLE DEL'ETUDE DEFINISPAR DESSTRUCTURESSPATIALES

DISPOSITIFS DERECHERCHE ETMODELISATION

NATURE

Modèle agro-géo-pédologique d'un bassinversant typologie des b.v.

SOCIETE

E

Un premier niveau renvoie à la façon dont une certaine représentation issue de la géographie humain pose l’espace étudié (E dans le schéma) comme résultante conjointe d’une action humaine qui, par une technologie agricole nourrissant les hommes, modèle l’espace et le façonne, et d’un ensemble de lois naturelles dévoilées par une agro-écologie des ressources naturelles.

Un deuxième niveau présente un ensemble opératoire que nous avons appelé « l’usine scientifique » par analogie avec le plan d’ingénierie que suggère le schéma du programme. Cette usine ce compose de l’enchaînement de trois découpages de cet « espace-problème » E en fonction de la prise en compte des relations sociales, des techniques et de la circulation de l’eau, découpant l’espace E en trois sous-systèmes (socio-économique /écologique/ exploitation) qui bien que mis en relation apparaissent plutôt « étanches » dans leur étude. Cette reprise du schéma systémique de base est déclinée ensuite par une approche agro-écologique, spécifique à des niveaux d’organisation du vivant qui implique de balayer différents niveaux d’échelle, allant du profil cultural à la petite région Encadré 7-8: la présentation systémique du programme de recherche en 1990

III° PARTIE - CHAPITRE 7

199

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(sur cette conception voir Deffontaines et Osty (1977). Cette « métamérie » du programme dispose

III° PARTIE - CHAPITRE 7

200

autant de niveaux et structures spatiales qu’il y a de dispositifs susceptibles d’en rendre compte: niveau d’organisation du vivant et dispositifs de recherches expérimentaux ne sont pas indépendants.

Enfin troisième et dernier niveau, celui des productions du programme pour répondre à la question de NAIADE qui met nettement en évidence une caractéristique des recherches du SAD avec « Le rôle charnière du niveau de l’exploitation agricole pour la mise en relation des systèmes écologiques et sociaux concernés par les nitrates » (responsable du programme - Commentaire du Brouillon de la Structure du Programme -janvier 1990).

Ce qui est alors important de constater c’est la convergence de l’ensemble des traitements théoriques qui se trouvent impliqués dans la formalisation du programme et la convergence de toutes les modélisations intermédiaires vers le seul « Modèle de fonctionnement au niveau des exploitations agricoles (typologie de fonctionnement, gestion des déjections) » qu’elle propose. Ainsi notre « usine scientifique » se retrouve tendue toute entière vers la production d’une simulation du fonctionnement des exploitations agricoles. La volonté du programme pionnier de contextualiser le « chantier NAIADE » se trouve ainsi fortement amoindrie par la nécessité d’une réponse au problème de NAIADE qui devient pressante avec l’achèvement du programme. Notons cependant la présence d’un autre extrant, déconnecté du reste de « l’usine », qui concerne ce que l’on peut appeler un apprentissage organisationnel, cela sans forcer le trait puisque les chercheurs du SAD, constructivistes, anticipent que la réalisation du programme est aussi la production « des connaissances sur le fonctionnement d’une équipe interdisciplinaire et sur les liaisons entre la production scientifique et la demande sociale ».

Au total cette deuxième transformation met assez bien en évidence que cette rationalisation organise le programme très nettement en fonction d’une téléologie qui est celle de NAIADE. Nous verrons comment cette mise en ordre de marche d’un investissement initial beaucoup plus large et plus volontariste se retrouve également dans la façon dont les dispositifs expérimentaux et leur résultats se trouvent eux aussi conduit par cette téléologie, somme toute cohérente avec l’existence d’un contrat stipulant ce qui doit être produit pour permettre de maîtrise l’activité agricole.

2.3. La transformation du programme dans le rapport de synthèse de sa première phase

Nous arrivons maintenant à la dernière transformation notoire du programme dans sa première phase, qui est celle que l’énoncé du projet pionnier subit dans le rapport final qui marque l’achèvement de celle-ci.

Au cours de l’année 1991, comme cela a été montré dans l’analyse du processus, le programme de recherche entre dans une phase où le processus d’innovation tend à affirmer des orientations précises concernant le type de solutions proposées pour les nouvelles pratiques. En 1992 NAIADE crée NARCISSE, sur la base du résultat des travaux de recherche menés et avec le passage de l’animateur du programme de R&D à sa tête. Pour les chercheurs se dessine donc un aboutissement à leur diagnostic et aux propositions formulées. Le rapport de synthèse (Deffontaines et al., 1993) forme ainsi un bilan également de ce que les chercheurs sont susceptibles de dire de leur projet pionnier initial. Dans le document final de la première phase du programme AGREV l’architecture du rapport de synthèse repose sur le plan ci-dessous, qui indique très bien l’enchaînement que nous avons décrit en terme d’épistémologie du système agraire, d’usine scientifique, de modélisation de l’exploitation et de propositions pour l’action.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

201

1.La question et le programme de recherche 2.Un état des lieux : premier diagnostic de l’agriculture (1989) 3.Fonctionnement des exploitations et qualité de l’eau 4.Rappel des propositions et questions en suspens

Poursuivons notre description de l’exposition de sa structure. Nous avons à faire à une description du modèle d’un système agraire qui présente un changement par rapport à la version de janvier 1990. Le modèle « Acteur/Espace/Activités » déjà mentionné vient se surajouter, tandis que le modèle de départ du programme AGREV, tel qu’il est présenté dans le contrat de recherche, se trouve simplifiér par la fusion du « social » et de « l’économique » en « systèmes socio-économiques », et que les trois sous-systèmes semblent vivre une existence de plus en plus autonome. L’analyse que nous faisons de cette transformation est donnée dans l’ Encadré 7-10. Encadré 7-10 : Le système agraire en 1993 - Document de synthèse AGREV

Acteurs

Activités

Territoire

Systèmes socio-économiques Hydrosystèmes

Systèmesbiotechniques

Modèle d'un système agraire

Interaction

Liaison dominante

Nous faisons l'hypothèse que le maintien et ledéveloppement d'une agriculture locale performantemaîtrisant ses effluents dépend du fonctionnement etde l'évolution du système agraire défini par les acteursconcernés et le territoire de protection, par leursactivités et par l'ensemble des relations qui s'établissententre acteurs, activités et territoire à l'occasion de laproduction agricole et de l'utilisation du territoire

Pour aborder le problème de la maîtrise du taux des nitratesdans les eaux sous le zone racinaire nous avons considérétrois types de sous-systèmes : les systèmes socio-économiques qui relient les acteurs et leur activités, lessystèmes biotechniques qui interviennent dans le transfertdes nitrates et les hydrosystèmes dans lesquels s'organisela circualtion de l'eau. Les sous-systèmes ne sont pasindépendants et correspondent à trois points de vue sur lesystème agraire en cause. L'analyse de chacun d'euxmobilise des concepts et des outils particuliers.

Le système agraire du géographe

Le fonctionnement du système agrairede l'ingénieur

La figure Le texte

Le réel

Le modèle

Il nous semble assez net dans la figure étiquetée par le titre « le modèle du système agraire », que ce modèle n’est plus la mise en relation des trois sous-systèmes (qui perdent par ailleurs leur liaison), mais la mise en relation de deux modèles, celui d’une définition « Acteur/Activités/Territoire » et celui de trois point de vue réducteurs sur le système agraire. Cette coexistence de deux modèles oriente notre lecture vers l’hypothèse que nous formulions concernant les fondements de la « culture sadienne ». Si on en juge par la figure et le texte qui l’accompagne, le modèle du système agraire voit double. A la position initiale qui permettait de prendre en compte « la globalité et la complexité » du problème tout en incluant l’orientation téléologique des activités de recherche (notamment avec cette inclusion d’une négociation du programme de recherche avec les acteur donnant lieu à l’affirmation d’une « posture de recherche-action »), sont substituées deux positions, dont celle qui comporte les flèches n’est pas la plus systémique des deux.

Si on suit le texte, nous sommes face à, d’un côté une définition agro-géographique réaliste du système agraire qui parle d’acteurs concernés par un territoire du fait de leurs activités qui s’y localisent et s’y spatialisent, et de l’autre à une méthode qui ordonne des « points de vue » permettant de « relier des niveaux d’analyse et des niveaux fonctionnels ». On retrouve le principe du schéma de 1990 mais avec une affirmation beaucoup plus nette de la dualité du système agraire entre ce « structuralisme compréhensif » du géographe, et cette méthode d’organisation systémique des opérations de recherche au service beaucoup plus direct d’une ingénierie du Développement agricole, que nous évoquions plus haut.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

202

On retrouve cette dualité dans les figures elles-mêmes, l’une lie les deux modèles, tandis que le tableau présentant « les niveaux d’analyse, étapes et opérations de recherche » (voir Encadré 7-11) reprend la présentation de l’usine scientifique avec la précision suivante qui doit attirer notre attention: « le schéma présenté ne correspond pas exactement au déroulement de la recherche mais à celui que l’équipe de recherche retient en tenant compte de l’expérience vécue. Plus qu’une chronique il s’agit d’en présenter la logique ». Le dualisme des modèles cache donc des choses non exposables dans la semi-clandestinité des pratiques au sein du déroulement. C’est ce que nous aurons l’occasion de mieux préciser dans les deux sections suivantes de ce chapitre.

Encadré 7-11: L’organisation de la recherche Agriculture Environnement (Le programme AGREV)

Tableau - niveaux d’analyse, étapes et opérations de recherche Les systèmes Les niveaux

d’analyse 1 Premierr Diagnostic

2 Outils et dispositifs de mesures

3 Premiers bilans et modèles.

4 Simulations au niveau des exploitations

5 Propositions et outils de suivi

Les sociétés locales

Démographie

Les relations entre acteurs

Réseaux PL Dialogue Système de contractualisation

Systèmes Socio-économiques

Les filières économiques et institutionnelles

Organisation Enquête filière

Les systèmes famille-exploitation

Diversité 1ere typologie Modèle fonctionnement de qqes exploitations

Ensemble de propositions tech. et éco.e

Le périmètre

Paysage

1er bilan

Zones à risque

Systèmes bio-techniques

L’exploitation Pratiques agricoles

PL technique et économique

PL parcellaire [NO3]

Outils de suivi Références tech. et éco.

La parcelle Indicateur BASCULE

La station [NO3] BP profils azote

modèle REH

Le périmètre hydrogéologie carte sols 1/25000

Hydro-systèmes

Le bassin versant

Sources et bassins d’alimentation

Débits et [NO3] 1er modèle circulation de l’eau

La station Comportement hydrique

Ce qui est important pour nous dans cette étude de la dernière re-formulation du programme de recherche que nous connaissons avant la nôtre, c’est d’attester de ce travail de mise en relation de la représentation du programme de recherche (qui reste tel quel jusqu’à aujourd’hui voir Benoit et al. (1997)) avec différents sites de conceptualisation qui inscrivent la science en action du SAD dans une « Science » plus détachée de l’engagement sur le « terrain » d’un côté, et de cette masse manquante qui ne passe pas dans la rationalisation du programme et qui concerne beaucoup plus directement les pratiques de recherche dans le processus ainsi que leur organisation. Les chercheurs se mettent ainsi d’avantage en position de réflechir le programme sous l’angle d’une interrogation concernant l’intégration des disciplines des sciences de la nature et des sciences sociales au regard de leurs apports à une approche holiste des effets du développement agricole sur les territoires ruraux262.

262 Cette volonté de « mettre à disposition du programme » pour une réflexion plus large est concomitante de la publication de Jollivet (dir.) (1992) et de la création de la Revue Natures, Sciences, Sociétés.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

203

2.4. Les transformations au cours de la deuxième phase du programme

Le contrat de recherche AGREV s’achève en avril 1992 avec la création de NARCISSE quasiment dans sa continuité, alors que NAIADE demande aux chercheurs « de surseoir aux visites d’exploitations en dehors des quatre exploitants suivis pour ne pas perturber les négociations de contrats individuels sur le terrain » (chronique du programme). La négociation et la finalisation de la deuxième phase du programme de recherche s’achèvent quant à elle dans l’hiver 92/93 (signature au 27 mai 93 pour NAIADE et 23 février pour l’Agence de l’Eau qui intervient toujours à titre de partenaire financier du programme pour bénéficier des résultats) avec la proposition d’un « programme de recherche AGREV2 » intitulé « Théorie et pratiques du changement ».

Le programme de recherche correspond à des « engagements de la recherche » pour « un accompagnement et une évaluation scientifique des changements et un rôle d’élaboration des connaissances complémentaires nécessaires à un meilleur ajustement et à une plus grande efficacité de ces changements ». Plus précisément les engagements portent sur les trois points mis en exergue ci-dessous, où on remarquera l’importance d’une référence à la Science pour définir un enchaînement pour ainsi dire linéaire: [connaissance > soutien > évaluation], sachant également que l’avenant définit un plan de formation des agriculteurs sur financement conditionnel. - Elaboration des connaissances complémentaires nécessaires pour une plus grande efficacité des changements définis dans deux rubriques - Un soutien scientifique et technique aux agents de développement chargé du conseil aux agriculteurs - L’évaluation scientifique des changements et de leurs conséquences.

Le programme de recherche AGREV2 est pour cela structuré en 2 rubriques et 5 volets de recherche, sans pour autant que cette reconfiguration de la structure du programme ne fasse l’objet du type de considérations étudiées ci-dessus, ni dans la littérature grise, ni dans des articles (voir Encadré 7-12). L’avenant pose une continuité de principe par rapport aux articles du contrat initial qui ne sont pas modifiés, au premier rang desquels l’objet du contrat initial, mais cette continuité ne trouve pas de pendant dans la définition même du programme de recherche.

Encadré 7-12 : La transformation subit dans l’avenant au programme de recherche Systéme agraire

Intitulé des fiches - AGREV1

Hydrosystèmes

P1 Rendement et pollution de différentssystèmes de culture

E1 Recherche sur la gestion desdéjections de gros bovins

Systèmes biotechniques

E2 Dynamique des systèmes de culture etévolution de la pollution par les nitrates

E3 Analyse du fonctionnement desexploitations agricoles; conditions deschangements et conséquencestechniques et économiques

Systèmessocio-économiques

S1 Environnement économique etinstitutionnel

S2 Etude des systèmes de pensée et deleur dynamique et procédure decoopération entre groupesd’agriculteurs et équipes de recherche

Intitulé des volets - AGREV 2 Rubriques

Modélisation de la circulation de l’eaude surface et de subsurface en vuede la détermination des flux d’azote

V1L’eau et leschangements

La maîtrise des systèmes d’élevage V3 des systèmestechniques

La maîtrise des nouveaux systèmesde culture

V2

Gestion financière et économique:proposition pour accompagner lechangement au niveau desexploitations et de l’activité agricolelocale

V4Conditions etconséquenceséconomiques etsociales duchangementdans les

Organisation de l’utilisation duterritoire et localisation desproductions

V 5 exploitations

Plus important pour notre propos, l’étiquetage des volets ne rappellent plus, comme dans le projet pionnier, l’existence d’un agencement systémique des axes d’investigations de la Recherche, et il n’est

III° PARTIE - CHAPITRE 7

204

par ailleurs fait mention, à aucun endroit de la notion de système agraire263. De plus nous ne connaissons pas de document dans la littérature grise faisant un lien systématique entre l’organisation d’AGREV1 et celle d’AGREV2 sur ce plan. Nous pouvons ainsi attester d’une certaine rupture ou discontinuité dans cette dernière transformation du projet pionnier initial avec l’abandon d’une référence à la transformation du système agraire et une certaine « scientifisation » du rapport aux acteurs, et avec le maintien, voire même de l’affirmation, d’une séparation entre un point de vue biotechnique sur la circulation de l’eau (V1, V2, V3) et un point de vue de développement très instrumental au niveau de l’exploitation (V4) et au niveau du territoire (V5) (voir Encadré 7-12). Ces transformations affectent très spécifiquement ce qui correspond à l’insertion du travail des économistes, tandis qu’apparaît un nouveau registre qui, sans référé aucunement à la notion de système agraire, concerne le territoire dans une perspective agro-géographique.

Encadré 7-13: Les modifications de l’organisation des volets du programme au cours de sa deuxième phase264

Rubriques avril 1992 version 1

septembre 92 version2

octobre 92 avenant NAIADE

sept 96 rapport final

V1 Modélisation de la circulation de l’eau de surface et de subsurface en vue de la détermination des flux d’azote X1

Modélisation de la circulation de l’eau de surface et de subsurface en vue de la détermination des flux d’azote X1

Modélisation de la circulation de l’eau de surface et de subsurface en vue de la détermination des flux d’azote X1

Modélisation de la circulation des eaux de surface en vue de la détermination des flux d’azote X1

L’eau et les changements des systèmes techniques

V2 La maîtrise des nouveaux systèmes de culture X2

La maîtrise des nouveaux systèmes de culture X2

La maîtrise des nouveaux systèmes de culture X2

Dynamique et maîtrise des systèmes de culture X2

V3 La maîtrise des systèmes d’élevage X3

La maîtrise des systèmes d’élevage X3

La maîtrise des systèmes d’élevage X3

La maîtrise des systèmes d’élevage X3

Conditions et conséquences du changement dans les exploitations

V 4a La modélisation et la simulation des transformations dans les exploitations X4

Gestion et économie: de l’exploitation. Conditions et conséquences économique du changement Y

Changement de la société locale et de

V 4 Analyse socio-technique et économique du changement de l’activité agricole locale, consécutif aux changements des systèmes de production X4

Gestion financière et économique: propositions pour accompagner le changement au niveau des exploitations et de l’activité agricole locale X4

Gestion financière et économique: proposition pour accompagner le changement au niveau des exploitations et de l’activité agricole locale X4

l’organisation du territoire

V 4b Socio-économie du changement X4 et X5

V 5 Organisation de l’utilisation du territoire et localisation des productions Z

Organisation de l’utilisation du territoire et localisation des productions X

Organisation de l’utilisation du territoire et localisation des productions X

Organisation du territoire et forestier en relation avec la qualité de l’eau X

Dans l’année 1992 où les chercheurs élaborent une proposition de nouveau programme de recherche (la première version est d’avril 1992). Une récapitulation de la formalisation du programme au cours de son élaboration fait apparaître dans son étiquetage des modifications significatives des sites qui focalisent le travail de recherche (Encadré 7-13). Mais cela semble opérer sans qu’à aucun moment ne soit rediscuté le modèle du système agraire ou l’organisation générale de « l’usine scientifique », alors que ce même modèle réapparaît dans certaines réunions. Des transformations apparaissent dans le cours 263 ... sauf dans le volet 4 « gestion financière et économique » au niveau de « l’analyse des modificiations des flux physiques et monétaires dans l’ensemble du système agraire », thème partiel qui renvoie à la volonté des économistes d’établir un tableau d’échange inter-industriel sur le périmètre. 264 Les lettres indicées renvoient à l’indexation de la responsabilité des chercheurs pour chaque volet, X et Y représentent les deux responsables scientifiques du programme de recherche.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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du deuxième contrat lié à des enjeux qui relèvent de l’organisation de la Recherche et de sa dynamique propre de collectif, ce qui vient directement modifier l’organisation de la répartition des responsabilités des volets et du programme (voir le traitement de ce point dans notre chapitre 9).

Ce qui est le fait marquant, c’est la dissociation du volet 4 initial de l’avenant intitulé « Gestion financière et économique: proposition pour accompagner le changement au niveau des exploitations et de l’activité agricole locale » en deux volets, l’un intitulé « Gestion et économie de l’exploitation agricole » et l’autre « Socio-économie du changement »265. Cette dissociation marque le retour d’une préoccupation très affirmée de la sociologie du développement pour comprendre les jeux d’acteurs qui n’ont plus fait l’objet d’une investigation entre 1990 et 1992. Mais il s’agit également d’une préoccupation tournée vers la Recherche elle-même qui a perdu la visibilité de son action dans le processus de R&D, avec la mise en place d’une situation de gestion qui tend à l’instrumenter. C’est au sein de cette préoccupation que se trouvent inscrits les terrains des deux thèses en gestion, celui de Raulet-Crozet (1993) centrée sur l’étude d’un processus de structuration d’une gestion et la notre. Cette dissociation fait réapparaître le problème de la distinction entre deux formes d’économie, l’une centrée sur l’exploitation agricole (Gafsi, 1996), l’autre sur le fonctionnement d’ensemble des relations économiques et sociales sur le périmètre (Lemery, Barbier, Chia, 1997), sachant que cette dernière rencontre à ce niveau d’analyse, le point de vue d’une agro-géographie (volet 5) qui fédère des éléments des trois premiers volets pour rendre compte de l’organisation et d’une gestion possible du territoire dans la perspective d’une protection de la qualité de l’eau (Benoit et al., 1997).

Dans cette deuxième phase du programme où se joue une évaluation de la transformation du système agraire du point de vue de l’établissement d’une théorie et d’une étude des pratiques du changement, il semble qu’on puisse faire trois hypothèses du fait de l’absence d’une exposabilité de la structure du programme de recherche dans les imprimés, qui soit au moins équivalente à celle établie dans le projet pionnier, et qui tienne compte des modifications substantielles de l’organisation en volets. H1 : soit la structure du programme est suffisamment commune, à la suite de la première phase, pour ne pas avoir a être évoquée malgré les ré-agencements, et qu’elle est de plus satisfaisante pour conduire une « théorie et une pratique du changement », H 2 : soit celle-ci a pu constituer une difficulté non surmontée, H 3 : soit elle n’a plus été nécessaire pour inscrire une convergence de vue du collectif des chercheurs, celle-ci se jouant ailleurs, voire n’étant elle-même plus une préoccupation du collectif.

Il semble que cette actualisation difficile puisse signifier une certaine régression épistémologique par rapport aux positions de départ, celle-ci pouvant être définie comme l’entrée des chercheurs dans une progressive impossibilité de pouvoir rendre compte du programme en dehors de la fréquentation des instances où il est discuté entre eux. Mais il faut concevoir cette régression par rapport à ce qui s’est joué sur le terrain, puisque que la participation de la Recherche à la mise en gestion du problème de NAIADE est reprise dans l’irréversibilisation de la situation de gestion. En ce sens l’objectif du projet pionnier d’une recherche impliquée dans l’action est parfaitement rempli, ce qui semble par contre beaucoup plus sensible c’est alors la possibilité, pour les chercheurs, de revenir à une prise en compte de leur trajectoire vis à vis de la position initiale décrite dans le projet pionnier.

265 C’est dans ce deuxième volet que se sont déroulées nos activités de recherche au sein du programme, mais notre intervention sur la gestion du programme de recherche a principalement été négocié avec ses responsables.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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3. CARACTERISATION GENERALE DE L’EVOLUTION DE LA STRUCTURATION COGNITIVE DU PROGRAMME

Au total nous avons maintenant une description suffisante de l’exposabilité du programme de recherche pour le caractéirser dans son évolution. La structuration cognitive du programme est toujours pensée et présentée de façon identique, que ce soit pour les commanditaires et les partenaires du programme de recherche ou dans les audiences de la certifications des imprimés (articles, séminaires, colloques). Cette caractéristique est tout à fait cohérente avec le projet pionnier qui ouvre la présence de la Recherche à une négociation de ses questionnements et qui contient, en tant qu’expérience totale, les conceptions qui font l’identité particulière du métier de ces chercheurs.

Par contre au fil de l’épreuve de réalité, l’évolution de l’exposabilité du programme dans différentes audiences actualise une atténuation de cette conception initiale avec la perte d’une sociologie de l’action, puis l’affirmation d’une ingénierie de recherche, ensuite avec la séparation de l’usine scientifique et du modèle agro-géographique, et enfin avec une autonomisation des volets en vue d’une « Théorie et Pratiques du changement » valant suivi-évaluation pour NAIADE. L’encadré 7-14 propose une caractérisation de ce mouvement qui donne à voir les transformations successives de la façon dont les chercheurs rendent compte de la structuration du programme.

Encadré 7-14: Evolution de l’exposabilité du programme de recherche

La négociation de la négociation asymétrise le poids de [N] et [S],l'économie supplée au Social, l'objet de recherche et l'output de larecherche sont encore dans la Recherche, mais dissociés entre lespropositions technico-économiques et la maïeutique

N

S

NEconomie

S

NUsine

scientifique

N

S

Economie

Le projet pionnier sépare le biotechnique [N] et le social [S],l'économie se divise, l'objet de recherche et l'output de larecherche sont dans la Recherche

La finalisation du programme extrait l'output de la recherche,l'usine scientifique met les compétences en ordre de marchevers la modélisation de l'exploitation agricole respectueuse descontraintes de NAIADE, l'objet de recherche (la transformationdu système agaire et l'output de la recherche sont dissociésmais reliés par l'usine scientifique

La rationalisation du programme introduit un modèle de systèmeagraire à deux étages: une définition structuraliste du territoire(Acteurs, activités, espaces), et une approche systémique del'organisation de la recherche tendue vers la formalisation d'undiagnostic et de propositions (chartre des nouvelles pratiques)

UsinescientifiqueS

N

La deuxième phase du progamme fait état detransformations dans l'organisation de l'usinescientifique pour produire un suivi-évaluation et unethéorisation du changement, le retour d'un analysesocio-économique de la situation et une sociologie dela Recherche entame un travail rêflexif sur leprogramme

Usine scientifique

N

S

Economie

Territoire

SuiviEvaluation

Théorisation

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207

Ce mouvement procède de deux glissements. Le premier peut être suivi en considérant la place qui est faite à la finalisation du programme, là où au départ l’objet de recherche et son output sont contenus dans le caractère constructiviste du projet initial (l’économie appliquée assure alors un rôle d’interface), cette finalisation se sépare entre une face prescriptive qui concerne les nitrates et le milieux et une face maïeutique qui concerne la décision et la négociation, séparation que l’on reprend dans le schéma comme étant celle entre les pôles Nature et Société. Ce qui était la finalisation de la première phase du programme devient, dans la phase d’évalution, l’objet du programme de recherche, et le travail sociologique prend alors un ascendant dans une étude réflexive du programme. Le deuxième glissement correspond à l’architecture programmatique, tout d’abord image des différents investissements initiaux dans les dispositifs expérimentaux, celle-ci se complexifie dans une organisation ingéniérique des activités de recherche (« l’usine scientifique ») qui apparaît très liée au moment où s’opère, à partir de 1990, la formation des propositions pour un changement des pratiques agricoles avec le cahier des charges. Puis cette organisation semble laisser la place à une absence d’exposition d’une architecture spécifique à la phase d’évaluation qui passe par le moment d’une séparation entre un modèle général plutôt structuraliste et une conception systémique de l’intervention de la Recherche.

Ce que révèle notre étude c’est une absence d’exposition du sens que les chercheurs donnent à la deuxième phase ce qui prend alors un sens particulier au regard du risque suggérée ci-dessus au 1.1.4. Il faut alors souligner que cette expérimentation totale que les chercheurs opèrent en ayant les moyens de mettre en pratiques les fondements du projet scientifique du SAD, rencontre l’affirmation du caractère novateur de ce programme avec lequel l’équipe revendique une certaine modernité de son engagement (question d’actualité, groupe internationnal, coopération recherche-industrie, pluri-disciplinarité).

Pour comprendre comment cette tension a pu être gérée, on ne peut alors apporter de réponse définitive avec cette lecture du ré-agencement discontinu que nous livrent des inscriptions. Il nous faut concevoir au premier plan des activités un flux de pratiques expérimentales pour comprendre ce qui est à l’oeuvre dans ce programme. Toute la lisibilité du programme ne se situe pas, pour les chercheurs et pour nous, dans l’exposition de sa structuration cognitive, il s’agit de penser l’exposition du programme comme l’expression d’une activité particulière au sein des pratiques de recherche. Ce qui peut relier entre elles ces cristallisations de sens dans des imprimés n’est pas pour nous à rechercher dans une conscience collective continûment en travail sur elle-même. Même si nous maintenons l’importance de la question de la réflexivité dans la définition de la face politique du programme, il va falloir maintenant explorer les pratiques de recherche à travers l’étude de l’activité expérimentale.

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2° SECTION

L’ACTIVITE EXPERIMENTALE : VERS UN LABORATOIRE ETRANGE

Nous allons mobiliser une approche qui emprunte quelques éléments de méthodes à l’anthropologie de laboratoire, mais notre propos n’est pas de réaliser une sociologie complète des activités expérimentales du programme de recherche. Ce qui oriente notre travail est de caractériser ces activités par rapport à ce qui se joue dans le processus d’invention d’une gestion, et donc d’étudier comment des pratiques de recherche se trouvent traduites, ou pas, en pratiques de gestion à travers la transformation ou simplement le transfert de dispositifs expérimentaux en dispositifs de gestion.

L’hyptothèse de symétrie doit ici être rappelée afin de bien situer cette étude. En effet tous les dispositifs expérimentaux ne s’exposent pas de la même façon dans une intention d’action vis à vis du problème de NAIADE, certains postulent des négociations étendues avec les acteurs et d’autres ne mobilisent pas de tels enrôlements. Ce qui est alors pertinent pour nous c’est bien de considérer la façon dont les dispositifs expérimentaux supportent de simples transferts, des transformations, des transfigurations voire des oppositions, comment ils sont comme refoulés ou aspirés par le processus, et comment cela pose alors aux chercheurs des problèmes de gestion de leurs propres activités expérimentales.

1. DEFINIR L’ACTIVITE EXPERIMENTALE

1.1. Une dimension des pratiques de recherche

Les travaux de sociologie des sciences que nous avons présentés au chapitre 3, permettent de décrire l’activité du chercheur comme une activité stratégique dépendante des multiples contextes où elle s’exerce (Knorr, 1980). Ainsi la séparation a priori entre les instances de l’activité expérimentale (et son cortège de techniciens, ingénieurs et appareils de mesure fournisseurs de données) et celles plus feutrée de la théorisation, rend difficile l’approche de l’activité des chercheurs quand ils ne sont pas physiciens266. Notamment parce que cette séparation tend d’emblée à placer le chercheur du côté d’une logique scientifique de la découverte, on ne parvient pas à accommoder cette séparation aux discours mettant en évidence qu’il ne sait jamais très bien dire complètement ce qu’il fait sans parcourir l’ensemble des configurations, instances et audiences où il rend compte justement de ce qu’il fait en établissant une cohérence de ses activités.

En considérant que les normes de conduite du travail scientifique ne sont alors pas suffisantes pour expliquer la production de la science par les scientifiques (Mulkay, 1979), la sociologie des sciences prend en compte le contexte de travail du chercheur dans les multiples configurations où il exerce son activité. Parmi ces activités certaines peuvent être qualifiés d’expérimentales dans la mesure où les chercheurs réfèrent à travers elles à la production « d’effets de vérité » orientés vers, et tirés par, des audiences, qui détachent les énoncés du cadre où ils ont été produits et consacrent le fait plus ou moins durement, plus ou moins longtemps. Ces activités convoquent des théories d’usage ou une théorisation nouvelle qui s’expriment à travers la possibilité de détacher le fait de l’artefact dans la mise circulation des énoncés et dans leur présentation au sein d’audiences qui peuvent accentuer voire démultiplier l’effet

266 Il semble que même pour eux une telle opposition soit largement a priori voir Pickering (1980) et Harvey, (1980).

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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de vérité. Convaincre une audience c’est alors augmenter l’autonomie des énoncés contre le scepticisme organisé, c’est conjointement fabriquer des faits et établir une théorisation. Ainsi étudier l’activité expérimentale c’est étudier l’opération qui consiste à élaborer et rendre exposable les conditions de production d’énoncés, qui pourront être dits plus tard scientifiques ailleurs, dans le but de substituer à ces conditions l’inscription d’un phénomène dont les chercheurs pensent avoir construit l’existence à travers elles (Latour et Fabbri, 1977, p.90). Revenant sur les critères de définition de l’activité scientifique (selon Garfinkel (1967, p.263-268)), Latour et Woolgar (1979) proposent d’adopter une position inductive pour étudier l’activité des chercheurs au laboratoire, position que nous suivrons pour éviter le raisonnement du type « les scientifiques semblent opérer scientifiquement parce qu’ils sont des scientifiques ». Leur proposition est ainsi que si des différences existent entre le sens commun et la science, alors ces différences doivent pouvoir être observées empiriquement. Il est pour cela nécessaire de resserrer l’observation de l’activité scientifique sur celle des pratiques ordinaires de la recherche, selon une observation de longue durée à la manière de l’anthropologue, observation des gestes, flux, interactions et actes verbaux au sein de l’enceinte du laboratoire, visant à comprendre la fabrication des faits par la « lessiveuse des pratiques » (Pickering, 1993) comme la production et le déplacement d’énoncés hors de son enceinte (Encadré 7-15).

Encadré 7-15 : processus par lesquels des échanges verbaux deviennent des comptes-rendus de la genèse des idées et des processus de pensée (Latour et Woolgar, 1979)

publie

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discuter

inscrire

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FFAAIITTSS

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TECHNIQUETECHNIQUES

PROFESSIONPROFESSION

Muni de cette définition de l’activité expérimentale et des exigences de son observation, il nous faut maintenant préciser comment étudier de telles activités selon les particularités de ce programme de recherche sous l’angle des conditions de la production des énoncés. Cela est d’autant plus important quand des chercheurs, comme ceux de ce programme, ont à négocier le moment de la séparation des faits des conditions où ils ont été produits, d’une part à l’échelle de la transformation des pratiques agricoles, et d’autre part quand l’objectif du programme est d’être finalisé pour un tiers exigeant un certain type de résultats opérationnels. De plus nous venons de décrire comment la conception du programme le désigne lui même comme expérience en tant que programme, ce qui fait qu’à la limite toute activité aurait tendance à devenir expérimentale pour les chercheurs, y compris le fait de faire des expériences dans ce contexte particulier...

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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1.2. La particularité des activités expérimentales du programme AGREV

1.2.1. Dé-territorialisation des pratiques de recherche et forum hybride

Il nous faut particulièrement insister sur le mouvement de dé-térritorialisation des chercheurs, auquel correspond l’investissement de recherche sur NAIADE-LAND. Il ne s’agit pas d’une configuration ordinaire avec une paillasse et des tubes à essai et un ordinateur, mais de la mise en place dans le long terme d’activités expérimentales exposées en permanence à la négociation, y compris dans leur conduite, et cela pas seulement du point de vue des théories qui sous-tendent les dispositifs (comme cela est le cas dans les controverses entraînant une régression expérimentale, voir Collins (1985) et Mallard (1996)), mais également pour leur mode d’existence pour instruire le problème des nitrates. C’est en quelque sorte le laboratoire qui se déplace et se déforme à la façon dont Latour (1991) en donne une description concernant l’observation d’une portion d’Amazonie à la frontière entre savane et forêt dense. Mais il faudrait, par analogie, y rajouter des agriculteurs sur brûlis, une compagnie forestière, des élus locaux ainsi que multiplier les disciplines et leur techniques expérimentales propres, tout en augmentant considérablement le temps de la recherche, les lieux de négociation des activités et la liste des porte-parole à prendre en compte, tout ça pour ce qui serait l’équivalent de la pose du pédo-fil en forêt amazonienne et la définition des questions de recherche pour problématiser sa préservation.

En effet, l’exploration du processus d’innovation a montré combien était politique cette présence de la Recherche pour changer les pratiques agricoles afin de diminuer la lixiviation des nitrates, jusque dans la désignation même des instances de régulation du programme de R&D avec ce collectif labélisé « groupe de régulation politique ». Aussi la notion de forum-hybride développée par Callon et Rip (1991), semblent convenir pour décrire le type d’expérimentation élargie dont les propriétés peuvent être rappelée ici: l’action est dépassée par les événements, l’incertitude sur l’état du monde qui vient est radicale, l’investigation créatrice est consécutive à l’exploration de mondes possibles, enfin l’investigation est collective et pas strictement à caractère expérimental au sein d’un laboratoire. Comme nous l’avons souligné, les chercheurs ne sont pas les seuls à expérimenter ce qu’implique de diminuer la lixiviation des nitrates, aussi faut-il concevoir leur investissement expérimental sur le site comme étant à l’oeuvre dans le cadre d’un tel forum d’expérimentations multiples. Cela a une conséquence importante pour concevoir les « effets de vérité », car il sont mis à disposition d’audiences qui en testent assez directement l’opérationnalité ou la cohérence, par rapport à d’autres registres d’expériences professionnelles (pour les agriculteurs comme pour NAIADE puis NARCISSE, diminuer la lixiviation à des retentissements économiques, techniques et politiques différenciés), et cela avant qu’ils ne soient souvent certifiés par les pairs, du fait de cette urgence à trouver une solution. Cette tension entre immédiateté du résultat pour traiter le problème de NAIADE et invocation d’un délais de validation, est une contrainte qui a engagé parfois les chercheurs sur la voie du pari pascalien, proposant de nouveaux énoncés à expérimenter en pratique, là où NAIADE tendait à considérer qu’il s’agissait de vérités scientifiques.

Nous mobilisons ici l’idée que « la force de la correspondance entre les objets et les énoncés à propos de ces objets découle de la césure et de l’inversion d’un énoncé au sein du contexte du laboratoire » et que « la séparation entre réalité et circonstances locales existe seulement après que l’énoncé soit stabilisé comme un fait » (Latour et Woolgar, 1979, p.180). Cette assertion qui conduit les travaux de sociologie de l’innovation doit être considérée pour notre cas à la définition du laboratoire près. Du coup ce qui va être alors important de caractériser au sein de ce forum-hybride c’est justement ce que l’on peut entendre par laboratoire dans ce genre de programme de recherche qui se caractérise par l’éclatement des activités, le fort degré de négociation autant de la conduite des activités que des

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énoncés qu’elles délivrent. La stabilisation des énoncés n’implique pas la vision d’une activité expérimentale seulement in vitro, même si des laboratoires traditionnels ont été mobilisés à distance. Ainsi le passage des énoncés aux effets de vérités, qui implique le passage de la référence analogique à la mise en évidence d’un lien cause-effet, contient cet éclatement des activités et cette pression à la finalisation du savoir-faire des chercheurs, même si celui-ci n’est pas prévu toujours pour cela.

1.2.2. Une définition du site expérimental comme laboratoire Hors-Les-Murs

Nous avons ici à faire à un forum hybride localisé au sein duquel se territorialisent des activités expérimentales qui sont liées à lui du point de vue de la finalisation des énoncés qu’elles peuvent délivrer. Ce site expérimental reste lié aux laboratoires ordinaires de la conception à distance de candidats aux « effets de vérités », mais les jeux de relation que nous avons décrit dans la deuxième partie se trouvent souvent moteur des pratiques de recherche, au point de ne pouvoir être distingués d’elles et de les rendre à la fois extrêmement sensibles du fait de ce qu’elles traduisent des négociations stabilisées, mais également particulièrement étendues du point de vue des relations sociales qu’elles impliquent. Elles tendent à devenir des activités de composition et de négociation permanentes avec des instances hétérogènes dont il faut négocier l’attachement, comme le climat, la disponibilité en temps et l’humeur des agriculteurs, les intérêts stratégiques de NAIADE, les moyens financiers, mais aussi avec d’autres chercheurs et d’autres activités de recherche, elles-mêmes correspondant à d’autres contextes (car les chercheurs ne sont pas à plein temps sur le « chantier NAIADE »). Situer l’activité expérimentale, la délimiter suffisamment pour isoler des phénomènes sans se couper des pratiques agricoles qui font l’objet du programme est alors une difficulté majeure qui se pose pour le chercheur en gestion dans la relation aux acteurs de ce forum hybride localisé, difficulté pour laquelle l’observation participante peut constituer une réponse.

Quand l'anthropologue de la science-en-action pénètre dans le laboratoire classique avec son parking, avec son enceinte, ses salles dédiées à des activités identifiées par un écriteau et ses nombreux flux267, les dispositifs y sont déjà contenus et les chercheurs observés en situation d'être complètement à ce qu'il font pour s'adonner à leur métier. Tel n'est pas le cas de figure que nous avons à étudier, puisque tel que décrit par les attendus du contrat entre NAÏADE et l'INRA (1° avenant 28 avril 1989) l’équivalent du laboratoire rassemble « les laboratoires de l'INRA où sont poursuivies les études qui sont l'Unité de recherche INRA VDM du département SAD, les laboratoires de Châlon et de Colmar du Département Agronomie, le laboratoire de Thonon du Département Science du Sol et la Cellule Environnement, auxquels est associé le laboratoire du GERDAL-CNRS, Ces laboratoires seront désignés ci-dessous par l'INRA ».

Ce genre de groupement scientifique n'est évidement pas une caractéristique exceptionnelle, puisque nombreux sont les programmes de recherche grands ou petits où les sites expérimentaux et/ou les centre de traitement des données sont distribués géographiquement. Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans ce cas, c'est que le site expérimental est en quelque sorte l’objet d’une observation à distance des centres où se sont traités les énoncés issus de dispositifs expérimentaux variés, capteurs de toute une situation dont ils cherchent à rendre compte. L'ensemble des dispositifs expérimentaux qui met le périmètre sous observation, a de grandes similitudes avec le rapport que l’épidémiologie entretient avec une population de sujets potentiellement pathologiques: des entretiens, des bio-capteurs, des analyses

267 On renvoie ici à l'image standard du laboratoire comme plateau de jeu de Cluedo, dont un plan est donné par exemple dans Latour et Woolgar (1979).

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statistiques, des contrôles268. Cela implique la création de dispositifs plus ou moins contrôlés (dit “ in vivo ” ou “ en situation réelle ”) comme c'est le cas dans d'autres programmes de R&D (chercheurs de l'IFREMER dans la baie de St Brieuc dans Callon (1986), ou chercheurs à la lisière de forêt ou savane amazonienne dans Latour (1991)). C’est donc cet ensemble de dispositifs expérimentaux sur le site et exposés au sein du forum hybride liés à des laboratoires « ordinaires » jouant le rôle de centre de conception d’énoncés réexportables sur le site ou dans d’autres audiences que nous appellerons Laboratoire Hors-Les-Murs (labo HLM comme nous l'avons nommé par fantaisie et pour faire court).

Cela fait que, pris à l'échelle du collectif des chercheurs, l’activité expérimentale a une configuration hétérogène du point de vue de la façon dont chacun d’entre eux élabore les contours de ce qui est mesuré (la création d'un monde intérieur limité au sein du site, celui-ci devenant lui même extérieur quand les faits sont détachés du site) et le contenu des mesures (la création d'un chaîne de médiateurs reliant le site aux audiences qui attendent que les « effets de vérité » supportent la création de faits). Les formes techniques et sociales des différentes activités expérimentales sont ainsi le résultat de mouvements de dé-territorialisation de pratiques de recherche sur le site, et de re-territorialisation dans les audiences qui contribuent à établir une activité expérimentale élargie au collectif de la Recherche, activité suffisamment reliée au processus pour permettre une qualification mesurée du problème en jeu, mais également suffisamment exposée au monde des pratiques agricoles puisqu’il s’agit justement d’en étudier les effets.

1.3. Méthode et objectif de la description des activités expérimentales

Nous avons ainsi opté pour une position à l’égard de nos données de terrain qui nous a conduit à proposer une description fragmentaire de l’activité expérimentale du programme, bien que comme nous l’avons affirmé ce dernier considéré posé par les chercheurs comme une « expérience totale » interdisciplinaire dans laquelle leur propre conception du développement agricole est engagée. Il ne s’agit pourtant pas d’un parti pris ni d’un artefact de l’exploration des données d’observations (imprimés, analyse de nos entretiens sociologiques, fréquentation des instances de coordination des activités du groupe, fréquentation des dispositifs expérimentaux eux mêmes, interactions libres), mais d’un choix orienté vers la compréhension de la constitution d’un collectif de chercheurs qui met en avant la coordination d’activités expérimentales pour arriver à ses fins suivant le type de théorisation méthodologique que nous avons présentée dans la première section.

Aussi plutôt que de partir de l’organisation systématique du programme, et notamment de ce que nous avons appelé « l’usine scientifique », pour explorer la cohésion des activités expérimentales, nous avons préféré suivre la conception, l’installation et la mise en production de différents dispositifs censés produire des faits, et qui, seulement une fois stabilisés, ont permis au responsable scientifique d’établir alors la description de « cette usine ». Ces dispositifs sont, de fait, fragmentés parce qu’il a bien fallu que les chercheurs traitent la question de NAIADE posée en 1987 à partir d’une activité expérimentale localisée répondant à la capacité de mobilisation de certaines compétences, de certaines théories d’usage permettant de lier des méthodes et des résultats à l’horizon d’une certification, mais également à la structuration en cours du programme organisé selon des niveaux d’observation et les trois sous-systèmes étudiés et pas à partir d’un laboratoire donné et préexistant (voir dans le Tableau 7-2 la rationalisation des opérations de recherche réalisée en 1990 et dans le Tableau 7-3 celle de 1993, on ne

268 nous avons pu observer une activité similaire lié à un forum portant sur la qualité de l’air au cours de notre travail de recherche de DEA (Barbier, 1993).

III° PARTIE - CHAPITRE 7

213

trouve pas d’équivalent dans les publications ultérieures concernant le programme, ni dans l’avenant du contrat en 1993).

Tableau 7-2: l’organisation de l’activité expérimentale de la recherche du programme AGREV - 1990: Dispositifs de recherche et premiers résultats

Dispositifs de recherche mis en place Modèles de fonctionnement Observation des sols et des ruissellements carte des sols. Carte localisant les écoulements préférentiels Prélèvements d’échantillons et début de l’étude des caractéristiques physiques des matériaux

comportement hydrodynamiques de quelques types de sol

Analyse de séries chronologiques des taux de nitrates et des données climatiques. Analyse diachronique des systèmes de culture

premiers modèles explicatifs de l’évolution du taux de nitrates (73-90)

Pose de bougies Poreuses pour la mesure de la concentration en nitrates et de données climatiques. Analyse diachronique des systèmes de culture

premiers modèles de production des nitrates (bilan) au niveau de la parcelle de quelques exploitations au niveau du paysage

Enquêtes auprès de tous les agriculteurs (50 =) première typologie de fonctionnement des exploitations Expérimentations pour l’acquisition de références techniques en laboratoire, en domaine expérimental et en exploitations en collaboration avec la Chambre d’Agriculture

références sur les cultures dérobées, sur les composts et les modalités de compostage, sur les types de productions animales

Modélisation des exploitations. Programmation linéaire. Construction de groupes de travail avec les agriculteurs et les agents de développement

simulations technique, écologique et financière de quelques systèmes de production. Evaluation de leur agressivité et de leur rentabilité (système de culture et itinéraires techniques modifiés)

enquête sociologique sur les réseaux de relation, les arguments développés par les agriculteurs à propos des nitrates

identification des réseaux de travail et de dialogue entre agriculteurs

Enquête sur la valorisation des produits actuels ou nouveaux identification d’itinéraires techniques pour des produits spécifiés, avec un cahier des charges, repérage des acteurs économiques

Séances de formation. Discussion avec des agriculteurs du périmètre

Mise en place de procédures de concertation entre acteurs, dont les chercheurs

création d’un comité de pilotage du programme et d’un GIE pour la valorisation des produits. Première analyse des diverses stratégies des acteurs

Tableau 7-3: niveaux d’analyse, étapes et opérations de recherche - 1993 Les systèmes

Les niveaux d’analyse

1 Premier Diagnostic

2 Outils et dispositifs de mesures

3 Premiers bilans et modèles.

4 Simulations au niveau des exploitations

5 Propositions et outils de suivi

Les sociétés locales

Démographie

Systèmes

Les relations entre acteurs

Réseaux PL Dialogue Système de contractualisation

Socio-économiques

Les filières éco. et institu.

Organisation Enquête filière

Les systèmes famille-exploitation

Diversité 1ere typologie Modèle fonctionnement de qqes expl.

Ensemble de propositions tech. et éco.

Le périmètre Paysage 1er bilan Zones à risque Systèmes bio-techniques

L’exploitation Pratiques agricoles

PL technique et économique

PL parcellaire [NO3]

Outils de suivi Références

La parcelle Indicateur BASCULE

La station [NO3] BP profils azote

modèle REH

Le périmètre hydrogéologie carte sols 1/25000 Hydro-systèmes

Le bassin versant

Sources et bassins d’alimentation

Débits et [NO3] 1er modèle circulation de l’eau

La station Comportement hydrique

III° PARTIE - CHAPITRE 7

214

De plus cette entrée pragmatique dans l’activité expérimentale, nous permet de considérer la recherche d’une cohésion entre ces activités particulières comme le problème que les chercheurs ont dû traiter. En effet ils devaient d’une part maintenir la tenue de leurs activités propres parce qu’elles apportent de quoi traiter le problème dans la prise en compte « de la globalité et la complexité », et d’autre part ils devaient tenir le programme de recherche à la hauteur de son engagement contractuel visant à finaliser cette prise en compte. C’est donc la construction de l’interdisciplinarité, dans et par les pratiques de recherche, que nous pouvons alors aborder en suivant celle-ci comme une dimension du programme à laquelle les chercheurs travaillent. Mettre ensemble différentes disciplines pour l’étude d’un problème n’est en rien un gage d’interdisciplinarité, celle-ci est discrètement à l’oeuvre dans certaines configurations et à certains moments, même quand elle est annoncée comme consubstantielle au programme.

L’activité expérimentale mobilise ainsi de façon variée le collectif de recherche, soit directement dans la conception et l’installation et la mise en production des dispositifs, soit comme première audience de discussion des énoncés qui proviennent de cette activité dans la perspective de les lier, ou pas, à une approche plus globale. C’est bien dans les moments d’une mise en relation opérationnelle d’activités éclatées qu’apparaît alors ce traitement du problème dans la globalité et la complexité que poursuivent les chercheurs, soit au sein de collaborations au niveau de la conduite des activités expérimentales (installation et mise en production des dispositifs), soit au sein de collaborations et d’échanges verbaux dans la fabrication de sens commun, de textes, de préconisations à partir d’énoncés fragmentaires non prévus à priori pour fonctionner ensemble.

Enfin, nous souhaitons nous fixer une exigence dans cette étude des pratiques expérimentales. En effet nous devons conserver l’orientation qui est la nôtre de lier le programme de recherche au processus d’innovation que nous avons décrit. Il s’agit donc de se pencher spécifiquement sur les activités de recherche qui se sont trouvées inscrites, selon différents modalités qu’il conviendra de préciser, dans le processus d’innovation, acquérant ainsi plus ou moins de force de vérité. La traduction de ces activités peut avoir été directe dans la mesure où elles ont participé délibérément à l’élaboration de la norme sociotechnique ou s’être trouvées reprises par NARCISSE sous forme d’outils de gestion de ses activités propres. Mais elles peuvent également avoir contribué de façon plus indirecte à la création de configurations favorables au déploiement du dispositif de mise en gestion du problème de NAIADE. Cette audience de la « réception » des énoncés au vue de leur opérationnalisation pour permettre une maîtrise de la situation d’incertitude qui est celle de NAIADE et des agriculteurs, est la deuxième audience après celle des collectifs de chercheurs que ceux-ci peuvent avoir à convaincre (voir Encadré 7-16).

Encadré 7-16 : La circulation des énoncés et les échanges verbaux dans la fabrication des faits au sein du programme

INSTALLATIOND'UN DISPOSITIF

MOBILISATION D'UNCOLLECTIF HUMAIN 1

MOBILISATION D'UNCOLLECTIF HUMAIN 2

PRODUCTIOND'ENONCES

PRESENTATION DANS UNEAUDIENCE DE CERTIFICATION

MISE ENATTENTE

DISCUSSION DANSLE COLLECTIF DE

RECHERCHE

PRESENTATIONDANS L'AUDIENCEDU ROGRAMME DE

R&D

qui ?

pourquoi ?

comment ?

FAITS

INSCRIPTIONDANS LE

PROCESSUS

pour qui ?

III° PARTIE - CHAPITRE 7

215

Sur cette base nous n’allons donc pas étudier de façon systématique toutes les activités de recherche selon le même degré d’attention. Notre exploration de l’activité expérimentale va donc être fragmentaire et ne rendre compte que de façon partielle de l’ensemble des activités qui se ont tenue dans le cadre du programme et parfois à sa marge dans des collaborations non prévues au contrat de recherche. Nous étudierons de façon détaillée trois dispositifs expérimentaux importants du programme, tandis que deux autres verront leurs descriptions portées en annexes, enfin certains ne seront mêmes qu’évoqués en conclusion. Si nous n’attachons pas une attention équivalente pour chacune d’entre elles, cela ne signifie pas qu’elles aient été de dernière importance pour les chercheurs qui les ont conduites, y compris dans leur esprit et au travers de la négociation de la tenue de ces activités pour le programme. Enfin ce choix pour lequel nous optons ne signifie pas pour autant que nous utilisons le degré de réalisation de certaines activités dans le processus d’innovation pour négliger des activités expérimentales qui ont pu trouver à conquérir d’autres audiences. Ce qui va nous préoccuper c’est surtout de comprendre comment des énoncés ont pu devenir des faits plus ou moins forts en étant impliqués dans le processus d’innovation269. Le degré de réalisation des activités expérimentales pour le processus d’innovation n’a donc ici qu’un caractère sélectif pour notre propos de chercheur en gestion.

1.4. Une vision étendue de l’activité expérimentale

Une vision générale de l’activité expérimentale peut cependant être présentée en considérant tout d’abord les dispositifs expérimentaux qui ont donné lieu à la production d’énoncés dans des publications. Nous nous sommes appuyés pour cela sur notre enquête auprès des chercheurs et sur un recensement des publications. Cette vision élargie de l’activité expérimentale suppose de concevoir une fragmentation de l’activité expérimentale dans l’espace du labo-HLM, dans l’espace du processus d’innovation, dans l’espace des champs scientifique mais aussi dans le temps (Encadré 7-17).

Encadré 7-17: inscription temporelle de l’activité expérimentale (NB : un carré vaut un trimestre).

Dispositifs Expérimentaux 8 8 8 9 9 0 9 1 9 2 9 3 9 4 9 5 9 6Suivi assolementsbougies poreusesmesures sourcettesprofil azotecomparaison métrologies lixiviationcirculation de l'eau dans le solexpé. labo sur minéralisation des fumiersexpérimentation minéralisation parcellecarte pédologiqueétudes géomorphologiquesenquêtes technico-économiquesProgrammation linéairesuivi paturage vache laitièresuivis fourragesgroupes GERDALEnquêtes sociologiquesSIGEtude zootechniquesEnquête sociologique "recherche"intervention recherche en gestion

Dans l’Encadré 7-18 on restitue ensuite de façon synthétique une représentation de l’activité expérimentale en fournissant des indications sur la participation de certains dispositifs à la formation de la norme sociotechnique et au processus d’innovation. On y remarquera que toute l’activité

269 Nous utilisons ainsi fortement l’audience du processus d’innovation comme site de la réalisation des énoncés en nous rappelant que « c’est seulement après qu’il soit devenu un fait que l’effet de réalité est obtenu » (Latour, et Woolgar, 1979, p.180).

III° PARTIE - CHAPITRE 7

216

expérimentale ne s’est pas tenue dans le strict objectif d’intégrer des effets de vérité ou des énoncés dans le processus. C’est une caractéristique importante de ce programme et peu souligné jusqu’ici que d’avoir permis l’existence de nombreuses activités scientifiques traitant du problème de lixiviation des nitrates ou de phénomènes connexes ou pouvant s’y rapporter, moyennant un déplacement du questionnement. Cette essaimage de l’activité scientifique du programme correspond à une stratégie de son responsable scientifique sur laquelle il nous faudra revenir quand nous ferons état des aspects organisationnels du programme dans la section suivante.

Encadré 7-18: Les dispositifs expérimentaux

Compostage desfumiers et limitationdes pertes azotées

Observatoirein situ de la circulation

de l'eau à la parcelle

Pâturage PIL/PELen station et suivi

des pratiquesd'élevage

Etudes de pédologie biologiedes sols sur la minéralisation de

l'azote et le fonctionnementhydrique de sols calcaires

Dispositif desBougies

poreuses in situEnquêtes pour l'étude duSystème Social de

Développement et desnouvelles fonctions de

l'agriculture

Bassind'AlimentationSIG / SGDB

IndicateurBASCULE

Etude tectonique sur lafracturation du sous-sol

et hydrodynamique des sols

PL, simulations et suivid'exploitations agricoles

sous contraintesenvironnementales

Dispositiforganisationnel derecherche-action

Etude du lessivage des nitratessur un périmètre délimité par

différentes méthodes

Contribution directe à l'établissementde la norme socio-technique

Dispositif expérimental décrit dans le texte

itinéraire techniquedu compostagedes fumiers

Métrologie etmodélisation de lalixiviation des nitrates

Règle de calcul d'unbilan des pertes azotéessur l'exploitation

Définition d'uneentité de gestion dela qualité de l'eau

Métrologie de laqualité de l'eausous lesracines in situ

Description et modèlemorphodynamique dela fracturation du gîte

carte pédologique à grande échelle etdétermination caractérisation des solsdu point de vue de la circulation del'eau et de leur potentialité

Etablissement et étude d'itinérairetechnique pour les conduites dupâturage avec pertes en azote limitées

Modélisation du fonctionnement del'exploitation et ingénierie du changement

Analyse compréhensivede la transformation desactivités agricoles et dujeux des prescripteurs,Recherche comprise

Enseignement desconditions dudéroulement d'unetelle recherche-action

Organisation d'un ensemble deméthodes permettant unemétrologie de la qualité de l'eau

LEGENDE

DISPOSITIFSEXPERIMENTAUX

Parmi les dispositifs que notre description va négliger et qui ont été néanmoins importants pour l’activité du programme, nous devons mentionner le dispositif d’étude de la transformation des fumiers compostés, réalisé en station et en laboratoire (voir le Texte 1-A7 de l’annexe A7). Ce dispositif a été également mobilisé dans le cadre d’autre chantier de recherche concernant la qualité de l’eau mais potable cette fois. Les études sur la valorisation du compost selon les prescriptions du cahier des charges ont été rendu difficiles par l’incorporation rapide de l’itinéraire technique au rang des services proposés par NARCISSE au agriculteurs dans le cadre des conventions. Le fait que l’étude de ces composts pouvait conduire à un contrôle qualité des pratiques de gestion de NARCISSE alors en pleine démonstration de sa capacité à remplir ses obligations y a joué un rôle certain.

Nous n’allons pas faire état en détail non plus des travaux déterminants qui portent sur la pédologie et la biologie de sols touchant à la fois la question de la dynamique de l’eau (capacité hydrique et caractéristiques hydrodynamiques des sols) et à l’établissement de leur potentiel de minéralisation en fonction du climat et leurs caractéristiques physico-chimiques (voir le Texte 2-A7 de l’annexe A7). Ces travaux ont été fondamentaux pour établir une caractérisation des sols en vue de l’établissement du

III° PARTIE - CHAPITRE 7

217

diagnostic du périmètre, caractérisation qui a abouti à une carte des sols très utiles pour NARCISSE. Ils ont également alimenter une réflexion sur les modalités de la protection du gîte selon un zonage en fonction des risques, et ont été de plus très reliés à d’autres dispositifs, tout d’abord avec l’agronomie au champ (et notamment le dispositif des bougies-poreuses), et ensuite avec les travaux ayant permis l’étude de la fracturation du substrat. Une avancée notoire découle de cette collaboration, elle concerne l’établissement d’un lien entre la variabilité spatiale, au niveau de la parcelle, des propriétés hydrodynamiques de certains sols sur dolomie, et l’orientation préférentielle de l’écoulement dans le système de microfailles du sous-sol. Des traitements de données sont encore en cours sur ce point, et des hypothèses sur le fonctionnement hydrique des sols et leur variabilité tendent à questionner la pertinence du 10mg/l sous les racines dans le sens même de la protection du gîte.

Enfin il nous faut également par symétrie faire état de ces dispositifs dont l’existence a été momentanée ou n’a pas permis une valorisation directe dans le processus ou sous forme de publication. Nous ne reviendrons pas sur le dispositif de sociologie de l’action et sur sa mise à l’écart du programme de recherche, mais il faut également mentionner un thème important difficilement instrumentable du point de vue des moyens et du pas de temps qu’il implique, avec le thème de la place des formes arborées sur le périmètre, prise à la fois du point de vue de la mise en défend de certaines zones à risque pour la percolation des nitrates vers la nappe, mais aussi du point de vue de l’aménagement du territoire selon l’établissement d’écosystèmes arborées directement associés à la protection des cultures qui, sur le périmètre, ne font pas l’objet de traitements phytosanitaires chez les signataires, et enfin du point de vue d’une « fabrication » esthétisante du paysage. Le travail de réflexion conduit sur ce thème appartenant au volet 5 du programme a d’ailleurs été repris par NAIADE et NARCISSE qui a sous-traité à l’ONF une étude et établit un calendrier de plantation de haies d’arbres, en y introduisant son soucis de marquer la délimitation du périmètre.

2. ETUDE DES DISPOSITIFS EXPERIMENTAUX

Les dispositifs expérimentaux que nous avons choisi d’étudier plus en détail présentent des propriétés qui répondent à l’objectif que nous avons fixé ci-dessus. Nous les présentons dans le Tableau 7-4 qui en propose une typologie suivant les trois propriétés suivantes : implication d’un collectif de chercheur dans les activités de mise en place du dispositif ou de discussions de ses résultats avant ou après certification, inscription directe ou indirecte du dispositif ou de ses résultats dans le processus d’innovation, et enfin horizon de circulation des énoncés liés au dispositifs dans des publications internes au programme ou dans des publications pour des revues.

Précisons que si nous avons préférentiellement insisté sur des dispositifs marqués très directement par le processus et exposés aux controverses qui s’y déroulent, c’est pour nous en tenir à une exploration du programme suffisante pour comprendre comment la recherche a contribué au processus. Soulignons que cette limitation de la description du programme est pour nous le pendant du fait que, sans cette activité expérimentale impliquée dans un flux d’actions et appliquée pour permettre une mise en gestion d’un problème, il n’y a tout simplement pas d’activité scientifique du tout. Car c’est au contact de ces activités que s’est jouée la présence effective de la Recherche pour les acteurs concernés par le problème de NAIADE, et surtout NAIADE elle-même. En nous tenant à une description fragmentaire de l’activité expérimentale nous gagnons en précision d’une compréhension fine des pratiques expérimentales, mais cela peut conduire à une certaine frustration pour le lecteur du point de vue de l’attente d’une vision étendue de celles-ci à l’échelle du programme. Cet effet d’une saturation du

III° PARTIE - CHAPITRE 7

218

simple fait de la description270 peut néanmoins être considéré comme un effet quasi « littéraire » qui nous semble avoir l’intérêt de signifier ce que peut être le monde vécu d’un chercheur dans ce programme, quand il doit assumer la vie d’un dispositif expérimental parmi d’autres au sein d’un programme qui revendique et cherche l’interdisciplinarité dans son fonctionnement, et s’engageant dans ce processus qui de plus en plus le dépasse et surtout le contraint.

Tableau 7-4 : Les dispositifs expérimentaux étudiés IMPLICATION D’UN

COLLECTIF DE CHERCHEURS

INSCRIPTION DANS LE PROCESSUS

D’INNOVATION

CIRCULATION DES ENONCES

DISPOSITIFS

pour l’installation du dispositif

pour la discussion des résultats

directe dans la norme

indirecte dans le processus

dans le programme

ouverte à la publication

Durée

Bougies-poreuses Forte Forte Forte Forte oui oui AGREV1 et 2

T

P.L. et simulations Forte Forte Forte Forte oui oui AGREV1 T Couplage Base de Données et SIG

Forte faible non faible oui oui AGREV1 et 2

AR

Enquête Exploitation

Forte faible faible Forte oui non AGREV1 T

Enquête pâturage des vaches Laitières

faible faible faible oui non AGREV 2 AR

Sociologie de l’action

Forte puis faible

Forte Forte oui non AGREV1 et 2

T

Compostage faible Forte Forte oui non AGREV1 et 2

A

Pédologie-Biologie des sols

faible faible faible Forte oui oui AGREV1 et 2

A

N.B. : P.L. signifie programmation linéaire, SIG système d’information géographique, Bassin d’alimentation réfère à une zone d’infiltration d’eau de surface correspondant à un point d’eau résurgent. T : signifie que le dispositif est traité dans le texte, AR en annexe rédigée, A en annexe par un matériaux primaire.

Après avoir fait état du problème de la territorialisation des activités expérimentales, nous allons tout particulièrement nous attacher à l’étude des deux premiers dispositifs expérimentaux du Tableau 7-4 (Bougies-Poreuses et Programmation Linéaire) qui ont marqué les chercheurs du point de vue de leur engagement sur le terrain et du point de vue de la mise à disposition de préconisations pour NAIADE. Par ailleurs ils ont été générateurs de nombreuses connexions et relations avec d’autres dispositifs et méritent sur ce point d’être considérés comme des attracteurs importants de la première phase du programme ayant permis le diagnostic du problème. Enfin ce sont des dispositifs sur lesquels la formation du cahier des propositions de la recherche à pris appui. Après l’étude de ces deux dispositifs nous traiterons des différentes formes d’enquêtes réalisées par les chercheurs pour préciser les modes de rencontres entre le monde de la Recherche et celui des agriculteurs qui est une composante importante de la mise en scène du régime de découverte qui a permis de mettre en gestion le problème de NAIADE.

270 Et il était encore possible d’aller plus loin dans le détail des pratiques quotidiennes de l’activité expérimentale, avec le risque d’augmenter une certaine lourdeur de la description. Tous nos matériaux empiriques sont ainsi loin d’être valoriés dans ce chapitre.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

219

2.1. Territorialisation du site expérimental

2.1.1. Le rôle de la carte

Cette question de l’insertion des activités expérimentales dans le site est cruciale pour les chercheurs, et elle commence par le fait de pouvoir situer géographiquement la topologie de l'espace étudié, de telle sorte que les entités qui supportent l'expérience (profil géologique et pédologique, sites de mesure des nitrates dans différentes eaux, représentations sociales associés aux communes, occupations de sol, localisation des sièges d'exploitation...) puissent être toujours ramenées à un topos commun, et mettre en accord les chercheurs dans le cadre de la discussion de leurs activités sur ce dont ils parlent dans les collectifs « ici », à propos du site « là-bas ».

Encadré 7-19 : carte stylisée du site expérimental

limite du périmète deprotection en 1971

limite du périmèted'AGREV1 conforme aucontrat entre l'INRA et NAIADE

HA

VA

MO

LI

THSB

XX

DO

PARCPARCTHERMALTHERMAL

Ruisseau du PV

Ruisseau de BF

village

bourg

NAIADE CITY

ruisseau

emergence de l'eauNAIADE

N

La carte joue sur ce point un rôle fondamental. La connaissance du périmètre, par sa fréquentation physique et sociale, est très inégale entre les chercheurs suivant leur degré d'implication mais surtout suivant le type de pratiques expérimentales (les géographes et agronomes étant favorisés en quelque sorte). C'est grâce à la carte que la zone d'étude (Encadré 7-19) est définie, qu'on la trouve la première fois qu’on s’y rend et qu'on la parcourt jusqu'à ses frontières une fois qu’on pense être à l’intérieur, délimitant ainsi la surface du problème, pour NAÏADE et de fait pour les chercheurs. C'est aussi grâce à la carte que l'on passe des occupations agricoles des sols de visu à des calculs d'assolement, c'est grâce à elle que les prélèvements de sol, les observations de profils pédologiques, sont situés et permettent de dresser la carte des sols, c'est grâce à la carte géo-référencée sous SIG que les données peuvent être "spatialisées", comme aiment à le dire les chercheurs du SAD. Mais le rôle de la carte ne s'arrête pas à aider les chercheurs à trouver le nord, elle a un rôle contractuel: la délimitation du périmètre est toujours jointe aux contrats qui concernent la protection des eaux de NAIADE, que ce soit pour la Recherche, les agriculteurs, ou autres prestataires comme la SAFER (voir Tableau 7-5). Le pendant de ce problème de localisation du périmètre qui se pose de façon quasi séculaire pour NAIADE est le problème de la détermination de l’espace qui, pour les chercheurs, doit former le site expérimental. La recherche a

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220

considéré cette délimitation du site expérimental comme une donnée (« Ce périmètre, résultat des travaux du BRGM, a été étendu à plusieurs reprises au cours de l’histoire de NAIADE. Dans la recherche, il a été considéré comme une donnée », in Document de synthèse (1993)).

Tableau 7-5: le rôle contractuelle de la carte Le programme de recherche concerné sera réalisé sur le périmètre de protection de la nappe

le terme de périmètre de protection de la nappe renvoie à la délimitation par décret ministériel (application de la loi du 14 juillet 1856 et décrets ultérieurs) d'une zone définie par le service des Mines où aucun pompage concurrent ne peut être réalisé, le terme de protection est donc ici un terme qui met le législateur en accord avec lui même dans le cas où ayant promulgué une déclaration d'intérêt public pour la source, il se doit d'établir des barrières à l'entrée pour des activités concurrentes. Le loi de 1856 est antérieure à la « pasteurisation » des Ministères, et la notion de pollution de la source est circonscrite au point d'émergence et au périmètre sanitaire d’émergence. L'extension d'une définition économique de la protection à une définition écologique est à considérer comme une transformation essentielle de l'industrie de l’eau minérale. Mais jusqu'alors cette délimitation ne permet pas de zoner des obligations pour les propriétaires du dessus en terme de protection sanitaire. Ceci explique l'orientation contractuelle qui est donnée par NAÏADE à son projet de protection du gîte.

le travail s’effectuera sur le périmètre défini sur la carte fournie par la SOCIETE et figurera en annexe.

ce périmètre n'est pas le périmètre défini par le décret ministériel de 1971, mais celui de l'extension souhaitée par NAÏADE suite aux travaux plus récents du BRGM. Ce périmètre est appelé périmètre d'AGREV conforme au contrat entre l'INRA et NAÏADE dans le premier rapport de recherche (Deffontaines et al. 1993), et simplement « périmètre » dans le rapport de synthèse.

Néanmoins cela ne signifie pas que la coordination des activités expérimentales s’en tienne à cet espace, car elle doit surtout prendre en compte la dissémination géographique des chercheurs dans leurs centres ou laboratoires. Mais plus encore, cela signifie que les chercheurs de l'équipe n'ont pas sous la main des souris, des éprouvettes, des machines, des ordinateurs, des fax ainsi qu'une salle de réunion au même endroit. Ce laboratoire HLM se caractérise par un investissement important dans les déplacements qu'il réclame pour accéder au lieu de l’empirie ou au point de rencontre des réunions. Qu'il faille prélever l'eau dans les bougies poreuses, construire la carte pédologique, enquêter un agriculteur, rencontrer Narcisse, faire le relevé de l'occupation des sols voire compter les vaches, ce nomadisme des techniciens et/ou des chercheurs ne peut être exclu en tant que composante de la pratique du laboratoire hors les murs, et la carte joue alors un rôle déterminant aussi bien pour territorialiser le site expérimental que pour situer les activités. La carte est la toute première inscription de ce programme qui établit la délimitation d’une activité expérimentale d’un point de vue contractuel autant que d’un point de vue pratique pour localiser les dispositifs expérimentaux sur le site271.

2.1.2. De la carte au Système d’Information Géographique (SIG)

a. La dimension interdisciplinaire du dispositif

Cette importance de la cartographie a été traduite dans un investissement particulier des chercheurs pour organiser les données issues des différents dispositifs expérimentaux en vue de les spatialiser sur le périmètre, prolongeant ainsi l’identification du rôle de la carte pour la conduite des activités de recherche dans le projet d’une informatisation de celle-ci. Ce projet avait pour objectif de structurer un outil d’intégration des différentes inscriptions issues d’activités expérimentales pour accéder à une meilleure prise en compte de la globalité de l’objet de recherche du programme (notamment de mettre en relation des données sur les pratiques agricoles et d’élevage, et des données sur la circulation de l’eau au niveau de la parcelle comme au niveau du périmètre272). L’objectif de cet investissement a conduit à

271 On trouvera chez Latour (1990, pp.24-26) une définition de la notion d’inscription précisement avec l’exemple de la carte géographique 272 Cette volonté de procéder à une intégration des savoirs localisés par les dispositifs expérimentaux correspondait à un degré de mystère que NAIADE entretenait sur les liens entre les phénomènes de surface et

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coupler une base de données relationnelle des énoncés à un Système d’Information Géographique (ARCINFO) permettant d’établir des cartes thématiques à partir d’une affectation des énoncés à des entités spatiales (nous décrivons la formation de ce couplage dans le Texte 3-A7 de l’annexe A7).

Pour effectivement ne pas travailler « en aveugle » sur le risque de nuisance et s’assurer que c'était bien l'agriculture qui jouait un rôle important dans l'accroissement du taux de nitrates dans les eaux, il fallait en effet aux chercheurs des données précises sur l'évolution de ces taux de nitrates (voir Encadré 7-20), évolution dont les mécanismes faisaient l’objet d’une clause de secret. Notre interprétation est que cette difficulté majeure de devoir être tenu à un travail devant maintenir un secret industriel et commercial touche autant la probité de la Recherche aux yeux des agriculteurs qu’aux yeux des chercheurs eux-mêmes. La volonté d’intégrer des savoirs nous semble alors correspondre à une volonté de structurer une réponse à des variations de la qualité de l’eau dans le gîte, ce qui impliquait une prise en compte spatiale de la diversité des milieux et des pratiques agricoles. Cette volonté trouve avec la formation du couplage base de données relationnelle/SIG, un lieu où une activité de conception tend à inscrire la dimension interdisciplinaire du programme de recherche dans la configuration même de ce couplage, tout en permettant une autonomisation vis à vis du secret et la réalisation d’un travail collectif contre un « interdit »273. C’est donc le « droit professionnel » de décrire et d’inscrire des phénomènes pour convaincre des audiences que les chercheurs affirment avec un tel travail d’intégration des savoirs.

Encadré 7-20: Extrait d’une interview du responsable scientifique qui a soutenu ce projet de base de données « J’ai mis facilement deux ans et demi à obtenir, et NAIADE a toujours regretté d'ailleurs de l'avoir donné, c'est-à-dire un document sur les mesures quotidiennes, disons depuis 75 ou 78 jusqu'à 89, d'augmentation du taux de nitrates quotidien. Pour les chercheurs ça a été quand même capital, parce que ça a permis aux chercheurs de rapprocher les courbes des eaux, les courbes de nitrates dans l'eau de la Source avec les courbes des sources qui sont dans le périmètre *, et de se rendre compte qu'on était dans un système rapide, c'est-à-dire ce que les chercheurs observaient quelque part dans les sources du périmètre, les chercheurs les retrouvait à la Source deux mois après, or comme les petits périmètres étaient exclusivement agricoles, les chercheurs étaient sûrs d'une part que c'était l'agriculture et deuxièmement qu'on était dans un système sensible, que dans le fond en changeant les pratiques deux mois après on avait des répercussions sur la source. Bon ça c'était quand même un élément important, ne serait ce que pour la relation que les chercheurs pouvaient avoir avec les agriculteurs, parce que sans ces courbes les chercheurs ne pouvaient pas donner heu de légitimité de questionnement auprès des agriculteurs. Mais obtenir les courbes ça a mis longtemps, et les chercheurs ont longtemps travaillé sans avoir cette espèce de preuve à l'appui ». * NDLR: Il faut distinguer ici les Sources de NAIADE qui font l’objet d’un captage à des fins industrielles, et les sources présentes sur le périmètre, exutoires de surface appelées aussi « sourcettes » ou « goûlis » par les chercheurs, termes largement préférés par NAIADE...

Sur la base de cette interprétation, cette activité de conception et les modalités de son déroulement érigent le travail interdisciplinaire qu’elle suppose en réponse aux enjeux de la spatialisation du risque de nuisance. Ce qui est donc intéressant à prendre en compte ici, c’est que l’interdisciplinarité274 est à l’oeuvre comme pratique de recherche proprement dite pour faire face à la dispersion des savoirs en vue d’une réponse à NAIADE traitant, comme annoncée, la « globalité et la complexité » du problème posé.

la qualité de son eau dans la bouteille, liens qu’elle suit depuis longtemps. Sur ce point les relations avec NAIADE ont toujours étaient difficiles (voir Encadré 7-20). 273 Soulignons que si la première phase du programme a maintenu cette information sensible pour NAIADE dans le registre du secret, le principe d’une intégration de savoirs experts est contractuel dans la deuxième phase au sein du volet « Territoire ». 274 On trouvera dans Bärmak et Wallèn (1990) un traitement sur l’intégration du savoir d’un groupe de recherche interdisciplinaire impliqué dans un programme forestier à caractère environnementale et s’appuyant également sur la modélisation systémique. A la différence de l’emploi programmatique de nos chercheurs du SAD, l’emploi de le systémique dans le cas étudié par J.Barmark et G.Wallèn se situe dans une ingéniérie forte de modélisation globale de l’ensemble des activités expérimentales partielles en station et des activités modélisatrices concernant l’espace forestier. A cette nuance prêt, on retrouve sinon le même type de rapport instrumental à la conception d’une intégration des savoirs.

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Mais au delà de cet enjeu pour les chercheurs par rapport à leur épistémé, il s’agit de considérer alors comment ce travail a été valorisé par rapport à l’invention du gérable.

b. La valorisation du dispositif d’intégration des savoirs

Ce dispositif qui couple une base de données et un SIG a aujourd’hui la fonction essentielle de permettre un suivi cartographique des occupations de sol du périmètre et des pratiques correspondantes quand elles sont renseignées, ainsi que de suivre les qualités de l’eau des sources correspondantes au bassin de leur alimentation. Un telle ingénierie du territoire agricole du point de vue de la qualité de l’eau a été proposée dans Benoit et al. (1997). Ce suivi annuel des parcelles culturales275 permet ainsi une métrologie du périmètre et une métrologie plus fine des petits bassins de l’alimentation des « sourcettes » d’eau de surface du périmètre, qui permet de relier l’évolution des profils d’assolement par le relevé bisannuel des occupations de sol, à des évolutions de qualité d’eau. Si une telle métrologie est adossée à des mesures de qualité d’eau par les bougies poreuses, l’ensemble forme un dispositif de métrologie fine du territoire, fine si on en considère la taille et la diversité des modes d’occupation.

Mais un tel ensemble est aujourd’hui pratiquement dans les mains de NARCISSE, dépositaire du dispositif des bougies poreuses et s’étant doté de son propre SIG et d’un système de gestion de base de données plus frustre mais suffisant pour se faire. C’est là une deuxième valorisation du projet de base de données que d’avoir été reproduit dans son principe et utilisé comme outil de gestion de la qualité de l’eau du périmètre de NAIADE276 (le passage de l’actuel gérant de NARCISSE dans l’équipe de recherche formant le moment d’un tel transfert de savoir-faire). Nous pouvons ainsi revenir sur l’importance de la carte que nous soulignions précédemment. La cartographie électronique, appuyée sur une base de données nourrie par des observations de terrain ou par données satellitaires, permet un suivi des évolutions du territoire, et peut même former un outil puissant de gestion des modes d’occupation du sol au regard de nouvelles entités de gestion que peuvent être des bassins d’alimentation de source, qu’elle soit d’eau potable ou d’eau minérale. Néanmoins une telle conception ingéniérique des activités agricoles met à disposition des outils dont la puissance pose problème quand la connaissance d’une telle métrologie n’est pas partagée au sein des forums qui peuvent être amenés à prendre des décisions pour établir des occupations de sol désirables277.

c. La cartographie électronique et la gouvernementalité du territoire

La complication de la gestion d’entités non soumises à une autorité centrale implique un régime d’interactions dans la décision, à travers la constitution conjointe d’un collectif et du cadrage de ses activités aboutissant à un hybride d’humains, d’objets, et d’outils de gestion. Introduire dans de tels forums une conception ingéniérique de la décision, implique que l’accès à la manipulation des savoirs

275 La définition de l’entité « Parcelle » a posé de sérieuses difficultés aux concepteurs et aux chercheurs. Car la courverture cadastrale qui établit une cartographie des propriétes n’est souvent pas superposable à celle des utilisations de sol, une parcelle cadastrale pouvant être pour partie en blé et pour l’autre en prairie. Ces différences ont fait l’objet de controverse entre NARCISSE et la Recherche, notamment pour les estimations portant sur les surface en maïs au début du suivi des occupations de sol en 1989. 276 Dans l'été 93, la jonction entre le système ORACLE de l’INRA et le système AUTOCAD de NARCISSE a été partiellement réussie. 277 Pour traiter ce problème, des systèmes d’intelligence artificielle multi-agent visant la constitution d’une expertise partagée permettent d’envisager la gestion des environnements complexes (Ferrand, et al., 1995), ils concernent dans leur application gestionnaire plus spécialement des installations linéaires (ligne haute tension, voie de circulation) (Ferrand et Michelland, 1995) ainsi que l’aménagement du territoire.

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devient alors un problème à instruire pour la formation de ces collectifs. Cela semble d’autant plus crucial que le pilotage de transformation de certaines pratiques qui touchent à la « vie des gens », implique des outils de gestion qui peuvent devenir planificateur et centraliste quand la solidarité gestionnaire que nous évoquions se réduit à un rapport gouvernant-gouverné qui ensable la discussion dans celle du maintien à l’identique des savoirs institués (Bertaux, 1993). Il peut être ainsi avancé que l’avènement de nouveaux outils de gestion des ressources naturelles ne signifie pas nécessairement un partage de la décision.

La situation de gestion qui est spécifiquement celle de NAIADE-Land ne prend, pour l’instant, par le chemin de la constitution d’une expertise partagée dans les modes de gestion du territoire, l’entité spatiale de l’exploitation restant pour les agriculteurs comme pour NARCISSE l’unité spatiale faisant l’objet d’une gestion effective dans le partage des prérogatives fixées par les contrats. Par contre ce qui est important de noter en revenant à cette cartographie électronique, c’est que la vie des collectifs qui conçoivent une telle instrumentation du monitoring de la « vie des gens », devient aussi importante que la vie des collectifs qui vont être amenés à s’en servir ou à en être privé. Et concernant le collectif des chercheurs dans le cas présent, on peut avancer les interprétations suivantes de la conception et de la valorisation de cet outil de gestion qu’est devenu le couplage de base de données et du SIG.

• Le choix d’une base de données relationnelle agrégeant de proche en proche les savoirs de chaque chercheur accentue le problème que le projet de conception d’une telle base voulait résoudre. Le résultat obtenu reflète par son architecture l’individuation des disciplines autour de deux entités centrales qui fournissent une autre représentation que celle, programmatique, de « l’usine scientifique »: en terme d’architecture, la parcelle et l’exploitation restent les niveaux d’observation attracteurs pour ces chercheurs, même quand ils postulent dans leurs intentions programmatiques une palette beaucoup plus large d’entités spatiales.

• Mais, paradoxalement, la valorisation effective de la base de données est pourtant centrée sur une unité spatiale de gestion nouvelle dont la notion s’est précisée au fil du programme: le bassin d’alimentation. Cette unité correspond ici au périmètre et à une source de surface qui alimente l’une de ses communes. L’actualisation de l’outil de gestion dans des collectifs de gestion de la qualité de l’eau reste pour l’instant à l’état de projet, seul NARCISSE est en mesure pour l’instant d’inclure cet outil dans la conduite de ses activités, notamment pour localiser certaines implantations de couverture végétale suivant certaines zones à risques.

• Dans cet écart entre la valorisation et ce que les pratiques de recherche permettent d’inscrire dans une architecture qui révèle ce que produit une instrumentation cognitive de l’interdisciplinarité, nous avons un résultat important. Pris de façon compréhensive, ce résultat nous conduit à penser que l’interdisciplinarité ne s’est pas jouée dans l’activité collective qui aurait pu présider à son traitement. Pris de façon normative, la prise en charge d’une telle conception ingéniérique et intégratrice des savoirs semble supposer un investissement dans la gestion des activités de recherche qui a fait défaut, et que la mobilisation d’une conception représentationnelle de la connaissance ne suffit pas à pallier. C’est ce que nous croyons avoir été à l’oeuvre dans cette conception d’un tel dispositif de couplage entre une base de données et un SIG, dont l’architecture éclaire cette insuffisance puisque que seule la cartographie électronique a été mobilisée, là où le dispositif d’intégration était prévu pour dépasser ce type d’instrumentation. Les chercheurs nous semblent avoir à la fois surévalué la capacité intégratice de la « magie » de l’informatisation des données, alors que tout se jouait dans l’établissement des associations entre les savoirs et donc dans la discussion de la finalité d’une modélisation générale.

• Enfin l’échec de la prise en compte des données socio-économiques dans l’alimentation et dans la

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valorisation de la base tient lieu de résultat intéressant, même si un raisonnement sur la politique de conception de l’outil pour la gestion du changement n’en est pas la cause. La demi-valorisation du dispositif d’intégration conduit à donner l’image d’une séparation entre sciences de la nature et sciences de la société dans ce programme.

Ce mode d’engagement des dispositifs de recherche dans la situation de gestion prend avec le SIG un caractère touchant très directement à la politique d’une gestion de l’espace. Mais comme nous allons le voir maintenant d’autres dipositifs manifestent dans leurs modes d’existence, le même problème qui est celui de savoir ce que font les cherhceurs en s’adonnant à leurs activités dans de telles situations multi-acteurs qui exposent la science-en-train-de-se-faire à la négociation de son activité et à un jugement sur ses productions pour l’action d’un tiers sur certaines pratiques qui le « dérangent ».

2.2. Le dispositif expérimental des bougies poreuses

2.2.1. La mise en production du dispositif : du projet de mesure à la négociation de l’installation du site expérimental

Quand les chercheurs ont accepté de s’emparer de la question de NAIADE, il leur fallait instruire le problème de la mesure d’une lixiviation des nitrates, et de pouvoir surtout attester d’une connaissance de la teneur en nitrate de l’eau sous les racines. Les moyens disponibles à cette époque pour ce faire consistaient à pouvoir mesurer des eaux de drainage ou à établir des profils-azote nitrique dans les sols. Pour le premier il fallait disposer de parcelles drainées sur le site, ce qui n’est pas le cas au regard de la nature généralement calcaire du sous-sol278; pour le deuxième il fallait réaliser, au début et à la fin de l’hiver, des mesures à la parcelle par des prélèvements de sol à différentes profondeurs, pour mesurer la teneur totale en azote nitrique. Cette deuxième méthode a été employée systématiquement durant le programme de recherche sur une cinquantaine de parcelles. Mais comme le souligne le thésard qui a mis en place la « manip »: « le prélèvement de sol est une méthode destructrice qui ne permet pas un suivi à poste fixe. En effet sur le terrain il n’est pas toujours facile de retrouver l’endroit exact du prélèvement précédent », (Gaury, 1992). Surtout elle a le défaut de ne pas mesurer la solution du sol mais tout son azote. Conscient des limitations de la méthode pour l’objectif fixé, dès 1988, d’une mesure de la teneur en nitrate des eaux et non du sol, ainsi que des limitations propres des chercheurs sur ce registre, le responsable de la station de Mi a donc été chargé par le responsable scientifique du programme de trouver les savoir-faire et les chercheurs pouvant permettre d’élaborer un dispositif de suivi continu de la concentration en nitrate.

1° Déplacement: la prise de risque

La prospection a conduit à prendre des contacts avec un chercheur de l’INRA (Dept. Science du sol) travaillant sur la protection de la nappe d’Alsace et avec la station agronomique de Châlon sur Marne: « après discussions avec des chercheurs qui avaient dit, « écoute, y a pas de problème, si tu veux savoir euh, quel type de culture te fait quel type de flotte là dessous, il faut que tu mettes des capteurs, et puis nous les seuls capteurs qu'on connaisse et qui soient opérationnels, c'est les bougies poreuses », bon, donc ils nous avaient convaincus ». Mais à cette époque travailler sur ce thème de recherche présente quelques risques politiques, les travaux sur le problème de la lixiviation des nitrates en liaison avec la qualité de l’eau dans les nappes ne sont pas soutenus par la direction, du fait semble-t-il de la grande réticence de la Profession Agricole à ce que la recherche agronomique travaille pour la

278 Une parcelle drainée existait sur le site qui plus est portant un site de bougies poreuses mais le propriétaire exploitant comptant au nombre des opposants, les prélèvements d’eau drainée n’ont pas été rendus possibles.

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protection de l’environnement plus que pour le développement de l’agriculture. Ce facteur politique contribue ainsi à rendre le projet « novateur » et risqué, et donc intéressant pour des chercheurs qui jouent de leur particularisme.

2° Déplacement: la mobilisation des savoir-expérimenter

Ces discussions ont abouti au projet de mettre en place des bougies poreuses (Encadré 7-21) sur le site au sein de parcelles témoins, et à ce que la station de Châlon s/Marne apporte son savoir faire et sa capacité de traitement des données au sein du programme de recherche. Ainsi avec les savoir-faire en enquête agronomique des chercheurs du SAD pour prendre contact avec les agriculteurs, et grâce aux savoir-faire des chercheurs et techniciens de la station de Châlon, un cahier des charges de l’installation du dispositif des bougies poreuses est constitué puis proposé à la direction de NAIADE qui donne son accord de principe pour un financement. Mais cela ne règle pas la question principale qui est celle du lieu de leur installation pour jouer ce rôle de capteur à l’échelle du site. Il faut en effet tenir compte des paramètres qui permettent de comprendre le lien entre lixiviation et pratiques agricoles en tenant compte des types de sol, des systèmes de culture et donc des exploitants. Un certain nombre d’alliés viennent alors conforter ce projet d’installation des bougies poreuses.

3° Déplacement: intéresser financeur et agriculteurs

Tout d’abord la position du CORPEN visant le tout en herbe alerte les représentants professionnels et les agriculteurs qui souhaitent du coup avoir des mesures effectives de ces risques dont le traitement reposent jusqu’alors que sur des modèles a priori. De fait, l’installation d’un tel dispositif permet d’envisager une mesure jugée réaliste de la lixiviation. De plus les travaux d’enquête et les tours de plaine ont permis de prendre contact avec les agriculteurs et les groupes communaux animés par le GERDAL permettent surtout d’entamer des discussions sur les liens avec la recherche et le type d’expérimentation collective que le traitement du problème appelle. Cet appui de la sociologie de l’action a ainsi très directement contribué à l’installation du dispositif. Enfin le DG de NAIADE donne son accord de principe pour financer une telle expérimentation bien que les négociations sur le contenu du programme n’aient pas encore abouti. Le coût d’installation d’un site à bougies poreuses est alors établi à environ 30 000 FF HT.

4° Déplacement: négocier avec les vaches et les tracteurs

Forts des ces éléments, les chercheurs présentent alors aux agriculteurs au cours de réunions « animées » ce qu’il veulent faire pour mesurer la concentration en nitrate, expliquant comment fonctionne le dispositif et précisant les résultats que l’on peut en attendre. « On arrivait avec tout l'ensemble pédagogique, c'est à dire les bougies poreuses, les petits tubes, la petite pompe pour montrer comment ça marche donc en pose verticale, et puis là les agriculteurs nous disent : "eh ! Et ma charrue, et ma génisse ? ". Alors je me rappelle des éclats de rire fabuleux, "amenez moi ça dans mon parc à génisse, vous allez voir combien de temps ça va rester dedans !" Il a pas fallu beaucoup de réunions, en une réunion on avait compris. Et donc en gambergeant un peu, les copains de Colmar

Encadré 7-21: Le système technique des bougies poreuses Une bougie poreuse est un dispositif de prélèvement de l’eau libre du sol, formé d’une tête de prélèvement en céramique poreuse et d’un tube PVC fonctionnant comme une chambre de mise en dépression pour récolter l’eau du sol à travers la céramique (Ballif et Muller, 1990). Ce dispositif est généralement employé à

l’époque du début du programme verticalement dans des cases lysimétriques (cube de sol en station expérimentale) - voir figure ci-contre.

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226

eau du so l

dépresion

eau du sol

Encadré 7-22 : schéma du dispositif des bougies poreuses

eau du sol 3 m

prélèvements

Le dispositif se compose d’un « étoile » de 7 bougies poreuses reliées à une petite guérite en bordure de champ, où se font la mise en dépressions des tubes PVC et le prélèvement de l’eau bougie par bougie. L’installation des bougies se fait par le creusement d’une fosse qui n’altère par la structure du sol au niveau des points de prélèvement de l’eau au contact de la céramique.

INRA

L’installation horizontale des bougies poreuses permet de mesurer les conduites effectives de la parcelle (pâturage, culture) sans en déranger le déroulement. La disposition en bordure de champ du point de prélèvement est accessible à tout moment.

Encadré 7-23 : l’implantation des bougies poreuses sur le site

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19

Date d'implantation

33

2211

Numéro du site

12/1988

09/1991

01/1993

06/1994

10/1995

05/1990

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nous ont dit : "Ben nous on a bien mis à l'horizontal dans nos lisimètres, donc on peut très bien un peu rebidouiller quelque chose d'horizontal quoi". Et je me rappelle dans la cour de la station nous amusant à essayer de voir quel type de dispositif on allait mettre. Est-ce qu'on allait mettre un niveau, deux niveaux, en étoile, en carré, en quinconce, euh....en aligné ? ».

5° déplacement: retour en station et génie du technicien

Grâce au travail inventif d’un technicien (Barlier, 1991), un dispositif de prélèvement de l’eau du sol par bougies poreuses est installé horizontalement (Encadré 7-22) permettant un accès direct à l’eau du sol sans déranger l’activité agricole, ce qui permettait ainsi une mesure in situ qui allait prendre une importance considérable dans le programme de recherche. Les prélèvement sont réalisés tous les 14 jours, le vendredi soir un fonctionnaire crée une dépression et le lundi les prélèvements d’eau sont effectués pour être analysés par un simple dosage des nitrates en solution. C’est donc bien dans l’eau du sol qu’est mesurée son azote nitrique.

6° Déplacement: choisir les emplacements

Dans ces conditions, le dispositif permettait aux agriculteurs de se porter volontaires pour accueillir un peu de science dans leur champs: « la surprise par rapport au fonctionnement de ces réunions GERDAL, ça a été de se retrouver avec beaucoup plus d'agriculteurs volontaires pour mesurer les pertes en nitrates, qu'on avait de moyens de mesurer parce que là on était quand même financièrement tenus ». Les chercheurs ont alors du faire des choix en tenant compte des parcelles proposées du point de vue de leur accessibilité, de leur représentativité en terme de type de sol et de type de système de culture et de passé cultural. Ainsi quatorze sites ont été retenus et équipés au cours de l’hiver 1989, et quelques autres en 1991 et en 1995 liés à des dispositifs expérimentaux visant la compréhension de l’hydrodynamique des sols (2 sur la figure de l’Encadré 7-23) et l’étude spécifique du retournement de la luzerne dans la nouvelle rotation culturale proposée par les chercheurs au sein du cahier des charges (3 sur la figure de l’Encadré 7-23).

2.2.2. La production des énoncés

Nous allons maintenant considérer différentes facettes de ce dispositif expérimental à travers le rôle que les énoncés qui en sortent ont pu jouer dans le programme de recherche et plus largement dans le processus. Nous allons tout d’abord considérer les « effets de vérité » qu’il permet d’obtenir pour instruire la question posée par NAIADE et donc les modalités de la fabrication des faits que leur obtention implique.

a. La transformation de l’eau de pluie en puits de science

Si l’on suit la circulation des énoncés au fil de l’eau depuis les nuages jusqu’aux articles ou rapport de synthèse des chercheurs pour NAIADE, on obtient une succession de déplacements qui forment un enchaînement d’opérations successives produisant à chaque fois une rupture qui transforme la nature de l’eau en la qualifiant par une mesure. (Encadré 7-24). Quand est présentée une référence au lien entre un taux de nitrate sous les racines et une culture, c’est l’ensemble de cette chaîne qui est activée. Ainsi, quand les mesures effectuées parlent pour une culture sur une parcelle durant le temps où elle est cultivée par un exploitant (les agronomes du programme créent pour cela la notion de parcelle-année), la concentration moyenne de nitrate devient pour NAIADE une mesure de l’agressivité relative des couverts végétaux par rapport à la protection de la nappe. Ainsi, l’eau récoltée par les bougies-poreuses représente l’eau qui s’écoule ensuite vers la nappe du gîte pour faire l’eau de NAIADE dans son trajet de minéralisation dans le sous-sol. Les mesures de bougies poreuses

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Encadré 7-24: L’enchaînement des énoncés

Eau de pluie [mesure des précipitations] eau libre du sol sous les racines [identification de la culture et de son précédent] eau dans la bougie poreuse [percolation dans la céramique] eau dans le récipient de collecte situé dans la guérite en bordure de champ [dépression du vendredi soir] eau dans le tube à essai en laboratoire [transport et protocole de mesure] mesure du taux de nitrate de l’eau pour chacune des 7 bougies d’un site à une date de prélèvement routinière pour 14 jours de prélèvement [extraction des nitrates de l’eau] traitement statistique des données sur l’eau [computation des teneurs sous EXCEL] formation de graphique NO3 = f(temps) pour chaque site avec moyenne et écart-type des 7 mesures de nitrates [inscription de l’eau dans un graphique] mise en mots de l’eau grâce au graphique dans un article, un rapport ou une réunion [le chercheur fait parler l’eau du sol].

Encadré 7-25: Un dispositif sciento-technique discutable

La méthode des profils-azote, alternative à celle des prélèvements par bougies poreuses, est une méthode largement employée dans le développement agricole pour considérer la mesure de l’azote d’un sol. La cinquantaine de parcelle suivies par cette méthode a fourni une masse importante de données qui permettaient d’alimenter un modèle de calcul de la lixiviation validé par une bonne corrélation avec le modèle dit de Burns faisant alors référence (Gaury, 1992). Cette approche proposé par F.Gaury consistait à faire l’hypothèse que la minéralisation de l’azote ne concernait en hiver que les 20 premiers cm de sols, sachant que 90% des nitrates contenues dans cette horizon superficiel du travail de reprise du sol étaient lessivés. Validant statistiquement le modèle à partir des nombreuses mesures de profil azote, il propose que l’établissement des profils-azote à l’entrée d’hiver suffit à rendre compte du potentiel de nitrate lessivable d’un sol pour des objectifs pratiques comme ceux de NAIADE. L’établissement de ratios moyens de reliquat d’azote à l’entrée d’hiver par culture fournissait donc une table de référence qu’il convenait de comparer avec les résultats issus des bougies poreuses. Les résultats de ce dispositif nouveau avec ces bougies horizontales passait ainsi l’examen de méthodes bien établies dans littérature. La comparaison des deux séries (Gaury, 1993, p.167) permet de trouver un différence relative par rapport au bougies poreuses de 19% en moyenne (suivant les occupations de sol), les profils-azote surestimant les nitrates lessivables du fait de la mesure de l’azote nitrique total du sol et de sa solution. Ce résultat a permis aux chercheurs de se « rassurer » sur les liens possibles entre des méthodes différentes et de considérer que la relation entre le reliquat-azote et la concentration en nitrate dans l’eau subracinaire pouvait être établi à 1 kg d’azote nitrique/ha pour 1 mg/l de nitrates en solution, en prenant la méthode du bilan comme approximation haute pour plus de protection. Ce ratio est important car c’est celui qui est utilisé dans le dispositif de Programmation Linéaire (voir le 2.3.).

Encadré 7-26: graphique d’évolution de concentrations en nitrate mesurée par bougie-poreuse sous différentes cultures annuelles, et le texte qui l’introduit dans le rapport de synthèse du programme.

10

50

100

150

200

250

300

06/0

4/89

17/0

7/89

14/1

1/89

05/0

3/90

25/0

6/90

15/1

0/90

05/0

2/91

27/0

5/91

16/0

9/91

20/1

2/91

30/0

3/92

20/0

7/92

09/1

1/92

01/0

3/93

21/0

6/93

11/1

0/93

31/0

1/94

24/0

5/94

12/0

9/94

02/0

1/95

mg/l

luzerne maïs maïs blé d'hiver luzerne + dactyle

GRAPHIQUE 3 : évolution des concentrations minimales, moyennes et maximales en nitrates mesurées dans les bougies poreuses du site n° 8 d’avril 89 à avril 95 : culture assolée

Les résultats de qualité d’eau mesurée (on trouvera sur le graphique 3 un exemple d’évolution des concentrations en nitrates mesurée par bougie poreuses sous différentes cultures) indiquent qu’un grand nombre de “ parcelles-années ”(1) du type cahier des propositions satisfont à la limite des 10 mg de NO3

-/litre. (1) La notion de “ parcelle-année ” est une combinaison d’une parcelle et de la durée d’une campagne pour les interventions agronomiques qui la concerne.

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229

reconfigurées dans des graphiques deviennent, des énoncés portés dans des théorisations connexes (voir Encadré 7-25), des outils de gestion de la qualité de l’eau sous les racines des couvertures végétales du périmètre, voire des « matter of fact » pour la certification par un article. Nous donnons le type de résultats utilisables que le dispositif permet d’obtenir dans un suivi continu de l’occupation du sol dans la figure de l’Encadré 7-26. Les mesures entrent alors dans le calcul de la pertes en nitrates par lessivage pour une parcelle-année selon le modèle simple suivant: Lessivage = Concentration moyenne des bougies poreuses x Lame d’eau drainante279.

Mais la précision de ce calcul implique que le dispositif des bougies poreuses soit mobilisé en même temps que d’autres dispositifs de recherche sur le comportement hydrodynamique des sols afin de préciser le terme de la lame d’eau drainante très variable suivant les sols, le rythme des précipitations et le couvert végétal. Cette question a fait l’objet de l’investissement du volet pédologiques et des travaux de modélisation du comportement hydrodynamique de certains sols du périmètre était toujours en cours en 1996.

b. Des bougies poreuses aux pratiques agricoles

Si la connaissance des modalités de l’écoulement est importante pour connaître ce qui « part vers la nappe », il est tout aussi important de prendre en compte les pratiques agricoles, pour lier des concentrations à des pratiques culturales et à des événements agro-climatiques. Le problème qui caractérise alors l’emploi des mesures de bougies poreuses est de savoir ce que les variations délivrées par les graphiques signifient: s’agit-il d’artefacts climatiques, qui exonèrent ou accentuent les effets de l’intervention humaine ? En effet les sites à bougies poreuses ne sont pas souvent comparables entre eux du point de vue des types de sols, des pratiques agricoles, et du précèdent cultural, et quand c’est le cas le nombre de répétition est trop faible pour tirer des conclusions par la moyenne. Les facteurs explicatifs des variations deviennent si incontrôlables que le degré de réalité de la mesure reste extrêmement lié au site de mesure d’une parcelle: « Nous rejoignons KUGLER (1988) pour dire que la technique d’extraction par bougies poreuses paraît intéressante pour rendre compte des variations de teneurs en nitrates de la solution du sol en un point fixe, qu’elle permet de suivre avec une certaine incertitude. Le risque d’erreur dans l’appréciation des flux drainants, ainsi que la représentativité de la teneur des bougies poreuses installées dans des horizons peu perméables, sont les plus grandes limites de la méthodologie proposée. Reste aussi en suspens la question de la variabilité spatiale », Gaury (1992).

Mais la succession des pratiques culturales sur une parcelle, année après année, peut également à long terme former un observatoire de ces pratiques à partir du moment où les actes techniques et les interventions de l’agriculteur sont enregistrés, cela renvoie alors la performance du dispositif à celle de la continuité de liens entre des chercheurs et des agriculteurs. Jusqu’à aujourd’hui cela est le cas à NAIADE-Land pour trois d’entre-eux.

Cette caractéristique du dispositif s’accompagne d’une discussion forte sur les conditions expérimentales dès que des énoncés généraux tentent d’être appliqués au périmètre, par contre au niveau de la rotation culturale les mesures permettent de tirer d’importantes conclusions qualitatives sur le sens et l’importance des variations de concentration suite à des événements culturaux (comme le retournement d’une culture ou le fait de laisser le sol nu en hiver,) ou à des régimes de pluie ou de

279 La lame d’eau drainante est l’eau effectivement emportée vers le sous-sol pour chaque période de mesure, à savoir les Précipitations (P) moins le prélèvement en eau par le couvert fonction de l’Evapotranspiration (kETP) et moins le déficit Hydrique dH dépendant de la variation de Réserve Utile du sol. P - kETP -dH.

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sécheresse. Ces informations qualitatives ont un intérêt inattendu quand les inscriptions issues du dispositif ont un rôle maïeutique dès qu’elles sont présentées dans un collectif de discussion, avec des agriculteurs comme avec des techniciens ou les responsables de NAIADE. C’est ce que nous allons maintenant considérer.

c. La discussion des inscriptions

Passer de la matière (par exemple de l’eau prélevée tous les 15 jours dans des bougies poreuses) à une forme (dans notre exemple une courbe de teneur en nitrate), puis passer de cette courbe à un jugement sur l’agressivité de la culture implique un saut qui connecte l’énoncé à une réalité empirique par l’effacement de la chaîne des médiations que nous avons décrite plus haut, de l’eau pluie au graphique. Plus exactement, la référence à la culture ou aux pratiques pour expliquer les concentrations observées sur un graphique, procède d’une abduction dont les hypothèses implicites ne peuvent apparaître qu’au cours d’une controverse280.

Prenons un exemple (voir le récit dans l’Encadré 7-27 a/). Au cour d’une réunion de présentation des résultats visant à discuter de l’agressivité comparée des cultures, un agriculteur conteste la représentativité des bougies qui prélèvent de l’eau sur quelques m2 alors que son champ de maïs fait plusieurs hectares. Une rupture apparaît: le réseau est momentanément brisé par la contestation de la représentativité du dispositif281. Le chercheur engage alors sa bonne foi en attestant du sérieux de son travail pour le maintien de sa propre face, puis l’existence d’une loi possible au nom du fait qu’il doit bien y avoir quelque chose plutôt que rien, et enfin qu’il n’y a aucune raison que le champ ne soit pas isotrope au vue des analyses pédologiques, renvoyant alors le questionnement, à une métaphysique des lois de la nature et surtout à d’autres dispositifs expérimentaux. S’il se sent acculé, il peut même inverser le questionnement et trouver la question posée de mauvaise foi, parce qu’elle vient d’un agriculteur qui n’y connaît rien puisqu’il est agriculteur, et pas d’un pair expert.

Encadré 7-27: Extrait d’entretien avec un chercheur agronome a/ Récit d’un chercheur : « Alors, dans le fond L. a dit à la recherche, que ça n'a aucun intérêt une mesure ponctuelle comme ça, et qu'une mesure ponctuelle ça n'est pas représentatif de la parcelle heu qu’il n'attache aucun intérêt à cette mesure. En fait c'est ça, L. a dit à la Recherche que c'est pas en prenant un point comme ça dans une parcelle qu'on peut dire que voilà ça fait 200 mg/litre » - Propos rapportés par un chercheur. b/ Reprise de l’entretien : ET EST-CE QU'IL A RAISON ? « Si tu veux, il a raison en partie, c'est-à-dire que c'était assez astucieux en tous les cas de s'appuyer sur ce doute parce que c'est pas complètement faux de dire que une mesure dans une parcelle, ça ne représente pas la parcelle. Bon, c'est clair. Et les chercheurs n'avaient pas l'idée que ça représentait la parcelle, c'est un site qui donnait ça sur dolomie sous maïs. Mais bon quand on comparait avec les autres cultures et que c'était de l'ordre du simple au double, il est clair que c'était une parcelle qui heu qui dégageait qui enfin qui était très dangereuse. C'est-à-dire que l'ordre de grandeur était tout à fait valable, hein mais le fait de représenter la parcelle L. avait raison de dire que ça ne pouvait pas la représenter d'une façon totale. D'ailleurs, les chercheurs ont réagi de façon extrêmement vive, en montrant les intérêts et limites, en montrant les ordres de grandeur, en disant que de toute façon ça ne remettait pas en cause l'argumentation de L. De toute façon L. a dit aux chercheurs, que dorénavant ils ne rentreraient plus chez lui. ». C’est ainsi qu’un site à bougie poreuse a été perdu.

Ce type de montée en généralité visant à relier une épreuve (ici une mesure expérimentale) à une identité professionnelle a été fréquente dès que les chercheurs étaient exposés à justifier de leur résultats. Elle énonce simplement que la construction des énoncés qui implique un contact avec les agriculteurs, doit en passer par eux et pas simplement comme porte-parole de leur propres pratiques ni seulement comme audience, mais comme actant du dispositif, au même titre que le chercheur ou la céramique

280 Cette nuance est importante pour éviter un raisonnement dialectique qui conduit sinon à faire exister des états de chose en dehors des process de la réalité. 281 Nous prenons un exemple d’une telle controverse tiré de nos entretiens, mais dès qu’une courbe est discutée par rapport aux pratiques le type de discussion que nous décrivons ici est assez régulièrement présente.

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d’une bougie poreuse (voir le récit dans l’Encadré 7-27 b/), à la différence près que les agriculteurs peuvent être porte-parole d’eux-mêmes...

De la même façon, au cours d’une autre scène à laquelle nous avons cette fois assisté toujours en réunion de restitution des résultats expérimentaux aux agriculteurs, une des 7 bougies poreuses d’un dispositif présentait un taux cent fois supérieur aux autres, ce qui faisait augmenter la moyenne et rendait alors une simple prairie pâturée particulièrement agressive quand le cahier des charges supposait l’inverse. La question posée était alors de savoir s’il fallait tenir compte des « bougies aberrantes », autre façon de poser la question de la présence d’un artefact. Le collectif réuni autour de la courbe en question (des chercheurs, des responsables de NARCISSE, et des trois agriculteurs présents) ont exploré dans leurs échanges verbaux les possibilités d’un explication rationnelle. Ont alors été évoqués de façon débridée un animal urinant par mal chance plusieurs fois de suite au même endroit, la possibilité d’un acte de malveillance, la présence d’ouvriers sur un chantier à proximité qui aurait pu également faire là leurs besoins, le tout sans parvenir à obtenir une explication, même avec l’agriculteur concerné. Mais fallait-il alors remettre en question la courbe, le dispositif des bougies-poreuses, le programme de recherche, la question de NAIADE à la recherche et l’eau minérale naturelle pour une « bougie aberrante » ? Il fut convenu que non. Non pas par un vote ou par une explication logique (en tout cas pas autre qu’un mélange de celles avancées), mais en passant à une autre courbe, la frayeur s’est alors dissoute dans ce collectif peu poppérien, et dans la conviction qu’il s’agissait d’un artefact. Tous ces échanges verbaux à la limite d’une « scatologie expérimentale », néanmoins cohérente avec la recherche de la pureté de l’eau quand les déjections animales sont engagées dans la vie de ce forum hybride, forment ce murmure non pas de l’anti-science mais des pratiques de recherche quand elles s’exposent au niveau de leur conduite au sein de forums de discussions qui finalisent la présence de la « Science ». C’est là nous semble-t-il une propriété forte de ce genre de forum de discussion.

d. Le mode d’existence politique du dispositif des bougies poreuses

Il nous faut alors en venir à la constitution de ces arènes où l’on passe par les pratiques. Car qu’est ce qui est alors en jeu dans ce qui lie entre eux les enchaînements de la chaîne expérimentale et la référence en court-circuitant de suspicieuses controverses, si ce n’est l’existence du murmure des réseaux courts dans la fabrication des réseaux longs de la technoscience ?

Il est tout d’abord nécessaire d’établir certaines conditions de félicité pour la tenue de tels face-à-face. Il faut que les actants de ces médiations puissent être mis en présence et en mesure de se saisir des énoncés, qu’ils puissent entrer dans un régime de discussion où les arguments pèsent indépendamment (voire momentanément le cas échéant) de rapports de domination qui « casteraient » sinon les interactions dans une asymétrie de position282. Dans notre exemple, il faut noter que ce sont de telles conditions de possibilité qui ont été souvent offertes dans le programme de recherche par certaines réunions, notamment quand les représentants de NAIADE n’étaient pas présents.

Cependant, cela ne signifie pas que ces discussions soient présentes immédiatement en tout lieu et en tout temps, et définitivement à l’abri de confrontations d’intérêts qui se jouent ailleurs. Mais elles accompagnent de façon discrète dans le temps la formation du réseau des enchaînements et elles deviennent sensibles en cas de controverses. Eviter les controverses est certes la façon la plus facile de fabriquer de la référence, mais c’est aussi la plus coûteuse en cas de rupture d’un maillon faible, et tout

282 On retrouve ici le principe de commune humanité entre les humains lié à la possibilité d’un agir communicationnel mettant au centre de la discussion une chaîne de la référence à la réalité « out-there ».

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en étant la moins propice à de nouvelles transformations du dispositif expérimental comme cela a été le cas dans la phase d’installation des bougies poreuses.

Mais supposons dans notre exemple qu’un deuxième chercheur se lève et effectivement atteste de la non isotropie de la lixiviation des nitrates sous le champ de maïs, le chercheur qui défend ses bougies poreuses est tout simplement « foutu », et la maîtrise à distance de la lixiviation des nitrates l’est avec lui, mais là NAIADE ne saurait plus du tout à quel scientifique se vouer. Une telle configuration a d’ailleurs opéré dans la période où, après les contacts de proximité avec le SAD, NAIADE a été mise en relation avec d’autres chercheurs de l’INRA contestant les capacités propres des chercheurs du SAD à prendre en charge son problème. Une telle situation « indélicate » a été arbitrée par la direction d’une part, et par la capacité des chercheurs du SAD à mobiliser des compétences qu’ils n’avaient jamais revendiquées. C’est ainsi que l’association avec différents chercheurs d’autres départements de l’INRA, du CEMAGREF et du CNRS a permis de constituer un collectif de recherche jamais remis en question depuis. Comme le souligne Stengers (1992), avancer des énoncés est une activité risquée par seulement pour la vie de l’énoncé mais aussi pour celui qui le professe et ceux qu’ils engagent avec lui.

Ce qui se joue alors dans ces controverses entre l’agriculteur et le chercheur, ou entre les chercheurs et NAIADE, voire entre les chercheurs, c’est bien le fait de savoir si on construit un collectif avec des chercheurs ou sans eux, avec des agriculteurs qui font pousser des plantes ou sans eux. C’est là une question différente de celle de savoir si on construit de la modernité ou de l’obscurantisme. En l’occurrence l’obscurantisme serait ici de ne pas permettre la rencontre et l’explication sur ces énoncés. Quant à la modernité ici, on voit ce que c’est, puisque c’est le résultat obtenu par la clôture de la controverse dans le respect des points de vue, c’est ce qui permet de poursuivre le processus de fabrication de la pureté de l’eau désiré par NAIADE au nom de ses consommateurs. Car après tout d’autres réponses au problème de la représentativité des bougies ou de celui des chercheurs du SAD ne seraient-elles pas de mettre des bougies poreuses partout et d’étendre l’activité expérimentale, voire de changer l’INRA ?

Ce « coup de zoom » que nous venons de porter propose ainsi l’idée qu’un tel forum contient non pas du social et des intérêts catégoriels (il faut laisser ce registre à la conduite de la controverse), mais un questionnement véritablement politique sur les liens que les personnes construisent entre elles et avec des objets (Latour, 1994a). En conséquence l’oubli des médiations intermédiaires est aussi un oubli politique qui n’est obscur qu’autant que la politique puisse l’être, mais en tout cas l’est quand on l’évince à priori. L’efficacité de la référence obtenue ex post en oubliant ses nombreux médiateurs, contient la discrétion de pratiques moins modernes que ce qu’en disent les savoirs institués de la Science-déjà-Faite. Mais prise dans de tels forums, la construction de cette efficacité contient également le projet de construction d’une politique des collectifs délimitant un cadrage des actants susceptibles d’être des porte-paroles en son sein (Callon, 1997). Dans le cas que nous avons pris pour exemple, un chercheur expose des arguments qui impliquent une logique de la face (Goffman, 1974) qui convoque la tenue de son métier de travailleur de la preuve, et, sans pourtant consulter ses pairs, il parle en leur nom et invoque parfois même la Science pour continuer à parler au nom de ses courbes.

Les réseaux de la technoscience ne se construisent donc pas sur du vide communicationnel, où alors il faut appeler ce vide le Politique. Reprenant ici la discussion du Grand Partage développée dans la première partie, la façon dontle dispositifs des bougies poreuses vient à exister, contient également les réseaux courts de la logique de consultation à travers cette ouverture à la négociation des énoncés qui en

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sortent283, consultation non pas des oracles mais dans l’attachement pragmatique des acteurs à faire parler eux-aussi les effets de vérité. C’est ce qu’une dernière facette du dispositif va nous permettre d’illustrer.

e. La vitrine de la technique et de la science comme anxiolytique

Si les énoncés peuvent être discutés dans le type de réunions que nous avons décrit avec les enjeux qu’elles comportent parfois, la présence des dispositifs expérimentaux et la connaissance des énoncés qu’ils délivrent a joué, pour les agriculteurs du site, un rôle d’instance de réduction de l’incertitude dans une situation tendue où il fallait opter, ou pas, pour des transformations profondes. A en croire un sociologue présent sur le site en observation participante au début du programme, toutes les réunions réalisées avec les agriculteurs par les chercheurs sont loin d’avoir eu le même degré de félicité que nous venons de définir positivement, elles peuvent devenir quasi existentielles (voir l’extrait d’entretien avec un sociologue dans l’Encadré 7-28 a/). Ainsi un dispositif comme celui des bougies poreuses particulièrement propice aux forums de discussion et que certains agriculteurs maîtrisaient depuis son installation, devient un point de fixation, un quasi-objet équivalent à d’autres instances intervenant dans la formation d’une décision de participer ou pas au changement. Car l’activité expérimentale de longue durée, incertaine dans ses résultats, n’est pas vécue de la même façon par ceux qui en attendent des énoncés forçant la décision (voir l’extrait d’entretien avec un sociologue dans l’Encadré 7-28 b/).

Encadré 7-28: Extrait d’entretien avec un chercheur sociologue a/ « si tu veux, tu arrives dans une réunion, tu avais quand même 2 ou 3 agriculteurs qui venaient dire que les autres ne viendraient pas. C'était les chercheurs, plus nos trois agriculteurs, mais écoute, tout ce que je dis c'est vraiment sujet à trous de mémoire quoi, puis de censure(...). Non, mais je ne peux pas te dire que c'est l'exacte vérité, mais en gros c'était l'équipe de chercheur, l’animateur R&D, les 3, nos 3 agriculteurs qui venaient et puis on était là, exactement comme une troupe de théâtre qui attend son premier soir, tu vois le théâtre amateur, et est-ce qu'on aura un public dans la salle quoi » . b/ « On les engageait dans des dispositifs d'itinéraires techniques avec à la clé des résultats etc, sans savoir. heu si tu veux, ça se relayait par l’animateur R&D, les agriculteurs étaient en permanence demandeurs, très dépendants finalement, en situation de demande en tout cas, continue de conseil, parce qu'il y avait des risques à la clé immédiats en terme d'action pour eux... l’animateur R&D souvent nous en faisait le relais mais moi les agriculteurs que j'ai pu voir directement, je pense notamment à Mr X, il disait « qu'est-ce que je fais, quel assolement je mets à ma prochaine campagne, heu ... qu'est-ce que je fais (répétition 3 fois) » enfin, et // et donc ?// et donc si tu veux, aussi bien dans la position de l’animateur R&D que dans tout le champ de tension vis à vis de la recherche, il y avait cette tension énorme d'agriculteurs plus ou moins en difficultés, qu'on engageait sur des processus techniques, dont on ne savait pas où ça allait les mener. Et donc indépendamment de tout le côté institutionnel etc, on pouvait bien comprendre que des gens n'étaient absolument pas prêts à abandonner des systèmes maïs intensifs bien rodés, performants, sur lesquels ils avaient les meilleures moyennes laitières. c/ « Qu'est-ce que ça apportait aux agriculteurs, il y avait quand même une espèce de vitrine, ce n'est pas le terme, de validation, de porte ouverte permanente que représentait, les premières composteuses, le compost dans les exploitations, les opérations de développement, les bougies poreuses. Heureusement si tu veux, que en quelque sorte la légitimité venait de l'instrumentation des techniques de recherche, quand il y en avait. On a fait un tas de compost, on va le mesurer, etc, on a les bougies poreuses. Si tu veux ça conjurait l'angoisse que représentait le ..., enfin c'est une interprétation (rire).

Dans ce générateur d’incertitude, et parfois d’angoisse, que forme l’activité expérimentale dans son ensemble, certains dispositifs expérimentaux fortement liés à une présence sur le terrain ne jouent ainsi pas qu’un rôle de capteur. Ils sont déjà par leur présence des instances qui signifient la possibilité d’un changement et une assurance d’être accompagnés par le diagnostic des chercheurs. Cette présence physique de l’activité scientifique joue de fait un rôle dans le processus de transformation puisqu’elle

283 On peut ici concevoir cette logique de la consultation comme celle de la procession (Latour, 1993, pp.226-252), c’est à dire une façon différente de faire passer des messages en acceptant qu’ils se modifient dans la traversée des contextes d’énonciation où ils se trouvent pris. Ce qui est valable pour la procession des énoncés de la révélation doit pouvoir l’être pour celle des énoncés politiques qui recouvrent assez bien les propriétés exposés dans Latou(op. cit., figure 12.6 p. 251) - voir également la distinction entre réseaux courts et réseaux longs qui reprend cette distinction entre logique de procession et logique de réseau.

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ouvre le questionnement des agriculteurs et leur donne des points de fixation et des significations disponibles dans leur discussions avec eux mêmes ou avec les autres (Lemery, 1991).

Le rôle anxiolytique de la mise sous observation du périmètre (voir l’extrait d’entretien avec un sociologue dans l’Encadré 7-28 c/) par des dispositifs expérimentaux du type des bougies poreuses semblent être une dimension importante de leur mode d’existence dans le processus d’innovation. Nous verrons également plus loin comment cela a pu également avoir un rôle équivalent tout aussi important pour les décisions que NAIADE a prises.

2.2.3. Le retour des bougies-poreuses dans la station expérimentale

Si les bougies poreuses ont considérablement occupé les chercheurs dans leur phase d’installation elles deviennent ensuite beaucoup plus des fournisseurs réguliers de données en série qui au fil du temps permettent de formuler des tendances qui peuvent être reprises dans d’autres dispositifs ou des modélisations. Mais nous voulons donner enfin un dernier mouvement qui concerne la façon dont le dispositif des bougies poreuses s’est trouvé déplacé au sein de la station expérimentale, retrouvant une situation en milieu contrôlé pour mener une activité expérimentale sur des phénomènes difficiles à conduire in situ.

Ce qui est tout à fait étonnant avec ce dispositif des bougies-poreuses c’est qu’il a finalement fonctionné à l’envers du régime habituel. D’abord immergé dans des situations non contrôlées, où en tout cas l’information sur les pratiques est peu exploitable jusqu’à présent (type de couvert, action de fertilisation pour les cultures, mais aucune information fiable sur le pâturage autre que présence ou absence d’animaux selon un chargement annuel moyen très approximatif), le dispositif s’est trouvé réintégré à la station agronomique pour faire l’objet d’un travail plus précis sur le pâturage. Le dispositif des bougies poreuses horizontales revient vers la station expérimentale où il a été pensé et bricolé.

Les travaux conduits dans le cadre de l’étude économique de la contrainte nitrate (voir ci-après) ont suggéré que les nitrates percolant assignables au pâturages des vaches laitières pouvaient constituer 70% des pertes. Pour explorer ce problème il fallait pouvoir établir un lien entre les formes d’exploitation de l'herbe par le pâturage et la percolation des nitrates. Nous allons donc voir comment le dispositif créé pour les mesures de lixiviation in situ, s’installe en retour dans la station expérimentale pour pouvoir rendre compte in situ du pâturage des vaches, du fait que cela n’est pas possible avec les éleveurs. Car si on peut installer des bougies poreuses en bordure de parcelle, il est beaucoup plus difficile de suivre les pratiques de gestion du pâturage par les éleveurs et de connaître le chargement effectif (c’est à dire le nombre de vaches sur la parcelle). Il faut donc les simuler.

Une ancienne expérimentation comparant deux modes de pâturage en station (pâturage continu et pâturage tournant), «revampée» en 1989 en une étude de comparaison d’un Pâturage Intensif Libre et d’un Pâturage Extensif Libre284, est équipée de bougies poreuses en 1993 pour mesurer la lixiviation des nitrates sous pâturage. Là où les bougies-poreuses livrées à elles-mêmes in-situ forment des capteurs exposés à la variabilité de pratiques difficile à maintenir identiques dans le temps, la discipline du protocole scientifique en station (c’est à dire ici celle des fonctionnaires de l’INRA dans la conduite du troupeau) permet de pouvoir construire des références ré-exportables dans le site de NAIADE-Land mais aussi plus généralement ailleurs, la valorisation de l’herbe dans l’alimentation animale étant à

284 Le dispositif vis à controler l’exploitation de la prairie par un troupeau de vaches laitières en jouant sur le nombre de vaches et sur le rythme du paturage.

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l’ordre du jour bien avant les cas dits de « vaches folles ». C’est la possibilité du contrôle du pâturage qui constitue ici le verrou pour d’obtenir des « effets de vérité » portant sur les modes d’exploitation de l’herbe, connaissance des pratiques du pâturage qui pose des difficultés quand il s’agit de celles des éleveurs du périmètre.

C'est à partir de cette expérimentation que sont précisés les risques d'un pâturage tardif d'automne et une façon différente d'utiliser les données des 7 bougies par site en considérant que les bougies mesurant de fortes concentrations (nos bougies aberrantes ci-dessus) signalent la présence de pissats et peuvent donc être indicatrices de concentrations extrêmes caractérisant une prairie surchargée où des pissats non valorisés du fait de l’absence de pousse d’herbe (Encadré 7-29).

Encadré 7-29: Extrait du travail de synthèse sur le pâturage EXTENSIFICATION du PATURAGE CONTINU des VACHES LAITIERES - Principaux éléments tirés d’une expérimentation conduite à la Station INRA SAD de Mirecourt de 1990 à 1995. » par JL FIORELLI, C BAZARD, D PEYRE, JM TROMMENSCHLAGER, J HUSSON, L ECHAMPARD, B LAVALETTE, INRA-SAD, 1996. CONCLUSION L’évaluation de l’agressivité nitrique de ces conduites de pâturage fait ressortir trois éléments : en ne tenant pas compte des pissats émis en fin de saison par les animaux, les conduites retenues se traduisent par l’obtention de concentrations moyennes en nitrates durant la période de drainage hivernal deux fois plus faibles en pâturage extensifié (10-11 mg/l) qu’en pâturage intensif (18-19 mg/l). Les pissats tardifs peuvent être associés à des concentrations hivernales en nitrates de l’ordre de 115 à 120 mg/l. Il en résulte que la proportion de la surface prairiale touchée par des pissats à l’automne va déterminer la concentration moyenne en nitrates de l’eau percolant au travers de ces prairies. Une alternative à ce phénomène caractéristique des prairies pâturées consiste à mettre en défens du pâturage, à compter de l’été, les prairies les plus chargées (celles pâturées au printemps), puis à les récolter en début d’automne. Expérimentée lors d’une seule campagne, cette option a permis d’obtenir des concentrations moyennes hivernales de l’ordre de 5 mg/l. (...)

Mais en définissant des chiffres de référence qui tiennent par la définition d’un protocole, de telles activités expérimentales en station tendent à normaliser des modes de conduites des systèmes d’élevage285, ce qui permet de retrouver, dans une organisation moins centralisatrice des plans d’expérience (parce que lié à des problèmes agricoles régionaux) la vocation qui était celle des domaines expérimentaux des sciences agronomiques naissantes au XVIII° siècle (Dagognet, 1973). Les résultats issus de cette activité expérimentale ont néanmoins été (à notre connaissance) peu valorisés par NARCISSE dans son intervention auprès des éleveurs.

2.2.4. De la régression expérimentale au monitoring

Avec le dispositif des bougies poreuses, à cheval entre milieu in situ et station expérimentale, les chercheurs, comme NAIADE, ont trouvé un appui permanent dans la conduite du programme de recherche ou du processus d’innovation au regard de l’objectif de protection de la nappe. Installé au départ pour conduire une comparaison entre différentes pratiques culturales et différentes cultures selon des localisations prenant en compte les types de sol, ce dispositif s’est trouvé peu à peu exposé au changement des pratiques au fil des signatures des conventions NAIADE. On peut présenter cette caractéristique en suivant la façon dont le monde change autour des bougies poreuses. Il ne s’agit pas ici de mettre en question la fiabilité du dispositif avec ses tuyaux, ses dépressions, ses écoulements, ni la sensibilité des bougies poreuses à des micro-phénomènes comme un pissat de vache. Il s’agit en fait de comprendre qu’au fur et à mesure que les agriculteurs s’engagent dans la convention de NAÏADE de plus en plus de parcelles culturales se trouvent incluses dans la rotation proposée par le cahier des charges, voire même toutes les parcelles équipées du dispositif (voir Encadré 7-30).

285 De tels travaux sont menés également à l’INRA de Quimper (Silon, Decau et Vertès, 1997) et donne lieu à une valorisation dans le développement agricole (voir Vérité R., in Production Laitière Moderne, n°208, pp.140-146).

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Encadré 7-30: Evolution du nombre de sites à bougies-poreuses qui passent dans le cahier des charges

Nombre de sites àBougies-poreusesconcernés parl'application ducahier descharges

101214

02468

89 90 91 92 93 94 95

Du même coup la comparaison entre situation « hors cahier des charges » » et « dans le cahier des charges » devient tout simplement impossible. Le dispositif expérimental change de fonction sans avoir bouger d’un centimètre. Il devient un dispositif de monitoring des nitrates de parcelles cultivées selon la “ norme NAÏADE, ” et le chercheur ne peut plus, grâce à des comparaisons, juger de l’efficacité des propositions faites puisqu’il n’a plus de témoin dans le système moderniste. Du même coup il devient pour le moins délicat que le chercheur puisse se lancer dans un quelconque « effet de vérité » pour démontrer que le changement de pratique est efficace. Il peut simplement attester que le monitoring des parcelles qui doivent faire 10 mg/l atteste effectivement en moyenne et sur l’année de moins de 10 mg/l. C’est ce qu’on appelle un dispositif de mesure de la qualité.

Cette transfiguration du dispositif expérimental ne signifie pas un problème de fiabilité. Mais c’est le dispositif expérimental des 14 sites pris ensemble qui n’est plus fiable pour mesurer l’efficacité du passage d’un état “ sans cahier des charges ” à un état “ avec cahier des charges ”. Il est devenu un dispositif de monitoring de la qualité des interventions culturales qu’elles soient celles de l’agriculteur ou celles de NAIADE. Ce dispositif permettant d’établir des mesures fines à la parcelle, rejoint, à un niveau d’échelle plus élevé, le monitoring de la qualité de l’eau des petites sourcettes correspondant à de petits bassins d’alimentation de leurs eaux (monitoring établi depuis 1978 par NAIADE et repris en 1989 par la Recherche). A long terme se constitue alors un observatoire de la production d’une qualité d’eau prenant en compte notamment les liens avec l’environnement que les agriculteurs ont dorénavant le souhait et même l’obligation de prendre en compte avec la directive nitrate.

2.3. La Programmation Linéaire: une technique de recherche-opérationnelle au service d’une “ Recherche-Action interdisciplinaire ”

2.3.1. L’importance du dispositif et sa charge programmatique

a. Place du dispositif dans le programme et charge programmatique du dispositif

Les chercheurs du programme trouvent, dans l’outil de la programmation linéaire et dans son utilisation pour la simulation d’un fonctionnement des nouvelles pratiques, un attracteur commun fort, établissant un lien revendiqué entre des pratiques de recherche pluridisciplinaires et un engagement opérationnel au sein du programme de R&D. La place de ce dispositif dans l’organisation générale du programme appuie cette importance (Encadré 7-31). Pour désigner cet attracteur qui mobilise une centre de calcul autour du niveau de l’exploitation, nous utiliserons dorénavant le terme de « la PL », dans la mesure où quand les chercheurs parlent de ce centre, c’est à la programmation linéaire qu’ils réfèrent

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aux moyens mis en jeu pour assembler de l’information et « faire tourner » des programmations linéaires, et aux simulations que cela permet.

Encadré 7-31: La place de la Programmation Linéaire dans l’organisation de la recherche Agriculture Environnement (Le programme AGREV) Tableau - niveaux d’analyse, étapes et opérations de recherche Les systèmes Les niveaux

d’analyse 1 Premier Diagnostic

2 Outils et dispositifs de mesures

3 Premiers bilans et modèles. Pratiques alternatives

4 Simulations au niveau des exploitations

5 Propositions et outils de suivi

Les sociétés locales

Démographie

Les relations entre acteurs

Réseaux PL Dialogue Système de contractualisation

Systèmes Socio-économiques

Les filières économiques et institutionnelles

Organisation Enquête filière

Les systèmes famille-exploitation

Diversité 1ere typologie Modèle fonctionnement de qqes exploitations

Ensemble de propositions techniques et économique

Le périmètre Paysage 1er bilan Zones à risque Systèmes bio-techniques

L’exploitation Pratiques agricoles

PL technique et économique

PL parcellaire [NO3] Outils de suivi Références tech. et éco.

La parcelle Indicateur global BASCULE

La station [NO3] BP profils azote

modèle REH

Le périmètre hydrogéologie carte sols 1/25000

Hydro-systèmes

Le bassin versant

Sources et bassins d’alimentation

Débits et [NO3] 1er modèle circulation de l’eau

La station Comportement hydrique

Comme nous allons le voir dans le type de résultats fournis par la PL, celle-ci s’est donc trouvée mis au rang des éléments participant à la formation d'un nouveau modèle de système d'exploitation et a donc été une instance importante de la prise de décision de NAIADE en fournissant des ordres de grandeur du coût économique des transformations souhaitées. Cet aspect est de plus relié au fait que la PL est présentée par les chercheurs comme ayant été l’occasion d’un “« réel travail pluridisciplinaire », tant dans la coopération que dans les résultats. Ce dispositif expérimental traduit donc la force d'un collectif de chercheur et apporte une garantie de la pertinence du type de recherche qu’ils défendent pour la prise en compte de la globalité du problème286.

Il s’agit donc de concevoir ce dispositif également sous le jour d’un engagement des chercheurs par rapport à la place qu’ils veulent que leur département occupe au sein de l’INRA. La présentation des orientations générales du programme en 1990 au séminaire que la Cellule Environnement consacra au Programme NAIADE, a été l’occasion de faire état des nombreuses interrogations suscitées par le programme, et notamment par la place de NAIADE qui en quelque sorte pouvait forcer ou orienter les travaux de recherche. L’utilisation conjointe et simultanée des sciences sociales et des sciences

286 Les références à la PL au sein de la chronique du programme font clairement apparaître un décallage entre l'absence de référence à l'existence d'un travail expérimental sur la PL quand celui-ci a lieu, et la présence de références à la PL quand celui-ci est achevé et que les résultats sont déplaçés dans différentes audiences. Nous retrouvons là une bonne illustration de l’assertion proposée par Latour et Woolgar (1979) concernant la fabrication des faits.

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agronomiques a été l’occasion d’échanges « acides » entre économistes pour savoir si les sciences sociales devaient intervenir avant, en même temps ou après que les techniciens aient défini les nouvelles pratiques sur le plan agronomique, l’activité de modélisation de l’exploitation se trouvant alors mise au centre de la controverse (Encadré 7-32).

Encadré 7-32: Echange verbaux autour de l’intervention des économistes - Extrait d’un compte-rendu de la Cellule Environnement. Monsieur B réfute la méthode de travail du SAD. En effet, il faut préalablement proposer un éventail de techniques que l’on discute ensuite avec les agriculteurs. Les sciences sociales interviendraient après. Monsieur JB répond que les sciences sociales doivent intervenir bien avant. Monsieur B estime que sa méthode est une méthode de travail efficace Ce à quoi Monsieur JB répond que « la définition des techniques doit être dialoguée ». Monsieur JPD dit que le SAD part du « postulat de la dimension sociale du technique ».

Cela nous conduit à comprendre ce que représente la Programmation Linéaire dans la mesure où elle est revendiquée par les chercheurs dans leurs écrits et dans les entretiens, comme un exemple de travail pluridisciplinaire finalisé et appliqué qui identifie à la fois le programme de recherche et également un savoir-faire propre au département SAD287. Sur ce deuxième point, elle acquiert une importance particulière pour eux, en liaison avec le fait que le niveau de l’exploitation agricole est posé comme un niveau d’organisation pertinent de l’interdisciplinarité au SAD288, et que c'est également à ce niveau que NAIADE souhaite poser et circonscrire le problème pour traiter avec les exploitants289. Il est important de rappeler que la notion de pratique est prise dans un décalage vis à vis de celle de modèle technique (Landais et Deffontaines, 1988). Elle est investie également d’une charge qui traduit une volonté politique pour fabriquer une science agronomique pluridisciplinaire et appliquée au contact des acteurs au niveau de la petite région, ce qui s’inscrivait alors dans le souci de « promouvoir une agriculture plus économe, autonome, mais socialement acceptable » qui a marqué, par une institution des marges, l’évolution du discours politique de l’INRA à la fin des années soixante-dix (voir Cranney, 1996).

Mais pour les économistes, qui en quelque sorte ont la maîtrise du fonctionnement de l'outil, cela va plus loin, car la PL est également conçue comme un outil de recherche-action, pouvant à ce titre participer à la décision des acteurs à partir de l’étude de leurs pratiques effectives, et dans le cas présent à NAIADE pour l’établissement des bonnes pratiques, ou aux agriculteurs pour leur permettre de négocier avec elle. Nous proposons dans le Texte 4-A7 de l’annexe A7 une lecture critique de la façon dont l’outil de la PL est intégré dans le travail que réalisent les économistes en ne traitant que l’économie de la transformation des pratiques et pas l’économie du problème d’environnement posé par le risque de nuisance.

La PL supporte donc une charge programmatique importante que l’on peut décrire selon certaines dimensions correspondant aux traces laissées par le passage de sa fabrication à sa réalité dans les courbes et tableaux de données qui attestent d’un résultat dans les publications. Il ne s’agit pas de faire 287 La PL est plus largement un axe important du développement de l’économie de la production agricole, ce que les chercheurs du SAD revendique c’est un « esprit » qui préside à l’emploi de méthodes analytiques même très classiques comme la PL (voir Brossier, et al. (1974), et une actualisation de cette économie rurale dans le cadre des recherches en gestion in Brossier, Chia, Marshall et Petit (1989)). 288 Cette notion de niveau pertinent d’organisation est pour les chercheurs du SAD une question essentielle et politique, car elle établit l’existence de l’interdisciplinarité et permet de situer le savoir partagé qui peut résulter d’un tel bricolage (parcelle, exploitation, petite région ou système agraire sont les trois niveaux pertinents définis à l’occasion de la création du département SAD. 289 En effet ni la parcelle, ni les bassins versants et les bassins d’alimentation, ni l’ensemble du périmètre n’ont jamais été considérés par NAIADE comme des niveaux pertinents pour la gestion effective du problème posé par l’agriculture.

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une description apologétique de ce dispositif de recherche en imitant alors ce que les chercheurs font légitimement, mais de comprendre ce que cette charge programmatique permet de faire passer du « projet pionnier » vers le processus d’innovation, et comprendre également ce qui fait que la charge est à un moment donné déposée dans la situation de gestion.

b. La dualité du dispositif

On peut présenter de façon simpliste le dispositif de la PL: d’une part comme un dispositif expérimental donnant lieu à un certain type d’activités de recherche que nous allons décrire (la PL est alors une sorte d’économie appliquée constructiviste), et d’autre part comme un résultat prenant une place importante dans certaines audiences ou configurations qui relient la Recherche à ce qui se joue sur le site, puisqu’elles attestent à travers la PL de l’existence de l’économique comme réalité pour les acteurs. L’engagement conscient des chercheurs du programme dans ce double investissement programmatique fait que conception du dispositif et exposition de son fonctionnement dans la situation, jouent en même temps.

Dans l’économie en train de se faire, la PL a impliqué un groupe travaillant dans le volet « Systèmes d’exploitations », composé de 4 opérations de recherche sur l’exploitation agricole balayant les aspects techniques et économiques de la production (soit un groupe de 2 économistes, 1 agronome, 1 pédologue, 1 zootechnicien, l’animateur du programme de R&D en 90, 1 thésard et 1 élève ingénieur en économie). De part une « tradition » d’exploration du fonctionnement de l’exploitation agricole (Petit, 1975; Brossier, et al., 1977), la PL est un outil connu et maîtrisé par les économistes du programme. Elle a été utilisée à diverses reprises dans d’autres situations de recherche et y compris dans le département où se trouve NAIADE-City dans le début des années 80 (Brossier et Chia, 1985). La volonté de l’utiliser comme un outil de simulation pour pouvoir établir une valeur au manque à gagner est apparue dès la conception du projet de recherche, au regard donc de cette familiarité avec la mise en situation de l’outil de la PL, que ce soit dans des relations de dialogues avec les agriculteurs ou dans celles entre les chercheurs.

Côté jardin, l’outil de la PL est alors devenu pour quelques mois un attracteur important pour les chercheurs, mais également l'activité focale qui donnait un sens pratique à la coordination de trois des quatre opérations du volet « systèmes d’exploitation » (la question du traitement des déjections animales ayant été confié à un chercheur spécialiste qui ne sera pas impliqué dans la PL autrement que par la fourniture de quelques ratios issus de son travail). Côté cour dans l’économique, la PL s’est trouvée exposée dans différentes audiences pour rendre compte de la dimension économique du problème par ses résultats: réunion entre les chercheurs (nov.89), réunion avec NAIADE (avr.90, nov.90, déc.90), réunion avec les agriculteurs (avr.90), exposés pédagogiques (1992), articles et communications (juin90, oct.90, mai 91, oct.91). C’est dans cette capacité à faire parler et décider que la PL est alors dite constituer un « outil de dialogue dans la démarche collective de recherche-développement », et qu’elle apparaît comme ayant marqué, par sa présence, les discussions où la question du type de contraintes et du type d’exigences économiques a été traitée.

Le travail de la PL s’est étalé sur environ deux ans, du printemps 1989 à celui de 1991, en s’appuyant notamment sur une thèse et un mémoire d’ingénieur, pour reprendre ensuite de façon sporadique en 1995 dans le cadre d’une deuxième thèse. Nous nous attachons ici à la première période de son utilisation, où la PL a permis de valoriser assez directement et immédiatement les premiers éléments de diagnostic du problème dans une simulation de ce que pouvait être la transformation des pratiques, la demande pressante de NAIADE pour établir des propositions transitoires emportant la Recherche dans une logique de l’urgence.

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Ce que nous voulons comprendre c’est comment la co-détermination de l’économique et de l’Economie fabrique ici du gérable. Pour cela nous allons explorer la PL suivant deux facettes pour cerner notre objet. La première facette explorée sera celle de la description de la formation du dispositif expérimental par la mise en relations de différents actants. La deuxième facette sera celle de l’obtention des effets de vérité pour la publication et pour le processus d’innovation.

2.3.2. La formation du dispositif expérimental

a. La mise en relation de différentes instances

La PL a donc débouché sur la création d’une instance faisant converger des activités autour de l’alimentation de l’objet technique de computation, qui se résume à un clavier, un calculateur, un logiciel et des listing de données. Ce centre de computation animé par les économistes se trouve relié à un réseau d’autres instances du programme de recherche du fait de l’information nécessaire prescrite par la modélisation d’une exploitation agricole dans son ensemble, ce qui implique, en cascade, la mobilisation d’autres dispositifs expérimentaux comme fournisseurs de données ou des dispositifs spécifiques de collecte de l’information impliquant d’autres acteurs comme des conseillers agricoles et des agriculteurs.

Parmi ces instances, il y a tout d’abord l’institution d’un thème de recherche sur l’exploitation faisant l’objet d’une identification dans le programme présenté à NAIADE et donc pouvant capter et justifier de l’emploi des ressources en “ homme-mois ”, en Francs, et en temps (on a déjà noté l’importance que NAIADE attachait à cet aspect du programme). Mais s’y adjoignent également d’autres actants et notamment d'autres dispositifs expérimentaux du programme indispensables aux calculs agronomiques et zootechniques, c'est à dire tous les dispositifs qui participent à établir un lien calculable entre le dessus et le dessous du point de vue de la lixiviation, ainsi que les compétences multiples pour synthétiser une information « ramassée » sous forme de ratios.

Tableau 7-6: Les contraintes intégrées dans la PL et les liens avec d’autres dispositifs expérimentaux CONTRAINTES COMPOSITION DISPOSITIFS EXPERIMENTAUX IMPLIQUES Parcellaires Spatialisation de l'occupation et du

fonctionnement hydrique (RU) en fonction des types de sol

Description de l’affectation du parcellaire Etablissement de la carte pédologique

Nitrates indicateur de l'agressivité par parcelle au sein d'une rotation

Suivie des Bougies Poreuses Mesure des Bilan-Azotes Case Lysimètrique Mesure de la Lame d'Eau drainante (précipitation, ETP et RU)

Travail Temps de travail affecté aux activités par période

Mesure de la productivité du travail mécanisé Etablissement du Calendrier Cultural Enquête sur les temps de travaux

Troupeau Ration alimentaire et reproduction du troupeau

Enquête sur les pratiques d'élevage Mesure de la valeur alimentaire des rations

Parmi ces dispositifs expérimentaux connexes mobilisés (Tableau 7-6), il y a tout ce qui concerne l’établissement des déterminants bioclimatiques et agro-pédologiques du rendement des cultures (les agronomes parlent de potentialité agronomique d’une parcelle ou d’un sol), ceux de la lixiviation et donc la nécessité de connaître les termes de la relation entre une occupation de sol qui émet des nitrates et une eau subracinaire qui les collecte. Cela signifiait sur ce point très précis d’attendre que d’autres dispositifs expérimentaux (les bougies poreuses et les profils azotes notamment) permettent d’établir une correspondance entre un bilan massique de l’azote à la parcelle et une concentration en nitrate dans l’eau du sol récoltée par les bougies-poreuses, cela en fonction du couvert végétal et des contraintes ou transformations agraires qu’il subit (travail du sol, fertilisation, précédent cultural). De la même façon il

III° PARTIE - CHAPITRE 7

241

faut pouvoir connaître la dynamique du troupeau laitier d’une exploitation (entrée-sortie de cheptel, niveau de production et alimentation) pour établir là aussi un bilan-azote de la sole pâturée et du potentiel de déjection qu’elle représente.

Mais il s’agit également des compétences des agriculteurs à pouvoir décrire ce qu’ils font et de quelles façons ils le font, que ce soit aux chercheurs directement ou au conseiller agricole. Ici intervient le dispositif d’enquête systématique des exploitations du site réalisées en 1989, qui a permis de produire une typologie des exploitations et d’en connaître les agriculteurs. Car pour faire tourner une PL, il faut pouvoir disposer de ratios mesurant la technicité de l’exploitant en termes de calendrier et de temps de travaux, et des différentes pratiques de cultures ou d’élevage, ce qui implique alors des entretiens « serrés » et une implication de l’agriculteur dans un compte rendu détaillé de ses activités. Sur le plan économique enfin, il a aussi fallu que les chercheurs rassemblent les données éparses de la comptabilité des agriculteurs (données du centre de gestion, carnet des factures, extraits de compte bancaire) et des imprimés ou cahier de culture et d’élevage permettant d’établir des flux physiques et monétaires. Cela impliquait une relation de confiance entre l’agriculteur et les chercheurs.

Ce dispositif expérimental composite dans ses liens avec d’autres dispositifs, implique donc rapidement de nombreuses instances et un collectif étendu pour assurer ce à quoi “ on ” destine la PL: construire des faits. Ce souci du réalisme est exigeant en déréalisation de l’activité agricole, y compris de la part des agriculteurs eux-mêmes. Ce qui va maintenant plus nous intéresser c’est de comprendre comment les « effets de vérité » issus du dispositif expérimental de la PL se trouvent être construits dans une référence à la réalité économique grâce un tel enchaînement d’opérations de traduction permettant de produire des énoncés « réalistes ».

b. Les modalités de la construction réaliste de la référence à la réalité économique

La réalisation d’une programmation linéaire (PL) « réaliste » implique de définir des contraintes techniques afin d’établir la matrice des coefficients techniques de la fonction de production au plus prêt des contraintes « réelles »290. Ce souci de « l’adéquation du modèle à la réalité » correspond spécifiquement à la procédure de l’étalonnage de la PL, dont l’objectif est « d’éliminer les erreurs de construction en s’assurant que les données concernant une situation passée permettent de comparer les résultats de la simulation à la réalité actuelle ». Ce travail d’adéquation nécessite un bricolage par un travail d’ajustement des données de façon à ce qu’au total « la photo de l’exploitation soit bonne » par rapport à ses résultats comptables et à son système d’exploitation existant. Ce travail d’étalonnage de la matrice des coefficients vise ainsi à ce que le modèle soit suffisamment proche des résultats obtenus « réellement291 » en terme de marge brute ou de revenu de l’agriculteur. Des contraintes peuvent alors être étudiées dans les effets de leur variations, - et notamment la contrainte de la concentration en nitrate sous les racines- pour observer ce que donne l’augmentation marginale de la contrainte (diminution de la fertilisation) sur la marge brute ou le revenu marginal. Pour cela un ratio important provenant du fonctionnement du dispositif des bougies-poreuses est nécessaire, il définit le lien entre le bilan azote annuel d’une culture et la concentration en nitrate dans l’eau sous les racines (ce

290 Nos guillemets signifient que ces termes convoquant le réel sont à considérer selon le sens que les chercheurs leur donnent. 291 Il peut s’agir de résultats calculés à partir des chiffres de la comptabilité, ou comme dans Chia (1987) de se servir de l’enregistrement bancaire des flux monétaires pour rétablir une analyse comptable de l’exploitation plus proche des pratiques de gestion de l’exploitant, et qui sont, dans de nombreux cas, fort éloignées de l’image comptable.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

242

ratio est approximativement de 1 kg/ha/an d’azote au bilan pour une concentration de 1 mg/l de nitrate en moyenne par an).

Encadré 7-33 : Le dispositif de la PL comme enchaînement d’opérateurs de traduction

L'opération de traduction consiste à relier une matière et une forme par un opérateur.La médiation de l'opérateur se lit dans les deux sens :sens 1. la forme s'origine dans la matière et conduit à une réduction de la réalité "là-bas".sens 2. la matière déborde la forme et constitue l'amplification de la réalité "ici",

La réduction et l'amplification sont réalistes tant que l'opérateur de traduction n'est pascontesté dans sa capacité à lier la forme et la matière.

De proche en proche les enchaînements des opérations de traduction forment unchemin dont la propriété est de produire de la référence entre une courbe de coûtmarginal sur un imprimé "ici" et l'exploitation agricole "là-bas" par exemple. Lephénomène circule dans cette chaîne de transformations réversibles et perd à chaquetransformation des propriétés et en gagne d'autres. La référence se déploie par lesextrémités aussi loin qu'il existe des traductions permettant la circulation d'une maîtrisede l'action à distance dans un sens et de la circulation corrélative des mobilesimmuables de l'autre.

Matière

Forme

Rupture1.

2.

D'après Latour, 1993

réalitélà-bas

réalitéici

????

Chaîne de de re-présentation

Pratiques del'agriculteurs

Mots del'agriculteur

Notesd'entretiens

Coefficienttechnique

Clavier

Courbes

Discussion

Décision

Equipepluridisciplinaire

Programme deRecherche

Projet etFinancement

1.1. 2.2. 9.9. 10.10.

3.3. 4.4.

Légende des opérateurs de traduction

•1. dispositif expérimental de l'entretien

•2. interprétation des descriptions de pratiques

•3. organisation de l'équipe de recherche

•4. instance de travail pluridisciplinaire

•5. techniques d'enregistrement des flux physiques etmonétaires

•6. interprétation des imprimés traces

•7. dispositifs expérimentaux (bougies poreuses, profilazote, pédologie) et dispositifs de mesures(agroclimatologie)

•8. interprétation des ratios biotechniques

•9. objet technique : ordinateur et logiciel de PL

•10. instance de gestion : réunion NAIADE/Recherche,Agriculteur/Recherche

•11. lecture de l'article

Courbes

Article

Mots deChercheur

11.11.La PL comme enchaînementd'opérateurs de traduction

Donnéeséconomiqueset techniques

6.6.Imprimés traces

Pratiques degestion

5.5.

Ratiosbiotechniques

Résultats demesures

Autresdispositifsexpérimentaux

7.7.

8.8.

Fort de la donnée de ces instances, l’Encadré 7-33 reprend une description du foyer de la PL comme noeud d’un réseau d’enchaînements qui, stabilisés et non controversés, établissent alors cette référence à la « réalité de l’exploitation » que recherchent les chercheurs pour NAIADE et pour eux-mêmes (un encart préliminaire précise les éléments de la description d’une telle mise en réseau, empruntant le modèle à Latour (1993)). Le passage de l’enchaînement des opérations à une courbe dans le moment de

III° PARTIE - CHAPITRE 7

243

la référence contient un alignement de la circulation de l’information, et l’outil de la PL est gourmand en informations précises pour être utilisé de façon à ce que le modèle soit en « adéquation à la réalité ». Le degré de réalité des résultats implique alors que les données qui le nourrissent soient elles-mêmes réalistes (qu’elles soient « concrètes » comme les chercheurs et les commanditaires le disent souvent aux sociologues pour ne pas avoir à se le répéter seulement à soi-même). Cette « réalité » des données entraîne en cascade la réalité d’autres résultats issus d’autres dispositifs expérimentaux du programme ou de tables de références, et surtout, pour ce qui concerne les agriculteurs, la « réalité » de la compétence à évaluer et décrire verbalement une pratique.

Ainsi dans leurs souci d’obtenir une adéquation entre la réalité de l’objet (ici le fonctionnement technico-économique de l’exploitation agricole) et les résultats exposables pour obtenir un effet de vérité dans différentes audiences, les chercheurs mettent alors d’un côté l’économique et de l’autre l’économie, les choses et les mots, ils opèrent dans l’établissement de la référence une coupure qui fait disparaître alors tout ce collectif intermédiaire qui a été nécessaire à une construction de la réalité, disparition dont le résultat est l’obtention d’une référence en montrant une courbe dans une réunion ou dans un article. Que ce soit à l’occasion de controverses au sein des collectifs de discussion de la PL ou de notre propre travail de recherche, la construction de la réalité réapparaît pourtant dans la description du réseau des actants de cette activité orientée vers la fabrication d’une « référence à la réalité ».

Cette « réalité » des mots et des choses implique alors la réalité de l’outil lui-même, c’est à dire celle du couple formé par le chercheur et une machine à computer des systèmes d’équations linéaires sous contraintes (voir la description de ce genre d’instance dans Norman (1993)). La « réalité » de la PL devient alors celle de savoir se servir du logiciel et d’avoir des questions à poser à la machine pour établir des simulation. Aussi, même si l’enchaînement des entretiens avec les agriculteurs, les réunions de travail, les diverses opérations de computation et la culture de la pluridisciplinarité disparaissent dans la boite noire de ce que les chercheurs appellent « la PL » quand ils montrent les courbes qui attestent l’existence d’une réalité économique, retrouver cet enchaînement c’est bien dévoiler l’activité expérimentale sous l’angle des activités spécifiques de ce groupe de chercheurs. C’est ce que nous venons de tenter de faire pour établir l’étendue de ce dispositif expérimental. Nous allons maintenant considérer le mode d’existence de ce dispositif sous l’angle des effets de vérités qu’il permet de produire dans la reprise des énoncés au sein du processus d’innovation.

2.3.3. Les inscriptions issues de la conduite du dispositif expérimental

Avec la mise en boîte noire de la réalité du fonctionnement de l’exploitation, les chercheurs de l’équipe travaillent progressivement à la conception de nouvelles pratiques en liaison avec l’animateur du programme de R&D, en tentant de simuler un fonctionnement permettant de tenir les exigences de protection de la qualité de l’eau. Ainsi le travail de mise en audience des énoncés issus de la PL ne procède pas de la certification d’abord, puis de la traduction dans le processus ensuite, mais plutôt dans l’autre sens.

Ce travail de conception implique d’imaginer une situation agricole nouvelle par la définition d’un cahier des charges des « bonnes pratiques » et d’une situation institutionnelle et économique dans laquelle puissent mieux se valoriser les produits agricoles pour envisager des compensations à l’effort réalisé (Tableau 7-7). Sur ce dernier point la simulation fait appel au volet économique qui traite des institutions et de la mis en place d’un partenariat visant à établir les possibilités négociées d’une amélioration de la valorisation des produits par un marquage spécifique permettant d’augmenter le revenu agricole.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

244

Tableau 7-7 : Les hypothèses de base de la simulation de l’agriculture du périmètre effet de seuil de la variation de la contrainte nitrate suppression du maïs rotation sur 6 ans avec 3 années de Luzerne et trois années de céréales biologiques compost valorisation des céréales en bio (+ 50%) déshydratation de la luzerne quotas laitiers supplémentaire avec valorisation vente directe (prix litre + 20%) augmentation de la moyenne génétique du troupeau (7 500 l/VL) nouvelles rations alimentaire diminuer les pertes en nitrates par une gestion différente du pâturage ou de la rotation [luz-céréales bio] à un effet important sur le résultat économique à contrainte nitrate globale constante

C’est sur la base de ce travail d’imagination des contraintes et des solutions pour minimiser le taux des nitrates sous les racines que les chercheurs de l’équipe ont utilisé la PL pour tester la cohérence des propositions formulées. La PL a alors constitué en quelques sorte le terrain expérimental de simulation des possibles en forçant les chercheurs à énoncer les grandes lignes du futur cahier des charges. Son élaboration découle de cette recherche de cohérence, et reste attachée aux collectifs des chercheurs qui ont travaillé à la vie du dispositif de la PL. Un tel travail d’ajustement des contraintes, des possibilités et du fonctionnement existant a impliqué un travail d’aller-retour mobilisant à nouveau les enchaînements que nous avons décrits. Dans ce travail de construction d’une possible exploitation agricole minimisant les pertes en nitrate, les échanges interdisciplinaires et transdisciplinaires ont été nombreux et les plus féconds. A ce stade de la mobilisation du dispositif expérimental de la PL, les chercheurs ont « fait tourner » des simulations d’exploitations agricoles sur la base de la situation initiale « avec des améliorations techniques et économiques » (les guillemets reprennent les expressions utilisées). Ainsi sur la base de ce nouveau modèle technique imaginé, et de la « réalité des données », les chercheurs ont établi une matrice des coefficients techniques puis l’ont modifiée aux endroits nécessaires et ont simulé à nouveau l’effet de l’augmentation marginale de la contrainte (diminution de la fertilisation) sur la marge brute ou le revenu marginal. Nous représentons le résultat de ce travail (Encadré 7-34) tel qu’il a été montré dans différentes audiences (réunions, exposés, articles).

Cette simulation a permis de faire apparaître deux résultats qui vont s’avérer importants pour la suite du programme. Tout d’abord elle permet de fournir, pour les situations des exploitations étudiées, une configuration d’occupation du sol en estimant le montant du manque à gagner selon le niveau de contrainte en nitrate sous les racines292. Ensuite elle a fait notamment ressortir l’importance du pâturage des vaches dans la formation du bilan azote annuel de l’exploitation, et donc la nécessité de prendre en compte les pratiques d’élevage dans la formation de la norme sociotechnique et dans la suite du programme de recherche293.

Encadre 7-34 : le résultat majeur de la PL

292 Le modèle travaille en kg de nitrate par ha, sachant que 1 kg/ha/an de nitrate donne dans les conditions bioclimatiques de la zone environ 1 mg/l de concentration en nitrate dans l’eau subracinaire, résultat établi à partir de données de références en cassier lysimétrique et des mesures de bougies-poreuse. La balance azotée (bilan entrée/sortie de l’azote) de chaque occupation de sol (culture, paturage) permet alors de transformer un bilan massique annuel en concentration annuelle moyenne. Ce ratio approximatif fait le lien entre l’agriculture et la qualité de l’eau du point de vue des nitrates. 293 C’est cette attention à l’importance des pertes en nitrate dues au pâturage qui a justifié l’investigation particulière sur le pâturage des vaches laitières (voir le 2.2.3.).

III° PARTIE - CHAPITRE 7

245

10 20 30 35 mg/l

0

(1000 F.)

situation de départ avec améliorations techniques etéconomiques

-100

-200

-300

100

200

Situationinitiale

Exploitation D

EVOLUTION DE LA MARGE BRUTE DE DEUX EXPLOITATIONS EN FONCTION DE LA CONTRAINTE NITRATES

35 mg/l

Ainsi le dispositif de la PL tend progressivement à devenir un moyen pour coordonner un travail de conception de la norme sociotechnique qui vient. Accepter le degré de réalité des simulations devient conjointement accepter le nouveau modèle productif qui se dessine sur la base d’une activité inventive. Le degré de réalité de la PL, et donc celui des énoncés techniques et économiques qu’elle suppose, se trouve alors lié au degré de possibilité de la nouvelle situation. Renverser la PL serait couper l’herbe sous le pied de la reprise de la simulation dans la définition de la norme sociotechnique, de même, remettre en cause ce travail de conception inventif serait faire tourner des PL dans le vide.

Le dispositif expérimental se trouve ainsi déplacé dans une audience beaucoup plus exposée aux arbitrages de NAIADE que celle-ci s’était décidée à faire en mai 1991 pour cadrer la situation de gestion, et il est de moins en moins relié aux instances qui ont permis d’établir son mode d’existence en tant qu’attracteur d’un collectif de chercheurs. La PL se trouve donc emportée dans la formation d’une norme sociotechnique où les chercheurs commencent à être dépassés par les événements du fait que les interlocuteurs privilégiés de leur réalisme, les agriculteurs, doivent de plus en plus entrer en négociation directement avec NAIADE. Les chercheurs sont alors en position de négociation de la traduction des énoncés issus de la PL dans la formation de la norme et cela, pour NAIADE et face aux représentants professionnels.

Fort de cette capacité de la PL, employée ici comme outil de simulation de la rentabilité d’un changement de système de production, les chercheurs utilisent au même moment dans leur publication l’argument programmatique de « la PL comme outil de dialogue dans les négociations ». Pourtant le travail sur la PL semble avoir plus servi, dans les négociations en question, à NAIADE qu’aux agriculteurs. La présentation et la discussion des courbes ont permis à NAIADE de mettre sur l’agenda du programme de R&D la question du niveau de la contrainte nitrate et de prendre une décision importante au cours de l’année 1991 sur laquelle elle n’est jamais revenue: celle de fixer la barre des 10 mg/l de nitrate pour l’eau sous les racines. Cet objectif, tout d’abord fixé aux chercheurs dans le contrat du programme, est donc transporté dans la situation. Le dispositif de la PL a joué sur ce plan un rôle de médiation de l’établissement de la norme sociotechnique que nous allons maintenant décrire.

2.3.4. La transfiguration du dispositif expérimental en outil de gestion

a. Les énoncés de la PL deviennent des outils de gestion

III° PARTIE - CHAPITRE 7

246

Au regard de la charge programmatique que supporte la PL, l’enchaînement des opérations dans un outil qui parle pour la « réalité » et permet d’établir une référence directe à l’économique, a été traduit très directement comme support de négociation pour NAIADE. En effet une fois les courbes établies et présentées au DG de NAIADE, il lui est apparu que leur forme impliquait des compensations fortes pour chaque mg/l en moins à partir de la zone critique au seuil de 14 ou 15 mg/l, et que le niveau de la contrainte était lié au niveau des efforts financiers auxquels NAIADE allait avoir à faire face. Pour caractériser le fonctionnement de cet outil de gestion pour la décision, nous présentons le raisonnement tenu dans la figure de l’Encadré 7-35 (les courbes sont celles issues de la PL et nous y projetons des élements d’analyse). Pour une description de cette transfiguration du dispositif expérimental en outil de gestion de la négociation, nous renvoyons au Texte 5-A7 de l’annexe A7 présentant une analyse de discours issu d’un de nos entretiens sociologiques avec l’économiste co-responsable du programme dans la deuxième phase.

Encadré 7-35: De l’inscription des courbes à la formation d’une zone critique du choix du niveau de compensation financière

effet de la contrainte dans lasituation technico économique"réelle" de départ

effet de la contrainte dansla situation "future" avecaméliorations techniqueset économiques

différence de marge brute entre les deuxsystèmes ou évaluation du coût duchangement dans cette "zone critique"

zone critique de rencontre entre lecomportement du nouveau systèmeet la contrainte de nitrate auregard de la situation initiale

10 mg/l 20 30 35 mg/l

sens de lecturede la contrainte

0

variation de lamarge brute

Ecart intial du aux nouvellesconditions techniques et économiques

SituationInitiale

+

-

La PL, grande consommatrice « d’adéquation à la réalité », s’est ainsi trouvée introduite dans un processus de décision comme outil de gestion. Mais l’audience qu’offre le processus aux énoncés des chercheurs, est une audience qui fait perdre progressivement le degré de réalité que les chercheurs ont consciencieusement tenter de maximiser, puisque le dispositif expérimental établi sur la base d’un travail avec deux exploitations, n’est pas mobilisé à l’identique pour les situations individuelles de chaque exploitation afin d’optimiser à chaque fois les compensations. On retrouve une rupture supplémentaire qui fait alors de la PL un ingrédient pour des négociations auxquelles les économistes n’ont pu avoir accès. « L’effet de vérité » se trouve alors dissout dans d’autres pratiques dont le contenu reste pour ainsi dire un mystère de plus.

Au total il s’agit donc d’apprécier la place du travail des faiseurs de preuve dans le sens où les chercheurs l’entendent, comme étant effectivement moins une aide à la décision imprécise dans sa portée et dans son contenu (les chercheurs étant absents des négociations) que comme une dispositif participant au cadrage de la situation de gestion (voir sur ce point la thèse de Raulet-Crozet (1995 chapitre 8) qui développe cette notion de cadrage globale de la situation).

III° PARTIE - CHAPITRE 7

247

b. Le mouvement d’ensemble de la formation de la norme sociotechnique

Dans sa mise en forme et dans sa transfiguration, l’outil de la PL permet aux chercheurs de déposer la charge programmatique que lui définit le projet pionnier: calcul réaliste, travail avec les agriculteurs, pluridisciplinarité, médiateurs entre les acteurs vis à vis du règlement du problème. Mais cela a un prix. Car le dispositif apparaît sur ce point moins comme un outil de négociation impliquant directement les chercheurs dans l’élaboration d’une décision au sein d’une situation de transactions des points de vue, que comme un dispositif de coordination d’une négociation. La transfiguration du dispositif en outil de gestion se joue presque sans les chercheurs, mais permet à NAIADE de passer d’un état complexe de tensions entre les intérêts des acteurs à une simplification prenant appui sur le programme de recherche qui établit le degré de réalité des situations économiques des exploitations grâce aux travaux coordonnés notamment par la PL.

Encadré 7-36: Comparaison du modèle de l’agriculture établi dans le travail de la PL et celui décrit par l’armature contractuelle. Les caractéristiques de l’armature contractuelle qui lui correspondent Les instances du modèle d'agriculture simulée que suppose la PL

Dans le cahier des charges des Conventions en 7 points

Dans la convention générale signé par l’agriculteur

moins de 10 mg/l obligation de moyen pas de maïs 1. pas de maïs rotation sur 6 ans avec 3 années de Luzerne et trois années de céréales biologiques

5. rotation à base de luzerne-céréales

compost 2. compostage des déjections valorisation des céréales en bio (+ 50%) déshydratation de la luzerne financement d’un bâtiment de

séchage en grange quotas laitiers supplémentaires avec valorisation vente directe (prix litre + 20%)

mise à disposition de quotas au cours des restructurations foncières

augmentation de la moyenne génétique du troupeau (7 500 l/VL)

nouvelles rations alimentaires 6. équilibre des rations alimentaires diminuer les pertes en nitrates par une gestion différente du pâturage ou de la rotation luz-céréales bio à un effet important sur le résultat économique à contrainte nitrate globale constante

3. chargement inférieur à 10 mg/l (poursuite de la R&D sur le retournement de la luzerne avec la station de Mi. au delà du programme de recherche)

4. pas de produit phytosanitaire 7. mise aux normes des bâtiments

d’élevage

Le dispositif de gestion qui s’est formé à travers l’outil de la PL sépare progressivement les positions de NAIADE et celles de la Recherche sur la conception du projet de transformation de l’agriculture du site. L’Encadré 7-36 indique comment la transfiguration et la cadrage formulé par NAIADE à la fin de l’année 1991 établissent le travail autour de la PL comme médiateur de l’obtention de l’armature contractuelle proposée aux agriculteurs (mais en perdant la problématisation de la valorisation des produits au profit d’une aide à l’hectare). Pourtant, l’instance de la PL fait parler et fait faire. La face expérimentale de la PL apparaît bien comme un dispositif d’intermédiation qui permet de faire des articles scientifiques ou de faire de la stratégie de recherche avec les acteurs, mais les chercheurs qui maîtrisent la PL comme dispositif expérimental semblent être également dépassés quand elle devient un outil de gestion. Mais du même coup et symétriquement du côté de NAIADE, on peut se demander si la décision prise sur les 10 mg/l sous les racines n’est pas seulement le résultat d’une stratégie émergente qui prend appui sur cet outil. En effet nous avons plutôt à faire à convergence de différents segments de décision non reliés causalement entre eux a priori et qui se trouve ex-post pouvoir rendre compte des différentes facettes de la décision. Cette transfiguration marque d’ailleurs un tournant dans l’attitude des chercheurs à l’égard de la contrainte des 10mg/l qui, pour eux, reste de la seule décision de NAIADE.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

248

Ce moment de la décision que prend NAIADE pour un cadrage s’accompagne alors d’une divergence de vue qui mobilise, du côté de la Recherche, l’avis du premier comité scientifique du programme qui se tient dans la même période.

La Recherche prend alors clairement position pour énoncer que son travail ne peut être considéré comme définitif, et que les propositions faites restent ouvertes à modifications suivant les avancées réalisées (Tableau 7-8). Surgit alors concomitamment au cadrage, la crainte d’avoir permis d’établir des prescriptions sur la base d’un travail expérimental trop rapidement transposé dans la situation de gestion, du fait du faible nombre de cas étudiés et de la durée courte du fonctionnement des dispositifs expérimentaux (deux campagnes agricoles 1989/1990 et 1990/1991).

Tableau 7-8: Figure d’opposition sur le sens des prescriptions Pour NAIADE, la prescription est appelée à devenir une norme professionnelle sur le site

NAIADE dit que la contrainte sera définitivement de 10 mg/l et de 0 pesticide parce que telles sont les conséquences tirées du programme de R&D.

Pour la Recherche, la prescription est une étape du nouveau système dans lequel les acteurs sont appelés à vivre

l’INRA dit qu’on ne peut garantir ces propositions faites dans un soucis d’urgence, elles sont susceptibles d’être amendées par de nouvelles connaissances, qui permettent d’aboutir au respect de la contrainte fixée.

Malgré ces craintes, il est tout à fait étonnant de constater comment, là où le travail de la Recherche permet la coordination à travers l’outil, celui disparaît ensuite dans la deuxième phase du programme bien qu’elle soit censée devoir aboutir à une théorie des pratiques du changement à partir d’un suivi de la situation. La PL ne fera en effet que l’objet d’un modeste investissement, qui plus est sans reprendre les travaux réalisés en 1989. L’opposition relative de la Recherche au caractère définitif du cadrage de NAIADE, ne sera pas l’objet d’un investissement suffisant pour appuyer par exemple la formulation d’un deuxième jeu de propositions.

Là où la recherche espérait être entrée dans la transformation d’un monde auquel elle allait participer de façon constructiviste par des propositions pour lesquelles la définition du cahier des charges caractérisait un arrangement institutionnel (sans aide au revenu mais avec un jeu sur les prix des produits agricoles en terme de définition de la qualité (céréale bio, vente directe, système de production respectant l’environnement, changement négocié), son activité est reprise dans la définition d’une armature contractuelle qui implique la formation concomitante d’une structure pour sa gestion (la future entreprise NARCISSE). Il n’est alors plus question de cette structure collective issue d’un gestion individuelle et collective d’une modification des systèmes de productions dont la Recherche souhaitait pourtant précocement la formation: « on peut imaginer une structure collective qui définisse le cahier des charges pour une agriculture moins consommatrice d’engrais et produisant des biens agricoles dont la spécification peut permettre une meilleure valorisation (produits avec label). Cette structure devra s’appuyer sur une procédure de suivi et d’évaluation et éviter que les resquilleurs ruinent le projet. 5..) Le rôle des recherches techniques développées par l’INRA est de proposer des indicateurs de suivi et d’évaluation pour objectiver le plus possible les informations », (Brossier, Chia, 1990, p.84).

2.3.5. Mouvement d’ensemble de la formation d’une norme sociotechnique

Nous venons ainsi de décrire en détail la formation d’une norme sociotechnique au sens de Callon et Ripp (1991) par la description de certaines pratiques de recherche qui s’y sont trouvées associées. Nous portons dans la figure de l’Encadré 7-37 une synthèse de ce mouvement diachronique en situant la façon dont différents énoncés issus de la PL ou renvoyant au 10 mg/l ont circulé dans différentes audiences.

Encadré 7-37: synthèse diachronique de la formation de la norme sociotechnique

III° PARTIE - CHAPITRE 7

249

•Nov 90Présentation àN et aux 5 Agr.Exp inclue PL

avril 89nov 88 été 90avril 90

•avril 90Présentationméthode auxagriculteurs etChambre

on frôleles 10 mg/l

exigences< 10 mg/l

déc 90

•Déc 90présentation auDG NAIADE

modèle10 mg

mai 91jan 91

10 mg àjustifier

•Présentation auCS "10 mg/l :c'est possible ?"

l'INRA negarantie pasles 10 mg

pas de maïs 10mg oblige

juin 91

contrainte 10mg/l et 0

pesticide sousles racines

mars 89

•PrésentationProjet aucolloque deSt Maximin

les Gpes. Rec.en 1991

la P.L. ne faitplus l'objetd'un intérêt

Gpe. Rec. nov 89

présentationd'une P.L. parle Thésard

Gpe. Rec. juin 90

discussion deSchmidt surBrossier et Chia,1990 "off" et riendans réunion "in"

Gpe. Rec. oct 90

la P.L. commeoutil commeles autres

Gpe. Rec. oct 1991

la P.L. remise àl'ordre du jour desméthodesimportantes pourl'opérationnalité

•ConventionAGREV

LA REFERENCEAUX "10 mg/l" DANSLA CHRONIQUE DELA RECHERCHE

en italique ce qui estrapporté des proposde NAIADE

•juin 90Présentationméthode dansarticle à EcoRu

donnez pluspour tenirles 10 mg

La P.L. dans lesCR des réunionsdu groupe deRecherche

LA FABRICATION D'UNE NORME SOCIO-TECHNIQUE LECTURE A PARTIR DE LA REFERENCES ALA "PROGRAMMATION LINEAIRE" ET AUX "10mg/l" DANS LES IMPRIMES DE LA RECHERCHE

•LesdifférentesAudiencesdu travail issude la P.L.

•Présentationrésultats à laSFER en mai 91

•Présentationau GIE

thèse mémoire d'ingénieuroct 91

•le groupe politique entérineles 10mg/l , 0 phyto, 0 maïs,luzerne et compostage

mars 91

les 10 mg/l NAIADE arrête

On y voit très nettement se préciser la question de la contrainte des 10 mg/l au sein de la chronique du programme de recherche dans une série de renvois qui alternent les positions de la recherche et les injonctions de NAIADE. Cette figure fait également apparaître la formation progressive des « effets de vérités » issus de la PL dans les audiences de certification, et on notera que son audience dans le collectif élargi des chercheurs, suit en contrepoint l’investissement qui est par contre réalisé autour du dispositif expérimental. Ce mouvemement d’ensemble d’un flux d’actions tâtonnantes pour passer d’un régime de découverte à la création d’un dispositif de gestion opère dans une muliplication des lieux et des moments de la la coordination du collectif pertinent, où les décisions prises par NAIADE pèsent de tout leur poids pour cadrer cette création en délimitant un intérieur et un extérieur.

La synthèse de ce mouvement dans l’Encadré 7-37, fait apparaître notamment un jeu de va-et-vient des significations disponibles entre le programme de recherche et NAIADE, qui aboutit à séparer le « 10 mg/l de NAIADE » qui devient une norme et le « 10 mg/l de la Recherche » qui reste un objectif de recherche. Ce mouvement s’accompagne d’une disparition progressive des références à la PL dans les comptes-rendus de réunion et dans la chronique du programme, alors que les énoncés qui en sortent sont déplacés dans différentes audiences, jusqu’à notamment consolider la position de NAIADE au sein de l’instance du GIE. La formation de cette norme sociotechnique est un moment important où l’irreversibilisation de l’énoncé « la contrainte sera moins de 10 mg/l et zéro pesticide sous les racines » se détache du programme de recherche, où elle formait une hypothèse de travail, et cadre dorénavant les conditions pour lesquelles le programme de R&D doit poursuivre son travail de conception.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

250

2.4. Les enquêtes possibles et impossibles du chercheur X

Dans cette section nous allons faire état d’un dispositif extrêmement courant, celui de l’enquête auprès des agriculteurs. Il s’agit de cette pratique de recherche qui consistent à recueillir de la bouche des acteurs-eux-mêmes une information sur leur propre conduite selon des protocoles variés. L’objectif de ces enquêtes est, pour les agronomes ou les économistes, d’établir un lien entre des pratiques de leur métier et des données issues d’autres dispositifs ou de données nécessaires à des modèles préétablis; pour les sociologues l’objectif est de concevoir les discours sur ces pratiques et sur la situation comme des faits permettant une rationalisation d’ensemble en terme de système social d’activités perturbées par le processus de changement (Tableau 7-9). Notre objectif dans l’exploration de ces dispositifs variés utilisant l’enquête est de décrire comment les face-à-face des chercheurs et des agriculteurs participent ou pas à la formation de l’invention de la situation de gestion, et au delà tracent le mode d’existence des activités de recherche du point de vue des relations sociales avec les acteurs qui sont la cible du changement de pratique.

Tableau 7-9: les principaux dispositifs ayant impliqué des enquêtes systématiques date Types de

matériaux Enquêteur Dispositif de recherche Interviewés

1989 formulaire d’enquête et typologie

Chercheurs AGREV Enquête exploitation Volet E2 puis E3

les agriculteurs du plateau

1989/1990 compte rendus écrits Sociologue Observation participante dans une commune

qqes agriculteur, animateur R&D

1992 données d’enquêtes et mémoire d’étude

Elève ingénieur Etude socio-économique Filière

Responsable NAIADE, directeur IAA, meuniers, boulangers

1992/1995 compte rendus écrits Chercheurs du groupe Exploitation

Suivi d’exploitation agriculteurs expérimentaux puis signataires (4)

1992/1994 données d’enquête et thèse

Thésard en gestion, Responsable de Volet

Etude d’un processus de structuration d’une gestion

Responsable NAIADE, directeur NARCISSE, chercheurs, agriculteurs expérimentaux

mai 1994 compte rendus écrits Chercheur du groupe socio-économique

Enquête à dire d’experts directeur de NAIADE, un chercheur, un représentant de la SAFER et le conseiller bio

1994/1995 compte rendus écrits Chercheur du groupe socio-économique

Enquête agriculteurs et filières

8 agriculteurs, 4 responsables d’entreprise AA

1994 compte rendus écrits Techniciennes Enquête pratiques d’élevage

29 agriculteurs

1994/1996 données orales Thésard Observations participantes et entretiens

4 agriculteurs

1994/1996 compte rendus écrits Nous-même Observations participantes et entretiens réguliers ou opportunistes

agriculteurs, directeur NAIADE, chercheurs, acteurs économiques, journalistes

Nous n’allons pas passer en revue toutes les enquêtes qui ont été mobilisées par les chercheurs du programme, mais considérer certaines qui nous permettent de rendre compte de la variété du mode d’existence de ce dispositif dans le processus. Nous allons pour cela nous appuyer sur trois d’entre elles : l’enquête générale des exploitations de 1989, l’enquête sur le pâturage des vaches de 1994 et différentes enquêtes socio-économiques de 1992 puis de 1994 et 1995.

2.4.1. L’enquête « Exploitations Agricoles » de la phase de diagnostic

a. objectif de l’enquête

L’enquête agronomique d’exploitation est pour ainsi dire une spécialité des chercheurs du SAD, elle s’appuie sur une approche de l’exploitation comme système complexe qui implique de renseigner l’ensemble des micro-activités de l’exploitation et des données fines de structure et d’organisation du travail (Osty, 1978). Elle a donné lieu à une formalisation orientée vers les praticiens du Développement agricole dans Bonneviale, Jussiau et Marshal (1989). C’est cette compétence qui est mobilisé sur le site

III° PARTIE - CHAPITRE 7

251

de NAIADE-Land pour obtenir une caractérisation précise de l’agriculture à travers une typologie des exploitations, et des précisions sur les pratiques agricoles impliquées dans la lixiviation des nitrates (fertilisation et système d’élevage essentiellement).

Dans le cadre de ce programme de recherche, l’établissement du protocole d’enquête a donné lieu à la valorisation de ce savoir-faire d’approche globale de l’exploitation, impliquant l’ensemble du collectif des chercheurs (« les chercheurs savent enquêter des agriculteurs, voilà ça les chercheurs étaient bêtement et intimement persuadés d'être très forts en enquête d’exploitation agricole, pas de problème à NAIADE ça devait passer comme ailleurs » - Un chercheur). Le questionnaire qui rend compte de cette conception réalisée au début de l’année 1989 est formé d’une ossature reprenant ce savoir-faire, mais surtout caractérisée par des accentuations dans la précision en fonction des besoins d’informations spécifiques à chaque thème de recherche. Il est structuré en trois partie: la première partie concerne la prise de données sur la structure de l’exploitation et sur l’exploitant et sa famille, la deuxième partie concerne les systèmes de culture et les systèmes d’élevage (avec une accentuation sur les pratiques de fertilisation et l’organisation interne du travail), la troisième partie concerne l’économie financière de l’exploitation.

L’enquête générale des exploitations a été un investissement lourd qui tenait lieu à la fois de prise de contact avec les agriculteurs du plateau et d’implantation des chercheurs sur le site, et elle a démarré très vite après la structuration du programme en thématiques : « Alors après ça a démarré assez vite, euh avec dans la foulée, deux gros bouts de boulots, l'implantation des sites à bougies-poreuses d'un côté, et de l'autre le gros bout de boulot qu'était l'enquête générale des exploitations agricoles du plateau » - Un chercheur. Le dispositif de l’enquête se trouve ainsi concomitant avec l’installation des bougies-poreures et à la tenue des groupes agriculteurs organisés par le GERDAL. Le déroulement de l’entretien mobilisait en général deux ou trois chercheurs et les exploitants, et se déroulait chez les personnes enquêtées. L’orientation systématique du questionnaire impliquait un entretien semi-ouvert avec de nombreuses questions fermées. Un tel passage en revue systématique de tous les agriculteurs du périmètre faisait suite à une enquête réalisée auparavant par la SAFER sur les structures d’exploitation294, et à un contexte de cristallisation de la situation avec les déclarations respectives de NAIADE et du syndicalisme agricole dans la presse locale vis à vis de l’urgence du problème et de sa nature.

b. Valorisation et fonction de l’enquête pour le cadrage des relations Recherche/Agriculteurs

Cette enquête a permis d’établir une typologie dans la perspective de l’utiliser « pour choisir les exploitations pour lesquelles sont élaborées des modèles pour obtenir des références adaptées quant aux conditions de changement » (Deffontaines et al., 1993, p.28). Sa valorisation était donc limitée à un travail d’échantillonnage préparatoire à des observations fines et complètes d’exploitations représentatives des types établis : « En 1989, l’enquête permet d’identifier trois systèmes de cultures principaux : 1. succession à maïs fréquent en alternance avec des céréales d’hier avec de très forts apports de déjections animales, 2. succession colza-blé-orge avec apport important de déjections animales, 3. succession prairie temporaire ou luzerne-blé-orge avec faible apport de déjections animales » (op. cit. p.29). L’enquête a ainsi pleinement joué son rôle de diagnostic global de la situation des exploitations, mais ce travail d’enquête a joué surtout un autre rôle.

Au niveau du collectif des chercheurs, ce travail a formé une instance transversale à une structuration du programme en thèmes de recherche, le formulaire d’enquête formant l’inscription d’une

294 L’élève ingénieur qui a conduit ce travail est ensuite devenu thésard au sein du programme en 1989.

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telle transversalité dans la conception et dans son utilisation. Il est également structurant de la prise en charge par ce collectif de sa propre figure d’acteur dans le processus de changement qu’instigue NAIADE. En effet rencontrant tous les agriculteurs, l’instance de l’entretien instaure une mise à jour de la face de la Recherche dans le processus, puisque les chercheurs-enquêteurs sont dans l’obligation de présenter à chaque fois leur programme et pas seulement l’objectif de l’enquête. Réciproquement, c’est aussi pour chaque agriculteur l’occasion de signifier sa position propre, au regard de la situation dans son ensemble et au regard de la présence de chercheurs. Ces situations de face-à-face des chercheurs et des agriculteurs dans la scène de l’enquête ont donné lieu à des positions variées de part et d’autres qui constituaient un encodage précoce. Se trouvaient pré-encodées: pour les agriculteurs, la position des chercheurs dans le processus avec l’exigence d’introspection et d’exposition de la sphère privée que leurs questions pouvaient induire; et, pour les chercheurs, un jugement sur la bonne disposition de chacun des agriculteurs à l’égard de la Recherche avec l’opération de classement à laquelle conduit l’objectif typologique de l’enquête.

Des positions de non-implication des agriculteurs dans le cadre du dispositif d’enquête ont marqué également d’autres tentatives faites ultérieurement pour obtenir une information précise sur certaines pratiques. Nous l’avons vu pour la PL, où son extension en dehors des deux cas étudiés n’a pu se concrétiser. Mais cela a été également le cas pour le dispositif de recherche sur le compostage concernant cette fois non plus une non-implication des agriculteurs mais celle de NAIADE, quand le chercheur conduisant les observations a voulu étendre son activité expérimentale en station à des essais in situ : « Pour beaucoup de données que j’ai pu exploiter on pouvait s'abstraire de l'enquête agriculteur et s'abstraire de l'interlocuteur NAIADE pour partie. Et là où ça n'a pas marché, c'est quand il fallait travailler avec le partenaire NAIADE, pour moi par exemple le compostage, et bien je vois que c'est un échec. Tant que j’ai pu m'abstraire et aller (heu) inventorier et récolter des données dans nos bougie-poreuses indépendamment de tel ou tel ça a super bien marché ».

Il est tout à fait ordinaire dans le métier de chercheur que de rencontrer des difficultés à passer par une enquête systématique, et les chercheurs du programme les rencontrent également. Ce qui est intéressant dans l’étude de ce dispositif d’enquête c’est qu’il permet de révéler la façon dont il sert finalement beaucoup plus à marquer des positions qu’à faire ce pour quoi il est fait, même si les résultats qu’il produit sont utilisables pour un diagnostic de l’agriculture du périmètre. Au démarrage du programme de R&D, il devient, pour les chercheurs, un dispositif à révéler les alliés potentiels d’un travail plus fin, et, pour les agriculteurs une instance où préciser et affirmer leur position à l’égard du processus. Sur ce point il s’avère, pour nous, être aujourd’hui une instance objectivante de la constitution du pré-encodage en cours, à la fois de la façon dont les chercheurs ont pu construire une classification du degré d’ouverture des agriculteurs à leurs activités, et aussi de celle dont les agriculteurs ont pu se positionner dans une plus ou moins grande proximité à l’égard de la recherche (voir l’analyse de ce pré-encodage dans le Texte 6-A7 de l’annexe A7)..

Mais au delà de ces effets de contexte qui fondent le gros de notre explication de l’implication, il peut-être plus pertinent de revenir à la difficulté que les agriculteurs ont pu rencontrer à trouver ce qui, dans la connaissance intime de leurs activités quotidiennes, pouvait convenir en guise de réponse face à des chercheurs (et parfois trois) qui, spécialistes des questions agricoles, peuvent être avant tout perçus comme une instance normalisatrice (habituellement assez éloignée car médiée par la technique), ici rendue présente pour un problème dont le traitement engage leur vie professionnelle. Aussi après la mise en évidence de ce rôle de cadrage de l’enquête systématique et du soulèvement de l’hypothèse disciplinaire, nous allons maintenant considérer l’enquête au sein d’un dispositif qui va nous permettre

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253

d’affiner cette lecture de la co-construction d’une activité empirique dans l’établissement de rencontres nécessaires à sa réalisation.

2.4.2. Les enquêtes sur le pâturage instantané des bovins

a. La problématisation des rejets azotés au pâturage

Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises la question du rôle du pâturage des vaches laitières dans la maîtrise des rejets azotés, l’exigence de 10 mg/l sous les racines impliquant de prendre au sérieux, et en détail, les pratiques d’élevage au delà de la donnée contractuelle du chargement maximum d’un UBG/ha. La maîtrise des déjections animales se réalise donc, non seulement au niveau des bâtiments par la transformation des fumiers et le captage des lisiers puis dans leur épandage raisonné, mais également dans la maîtrise du nombre d’animaux présents sur les parcelles. Le travail de la recherche sur les pratiques d’élevage pouvait donc jouer un rôle important pour établir les conditions de nouvelles pratiques raisonnées par rapport au risque de lixiviation des nitrates.

Cette question a été posée notamment à la suite des travaux réalisés dans le cadre de la Programmation-Linéaire et suite à l’observation des concentrations en nitrates dans des bougies poreuses sous parcelle pâturée. Les études menées sur ce point en station ont déjà été évoquées, néanmoins savoir ce que sont les pratiques d’élevage in situ pour établir le niveau des rejets azotés pose de réelles difficultés. Afin de lier une connaissance des rejets en station à celle de ceux qui pouvaient résultés des pratiques d’élevage, les chercheurs du volet Elevage du programme se sont donc posés la question de savoir « s’il est possible sur un périmètre délimité, d’évaluer les risques de pollution nitrique des eaux, induits par le pâturage des bovins, ceci sans passer par des enquêtes, enregistrements en exploitation ».

En effet les suivis de 1992/1993 réalisés chez trois éleveurs (trois des « agriculteurs expérimentaux »)295 l’ont été sur la base d’une délégation de l’enregistrement des pratiques aux éleveurs eux-mêmes, et ils n’ont pas été reconduits parce qu’ils étaient jugés trop lourds par eux, et que la qualité des enregistrements qu’ils réalisaient était jugée insatisfaisante par les chercheurs pour qu’ils servent de données à une mesure. Un dispositif dit de mesure du pâturage instantané a donc été mis au point pour tenter de répondre à cette question sans passé par des enquêtes répétées ni par le cahier d’élevage. L’idée était simple puisqu’il s’agissait « de situer et de compter les effectifs des troupeaux présents sur les parcelles du périmètre tous les 15 jours pour reconstituer de la sorte les pratiques d’élevage pour chaque exploitation. Mais compter les vaches à NAIADE-Land n’est pas une chose si facile comme nous allons le voir.

b. Le Dispositif de mesure du pâturage instantané

Le fait de devoir compter les vaches a fait l’objet de l’établissement d’un protocole mettant en avant la nécessité de rencontrer les éleveurs néanmoins, et donc de déclencher une demande de rendez-vous

295 Nous suivrons la terminologie des chercheurs du volet Système d’Elevage, qui parlent d’éleveurs et pas d’agriculteurs, terme réservé à l’agronome. L’association de l’agriculture et de l’élevage pose moins de difficultés aux personnes qui cultivent des plantes et élèvent des animaux qu’à ceux qui dressent des terminologie, néanmoins on retrouve cette terminologie dans le langage des exploitants, quand X dit de Y que « c’est un bon éleveur », cela ne signifie pas nécessairement qu’il ne fait pas de blé, mais qu’il aime et soignent ses bêtes, mais quand X dit de Y que « c’est un éleveur », alors cela signifie qu’il ne fait que ça.

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pour présenter l’opération. La façon dont les chercheurs296 ayant pris en charge ces mesures met en avant un certain nombre de précautions (voir Encadré 7-38 nos italiques renvoient au texte du protocole).

Encadré 7-38: Le protocole du dispositif 1. il fallait informer les agriculteurs de la démarche par « question de politesse et de respect ». 2. le comptage pose des difficultés. 2.1. elles sont dues aux accidents de terrain (champ de vision) qui impliquent de parfois pénétrer dans les parcs, ce qui « imposait, compte tenu du climat « empoisonné » régnant sur le plateau, de, non seulement informer, mais de demander l’autorisation de rentrer dans les parcs ». L’activité expérimentale la plus simple est ainsi plongée dans un effet de contexte où « les agriculteurs, déjà beaucoup sollicités par NAIADE et l’INRA, souvent échaudés ces dernières années, et dans ce cas faisant l’amalgame entre NAIADE (NARCISSE) et l’INRA, tendent à rejeter en bloc tout ce qui vient de l’un ou de l’autre ». 2.2. compter des effectifs implique de pouvoir les localiser sur des parcelles dont on connaît la surface ce qui implique une connaissance du parcellaire du pâturage et donc une carte (plan cadastrale et plan d’exploitation du foncier) et l’éleveur. 2.3. enfin il existe des pratiques invisibles au moment du passage bimensuel, il s’agit « du pâturage de nuit, de week-end et de l’ affouragement des animaux au parc dont on ne peut tenir compte qu’en enquêtant l’éleveur.

Le dispositif qui voulait s’affranchir des éleveurs implique néanmoins d’en passer par eux pour établir la possibilité d’un comptage permettant une mesure. On retrouve le même type de conditions que dans le cas de l’installation des bougies poreuses. Ce qui est différent ici c’est que l’appétit de savoir manifesté pour les bougies trouve son pendant dans un auto contrôle des chercheurs qui souhaite minimiser les contacts: « tout en essayant toujours « d’embêter le moins possible » les agriculteurs, leur coopération, au minimum, est apparue nécessaire ». Il est également à noter que la coopération de NARCISSE a été sollicitée pour renforcer la conduite du dispositif mais elle n’a pas été obtenue au delà de la fourniture de certains plan cadastraux par son conseiller bio. Il semble que les « fuites en nitrates » au pâturage fassent l’objet d’un certain ostracisme chez NARCISSE, qui se tient à une approche globale par le chargement, les cultures faisant l’objet de l’attention maximale.

Ces craintes exprimées dans le protocole se sont traduites effectivement par une opposition de certains agriculteurs « il existe chez certains agriculteurs, une forte opposition à NAIADE et à NARCISSE, auxquels l’INRA est assimilé (l‘incapacité de se démarquer?). Dans quelques cas, malgré une avancée au cours de l’entretien, il n’a pas été possible d’obtenir l’accord des agriculteurs », et les vaches sont alors comptées depuis le bord de la route, parfois dans l’appréhension de ne pas être à sa place. Mais pour la majeur partie d’entre eux un niveau d’information suffisant voire parfois sommaire a pu être établi (Encadré 7-39).

Encadré 7-39: receptivité de l’enquête pâturage par les éleveurs Participation des éleveurs Effectif

Pas rencontré : élevage hors sol 1 Refus avec une description générale des pratiques 3 Suivi de loin avec attitude mitigée 2 Suivi régulier dont 2 opposés sur la fin 15 Total 21

Ce qui semble ressortir de ces contacts, c’est bien que les situations d’entretien que les chercheurs avaient l’obligation de convoquer, sont prises par les éleveurs pour des espaces où peut se manifester une opinion ou une argumentation de la situation de gestion à l’oeuvre à NAIADE-Land, cela même pour les signataires: « ces contacts ont été finalement plutôt limités, et ne pouvant se traduire par une interrogation serrée alors qu’il était souvent nécessaire de justifier la présence de l’INRA ». Le déroulement correcte de l’entretien impliquait assez systématiquement d’en passer par une négociation

296 Ce travail a été conduit par deux techniciennes, mais du fait qu’elles ont co-conçus, fait les mesures et les calculs, nous les considérons ici du point de vue de la conduite de l’activié expérimetnale comme des cherhceurs.

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visant à faire dire au chercheur qu’il ne travaillait pas que pour NAIADE : « Par ailleurs, dans le contexte NAIADE, une des conditions pour être tolérés, faute d’une adhésion réelle des agriculteurs, était de se démarquer de NAIADE et de n’avoir pas une fonction de contrôle pour NAIADE. Il n’est donc pas question de retourner sur la place publique des données nominales qui pourraient dénoncer des pratiques à risques ».

Ce type de conduite des chercheurs n’est pas spécifique à ces deux chercheurs dans le cadre de ce dispositif, mais elle a été systématique chez de nombreux chercheurs pour entrer en discussion avec les agriculteurs, nous même y compris, évidement. Ce qui est intéressant c’est que cette conduite apparaisse ici pour les chercheurs comme une perte de la face au sens de Goffman (1974).

c. Résultats des mesures et valorisation

Au total ce dispositif n’aura pas donné de résultats autre qu’une expérimentation méthodologique de ce type de suivi du pâturage in situ et des problèmes que cela soulève. Les données obtenues ont été jugées trop fragmentaires et la nécessité d’avoir recours à des hypothèses fortes du point de vue de ce que le dispositif ne permettait pas d’observer, a été jugée trop artificielle. Pourtant certaines courbes de bougies-poreuses confirment l’importance des restitutions en azote au pâturage à l’automne, et le dispositif a également permis de faire état des pratiques d’élevage de façon assez exhaustive sur le périmètre en pointant une piste de travail pouvant avoir son importance vis à vis du rôle qui est fait jouer généralement au chargement moyen.

d. Interprétation du fonctionnement de ce dispositif

Les difficultés que les chercheurs ont rencontrées dans l’observation de ces pratiques d’élevage trouvent leur pendant dans celles que les agriculteurs rencontrent pour circonscrire les limites d’une telle activité. En effet en parler est pour les agriculteurs un point sensible qui touche très directement la maîtrise de l’utilisation de leur propre espace, au pro rata de deux contraintes cruciales pour eux, la structure foncière et la charge de travail. Les pratiques d’élevage à la poursuite desquelles partent les chercheurs sont tout aussi difficiles à cerner pour les agriculteurs qui ont peut être moins de mauvaise foi que ce que les chercheurs peuvent penser, tant en faire état implique de raconter des activités quotidiennes et donc aussi de se raconter dans sa vie de tous les jours ce qui se résume souvent communément à « ça va ».

Ce dispositif permet des inscriptions de façon équivalente à celui des bougies poreuses puisqu’est obtenu, par une mesure sequencée donc discontinue, un nombre d’animaux pour lequel on peut alors établir le bilan des rejets azotés correspondant, au pro rata de la connaissance de leur alimentation et de leur production laitière (pour les bougies poreuses il s’agissait de la connaissance de la lame d’eau drainante et de la fertilisation et du travail du sol). Le même lien entre la station expérimental et le site expérimentale in situ est établi dans la nécessité de la formation de collectifs élargis, sans lesquels aucune activité de mesure ne peut voir le jour. Par rapport à celle du comptage des vaches, c’est bien ce dernier point qui a le plus contrarié la production de résultats, du fait de l’hétérogénéité de l’implication des éleveurs et du peu de précision obtenue sur les pratiques.

La difficulté de concrétiser ce dispositif de mesure du pâturage « instantané » rencontre ici aussi la possibilité de la formation d’un collectif qui prend en charge son mode d’existence dans une discussion de ce à quoi il sert. Le contexte de la situation de gestion joue ici un rôle important dans la façon dont les éleveurs problématisent la possibilité d’une activité expérimentale qui doit en passer par une négociation mettant en discussion très directement le rôle de la Recherche et moins celui du dispositif en question. L’impossibilité d’une d’observation fine des pratiques dans le contexte de contrôle des

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activités que semblent dénoncer les éleveurs, met en évidence ce problème qui a, par ailleurs, été solutionné pour les bougies poreuses ou la PL en des temps moins marqués par l’expérience des négociations avec NAIADE, temps regretté par les chercheurs où l’appétit de savoir manifesté par les agriculteurs allait dans le sens d’une prise de position par rapport au problème de la qualité de l’eau de NAIADE.

Dans une période où les agriculteurs sont très directement confrontés à des propositions contractuelles et au développement de l’adoption des conventions proposées par NAIADE, c’est l’inverse qui semble se produire. Tout se passe comme si l’activité expérimentale visant à établir les conditions d’existence des nouvelles pratiques et de leur effet par rapport au problème de NAIADE ne pouvait se tenir, et que c’est cette fois l’activité de la Recherche qui puisse faire l’objet de l’hypothèse disciplinaire.

Le site expérimental du périmètre se referme pour les chercheurs et semble les emporter dans un autre genre d’expérience, qui concerne très directement la vie des exploitations à long terme et plus la formation des savoirs nécessaires au choix ou à l’action. Cette impossibilité ne relève pas d’un effet directement répressif à l’endroit de l’activité expérimentale car les chercheurs restent en mesure d’avoir des contacts, mais il semble que ce soit le registre des rapports de politesse, et de maintien de la face qui soit de part et d’autre le lieu où puisse encore s’établir une coordination des pratiques de recherche et des pratiques d’élevage. La signification de ce « gel » des positions signifie que le régime de découverte n’est plus possible pour conduire une évaluation du nouveau système de production, sans que les agriculteurs acceptent de jouer le rôle de « capteur » de leurs propres pratiques.

Après avoir mis en lumière le caractère régressif d’une activité expérimentale qui n’a pu, dans sa conduite, résoudre des problèmes afférents à la constitution de collectif élargi nécessaire pour la réaliser, nous allons maintenant nous pencher sur les enquêtes de type sociologiques, qui, elles, travaillent en quelque sorte très directement « cette matière politique » qui est conçus comme artefact pour les chercheurs des phénomènes biotechniques.

2.4.3. Les enquêtes sociologiques

La section 1 de ce chapitre a fait apparaître l’importance que le programme accordait à l’étude du système des relations sociales, nous avons de plus mis en évidence dans le chapitre 6 l’importance qu’avait pu prendre la négociation de l’intervention sociologique du GERDAL dans la formation du collectif pertinent du processus et du cadrage du programme de R&D.

Au début du programme de recherche en 1988, le dispositif d’intervention sociologique du GERDAL comptait s’appuyer sur des groupes de discussions, où les positions affirmées et les argumentations des agriculteurs ou d’un intervenant puissent s’étalonner et contribuer à développer les capacités des agriculteurs à formaliser leurs positions individuelles voire une position collective face au problème posé par NAIADE. Ces formes d’observation sociologique qui passent par l’intervention ont rapidement rencontré le problème déjà souligné de la formation d’un collectif d’agriculteurs face à NAIADE sans la présence de porte-parole des Professionnels. Ce qui était alors assez gênant pour les OPA, ou risqué pour NAIADE, c’est bien que la parole ne soit plus portée justement, mais distribuée dans un collectif animé par la Recherche, sur lequel les agriculteurs pouvaient s’appuyer pour négocier des changements. Avec la disparition de cette sociologie de l’action consécutive à une controverse forte sur la place de la Recherche au regard des prérogatives « traditionnelles » de représentation professionnelle que la Chambre d’Agriculture et le syndicalisme défendaient, cela signifiait pour la suite de l’observation sociologique un investissement au cas par cas avec les acteurs (et surtout les agriculteurs) qui rendait

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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difficile de tenir les exigences que les chercheurs du volet socio-économique voulaient assumer (Encadré 7-40).

Encadré 7-40: Extrait d’un entretien avec un chercheur sociologue

« J’avais donc commencé à voir comment pouvaient se constituer des collectifs d’ agriculteurs et sur des bases qui ne soient pas, d'abord des lieux de formulation et de traitement du problème, mais qui soient d'abord des interlocuteurs pour des acteurs extérieurs venant faire aux agriculteurs un certain nombre de propositions d'échanges. C'est-à-dire en fait, comment constituer ou renforcer des formes collectives dans lesquelles les propositions de changement élaborées par la recherche, reprises par NAIADE soient susceptibles d'être appropriées, et puis à partir de là, que les questions que NAIADE posaient aux agriculteurs soient formulées et qu'elles puissent être envoyées à la recherche. »

Ce qui est alors important pour notre propos c’est de comprendre comment ces enquêtes sociologiques jouent dans la façon dont la Recherche s’investit dans ce champ des relations sociales qui lui a échappé avec le retrait d’une sociologie de l’action. En effet ce dispositif visant la constitution de collectifs d’agriculteurs pour augmenter leur capacité de négociation (vis à vis de la Recherche au moins), formait une instance où l’intervention sociologique contribuait directement au cadrage d’une mise en gestion. Après ce retrait, le travail de réinvestissement d’une sociologie du développement à travers notamment différents moments d’enquêtes sociologiques peut nous permettre alors de caractériser, à travers la façon dont elle se déroulent, ce qui est à l’oeuvre dans la coordination des trois monde professionnels en présences (industriel, chercheurs et agriculteurs), qui comme on l’a déjà souligné n’est pas un simple « enrobage » de ce qui se joue dans le champ des techniques.

Or, l’étude des dispositifs expérimentaux a mis en exergue le poids et l’importance que comportait l’établissement de relations sociales à propos des objets et instruments de l’expérience dans la conduite même de l’activité expérimentale, à un point tel que les chercheurs directement concernés par ces dispositifs faisaient de ces relations le point d’appui d’une critique ou un générateur d’artefacts. Ce que les modalités de l’observation sociologique peuvent alors inscrire pour notre propos c’est justement la façon dont l’étude des relations sociales supposent que la relation aux acteurs est traitée par construction dans l’observation sociologique297. En effet le sociologue n’échappe pas à la prise de rendez-vous et à la négociation de la circulation du sens dans le moment de l’entretien. Mais surtout, la mise en discussion fait l’objet d’une déclaration d’intention au moment de la convocation dans la scène de l’entretien: « il va être question de... discuter des problèmes posés par NAIADE, de savoir comment vous voyez actuellement la situation sur le périmètre ».

La personne qui accepte de participer à une réunion ou à un entretien personnalisé sait qu’il va être question de ces relations dans lesquelles il est plus ou moins enchâssé, qu’il accepte ou refuse plus ou moins. Il sait surtout qu’un certain nombre de collectifs et de relations entre les acteurs vont être mobilisés pour cela dans l’entretien (« les agriculteurs du périmètre », les « Représentants Professionnelles », les « Chercheurs », « NAIADE », etc...). De la même façon le sociologue qui investit socialement le champ des relations sociales intervient dans un contexte particulier sans maîtriser la fonction que peut avoir la scène de l’entretien pour les relations que NAIADE ou NARCISSE veut avoir avec les acteurs, ce point comprenant le risque d’un travail d’ingéniérie sociale ou du renseignement pèse sur son activité, sollicitant la transformation de la scène de l’entretien en dispositif médiologique d’une rationnalisation du sens des transformations souhaitées par NAIADE. Les

297 En effet un dispositif d’observation comprend les modalités sociales de sa réalisation, soit dans une rationalisation de la méthode de l’entretien considéré comme incorporée dans l’enquêteur, soit dans son objet même à partir du moment où cette observation est conçue comme co-construite, livrant ex-post des matériaux d’une rationnalisation de ce qui se joue dans le processus de transformation de l’agriculture.

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modalités du déclenchement et de la conduite des enquêtes sociologiques devient alors pour nous un révélateur de la façon dont les acteurs enquêtés recomposent leur position sociale dans la solidarité gestionnaire et dont les chercheurs négocient vis à vis de NAIADE et NARCISSE une lecture sociologique de ce qui est à l’œuvre, lecture qui n’est pas nécessairement congruente avec la lecture que NAIADE veut avoir de sa propre intervention sur NAIADE-Land.

a. Chronique de l’observation sociologique

Ainsi la chronique de ces dispositifs variés d’observation sociologique devient pour nous indicatrice, dans la longue période du programme, de ce que les chercheurs du biotechnique considèrent comme des relations nécessaires ou productrice d’artefacts, et de ce que les chercheurs en science sociales veulent « chosifier ». Cette chronique des dispositifs d’observation sociologique (voir le Tableau 7-10) fait apparaître trois phases d’intervention (colonne de droite) que nous allons caractériser.

Tableau 7-10: les principales enquêtes sociologiques et socio-économiques date Types de

matériaux Enquêteur Dispositif de recherche Interviewés

1989 notes de chercheurs Sociologues groupe GERDAL 1

1989/1990 qqes compte rendus écrits

Sociologue Observation participante dans une commune

qqes agriculteurs, l’animateur R&D

1991/19922 données d’enquêtes et mémoire d’étude

Elève ingénieur Etude socio-économique Filière Etude de réseaux et analyse des systèmes d’argumentation

Responsable NAIADE, directeur IAA, meuniers, boulangers, les agricutleurs duy périmètre

2

1992/1994 données d’enquête et thèse

Thésard en gestion, Responsable de Volet

Etude d’un processus de structuration d’une gestion

Responsable NAIADE, directeur NARCISSE, chercheurs, agriculteurs expérimentaux

mai 1994 compte rendus écrits

Chercheur du groupe socio-économique

Enquête à dire d’experts directeur de NAIADE, un chercheur, un représentant de la SAFER et le conseiller bio de NARCISSE

3

1994/1995 compte rendus écrits

Chercheur du groupe socio-économique

Enquête agriculteurs et filières 8 agriculteurs, 4 responsables d’entreprise AA

1994/1996 compte rendus écrits

Moi même Observations participantes et entretiens réguliers ou opportunistes

agriculteurs, directeur NAIADE, chercheurs

i/ Première phase tout d’abord, avec l’intervention du GERDAL en 1988 et début 1989, où l’ensemble de l’activité sociologique se trouve portée au sein de la mise en place de collectifs d’agriculteurs par commune (les « Groupes GERDAL »), et par la formation des « équipes d’aides » composées de chercheurs et de deux conseillers agricoles dépositaires d’un « savoir organiser » la tenue et l’existence de ces groupes. Il n’y a pas alors de dispositif d’enquête sociologique personnalisée, un sociologue participant néanmoins à l’enquête exploitation qui se tient au même moment. Après la disparition de ce dispositif d’intervention ce mode d’intervention sociologique n’a plus eu court dans les années qui ont suivi. Des collectifs d’agriculteurs ont néanmoins été mobilisés mais toujours alors dans le cadre de la restitution et de la discussion de résultats ou de travaux de recherche, voire dans le cadre de la formation des agriculteurs signataires en 1994.

L’année 1989 puis 1990 ont connu également une observation participante d’un sociologue rural, aboutissant à une histoire locale du développement de l’agriculture périmètre (Moisan, 1993). Cette intervention « discrète » de la sociologie s’est trouvé assez vite limitée par l’éloignement du chercheur du terrain et l’importance que prenait l’organisation institutionnelle du programme de R&D et la structuration du programme de Recherche en différents groupes. Cette première mise à l’épreuve de l’observation sociologique, correspond en fait à l’impossibilité d’une intervention en terme d’agir

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communicationnel298. Cet empêchement joue à partir de là, pour les chercheurs, le rôle d’une « opération mythique et fondatrice », indicatrice de la difficulté de leur propre activité du fait qu’elle n’ait pas pu se réaliser pleinement, indicatrice également du champ politique qui délimite aux chercheurs des zones de controverses possibles où s’exposer est soumis au risque d’un conflit, et du fait qu’elle ait surtout été la condition sine qua non d’une poursuite du programme de R&D avec la Profession Agricole, point auquel NAIADE était particulièrement attaché.

ii/ Deuxième phase ensuite, où la sociologie est pour ainsi dire réapparue par incidence en 1992 avec un travail de DEA en gestion sur les jeux d’acteurs en terme de champs (Raulet, 1992) et d’un travail d’élève ingénieur portant sur les conditions d’établissement d’une micro-filière censée valoriser les céréales dites spécifiées du périmètre (Guyvarch, 1992). Ce dernier travail s’inscrivait alors dans la dynamique des recherches sur la valorisation des produits, et dans le cadre des négociations entre NAIADE et les OPA sur les compensations à une transformation de l’agriculture du périmètre. A travers ce travail qui impliquait une série d’entretiens systématiques avec tous les acteurs économiques pouvant être concernés (agriculteurs, meunier, boulanger, coopératives), un sociologue du travail et du développement a introduit indirectement un dispositif d’observation pour pallier l’absence d’un regard sociologique sur la situation de transformation de l’agriculture (Encadré 7-41).

Encadré 7-41: Extrait d’entretien avec un chercheur sociologue

« Il y a eu une espèce de replis sur une position plus classique qui est d’analyser la construction sociale du problème NAIADE du côté des agriculteurs essentiellement, en mobilisant des outils toujours testés dans le cadre du GERDAL qui étaient d’analyser des débats, de repérer des argumentations et de référer ces argumentations à des réseaux. Heu, c'est ce que j’ai mobilisé en introduisant cette dimension dans le travail qu'a effectué GV (l’élève ingénieur). Le terrain était un peu chaud, il fallait trouver une entrée un peu indirecte et il y a eu une espèce de détournement d'une certaine façon. Dans son mémoire qui devait porter sur la possibilité de réaction d'une micro filière céréales de qualité spécialisée, j’ai utilisé ce thème de la micro filière. Qu'est-ce qu’une micro filière ? Ca suppose l'établissement d'un certain type de relations entre des partenaires, ça suppose une certaine qualification du produit de l'agriculture locale. Ca semblait de bonnes entrées pour contourner un peu des trucs plus pointus, comment les agriculteurs voyaient les effets de ce que NAIADE avait engagé en terme de modifications de relation et en terme de transformation éventuelle de la qualification même de leur activité, c'est une bonne entrée pour analyser les débats sur le site et puis il y avait derrière les études de réseau. ».

Cette observation sociologique « contournante » entrait en résonance avec les résultats de l’enquête sur la micro-filière mettant en évidence que les agriculteurs mobilisaient l’instance de l’entretien plus pour faire état de leur propre conception sur la conduite des activités agricoles que sur l’organisation possible d’une microfilière pour laquelle la plupart souhaitait être seulement des fournisseurs et pas des gestionnaires299. Ce retour de la sociologie par l’intermédiaire et la reprise de travaux d’étude prenant la situation à NAIADE-Land comme terrain est marqué par des travaux sur les effets du cadrage de la situation de gestion qu’opère NAIADE à la fin de l’année 1991 (sociologie des positions adoptées entre « effet de champ » et participation à une transformation « sollicitée » de l’identité professionnelle), travaux qui permettent à NAIADE de structurer son intervention par rapport à ces positions, mais surtout de mettre sur l’agenda du programme de R&D des perspectives de développement possibles.

298 Nous renvoyons par ce terme à l’orientation des travaux du GERDAL visant à créer les conditions d’une parole sur le savoir technique et sur l’organisation du Développement Agricole qui soit suffisament libérée de rapport de domination pour que l’identité au travail puisse faire l’objet d’une discussion prenant appui sur les pratiques effectives (Arendt (1983, p.201): « l’acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire ». 299 De la même façon les acteurs aval de la filière mentionnaient très nettement leur attachement à une position d’intervenant économique, laissant à NAIADE ou au GIE le soin de l’organisation.

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iii/ Troisième phase enfin, où dans la deuxième partie du programme de recherche (AGREV2), le volet 4 s’est scindé en deux sous-volets, l’un traitant de la gestion financière et économique de l’exploitation agricole, l’autre se saisissant des aspects socio-économiques du changement avec deux thèses en gestion ayant porté sur la structuration de ce processus de gestion (Raulet-Crauzet (1996) et la notre). Ces deux thèses ont été l’occasion de réaliser l’une après l’autre de nombreux entretiens avec les acteurs du processus, incluant notamment un travail de suivi « rapproché » de la conduite du changement par NARCISSE. Dans le cadre de ce volet socio-économique, un travail spécifique lié au contrat de recherche a été réalisé à partir de 1994 autour de trois axes (Lemery, Barbier, Chia, 1996): exploration des modalités de la constitution de la situation de gestion, étude des effets de la pression de changement exercée par NAIADE sur le champ professionnel agricole, et analyse du fonctionnement de la Recherche en vue d’un ajustement de ses interventions.

Au sein du volet socio-économique plusieurs dispositifs plus systématiques ont été mis en place à partir de 1994300. Tout d’abord une étude de la tenue des quatre journées de formation des agriculteurs, avec un retour réflexif au sein du groupe de recherche, ensuite une enquête à-dire-d’expert sur la façon dont des personnes (le représentant de NARCISSE, un représentant de la SAFER, le conseiller Bio et un chercheur) pouvaient qualifier la situation de chacun des exploitants par rapport aux conventions. Cette enquête a fait l’objet d’une typologie des positions des agriculteurs et a été suivi d’entretiens semi-directifs avec quelques-uns d’entre eux représentant les classes obtenues. Enfin une série d’entretiens avec des intervenants économiques du secteur agricole a été conduite pour évaluer l’effet des transformations en cours sur le périmètre par rapport à leurs activités propres et surtout obtenir de leur part une lecture plus « extérieure » de la situation qui s’y déroulait selon eux. A cela il faut rajouter les nombreux entretiens que nous avons réalisés avec des agriculteurs, le responsable de NAIADE et les chercheurs, dans le cadre de notre propre travail de thèse, dont la conduite ne s’est pas réalisée uniquement dans le cadre des activités du volet socio-économique même si de fait nous y étions systématiquement attaché.

D’une façon générale sur cette troisième phase, l’observation sociologique est inscrite dans une tentative fragmentée de produire une étude d’ensemble de la situation du point de vue de la caractérisation de la construction d’une gestion impliquant des transformations et une redéfinition des identités professionnelles et des jeux sociaux, du point de vue de la formation de nouvelles règles d’échange économique autour de la contractualisation du changement et du point de vue d’une régulation politique de ce changement qui impliquait, pour les chercheurs, de traiter aussi le sens de leur présence dans un tel processus. L’observation sociologique y apparaît comme très impressionniste est complètement livrée à un fil d’événements, pouvant justifier néanmoins une mise en forme des matériaux dans une socio-économie du développement.

b. Le mode d’existence des enquêtes sociologiques

Cette chronique étant faite, il s’agit maintenant de caractériser ce qui fait que les observations sont possibles ou impossibles, et ce que cela traduit pour nous du point de vue des conditions de l’empirie sociologique301, prise comme dispositif expérimental. L’étude de cette empirie vise précisément à

300 Ces études ont été compulsées dans l’annexe du rapport de synthèse du programme de recherche (Lemery, Barbier et Chia, 1996). 301 Par empirie sociologique nous entendons ici toutes ces rencontres entre un ou des chercheurs et des acteurs (seuls ou en collectif) dont la visée est explicitement annoncée comme un lieu de parole et une prise d’information sur la situation de la, ou les, personne(s) ou sur ses, ou leurs, représentation(s) des événements en cours, passés ou à venir.

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prendre en compte comment les situations de rencontre entre les chercheurs et les acteurs se réalisent, et ce que sont, dans leur mode d’existence, les effets de l’implication de la Recherche au sein du processus.

La possibilité d’un entretien fait généralement l’objet d’une négociation à distance par téléphone ou de façon opportuniste au hasard d’une rencontre et, pour les réunions de collectif d’agriculteurs, d’envoi d’invitations que les agriculteurs appellent « convocations ». Par symétrie toujours avec les autres dispositifs expérimentaux, soulignons l’existence d’un certain nombre de contraintes liées au rythme du travail agricole qui conduisent la possibilité de l’entretien dans son moment et sa durée. Mais généralement, soit les réunions sont affichées longtemps à l’avance pour permettre aux agriculteurs de s’organiser, soit le moment de l’entretien est laissé à la discrétion des possibilités des agriculteurs. Les empêchements pour raison de travail sont alors soit le fait d’agriculteurs débordés, soit de personnes qui ne souhaitent pas participer. Ainsi la convocation à l’exposition d’une argumentation, sollicite chez la personne ciblée une capacité à mobiliser voire à exprimer un point de vue sur soi-même et/ou sur le monde dans lequel elle vit, capacité qui se trouve renvoyée à la nécessité d’avoir à affirmer une position par rapport à cette situation de négociation et de transformation que NAIADE a instaurée. De fait les situations de réunions et celle de l’entretien personnalisé engagent, pour les personnes sollicitées par le/les chercheurs, des positions « dramaturgiques » différenciées pour la mise en scène de soi (Goffman, 1973) selon qu’il s’agisse d’un réunion ou d’un entretien.

Cette exigence à la mise en scène de soi dans la relative intimité de l’entretien sur les pratiques touchent les chercheurs « du technique »302, mais cela joue également pour les enquêtes sociologiques dans le rapport qui s’établit, au moment de la co-présence du chercheur et de l’enquêté, entre ce par quoi le sociologue arrive (à savoir le problème de NAIADE), et ce pour quoi il questionne (à savoir la connaissance de points de vue sur ce problème). L’interview d’un des sociologues révèle la difficulté de l’insertion d’une activité sociologique au moment de la mise en place du programme de R&D (1989/1990), aussi bien à l’endroit d’une socialisation de la sociologie dans le groupe de recherche, que de celle sur un terrain « chaud » (Encadré 7-42).

Encadré 7-42: Extrait d’entretien avec un chercheur sociologue

« Après le problème GERDAL, c'est que ces relations avec les agriculteurs ont été très ténues. Et avec sans doute un côté un peu, alors là c'est un peu la psychanalyse de bazar, c'est vrai que j’ai quand même toujours traîné, par rapport à ce programme AGREV, l'épisode du GERDAL. C'est-à-dire que je me sentais toujours un peu dans une situation où c'est quand même vrai que les chercheurs ont dit un certain nombre de chose, au démarrage de l'opération, que la Recherche n'était pas inféodée à NAIADE, que le but de la recherche c'était de se poser un peu en médiateur entre NAIADE et les agriculteurs. Hors ça ne s'est pas mis en place, et du coup dans le travail de terrain auprès des agriculteurs, il n'y a pas eu ce que ça suppose, c’est à dire de ne faire des entretiens que quand je suis un peu assuré de ma légitimité sur ce plan là, mais je n'étais peut-être pas vraiment très sûr de mon coup donc j’allais un peu à reculons ».

Cette difficulté à la socialisation de la sociologie ne s’est pas retrouvée sous cette forme dans la suite du programme où les enquêtes sociologiques se sont toujours déroulées à part, ou par procuration à travers des travaux d’étudiants. Par contre cette présence du « champ de tension » est continûment restée en suspend dans les conditions de réalisation des entretiens, la sociologie par contournement à travers l’enquête filière caractérisant bien cette tension. A partir de 1993, ce qui caractérise l’observation sociologique c’est bien alors sa fragmentation au fil des événements et des possibilités d’enquêtes, celles-ci étant de plus en plus marquées par l’agenda de NARCISSE de façon directe parce que c’est un acteur qui compte du point de vue de ces modes d’action, mais indirectement aussi parce que ces actions produisent le même effet de délimitation du politique que ce que le retrait de l’intervention sociologique avait signifié. En effet, la période où NAIADE et NARCISSE rentrent en 302 C’est également le cas pour l’observation du pâturage des vaches laitières voir ci-dessus.

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contact directe avec les agriculteurs autres que les agriculteurs expérimentaux (1993/1994) fait l’objet d’un « gentlemen agreement » pour limiter les interventions des chercheurs sur le site afin de pas créer d’artefact dans les négociations (et pas dans les dispositifs expérimentaux cette fois...) : « Si tu veux y a quelque chose que le DG m’avait demandé j’avais accepté au départ dans la négociation qu’il y avait eu entre le DG et moi et C à Paris, c'était heu de laisser NAIADE négocier les contrats avec les agriculteurs. Donc heu j’avais dit « d'accord, les contrats c'est pas l’affaire des chercheurs ». Donc à ce moment-là heu c'est vrai que les chercheurs voyaient l'idée que le cahier des charges passerait et que ça ne serait pas aussi long et aussi difficile, ça nous paraissait pas exorbitant de dire ben écoutez passez vos contrats et nous on travaillera derrière vous » - le Repsonsable du programme.

Ensuite à partir de 1994, comme pour les enquêtes sur le pâturage, les chercheurs rencontrent le même type de difficultés pour entrer en contact avec les agriculteurs, les opposants ne souhaitant souvent majoritairement pas recevoir les chercheurs, ceux-xi étant considérés comme envoyés par NAIADE pour forcer la négociation, et les signataires étant rétifs à adopter un regard réflexif sur leur situation d’exploitation en plein changement, souhaitant généralement peu se prononcer sur la situation d’ensemble autrement que sur des modes attendus pour lesquels une sociologie fiction à distance était souvent amplement suffisante.

C’est dans ces modes d’existence de l’empirie sociologique que les chercheurs du volet socio-économique, et nous plus particulièrement, ont du progresser pour établir quelques faits, dont la fabrication restait orientée par une mise en texte pour les commanditaires.

c. La fabrication des faits sociaux dans les audiences accueillant la sociologie

Cette inscription des faits sociaux était orientée vers deux audiences successives, celle du groupe de recherche réunissant tous les chercheurs et celle des réunions de régulation du programme de recherche avec les trois responsables de NAIADE et de NARCISSE, et parfois le responsable de l’Agence de l’Eau.

Dans ces audiences, le travail des socio-économistes était censé pouvoir se prévaloir d’une position extérieure à la situation de changement des pratiques agricoles, position que les chercheurs du « technique » où les commanditaires leur accordaient bien volontiers. Cette caractéristique de l’audience de la sociologie est d’autant plus importante que, dans le cadre d’un programme de recherche contractuel comme celui-ci, les commanditaires et payeurs en attendent des résultats, moins à des fins de compréhension d’une « histoire locale » qu’à celles d’obtenir des modes opératoires politiques. Il s’agit pour eux moins d’augmenter l’efficacité de l’action immédiate que de disposer d’une évalution pro-active grâce à ce qu’on peut appeller une ingénierie sociale. Sur ce dernier point on trouvera assez directement le type de demande d’intervention qui caractérise nombre de recherches en gestion. Ainsi comme l’exprime le sociologue du travail « j’ai toujours mené des études instantanées auparavant, ce qui me semblait intéressant dans le cas de NAIADE du fait de la force et de la précision de l'injonction de changement qui était faite, c'est qu’on pouvait espérer suivre des processus de déformation, de rééquilibrage, de jeux d'argumentation et dans des formes sociales. Mais une des difficultés dans ce programme, c'est que l'exportation d'un certain nombre de questions ou de problèmes rencontrés dans la recherche sur NAIADE, vers une communauté sociologique, ne s'est pas faite ». Ce n’est en effet que dans le cadre de l’achèvement du programme que cette confrontation a pu avoir lieu (Barbier, 1995; Lemery et al., 1996; Lemery, et al. 1997, Barbier, 1997).

Aussi, c’est plus la mise à disposition d’un regard analytique sur le processus dans les instances de celui-ci que la valorisation de ces nombreuses observations sociologiques et ce qu’elles disent à la

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communauté scientifique qui va nous préoccuper ici. Reprenant une idée chère à MacLuhan, le contenu de la mise en discours qu’opèrent le discours sociologique dans les audiences du programme semble avoir eu beaucoup moins d’importance que le fait que ces discours puissent se tenir et cadrer la mise en scène de la Recherche dans l’espace politique du processus. Quand ces discours s’exposent au sein des audiences (réunions de présentation de résultats aux agriculteurs, réunions avec NAIADE et NARCISSE ou les OPA), les controverses et les discussions sur les pratiques prennent appui sur eux pour libérer une parole critique ou pour renforcer des positions politiques déjà affirmées. Cette « médiologie fatale » du travail sociologique allait à l’inverse des efforts réalisés pour convoquer une prise de distance vis à vis du processus, pour en quelque sorte en construire une inscription détachée des conditions dans lesquelles se tenait l’observation. Cette inscription était notamment marquée par un rappel à l’ordre permanent de la part des commanditaires pour orienter les « effets de vérité » vers la production de modes opératoires pour les intervenants potentiels dans de telles situations de changement d’une agriculture locale. Volonté d’une sociologie compréhensive et exigence d’une ingénierie sociale ont fait pour ainsi dire assez rarement bon ménage, les difficultés de compréhension ou de simplification du langage de « l’ethnie des sociologues » constituant cependant alors un dérivatif commode et bien partagé.

Encadré 7-43: Extrait d’entretien avec un chercheur sociologue

« Bon, après quand il y a eu la mise en place du groupe des socio économistes, il y a eu une forme d'attaque un peu différente, mais c'est essentiellement une entrée pas seulement focalisée sur les débats au niveau des agriculteurs sur l'évolution de leur position, en fonction des transformations éventuelles de leur réseau, mais ce qu'on a défini c'était une entrée d'avantage en terme de système social de développement. C'est-à-dire tout ce qui a trait aux formes d'interventions de NAIADE, de NARCISSE, de la Recherche, c'est à dire de tous ces acteurs que je qualifie comme des instances de prescription, est devenu plus important. Alors l'idée c'était de suivre en parallèle, quels effets avaient des formes de prescription sur les débats entre les agriculteurs et la transformation de leur conception des choses. Ca c'est ce qu'on n'a pas pu véritablement instrumenter, parce qu'à la limite sur les prescriptions je crois qu’on a accumulé un certain nombre de connaissances, même si on tombe sur ce problème de formalisation, même si c'est via des dispositifs de collecte de données très discrets, très discontinus, avec des matériaux hétérogènes d'observation de la recherche d'urgence de NARCISSE, des états d'âmes de tel ou tel, heu, du côté des agriculteurs ça a été beaucoup plus difficile ».

Avec une telle opposition de l’ingénierie sociale et de l’analyse compréhensive, il s’agissait pour les sociologues de rentrer pourtant dans un travail descriptif assez fin pour pouvoir relier des modalités « de faire changer les pratiques » à des configurations locales propres à chaque exploitation et à chaque trajectoire professionnelle d’exploitant (qui plus est, en pleine redéfinition), ainsi que pouvoir relier ces modalités à des modes d’action de NARCISSE, NAIADE et de la Recherche. Travailler dans une telle perspective impliquait une prise d’informations que ni NARCISSE ni les exploitants n’étaient prêts à rendre totalement disponibles, si tenté que tout soit toujours argumentable (Encadré 7-43). De plus, l’agriculteur, ou un autre acteur, peut être au moment de la période de l’entretien en pleine négociation avec NAIADE et ne pas souhaiter en faire état ; et de la même façon le dirigeant de NAIADE enquêté peut être en pleine négociation avec sa direction ou avec d’autres acteurs. Le traitement des entretiens peut également correspondre à une période où les chercheurs sont dans des relations de tension avec les commanditaires, relations qui n’impliquent d’ailleurs pas nécessairement la sociologie. Autant d’éléments qui restent souvent des impressions d’arrière plan ou des connotations de discours qu’il est difficile d’apprécier et qui ne sont pas résiduels puisqu’ils font partie de ce qui se joue au moment de l’entretien ou de son traitement, mais alors sur d’autres scènes. A l’inverse le suivi régulier d’un agriculteur plus ouvert n’est pas pour autant un garantie de bonne fin pour la formation des matériaux, car l’ensemble des éléments de la vie quotidienne forme un vaste chantier de significations rendues disponibles, mais d’où il est difficile de tracer une logique en liaison avec le déroulement du processus.

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Certains éléments déterminants sur le moment deviennent beaucoup plus insignifiants au fil du temps et se perdent alors dans le « bruit » des discours particuliers sur des pratiques, et au total l’impression de bruit l’emporte souvent.

Cette exiguïté de l’observation se traduisait par des résultats d’enquête souvent assez pauvres et par une mise à plat des jeux de position qui faisaient ensuite l’objet d’une critique assez systématique, soit que le travail était trop critique, soit qu’il n’était pas assez générique et pas assez en prise sur les changements en cours. Réciproquement les conditions mêmes d’un tel travail d’observation créaient chez les observateurs un repli critique de ces relations de négociation et de ce champ de tension qui empêchait la conduite d’une observation plus féconde.

d. Conclusion

Ce qui nous semble important dans cette caractérisation de l’empirie sociologique de ce programme, c’est qu’elle rend compte de la façon dont une résistance s’installe peu à peu vis à vis de la production de discours sur les jeux de décomposition et de recomposition des relations entre les acteurs. Tout se passe comme si l’installation progressive de la situation de gestion rendait difficile une lecture par ceux qui en avaient vécu la génèse. Cette sorte de silence à l’endroit des pratiques s’exprime aussi chez le sociologue au moment où la prise de distance dans la fabrication des faits rencontre une exigence qui relocalise le discours dans la situation étudiée et en imprègne la formation. Aussi tout le traitement des matériaux est soumis à une relativisation mobilisant des éléments d’arrière plan formés par l’intégration du contexte général dans les discussions qui ont cours dans l’entretien ou dans son traitement.

Quand la réaction assez générale de refus ou de bonne politesse s’empare fortement des conditions d’existence de l’observation sociologique, cette position d’extériorité (de l’interlocuteur dans l’entretien et du chercheur dans le traitement) supposée valoir méthode, devient un problème à traiter qui rend l’empirie fortement régressive. Il ne s’agit pas pour nous de la considérer comme une faillite de l’observation mais au contraire d’en faire une caractérisation valant également pour la sociologie, au sein d’un type de recherche pour lequel la mise en discussion et la négociation élargie de l’activité expérimentale ou empirique, participent de la création scientifique et technique en même temps que « les faits sont faits ». Le problème est alors moins cette exposition de la science-en-train-de-se-faire que celui de rendre ce type d’observation sociologique auditable et communicable à la communauté savante. Cela implique alors selon nous la possibilité de faire état d’une activité de fabrication des faits qui allie le souci de soi et le souci des signes (Knorr-Cetina, 1996), tout en considérant que les modes d’existence de l’empirie et l’exigence d’ingénierie sociale sont à discuter nécessairement303, tant du point de vue d’une politique d’un tel programme de Recherche toujours tâtonnant, que d’une pratique de la sociologie de l’action, et précisément parce que de telles expériences sociales sont uniques et non reproductibles.

2.4.4. Caractérisation des dispositifs variés d’enquête sur les pratiques

Comme nous avons pu le voir au cours de cette description de trois différents types d’enquêtes sur les pratiques (enquêtes agronomiques sur les exploitations, enquêtes sur le pâturage et enquêtes sociologiques), l’exigence de leur connaissance pour établir un lien entre un niveau de protection de la nappe et la mise en place de prescriptions pour un modèle de système production, conduit l’activité

303 Ingéniérie sociale signifie ici l’établissement, ou tout au moins la positivation, de modes opératoires du gouvernement des hommes sans considérer un regard critique de leur part. Au même titre qu’on ne demande pas à l’ingénieur de critiquer la machine conçue mais d’établir le cahier des charge de son fonctionnement en toute sécurité, on demande à « l’ingénieur en social » de ne pas faire la critique des modes opératoire de la mise en gestion d’une situation potentiellement conflictuelle sinon.

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expérimentale à devoir déboucher sur une connaissance fine de la vie des gens, si on met bout à bout tout ce qui peut être collecté sur ce qu’ils font et comment ils le font. Or ceux-ci n’ont pas forcément, ni l’envie ni le souhait, de « passer au scanner » d’une théorie de la pratique, que ce soit sour la forme du face à face avec le chercheur ou en jouant eux-mêmes le rôle de « capteurs » de leur propres activités. De plus ils peuvent ne pas forcément ou exactement savoir ce que les chercheurs attendent en guise de « bonne réponse » sur ces éléments de vie quotidienne, ou en tout cas comprendre le sens d’une évaluation de la situation qu’ils vivent de toute façon déjà.

Pour les aspects biotechniques, le désir de réalité des chercheurs devient ainsi une demande de dé-réalisation forte à l’égard de ceux-ci, à tel point que des dispositifs d’enregistrement peuvent être délégués. Au cours d’un de nos entretiens avec les chercheurs, nous avons demandé ce que pouvait être le « bon agriculteur » du chercheur sur les pratiques, et sa réponse illustre combien la connaissance des pratiques implique une incorporation du statut du capteur que joue l’agriculteur pour ses propres pratiques304 (Encadré 7-44).

Encadré 7-44: Extrait d’entretien avec un chercheur agronome

« Ben, un bon agriculteur pour l'enquêteur c'est quelqu'un qui doit être plus clair que moi (RIRES). Euh s’il y'a quelque chose qui nous tracasse toujours c'est bien le problème de mémorisation des pratiques, et en particulier, ça euh c'est pour ça que P. et A. (NDLR: les deux techniciennes qui ont conduit l’enquête pâturage) ont toutes deux changé de stratégie par rapport aux pâturages, parce que les agriculteurs sont pas capables d'avoir une quelconque mémoire de la façon dont étaient les vaches au parc il y a même pas trois mois. Donc il n’y avait que l'observation directe qui permettait de s'en sortir. Donc pour moi un bon agriculteur, c'est un agriculteur qui aurait une mémoire de ses pratiques, comme c'est la donnée de base avec laquelle on travaille C'EST RAREMENT LE CAS ? C'est rarement le cas. Oui mais quelques agriculteurs sont très forts quand même mais c'est pas forcément ceux avec lesquels c'est plus facile de discuter.»

On peut comprendre que, pour les chercheurs, le mode d’existence de ces dispositifs expérimentaux impliquant la tenue d’un discours sur les pratiques, soit considéré également comme un outil de dialogue sur les techniques (la PL est explicitement utilisée dans cette perspective, mais il en est de même pour les autres enquêtes dans la mesure où leur conduite implique une certaine négociation). Mais l’exigence d’un tel discours semble conduire les agriculteurs (y compris ceux qui sont proches de la Recherche) à un rejet d’une instance qui force à rationaliser l’ordinaire, et notamment des situations de négociation avec NAIADE et NARCISSE qui se « doivent » d’appartenir au passé pour pouvoir parler de changement. Seule l’observation participante en exploitation permet alors de fondre l’observation et la discussion sur les pratiques dans le quotidien, mais les opportunités ont été rares305. Concevoir le questionnement sur les pratiques comme machine à les discipliner ne nous semble pas ici une interprétation déplacée dans la mesure où le niveau d’exigence en précision est fort et la position de la Recherche jugée ambiguë pour les agriculteurs, celle-ci étant à la fois force de proposition pour NAIADE et revendiquant néanmoins sa propre autonomie à leur contact. Une telle ambiguïté semble par ailleurs attestée par l’accueil mitigé qu’a connu l’enquête exploitation au tout début du programme.

Mais il nous faut également retourner l’argument et concevoir que, pour les agriculteurs, il peut y avoir « de bon chercheurs avec qui on cause et d’autres qui ne passent pas ». Pour ainsi dire quand la capacité d’introspection sympathique se voit trop dans les discours et les comportements du chercheur, ou quand sa connaissance sur les « réalités de l’agriculture » sont prises en défaut, alors par manque de

304 Nous avons d’ailleurs proposé une contractualisation non monétaire de ces relations donnant-donnant, où l’agriculteur s’engage à se constituer en observateur de certaines de ses propres pratiques et à accueillir en retour régulièrement un enquêteur ou un chercheur pour obtenir une synthèse annuelle commentée de leurs effets possibles sur le fonctionnement de l’exploitation. 305 Environ 4 agriculeurs ont été ouverts à ce genre d’approche, nous avons été proche de deux d’entre eux.

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discipline il est mis en dehors du partage d’un discours sur les pratiques. Cette marginalisation du chercheur est également liée au fait que la connaissance des conditions de la négociation entre les agriculteurs et NAIADE est très minime, avec un effet de suspicion possible si l’agriculteur pense que la Recherche est au courant de tout, puisqu’elle travaille « pour » NAIADE.

La description que nous dressons ici des rencontres est quelque peu excessive, car même dans des entretiens qui « ne passent pas » ou « pas bien », une information est toujours construite, mais elle se déplace alors d’une interrogation sur les pratiques à une interrogation sur la situation en jeu à NAIADE-Land et sur le rôle qu’y joue la Recherche. Ce passage d’un registre sur des objets étudiés par le programme à un registre réflexif sur les conditions de l’activité de Recherche a d’ailleurs très souvent animé les collectifs de chercheurs.

Ce décalage entre la volonté des chercheurs de construire des faits à propos des pratiques et une certaine fermeture du terrain à leurs enquêtes caractérise selon nous une dimension du Labo HLM qui est de forcer en permanence la négociation de l’activité expérimentale, négociation qui touche autant l’exploration des techniques que celle des points de vue sur les pratiques, et qui s’accentue dès que le dispositif expérimental ou empirique est fortement lié au maintien d’un jeu de relations sociales entre la Recherche et les agriculteurs. D’une manière générale il est difficile d’apprécier comment ces dispositifs d’enquête, qui socialisent les chercheurs très directement dans la situation, participent à la formation des relations sociales qui animent le processus. Néanmoins ce qu’on peut apprendre des modalités de leur conduite et de leur réalisation nous renseigne sur cette progressive fermeture du terrain à l’endroit des chercheurs, que ce soit du fait de NARCISSE ou du fait des agriculteurs. Ainsi les exigences de comportement que créent les enquêtes sur les pratiques dans le moment de l’entretien rencontre un refus progressif de la curiosité scientifique qui renvoie selon nous aux modalités même de la convocation de la Science dans la fabrication d’une situation de gestion. En signalant une certaine lassitude vis à vis de l’introspection nécessaire à ce que les chercheurs fabriquent des faits, les agriculteurs semblent manifester une position politique à l’égard de la volonté de maîtrise de NAIADE, pour laquelle la présence de la Recherche représente une fonction légalisatrice avec la norme socio-technique, et disciplinaire avec cette obligation d’exposer le « faire », là où l’apprentissage du nouveau système gomme justement un travail de recomposition du sens des activités. Ce que révèle notre étude des pratiques de l’enquête c’est alors bien qu’ils ne considèrent pas la scène de l’entretien comme une ressource pour un tel travail, et que c’est même une distanciation vis à vis de la curiosité scientifique qui semble plutôt le permettre.

3. CONCLUSION : LES ACTIVITES DE RECHERCHE ET LE LABO HLM

Au cours de cette deuxième section, nous venons de faire la description de certains dispositifs et de leur mode d’existence. Dans la formation d’une base de données couplée à un SIG, nous avons également porté notre attention sur un dispositif d’intégration des savoirs qui a mis en évidence la difficulté rencontrée pour établir l’interdisciplinarité dans une machine à l’intelligence artificielle issue du savoir faire des concepteurs, et le transfert du principe d’une cartographie électronique vers NARCISSE. Avec l’étude du dispositif des bougies poreuses nous avons mis en évidence la façon dont l’installation d’un capteur implique un collectif élargi qui pour être stabilisé implique l’ingéniosité et la création d’un système de mesure assez inédit. Avec l’étude de la PL nous avons fait état de la force d’un collectif de chercheurs pour établir une modélisation « réaliste » de deux exploitations agricoles et de la transposition des énoncés issus de ce dispositif dans un processus de décision qui a marqué la définition

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de la norme sociotechnique. Enfin par l’étude de quelques dispositifs d’enquêtes nous avons tenté d’établir la façon dont les difficultés de l’observation sur les pratiques forment non pas une critique du travail des chercheurs ou des rapports de domination établi par NAIADE et NARCISSE, mais un révélateur des conditions sociales de l’activité scientifique sur un tel site et de ce que ces conditions nous disent de l’état des relations entre les acteurs. Nous allons maintenant tenter une lecture des pratiques de recherche dans ce labo HLM qui nous permette de remonter à la caractérisation de l’évolution de la structuration cognitive du programme déjà décrite.

3.1. De la fragmentation à l’imbrication des activités expérimentales

Fort de cette vue plus précise de l’activité expérimentale tentons maintenant de la caractériser dans son ensemble. Ce qui doit alors nous orienter, c’est la façon dont les activités expérimentales peuvent ou pas s’agencer entre elles pour atteindre cette interdisciplinarité revendiquée et cette prise en compte globale du problème qui est annoncée dans le projet pionnier.

Sur ce point nous avons vu que les chercheurs avaient tenté d’intégrer eux-mêmes leur savoir dans un processus de construction d’une base de données relationnelles, finalement très partiellement utilisée dans le cadre du programme et plutôt comme un SIG. Mais les relations entre les dispositifs expérimentaux n’ont pas été seulement le fait de cette tentative de déléguer l’interdisciplinarité à la machine. Nous pouvons, à partir des quelques descriptions fournies, dresser les configurations possibles de ces relations. Les relations qui peuvent s’établir entre certaines activités expérimentales au niveau de leur mise en production ou à propos des énoncés qu’elles délivrent ne sont pas toutes aussi étendues que deux dispositifs que nous avons particulièrement décrits, à savoir celui des bougies poreuses et celui de la Programmation Linéaire. Notre étude fragmentaire de l’activité expérimentale permet de considérer différentes modalités de mise en relation des dispositifs.

Il peut s’agir de l’utilisation de l’existence d’un dispositif A sur lequel un dispositif B prend appui pour s’installer (cas des bougies poreuses vis à vis des groupes GERDAL); il peut s’agir de l’utilisation des résultats d’un dispositif A dans l’activité d’un dispositif B (cas de la programmation linéaire qui s’appuie sur des résultats de dispositifs agronomiques et sur les enquêtes exploitation pour établir une modélisation « réaliste »); il peut s’agir de la coordination de l’existence même de différents dispositifs pour en former un autre (cas de la formation de la base de données qui s’appuie sur les dispositifs expérimentaux existant); il peut également s’agir d’un problème mis en lumière par un dispositif A qui crée une problématique et déclenche un autre dispositif B (cas de la problématique du pâturage issue de questions de recherche découlant de la programmation linéaire); il peut s’agir de dispositifs mobilisant une activité ponctuelle de mesure sur le site dégagée d’une négociation de son mode d’existence, et dont les données sont traitées en laboratoire ou dans un centre de calcul (c’est le cas des activités du géographe ou des relevés de qualité d’eau dans les sourcettes par exemple); enfin au delà de ces collaborations transversales ou en cascade, la « culture interdisciplinaire des sadiens » tend plus généralement à ce que plusieurs dispositifs qui fonctionnent côte à côte ou avec des relations, puissent être hybridés dans la perspective d’une publication à caractère interdisciplinaire, c’est le cas notamment de la notion de bassin d’alimentation qui résulte d’une intégration de plusieurs approches permises par le SIG.

Cet ensemble, plus ou moins dense du point de vue des liens, se trouve néanmoins sommé de former une cohérence qui corresponde à la conception systémique du programme. C’est notamment l’élaboration des rapports de synthèse pour les commanditaires qui implique le traitement de la question

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d’une telle cohérence, question qui se pose fortement au moment de l’assemblage des résultats partiels et dans la formation d’une orientation générale guidant l’établissement d’un plan d’exposition qui tienne compte de la fragmentation des savoirs et de leur hétérogénéité du point de vue de la certification, et enfin de leur mise en relation à l’aune d’une conception systémique que nous avons présentée dans la première section306. Prendre cette conception systémique comme un savoir intégrateur des multiples micro-mondes expérimentaux qui peuvent exister sans elle, avec leurs exigences et leurs « effets de vérité » propres, serait prendre la lettre pour l’esprit, et la systémique pour une science là où elle intervient ici comme méthode d’une rationalisation discursive des activités de recherche qui se réactualise au fil du temps.

Cette imbrication des activités expérimentales reste donc fondamentalement lacunaire et disparate avec des attracteurs de pratiques qui deviennent suffisamment denses pour produire des énoncés dans le processus et établir des points d’appui prometteurs pour NAIADE et NARCISSE.

3.2. Le lien entre une tendance à la régression expérimentale et le processus de mise en gestion du problème de NAIADE

Ce qui caractérise ce labo HLM, très délimité du point de vue du cartographe, ce sont bien les frontières mouvantes des activités expérimentales et leur degré de contestation par les événements. Tout d’abord il existe une différence entre les dispositifs expérimentaux en station et en laboratoire et ceux qui mobilisent une activité expérimentale exposée à l’établissement d’inscriptions en prise sur les pratiques. Les chercheurs qui traitent des données au niveau d’un centre sont également beaucoup plus éloignés des enjeux et de difficultés du terrain. Pour les autres, tenir une activité expérimentale dans un tel laboratoire HLM, c’est justement établir ces frontières qui assurent une permanence du dispositif expérimental afin d’assurer une certaine homogénéité des inscriptions dans le temps. Les conditions de félicité de l’activité de laboratoire permettant d’autonomiser des objets, à distance des pratiques qui en prouvent l’existence, sont affaiblies et objets de négociation dès que l’activité expérimentale s’expose à d’autres pratiques, celles des agriculteurs ou celle de NAIADE. La difficulté est de taille puisque l’état de tension des interactions entre acteurs sur le site tendent à déformer les frontières et donc la stabilité des dispositifs (pour l’enquête par exemple un jour l’agriculteur est loquace et ouvert et le coup d’après il ne souhaite voir personne). Cette variation des conditions est alors un problème, pour l’interprétation des discours sur les pratiques, comme pour les sites de bougies-poreuses où si l’agriculteur qui exploite la parcelle change, cela transforme l’étude du mode de conduite du sol en fonction des pratiques au sein de la rotation culturale.

Mais du côté des commanditaires, la pression de l’urgence tend à aspirer parfois précocement les énoncés issus des dispositifs, mettant alors le chercheur en demeure de dissocier une activité expérimentale localisée dans le processus et le résultat de cette activité orientée vers la certification, et de jongler entre expression « d’un pouvoir par l’expérience » et « d’un pouvoir par la Science ». Enfin la dynamique même du programme de recherche et la mise en relation entre certains dispositifs construisent une troisième instance où l’activité expérimentale est sujette à des demandes ou à une temporisation du fait de la gestion du programme selon des contraintes de financement, de politique et d’équilibrage de l’importance des différents volets de recherche.

306 Nous avons sur ce point une expérience particulière de cette interdisciplinarité de rapport en ayant coordonné le rapport de synthèse final du programme.

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La maîtrise de l’activité expérimentale est donc un problème qui n’est jamais complètement résolu, et la régression expérimentale quête en permanence l’avenir des énoncés par l’effet de transformation des frontières du dispositif, mais aussi parfois l’avenir du dispositif lui-même quand il est trop fortement contesté (cas des enquêtes sur le pâturage, ou d’une bougie-poreuse arrachée plus ou moins par inadvertance, mais aussi des enquêtes technico-économique chez l’exploitant. Mais ce qui peut apparaître comme une condition draconienne pour le mode d’existence des dispositifs, est également ce qui permet une « percolation de l’activité expérimentale » vers le processus, percolation vers NAIADE puis vers NARCISSE caractérisée par le passage du directeur de NARCISSE dans l’équipe de Recherche, mais également percolation vers les agriculteurs dont certains ont su saisir l’opportunité d’une fréquentation (également expérimentale pour eux) des dispositifs de recherche (c’est le cas des agriculteurs expérimentaux mais aussi d’agriculteurs qui ont signé plus tardivement les conventions). Dans notre description nous avons fait état sur ce point de l’élargissement de l’activité expérimentale à des collectifs souvent imprévus, ou au rôle que pouvait jouer l’état des relations entre les acteurs pour l’empirie.

Le labo HLM est donc un foyer d’ambiguïté, ce qui se traduit par une double prise de risque: celle de ne jamais pouvoir conduire une activité expérimentale indemme de négociations en prise directe avec le processus307, et celle de masquer des tentatives expérimentales régressives par le « Pouvoir de la Science » en convoquant l’universalisme du métier de chercheur dans la situation et en convoquant le localisme et la particularité du programme dans des audiences extérieures. A ce double risque s’ajoute le risque spécifique des activités tenues sous l’égide des sciences humaines et l’orientation disciplinaire à laquelle elles peuvent conduire, et ce malgré toute la bonne volonté de maintenir un cadre de discussion qui peut lui-même être repris comme dispositif médiologique par d’autres.

Cette vision fragmentaire de l’activité expérimentale renforce l’idée d’une fragilité de l’empirie dans ce laboratoire HLM. Mais cela ne signifie pas que tout n’est que dysfonctionnement par rapport à une norme d’exercice de l’activité expérimentale ou que rien ne se passe comme il faudrait que cela se passe dans l’enchaînement attendu science->technique->décision. Toutes ces explications ad-hoc ne tiennent pas. Il faut en effet par symétrie du propos toujours considérer ce à quoi les chercheurs se sont exposés sciemment avec ce programme de recherche, même s’ils n’envisageaient pas toutes les conséquences d’un travail de recherche appliquée avec une telle configuration du site expérimental, et même s’ils sont partis, comme certains le disent, dans l’euphorie d’une découverte du problème posé, « la fleur au fusil ». C’est donc bien cette prise de risque qu’il faut considérer dans ses manifestations et ses errements, mais aussi surtout son pouvoir créateur pour la mise en gestion du problème de NAIADE.

Aussi, cette fragmentation, cette fragilité et cette situation souvent présente de régression expérimentale, ne peuvent être mobilisées pour déconsidérer la production, la pertinence et le sens de ces pratiques de recherche. Notre perspective de « gestionnaire » introduit de plus ici la possibilité de décrire un laboratoire HLM du point de vue des activités expérimentales qui s’y tiennent, en établissant des liens entre celles-ci et l’obtention de la situation de gestion que nous avons décrite. Car il y a bien quelque chose qui est passée entre le programme de recherche et une mise en expérimentation élargie (c’est à dire pas seulement celle des chercheurs), la description du processus conduite dans la partie

307 Nous nous appuyons ici sur Latour (1996) et sur le très stimulant Stengers (1997) arrivés trop tard pour éviter ce que nous pré-ssentons comme des écueils dans notre démarche. Nous mobilisons notamment ici l’idée que le type d’activité expérimentale du labo HLM peut être considéré comme répondant de la définition de « faitiche prometteur », (Stegners, 1997, p.12) parce que l’activité expérimentale témoigne ici de la prise en compte d’un problème de transformation des pratiques agricoles mais ne peut en même temps répondre aux questions que pose cette activité pour ces transformations.

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précédente est là pour en attester autant que le marketing de NAIADE (au nombre près de personnes touchées par l’une et l’autre, cela s’entend...). Malgré toutes ces difficultés pour établir des inscriptions - suffisantes pour concrétiser la volonté de maîtrise de NAIADE et suffisamment consistantes pour la publication scientifique- il faut considérer que cette activité expérimentale éclatée a une existence qui n’est pas moins sérieusement expérimentale que n’importe quelle activité de laboratoire mais seulement plus fragile, plus instable, et moins exposable.

CONCLUSION DU CHAPITRE

1. Un constructivisme étendu aux acteur

Dans ce chapitre nous venons de décrire comment pouvait opérer le passage de l’activité expérimentale (conduite souvent avec la participation des agriculteurs) et comment les conditions de son déroulement permettait d’établir un cadrage et des propositions d’une gestion du problème de NAIADE. Mais la mise en boite noire de la norme sociotechnique à partir de la tenue de ces activités expérimentales qui se sont élargies au delà du fonctionnement des dispositifs expérimentaux coupe en quelque sorte les chercheurs de leur site expérimental pratiquement tout au long de la deuxième phase du programme de recherche. Le processus de mise en gestion aspire ou refoule les dispositifs expérimentaux soit directement au niveau du dispositif expérimental en le transformant en dispositif de gestion, soit à travers la transposition des effets de vérités en abrégés du vrai pour la gestion du nouveau système de production. Enfin c’est la présence sociale de la Recherche à travers les différentes enquêtes qui est également l’objet d’une telle sélection par le processus, et ce sont les dispositifs expérimentaux qui « réclament » le plus de relations sociales qui sont les plus contestées.

Cette caractéristique du programme qui en fait un objet étrange pour la sociologie de l’innovation nous conduit à ramener les problèmes qu’il a posé aux chercheurs à une volonté forte qui anime la culture scientifique des chercheurs du SAD qui l’ont porté. Nous renvoyons alors notre propos à la première section de ce chapitre présentant les attendus du programme par rapport à une histoire scientifique plus longue de la « culture des sadiens ». L’intention programmatique était de contribuer à la transformation d’un système agraire et à l’émergence d’une « nouvelle agriculture » par la co-construction de systèmes de production et d’une technologie agraire respectant des contraintes fortes de qualité d’eau. Prenant ce parti, les chercheurs se sont alors trouvés marginalisés par la particularité de ce chantier et fortement contestés par les OPA voire au sein même de leur institut308. Cette marginalisation, loin de les déranger, est plutôt constitutive de l’intention programmatique qui présidait à la fondation du SAD en 1979, et qui s’appuie sur une conception localiste du développement agricole. Les conditions étaient donc réunies à NAIADE-Land pour expérimenter avec des moyens conséquents les conditions d’une empirie de cet objet « système agraire » en étudiant les pratiques des acteurs309.

Ce qui est alors paradoxal c’est qu’à contrario d’une position fortement affirmée au SAD pour distinguer les modèles techniques diffusionnistes de la modernisation de l’agriculture, et les pratiques

308 Ce n’est plus le cas maintenant, en tout cas du point de vue des problématiques environnementales qui sont largement instituées dans les politiques scientifiques et dans l’agenda politique du développement agricole. 309 Rappelons que l’intitulé de la première partie du programme est « Agriculture et qualité des eaux, Diagnostic et propositions pour un périmètre de protection » et celui de la deuxième partie « Théorie et pratiques du changement ».

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techniques des agriculteurs hic et nunc (Landais et Deffontaines, 1988), l’activité expérimentale portant sur le dévoilement des pratiques conduit à réintroduire une instance disciplinaire à leur endroit par un autre chemin que la prescription diffusionniste qu’ils critiquent. En effet renonçant à concevoir le développement de l’agriculture comme la diffusion de savoir-faire établis en station agronomique qui seraient ensuite à prendre ou à laisser par les agriculteurs, la volonté d’un développement négocié sur la base des pratiques techniques effective se trouve ici rencontrer la transformation de leur étude en prescription de bonnes pratiques à prendre ou à laisser selon le projet de NAIADE. L’exigence de la négociation du développement que se fixe les chercheurs rencontre ainsi une conception contractualiste du développement. Car même si les chercheurs ont toujours conçu leur résultats comme temporaires et amendables par de nouvelles connaissances, l’application du cahier des charges est conçu par les acteurs comme découlant de l’application des recommandations de l’INRA.

En refocalisant la nécessité d’une participation des agriculteurs pour la deuxième phase du programme310, on peut penser que les chercheurs tentent à travers cette affirmation d’une poursuite de leurs activités expérimentales sur les pratiques, d’expier ce paradoxe en cherchant à se mettre à disposition d’un travail de recherche-action sur le changement directement pour les agriculteurs311. Mais les différents niveaux de négociation de l’activité expérimentale que nous avons mis en évidence nous semblent indicatrices non pas de « résistances au changement » mais comme des manifestations politiques des agriculteurs qui énoncent leur refus policé d’une nouvelle introspection de leurs pratiques. Ainsi le programme de R&D échappe à la négociation que la Recherche voudrait voir poursuivie pour y intervenir et ainsi continuer son travail d’intermédiation entre les agriculteurs et NAIADE312.

On obtient pris de la sorte une abstraction étrange de cette démarche, très explicite pour la PL par exemple. En questionnant les agriculteurs sur leurs pratiques techniques, les chercheurs leur demandent de collaborer en étant théoriques vis à vis de celles-ci pour qu’ils puissent en construire une inscription. Puis une fois établis les résultats ils leur demandent alors de devenir constructivistes et de construire la réalité en négociant avec NARCISSE et en acceptant de poursuive un travail avec la Recherche. Moyennant cette coopération, les chercheurs peuvent à leur tour devenir réalistes en désignant la reprise effective de différents résultats de recherche au sein de la négociation d’un processus de décision, attestant alors d’une recherche-action appliquée et négociée.

Ce qui est ici tout à fait important, c’est que le forum hybride dans lequel se déploie l’activité scientifique du labo HLM implique des collectifs humains qui en suivent le déploiement et s’alignent par rapport aux différentes activités de recherche pour les rendre possibles. Du même coup le programme de recherche est doublement une instance de prescription, il prescrit des systèmes de production mais 310 « La participation des agricutleurs est essentielle pour préciser les nouveaux systèmes de production et les modes de gestion des exploitations à mettre en place pour tenir compte des nouveaux objectifs » in introduction du Programme de Recherche AGREV2 - octobre 1992. 311 La notion de recherche-action est apparue dans le programme pour caractériser le mode d’organisation d’une recherche impliquée socialement dans la négociation de son activité propre et dans celle du changement des pratiques agricoles (Lemery, Barbier, Chia, 1997). 312 On trouvera chez Coutouzis et Latour (1986) une description d’un phénomène équivalent où le promoteur d’un projet de village solaire voit son projet lui échapper parce qu’il ne peut plus tenir à la fois la communauté locale ciblée et les intérêts internationaux pour conserver la maîtrise de la théorie du village solaire et la planification de l’action selon ses plans (voir notamment op. cit. p.138-139). Une différence importante existe néanmoins puisque le village solaire n’a pas vu le jour, alors qu’ à NAIADE-Land quelque chose s’est passée sans que l’innovateur soit bien identifiable puisqu’il change avec l’évolution du projet (voir le chapitre 7). Notons que NAIADE a également mis les moyens financiers pour que se soit effectivement les agriculteurs et pas le projet qui s’adaptent, prix pour faire exister les « nouvelles pratiques » d’une agriculture plusmoderne que l’ancienne parce que respectueuse de la qualité de l’eau.

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également des figures d’acteurs qui conditionnent la conduite de l’activité expérimentale dans la durée en impliquant un constructivisme étendu aux acteurs. Cette extension peut devenir problématique quand elle rend confuse la mobilisation conjointe des registres de la recherche-système et celui de la recherche-action (Olivier de Sardan, 1994). Il nous faut maintenant préciser le sens de ce deuxième niveau de prescription.

2. La déconstruction du constructivisme

Quelle est donc cette prescription de la figure d’acteur de « l’Agriculteur » qu’ils proposent aux autres et à eux-mêmes, si ce n’est des personnes raisonnant comme eux le passage de la théorie à la pratique mais en opposition de phase ? En disant impliquer les agriculteurs dans l’établissement des nouvelles pratiques, les chercheurs prescrivent de fait une instance où l’agriculteur peut trouver à s’ajuster effectivement, d’un côté à la position de porte-parole de ses pratiques dans le cadre d’une enquête par exemple, et de l’autre à celle de la captation d’une intermédiation de négociation vis à vis de NAIADE. Mais cela implique un trajet et une acculturation à ce que signifie le fait d’être un « agriculteur capteur », et en quelque sorte un apprentissage d’un certain type d’activité expérimentale soumis à l’inscription du faire. L’existence des « agriculteurs-capteurs » n’a d’ailleurs été que marginale à l’échelle de la population agricole concernée.

Quelle est donc aussi cette prescription de la figure d’acteur de « l’Industriel » qu’ils attendent que NAIADE adopte, si ce n’est celle d’un acteur raisonnant comme eux le passage de l’expérimentation au développement ? Nous n’avons pas besoin d’insister pour décrire ici le caractère éminemment politique d’une telle prescription qui suppose d’une entreprise filiale d’un groupe international de dépasser le cadre d’une rationalité finalisée par des impératifs industriels et économiques à long terme et les urgences de la concrétisation de sa volonté de maîtrise. Aussi quand un régime de transactions sociales suffisamment denses et élargies est maintenu pour cadrer les positions de chacun vis à vis du problème à traiter, il permet d’activer une telle figure d’acteur de l’industriel puisque celui-ci ne sait pas encore très bien ou il va. Mais, quand au contraire, le cadrage de la situation de gestion est établi et que cette position qui visait à construire un collectif sur la base de ce que les chercheurs avaient appelé une « recherche partenariale », s’est trouvé médiée par les propositions de changement en partie issues du programme de recherche, alors les négociations avec les agriculteurs tenues dans le face à face avec NAIADE ne correspondent plus à cet idéal-type. C’est en effet dès lors d’implémentation d’une stratégie industrielle qu’il s’agit et plus d’agir communicationnel ou de recherche-action avec les agriculteurs.

Quelle est donc enfin cette prescription de la figure d’acteur du « Chercheur » qu’ils proposent aux autres et à eux-mêmes, si ce n’est des personnes garantissant, malgré le caractère contractuel de cette recherche, une objectivité de traitement de la réalité ? On pourrait s’arrêter à une interprétation disciplinaire de cette irruption du chercheur dans la définition de ce que doit être une pratique quotidienne, ce qui a été souvent ressenti de la sorte à travers l’exigence de justice des agriculteurs à force d’être « pris pour des indiens313 » mis en réserve dans un périmètre et faisant l’objet d’une trop intense observation. Mais, même si cette capacité que possèdent les chercheurs du SAD à « pister » les pratiques a sans aucun doute marqué la façon dont NAIADE a pu justement les transformer, il s’agit de comprendre également que cette position de porte-parole des actes efficaces que les chercheurs revendiquent pour prescrire des solutions aux agriculteurs (dans les conditions réunis de la figure décrite ci-dessus) va de paire avec une position libératoire qu’ils disent leur offrir à travers la capacité de négociation que peut apporter une collaboration avec la Recherche. C’est tout au moins ce qui a pu se 313 Ces termes sont ceux qui sont employés par certains d’entre eux.

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passer tant que les négociations entre les agriculteurs et NAIADE n’ont pas été entamées. Mais quand elles ont mis la Recherche hors jeu à partir de 1993 et ont définitivement attaché les chercheurs à veiller au bon développement de la situation pilotée par NARCISSE au cours de la deuxième phase du programme, la volonté d’une recherche-action devenait alors christique pour les chercheurs, déplacée pour les agriculteurs et pratique mais incompréhensible pour l’industriel.

Ainsi cette épreuve de la transformation de l’agriculture du périmètre apparaît comme une épreuve de transformation de la Recherche elle-même. Si l’activité des chercheurs consiste bien à prendre le risque de fabriquer des collectifs hybrides qui tiennent (dans le cas présent à travers la vie d’un programme affichant l’interdisciplinarité), la constitution du collectif des chercheurs est un problème équivalent qui conditionne, selon nous, la possibilité de mettre en discussions le sens de ce travail de composition des figures d’acteurs, et surtout la dure épreuve de leur dé-réalisation au fil du processus.

En effet une fois le cadrage de la situation réalisé en 1992 avec la création de NARCISSE et le déblocage des investissements qu’impliquent son existence et ses actions, les trois figures d’acteurs tombent comme des masques car l’action de transformation est pris en charge complètement par NARCISSE et les agriculteurs, et tant l’établissement de la preuve que les prescriptions technico-économiques de la recherche échappent en quelque sorte aux chercheurs. C’est pourquoi il semble que la deuxième phase du programme se soit nouée dans une ambiguïté forte, les chercheurs poursuivant leur ambition constructiviste sous l’égide d’une théorie et des pratiques du changement, tandis que NARCISSE et les agriculteurs passaient à l’acte pour concrétiser la norme sociotechnique et faire la preuve que ces nouvelles pratiques sont possibles au sein de négociations difficiles t toujours dans le face à face.

Ces trois prescriptions spéculatives314 révèlent leur faiblesses ex-post, mais elles ne sont pourtant pas de pures spéculations éthérées puisqu’elles ont été en permanence l’objet de négociations avec les agriculteurs comme avec NAIADE ou NARCISSE, mais aussi entre les chercheurs pour faire passer cette volonté de tenir la théorie de la pratique et la pratique de la théorie au delà du cadrage de la situation de gestion. Notre propos n’est donc pas de tirer des conclusions critiques sur le constructivisme315, mais plutôt encore une fois de mettre à plat les modes d’existence de cette empirie du labo HLM qui échappe peu à peu à la Recherche, et de souligner comment les pratiques expérimentales ont, sur la base de cette percolation, permis d’instruire un traitement créatif de la transformation de l’agriculture du site pour en éviter une d’un autre type.

3. Vers un problème de gestion du programme de recherche

Ce qui fait sens c’est alors bien de se demander comment le collectif des chercheurs se saisit d’une telle difficulté et la traite comme une obligation qui fait suite à celle de ce contrat, pour lequel et grâce auquel ils ont pu exercer leur métier et participer en quelque sorte à une manifestation du phénomène gestionnaire. Il y a là très nettement un risque pour ces chercheurs, qui est celui de devenir scientiste en étant tolérant à l’égard d’eux mêmes en trouvant des modes de rationalisation de cette difficulté qui les exonèrent d’une réflexivité à l’endroit de leurs propres pratiques, et en s’alignant sur le « ça marche » de NAIADE. Ne pas prendre ce risque d’une telle réflexivité, c’est tomber sous le coup de la « malédiction de la tolérance » que Stengers (1997) propose pour qualifier l’entreprise scientifique des chercheurs en 314 Elles sont pour ainsi dire présentes dans le projet pionnier et souvent énoncées de façon fragmentaire dans les disocurs qui accompagnent une justification de l’activité expérimentale et ses difficultés. 315 s’il y avait une critique à faire elle porterait plutôt sur une conception communautarienne du collectif pertinent pour l’action, très en phase avec une sociologie de la communauté rurale.

III° PARTIE - CHAPITRE 7

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sciences humaines « qui se jugent libres de définir selon leurs propres termes la manière dont « l’autre » habite ce monde, quitte à le tolérer, voire à regretter l’innocence qu’ils ont eux-mêmes perdu »e (op.cit.,p.16). Comme le souligne l’auteur, et adapté à notre cas de figure, il ne s’agit pas d’invoquer d’abord une plus grande justice à l’égard des agriculteurs emportés dans une situation qu’ils ne souhaitent pas foncièrement mais avec laquelle ils font, même si une telle exigence de justice reste bien sûr valable comme façon de concevoir le mode d’existence du labo HLM. Ce dont il s’agit c’est bien de poser « la question de nos propres pratiques, des obligations capables de stabiliser le caractère irréductiblement pharmacologique, instable, de la référence à la science à construire, une référence susceptible de transformer en poison ce qui, lorsqu’il s’agit de laboratoire ou de terrain, est risque légitime » (op. cit. p.17). Ne pas prendre ce risque d’échapper à une telle malédiction peut conduire à ce que les travaux de recherche de ce programme ne restent que des lambeaux « d’effets de vérité », et ne permettent pas de dresser ce labo HLM comme une véritable invention collective.

La façon dont nous souhaitons prendre ce problème est encore une fois symétrique pour ne pas tomber dans la critique, mais en ayant le soucis de considérer comment l’organisation du collectif des chercheurs traite justement un régime étendu de négociations avec les acteurs du processus, puis ce problème de déconstruction de son constructivisme que nous pensons avoir été à l’oeuvre. Cela consiste alors à suivre les chercheurs dans l’organisation de ces pratiques de recherche qu’ils qualifient à différents endroits dans leurs écrits de recherche-développement, de recherche-appliquée, de recherche-action. Il nous faut donc maintenant caractériser les formes l’organisation des activités de recherche tout au long du programme, et comprendre notamment ce qui se passe quand les chercheurs se retrouvent comme démunis de leur constructivisme sans cette logique de l’action qui a caractérisé toute la phase initiale de leur implication dans le cadrage d’une mise en gestion.

CHAPITRE 8

LA GESTION DU PROGRAMME DE RECHERCHE ET SA DYNAMIQUE ORGANISATIONNELLE

« On ne peut connaître les choses sociales du dehors; il faut participer à elles pour les comprendre, se servir de ce que Cooley appelait "l'introspection sympathique" ». R. Bastide (1971).

III° PARTIE - CHAPITRE 8

275

INTRODUCTION

Comme toute activité qui se tient dans le cadre d'une organisation instituée du travail, l'activité scientifique est une activité qui fait l'objet d'une division du travail et d’une gestion316 de ses activités quotidiennes. Cette idée de gérer ceux qui font la Science et ce par quoi elle se fait, pose des difficultés comme pour toute autre institution, mais il en est une toute particulière et peut-être simpliste qui tient à ce qu'on ne voit pas bien pourquoi gérer des activités aussi rationnelles que celles de la Science. En effet, si on s’en tient à une position classique de la science comme exercice d’une connaissance rationnelle de phénomènes révélés (voir les quatre modèles de la Science et de la Technique dans Callon (1993)), il n’y a rien à gérer, les scientifiques faisant tout rationnellement si l’organisation veut bien suivre. La même idée court pour l’entreprise où, si les agents sont rationnels, l’information partagée et qu’ils sont libres d’échanger, alors il n’y rien à gérer et le profit est maximum. Or pour l’agent économique comme pour le chercheur, le moins qu’on puisse dire c’est justement que son problème est justement de vérifier s’il est raisonnables de faire ce qu’il fait, s’il est assez informé pour cela et s’il est va trouver un autre pour échanger le fruit de son travail. Et pour cela il crée de l’organisation et tente de la gérer.

C’est donc justement cette organisation qu’il faut regarder de plus prêt (Crozier, 1994), d’une part pour nous parce que le programme étudié présente une organisation sociale et cognitive du travail avec des spécialités et des collaborations variées, et d’autre part parce que l’activité de recherche se veut, d’une manière générale exposée, en tant qu’expérience collective dans un certain nombre d’audiences directement connectées au traitement du problème pour lequel les chercheurs travaillent. L'importance des ressources matérielles, organisationnelles, financières et symboliques qui sont engagées dans les activités de recherche (Joly et Mangematin, 1996) ferait du désintéressement permanent qui fonde l’une des règles éthiques des modèles mertoniens, une contre-indication à ces activités, ou un non-sens voire une pure idéologie de la Science. Prendre une telle voie ne nous permettrait aucunement de rendre compte de ces aspects organisationnels liés à la pluridisciplinarité de principe du projet pionnier. Si on considère ces chercheurs dans le cadre de leurs pratiques, cette éthique du désintéressement n’est pas l’objet d’une attention permanente de leur part puisqu’il s’agissait pour eux d’intéresser et d’être intéressants, ne serait ce que pour permettre justement la tenue d’un travail de recherche.

Nous avons vu dans le chapitre précedent comment le projet initial prévoyait de façon contractuelle un ordonnancement du programme (contrat avec NAIADE prévoyant un comité de pilotage et un comité technique du programme, convention avec la Chambre d’Agriculture prévoyant de la même façon une coordination et une régulation des activités du programme de R&D cette fois). Nous avons vu aussi comment l’activité expérimentale mobilisait différents collectifs d’acteurs selon les exigences de conduite de celle-ci, ou selon des obligations de restitution de ce qui en provient. Cela correspond pour les chercheurs à la prise en charge du fonctionnement politique d’instances et de collectifs qui attendent des preuves expérimentales ou des savoirs experts, que ceux-ci se manifestent au sein de l’équipe de recherche entre chercheurs ou vis à vis de leur institution, mais également au sein de ce collectif pertinent pour l’action du processus et de ses nombreuses audiences.

316 Nous emploierons ici le terme de gestion au sens large d’une pratique plus ou moins médiée par des procédures, des règles et des outils visant à augmenter la maîtrise du déroulement des activités quotidiennes du travail.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

276

Dans ce chapitre, notre travail aborde alors la question de l’organisation des activités de recherche et de leur gestion sous l’angle des dispositifs de coordination317 et de régulation du programme pris comme mode de gestion de l’articulation entre les exigences du travail expérimental ou empirique et les obligations de participer à un processus d’innovation que les chercheurs ont accepté et se sont fixés. Notre propos ne peut ici embrasser toutes les pratiques de gestion qui permettent de faire exister les activités comme formant l’actualisation d’un projet intentionnel et finalisé. Aussi nous allons étudier le projet de recherche suivant les modalités de son organisation et de son déroulement, par et au sein des collectifs où les activités de recherche sont mises en énoncés et en discours. Mais il nous faut avant tout préciser le statut de cette étude par rapport aux travaux déjà existant qui prennent les activités de recherche comme objet d’une empirie de leur accomplissement.

1. L’IMPORTANCE DE L’ORGANISATION DES ACTIVITES POUR UNE GESTION DE LA RECHERCHE

1.1. Un point sur la littérature

Du point de vue de la littérature que nous avons consultée, les activités ordinaires de recherche ont été classiquement abordées par la philosophie des sciences et l’épistémologie sous l'angle de l'exercice d'une capacité cognitive à produire des propositions vraies, séparant donc compétence et performance, le sujet connaissant et l’objet de la connaissance et la « science en train de se faire » et la « science froide ». Plus récemment elles ont été l’objet de travaux partant de l’idée que les activités ordinaires de production, de traitement des faits et des artefacts et de leur mise en textes pouvaient faire l'objet d'une sociologie tout d’abord en terme de culture puis, plus finement, de pratiques (voir chapitre 3). Au regard de cet intérêt pour l’étude des activités de recherche telles qu’elles se déroulent, le champ de la gestion de la recherche qui naît avec le décentrement que crée la sociologie de l’innovation nous semble aujourd’hui pouvoir être décrit par l’existence de quatre spécialisations en lien étroit avec l’évaluation de la recherche: celui des pratiques de la recherche industrielle (Shinn, (1980) et Cohendet (1996) pour une recension) et des stratégies de laboratoire ou d’agence de promotion de la recherche et de la technologie (Vinck (eds.), 1991; Callon, Larédo, Mustar, 1995), celui d'une évaluation scientométrique de ses productions pouvant allier mesure et stratégie (Callon et al., 1933), celui d’une évaluation en terme de management public des choix stratégiques et des politiques scientifiques des centres (Fixari, Moisdon, Pallez, 1993; Laredo et Mustar, 1994) et sous l'angle, enfin, d'une sociologie des organisations visant à comprendre la régulation sociale et culturelle de l’institution qui accueille les activités de la recherche (D’iribarne, 1990; Padoan et Sainsaulieu, 1994; Vilkas, 1996). Notons que les institutions de recherche développent elles-mêmes une gestion, notamment avec des moments et des dispositifs visant l’évaluation du chercheur (régulière ou au cours d'un concours de promotion interne ou de recrutement) et l'évaluation des unités de recherches ou des laboratoires. Ces moments constituent également, du point de vue de la vie de l’institution, des dispositifs essentiels de la gestion de la recherche. Rappelons enfin que les comités de lecture où les effets de vérités s’exposent à la

317 Le terme de « dispositif » est donc ici à entendre sous un angle différent de celui de dispositif expérimental, puisqu’il s’agit ici de la mise en présence d’acteurs sans implication de techniques expérimentales ou empiriques. On trouvera une étude de ce type de dispositif visant la coordination des acteurs d’un trajet d’innovation dans Guffond et Leconte (1995).

III° PARTIE - CHAPITRE 8

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contestation, sont également des lieux où, par l’évaluation de la capacité à « faire vrai », opèrent une gestion de la production par l’aval du seul fait des relecteurs, des rédacteurs de revue et des référés318.

La gestion de la recherche apparaît principalement considérée et étudiée sous l’angle de l’évaluation des productions et de leur performance et peu en terme de gestion de projet de recherche et de procédures spécifiques à l’organisation des activités de la découverte. L’évaluation de la performance des activités de recherche par ce qu’elles produisent (et donc principalement par les productions quantifiables à savoir les publications, les brevets ou les prototypes), semble valoir comme mesure de l’efficacité des activités de recherche. La scientométrie devient à la fois un dispositif de normalisation des ces activités et un dispositif de gouvernement pour les institutions de recherche (pour une telle approche de la normalisation des dispositifs de gestion, voir Gomez (1996)). L’autre site de l’évaluation correspond aux moments de l'évaluation promotionnelle ou au recrutement et donne lieu à une construction de modes d’évaluation selon des controverses qui convoquent d'autres catégories de jugement que le nombre et la qualité des publications. Les règles de fonctionnement des commissions ou des conseils (voir les modes de fonctionnement « par la discussion » et « par vote successif » et les modalités de la genèse des décisions qu’a repérés Vilkas (1996), donnent lieu à l’exercice d’un jeu politique visant à obtenir une décision qui s’appuie sur deux registres de justification, fluctuant en fonction du candidat et de la composition de la commission : celui de l’équité et celui de l’élitisme (Vilkas, 1996). C’est dans le deuxième registre que les liens les plus fort s’établissent avec la normalisation de l’activité que nous évoquions ci-dessus319.

1.2. L’organisation vue à travers les pratiques de gestion de la recherche

Cependant, l’activité d'organisation, d'administration et d'animation que mènent les chercheurs selon des responsabilités variables au sein de projets de recherche semble avoir encore été peu étudiée en tant qu'activité spécifique et néanmoins intégrée à la Recherche-en-train-de-se-faire, comme l’est l’activité expérimentale en tout cas, ou comme le sont nombre d’organisations industrielles ou administratives.

L’intendance ayant toujours beaucoup de mal à suivre, il nous semble nécessaire pour notre étude de cas de nous pencher sur la façon dont les chercheurs se dotent d’une organisation de leurs activités pour faire exister le projet de recherche qui les animent. Dans le cadre de notre terrain, la singularité de ce programme fait de son organisation une composante que les chercheurs ont jugé déterminante et nécessaire pour faire face à ce qu’ils appellent « la complexité et la globalité » de la situation dans laquelle ils sont partie-prenante. Ils se trouvent en effet dans une situation particulièrement déstabilisante, pris entre un attachement aux exigences qui permettent de produire des faits, et un engagement vis à vis des obligations du développement d’une gestion, cela au nom d’un programme qui dit pouvoir faire les deux. Les formes d’organisation qui permettent alors la conduite d’un tel programme de recherche deviennent ainsi un site révélateur de la façon dont les chercheurs s’y prennent pour maîtriser le déroulement de leur activités et les gérer au nom des exigences et des obligations qu’ils 318 Soulignons que ce lieu où se manifeste le jugement de la « bonne recherche » a fait, à notre conniassance, l’objet de peu d’études, ne serait-ce qu’à travers des recherches couvrant le champ des processus de prises de décision. 319 En poursuivant le raisonnement on pourrait voir poindre ici, dans le monde social de la recherche, deux orientations conventionnalistes: une orientation vers la cité industrielle (productivité des investissements dans le cycle de circulation des énoncés, dispositif de mesure de la performance, généralisation des énoncés) et une orientation vers la cité civique (intériorisation dans chaque chercheur du problème politique des rapports de la Science à la Modernité, traitement désintéressé du rapport à la performance des activités, l’espace de dévoilement et des épreuves de ce problème étant traité par ces représentants que sont les chercheurs-élus).

III° PARTIE - CHAPITRE 8

278

se sont fixées eux-mêmes dans leur projet pionnier, mais également au fil du temps vis à vis de nouvelles épreuves qui peuvent apparaître.

Prendre cet objet de la gestion de la recherche sous l'angle du « design organisationnel » d’un tel programme conduit à suspendre le registre de l'évaluation pour s'intéresser à ce que signifie ce mélange permanent d’investissements liant le cycle de production des chercheurs dans l’exercice de leur métier à celui des activités d’un industriel pour la stratégie duquel ils travaillent. Le postulat de symétrie nous semble donc également devoir être convié ici quand il s'agit de gestion de la recherche, ce qui signifie que notre étude n’est pas une apologie ou une dénonciation d’une bonne ou mauvaise organisation, mais la description des pratiques comme celle des accomplissements qui tentent de gérer le mélange de l’ordonnancement et de l’intendance des activités quotidiennes, des stratégies émergentes d’enrôlement d'actants (ce qui n'est jamais définitivement assuré), et de la nécessité de mobiliser ou de conserver des ressources, financières notamment.

Comme le soulignent Callon, Larédo et Mustar (1995, p. 460) la nécessité de remettre au coeur de l’analyse les acteurs de la recherche que sont « les laboratoires (qui restent encore trop méconnus) mais aussi les institutions publiques qui les créent, les encadrent et les ferment », est de plus en plus nécessaire au regard de l’importance que prennent les activités de la recherche dans la société industrielle. Le cas de figure qui correspond à notre terrain nous paraît offrir un tel site d’observation où des chercheurs s’avancent dans une opération de redistribution du risque de nuisance en souhaitant considérer de façon réflexive le rôle de leur engagement et ce que cela implique d’ouverture des pratiques de la recherche à des collectifs imprévus où celles-ci font l’objet d’une négociation. Du même coup l’enjeu de l’étude de l’organisation et de la gestion de la Recherche est de parvenir à une description du collectif des chercheurs sous l’angle de son accomplissement pour tenir ensemble objectif du projet pionnier et pratiques expérimentales320.

Nous allons tout d’abord suivre la voie d’une caractérisation formelle de l’organisation du programme de recherche AGREV, puis nous mettrons en évidence l’importance des pratiques de gestion des activités telles qu’elles en passent par «l’organizing» du projet de recherche.

2. CARACTERISATION DE L’ORGANISATION ET DE LA GESTION DU PROGRAMME

2.1. Caractérisation formelle

2.1.1. Un inventaire des ressources humaines

Une première façon de caractériser l’organisation du programme est de fournir le plan de charge des collaborations, en suivant un tableau d’inventaire d’entrée/sortie des chercheurs sur la durée du programme. Nous avons demandé à quatre chercheurs dont les deux responsables du programme de remplir un tableau d’inventaire des 48 chercheurs, thésards, élèves ingénieur ou techniciens dont nous avions recensé la présence dans le programme à partir des rapports intermédiaires et des articles. Nous demandions de porter pour chaque personne la date de son entrée et de sa sortie dans le programme, ainsi que les collaborations ou les controverses qu’il avait pu avoir avec d’autres. Au regard des 320 Cela pourrait être également fait du point de vue d’autres acteurs, mais le type d’empirie qu’exige une connaissance fine des pratiques de recherche obère la possibilité de traitements symétriques et simultanés auprès d’autres acteurs. Une position centrale et désengagée est impossible quand la présence sur le terrain rencontre un flux d’action au sein duquel les acteurs opèrent des attributions de rôle ou d’identité.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

279

difficultés d’interprétation par les chercheurs de la notion de « collaboration » et une non réponse pour manque de temps, nous avons retenu la vision du responsable scientifique, et avons complété certaines données manquantes pour des chercheurs sur lesquels il n’avait pas d’information par le croisement des données des trois autres321. Soulignons qu’une telle approche ne mesure pas le niveau de l’engagement des chercheurs les uns par rapport aux autres, ce qui serait difficile à établir de toute façon.

Cette variation d’inventaire du nombre de chercheurs est un indicateur simple de la surface de ce programme qui a compté sur la collaboration directe d’une cinquantaine de chercheurs. Le Graphique 8-1 établit une telle variation trimestrielle de la charge totale du programme et le nombre moyen de chercheurs par volet. On découvre une variation mettant en évidence trois phases d’intensification. Une première phase correspond à la problématisation et à la construction du programme, puis après une baisse correspondant au retrait du GERDAL, à celui de l’équipe de travail pour l’installation des bougies-poreuses. Une deuxième phase d’augmentation de la charge correspond à l’introduction de la pédologie-biologie, aux chercheurs travaillant sur la modélisation de la circulation de l’eau et sur la minéralisation de l’azote, ainsi qu’au moment de la conception de la norme sociotechnique qui mobilise de nombreux mémoires d’apprentis-chercheurs. Enfin la dernière phase correspond à la deuxième phase du programme avec une accentuation des ressources au sein des sciences humaines et du volet élevage puis une diminution constante pendant les deux dernières années de la deuxième phase du programme.

Graphique 8-1: Variation du nombre de chercheurs impliqués directement dans le programme

0

5

10

15

20

25

88 89 90 91 92 93 94 95 96

Moyenne

Charge totale

Nombre dechercheurs

Temps entrimestre

En reprenant la méthode du graphe sociotechnique déjà présentée au chapitre 5, on peut suivre cette montée en charge du programme à partir de l’implication des chercheurs, en considérant la composition trimestrielle des ressources humaines du programme comme une variation successive de ses versions (Graphique 8-2). On peut ainsi partir de l’idée que l’augmentation du nombre de chercheurs augmente le nombre des compromis et des coordinations nécessaires à la stabilisation du programme, tout comme le nombre de controverses possibles que peut faire naître de nouveaux arrivants avec de nouvelles intentions et de nouveaux axes de recherche. On peut alors noter que l’indice de négociation identifie

321 Il aurait été souhaitable de multiplier une telle indexation des liens de travail parmi tous les chercheurs pour obtenir une vision symétrique du réseau ainsi formé. En effet il aurait été possible alors de considérer le degré de généralisation de l’établissement d’un lien de collaboration comme le degré de réalité de l’existence du réseau (un lien signalé par tous réalise plus le réseau qu’un lien mentionné par 2 ou 3 chercheurs). Nous n’avons pas pu généraliser ce travail faute de temps. Le fait de considérer uniquement la position du responsable introduit un biais mais il est aussi la personne qui a la vue la plus large sur le collectif, par ailleurs les études de centralité (centralité de Freeman) que nous avons conduit sur le réseau le place au deuxième rang.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

280

uniquement la phase de conception du programme et celle de la période d’établissement de la norme sociotechnique, le programme révélant un « encéphalogramme » plat à partir de 1992. Le rendement du programme diminue (devient même négatif dans la baisse de la charge après l’épisode GERDAL et le retrait des chercheurs et techniciens ayant mis au point les principaux dispositifs expérimentaux au cours de la première phase du programme). La négociation par l’entrée de nouveaux arrivants reprend légèrement dans les années 90 et 91, puis devient proche de zéro jusqu’à la fin du programme. Au total nous obtenons l’image d’un programme de recherche très nettement marqué par une dynamique forte dans sa conception et dans la découverte du site expérimental 88/89 et ensuite dans le travail d’élaboration de la norme sociotechnique, puis au contraire par une lente mais constante érosion des ressources humaines durant pratiquement toute sa deuxième phase (seule la première année 1993 est marquée par une dynamique correspondant à la mise en place du suivi du changement).

Graphique 8-2: les indices de caractérisation de la dynamique du programme

8 8 9 0 9 1 9 2 9 38 9 9 59 4 9 6

IN D IC E D E N E G O C IA T IO N

IN D IC E D E R E N D E M E N T

IN D IC E D E S O L ID IT E

-0 ,2 0

0 ,0 0

0 ,2 0

0 ,4 0

0 ,6 0

0 ,8 0

1 ,0 0

2.1.2. Variation de la composition du programme

Le passage de AGREV1 à AGREV2 a été marqué par un avenant au contrat avec NAIADE, cela correspond à une transformation du programme de recherche qui a mis les chercheurs en position de devoir suivre et surtout de faire l’évaluation du changement dont ils avaient initié les termes. Les opérations de recherche d’AGREV1 se trouvaient alors reprises dans les volets de la deuxième phase du programme du point de vue de leur objet ou des dispositifs expérimentaux qu’elles avaient permis d’installer. Certaines opérations ont été néanmoins sorties du programme comme les opérations S2 et E1, mais leurs objets restaient liés au programme (c’est le cas de la minéralisation du compost), ou étaient maintenus de façon « contournante » (c’est le cas de la sociologie). De plus certaines activités comme la pédologie-biologie des sols et la modélisation de la circulation de l’eau ont commencé dans AGREV1 sans correspondre à un affichage contractuel mais l’ont été ensuite dans AGREV2.

Malgré ces quelques discontinuité, nous établissons une correspondance entre les « opérations de recherche » d’AGREV1 et les « volets » d’AGREV2 (Tableau 8-1), et nous avons opté pour une caractérisation à partir des volets. Ce tableau va nous être utile pour établir un plan de charge continu des ressources humaines du programme.

Tableau 8-1: Tableau des correspondances de l’étiquetage du programme entre AGREV1 et AGREV2 AGREV1 - Opérations de recherche AGREV2 - Volets de recherche

III° PARTIE - CHAPITRE 8

281

P1 Rendement et pollution de différents systèmes de culture V1 Modélisation de la circulation de l’eau de surface en vue de la

détermination des flux d’azote

E1 Recherche sur la gestion des déjections de gros bovins V2 La maîtrise des nouveaux systèmes de culture

E2 Dynamique des systèmes de culture et évolution de la pollution par les nitrates V3 La maîtrise de systèmes d’élevage

E3 Analyse du fonctionnement des exploitations agricoles V4 Gestion financière et économique: propositions pour accompagner le

V4a Gestion et économie de l’exploitation

S1 Environnement économique et institutionnel changement au niveau des exploitations et de l’activité agricole locale

V4b Socioéconomie du changement

S2 Etude des systèmes de pensée et de leur dynamique et procédure de coopération entre groupes d’agriculteurs et équipes de recherche

V5

organisation de l’utilisation du territoire et localisation des production

Opérations AGREV1 Volets AGREV2 P1 V1 E1 E2 V2 E3 V3 V4a S2 (S1) V4b V5

On trouvera les plans de charge détaillés par volet dans les Tableaux 1-A8 de l’annexe A8, et une vue synthétique dans l’Encadré 8-1, qui tient compte de cette transformation des thématiques entre AGREV1 et AGREV2 pour affecter les chercheurs au différents volets. On fait apparaître que tous les volets ne fonctionnent pas au même rythme, les volets 3, 5 et 4b ayant leur pleine activité plutôt dans la deuxième phase du programme, les volets 1 et 2 plutôt dans la première phase, ainsi que les volets 4a et 5 ayant une activité continue du fait qu’on leur rattache respectivement, par le tableau des correspondances, les activités de modélisation technico-économique de l’exploitation et de typologie de la première phase (opération E3), et les études de géographie et de modélisation du territoire.

Encadré 8-1: plan de charge du programme selon la participation des chercheurs au différents volets

88 89 90 91 92 93 94 95 96

Volet 1

Volet 2

Volet 3

Volet 4b

Volet 4a

Volet 5

5

5

5

5

5

On peut donc décrire ce programme comme plutôt investi par les sciences de la nature et de

l’ingénieur (agronomie, pédologie biologie des sols, hydrologie des sols) au départ puis petit à petit de plus en plus investi par les sciences humaines (économie, sociologie et gestion).

III° PARTIE - CHAPITRE 8

282

2.1.3. Variation dans le « leadership» du programme

Cette représentation en terme d’inventaire doit être précisée par des changements qui sont intervenus dans le «leadership» du programme pour sa deuxième phase. En effet le programme de recherche est marqué par un changement important dans la responsabilité du projet, puisque celle-ci devient bicéphale, un économiste rejoignant l’équipe fin 1992 après une année sabbatique aux USA. Néanmoins l’avenant ne modifie pas légalement la responsabilité de l’exécution du contrat de recherche entre NAIADE et l’INRA, par contre c’est le cas pour celui passé avec l’Agence de l’Eau. Son retour dans le programme de recherche passe alors par l’agenda politique de l’institut au plus haut niveau de la direction de l’INRA qui voit cette recherche comme une recherche « dans une situation un peu exceptionnelle, à reproduction limitée » mais qui rend délicates les relations que l’INRA se doit d’avoir avec la Profession Agricole. Le «leadership» est partagé entre le responsable scientifique plutôt chargé de la cohésion scientifique de l’équipe, et le co-responsable prenant en charge l’animation interne de l’équipe, la gestion financière et les relations politiques avec les commanditaires. La collégialité d’AGREV1 s’en trouve changée, avec une ambiguïté qui se surajoute puisque les deux responsables exercent également un rôle de responsable de volet (le volet 4 est alors scindé en deux sous-volets).

Ces positions établissent des ambiguïtés en superposant le registre de la collégialité du groupe des responsables de volets et le registre de la responsabilité et de la gestion du programme (Encadré 8-2). Cette ambiguïté est alors active aussi bien au sein du collectif des chercheurs que vis à vis des commanditaires, elle a un intérêt certain pour rapprocher la direction du programme des activités en cours et de lier des décisions beaucoup plus à la collégialité qu’à l’exercice d’une responsabilité centrale, mais elle présente également le défaut de ne plus rendre visible le «leadership» du fait de sa division entre une responsabilité scientifique « historique » et une responsabilité managériale comprenant l’animation du programme, sa gestion financière et les relations aux commanditaires. Cette modification du «leadership» semble accompagner la prédominance que prennent les sciences humaines dans le programme.

Encadré 8-2: Evolution du leadership du programme (les trait pleins indiquent les responsabilités de volet et de programme, et les traits pointillés des proximités des volets du point de vue des collaborations préférentielles

E2E3

E1P1

S1

S2

Resp1Resp2

V5

V1V3

V4

V2

Resp1

V5

V3

V1

V4 a

V2

Resp1

V4 b

Resp2

AGREV1 AGREV2 en 1993 AGREV2 en 1994

Par ailleurs cette division des registres introduit un trouble pour les chercheurs avec une dissociation qui pose les registres « du politique » et « du scientifique » comme indépendants, là où justement il s’agit de traiter du mélange des deux. Cette dissociation pose la question de son efficacité notamment pour la fin du programme marquée par des négociations avec NAIADE sur les modalités de la conduite des activités de recherche dans l’évaluation du changement. Cette modification se traduit également par un changement dans la configuration du programme portée en annexe au contrat, puisque, entre la phase de négociation de l’avenant et sa signature en 1993 puis dans son implémentation, l’organisation et le nombre de volets changent comme le Tableau 8-2 le fait ressortir (on consultera également l’Encadré 1-A8 de l’annexe A8).

III° PARTIE - CHAPITRE 8

283

Tableau 8-2: L’Etiquetage des différentes versions du Programme AGREV2 Date avril 1992

version v.01 septembre 92 version v.02

octobre 92 avenant NAIADE

fevrier 94 avenant Agence de l’’eau

sept 96 rapport final

Responsable de l’exécution du contrat

X

X Y

X Y

Responsable scientifique du prog.

X X X Y XY XY

Animation Scientifique X, X2, X4 X, X2, X4, Y X Y X Y Nombre de volets 6 5 5 5 6 Responsables de volets [X1], [X2], [X3],

[X4], [X4], [Z] [X1], [X2], [X3], [X4], [X]

[X1], [X2], [X3], [X4], [X]

[X1], [X2], [X3], [X4], [X] [X1], [X2], [X3], [Y], [X4 et X5], [X]

NB: Les lettres indiquent les chercheurs mentionnés dans les imprimés comme exerçant des responsabilité dans la gestion d’un volet.

Ainsi non seulement la dynamique du programme est marquée dans sa deuxième phase par une réaffectation des ressources aux sciences humaines, puis par une érosion lente des ressources humaines, mais les conditions mêmes du passage d’AGREV1 à AGREV2 (contenant notamment la négociation des termes de l’avenant) présentent une restructuration du «leadership» du programme qui distingue un traitement managérial et un traitement scientifique de sa gestion, qui n’était pas présent dans la façon dont le «leadership» était rendu présent dans la première phase du programme, beaucoup plus conduit semble-t-il par la collégialité et des arbitrages chemin-faisant.

2.1.4. Représentation du fonctionnement par la ventilation des crédits de contrat

Une autre façon d’aborder l’organisation de ce programme est de considérer la répartition des ressources financières, la représentation financière devient alors pour nous un indicateur de la façon dont les chercheurs ont négocié entre eux la répartition des ressources322 et, à travers elle, la constitution des volets. Les informations budgétaires dont nous disposons sont le résultat d’un travail d’exploration des données comptables et budgétaires du programme mis à notre disposition par le gestionnaire du programme avec qui nous avons également pu échanger et discuter de la gestion financière du programme et de son évolution.

Le contrôle de gestion du programme a été rendu difficile par le fait que les ventilations de crédits transitaient obligatoirement par les unités comptables que sont les Unités de Recherche avant d’arriver au niveau des opérations qui font les dépenses, le gestionnaire du programme n’étant en fait responsable que des dépenses d’une unité comptable des transferts de crédits. Soulignons par ailleurs que les associations avec le CNRS et le Cemagref donnaient lieu également à des transferts conformément à des conventions passées avec ces instituts, de plus du côté de la ressource, deux bailleurs de fonds NAIADE et l’agence de l’eau opéraient des versements de façon indépendantes323. On peut résumer cette situation en avançant que la gestion financière du programme n’était pas complètement centralisée faute de procédure de contrôle de gestion ad-hoc pour ce genre de programme, les responsables ont du trouver des procédures qui soient conformes avec les règles de gestion comptable de l’Institut et permettent de

322 La répartition des crédits de contrats d’AGREV1 n’a pas conduit à discussion puisque celle-ci avait eu lieu en amont dans l’établissement d’un plan prévisionnel de financement propre à NAIADE. Pour AGREV2 soulignons que les bailleurs de fonds ont soumis le forfait à des restrictions, celui-ci contenant un paiement conditionnel pour la réalisation de formations pour les agriculteurs et le contrat prévoyant le financement forfaitaire de nouveaux sites à bougies-poreuses. 323 Le coût des salaires n’a pas été budgété dans le coût du programme, ce qui permet aux instituts de garder la maîtrise du temps de travail et de pouvoir revendiquer une co-participation financière au programme et ainsi affirmer qu’il ne s’agissait pas d’une simple prestation de service. Salaire inclus on obtient une répartition financière de 27% pour NAIADE, 13% pour l’Agence de l’Eau et 61% pour l’INRA pour un montant total de 9,4 MF (soit un programme de 3,7 MF pour les bailleurs de fonds si on ne considère pas le prix de cession interne du salaire des chercheurs qu’ils auraient touché de toute façon).

III° PARTIE - CHAPITRE 8

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financer les activités opérationnelles de la Recherche. Sur ce point le programme a été une source d’apprentissage importante qui n’a cependant pas été affichée au niveau du collectif, l’apprentissage se déroulant au sein de groupes de travail de l’Institut au sein de la technostructure pour aller vers l’établissement d’un contrôle analytique des engagements et des dépenses qui puisse croiser une approche en termes de gestion de projet et une approche en termes d’unité administrative de gestion des ressources324.

Ce cadrage permet de situer les mécanismes de la gestion financière du programme. Bien que la charge des ressources humaines engagées dans le programme ne soit pas corrélée avec le coût des salaires (le financement du programme est un forfait, seuls les investissements dans les dispositifs expérimentaux et la formation sont budgétisés dans les contrats), on peut trouver dans le suivi des budgets prévisionnels et engagements de crédits de contrats disponibles une confirmation de cette dynamique qui sépare assez nettement les deux phases. En considérant l’évolution de la ventilation annuelle des crédits de contrat (c’est à dire la répartition des crédits sur les différentes opérations de recherche puis volets325), on obtient alors une représentation financière de la répartition des moyens pour que les opérations de recherche puissent fonctionner (Graphique 8-3).

Graphique 8-3: Ventilation des crédits de contrat d’AGREV1 (NAIADE et Agence de l’Eau) hors frais de gestion et financement d’une thèse (montant en FF)

50 000

100 000

150 000

200 000

250 000

1989 1990 1991 1992

E1E2E3S1S2P1COORDINATIONRESERVE

S1

E3

E1

E2

S2

P1

RESERVE

COORD

Dans le financement d’AGREV1, des fonds importants ont été tout de suite mis à disposition des activités empiriques et expérimentales avec une dépense importante pour l’installation des bougies poreuses, des mesures agroclimatiques et de l’étude de la minéralisation de l’azote dans le sol (opération P1, E2 et E3). Le gestionnaire a alors rapidement alerté le responsable du programme pour signaler l’absence de fonds de réserve en cas de nécessité de financer une activité de recherche nouvelle jugée nécessaire. La répartition a alors très fortement augmenté le fonds de réserve ce qui a permis notamment de financer les activités des chercheurs arrivant en 1990 et 1991 pour traiter la question de la circulation de l’eau dans les sols et surtout de financer les travaux de pédologie qui n’étaient pas budgétés dans le contrat. La création du fonds de réserve a impliqué une réduction des parts de chacune des opérations

324 Les chercheurs n’ont donc pour ainsi dire rien appris de ce que « l’intendance » avait appris. 325 Seul le contrat AGREV1 fait état d’un plan prévisionnel de dépenses affectées aux opérations, le contrat AGREV2 qui n’est qu’un avenant, rappelons-le, précise simplement l’échéance des paiements et un paiement conditionnel sur prestation de la formation.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

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qui s’est faite de façon proportionnelle après négociation des responsables des opérations de recherche. Cet ajustement fait ainsi état de la réactivité du groupe des responsables en prise directe sur l’évolution de la structure du programme telle que nous l’avons présentée dans la 1°section.

Pour la deuxième phase du programme (Graphique 8-4) il en a été tout autrement, du fait que contribution de l’INRA consistait « essentiellement en temps de participation de chercheurs et pour une part beaucoup plus faible en frais de fonctionnement » et que le changement des pratiques agricoles était censé découler de l’existence de la norme sociotechnique et des actions de NARCISSE. De plus l’avenant au contrat pour AGREV2 ne mentionnait pas de plan prévisionnel, mais simplement un échéancier régulier des paiements, qui résultait néanmoins d’une négociation qui a duré de novembre 1991 à avril 92. Celle-ci a d’abord eu lieu au sein de l’équipe selon les mêmes modalités que pour AGREV1 d’établissement des besoins pour conduire à une enveloppe budgétaire globale, puis elle s’est tenue avec NAIADE qui émettait des réserves sur la présence de recherches sur la circulation de l’eau vers le sous-sol, sur l’étude de la lixiviation des pesticides et sur la présence de la sociologie, ainsi bien entendu que sur le montant de cette enveloppe « demandée » par la Recherche (voir l’Encadré 2-A8 de l’annexe A8 qui retrace les résultats intermédiaires de cette négociation).

Graphique 8-4: Ventilation des crédits de contrat d’AGREV2 (NAIADE et Agence) hors frais de gestion (en FF)

50 000

100 000

150 000

200 000

250 000

300 000

1993 1994 1995

V1

V2

V3

V4

V5

COORDINATION

V2

V1

V3

V4

COORDINATION

V5

NB : Le « pic » de l’année 1994 est du au faut que le financement de la deuxième phase du programme a été retardé d’un an pour ce qui concerne celui de l’agence de l’eau

Les négociations conduites par le responsable du programme et un chercheur ont été jugées difficiles, notamment pour échapper à une logique de « service aprés-vente » du cahier des charges et pour poursuivre l’affichage d’un programme de recherche décidant de ces objets de recherche. Il semble qu’en cette période de 1992 où le cadrage de la situation de gestion s’opère, les chercheurs aient envisagé la deuxième phase à l’aune d’une transformation suffisamment conséquente de l’agriculture du site pour établir un suivi des pratiques du changement et tendre vers une théorie de la transformation du système agraire. La régularité de l’échancier des paiements découle de cette anticipation.

Cette comparaison des régimes de ventilation de crédits de contrat apparaît suffisamment parlante pour établir que l’appel de moyens financiers pour la conduite des opérations de recherche (qui est prévu dans les échéances de paiement du forfait en liaison avec un prévisionnel d’engagement) marque une différence entre les deux phases du programme326. L’investissement dans la mise en place des

326 Comme l’étude du processus l’a montré, le changement des pratiques n’est significatif du point de vue du nombre des signataires et des effets supposés sur la qualité de l’eau qu’à partir de 1995. Le programme

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activités expérimentales peut expliquer le profil de ventilation dans AGREV1, tandis que le type d’activités de recherche principalement orientées vers le suivi du changement dans AGREV2 et peu dans de nouveaux investissements opérationnels327 peut expliquer celle d’AGREV2. Dans cette deuxième phase il faut noter la part importante des crédits que se voit affecter le volet 4, par rapport à la première phase, et il faut noter l’existence d’une ligne de crédit pour la coordination des activités (principalement financement des déplacements pour les réunions du groupe de recherche renvoyant au « nomadisme » du labo-HLM). Enfin soulignons que les négociations qui se sont tenues au sein de la Recherche ont été le fait des responsables de volets et de l’arbitrage des responsables du programme devant tenir compte de la négociation financière et politique du contenu du programme avec NAIADE.

De cette étude de l’image financière du programme on peut retenir que la réactivité du groupe des responsables a été à la hauteur des enjeux de la transformation que la contextualisation du programme dans le processus faisait subir à la planification initiale de la répartition des ressources. Par contre dans la deuxième phase il semble que la question de la répartition n’a pas fait l’objet d’un investissement aussi net pour décider, collectivement ou pas, de la façon dont les ressources financières pouvaient être mobilisées pour le travail d’évaluation du changement et pour envisager le coût d’une valorisation du programme. L’image que l’on obtient est plutôt celle d’une répartition financière entre les volets, peu relier à une instance de coordination et de régulation des engagements financiers au cours de la deuxième phase du programme (paiement forfaitaire réparti sur trois ans entre les 5 volets). Cela accentue l’idée d’une certaine autonomisation du fonctionnement des volets, et donc corrélativement un affaiblissement de la cohésion du groupe de recherche par une absence de discussion de la mobilisation des ressources financières au regard des choix stratégiques correspondant à l’orientation scientifique de la deuxième phase328.

2.1.5. L’organisation du collectif des chercheurs vue à travers son réseau des collaborations de travail

Pour compléter cette caractérisation formelle, nous pouvons tenter d’exploiter les informations que contient le tableau d’inventaire des ressources humaines, puisqu’il propose également pour chaque chercheur les relations de collaboration de travail qu’il a avec d’autres. Ces données nous ont permis de construire une matrice symétrique des relations de collaboration entre les chercheurs (prise comme la déclaration de « i a collaboré avec j »). A partir de cette matrice nous avons pu conduire quelques traitements avec le logiciel d’analyse de réseaux UCINET v.5, et nous avons retenu la clusterisation de la matrice d’équivalence structurelle de ce réseau de collaboration proposée par ce logiciel (voir le traitement et le résultat de cette analyse dans l’Encadré 3-A8 de l’annexe A8).

La clusterisation hiérarchique de la matrice d’équivalence nous permet de mettre en évidence des classes de chercheurs329 définies par le regroupement de chercheurs ayant des positions équivallentes ou très proches dans le réseau des collaborations. Cela peut s’interpréter comme une proximité des

AGREV2 se trouve ainsi en décalage avec le flux d’action dont il est censé rendre compte. On peut, ex-post, considérer qu’il fut précoce, ce point sera abordé plus loin. 327 L’installation de bougies poreuses au cours d’AGREV2 et le dispositif d’observation à la placette agronomique de la circulation de l’eau sont les deux gros postes de dépenses d’investissement. 328 On peut noter ici l’intérêt de prolonger une lecture des modalités du financement de la recherche agronomique (Weisenberg et Mangematin, 1995) par une étude des procédures internes du financement des activités de recherche prenant en compte leur organisation adhocratique quand elles sont liées à un projet. 329 Ces classes sont le résultat de l’analyse et pas des groupes de travail reconnus comme tels par les chercheurs.

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positions dans les collaborations de travail. En considérant alors la composition de chaque classe on peut rapprocher cette classification du type d’activités auxquelles elles correspondent selon les activités, les thématiques ou les objets que les chercheurs qui les composent ont en commun.

• Classe A: elle correspond aux responsables de volets330 et signifie l’importance des collaborations entre eux, • Classe B: elle correspond à deux élèves ingénieurs et à un chercheur ayant eu des interventions ponctuelles sur un domaine précis pour constituer un traitement particulier (cahier des charges système d’élevage, enquête filière et sociologie rurale d’une commune), • Classe C: elle correspond aux chercheurs et thésards des sciences humaines (économie, sociologie, gestion), • Classe D: elle correspond aux chercheurs, ingénieurs et techniciens ayant travaillé à une modélisation (modélisation intégrant différentes mesures de la lixiviation, Programmations linéaires, et base de données), • Classe E: elle correspond aux chercheurs et ingénieurs ayant travaillé sur les systèmes d’élevage et le pâturage, • Classe F: elle correspond aux chercheurs et techniciens ayant conçu le système des bougies poreuses et fait les traitements de données, • Classe G: elle correspond aux chercheurs ayant travaillé sur les fumiers et sur la minéralisation de l’azote en station ou en laboratoire, • Classe H: elle correspond aux chercheurs ayant travaillé sur la géographie du site et la structure géomorphologique de la région, • Classe I : elle correspond aux chercheurs mobilisés au début du programme du point de vue institutionnel et pour conseiller une approche du problème de la lixiviation.331, • Classe J: elle correspond aux chercheurs ayant travaillé sur la modélisation de la circulation de l’eau dans le sol.

L’intérêt de cette classification est de pouvoir établir la forme matricielle de ce collectif de travail. En effet si on croise les classes de collaboration construites dans l’analyse par clusterisation, avec la position des chercheurs au sein de l’organisation par volet, on obtient cette matrice de l’adhocratie présente dans la conception du travail interdisciplinaire que revendiquent les chercheurs et que suppose la structuration cognitive du programme (Tableau 8-3). On peut ainsi repérer où se joue effectivement l’interdisciplinarité dans ce programme en ayant une lecture tout d’abord verticale de la matrice qui part des classes de collaborations pour considérer la façon dont elles « explorent » les volets. Elle se joue dans les liens au sein de la classe A (c’est à dire dans le groupe collégial des responsables de volet) et beaucoup plus modérément dans le groupe C (sciences humaines), dans le groupe D (Modélisation) et dans le Groupe G (Traitement des fumiers et minéralisation de l’azote). Avec une lecture horizontale, on peut considérer alors la façon dont les volets sont « traversés » par les classes de collaboration et donc indique leur degré d’interdisiplinarité. Les chercheurs du volet 2 sont les plus éclatés dans différentes classes de collaboration, ce qui n’est pas surprenant puisque le programme est fondé sur une question posé par NAIADE sous l’angle des systèmes de production agricole. Cette caractéristique est appuyée par le fait que le responsable de ce volet est le chercheur le plus central332. Les autres volets sont, quant à eux, beaucoup plus modestes du point de vue de leur degré d’interdisciplinarité.

330 Si on étudie le degré de cliquage ou le degré de pouvoir mesuré par l’indice de Bonacich, toujours à partir de la matrice des relations de travail, on retrouve la prédominance relationnelle des responsables de volets (classe A), avec une centralité toujours forte pour le responsable scientifique du programme et le responsable de la station de Mi. 331 Les groupes H et I sont très reliés au responsable scientifique du programme. 332 Mesure par la centralité de Freeman avec le logiciel UCINET V.

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Tableau 8-3: La matrice de l’adhocratie333 A B C D E F G H I J

V1 20 1 3 36 2 38 39 41 3

V2 7 31 4 6 19 28 23 37 35 40 6

V3 34 22 10 16 26 30 29 3

V4a 9 21 17 15 3

V4b 11 27 5 12 24 32 3

V5 13 8 18 33 14 25 3

6 3 3 2 1 1 2 1 1 1

NB : la dernière colonne indique le nombre de classes concernées par chaque volet, et la dernière ligne le nombre de volets « explorés » par chaque classe. Les nombres en gras codent chaque chercheur.

On met également en évidence avec cette caractérisation, la superposition entre le lieu de la coordination des activités que révèle la classe A et la hiérarchie fonctionnelle du programme liée aux obligations du contrat que décrit l’architecture en volets dotés de leur responsable. Cette composition du collectif en noyaux de collaborations transversales à l’organisation en volets, et le repli de l’interdisciplinarité dans le groupe des responsables peut s’interpréter comme le non recouvrement de la composition organique des collaborations de travail et de celle de l’organisation formelle du programme en volets. Il semble donc que l’adhocratie opérationnelle soit en quelque sorte « coiffée » par une structure formelle qui renvoie très directement à l’affichage du programme vis à vis des obligations contractuelles mais aussi à sa structuration cognitive initiale. Cela met en évidence le lieu possible d’une gestion des activités de recherche du point de vue du déploiement de l’activité scientifique selon les exigences de l’activité expérimentale (et de son évolution) et du point de vue des obligations programmatiques qui pèsent sur une finalisation de ces activités.

2.1.6. Le nomadisme des chercheurs

Pour finir de caractériser l’organisation et la gestion du programme, il est important de souligner une contrainte forte qui est celle de l’éloignement des chercheurs et des différents centres. La chaîne de production des énoncés fondamentalement courte du point de vue de la distance dans le laboratoire « ordinaire » est ici non seulement plus une simple chaîne de production, mais un maillage de chaînes différemment constituées qui relient un dispositif expérimental « sur le terrain » à un centre (un des trois laboratoires), puis ces chaînes entre elles au moment où se tient une réunion de chercheurs pour élaborer collectivement un savoir afin de négocier une réponse à l’objectif dual de protection de la nappe de NAÏADE et de transformation durable des pratiques agricoles que leur assigne le programme. Toutes ces chaînes ne sont donc pas convergentes en un seul centre, ni d'ailleurs tout ces centres convergents vers une seule « tour de contrôle ». En effet la circulation des énoncés entre les chercheurs de disciplines différentes, mais surtout le travail collectif de conceptualisation et de discussions de ce qui se joue dans et autour de ce programme, impliquent là aussi des rencontres fréquentes en plus des envois de documents334 et coups de téléphones. Nous rentrons alors dans un nomadisme d'une autre teneur. La rencontre des chercheurs, outre les contacts téléphoniques le plus souvent utilisés pour l'intendance et la logistique, implique des déplacements différents de ceux qui sont opérés pour « aller sur le terrain » (Encadré 8-3).

333 Par souci de confidentialité les indexations des chercheurs dans les groupes et dans les volets n’est pas identique. 334 Le programme de recherche aura vécu à son niveau deux mini-révolutions technologiques qui ont joué un rôle majeur dans les pratiques quotidiennes vis à vis de ce nomadisme: la télécopie et la messagerie électronique.

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Encadré 8-3: La configuration spatiale du Labo HLM

VERSAILLES

DIJON

MIRECOURT

CHALON S/ MARNE

NAIADE-LAND

NANCY

ANTONY

Lieu X de réunion

Si nous soulignons ces déplacements comme faisant fondamentalement partie du labo HLM, c'est parce que ces « voyages » sont l'occasion de discussions tout a fait importantes du point de vue de la formation d’un sens commun de ce collectif. C'est au cours de ces « voyages » que, seul ou a plusieurs, s'élabore le rapport au terrain ou au collectif de recherche, mais également le rapport entre cet ensemble d’activités expérimentales dont il faut assumer l’hétérogénéité, et le monde extérieur. Ces voyages sont ainsi l'occasion de discussions qui parlent de science, qui portent sur les positions des uns et des autres vis à vis de la stratégie de la Recherche, tout comme sur les dernières « nouvelle du front » des nitrates ou des signature à NAÏADE-LAND. C'est là aussi que peuvent se tisser des projets de publication ou des controverses, c’est là enfin que les chercheurs opèrent de subtiles alchimies politiques pour accorder le collectif.

Mais, non content de nomadiser par nécessité, les chercheurs nomadisent également par besoin de signifier la vie du collectif étendu des chercheurs. C’est le sens qui est donné aux réunions bisannuelles, dites réunions du groupe AGREV, qui sont régulièrement dé-localisées dans des lieux isolés, hors des lieux habituels de travail, sorte de recueillement rituel de 2 jours, d'autant plus marqué pour les chercheurs que l'abbaye de La-Bussière a accueilli nombre de ces réunions335. Celles-ci font ainsi partie d'un temps de la vie du groupe où la pluridisciplinarité atteint son extension maximum, puisque elles visent à rassembler l’ensemble des chercheurs de l’équipe, thésards compris, pour faire le point sur l’état d’avancement de la production de l’activité expérimentale.

Sans prétendre que tout se fait dans les alcôves, cette importance de la communication informelle dans la coordination des activités de recherche est en fait plus la règle que l'exception (Latour et Woolgar, 1979, p.251-252), et le nomadisme a ici la caractéristique d'être très directement lié à la topologie du laboratoire HLM. Cette activité cognitive de chercheurs-déplacés est une caractéristique forte de ce programme de recherche, bien que difficilement observable et encore moins évaluable du point de vue de son importance dans les activités. Une fois encore c'est bien de prendre part aux pratiques qui permet tout au moins d'en révéler l'existence.

2.2. Le problème posé par une caractérisation d’ensemble de l’organisation

2.2.1. La possibilité d’une caractérisation dualiste

L’étude de l’organisation du programme à partir d’un inventaire des ressources humaines, des variations de la composition du programme et de son «leadership», du réseau des relations de travail et 335 Ainsi les moments de la vie pluridisciplinaire officielle du programme de recherche sont assez rares dans leur élargissement maximum.

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enfin de la dynamique de ses ressources financières nous permet d’en donner une première caractérisation formelle d’ensemble.

Dans une première approche, on pourrait décrire ce collectif de chercheurs comme une organisation qui superposerait deux systèmes de management pour lesquels la distinction de Burns et Stalker (1961, ch.6, p.119-122) entre système mécaniste et système organique de management « fonctionnerait » assez bien336. On aurait alors la vision dualiste suivante. D’un côté il s’agirait de concevoir ce collectif sous l’angle d’un modèle mécaniste, révélant une organisation stabilisée par un contrat et une programmation des activités qui répartit à la fois les tâches et les ressources, renvoyant les chercheurs à l’exercice rationnel de leur métier au sein de leur discipline respective, et qui établit une hiérarchie de responsabilités et de décisions à travers une centralisation de la vision globale du programme au niveau de ses responsables qui en assurent alors sa régulation. De l’autre côté il s’agirait de concevoir ce collectif sous l’angle d’un modèle organique, révélant une organisation toujours agitée par des heuristiques locales contribuant à un projet d’ensemble, incertain dans son détail et fragilisé par des négociations et des ajustements permanents révisant les règles du jugement et de l’action, heuristiques locales et ajustements qui font de la responsabilité du programme un événement localisé au fil du temps au niveau de pôles d’expertise fluctuants et contingents, sachant que la circulation de l’information tiendrait alors lieu de régulation.

Un tel raisonnement consisterait à concevoir ainsi la Recherche en tant que phénomène sociologique assimilable à la combinaison de ce que l’on peut appeler une adhocratie faite de noeuds de relations de travail formant des intensifications d’activités tournées vers le traitement des exigences de conduite des activités expérimentales, et d’une structure mécaniste à trois niveaux hiérarchiques (niveaux du/des responsables du programme, niveaux des responsables de volets et niveaux des chercheurs, ingénieurs et techniciens de base) tournée vers les obligations de la contractualisation de ce programme impliquant une planification des activités de recherche. En poursuivant cette vision dualiste on pourrait établir que l’un et l’autre de ces modes d’organisation sont en permanence à l’oeuvre voire même en opposition, et que l’intensification de l’un ou l’autre de ces modes d’organisation serait contingentée par la conscience que le collectif peut avoir de lui même au moment de la justification de ses activités ou de controverses sur son existence même337. Dans la durée on pourrait alors établir que cette organisation a été d’abord foncièrement organique puis a basculé dans une organisation mécaniste au fil de la concrétisation de l’innovation faisant jouer dès lors à la Recherche un rôle de pure expertise et d’évaluation du changement.

Mais nous voudrions tenter de proposer une autre façon de considérer l’organisation comme problème, cette vision dualiste apparaissant beaucoup trop générale au regard de ce qui se passe dans les pratiques, même si elle permet une certaine interprétation de notre empirie. Nous abordons là un point de méthodologie pour l’étude de l’organisation de ce collectif. Fort de cette approche inductive des pratiques de recherche qui est la notre, il s’agit cependant de ne pas tomber sous le reproche 336 Les auteurs soulignent qu’on retrouve une telle distinction chez March et Simon (1958) sous les notions de prise de décision programmée et routinisée et prise de décision non programmée où les attentes sont comblée par des procréations. De la même façon chez Crozier et Friedberg (1977, ch.7) cette distinction se poursuit à des fins méthodologiques avec la mobilisation de deux modes de raisonnement dit complémentaires: le raisonnement stratégique de l’utilisation politique des règles qui permet de dévoiler le système, et le raisonnement systémique de la contingence arbitraire et non naturel de son ordre qui permet de retrouver l’acteur. Plus récemment et dans une perspective de sociologie du travail et des techniques Dodie(1995) mobilise également les idéaux-types d’organisation planifiée et d’organisation distribuée. 337 La conscience de l’organisation permettant d’en rationaliser le fonctionnement et de cristalliser des règles, des procédures ou des positions hiérarchiques.

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qu’adressaient Crozier et Friedberg (1997) à l’interactionisme de Goffman (« qui aurait succombé au risque qu’entraîne l’utilisation du raisonnement stratégique, conduisant à extrapoler trop rapidement à partir du vécu des acteurs » op. cit. p.199), et donc à une lecture purement phénoménologique du problème de l’intégration sociale. Pour cela nous devons tenter de sortir du dualisme méthodologique338 qui anime l’opposition entre une théorie générale de l’organisation comme système d’action et un modèle politique du comportement de l’acteur dans une organisation formelle.

2.2.2. Une caractérisation à partir des pratiques

Sans faire jouer ici des catégories comme celles du formel et de l’informel établissant une orthodoxie de la règle et une clandestinité des pratiques bien vite établie au registre de la « politique des petits pas », il s’agit de faire état du fait que les pratiques de gestion des chercheurs de ce programme visent d’abord à faire tenir le programme selon des exigences renvoyant à l’exercice du métier de chercheur et à des obligations renvoyant au mode d’existence de ce labo HLM vis à vis des autres acteurs du processus et de leur propre institution. Du fait même qu’il est appelé à une mort lente (ce qui est le cas de nombreuses adhocratie de projet), il nous semble que l’occasion est donnée de considérer que les chercheurs traitent en pratiques ce que ce le dualisme de « l’organique » et du « mécanique » inscrit en théorie. L’invention de règles locales propres à l’équipe des chercheurs, de systèmes d’action éphémères pour traiter certains problèmes, l’émergence de stratégies personnelles renvoyant à la construction d’une biographie du chercheur, sont autant de pratiques où l’acteur et le système sont des productions qui traitent le problème de l’intégration sociale et de l’identité du groupe social des chercheurs, exposés à devoir rendre compte fréquemment de ce dont le collectif est porteur.

Car d’une certaine manière, plus on s’approche des pratiques quotidiennes moins le problème de la différence entre le recours à un ajustement organique ou à des mécanismes institués n’est alors un problème qui se pose en pratique. C’est plus pour ainsi dire une solution qui rend vivable un collectif où des personnes se créent des exigences et des obligations avec lesquelles elles doivent composer. En positivant cette idée, les pratiques de gestion de la recherche apparaissent alors comme des moments particuliers où les chercheurs créent et s’assurent, dans le cadre de leurs activités, de l’existence du collectif de recherche et du programme. Dit de façon un peu triviale, tant qu’il y a quelque chose à gérer alors le programme existe encore comme enveloppe et finalisation d’activités de recherche fondamentalement éclatées dans leurs conduites. Pour cela, les chercheurs acceptent les obligations de la contractualisation qui permettent d’afficher et de faire jouer les exigences du métier de chercheur par lesquelles le fait se distingue de l’artefact, mais cherchent à faire en sorte que ces exigences permettent de négocier les obligations au nom de cette autonomisation des activités qui garantit une production de la Science au sein du labo HLM. A cette schématisation, il faut rajouter que les chercheurs voient, dans cette exposition à des obligations, la concrétisation de leur ambition à faire de la négociation de celles-ci le site d’une expérience collective du type de recherche appliquée qu’ils désirent mener, et d’où découle corrélativement un type particulier de développement négociée avec les acteurs (c’est en tout cas ce qu’annonce le programme de recherche AGREV2 dans la continuité du projet pionnier, voir l’Encadré 8-4). Cette façon de concevoir les obligations du programme est particulièrement rendue prégnante par l’activité des sciences humaines qui souhaitaient oeuvrer moins comme science du comportement des

338 Ce dualisme présente, d’un côté un raisonnement spéculatif en termes de causalité systémique du jeu dans l’organisation fonctionnant sous l’égide de la rationalisation de relations formelles prédéterminées, et de l’autre un raisonnement inductif portant sur les stratégies que les acteurs déploient pour parvenir à maintenir leur zone pertinente d’action et de pouvoir dans le registre de l’informel ou des zones d’ombre (Crozier et Friedberg, op. cit. p.199-203).

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humains mis en situation de changement, que comme site de rationalisation des pratiques qui visent à accompagner un changement négocié.

Encadré 8-4: les attendus du programme de recherche AGREV2 - annexe à l’avenant du contrat de recherche - Octobre 1992.

L’équipe de recherche dans cette deuxième phase, a un double rôle, celui d’accompagnement, et d’évaluation scientifique des changements et un rôle d’élaboration des connaissances complémentaires nécessaires à un meilleur ajustement et à une plus grande efficacité de ces changements. Ces deux missions sont intimement liées par des relations organiques entre les actions de recherche menées dans les exploitations du périmètre avec les agriculteurs, les expérimentations conduites dans le domaine de Mi et les travaux en laboratoires. L’équipe de recherche s’engage à ce que ces relations soient les plus nombreuses possibles et qu’elles soient finalisées par le problème posé ».

Le lieu où opère cette prise en charge des exigences du métier et des obligations du programme et cette mise à jour des conditions d’exercice des métiers de la recherche, correspond tout particulièrement au traitement du problème de l’interdisciplinarité. Ce problème est programmatique pour les chercheurs mais également pragmatique, car la construction, à partir du réseau des collaborations et du groupe collégial, d’une organisation des activités permet la prise en charge et rend traitable les exigences et les obligations auxquels ils doivent individuellement faire face. C’est donc sous l’angle de ce qu’elle permet, que l’organisation de cette équipe de recherche a du sens pour les chercheurs. L’interdisciplinarité est ainsi beaucoup moins un problème épistémologique d’architecture des intelligences, que précisément le site où est mis en traitement (et peut-être parfois à l’ombre de ce paravent épistémologique) la transformation du problème de l’organisation et de la cohésion des activités des chercheurs de l’équipe en une orientation directrice d’une sous-culture339 de la recherche qui voudrait tendre à exister au travers de la réalisation de son projet.

L’organisation du programme de recherche ne peut alors être considérée en elle-même, comme échappant aux acteurs, et on doit dès lors la considérer comme une forme issue des pratiques de la recherche visant l’ordonnancement des activités bien sûr, mais aussi l’accomplissement de cette sous-culture qui se rend visible à elle même par la sédimentation de ce que ses pratiques ont fait exister et par la projection de ce que d’autres activités vont permettre de faire exister. En passant par cette volonté de maîtriser les activités et de leur trouver une cohérence suffisante pour faire état d’une interdiscipline programmatique, les chercheurs traitent en pratiques ce problème d’avoir à arbitrer entre le maintien d’un fonctionnement éclaté de la découverte qui tend à rejouer en permanence la naissance du projet, et le cadrage frustrant d’un fonctionnement des activités de « prestation de Science » qui tend à cristalliser une production définitive pour les commanditaires.

Notre hypothèse interprétative est alors que « l’organizing » de l’équipe de recherche trace cette volonté de maîtrise paradoxale, puisque ce qui doit finir par échapper aux chercheurs pour que la « Science produise » (c’est à dire que les nitrates soit moins agressifs, que NARCISSE puisse domestiquer des agriculteurs, et que de bons articles racontent cela) est aussi un facteur de dé-constitution d’une organisation vouée à disparaître. Pour établir une analogie avec ce qui se passe quand l’artefact de laboratoire devient fait (en transformant alors les exigences de sa production en conditions de sa propre existence autonome de fait), on peut avancer que l’organisation de ce collectif joue dans la chronique de sa mort annoncée, la transformation des exigences des activités de recherche dans le labo HLM et des obligations contractuelles qui les permettent, en une sous-culture de la Science contenant un mix de prescriptions, d’articles et d’expériences collective de cette transformation, mix qui prétend à se répandre hors du périmètre de la Recherche.

C’est maintenant à travers l’étude des instances où se joue justement la réalisation de l’organisation 339 Le terme n’est absolument pas péjoratif ici.

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du programme que nous allons pouvoir décrire comment cette transformation nous est rendue présente par la dynamique organisationnelle du programme, et surtout par les difficultés que cela pose, tant pour les chercheurs que pour une problématisation d’une gestion des pratiques de recherche.

3. ETUDE DE LA DYNAMIQUE ORGANISATIONNELLE DU PROGRAMME DE RECHERCHE

3.1. Décision, ambiguïté et configuration: quelques éléments de méthodes Avant de passer à l’étude de la dynamique organisationnelle il nous faut poser quelques jalons qui

permettent de situer notre propos, et surtout définir comment nous passons d’une caractérisation des pratiques de gestion à une description de «l’organizing» du projet.

3.1.1. Ambiguïté et décision

On trouve dans la théorie des organisations un attachement particulier à l’étude de la conception et de la circulation de l’information sur l’organisation elle-même ou sur son environnement. Corrélativement, l’étude des activités des personnes qui sont en charge de cette fonction (que l’on retrouve au niveau de ce que Mintzberg (1971) appelle la technostructure et le soutien fonctionnel) devient importante. Localisé d’abord au niveau de la production de l’information comptable puis du contrôle de gestion et du marketing, la question de la production et de l’utilisation de l’information devient un champ à part entière tant la séparation production/utilisation correspond aujourd’hui à des enjeux de pouvoir extrêmement vifs, dont la théorie de l’agence propose un traitement particulier en économie de la firme. Nous souhaitons nous appuyer ici sur les travaux qui caractérisent le champ de l’étude de la prise de décision dans l’organisation, pour établir un passage entre théorie de l’organisation et théorie de la décision, et ainsi jusitifier comment passer d’une description des pratiques à une étude de la dynamique organisationnelle de ce programme.

A partir du constat de l’impossibilité d’appliquer la théorie des choix rationnels à la modélisation réaliste des processus de prise de décision en situation de prise de risque (March et Shapira, 1987), les nombreux travaux s’appuyant sur la notion de rationalité limitée puis procédurale (Simon, 1955, Cohen, March et Olsen, 1972 ; March, 1975) et sur des observations empiriques de la prise de décision (Feldman et March, 1988), ont cherché à réintroduire la notion d’ambiguïté de l’information dans les processus de décision. March et Olsen (1988) ont souligné l’importance qu’on peut lui accorder dans l’organisation340, en la considérant comme propriété de l’apprentissage par expérience et comme point d’appui d’une critique de ceux qui considèrent les processus décisionnels sous l’angle d’une théorie substantive de choix (March et Shapira, 1987). Cette introduction d’une incertitude sur le statut de l’information dans l’organisation tant du point de vue de la pléthore de « l’information sans importance » que de la rareté de la « bonne information », remet alors au centre de la coordination des actions la question du partage et de l’interprétation de ce qui fait sens pour les acteurs, et cela très

340 « Nous partons de l’idée que les organisations adaptent leur comportement en fonction de leur expérience, mais que celle-ci doit être interprétée. Elles font leur apprentissage dans des conditions où les objectifs sont ambigus et inconciliables (d’où une ambiguïté sur les termes « succès » et « échec »), où les événements ne sont pas clairs et leur causalité difficile à déterminer. Les membres de l’entreprise se forgent une opinion sur ce qui s’est passé, sur ses causes et sur la valeur de ces événements, mais selon un processus qui, dans un monde « objectif » problématique, affecte systématiquement ce qui est appris » (March et Olsen, 1998, p.207).

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directement en liaison avec la question de l’efficacité de l’action. Il est alors possible de maintenir l’étude de ce problème de l’interprétation de l’information comme étant un enjeu, et en jeu, dans des interactions toujours situées, ce qui lie les figures de l’interprétation à celles de l’organisation.

Selon Feldman et March (1988) l’ambiguïté se situe autant dans l’interprétation du résultat d’une action que dans le moment de l’interprétation des événements qui suggère que des expériences vécues font sens pour l’action. La construction et l’utilisation de l’information sur l’organisation ou son environnement sont alors tout autant concernées par l’ambiguïté de sa précision, de sa pertinence et de sa fiabilité, que par l’incertitude de son utilisation future (efficace ou symbolique). La formulation la plus forte de la prise de décision dans l’ambiguïté (sur les préférences, sur les procédures et sur le périmètre des participants) revient à Cohen, March et Olsen (1972) et leur célèbre « modèle de la corbeille à papiers » simulant la formation d’une décision dans des organisations qualifiées « d’anarchies organisées ». Ce modèle inspiré du fonctionnement des universités considère l’organisation comme la rencontre aléatoire de choix à la recherche de problèmes, de questions cherchant des occasions de s’exprimer, des solutions en quête de questions, et de décideurs cherchant des objectifs. L’intérêt qu’il représente dans ce cas de figure c’est justement de ne pas faire découler les choix de la résolution de problèmes mais de renvoyer l’obtention d’une décision à un fonctionnement contingent et ambiguë d’un « organizing »341, il lie un type de structure organisationnelle à des modalités de la prise de décision.

Ceci semble être une propriété des activités de recherche où l’invention de solutions et la création d’un problème vont ensemble au sein des processus d’essais-erreur impliquant des participants humains ou non-humains imprévisibles et un engagement variable des personnes. Créer un ordre, une causalité, assister à l’émergence d’un fait, détacher le fait des exigences de sa fabrication, suppose de faire tenir ensemble problèmes, solutions, participants et ingrédients. Modèle de la prise décision en anarchie organisée et fabrication de la science présentent ainsi de grandes similitudes. Cependant comme nous l’avons décrit, toutes les activités de recherche du programme que nous étudions ici ne se replient pas dans l’instance expérimentale et dans l’attente perplexe du moment où tout s’accorde. Car cette métaphore de la corbeille suppose bel et bien une structure organisationnelle d’arrière plan inamovible sur laquelle cette anarchie se développe ou s’enveloppe: avant et après l’obtention d’une décision dans et par cette rencontre des ingrédients de la décision, il y a la poubelle et la possibilité toujours proposée d’y replonger ou pas. Il nous faut alors considérer ce qui peut faire office d’une telle structure organisationnelle d’arrière plan.

Pour ce qui concerne cet éphémère programme de recherche, la finalisation du projet et son caractère exceptionnel (qui le met à part vis à vis des institutions de rattachement des chercheurs), la permanence du problème de NAIADE et le cheminement des activités expérimentales cadrent la trajectoire du programme. Ces trois aspects du programmes sont à la source de bien des difficultés, de moments de joie et de controverses plus ou moins réglées, qui forment au fil du temps le support et l’objet d’une histoire, elle aussi parfois ambiguë. Cette ambiguïté de l’histoire déjà passée n’est pas pour faciliter le rapport aux ambiguïtés présentes qui sont à traiter342. Aussi il est difficile de considérer ce programme comme une telle anarchie organisée, même si localement dans certains réunions le modèle de la corbeille

341 Notons qu’en conclusion les auteurs signalent que les situations où l’on ne peut faire l’économie des préconditions du processus de décision sont celles de la recherche pure et de la famille. 342 L’étude de cas réalisée par McCaskey (1979) dans un laboratoire de R&D souligne comment les situations d’ambiguïté produisent à la construction chemin-faisant de mythes locaux et d’histoires sur les événements passés. Le retrait du GERDAL toujours expliqué de façons variées quant aux causes qui y ont conduit en est un exemple sur notre terrain.

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fournit une métaphore satisfaisante. La notion de système de management organique proposée par Burns et Stalker (1961) ou le terme d’adhocratie opérationnelle de Mintzberg (1979) semblent beaucoup plus adapté pour qualifier le programme dans son déroulement, du fait qu’il respecte le cahier des charges d’une telle forme organisationnelle : environnement dynamique et complexe « réclamant » une innovation idyiosyncrasique, engagements de compétences expertes combinées dans des équipes multidisciplinaires, organisation matricielle des activités sur la base d’équipes de travail, coordination des activités par ajustements mutuels au sein d’instances ad-hoc, et prise de décision décentralisée.

3.1.2. Standardisation des activités de recherche et idiosyncrasie de l’organisation du projet

Si nous avons fait ce détour par la question de l’ambiguïté dans l’information et la décision pour traiter de l’organisation d’un projet de recherche, c’est parce que les chercheurs passent leur temps à produire et à traiter de l’information, que ce soit dans l’activité expérimentale visant l’insertion dans les audiences de la Science ou dans la participation à la formidable technostructure des instituts de recherche. Les activités de ce groupe de recherche, grâce à un programme spécifique, ne présentent aucune forme de standardisation a priori des activités qui soit reliée directement à l’existence de ce projet, avec de plus la contrainte de la multiplication des lieux géographiques où les activités se localisent.

En quelque sorte l’organisation des activités au sein de ce programme est inédite est temporaire, elle est à créer sur un arrière plan de pratiques scientifiques ordinaires. En effet, contrairement à ce qu’il est habituel de rencontrer dans les entreprises, la standardisation des activités reste ici du fait de chaque chercheur concerné individuellement par des formes de standardisation des compétences et des produits de sa recherche dans le cadre de son champ propre. Il y a donc une absence de standardisation en liaison directe avec l’organisation du programme, ce qui conduit à un développement très important de l’activité communicationnelle entre les chercheurs, et qui fait alors de l’ambiguïté une propriété importante de cet « organizing ». En effet les registres où le traitement et la production d’information peuvent trouver du sens pour le chercheur se trouvent éclatés entre différentes instances: les instances de la production au regard de son champ scientifique de rattachement, les instances du groupe thématique du programme auquel il se rattache, les instances de l’organisation du programme, les instances de coordination et de régulation des liens avec les commanditaires, les instances de coordination et de régulation du programme de R&D, plus toutes les autres instances de la vie institutionnelle du programme et bien d’autres encore pour d’autres chantiers de recherche. De façon assez équivalente à ce que Mintzberg a mis en évidence pour les dirigeants (Mintzberg, 1976), les chercheurs ont eux-aussi des activités caractérisées par leur morcellement, leur brièveté et leur discontinuité (à la différence que les chercheurs sont censés adorer la réflexion...).

On aboutit donc à considérer le déroulement d’activités de recherche ordinaires perturbées du point de vue de leur mode d’existence par la particularité de ce labo HLM, et, concomitamment, de prendre en compte l’hyper-développement du traitement d’informations hétérogènes, la non standardisation des activités dans un projet à faire exister, la multiplication des instances où l’activité du chercheur rencontre différentes audiences de son travail, et enfin la fragmentation de l’implication dans ses activités, qu’elles soient propres au programme ou à d’autres projets de recherche. Cela nous conduit à insister sur la place que prend alors l’ambiguïté comme lien entre décision et organisation dans une telle adhocratie opérationnelle.

3.1.3. Les formes et le rôle de l’ambiguïté

Nous avons souligné que l’ambiguïté est à considérer autant dans l’aboutissement que dans le flux

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d’une décision, voire même dans le contenu de l’histoire que les chercheurs construisent chemin-faisant. Si on considère maintenant ces instances de l’organisation du programme où se traite de l’information (soit entre des chercheurs, soit entre des chercheurs et d’autres acteurs), nous avons à faire à des configurations (Elias, 1981)343 où des personnes exercent leurs activités quotidiennes344 dans le cadre des caractéristiques que nous venons de préciser, sachant que ces configurations ne sont pas nécessairement orientées vers la formation d’une décision convoquant systématiquement un résultat, puisque l’appréciation ex-post de la façon dont elles se sont déroulées peut suffire. Les configurations variées qui ponctuent le cheminement organisationnel du programme ne sont donc pas toujours tendues vers la seule formation d’une décision, comme nous le verrons elles recouvrent aussi bien d’autres fonctions. Enfin, il faut souligner l’imbrication, voire la hiérarchie des configurations entre elles, et leur attachement à des registres de pratiques différents. Ce point est intiment lié à la façon dont la structuration du programme de recherche évolue et s’adapte au développement des activités de recherche ou aux transformations qui ont cours dans le processus et notamment dans le programme de R&D (voir la première section).

En ne localisant pas l’ambiguïté uniquement comme propriété de la prise de décision (c’est à dire comme propriété de l’apprentissage par l’interprétation du résultat et comme propriété du processus qui y conduit), nous voulons définir alors ce que nous entendons par ambiguïté de rôle et ambiguïté organisationnelle, cela afin d’étudier ces nombreuses configurations plus ou moins agencées, où s’impliquent les chercheurs de ce programme.

Par ambiguïté de rôle nous entendons la possibilité offerte à l’interprétation ou à la performation d’un rôle dans une configuration (toujours au sens d’Elias) du fait de la superposition de fonctions ou de responsabilités dont une personne peut être dépositaire formellement ou bien avoir établies au cours d’épreuves antérieures par la tenue qu’il a manisfesté. Par exemple la personne peut engager des ressources d’une fonction qui n’est pas convoquée par la configuration en question afin de peser dans dans une décision qui est attendu du fonctionnement de cette configuration. Autant pour se saisir du rôle que pour interpréter la conduite d’une personne qui mobilise les ressources qui sont attachées à ce rôle, l’ambiguïté est l’objet d’une attention pour en contenir les effets sur soi ou sur les autres pour laisser ouverte la possibilité de maintenir une inter-compréhension des personnes.

Par ambiguïté organisationnelle nous entendons la possibilité d’un décalage entre le monde vécu des acteurs réunis par, et dans, une configuration, et ce à quoi cette configuration est censée servir (ce qui est le cas de certaines configurations que nous avons étudiées et qui ont une fonction pour le déroulement des activités). Par exemple des joueurs de carte réunis pour s’adonner à la belote peuvent se mettre tous à tricher outrancièrement pour le plaisir de la transgression, ou à jouer avec un sérieux glacial, établissant ainsi un monde vécu qui dépasse et utilise la partie de belote pour construire autre

343 Nous reprenons ici le terme de configuration chez Elias (1981) où il « sert à créer un outil conceptuel maniable, à l’aide duquel on peut desserrer la contrainte sociale qui nous oblige à penser et à parler comme si « l’individu » et « la société » étaient deux figures différentes et de surcroît antagonistes. ». Donnant l’exemple d’une partie de cartes il précise notamment que « ce qu’il faut entendre par configuration, c’est la figure globale toujours changeante que forment les joueurs; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques. (...) Cette configuration forme un ensemble de tensions. L’interdépendance des joueurs, condition nécessaire à l’existence d’une configuration spécifique, est une interdépendance en tant qu’alliés mais aussi en tant qu’adversaires. » 344 Rappelons qu’ils ne sont pas nécessairement complètement et toujours à ce qu’ils font ou disent...

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chose345. C’est donc l’ensemble des rôles ou figures d’acteurs attendus par la configuration qui sont ainsi déplacés, et qui peuvent, par leur apprentissage, remodeler la configuration ou en créer une nouvelle.

Les configurations sont ainsi des collectif formés par la mise en présence de personnes qui s’identifient entre elles par la légitimité de leurs engagements et de leurs compétences pour traiter un problème dont la qualification est un enjeu de problématisation, puis de cadrage et de résolution. C’est dans la circulation des compétences des acteurs au sein de ces collectifs que se forment des configurations par la délimitation de qui y participe, de ce qui y est traité et de ce qu’on peut attendre qu’il en sorte346. L’étude de l’activité expérimentale puis de l’organisation interne du programme ont permis de mettre en évidence l’existence de plusieurs collectifs impliquant des chercheurs. Nous les mettons en évidence ci-dessous (on pourra les retrouver dans le schéma de l’Encadré 7-16).

• le collectif de chercheurs qui entoure la conception du site expérimental ou de l’empirie et qui collecte, met en forme, traite les données et discutent les résultats;

• le collectif de chercheurs qui discute des résultats produits par rapport à la thématique d'un volet au regard d’une recherche de cohérence qui s’adresse au projet;

• le collectif de chercheurs qui accueille et discute les résultats, qui met permet une circulation orale de l’information et qui traite du rapport des chercheurs ou du programme aux processus en cours;

• le collectif qui présente et discute les résultats avec les commanditaires par rapport à leurs attentes et aux exigences propres que les activités scientifiques réclament par rapport au déroulement du processus;

• le collectif qui met en présence les chercheurs et des acteurs du processus (agriculteurs et agents et responsables des OPA et NAIADE/NARCISSE) dans le cadre de la présentation/discussion des résultats et de la justification des productions de la Recherche pour le programme de R&D.

Du fait d’une grande multiplication de ces configurations pour un nombre limité de personnes, l’ambiguïté de rôle et l’ambiguïté organisationnelle deviennent des forces qui travaillent cette délimitation des configurations, voire même leur existence, sans que cela ait, a priori, un caractère positif ou négatif, l’ambiguïté permettant de relier les configurations entre elles ou créant au contraire un sentiment de « mélange des genres ».

Prise de la sorte, l’organisation des activités de recherche est tracée par la dynamique des moments de mise en gestion des activités (du point de vue de leur rythme, de leur agencement et de leur degré d’implication entre l’activité expérimentale et le processus). Le design des configurations non seulement trace ce qu’est l’organisation en acte du programme mais ce qu’est aussi la façon dont les chercheurs fabriquent une biographie de ce programme, travaillé par des forces contraignantes ou potentialisantes venant du processus. Ainsi la topique classique de l’école de la contingence en terme d’organisation/environnement (Emery et Trist, 1963) est un point que les chercheurs travaillent pour délimiter les frontières du programme, frontières qui font l’objet d’une négociation dans les configurations. Parallèlement à cette poursuite d’une clôture organisationnelle, l’activité de chacun des chercheurs conduit à revoir cette clôture au fil des apports et des difficultés qu’elle peut adresser au collectif pour satisfaire les exigence de leur propre réalisation.

345 Notre définition emprunte à la notion de « slack » organisationnel mais ne lui donne pas un caractère aussi stratégique que dans la sociologie des organisations, où il suppose une figure de jeu sur l’ambiguïté organisationnelle à des fins souvent opportunistes. 346 On est ici proche de la notion de Groupe Social que propose Bijker (1991) pour préciser les conditions sociales du travail des acteurs pour porter le projet d’une innovation dans un artefact technique.

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Les formes variées d’action collective des chercheurs qui s’expriment dans ces configurations, traitent ainsi en permance ce problème de la délimitation organisationnelle du programme de façon isomorphe à la délimitation des frontières de l’activité expérimentale. Le design de cette organisation des activités de recherche qui se déploie dans l’espace de négociation de l’innovation retrace ainsi par sa diachronie le jeu de deux forces que les configurations ont pour objet de traiter (nous tentons de schématiser cette dynamique dans l’Encadré 8-5). Les configurations sont à la fois tirées par le cours des évènements et le subissent comme contexte, et sont également le lieux où s’élabore la mise en contexte des activités de la Recherche, participant de la sorte à l’existence du processus. D’un côté les configurations poussent le processus en définissant le contexte dans lequel il doit se déployer contre les résistances aux transformations des pratiques agricoles qui finalisent le processus ; de l’autre les configurations sont comme aspirées par cette finalisation que renforce l’activisme de NAIADE avec lequel les chercheurs doivent composer et être à leur tour parfois en position de résistance. La dynamique de ces configurations apparait alors ex post comme l’inscription de l’organisation que les chercheurs ont voulu ou pu obtenir. La dynamique organisationnelle n’est ainsi pas une cause mais un produit des pratiques de la gestion des différents cours d’action. Après avoir cadré la façon dont nous tentons de considérer la dynamique organisationnelle du projet voyons maintenant de plus prêt ce qui la compose et ce qui l’agit.

Encadré 8-5: représentation schématique de la dynamique des configurations du programme comme exposabilité du problème de son organisation

plan de coupe

synchronique

du design

organisationnel

Diachronie du design organisationneldécrit par la vie des configurations

les configurations poussent leprocessus en créant leurcontexte,

les acteurs négocient saréalisation du processus etopposent une résistance

les configurations sontaspirées par le processus enle subissant comme contexte,

les chercheur négocient saréalisation et opposent unerésistance

ttemps

"vie" d'une configuration

Force 1

Force 2

3.2. La dynamique organisationnelle du projet de recherche

3.2.1. Les différentes configurations à l’oeuvre

Notre présence au rang des membres du programme, nous a donné accès à la quasi totalité des types de configurations qui se sont déroulées, soit que nous y ayons directement participé, soit par des comptes-rendus à chaud que nous pouvions obtenir des chercheurs y participant. Par ailleurs les configurations sont l’objet d’une description dans une biographie du programme établie par sa chronique (3 chroniques rassemblées en un document unique). Mentionnons également d’autres sources : il peut s’agit des imprimés affichant l’ordre du jour ou faisant le compte-rendu d’une réunion (très nombreux comptes-rendus de réunion, notes et journaux de chercheurs), il peut s’agir également de comptes-rendus d’observations directes ou participantes de configurations auxquelles nous avons assisté (réunions du groupe de recherche ou de groupes de travail, réunions de coordination entre NAIADE et

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la Recherche, Comité Scientifique, séances de formation des agriculteurs).

Nous portons dans le Tableau 8-4, la liste exhaustive de ce que nous considérons comme les configurations du programme, et nous y ajoutons des situations d’entretiens que les chercheurs ont eus entre eux ou avec des acteurs, et qui ont fait l’objet d’un étiquetage dans la chronique. Nous y avons également fait figurer les événements médiatiques qui publicisent le programme localement ou nationalement et les situations où une expertise est mobilisée dans le programme, ou formée en son sein pour être « exportée » sur d’autres scènes. Ce tableau va servir de référence par la suite pour présenter la dynamique des configurations du programme sous forme de synoptiques diachroniques permettant de visualiser l’évolution de l’organizing de la Recherche. Dans l’indexation des configurations nous avons établi une distinction entre ce que nous avons appelé des « réunions de régulation » et des « réunions de coordination » (Tableau 8-5). Il s’agit à travers cette distinction de suivre la façon dont les acteurs considérent ces configurations comme faisant soit l’objet d’une temporalité et d’un rythme avec des objectifs déterminés (ce qui est conçu comme des réunions de régulation, où la fin de la réunion déclenche automatiquement une prise de date pour la suivante), soit comme faisant l’objet d’une convocation chemin faisant selon une nécessité suggérée par des acteurs au regard d’un problème à traiter. Ce qui frappe au premier abord c’est bien la grande variété des modes de rencontre des acteurs, ce qui laisse penser combien la question de l’organisation a été l’objet d’un traitement, que ce soit au sein de l’équipe de recherche (6 type configurations), à l’interface entre le programme de recherche et les commanditaires (2 types de configurations), ou dans le cadre du programme de R&D (5 types de configurations).

Fort d’une information aussi riche, deux traitements viennent tout de suite à l’esprit: suivre la diachronie des configurations l’une après l’autre, ou tenter des caractérisations de la morphogenèse de «l’organizing» d’ensemble au regard de ce que nous savons déjà du processus (voir chapitre 6). Le premier traitement qui nous permettait de décrire les configurations les unes après les autres était rendu difficile par l’hétérogénéité des matériaux, ce qui était renforcé par le fait que nous n’étions pas présent lors de la premier phase du programme. Aussi ce qui va plus nous intéresser dans la perspective de cette section est de rendre compte plus globalement de l’organisation de la Recherche. Le type d’information que nous construisons de la sorte permet de relier l’inscription dans le temps de l’activation des configurations par rapport aux problèmes que les chercheurs ont à traiter et notamment par rapport au déroulement du processus. Nous représentons dans l’Encadré 8-6, une mise à plat de toutes les configurations sur la durée du programme (1988-1996). Cette carte synoptique générale de la diachronie des configurations fournit une information massive qui apparaît peu utilisable comme telle347, et il apparaît préférable de construire des diachronies en regroupant des séries de configurations qui présentent des liens entre elles et qui nous permettent de caractériser une dynamique de l’organisation.

Tableau 8-4: Description des configurations •REUG : •REUO : •REUA : •GPGP : •GPG : •GpR&D:

•réunion générale tripartite entre des représentants de NAIADE, des OPA et de la Recherche •réunion de représentants de la Recherche et des OPA •réunion de représentants de la Recherche et des agriculteurs •réunions du groupe formé par le directeur de NAIADE, le directeur de la Chambre d’Agriculture, le directeur du secteur de l’INRA, et le responsable du programme de recherches et un responsable de volet. •réunion du comité de pilotage du programme de R&D puis du GIE regroupant des représentants de NAIADE, des OPA , et de la Recherche •groupe d’animation du programme de R&D formé de 3 chercheurs puis de 4 chercheurs et de l’animateur R&D venant de la Chambre.

•REUN : •GPNR :

•réunion de représentants de la Recherche et de NAIADE •groupe de régulation du programme de recherche entre les représentants de NAIADE et le groupe des responsable de volets

347 Nous nous sommes risqués à quelques traitements statistiques pour voir si des régularités pouvaient être dégagées, mais la diversité et la répétition des configurations ne conduit qu’à mettre en évidence l’absence de formes statistiquement significatives.

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du programme •GR : •G6 : •GW : •GWE : • •CS : •REUI :

•groupe de recherche réunissant l’ensemble des chercheurs du programme selon leur disponibilité •groupe collégial de régulation des activités de recherche, au départ 3 puis 4 chercheurs (G4) puis 6 responsables correspondant aux thèmes dans AGREV1 et aux volets dans AGREV2. •groupe de travail ad-hoc de chercheurs à caractère interdisciplinaire ou transversal aux volets •groupe de chercheurs dit « Groupe Exploitation » actif durant AGREV2 : avec des fréquentations variables pour établir une régulation des activités de recherche sur les exploitations suivies. •Comité Scientifique du programme de recherche (6 réunions) •réunion de coordination entre les représentants du programme de recherche (responsable scientifique et responsable de thème/volet) et des chercheurs ou des responsable de la direction de l’INRA.

ESOL : ESOG : LO :

•entretiens stratégiques entre les représentants de la Recherche et des OPA sur la mobilisation des ressources du réseau local de l’innovation (moyens techniques, compétences, accès au site de l’expérience)

•entretiens stratégiques entre les représentants de la Recherche et des OPA sur la mobilisation des ressources du réseau global de l’innovation (ressources financières, politiques et symbolique)

•échanges épistolaires entre les représentants de la Recherche et des OPA ESNL : ESNG : LN :

•entretiens stratégiques entre les représentants de la Recherche et de NAIADE sur la mobilisation des ressources du réseau local de l’innovation (moyens techniques, compétences, accès au site de l’expérience)

•entretiens stratégiques entre les représentants de la Recherche et de NAIADE sur la mobilisation des ressources du réseau global de l’innovation (ressources financières, politiques et symbolique)

•échange épistolaire entre les représentants de la Recherche et de NAIADE ESIL : ESIG : LI :

•entretiens stratégiques entre les représentants du programme de recherche et la direction de l’INRA sur la mobilisation des ressources du réseau local de l’innovation (moyens techniques, compétences, accès aux sites de l’expérience)

•entretiens stratégiques entre les représentants du programme de recherche et la direction de l’INRA sur la mobilisation des ressources du réseau global de l’innovation (ressources financières, politiques et symboliques) ceci est repris dans nos graphiques par EI = ESIL + ESIG

•échanges épistolaires entre les représentants du programme de recherche et la direction de l’INRA EXP : TATE :

•il s’agit ici de mouvement de convocation d’une expertise sur le site (donc de chercheurs hors programme), ou d’exportation d’une expertise issue du programme.

•il s’agit d’entretiens réalisés par les chercheurs avec des acteurs pour capter l’expertise d’une solution technique MED : •il s’agit d’articles dans la presse locale, professionnelle ou nationale ou de couverture télévisée de « l’affaire NAIADE »

Tableau 8-5: typologie et effectifs des configurations Code Type Régulation Type Coordination Code REUA @ ESIG REUG @ ESIL REUI @ ESNG REUN @ ESNL REUO @ ESOG GPG % ESOL GPGP % LA GPNR % LI G6 % LN GR % LO GW @ TATE GWE % EXP CS % MED NB : (Le G6 regroupe ce que les chercheurs on appelé d’abord G4 - puis Groupe des Responsables de Thèmes en enfin Groupe des 6), le GPG Groupe de Pilotage du programme de R&D contient également les deux réunions du GIE auxquelles les chercheurs ont participé pour présenter le cahier des charges.

Encadré 8-6: diachronie des configurations du processus où les chercheurs sont impliqués

III° PARTIE - CHAPITRE 8

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23-jan-87 11-aoû-87 27-fév-88 14-sep-88 02-avr-89 19-oct-89 07-mai-90 23-nov-90 11-jun-91 28-déc-91

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MED

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Tableau 8-6: plasticité de l’étiquetage et passage d’une configuration de coordination à une configuration de régulation

« Le groupe des 4+1 » Composition Etiquetage 08/01/91 Apparition du Groupe des 4

3 chercheurs et l’animateur R&D

« nécessité d’un niveau de réunion ressenti depuis le recrutement de l’animateur R&D qui sur le terrain a de nombreuses demandes »

22/01/91 Transformation en Groupe 4+1

4 chercheurs et l’animateur R&D

« groupe léger, responsable et mobile »

20/03/91 Transformation en Groupe de pilotage interne

4 chercheurs et l’animateur R&D

« Réunion du groupe de pilotage interne 4+1 »

23/04/91 Transformation en Groupe de régulation des relations Recherche-NAIADE

4 chercheurs et l’animateur R&D

« groupe de régulation NAÏADE 4+1 »

III° PARTIE - CHAPITRE 8

302

3.2.2. Traitement et analyse des diachronies

Configurations au sein du projet de recherche

La première caractérisation que nous souhaitons présenter est celle de l’ensemble des configurations du programme de recherche sensu stricto, c’est à dire celles où seuls des chercheurs sont réunis dans le cadre du programme de recherche (Encadré 8-7). Nous allons en conduire l’analyse selon la mise en évidence visuelle de différentes phases.

Dans cet encadré, la partie A correspond à la mise en place de différentes instances de l'organisation des activités expérimentales conjointement à la structuration contractuelle du programme de recherche avec NAIADE et à l’établissement de la convention avec la Chambre d’Agriculture pour coordonner les activités du programme de R&D. Elle est marquée par l’intensité des réunions du groupe de recherche (GR) et de groupes de travail (GW), par la création du groupe de régulation du programme (groupe des responsables de thèmes G6), ainsi que par de nombreux entretiens internes à la Recherche avec la direction de l’Institut (EI) dans la phase de négociation des activités du GERDAL. Elle fait état également de réunions avec les agriculteurs (REUA) et d’entretiens multiples à caractère technique avec des acteurs cibles (agriculteurs motivés, responsables d’entreprise du secteur agricoles dont l’activité peut concerner le développement de nouveaux systèmes de production (TATE)).

La phase B correspond à une complexification de l'organisation de l’équipe de recherche du fait d’une multiplication des configurations. Outre l’intensification des groupes de travail et de la régulation du programme par le groupe des responsables (G6), l’équipe de recherche « s'ouvre » sur le programme de R&D avec le recrutement de l’animateur développement (les entretiens stratégiques ont été nombreux pour négocier ce passage vis à vis de la Chambre en 1990). Une instance de régulation est progressivement mis en place pour favoriser la régulation des activités de recherche avec les agriculteurs expérimentaux et la dynamique locale du processus (GP-R&D). Cette configuration se modifie dans le temps et son étiquetage par les chercheurs retrace la façon dont elle passe d’une coordination souple à une régulation interne au programme de recherche puis à un dispositif de régulation des relation au commanditaire (Tableau 8-6). Nous avons ici un exemple caractérisitique d’ambiguïté organisationnelle qui souligne la difficulté de raisonner l’organizing selon le dualisme organique/mécanique puisque les configurations sont l’objet d’investissements qui parfois les transforment. La transformation de cette configuration trace le passage du conseiller de la Chambre à l’animation du programme de R&D fin 1990. La façon dont les chercheurs étiquettent cette configuration indique comment dans le rapport de leurs activités aux processus passe d’un engagement directe dans le programme de R&D à un engagement dans des relations suivies avec NAIADE. Cette configuration disparaît ensuite avec le passage de l’animateur R&D à la direction de NARCISSE dans l’année 92, et le rapport au programme de R&D passe dès lors uniquement par les relations avec NAIADE et NARCISSE, ou sur le terrain avec les agriculteurs suivis. La période prise sur le programme de R&D aura donc été assez courte.

Cette phase B voit également la naissance du Comité Scientifique du programme, établi dans le but de « d’aider les chercheurs dans leur démarche scientifique de recherche-action, et à prendre du recul ». Il est créé dans la continuité des débats qui se sont tenus au sein des journées scientifiques de la Cellule Environnement de l’INRA en juin 1990. Le premier Comité tenu en mai 91 réunit 5 chercheurs « réputés » dans leurs discipline (Agronomie, Pédologie, Théories des systèmes, Recherche en Gestion et Sociologie du Développement) et les chercheurs du groupe 4+1.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

303

Encadré 8-7: diachronie des configurations propres à la Recherche

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III° PARTIE - CHAPITRE 8

304

Ces différentes configurations qui permettent aux chercheurs de fonder une coordination de leurs activité et une régulation du déroulement de celles-ci, sont bien évidement synchrones de ce qui se déroule dans cette phase B au niveau des actions que NAIADE entreprend pour établir les propositions de la Recherche au rang des instruments de la formation d’une situation gérable de son problème. Nous retraçons dans le synoptique de l’Encadré 8-8 cette liaison entre rythme de «l’organizing» de la Recherche et les principaux événements instituant l’investissement de plsu en plus fort de NAIADE dans le processus au cours de la première phase du programme de recherche.

Encadré 8-8: diachronie des configurations du programme de recherche - 1° phase

23-nov-90 03-mar-91 11-jun-91 19-sep-91 28-déc-91 06-avr-92 15-jul-92 23-oct-92 31-jan-93

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irréversibilisationdu système degestion

engagement dans lecadrage de lasitutation de gestion

création deNARCISSE

début del'activité deNARCISSE

rapport de la 1° phase duprogramme de recherche etconception de la 2° phase

Négociation et engagementde l'activité expérimentaledans la deuxième phase

a b c

Poursuivons la lecture du synoptique de l’Encadré 8-7. La phase C correspond à une normalisation de l'organisation dans le cadre de la deuxième partie du programme avec une régularité de fonctionnement qui fait écho au cadrage de la situation de gestion que NAIADE a décidé avec les propositions faites aux agriculteurs. La Recherche qui a négocié durant 1992 et signé l’avenant en mai 1993 pour la deuxième phase du programme, travaille dorénavant avec NARCISSE qui entre en activité pour faire signer les conventions et mettre en oeuvre le changement dans les exploitations agricoles. Cette phase fait état d’une mobilisation importante et régulière de nombreuses configurations, le groupe des responsables G6, le groupe de recherche GR et le Comité Scientifique CS (avec de nouveaux chercheurs invités) sont réunis régulièrement.

Elle voit l’apparition d’un nouveau groupe de travail visant à réguler les activités de recherche portant sur les exploitations suivies (GWE pour Groupe de travail Exploitation). Cette configuration provient de la fusion d’un groupe de travail sur la modélisation du fonctionnement de l’exploitation, (qui en janvier 1993 a décidé de ne plus se servir de la PL) et à des réunions de coordination faisant état de la nécessité d’une harmonisation du suivi des agriculteurs par les chercheurs et les techniciens. L’objectif de cette configuration est affiché comme devant répondre aux attentes de NAIADE concernant l’évaluation de l’efficacité du cahier des charges : « l’INRA doit accompagner ce changement, vérifier et adapter le cahier des charges, et proposer des méthodes pour permettre une généralisation à tous les agriculteurs qui signeront ». On retrouve parmi les exigences que se fixent les chercheurs avec ce groupe exploitation, celle de renforcer la collaboration et l’interdisciplinarité pour « structurer les enregistrements et se coordonner pour cela » afin de « proposer quelque chose d’opérationnel aux 3-4 agriculteurs suivis ». Les attentes de NARCISSE à l’égard des productions de ce groupe sont importantes, puisque son directeur y voit le moyen de formaliser des supports de

III° PARTIE - CHAPITRE 8

305

formation des agriculteurs et des aides à la motivation pour le changement. Très directement liées aux activités du groupe exploitation, la Recherche propose début 94 des séances de formation aux agriculteurs, préparées du point de vue de leur objectif de développement avec le directeur de NARCISSE. C’est alors la première apparition « officielle » de la Recherche vis à vis des agriculteurs (considéré comme un collectif) depuis avril 90348.

Mais cette phase C est aussi une période d’intensification de la régulation des relations entre NAIADE et NARCISSE, qui mobilise de moins en moins des configurations de coordination pour régler des problèmes émergents ou orienter le cours du processus. Cette évolution correspond au retrait du directeur général de NAIADE de la gestion de la situation, qui une fois NARCISSE créée est parvenu à ses fins. Le relais est alors pris par un manager exécutif responsable du développement industriel et de la qualité au sein du Groupe O (groupe international propriétaire de la marque et des établissements NAIADE qui prend le contrôle de la stratégie de son développement industriel et commercial). Ce changement correspond à une transformation du collectif pertinent pour l’action qui jusque là était resté centré sur des relations avec la direction de NAIADE, et plutôt attaché à des rapports industrie/agriculteurs dans un cadre local. Les relations entre NAIADE/NARCISSE et la Recherche sont dès lors traitées dans une configuration de régulation (dit groupe 6+3), comprenant les 6 responsables de volet et trois « représentants de l’eau », le directeur de NARCISSE, le responsable service Hydrogéologie de NAIADE et le manager exécutif du Groupe O (ou groupe 6+3+1 quand le responsable de l’Agence de l’Eau est présent). De nouvelles conceptions des relations entre la Recherche et NAIADE sont alors mobilisées, et, au regard des engagement contractuels que la Recherche a acceptés en orientant son activité vers un suivi/évaluation du changement, créent des obligations nouvelles à l’endroit de l’équipe de Recherche. Nous reviendrons plus loin sur ce point.

Enfin, toujours dans l’Encadré 8-7, la phase D correspond à une dé-constitution de l'organisation des activités de l’équipe en liaison avec la fin annoncée du programme. Le Comité Scientifique se réunit encore deux fois mais avec une certaine érosion de la participation de ses membres. Ce qu’il est important de constater c’est alors le repli de la gestion du programme sur une seule configuration de régulation traitant de tous les problèmes qui se posent à l’équipe aussi bien internes qu’externes. Le groupe G6 n’est plus activé et le groupe exploitation GWE cesse son activité dans l’été 1994 (voir Encadré 8-9).

Encadré 8-9: la dé-constitution de l’organisation du programme dans sa phase d’achèvement

15-jul-92 31-jan-93 19-aoû-93 07-mar-94 23-sep-94 11-avr-95 28-oct-95 15-mai-96 01-déc-96

GRG6

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GWE

CS

348 Nous analyserons plus loin en détail ce qui s’est joué dans cette période de fin 93/début 94 où l’équipe de recherche commence à ne plus pouvoir faire tenir les obligations de NAIADE et les exigences du travail expérimental et empirique sur les pratiques agricoles.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

306

Néanmoins l’achèvement du programme prend du temps et l’année 1996 est consacrée à une mise en forme des données disponibles au sein des volets pour établir un rapport de synthèse349. Sur la fin de la recherche il n'y a plus que le groupe de recherche qui fonctionne avec des présences très variables suivant la disponibilité des chercheurs, ainsi que le collectif (lui aussi variable) autour de la rédaction du rapport final et de la préparation de la procédure d'achèvement du programme. La mise en oeuvre de la procédure d’achèvement dure jusqu’en octobre 1996 avec la restitution des travaux de recherche sur différentes scènes (réunion des agriculteurs, réunions avec les responsables des OPA et du Développement Agricole, une exposition publique à NAIADE-City et une restitution aux exécutifs des directions de NAIADE et du GROUPE O en présence du président de l’INRA, ainsi qu’aux Agence de l’Eau).

Sur l’ensemble de la durée du programme nous voyons ainsi apparaître une mobilisation différenciée de configurations. Le point remarquable est que les volets qui structurent le programme ne font pas l’objet de configurations étiquetées comme traitant les activités de recherche qui y renvoient. Les groupes de travail sont difficile à suivre dans la vie de l’organisation, car ils ne font pas systématiquement l’objet d’une « publicité » et jouent souvent le rôle d’animation d’un volet. On trouve ici un élément important pour remarquer que l’adhocratie opérationnelle dont nous faisions état n’a pas de traduction organisationnelle très nette, en tout cas il n’y a pas d’agenda de configuration qui la rende directement visible pour les chercheurs, la coordination et la régulation entre les différentes activités disciplinaires passent principalement, soit par des collaborations directes, soit par le G6 ou le groupe de recherche GR. L’étude de l’agenda du GR depuis le début du programme montre que cette configuration met à disposition des participants une scène de restitution de résultats ou de déclaration de projets d’activités, et une scène permettant la construction de l’identité du groupe voire son imaginaire dans le traitement de certains problèmes vis à vis du « monde extérieur » (mais aussi parfois dans une auto-critique dénonçant l’enfermement du rôle de la Recherche dans l’expertise). A partir de 1994 ce deuxième registre de fonctionnement du GR s’intensifie, et, avec l’arrêt de la mobilisation du G6, il devient la dernière configuration qui trace une organisation des activités de recherche et de l’existence d’un programme. Les deux années 1995 et 1996 voient l’investissement des chercheurs s’affaiblir (voir la courbe du plan de charge dans le Graphique 8-1) et l’activité expérimentale et empirique être limitée aux mesures concernant l’eau et aux deux terrains des thèses en gestion. Le programme contractuellement terminé en janvier 1995, poursuit une existence difficile durant encore un an et demi du fait de la nécessité d’accumuler des données sur un changement qui n’a pas encore vraiment eu lieu de façon significative en terme de pratiques (voir la courbe d’adoption des conventions NAIADE par les agricultures).

L’activité organisationnelle du programme tend alors à se situer beaucoup plus au niveau du groupe des responsables de volets qui, outre l’animation de leur volet respectif, animent les réunions du groupe de Recherche, participent au Comité Scientifique, et participant aux configurations d’interface avec les commanditaires ou les acteurs du processus. C’est dans cette ambiguïté de rôle que les configurations trouvent leur liant, mais c’est aussi par elle que le «design organisationnel» semble parfois assez factice pour les chercheurs du programme. Il nous faut donc voir de plus prêt ces configurations d’interface où le programme de recherche joue son existence et rencontre les obligations qui lui sont adressés par le processus.

349 Avec l’accord de NAIADE le délai contractuel de rendu du rapport a été repoussé, les données de suivi obtenu jusqu’en 1994 ne permettant pas de procéder à une évaluation du changement, puisqu’à cette date peu d’agriculteurs étaient en phase d’application du cahier des charges et d’autres seulement en pleine reconfiguration du foncier de leur exploitation et de leurs activités.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

307

Les configuration à l’interface entre le programme de recherche et le processus

En nous reportant à la typologie des configurations (type « coordination » et type « régulation »), nous pouvons porter sur un synoptique diachronique (Encadré 8-10) l’évolution des configurations du programme de R&D auxquelles la recherche participe (on extrait donc les configurations uniquement propres à la Recherche). On fait apparaître ainsi la dynamique organisationnelle du processus à laquelle la Recherche participe et avec laquelle elle doit également composer par l’intermédiaire des responsables de volets ou des responsables du programme. Les zones ombrées dans ce synoptique indiquent les moments où le processus met en évidence une accentuation nette de la coordination. Nos trois flèches indiquent une accentuation de la tenue de configurations de régulation. Nous avons porté dans le Tableau 8-7 correspondant à l’Encadré 8-10 ces moments de gestion dans lesquels la Recherche se trouve convoquée pour justifier ses activités ou ses projets.

Encadré 8-10: Evolution du cumul du nombre de réunions de régulation et de coordination:

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CONFIGURATION DE COORDINATION

CONFIGURATION DE REGULATION

Cumul du nombre deconfigurations de chaque type

G

Tableau 8-7: les moments de gestion du processus (commentaire de l’Encadré 8-10) COORDINATION REGULATION A négociation du programme dans le collectif pertinent

pour l’action 1° FLECHE formalisation d’une régulation du programme de

recherche B négociation vives sur la possibilité du travail du

GERDAL

C nombreuses négociations avec les OPA et NAIADE pour le recrutement de l’animateur R&D

2° FLECHE formalisation d’une régulation du programme de R&D puis arrêt du partenariat tripartie

D Consolidation des proposition de la Recherche et présentation au DG de NAIADE

E Négociation autour de l’article 19 et le repositionnement des OPA

3° FLECHE régulation du programme de recherche entre NAIADE/NARCISSE et la Recherche

F Coordination entre NAIADE/NARCISSE et la Recherche pour la mise en place de la deuxième phase du programme de recherche

G coordination finalement entre la recherche et NAIADE/NARCISSE/GROUPE O autour de la procédure d’achèvement

Voyons maintenant plus en détail comment ces moments de gestion sont traités par les différentes configurations qu’ils nécessitent pour cela (Encadré 8-11).

La partie a (en pointillés) correspond à une phase d'absence de négociation avec NAIADE consécutive à une intense négociation initiale de la problématisation du programme de recherche, qui a conduit à dédoubler les trois configurations initiales (1.réunions tripartites REUG - 2.les rencontres entre NAIADE et initiateurs du programme de recherche REUN - et 3.l’équipe de recherche GR) en

III° PARTIE - CHAPITRE 8

308

Encadré 8-11: diachronie des configurations où les responsables du programme en négocient la conduite

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Encadré 8-12: diachronie des configurations où les chercheurs ont négocié le programme de recherche

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GPGP

GPG

Programme R&D

2 3 4 5

Cadrage de lasituation de gestion

Création deNARCISSE

Début desactivités deNARCISSE

Adoption de la normesociotechnique

Achèvement duProgramme deRecherche

Légende

REUN

GPNR

GPr&d

Séries

1

III° PARTIE - CHAPITRE 8

309

une composante dite politique (1.Groupe Politique de gestion du Programme de R&D GPGP- 2.Réunion de régulation du programme de recherche entre NAIADE et les responsables de volets GPNR - et 3.groupe des responsables de volets G6), et trois composantes dite techniques ou de coordination qui se poursuivent dans le cadre initial (1.REUG, 2.REUN et 3.GR). On fait état ainsi du fait que les acteurs traitent en pratiques ce problème d’avoir à arbitrer entre le maintien d’un fonctionnement éclaté de la découverte des sites d’une coordination, et le cadrage politique d’un fonctionnement des prestations et des projets de chacun des métiers engagés dans ce processus d’innovation. « L’organizing» du processus trace cet agencement des volonté de maîtrise pour que les agriculteurs produisent, la Recherche dise le vrai et NAIADE continue à vendre de l’eau.

La phase b correspond à une activation forte de la régulation politique du programme de R&D dans les trois instances GPGP, GPNR et dans le G6. Elle correspond à la négociation tenue autour du recrutement de l’animateur R&D venant de la Chambre d’Agriculture, ce qui signifiait un passage d’une phase d’études à une phase d’actions avec les agriculteurs expérimentaux.

La phase c correspond à une intensification assez nette des réunions de travail avec NAIADE pour élaborer la norme sociotechnique qui va permettre le cadrage de la situation de gestion. Nous avons résumé ce mouvement d’ensemble du retrécissement des configurations où la Recherche est impliquée dans une participation large au duo Recherche/NAIADE dans l’Encadré 8-12.

Toujours dans l’Encadré 8-11, la phase d fait état d'un fonctionnement organisationnel régulier entre NAIADE/NARCISSE et la Recherche seulement, puisque les OPA se sont retirées du programme de R&D en 1992. Les configurations GR, G6, REUN et GPNR forment durant deux ans une organisation d’ensemble exceptionnelle par sa régularité au regard des années précédentes.

Enfin la phase e correspond à un repli du fonctionnement sur le groupe de Recherche et le groupe de régulation GPRN sachant que quelques réunions de coordination concernent la finalisation du rapport de synthèse et notre procédure d'achèvement (voir chapitre 9). Les relations entre NAIADE et la Recherche s’arrêtent en octobre 1996 avec une restitution des travaux de recherche aux commanditaires.

Cette chronique des configurations où les responsables de la Recherche négocient l’existence de son programme met en évidence une continuité du «design organisationnel» du programme de recherche (représenté ici par G6 et GR), et un design des configurations d’interface qui prend au fil du temps la forme d’un entonnoir conduisant à la configuration GPNR de régulation des relations NAIADE-Recherche. Ce changement de régime de «l’organizing» correspond à la concrétisation de la situation de gestion avec la création de NARCISSE, et à un changement dans les attentes de NAIADE vis à vis de la Recherche. En effet les exigences de réussite de la stratégie de NAIADE transforment les obligations qui pèsent dès lors sur la Recherche. De l’attente d’une activité débridée exploratoire permettant de constituer pour NAIADE une force de propositions pour cadrer le changement, les chercheurs passent à une demande expresse de sécurisation du cahier des charges et d’évaluation de son efficacité avec, si possible, une orientation générale visant à en positiver les effets, cela afin d’accompagner le changement et de ne désespérer ni Billancourt, ni Wall Street.

C’est cette transformation du champ des relations entre les acteurs du processus que nous allons étudier maintenant du point de vue de ce qui se joue dans ces configurations en prenant deux exemples permettant de nous situer dans le registre des pratiques de gestion du programme de recherche.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

310

3.2.3. Exemple de deux moments de gestion

Nous allons ainsi considérer deux moments de gestion importants pour les chercheurs où les configurations que nous venons d’étudier dans leur diachronie mettent en scène deux types d’actions où les obligations de NAIADE pèsent différemment sur les exigences du métier de chercheur. Le premier moment de gestion concerne le cadrage de la situation de gestion en 1991, moment qui a déjà été décrit avec l’étude du dispositif de la PL. Le deuxième concerne la mise en place du dispositif de formation des agriculteurs dans la deuxième phase du programme de recherche.

a. La perméabilité organisationnelle de la Recherche et la structuration du programme de R&D

L’organisation de la recherche est une organisation ouverte au nom du principe de recherche-action qu’elle met en avant, et qui a été plusieurs fois affirmé dans la littérature émanant du programme (voir Raulet et Chia (1993) et Lemery, Barbier et Chia (1997)). Nous avons mis en évidence le continuum allant des configurations du programme de recherche sensu stricto, aux configurations ouvertes aux acteurs de la Chambre (dans le début de la première phase du programme) et aux responsables de NAIADE dans la deuxième phase. Par ailleurs, à des moments précis où est mise en jeu l’irréversibilisation du programme de R&D, des configurations particulières de coordination apparaissent pour mettre au point des projets qui doivent permettre la coordination du programme de recherche et de l’objectif de protection de NAIADE. Cela a notamment été le cas pour rendre possible le recrutement du conseiller agricole au titre d’animateur du programme de R&D, puis pour la formalisation en mars et juin de 1991 d’un « projet de structuration des différents acteurs directement impliqués par l’opération NAIADE ». Ce moment est un moment-clé de la formation du cadrage puisqu’il condense les préparations à la décision que prend NAIADE de créer NARCISSE, et le croisement de deux axes d’investissement de la Recherche: affirmation des résultats du programme de recherche pour l’action, et affirmation de sa volonté à continuer de travailler dans, et pour, le programme de R&D.

Nous voulons nous arrêter sur ce moment de cristallisation des intérêts qui fait apparaître assez nettement comment la Recherche lie les résultats de son programme (qu’elle appelle « les acquis scientifiques sur les changements de pratiques nécessaires »), et la création d’une structure de prise en charge du développement des nouvelles pratiques (la future NARCISSE). Ce qui est intéressant pour nous c’est de montrer ici comment la frontière du collectif de recherche se trouve modifiée, à un moment particulier comme celui-ci, dans la mesure où le responsable du service hydrogéologique de NAIADE et l’animateur R&D se trouvent pleinement associés pour établir ce projet de structuration qui émane du groupe 4+1 au sein de la Recherche. La littérature grise préparatoire à la formalisation de ce projet global de restructuration fait état d’une redéfinition de l’organisation du programme de R&D, redéfinition qui va former le potentiel de situation d’où va émerger la création de NARCISSE.

Le projet de structuration

Ce « projet de structuration » met en avant un rôle nouveau pour la Recherche. Celle-ci décide de s’impliquer dans « la mise en place et le suivi des pratiques proposées », et en particulier d’élaborer « de nouvelles méthodes de gestion chez les agriculteurs, et d’indicateurs d’évaluation pertinents ». On retrouve l’affichage de ce rôle de façon explicite dans le descriptif contractuel d’AGREV2 dont l’objectif est d’assurer le suivi, de faire des propositions et d’évaluer le changement. Il faut noter qu’en juin 1991 le contrat qui lie la Recherche à NAIADE s’achève et que la Recherche tente d’intéresser NAIADE pour la poursuite d’une activité scientifique, assumant pleinement son rôle de Recherche appliquée et impliquée (« la Recherche s’engage à accompagner les changements et à apporter une

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garantie scientifique », Doc interne Rapport de l’INRA à NAIADE - mai 1991), activité

Encadré 8-13: l’organigramme de la structure proposée par la Recherche (il s’agit de la mise en schéma d’un texte d’avril 1991 adressé à NAIADE qui décrit la structure souhaitée).

2NAIADE

4 ChercheursINRA

1 Chambred'agriculture

4-5permanentsreprésentant

lesagriculteurs

Expertqualifiés

Présidence d'unscientifique

Secrétariat général

GIE AvalValorisation

Secrétaire Général,Agriculteurs,NAIADE,Agro-Industries,Président de la structure scientifique,

Secrétaire général

personnels

GIE Amont CompostageDéshydratation

StructureScientifique

Encadré 8-14: L’organisation de la structure de la situation de gestion telle qu’établie par un responsable de NAIADE

10 mg/lRevenu Agricole

Comitéd'Orientation

ComitéScientifique

Contrôle deGestion NAIADE

Secrétaire Général

Comité de Gestion ?

Technicien déshydratationCompte - Facturation -Secrétariat - Bilan

Marketing produits

Contrôle desEpandages

Compostage Déshydratation

(plus de maïs)

Formation 40 agriculteurs Mise en conformitédes Exploitations

(pollution fixe)

Laitbio

Céréalesbio

(Plus dephytosanitaire)

Viande

(Plus dephytosanitaire)

Qui tranforme ?

Cahier desCharges

avril 1991

SCHEMA DE X

- bâtiment : Déshydratation - stockage -atelier - bureau

- Audit : des exploitations - destransformateurs - voire des distributeurs

- Contrôle qualité des produits: compost -luzerne déshydratée - animaux - lait -céréales [ animation

- Choix de l'animal pour ses qualités [laitproduction - lait fromagé - nutricité - viande

- Plan de Formation - nouveaux produits -commercialisation

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dont NAIADE semble avoir elle-même besoin pour s’assurer de la bonne application des nouvelles pratiques et peut-être également de sa crédibilité au regard des propositions de système de production faites aux agriculteurs expérimentaux. Au même moment se tient le premier Comité Scientifique du programme qui émet des réserves sur la possibilité d’atteindre 10 mg/l et manifeste son incompréhension de l’absence d’étude sur la circulation de l’eau souterraine.

Deux projets différents pour un même objectif

La particularité de cette double relation d’enrôlement entre la Recherche et NAIADE est pourtant de reposer sur des projets différents au nom du même objectif de protection de la qualité de l’eau et de développement des exploitations agricoles. D’un côté la Recherche veut augmenter la surface de gestion du problème en liant le programme de recherche, le comité de pilotage du programme de R&D, le GIE commercialisation et un GIE amont à créer (s’occupant du compost et de déshydratation de la luzerne) pour l’établissement d’une structuration large des acteurs impliqués dans l’opération. Elle propose alors ce qu’elle appelle une « structure scientifique » qui réunit les acteurs, et dont elle veut assumer la présidence, son secrétaire général étant membre des deux GIE, un GIE aval (qui existe pour traiter la question de la valorisation des produits) et un GIE amont (qu’il faut créer et auquel il faut affecter des ressources importantes pour des investissements matériels- environ 25 MF).

Nous donnons un organigramme de cette « structure » dans l’Encadré 8-13, où on notera l’importance qui est accordée à la fonction de secrétaire général, et à l’ambiguïté de rôle que cela laisse supposer. Du côté de NAIADE, la volonté est plus simplement de définir, pour les même objectifs et peut-être avec moins de « Science » et plus de « Développement », une structure à coût minimum qui garantisse durablement la protection du gîte par un cahier des charges, structure dont elle veut avoir la maîtrise, notamment afin d’éviter d’être à nouveau contrainte par un collectif hybride composé d’agriculteurs, d’un représentant de la Chambre d’Agriculture, de chercheurs et autres experts. Nous donnons une reproduction de la structure telle que le représentant du service hydrogéologie de NAIADE la voit dans l’Encadré 8-14.

C’est à la suite de discussions sur les projets de cadrage de la situation de gestion que se joue alors la question de la prise en charge des investissements qui y correspondent (la pré-étude est établie par l’animateur R&D). Au même moment, dans l’enceinte de la configuration du GIE se joue entre NAIADE et les OPA un arbitrage entre deux systèmes économiques: l’un reposant sur des efforts de compensations financières aux agriculteurs, et l’autre sur un appui significatif de NAIADE à la valorisation et à la commercialisation des produits dans des ordres de grandeur établis par le dispositif de la « PL ». Le collectif pertinent pour l’action est alors dans l’impasse, et le projet de structuration de la recherche paraît utopique sur la base d’un tel désaccord. Un élément important joue alors le rôle de déclencheur, avec la stratégie émergente de l’animateur du programme de R&D qui, appuyée par le responsable du service hydrogéologie, fait une proposition d’une système de gestion à NAIADE (voir l’Encadré 8-15).

Nous avons déjà donné les résultats de ce « moment de gestion » du programme de R&D et son issue avec la fin du GIE, concomitante de la mise en place d’une aide au changement à l’hectare et à la décision de NAIADE de créer NARCISSE pour prendre en charge la gestion du problème agricole. Ainsi le «design organisationnel» de l’Encadré 8-14 décrit finalement bien la structure et les activités de

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NARCISSE sur le plan agricole350.

Encadré 8-15: Extrait d’entretien avec le directeur de NARCISSE L’enquêteur : comment tu as un jour décidé de passer du coté de NAIADE Le Directeur de NARCISSE : on était parti avec JC au Danemark ou en Suède pour voir du matériel, c’était vers la fin de mon contrat avec l’INRA, on a raté l’avion du retour et on est resté toute la nuit dans l’aéroport de Brême, et là je l’ai entrepris, d’abord je lui ai annoncé que j’avais troublé du boulot dans le développement économique local et il m’a dit OK partez ! alors là j’ai été obligé de pousser et de mettre la pression. Après ça c’est JC qui m’a lancé dans les pieds du DG de NAIADE. Le président de la Chambre est monté au créneau contre mon recrutement. Le Directeur de NArCISSE : j’ai rencontré le DG de NAIADE pour présenter ce que je voyais et il a dit OK on vous suit, il m’a dit en sortant « vous êtes un sacré empêcheur de tourner en rond ! » J’ai demandé à JC ce que ça voulait dire, il m’a dit « je ne sais pas ». Avant de signer je l’ai revu, et je lui ai demandé des engagements et des moyens, et là c’est sur le conseil de JC. On a rêvé on a scénarisé, on a travaillé ensemble 15 jours sur des scénarios et des stratégies d’argumentation etc., après on est passé devant le DG de NAIADE, on a présenté pendant 2 heures il a rien dit, et puis il a demandé « vous avez chiffré le fait de virer tous les agriculteurs ? » Je l’avais pas fait, et puis il a cherché à voir, et au bout d’un moment il a abandonné en disant que de toute façon c’était pas possible. Mais en fait tout c’est décidé au niveau du Groupe O.

Dans une telle perspective, il est alors extrêmement difficile de pouvoir identifier une frontière organisationnelle aux activités de recherche comme à celle du programme de R&D d’ailleurs. L’ensemble des configurations qui mobilisent les chercheurs est investie de ce problème de cadrage de la situation de gestion qui va jusqu’à la formation de groupes de travail de chercheurs mobilisés par l’animateur R&D pour la rédaction du cahier des charges. Cette fragmentation des configurations où se traitent les problèmes par partie renforce l’idée que la Recherche établit, par cet organizing débridé qu’elle s’autorise, un espace politique pour la mise en gestion du problème. Espace qui ne fait que s’accroître avec la mise sur agenda d’une Opération Locale Agri-environnementale qui déplace une représentation de ce forum jusqu’au Ministère de l’agriculture, avec peu de succès néanmoins351.

Dès lors qu’il apparaît clairement que les OPA et NAIADE ne peuvent s’entendre sur le problème de la valorisation des produits, s’irréversibilise alors le duo composé de NAIADE et de la Recherche dans une ambiguïté de projet que nous venons de décrire selon les garanties que donne NAIADE d’une compensation du revenu agricole et de l’existence d’un système de contrôle et de suivi dans l’optique des 10 mg/l, le cahier des charges étant élaboré et accompagné par l’INRA.

Conclusion sur le déroulement de ce moment de gestion

Dans cette ouverture de la Recherche au cadrage de la situation de gestion, celle-ci s’expose assez loin sur le champ politique par l’intermédiaire des responsables de volets, quittant ses bases d’un travail expérimental pour participer à une ingénierie de la structuration d’une situation gestion. NAIADE trouve le moment d’une gestion pour ses fins à travers la stratégie émergente de l’animateur du programme de R&D, pour en faire non pas un secrétaire général mais un éco-pilote du gîte. Elle trouve sur les bases même de ce projet de « structure scientifique », les conditions du passage à l’acte d’une part et la possibilité de poursuivre la mobilisation de la Recherche pour le suivi-évaluation de la situation de gestion qui est en train de se concrétiser d’autre part. La description de ce moment de gestion (Encadré 8-16), nous permet de comprendre comment la tentative de la Recherche de tenir le pari de son intégration au système agraire se trouve déplacée vers le suivi et l’évaluation d’une situation de gestion à mettre en place, situation dans laquelle elle est impliquée même si elle n’y emporte par la décision (« Le système (agraire) concerné par le problème des nitrates réunit en priorité les agriculteurs et NAIADE, ainsi que l’équipe de l’INRA contactée par NAIADE et acceptée par les différentes parties comme partenaire scientifique du projet »). Mais les décideurs sont généralement

350 En effet NARCISSE ne s’occupe pas uniquement des questions agricoles, mais plus généralement de tout ce qui touche à la maîtrise de l’écosystème dans la perspective d’une action préventive. 351 Cette « caravane qui monte à Paris » en mai 1991 est composée de chercheurs, d’un formateur, de l’animateur R&D, d’une représentant de NAIADE et de deux agriculteurs et d’une étudiante en DEA.

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les payeurs...

Encadré 8-16: détail de la diachronie des configurations correspondant au moment de gestion

23-nov-90 11-jun-91 28-déc-91

REUNGPNR1° CS

GPG

GPGPGPr&d

GRREUI

GIE

REUNIONS DE TRAVAILSUR LE CADRAGE

G6

EI

GWFORMALISATION DESPROPOSITIONS DE LA RECHERCHE

comités de pilotage

controverse NAIADE etOPA sur valorisation etindemnisation

débat sur la possibilitéd'atteindre 10 mg/l

Présentation du cahierdes charges au GIE

tentative d'enrôlementdu Ministère del'Agriculture

entente des partenairessur le déroulement

b. La Recherche et la formation des agriculteurs

Nous allons maintenant traiter un deuxième exemple de la façon dont les configurations mettent en scène un deuxième moment de gestion avec l’organisation de sessions de formation pour les agriculteurs, telles que prévues conditionnellement dans l’avenant au contrat. Nous allons rendre compte en détail de ce moment de gestion352, et, afin de suivre son déroulement, nous avons porté une diachronie commentée des configurations qui y participent ou le contextualise dans l’Encadré 8-17.

Encadré 8-17: diachronie des configurations correspondant au moment de la gestion de la formation des agriculteurs

352 Soulignons que si nous avons choisi de faire la description de ce moment de gestion, c’est parce qu’il correspond au moment de notre arrivée dans le programme de recherche. Ce choix nous paraissait pertinent pour situer le type de situation dans laquelle notre thèse devait alors se dérouler, et la difficulté qu’il pouvait y avoir à repérer quelque chose comme une gestion dans cette succession de configurations, avec une série d’enjeux divers et imbriqués, avec des controverses plus ou moins fortes et plus ou moins corrélées à des relations entre des personnes qui se « pratiquaient » depuis 5 ans environ pour certaines d’entre elles.

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REUA

REUN

GPNR

CSGR

G6

GWGWE

20-nov-93 30-jan-94 11-avr-94

configuration 6: journées deformation

configuration 1: lancementde la formation

constat que les agriculteurs ne suiventpas les recommandations et quelqueséchanges sur la formation

le CS conseille d'assurer une étanchéité entre leRecherche et le contrôle et d'être plus innovantspar rapport au cahier des charges

configuration 2: discussions et controversessur suivi et accompagnement

explication entre les responsables etNAIADE à propos du travail dur lesfailles et les échanges de données

lettre au responsables devolets sur échéances 94

configuration 4: traitementdu problème de l'injonction

configuration 5: préparation desjournées de formation à NARCISSE

groupe de travail sur la fracturation

présentation de l'état d'avancementau DG de NAIADE

bilan à chaud desjournées de formation

bilan des journéesde formation

configuration 7: reprise descontroverses sur relationsNARCISSE / INRA

Une injonction paradoxale qui dé-constitue la Recherche

Pour NAIADE, l’organisation en volets pour traiter la globalité et la complexité des phénomènes est un gage de sérieux et de confiance dans le suivi du changement, mais c’est aussi paradoxalement pour NARCISSE une prise pour traiter de façon réductrice les différents facettes de ce changement en sollicitant les volets de façon différenciée. A partir du moment où l’animateur R&D est embauché par NAIADE pour prendre la direction de NARCISSE, cette organisation ouverte dont il connaît le fonctionnement devient pour lui un fantastique rayonnage de ressources censées répondre à la demande d’un suivi et d’un accompagnement du changement, puisque tels sont les termes du projet d’AGREV2. En concevant cette deuxième phase comme une phase de mise à l’épreuve et de développement sous le regard impatient de NAIADE, il adresse au collectif des chercheurs une obligation forte d’orienter les dispositifs expérimentaux et les compétences vers un accompagnement serré des exploitants signataires « on attend de l’INRA un conseil technique pointu, presque journalier, sur ce qu’il faut faire: plans de production et de fumure, surface de fauche, gestions des plans de fumure, analyse économique » - Chronique du programme, mars 1933). En prenant appui sur une connaissance parfois intime des chercheurs il peut à la fois se reposer sur les différents volets dans leur dynamique propre, avoir un contact régulier avec les agriculteurs et les responsables de OPA, il devient dès lors le centre du réseau de conception de la situation de gestion (voir chapitre 6).

Face aux obligations propres à la réussite de NARCISSE tant vis à vis des prestations de service et des négociations avec les agriculteurs, que vis à vis de NAIADE et de plus en plus du GROUPE O, le directeur de NARCISSE contracte le suivi des exploitations avec un conseiller bio en juin 1993 et focalise les relations avec la Recherche sur le registre de l’accompagnement du changement. Devant ces demandes répétées, le collectif des chercheurs a du mal à trouver ses marques, cela d’autant plus qu’il faut compter avec une certaine faiblesse des dispositifs expérimentaux et empiriques puisqu’ils dépendent du cours du changement (voir notre deuxième section) en voulant suivre des signataires encore peu nombreux. Cela rend difficile des raisonnements sur le nouveau système de production à portée plus générale. De plus le groupe G6 doit faire face à un changement d’interlocuteur avec l’arrivée du manager exécutif du GROUPE O, le groupe 6+3 devient une configuration difficile pour les

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chercheurs puisqu’ils ont à faire à un trio NARCISSE-NAIADE-GROUPE O connaissant parfaitement les forces et faiblesses du groupe de Recherche et porteur de puissants intérêts toujours difficiles à comprendre dans leurs manifestations locales353.

Cette ouverture qui était un avantage certain en régime de découverte des dispositifs expérimentaux et de leur fonctionnement localisé (les chercheurs invoquant alors la recherche-action de façon non idéologique comme un mode d’organisation des relations entre partenaires) s’est trouvée à partir de 1993 fortement réduite aux seules relations entre NAIADE et la Recherche au sein d’un groupe dit des « 6+3 » rassemblant les chercheurs et trois représentants (NARCISSE, NAIADE, GROUPE O). Au fur et à mesure que l’innovation se concrétise par ailleurs avec les signatures des conventions, cette ouverture réservée aux demandes de NARCISSE dé-constitue la Recherche, principalement selon nous parce que les attributs de la face des chercheurs se trouvent non seulement connus mais exposés et critiquable au sein des instances de régulation et de coordination des relations Recherche / NAIADE. La configuration GPNR devient parfois une instance de contrôle de l’état d’avancement des travaux. Aussi la perspective de réaliser une formation aux agriculteurs signataires qui se précise à la fin de l’année 1993 est perçue par beaucoup de chercheurs comme l’occasion de reprendre l’initiative et peut-être une certaine autonomie.

La mise en oeuvre difficile des journées de formation aux agriculteurs

Ce moment de gestion commence avec une réunion du GPRN qui fixe sur l’agenda la réalisation, prévue au contrat, de 4 journées de formation aux agriculteurs signataires. Le thème de la formation émerge parmi d’autres opérations en cours dont la liste montre la dispersion des problèmes sur le périmètre pour lesquels la Recherche est plus ou moins concernée: le travail expérimental in situ sur le compost pose des problèmes d’échanges d’information entre NARCISSE et la Recherche ; le remembrement en cours sur la zone déclenche une étude d’impact qui concerne la protection de la nappe et pour lequel les géographes de l’équipe sont intéressés parce qu’il pose la question des zones à risques ; le lancement d’un arrêté préfectoral pour l’opération locale environnementale relance les tractations entre NAIADE et les OPA au sujet du foncier ; et le projet agroforestier lié au développement du volet 5 sur le territoire rejoint les préoccupations d’aménagement écologique du périmètre de NAIADE. La réunion est alors tendue avec des points de controverse concernant spécifiquement l’articulation des activités de NARCISSE et de celles de la Recherche, et qui renvoient plus directement à une bifurcation des projets respectifs des deux acteurs de la R&D.

Cette réunion de la configuration 1 (Encadré 8-18) est suivi un mois après d’une réunion de coordination entre les chercheurs et NARCISSE/NAIADE pour faire le point sur les suivis et discuter des modalités de ces séances de formation354. Cette réunion a été extrêmement tendue avec une mise au jour de nombreuses incompréhensions et de sites de conflit notamment sur le dispositif expérimen-tal du compost et sur la circulation des données entre NARCISSE et le chercheur responsable de son son dispositif. L’injonction paradoxale que avons décrite ci-dessus est mise en discussion, mettant face à face les exigences d’un travail scientifique et les obligation du suivi-accompagnement du changement.

353 Les tentatives pour créer un espace de partenariat ouvert entre l’industriel et la Recherche échouent et le séminaire prévu pour traiter des relations Agriculture/Eau et des modalités de partenariat Recherche/Industrie ne parvient pas à voir le jour. Il en est de même d’un projet de film retraçant l’histoire du programme de R&D sur le mode d’un enquête policière, qui ne dépassera pas le stade du script. 354 Huit jours après notre arrivée dans le groupe de recherche, nous assistions alors à notre première réunion.

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Dans ce contexte de tension355, cette réunion aboutit à la mise sur agenda d’une journée de formation de formateurs pour que les cessions de formation soient alignées sur un discours commun « NAÏADE-RECHERCHE ». Cette journée est censée être précédée d’une réunion d’un Groupe de régulation NAIADE-Recherche (GPNR).

A l’issue de cette réunion une lettre de deux chercheurs adressée au responsable scientifique du programme circule dans le groupe (configuration 3 - Encadré 8-18). La configuration 2 a été très mal vécue par certains chercheurs, et la lettre dénonce le caractère injonctif des attitudes du dirigeant de NARCISSE à l’égard du travail des chercheurs. Cette lettre demande la tenue d’une réunion préparatoire à la journée de formation de formateurs qui remplacerait la réunion du GPNR. Elle met en évidence l’existence d’un problème que le groupe se doit de traiter, parce qu’elle problématise très clairement un problème d’organisation des activités de gestion de la Recherche. Nous la donnons dans son intégralité, moyennant une dépersonnalisation.

Outre ce problème de la dénonciation de l’injonction appelant un recentrage du groupe de recherche sur les problèmes qu’il doit traiter, c’est aussi une dénonciation de l’agenda du «design organisationnel». En effet la co-présence des chercheurs du groupe et des responsables de NAIADE et NARCISSE est extrêmement rare, puisque c’est le groupe de régulation GPNR qui fonctionne habituellement, sachant que le groupe de recherche GR est beaucoup plus consacré à une régulation

Encadré 8-18 CONFIGURATION 1 Groupe 6+3 Réunion du 8 nov. 93 : « après la réunion du G6+3 il est apparu possible d’engager des formations au sens classiques pour que des chercheurs et des techniciens présentent aux agriculteurs quelques acquis de la recherche et informations concernant certaines pratiques » Les thèmes ont été proposés: Alimentation Vache Laitière et animaux / Gestion des pâturages / Evolution des Balances et résultats Bougies Poreuses par système de culture / Séchage en grange. Il est convenu que « la formation est une pratique qui a du sens pour tous: chercheurs/NAIADE/agriculteurs, et que c’est l’occasion de faire le point sur les interrogations et de se lancer dans un travail de diffusion » chro.8/11/93. CONFIGURATION 2 Groupe réunissant tous les chercheurs en activité, le directeur de NARCISSE et le

responsable hydrogéologie de NAIADE. C’est une configuration unique en son genre censée remplacer un groupe de recherche « élargi ».

Réunion du 8/12/93 : Discorde sur les relations NARCISSE-Recherche à propos de la circulation de l’information sur compost, et sur la priorité donnée par NAÏADE à l’approche individuelle qui dispose la Recherche en position d’être juge et parti. Le directeur de NARCISSE critique le peu d’implication de la Recherche dans la réussite des signatures et propose une préparation des chercheurs aux journées de formation. Le responsable du programme s’interroge sur l’absence de questionnement (« vers quoi va-t-on ? Quelles perspectives quand la Recherche se retira ? Quelle simulation sur le périmètre ? ») CONFIGURATION 3 Lettre de deux chercheurs au responsable scientifique du programme, Le 20/12/93. "A l'issue d'une discussion, il nous a paru important de réfléchir collectivement, de manière approfondie, à ce qui fonctionne moins bien sur le "chantier NAIADE". Pour cela, il nous semble important de nous extraire temporairement de la pression phénoménale qu'exerce le directeur de NARCISSE. Est-il possible d'envisager une telle réunion à la date du 5/1/1994 ? En effet, il nous apparaît extrêmement regrettable de ne pas réserver de temps consacré à une "pluridiscipline limitée à l'équipe de recherche proprement dite". Plusieurs éléments militent pour cette cause : - la relation entretenue par le groupe des chercheurs et NARCISSE nous apparaît spécialement impropre à la réflexion, dans les termes qu'elle revêt au cours des réunions de type de celle du 8/12/93. On n'imagine pas un seul instant pouvoir débattre de concepts dans une telle ambiance (l'adaptation du concept de projet-situation et de la dialectique pratiques-projet dans un contexte comme celui de NAIADE, mériterait certainement débat comme tu l'as justement remarqué). - il nous semble irrecevable de subir des injonctions alors que certaines enquêtes restent esquivées : le problème des informations sur les chantiers de compostage et d'épandage constitue actuellement l'exemple-type. - certains dysfonctionnements apparents, propres à l'équipe de recherche, ne peuvent persister sans être justifiés, sinon résolus : intérêt et utilisation de la base de données; projet des économistes qui embauchent deux thésards (pour le chantier ?) ; persistance d'une approche inconsistante pour le volet "système d'élevage" et improbabilité forte de mobilisation de CM sur le chantier ; objectifs, contenus et résultats des simulations effectuées sur les trois ou quatre exploitations "suivies", etc. - la "formation des formateurs" (qui doit intervenir dès le 6/1/94) sera-t-elle la première tentative appliquée de pluridiscipline de chantier, et en laisse-t-on la totale organisation à NARCISSE-NAIADE, sans être entendus plus que cela sur les objectifs et une stratégie collective ?

355 Le responsable du GROUPE O appellera d’ailleurs l’un des responsables de la recherche, se demandant si l’INRA voulait se retirer du programme.

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- le mode de débat instauré par le directeur de NARCISSE est une caricature de provocations et de contradictions. Les réactions des uns et des autres sont extrêmement diverses sans être explicitées. L'interprétation des échanges n'est pas envisageable sans une clé que chacun doit donner concernant son attitude particulière. Quand et où cela est-il possible collectivement? Ne faudrait-il pas s'entendre sur une stratégie? Le problème de cette proposition réside dans le fait qu'à date du 5/1/94, il semble que ce soit une réunion mensuelle qui ait été programmée, associant donc NARCISSE, NAIADE et le conseiller bio. Notre proposition exigerait de la différer, peut-être en considérant tout simplement que la réunion du 6/1/94 pourrait en tenir lieu." CONFIGURATION 4 Groupe de Recherche - Réunion du 05-jan-94 mise au point du groupe de recherche sur ses difficultés qui aboutit à l’acceptation de la réunion de formation des formateurs à Narcisse sur la base d’une énonciation de la stratégie du groupe exposé par le responsable : « NAÏADE cherche évidement à contrôler l’INRA, on a de moins en moins besoin de NAÏADE, il faut nous retirer en précisant des thématiques porteuses pour l’avenir. AGREV2 c’est préparer l’avenir ». CONFIGURATION 5 Réunion de préparation aux formations - Réunion du 6 janvier 94. les chercheurs sont réunis à NARCISSE avec son directeur et le conseiller bio, pour préparer les journées de formation. CONFIGURATION 6 Quatre réunions de formation des agriculteurs se tiennent dans les mois de février et mars 1994. Les 7 agriculteurs signataires à l’époque où en négociation sont présents, excepté pour la réunion restituant les résultats sur les fuites en nitrates mesurés par bilan azote et bougies-poreuses. CONFIGURATION 7 Groupe 6+3 (GPNR) - Réunion du 26 avril 1994 Les participants font le point sur les sessions de formation, le responsable GROUPE O est déçu du faible nombre de participants et trouve que la présence massive des chercheurs de l’INRA est une erreur. La discussion sur les relations entre l’INRA et NAIADE vient sur la question de l’enfermement de l’équipe de recherche dans un rôle d’accompagnement des trois exploitations suivies, « il apparaît que c’est un quiproquo, NAIADE ne l’aurait jamais souhaité, et pensait que l’INRA le voulait » chro-26/05/94. Cette réunion est aussi l’occasion de présenter les travaux du volet 3 portant sur les systèmes d’élevage, sur le remembrement en cours sur la zone et sur le lancement d’une étude de réimplantation de l’arbre sur le périmètre.

des activités internes de la recherche. Même si ces injonctions paradoxales étaient parfois dénoncés comme irritantes et insatisfaisantes pour la conduite du travail expérimental, ou bien alors évoquées comme étant traitées au sein du Comité Scientifique sous l’angle des relations entre la Recherche et NAIADE356, elles sont très nettenement décrites comme empêchant notamment l’exercice ordinaire du travail de certains chercheurs. En réponse à ce courrier les responsables de recherche convoquent, en lieu et place d’un groupe 6+3 (GPNR), la réunion d’un groupe de recherche (GR) la veille de la réunion qui doit réunir les chercheurs pour préparer les séances de formation. Quelques jours plus tard une rencontre des responsables et des « trois de NAIADE » ne permet pas de clôre la controverse sur la question de la collecte de données et sur le dispositif de recherche sur le compostage. La tension reste vive au sujet du travail sur la fracturation mené par une équipe d’universitaire et que le responsable du GROUPE O ne veut pas voir associé aux travaux de l’INRA.

Au cours de la réunion du Groupe de Recherche GR, le problème posé dans la lettre est mis en discussion de façon assez débridée et peu structurée. Tout le monde s’accorde pour reconnaître que les demandes du directeur de NARCISSE sont des injonctions trop fortes, et pour faire état des difficultés à la conduite du travail expérimental ou empirique. Le groupe de recherche met à plat les difficultés dont est porteur le programme AGREV2, mais aucune position analytique forte de ces injonctions paradoxales ne fait l’unanimité. Néanmoins une position stratégique est arrêtée qui consiste à consacrer un retrait progressif du programme en travaillent non plus uniquement dans la perspective du suivi-évaluation mais aussi à la formation de nouvelles thématiques de recherche (configuration 4 - Encadré 8-18).

Arrive le jour de la réunion de préparation de la formation (configuration 5 - Encadré 8-18). L’objectif est pour le directeur de NARCISSE que les chercheurs réunis simulent le fonctionnement d’une exploitation signataire à partir des données disponibles issues des travaux du groupe exploitations

356 Le CS qui se tient entre temps conforte le thème de travail sur la circulation de l’eau en profondeur, et les membres du CS manifestent leur souhait de rencontrer les responsables de NAIADE.

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et de celles dont disposent NARCISSE, afin de déboucher sur des « outils de formation et de motivation ». De leur côté les chercheurs s’attendaient à un travail beaucoup plus formel de type formation de formateur. La journée se déroule dans l’ambiguïté de son objectif. Elle consacre beaucoup plus un travail collectif sur la modélisation de l’exploitation à partir d’un cas concret et un « formatage » des chercheurs à la façon dont NARCISSE conçoit l’application du cahier des charges dans les exploitations, qu’une préparation réelle aux formations qui restera de l’exercice de la compétence de chacun des chercheurs impliqués (configuration 6- Encadré 8-18).

Après ces séances de formation, le groupe GPNR (configuration-7 Encadré 8-18) tire un bilan mitigé de celles-ci et maintient un flot d’ambiguïté sur l’évaluation de leur préparation, et il ne sera plus guère question ensuite de la formation au sein des relations entre NAIADE et la Recherche. Par contre au sein du groupe de recherche, nous avons saisie l’opportunité du déroulement de ce moment de gestion pour commencer notre propre recherche en gestion. A partir de la rédaction d’un compte-rendu des journées de formation adressé à tous les agriculteurs du périmètre, suivi d’une relance téléphonique pour prendre contact avec eux dans le cadre de nos propres enquêtes de prise de contact avec le terrain, nous avons tenté de mobiliser les chercheurs autour d’un dispositif de prise de contacts individuels avec les agriculteurs indépendamment des conditions du suivi de NARCISSE. Ce dispositif n’a pas vu le jour. Par contre un bilan sera tiré des observations participantes des séances de formation et renvoyé aux chercheurs lors d’un groupe de recherche en septembre 94. Ce dispositif d’observation participante des ces journées de formation a permis de rendre compte d’une analyse faisant état que les relations tendues entre NARCISSE et le G6 ont conduit les animateurs à des positions de professeurs qui en rajoutaient sur le traitement de la complexité des phénomènes (pédagogie de l’incertain), alors que les agriculteurs souhaitaient au contraire être accompagnés dans une logique de changement de leurs activités (pédagogie du soutien).

Conclusion de l’étude de la « Formation »

Ce que nous avons pris la peine de détailler avec ce moment de gestion nous permet de caractériser ce qui se passe en pratiques dans la gestion des activités de recherche. Cette impression de flou et d’ambiguïté voire de confusion tant dans les relations entre NAIADE et la Recherche que dans les rapports que les chercheurs entretiennent avec leur activité de recherche sur le site, peut être généralisée à l’ensemble de la deuxième phase du programme avec des intensités variables selon les volets et les moments. Cette impression peut se comprendre comme le résultat de la conjonction de différentes propriétés de ces relations dont il nous faut préciser ce qu’elles impliquent.

Tout d’abord il faut noter l’ambiguïté des relations entre NAIADE et la Recherche, qui présentent, une grande fébrilité passant régulièrement du quiproquo, au procès d’intention puis à des phases d’entente. Cette ambiguïté traduit une divergence de vue sur les modalités de l’obtention d’une gestion du problème que nous avons déjà mentionnée, mais aussi une certaine perte de confiance dans l’existence d’un objectif commun à ce partenariat. NAIADE pense, avec raison, que les chercheurs tendent à aller voir du côté de thèmes de recherche hors contrat et la Recherche considèrede son côté la situation de contractualisation des agriculteurs et la volonté de réussir comme une barrière à l’exercice d’activités de recherche sereines sur le site.

Ensuite la pression qui s’exerce sur NARCISSE, du fait des engagements financiers importants qui ont été mis à disposition du système de gestion issu du cadrage, tend à rendre stratégique tout ce qui relève du champ de ses activités. Du même coup les obligations qui pèsent sur la moindre observation empirique rendent les exigences du travail de recherche nécessairement suspectes du fait de l’incertitude que leurs résultats font peser. Cette pression s’accompagne d’une demande implicite d’adhésion aux

III° PARTIE - CHAPITRE 8

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style de gestion du directeur de NARCISSE, notamment dans la façon de concevoir l’application du cahier des charges et les transformations des systèmes de production. Mais le fonctionnement de NARCISSE ne peut faire l’objet d’une discussion sans remettre alors en question la nécessaire rectitude des orientations de NARCISSE au prise à faire la preuve de ses engagements de service auprès des agriculteurs. La difficulté devient alors un cercle vicieux et fait système.

Enfin, du côté de la Recherche, l’accentuation de la dissociation entre un traitement « diplomatique » des obligations et une position plus « sèche » pour maintenir les exigences du travail de recherche tend à créer des modes d’existence « parallèles » du programme de recherche suivant que les chercheurs l’investissent dans le registre d’une activité scientifique ou dans celui d’une activité politique. La disparition du groupe collégial G6 à la fin de 1994 tend à rendre autonomes ces deux plans que le groupe de recherche traite de façon parfois dérivante dans une confusion de discours alternant le registre des contraintes indues, et de la lassitude avec celui de l’ouverture de nouvelles perspectives. Ainsi s’autonomise un fond d’activités et de suivis qui se poursuivent notamment autour des thèses en cours, des systèmes métrologiques de la qualité de l’eau, et des traitements de données accumulées. Les chercheurs se désinvestissant assez largement à partir de 1995. De l’autre côté les relations au sein du groupe 6+3 (GPNR) s’autonomisent dans le registre bien compris du maintien de la face, faisant en sorte de maintenir un cadre de relation respectant les positions de chacun mais traitant de moins en moins du programme de R&D comme projet partenarial.

3.3. Conclusion

Après avoir défini la notion de configuration au regard de quelques éléments de méthode empruntés à la théorie de la décision, nous avons tenté de caractériser dans le temps long du processus des formes remarquables d’agencement des configurations où les chercheurs étaient impliqués. Nous avons ainsi caractérisé une dynamique organisationnelle qui dépasse le strict cadre du programme de recherche et offre beaucoup plus la vision d’un continuum reliant les activités expérimentales ou empiriques à des relations politiques au sein du collectif pertinent pour l’action.

Le «design organisationnel» de ces configurations qui concernent spécifiquement la vie du programme de recherche montre dans le détail de l’étude de deux moments de gestion bien des ambiguïtés sur les rôles multiples qu’y jouent les chercheurs (ambiguïté de rôle), mais également sur la vocation de ces configurations (ambiguïté organisationnelle). En effet les configurations deviennent parfois des « collectifs prétextes » pour traiter des problèmes qui se jouent ailleurs, ou ne pas traiter ce à quoi elles sont destinées pourtant. Ces ambiguïtés n’ont pas systématiquement un rôle négatif dans la façon dont les chercheurs sont présents dans le déroulement du processus, elles permettent notamment une grande perméabilité entre les nombreuses configurations existantes et facilitent la circulation de l’information et au delà l’actualisation d’un sens commun. Ainsi vis à vis de cette multiplication des configurations, les synoptiques diachroniques apparaissent comme de bons indicateurs de tendance dans le temps long, et leur mise à plat permet de repérer et décrire des tendances ou des phénomènes organisationnels357.

Par contre l’étude de moments de gestion particuliers implique un traitement beaucoup plus centré sur les interactions entre acteurs, et donc une analyse de contenu des configurations, ce qui relativise alors le sens de la spécificité organisationnelle des configurations pour laisser place à des trajectoires de 357 Ces synoptiques pourraient jouer le rôle d’indicateurs pour une gestion en continu des activités de recherche Nous avons d’ailleurs utilisé une telle représentation de l’ensemble du processus sur une grande carte pour avoir en permance sous nos yeux sa dynamique organisationnelle tracée par la tenue de ces configurations.

III° PARTIE - CHAPITRE 8

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controverses ou d’accord qui sont en quelques sortes transervsales à cette spécificité. L’étude des pratiques de gestion apparaît alors comme devant également saisir, au sein de configurations en devenir, des interactions situées qui problématisent la façon dont les acteurs s’appuient eux-mêmes sur de l’organisation dans le sens de l’accomplissement d’un ordre à faire exister, ou créent de l’organisation qui virtualise celle existante, cela à des fins critiques ou d’intention d’action. Ce régime de transformation de «l’organizing», souvent insensible, s’exprime à travers les ambiguïtés qui semblent être le lieu de la transformation des règles de traduction qui permet d’envisager également une transformation des accords sur le cadrage du programme par la modification des critères d’inclusion des actants ou de leur identités358.

Pour compléter cette caractérisation, il faut souligner que les configurations d’interface entre la Recherche et le processus opèrent en quelques sorte ce travail de traitement des exigences et des obligations dans le «design organisationnel» du programme. Mais cela n’est plus le cas à partir du moment où l’accès au terrain se rétrécit et où NARCISSE devient un partenaire incontournable pour suivre le changement. Cette focalisation des relations aux terrains à travers le rôle ou l’entremise de NARCISSE a ainsi formé une contrainte majeure que l’invocation de perspectives de Recherche-Action retrouvée avec les agriculteurs a permis de tolérer.

La dynamique organisationnelle du programme nous semble alors pouvoir supporter une interprétation vitaliste du simple fait que le projet de recherche est vécu comme un accomplissement finalisé par sa propre disparition, mais devant servir pourtant d’expérience collective et de tremplin pour des problématiques plus disciplinaires à défaut de pouvoir se re-produire. Sur ce point la diachronie des configurations propres au programme de recherche nous paraît riche de sens. Partant d’un mode de relations établies sur la base de la recherche d’une coordination élargie entre les activités particulières de la Recherche (à travers des groupes de travail, des volet, des noeuds de collaboration) et le monde extérieur (les nombreuses configurations d’interface), le «design organisationnel» fait apparaître un recentrage sur les relations avec NAIADE qui se police en séparant une face politique et une face scientifique que la dualité du «leadership» rend supportable. A défaut de rendre complètement traitable le mélange des exigences et des obligations qui pèsent sur les activités des chercheurs, l’élargissement du Groupe des 6 (G6) à tous les chercheurs en activité (GR) contient le transfert ambiguë de la collégialité du groupe des responsables de volet à tout le collectif, ce qui était justifié par la diminution du nombre de chercheurs, mais plus discutable du point de vue de la constitution de ce collectif.

Cette simplification du «design organisationnel», censée diminuer une multiplication parfois factice des niveaux de décision, pose par contre un énorme problème de cohérence puisque ce qui est séparé par la dualité du «leadership» pour traiter avec NAIADE, se trouve mélangé dans le groupe de Recherche. Cela correspond à un paradoxe assez important puisque le problème majeur que rencontrent les chercheurs tout au long d’AGREV2 est justement de parvenir à produire une évaluation sincère du changement, ce qui implique de séparer les exigences de NAIADE et les exigences du travail de la preuve. Seul alors le fonctionnement du groupe de recherche peut permettre de dépasser ce paradoxe en séparant justement, au sein de ce fonctionnement et dans les interactions, les deux registres. Cela conduit alors à mettre au centre de ce problème de gestion la question de l’exercice du «leadership» et de l’animation de ce groupe par rapport à ce problème. Du même coup ce sont les responsables du programme qui se trouvent en position quasi schizophrénique.

358 Il apparaît alors possible de lier le jeu des ambiguïtés de rôle et des ambiguïtés organisationnelles à la dynamique des accords sur les règles, et donc sur la convergence du réseau de conception de l’innovation - au sens de Callon (1992).

III° PARTIE - CHAPITRE 8

322

La conséquence de cette orientation signifie alors pour ce collectif qu’il ne peut plus fonctionner comme un groupe de recherche « habituel » où les travaux, les résultats et les projets sont présentés et discutés, et où se régulent les activités de la recherche par rapport au programme. Il devient un groupe où se formulent des stratégies pour traiter le problème de la confusion des exigences et des obligations et un collectif étrange ayant des difficultés pour formuler ses problèmes. Les chercheurs buttent alors sur une ambiguïté forte d’organisation, et sur un problème de micro-changement organisationnel. Cela est de plus renforcé par la façon dont des décisions peuvent être prises dans ce groupe où la distinction entre responsables de volet, chercheurs, technicien et thésards conduit à des ambiguïtés de rôle dans l’exercice de la collégialité.

En cette fin de programme les chercheurs étaient ainsi face à un délicat problème de management stratégique de ce qu’ils allaient faire de ce qu’ils avaient produit et de ce qui pouvait en être dit dans le cadre d’une évalution de la situation de gestion, tout en étant face à l’obligation d’énoncer ce que signifiait ce programme de recherche en tant qu’expérience collective.

CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE

III° PARTIE - CONCLUSION

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CONCLUSION

Pour explorer les modalités d’intégration de la Recherche dans le processus d’invention d’une gestion du risque de NAIADE, nous avons rendu compte de la structuration cognitive du programme de recherche et de son évolution en concluant sur une certaine perte de consistance du projet dans la deuxième phase par rapport aux intensions du projet pionnier. Plus exactement les termes de cette recherche-développement partenariale contenant une négociation élargie des questions de recherche et des modes d’exploration de solutions, qui étaient virtuellement possibles dans la construction du programme de R&D, sont devenus, pour les chercheurs, de plus en plus difficiles à exposer comme à concevoir en pratique et dans l’organisation de leurs activités. C’est bien l’hypothèse d’une difficulté non surmontée qu’il nous faut retenir359 eu égard ce qu’a pu mettre en évidence la difficulté d’une activité expérimentale et empirique sur la transformation des activités agricoles, et surtout la réduction progressive d’une prise sur le programme de R&D tout d’abord, puis sur le programme de recherche lui-même ensuite.

La ligne de pente d’achèvement du programme de recherche s’accompagne d’une déconstitution progressive de l’adhocratie opérationnelle que la seule mort annoncée et « naturelle » de tout projet ne suffit à expliquer. Un certain nombre d’explications tiennent à la particularité de l’expérience collective inédite que les chercheurs ont souhaitée au sein de ce laboratoire Hors-Les-Murs. Elles sont donc à situer au niveau même de ce type de recherche appliquée et impliquée dans l’action fortement dépendante d’un contexte. Enfin on peut songer trouver dans les pratiques de gestion des activités de recherche qui sont parties-prenantes du processus d’innovation, des éléments d’explication de cette déconstitution. Il est alors difficile de rechercher une détermination stricte de celle-ci qui se reporterait sur l’une des trois composantes suivantes: fin « naturelle » d’une adhocratie et phénomène de décompensation dans l’achèvement, pression du contexte d’invention de la situation de gestion qui tend à limiter les activités de recherche à une évaluation des transformations pour une garantie de bonne fin, et difficultés à envisager des procédures de gestion au sein du programme de recherche au regard d’un manque d’expérience de telles situations et d’un manque de lisibilité dans la valorisation possible de cette expérience.

Très précocement le collectif s’est d’ailleurs trouvé dans l’impossibilité d’un travail rapproché avec un nombre suffisant d’agriculteurs. Les configurations où se négociait alors la re-définition des activités agricoles ont augmenté en nombre et se sont trouvées séparées suivant un registre de la régulation politique et un registre de la coordination des compétences techniques, qui semblent avoir créé une polarisation limitant un régime d’hybridation des techniques et du social (le cadrage posé par NAIADE n’a pas subi de transformations notables). Cette séparation s’est retrouvée de façon identique dans l’organisation de la Recherche et s’est fortement cristallisée dans la conduite des activités expérimentales sur les pratiques des agriculteurs qui ont connu une multitude de représentants dans le processus (les porte-paroles officiels des OPA, les responsables de NAIADE et les chercheurs). La création de NARCISSE qui émerge à la fois comme point de passage obligé du processus d’innovation et comme dispositif de gestion délibéré de NAIADE, a été pour le collectif des chercheurs une transformation forte des conditions de la conduite des activités expérimentales et politiques de la Recherche.

359 Nous renvoyons ici aux trois hypothèses que nous avions émises en conclusion de l’étude de l’évolution de la structuration cognitive du programme dans la première section du chapitre 7.

III° PARTIE - CONCLUSION

323

L’ensemble du programme de recherche, pris comme expérience originale d’un travail au sein de ce que nous avons appelé Laboratoire Hors-les-murs, s’est peu à peu trouvé dans une position de régression expérimentale, qui consistait à ce que les exigences de la conduite des activités de recherche soient de plus en plus soumises à un suivi-évaluation de la situation, lui-même réduit par la difficulté d’explorer largement différentes situations d’exploitation agricole, et aux obligations que les commanditaires adressaient légitimement en se référant au contrat de recherche. Toutes les tentatives pour sortir de cette réduction du programme en tentant d’imposer ou de négocier avec le commanditaire des façons différentes de prendre et de mettre en gestion le problème (circulation de l’eau souterraine, sociologie des relations, territoire et forme agro-physionomique à orientation paysagère) ont été toujours contestées par NAIADE, sachant qu’elle ne les avait pas sollicitées contractuellement d’une part, et que cela aurait impliqué un plus grand rapprochement des partenaires et donc plus de précisions sur le contenu des intérêts stratégiques du GROUPE O d’autre part. De fait la participation de la Recherche à l’établissement de la solidarité gestionnaire ténue qui caractérise aujourd’hui la situtation de gestion à NAIADE-Land, l’a été par « procuration » à travers le cahier des charges et le suivi de quelques exploitants expérimentaux.

Le problème que l’équipe de recherche ne semble pas avoir pu alors traiter dans cette deuxième phase du programme, est celui d’avoir en tout lieu et en tout temps de plus en plus confondu le programme de recherche que désirait NAIADE pour suivre et évaluer le changement, le programme de R&D avec les partenaires qu’imaginaient les chercheurs dans le maintien d’un projet de recherche-action, et le programme de recherche qui se réalisait tant bien que mal dans les pratiques. Cette confusion a pu se trouver renforcée par le passage de l’animateur du programme de R&D ex-conseiller agricole vers NARCISSE qui pouvait laisser croire à une continuité. Elle nous semble également être contenue dans l’effet contre-intuitif qu’a pu jouer l’ambiguïté de rôle ou d’organisation dans cette deuxième phase où le volume d’activité allait en décroissant, tout comme le nombre de chercheurs concernés. Les controverses qui ont pu naître au sein du collectif de recherche ou avec NAIADE ont pourtant bien mis en évidence la nécessité de séparer les activités expérimentales orientées vers l’établissement d’une évaluation du changement, et les activités de développement de la situation de gestion pour le commanditaire. Mais le design du «leadership» du programme et la réduction du collectif à une configuration unique semble n’avoir pas complètement permis d’opérer une telle séparation, et en tout cas celle-ci est restée un problème permanent identifié mais non complètement surmonté. Si les exigences et les obligations qui pesaient sur la Recherche ont été traitées dans un régime de propositions et d’actions diverses durant toute la première phase de diagnostic, la Recherche a eu les plus grandes difficultés à établir les exigences propres d’un travail scientifique visant l’évaluation du changement et à contenir le désir de la réussite de la mise en gestion du risque qui animait NARCISSE/NAIADE/GROUPE O.

Le maintien de cette ouverture du collectif des chercheurs au processus, voire parfois d’un don de soi qui a caractérisé le pari réussi de la Recherche dans la première phase, ont certes permis la création d’un potentiel de situation favorable à l’invention de la situation de gestion (donc de 1988 à 1991). Cette ouverture à la négociation des activités de recherche est devenue ensuite pour NARCISSE une veritable machine à instrumenter la Recherche pour assurer à NAIADE un suivi du changement et peut-être également un allié pour convaincre les agriculteurs grâce au maintien de la présence de la Recherche de 1992 à 1995 en plein régime d’adoption des conventions. Ainsi l’existence d’une deuxième phase au programme de recherche dans la foulée de la première vient en porte-à-faux vis à vis du régime d’adoption des conventions, dans la mesure où la Recherche poursuivait la volonté du projet pionnier d’un travail rapproché avec les acteurs, tout en acceptant le principe d’une évaluation d’un

III° PARTIE - CONCLUSION

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changement encore incertain en 1992 et qui ne s’est manifesté de façon significative que très tardivement.

L’état des lieux des productions de ce programme et l’effectivité du changement de l’agriculture de la zone attestent cependant que malgré ces nombreuses difficultés pour parvenir à maintenir les exigences du projet pionnier, quelque chose s’est passé. Le rapport de synthèse du programme et la restitution des résultats aux commanditaires (NAIADE, GROUPE O, et Responsables Agriculture des 6 Agences de l’Eau) a fait état, dans la limite des connaissances actuelles, d’une amélioration de la qualité de l’eau mesurée au niveau des bassins d’alimentation de certaines sourcettes du périmètre360, d’autres bassins faisant état d’une stagnation ou de la poursuite de l’augmentation du taux de nitrate. Par ailleurs le dispositif des bougies poreuses permet d’établir la possibilité de tenir l’exigence des 10 mg/l sous les racines sur une année au niveau de parcelles respectant le cahier des charges. Enfin la soutenabilité économique du nouveau système de production est assurée pour l’instant grâce aux compensations financières transitoires, aux services proposés par NARCISSE et à des quotas laitiers supplémentaires, ainsi qu’à un important effort de restructuration foncière et d’investissements réalisés par NARCISSE. Par ailleurs un certain nombre d’enseignements ont été tirés de la façon dont les chercheurs ont inscrit leurs activités au sein de ce laboratoire Hors-Les-Murs dans le processus d’innovation, faisant notamment état des conditions à réunir pour obtenir un changement des pratiques agricoles (pour une présentation plus complète des conclusions du programme on se rapportera au Texte 1-A8 de l’annexe A8).

Mais ce qui caractérise globalement le rapport de synthèse c’est le degré de précaution que les chercheurs ont pris pour exposer leur évaluation du changement, au regard principalement de la faiblesse du pas de temps d’observation des effets de la transformation de l’agriculture du site, mais également de la faiblesse d’un renseignement sur la transformation effective des pratiques pour les raisons que nous avons déjà eu l’occasion de décrire. Il est donc beaucoup plus aisé de saluer la réussite de l’invention de cette gestion du risque par l’importance des transformations et le nombre considérable d’exploitants qui ont aujourd’hui adopté le nouveau système de production proposé, que de parler d’une amélioration de la qualité de l’eau et d’une soutenabilité économique dans les termes qui sont ceux du contrat de recherche et des conventions passées avec les agriculteurs. Ainsi la question du respect de la contrainte de 10 mg/l en tout point du périmètre sur la durée d’une rotation, ainsi que celle de la soutenabilité économique des exploitations agricoles restent une question encore ouverte qui impliquerait un travail de suivi et d’évaluation encore pendant quelques campagnes agricoles.

Il semble néanmoins que NAIADE et le GROUPE O, ainsi que l’Agence de l’Eau soient satisfaits des résultats obtenus et du partenariat avec l’INRA-SAD, cela d’autant plus que NARCISSE représente aujourd’hui un centre de compétences appréciable et une expérience solide de R&D pour la protection du bassin d’alimentation d’un gîte hydrominéral selon des contraintes fortes qui ont alors valeur d’indicateurs extrêmes pour des captages d’eau potable. Les commanditaires, comme la Recherche, s’attachent ainsi à considérer l’expérience elle-même comme une source d’apprentissage qui rend transposable un certain nombre de méthodes dans d’autres situations. Ainsi ce programme de recherche aura été riche d’expériences diverses pour de nombreux acteurs, chercheurs y compris. Il représente par

360 Le lien entre les modifications des couverts végétaux de surface et les pratiques agricoles et l’amélioration de la qualité de l’eau au niveau d’une sourcette reste cependant à établir de façon statistiquement significative. Or il apparaît difficile d’établir quelque chose comme un témoin de référence si les changements in situ ne peuvent faire l’objet d’un contrôle ad hoc pour ce type d’évaluation. On retrouve ici le même problème que pour les bougies poreuses quand celles-ci ne mesurent plus que des parcelles dont les pratiques culturales sont celles du cahier des charges (voir Chapitre 7, 2° section).

III° PARTIE - CONCLUSION

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sa longueur et les difficultés rencontrées une source d’apprentissage encore à valoriser. Il aura très certainement beaucoup fait parler et interrogé un grand nombres de personnes dans le Développement Agricole, mais il a également été l’occasion de développer de nouveaux dispositifs expérimentaux sur le phénomène de la lixiviation des nitrates dans des zônes de contraintes extrêmes, et de formuler de nouvelles connaissances et de nouvelles ingéniéries de la transformation des activités agricoles dans un optique de protection de l’environnement361.

En revenant alors au collectif des chercheurs pour apprécier cette possibilité d’un apprentissage, ce qui semble poser beaucoup plus de problèmes c’est de savoir ce que ce souhait d’une étude « de la globalité et de la complexité du système agraire » a pu donner si on considère maintenant l’expérience à tirer du programme à l’échelle de ce laboratoire Hors-Les-Murs. Sur ce point, les faiblesses de la production d’un travail interdisciplinaire conclusif sur l’état du système agraire après tranformation marque la deuxième phase du programme, cela d’autant plus qu’elle s’affichait sous l’égide d’une « Pratique et théorie du changement ». Ainsi, à cette contribution majeure de l’équipe de recherche à la construction d’un collectif par lequel est passé l’innovation sociotechnique, répond une déconstitution progressive du collectif des chercheurs dans le sens de la « mort annoncée » d’une adhocratie opérationnelle qui nous semble renvoyer à l’existence d’un problème de gestion. Un apprentissage de cette déconstitution peut être tiré, autant pour soutenir l’évaluation des transformations du système agraire par une évaluation conjointe des pratiques de recherche qui y sont associées, que pour une évaluation pro-active visant d’autres situations et des décideurs publiques ou privés externes au processus.

C’est très précisement sur ce point que s’est portée notre intervention, cherchant à considérer cette « ligne de pente » vers la déconstitution de la Recherche comme pouvant faire l’objet d’une gestion visant à positiver l’existence d’un laboratoire Hors-Les-Murs, tant du point de vue de ses résultats que de son importance dans l’invention d’une gestion pourtant très directement arrimée au projet de maîtrise de NAIADE. La justification d’une telle volonté de positiver cette dé-constitution, nous la posions au nom justement des exigences que les chercheurs s’étaient fixés dans le projet pionnier d’une part, et des obligations qu’ils avaient acceptées en signant pour AGREV2 d’autre part, c’est à dire sans chercher des critères de « bonne gestion » en dehors du projet. Enfin il nous semblait, et c’est encore le cas, que cette question de la constitution des collectifs de chercheurs qui fabriquent ou participent à la distribution des risques nous offrait un terrain de prédilection pour problématiser ce face à face entre Science et Gestion, en repliant notre propre envie de connaissance sur cette question dans une mise à l’épreuve d’un savoir-actionnable empruntant ses méthodes à la sociologie de l’innovation. Ainsi nous n’échappions pas, nous aussi, à la problématique du phénomène gestionnaire. C’est cette intervention qu’il nous faut maintenant présenter et analyser, pour en tirer des enseignements.

361 Voir Rapport de synthèse du programme de recherche AGREV (1996) disponible auprès de l’INRA-SAD.

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QUATRIEME PARTIE

Enseignements d’une recherche-intervention sur la gestion de la recherche

« Cause et effet - Avant l’effet on croit à d’autres causes qu’après ». F.Nietzsche

César: La pudeur, c’est un sentiment délicat et nuancé, un sentiment très fin, et très joli... La pudeur, c’est tout le contraire de l’Escartefiguerie. Moi par exemple, c’est par pudeur (A VOIX BASSE) que je ne vous ai pas raconté un secret de famille, secret qui a éclaté la semaine dernière, et qui est peut-être la cause du départ de mon Césariot. (AVEC FORCE). Ce secret, je ne peux pas vous le dire. (AVEC MOINS DE FORCE). Enfin, je ne peux pas vous le dire à la terrasse... » M.Pagnol.

IV° PARTIE - INTRODUCTION

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INTRODUCTION

Partant de l’exploration de la formation du gérable dans des situations multi-acteurs impliquant la nécessité d'une coordination au nom de la résolution d'un problème d'environnement, nous sommes passés à l’exploration des activités de recherche qui s’y trouvaient traduites. Ces activités d’observation et de description-participante auxquelles nous nous sommes livrés pour cela, peuvent être considérées comme formant un travail de terrain comportant une variété d'actions et de positions adoptées au sein du groupe des chercheurs362, cela dans le but de nous donner prise aux différents moments où se jouait la gestion des activités du programme. Nous avons alors mis en évidence dans la partie précédente que la charge de la preuve expérimentale et l’engagement de la Recherche dans la mise en circulation d’énoncés au sein du processus la conduisait à devoir faire face à un processus de déconstitution de l’adhocratie opérationnelle sur laquelle elle fondait le sens et l’organisation de ses activités. Nous allons dans ce chapitre proposer un diagnostic de cette déconstitution et nous interroger sur les façons de la considérer, et de la faire considérer par les chercheurs, comme un problème de gestion. C’est à partir d’un tel investissement d’« introspection sympathique » que nous avons alors pu poser le momentum d’une intervention pour proposer une façon de traiter ce problème dans l’achèvement du programme, et parcourir ainsi le chemin de l’exposition d’un savoir-gestionnaire dans l’action, participant localement à ce que nous avons appelé, en première partie, le phénomène gestionnaire.

La difficulté d’un tel parcours qui s’appuie sur l’observation participante dans le projet d’une intervention, est de conjuguer l’exigence d’une attitude compréhensive, avec l’obligation d’une certaine opérationnalité de cette compréhension du fait qu’elle est orientée vers le traitement d’une situation problématique pour les acteurs. Le chercheur en gestion se situe alors de façon ambiguë entre une position proche de celle du sociologue passant des choses aux mots, et celle de l’ingénierie organisationnelle passant des mots aux choses. De façon plus ou moins assurée il prend alors le risque de devenir lui-même gestionnaire et d’oublier le contenu heuristique de son projet. Loin de considérer cette confusion des attitudes comme la perte d’une quelconque scientificité, c’est à partir d’un travail de distanciation et d’engagement au regard de ce risque, que se joue conjointement selon nous une étude des pratiques de gestion liée à une intervention à caractère propositionnelle, et donc cette qualification de chercheur-intervenant que nous décrivions dans la première partie. L’objectif de la démarche est alors de mettre à l’épreuve des connaissances générales ou spéculatives dans une expérience particulière de cette position délicate qu’occupe le chercheur en gestion entre « tour de main » et « effet de vérité » (Dumez, 1996), démarche qui nous semble adresser une réponse possible, parmi d’autres, aux difficultés que les sciences de gestion éprouvent pour se constituer tout comme celles pour définir une unicité de leur objet (Cohen, 1989).

Fort de ces considérations, reste à fonder le propos de notre intervention par rapport au face à face Gestion/ Science dont nous avons décrit l’enjeu dans le chapitre 4. Cette position récursive d’une recherche en gestion sur les pratiques de recherche nous semble rencontrer en général et en particulier dans notre cas d’étude, le type de situations décrites par Beck (1992) dans son approche de la société du risque. Son argumentation, relative notamment aux risques sanitaires et environnementaux et de leur

362 Nous prenons « tardivement » connaissance de l’article de Dodier et Baszanger (1997) qui contient un certain nombre d’éclairages sur l’enquête ethnographique dans lesquels nous trouvons de nombreuses réponses ou pistes de réponses aux interrogations nécessairement fortes qui ont marqué l’émiettement de notre travail de terrain.

IV° PARTIE - INTRODUCTION

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conséquences pour la société industrielle363, propose de dire que « nous » sommes dépendants de la construction de ces risques par l’affirmation d’une démonstration scientifique de leur existence364, et que le développement de différentes formes de production ou de traitement de ces risques est inhérent à la modernisation. Le recours à l’instance de véridiction qu’est l’institution de la Science devient alors un mode d’existence de l’affirmation de la modernité à travers l’existence des risques comme de leur contestation. Plus généralement cette construction des risques suppose, pour ceux qui n’en n’ont pas l’expérience directe de la production de ces risques, la croyance en un monde de l’invisible fait de radiations, de pollutions, de cancers voire même d’exclusion sociale, monde pour lequel des professionnels de la connaissance scientifique attestent du degré d’existence tout en contribuant paradoxalement à leur production (même si ce ne sont pas les mêmes qui font les deux). Du même coup la tenue des compétences professionnelles des chercheurs aux yeux et à la face du monde, selon toute une série d’audiences allant du décideur au grand public, constitue un mode d’existence politique de ces risques qui questionne l’organisation et la gestion du monde de la recherche.

De ce cadre découle deux considérations, l’une concernant la façon dont ce monde traite réflexivement ou pas cette question de l’implication de la Science dans la société du risque, l’autre concernant la façon dont le chercheur en sciences humaines qu’est le chercheur en gestion s’inscrit lui-même dans une production de discours sur la façon dont ce monde gère ses propres activités.

Pour la première considération, si on suit toujours Beck (1992) dans sa troisième partie, l’organisation et la vie du monde de la recherche rencontre, dans l’affirmation de l’institution de la Science au nom de la modernité, la difficulté de mettre en relations sociales et politiques le monde de l’activité de la recherche dans l’enceinte de la Science-en-train-de-se-faire, avec celui tout aussi bruyant et controversé des groupes sociaux ou acteurs institutionnels qui veulent savoir pour décider et adressent leurs propres exigences aux scientifiques. Selon Beck, la monopolisation de la domestication du risque par la science et la technique que véhicule l’idée de modernité (ou sa critique) tend pourtant à s’estomper quand les institutions de la recherche deviennent réflexives dans la production et le traitement de différentes formes de risques. Ces institutions entrent alors dans des zones étranges de la conduite de leurs activités, où leur crédibilité reste celle de la crédibilité de la production ou du traitement des risques qu’elles prennent en charge, mais où s’ajoute celle d’énoncer publiquement les formes spécifiques de pouvoir qui sont impliquées dans la distribution de ces risques au nom d’une certaine universalité de la connaissance, voire au nom de la démocratie et du respect des personnes. Comme Beck le suggère sous l’appellation de modernisation réflexive, il s’agit alors pour les institutions de recherche de prendre les processus d’apprentissage réflexif de la co-présence de différents mondes comme l’enjeu que propose la société du risque dans laquelle il dit que « nous » somme rentrés (Beck, 1992, chapitre 2). Avec l’engagement politique de la recherche agronomique dans la modernisation de l’agriculture d’après guerre, puis localement son investissement progressif dans des programmes liés à la protection de l’environnement, nous avons un joli cas de figure de cette modernisation réflexive, dont notre cas d’étude forme alors une exemplification tout à fait pertinente.

Pour la deuxième considération, ce modèle général pour penser la question de la prise en charge ou la production de risques par la technoscience nous permet de situer l’étude de la gestion des activités de la recherche que, si et seulement si, le chercheur en gestion s’expose lui-même, au regard des connaissances générales de sa discipline, à la prise de risque d’une expérience personnelle de ces

363 C’est bien ce type de risque auquel nous avons à faire dans notre étude comme nous l’avons montré dans la description du recours de NAIADE à la Recherche pour l’invention d’une situation de gestion. 364 Nous renvoyons ici plus particulièrement au chapitre 2 et au chapitre 7 de Beck.

IV° PARTIE - INTRODUCTION

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connaissances au sein de cette modernisation réflexive. C’est, nous semble-t-il, la seule voie pour ne pas tenir les recherches en gestion à distance de la démystification de la rationalité scientifique afin d’envisager les activités de recherche comme pouvant, voire devant, faire l’objet d’une gestion au nom de la production et du traitement de ces risques. Mais c’est aussi en quelque sorte une attitude incontournable à partir du moment où justement on ne milite pas pour des sciences de gestion imitant, à grand ou peu de frais, les sciences dites « dures », et à partir du moment où la question de la gestion des activités de recherche se posent aujourd’hui avec acuité tant pour l’efficacité des investissements qu’elles supposent que pour doter le monde de la recherche d’une réflexivité vis à vis de ses engagements dans la société du risque.

C’est dans un tel cadre que nous avons placé le sens de notre intervention dans le groupe de recherche dont nous venons d’étudier les activités en liaison avec le traitement du risque créé par la rencontre de deux modernisations industrielles, celle de l’agriculteur et celle de NAIADE. Nous allons maintenant en deux chapitres: présenter et analyser notre intervention en la considérant comme une expérience particulière de ce problème de la modernisation réflexive (chapitre 9), puis tirer des enseignements sur la gestion des activités de recherche de ce programme et sur le type de recherche en gestion que les prendre comme objet suppose (chapitre 10).

CHAPITRE 9

Restitution et analyse de l’intervention

Morris Zapp montra le gros disque en plastique accroché à son revers de veston sur lequel était imprimé son nom à l'intérieur d'une inscription circulaire : "7° Congrès International de Sémiotique Littéraire". Sur son autre revers, il portait un bouton en émail brillant où on lisait : "Tout décodage est un autre codage". "Je l'ai fait faire sur commande dans une maison de chez moi qui fait des badges, expliqua-t-il. Tout le monde ici en est fou. Si j'en avais apporté une centaine, j'aurais fait fortune." D. Lodge D., Un tout petit monde, , 1992.

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INTRODUCTION

Nous souhaiterions que cette introduction soit l’occasion de marquer un changement de registre par rapport à la description du processus et à celle de l’étude des activités de la Recherche, sans pour autant nous écarter d’un certain nombre de références et d’orientations qui ont soutenu nos propres activités de recherche pendant une tranche de vie de trois ans et demi.

Pourquoi « tranche de vie », pourquoi une telle expression qui pourrait laissait entrevoir la tentation d'une dramatisation littéraire là où un effacement de l’auteur derrière ses propres dispositifs empiriques est attendu ? Parce que nous avons passé plus de trois années au sein d’une équipe de recherche et que nous nous sommes consacrés de façon assez totale à ce travail en contenant nos relations quotidiennes dans le registre professionnel, ce qui, à la lecture de quelques récits ou manuels d’ethnologues (Malinowski, 1989; Jorgensen, 1989; Barley,1994; Copans, 1996), semble assez équivalent à leur propres pratiques, l’exotisme en moins peut-être. Mais nous ne pourrions nous satisfaire de cette implication, pour décrire le type d’activités que nous avons conduites dans ce programme, car elle ne rendrait justice ni au sens de notre intervention, ni à l’orientation des sciences de gestion vers un questionnement sur les actions qui traduisent une volonté de maîtrise justement.

Ainsi, moins que de partir à la recherche d'une scientificité supposée justifier a posteriori de la pertinence de cet ensemble de positions (évidement vécues parfois comme marginales-sécantes), il va être proposé et soumis au lecteur, dans cette troisième partie, une rationalisation de ce que cette activité de recherche a permis de construire, de performer et de révéler. Ce chapitre vise donc à tenir le pari qu'une telle pratique de recherche-intervention est tenable, avec ses imperfections et ses limites, voire ses paradoxes aussi, et cela quitte à définir les conditions à réunir pour en faciliter la conduite dans d’autres études de ce genre. Sans parler d’administration de la preuve, il s’agit de faire état de ces pratiques de notre travail de recherche-intervention qui nous ont permis d’accéder à ce phénomène gestionnaire qui nous préoccupe.

Dans le prolongement des considérations du chapitre 2 relatif à la manière dont nous avons cherché à articuler, dans ce travail, une attitude compréhensive et une attitude propositionnelle, nous allons présenter les méthodes et la stratégie de notre intervention puis en conduire le récit et l’analyse en précisant comment elle a été négociée à travers la proposition d’une lecture sociologique des discours des chercheurs sur le programme et sur le processus d’innovation. Enfin nous restituerons et analyserons cette intervention, pour, en conclusion, proposer quelques enseignements du bilan qu’elle permet de tirer et ouvrir la perspective d’une gestion de la recherche particulière s’appuyant sur le rôle possible du chercheur-intervenant en gestion

1. METHODE ET STRATEGIE DE L’INTERVENTION

Notre travail de description compréhensive du processus et d’analyse des activités de recherche n’a pas consisté à exercer une simple activité d’ethnographe, faite d’observations détachées. Nous avons aussi conduit une activité de recherche en jouant de l’étrangeté de notre position entre une participation au volet socio-économique du programme (parce que tel était notre point de chute au départ dans la perspective de constituer les matériaux nécessaires pour tracer l’invention de cette situation de gestion) et une participation à la gestion des activités de la recherche au sein des nombreuses configurations qu’il nous était possible d’investir. Puis dans un crescendo d'engagements continus au sein des moments de la gestion des activités, nous nous sommes avancés vers cette position où il a été possible de saisir

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l’opportunité de faire de notre diagnostic intuitif d’une certaine déconstitution de la Recherche l’hypothèse de travail d’une enquête sociologique auprès des chercheurs. Notre activité de chercheur en gestion devenait ainsi stratégique dans le fait d’articuler des méthodes de recherche adaptées à l’étude de la Recherche et une visée managériale ou notre propre stratégie d’intervention se trouvait reprise dans celle de la Recherche, liant procédures de l’intervention et procédures de management stratégique de l’achèvement du programme (Avenier, 1989).

A travers ce travail, nous pouvions alors inscrire de façon précise comment les membres du groupe de recherche se constituaient leur propre lecture du programme à travers le compte-rendu de leurs pratiques et de leur implication dans le processus. Sur la base d’un tel diagnostic ainsi réfléchi par la scène de l’entretien sociologique, nous avons alors pu formuler une évaluation du programme pour, après accord des responsables du programme et négociation avec les chercheurs, conduire et animer une opération de management stratégique de son achèvement. Cette opération a pris la forme d’une procédure qui a cristallisé notre intervention dans le déclenchement d’un projet visant à faire réaliser au groupe des chercheurs un certain nombre d’épreuves pour retrouver une position d’acteur dans le programme de R&D, et considérer la clôture du programme de recherche comme une opération spécifique d’apprentissage organisationnel de leurs activités au sein de ce laboratoire HLM que nous avons décrit. Parler ici d’un trajet d’initiation365 à une méthode de recherche-intervention en gestion sur les activités de recherche pourrait assez bien convenir pour dénommer ex-post cette démarche dont il nous faut maintenant préciser les tenants et les aboutissants.

1.1. Fonction de la description participante Ces positions variées, au statut pas toujours bien défini dans le moment de leur performation,

ponctuent le trajet de l’observation participante, telle que les ethnologues en fond une méthode de travail et telle qu'un certain nombre de chercheurs en sciences sociales la pratiquent (voir le 3 du chapitre 2). Le seul fil qui nous a relié en permanence à une conscience de conduire de façon tâtonnante une description-participante (Geertz, 1996) de notre propre intervention, était notre attachement à rendre compte de nos activités par leur consignation dans l’imprimé ou dans l’enregistrement sonore des réunions afin d’accumuler les matériaux nécessaires à un travail analytique réflexif sur nos propres activités et sortir de la position qui serait plutôt celle du consultant.

Ces imprimés résultaient de comptes-rendus d’une situation ou d’une configuration, ou bien de notes personnelles, et certains ont été mis en circulation dans le groupe de recherche à des fins informatives, d’appel à réactions ou d’incitation à l’action qui marquaient de la sorte notre position effective dans l’action. Enfin par la retranscription de nombreux enregistrements des réunions où nous participions, nous pouvions justement dissocier l’engagement dans l’action avec la tranquillité d’en avoir une trace, et prévoir en même temps la possibilité d’une analyse différée. C’est là une condition nécessaire pour rendre un tel travail réflexif, condition qui implique bien entendu l’acceptation d’un magnétophone par les chercheurs366. Tout ce travail d’écriture en continu conduit donc à pouvoir ensuite travailler sur des matériaux et à rendre ex-post cet ensemble de positions empiriques auditables, critère dont nous avons déjà souligné l’importance pour nous au cours de la deuxième partie. Le type de travail auquel on est alors convié n’est pas alors très différent, d’un point de vue méthodologique, à celui d’une analyse documentaire des inscriptions à la suite de ce que nous avons proposé au chapitre 5.

365 ... bien que l’initiateur soit dans le cas présent le collectif lui même. 366 La présence de cet objet marquait ainsi le sens de notre travail aux yeux des chercheurs, l’objet est rapidement devenu « ordinaire » et n’a pas déclenché selon nous « d’effet hawthorne », notre activité n’a donc jamais été une activité cachée.

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1.2. La formulation émergente de l’intervention pour traiter le problème de déconstitution de la Recherche

Cette caractéristique de notre activité tâtonnante repose sur une conception de la stratégie de l’intervention qui passe par une prise de risque. Ce risque est celui de lier la formulation progressive de l’intervention auprès des acteurs, à la façon dont ils la reçoivent et la perçoivent comme une possibilité dans un cours d’actions367. Il n’est donc jamais possible de pouvoir présumer du caractère définitif de la forme que prend l’intervention jusqu’à arriver de proche en proche à la « maturation » de ses objectifs et de ses moyens. L’exposition de notre dispositif de recherche-intervention est donc beaucoup plus facile ex-post et sa présentation ici ne rend pas complètement justice de son caractère construit « chemin-faisant ». En effet, si nous savions qu’une intervention était possible voir souhaitable au regard des hypothèses de travail formulées au cours de l’observation participante, nous n’en connaissions encore ni le contenu ni la recevabilité. La seule chose que nous avions alors à l’esprit c’était la forme dynamique de ce dispositif d’intervention que présente ex-post l’Encadré 9-1. Il s’agissait donc d’un travail procédural qui procédait par sauts successifs sur la base d’une orientation politique portant autant sur ses finalités que sur les moyens.

Encadré 9-1: Schématisation ex-post de notre dispositif d’intervention

NEGO

DESCRIPTIONPARTICIPANTE

Potentialisation

SOCIOLOGIE DEL'INNOVATION

ANTHROPOLOGIESYMETRIQUE ET METHODE

D'INTERVENTION

DOCUMENT DESYNTHESE ETRESTITUTION

Méthode Cadrage

PROCEDURE DEMANAGEMENT

ENQUETESOCIOLOGIQUE• QUESTIONNAIRES

• ENTRETIENS SEMII-DIRECTIFS

NEGO

Légitimationde la position

CadrageHypothèses de déconstitution

Favorise

DIAGNOSTIC EVALUATION PROCEDURE D'ACTION

Le principe de cette construction de l’intervention repose sur deux mouvements qui jouent en même temps. D’un côté l’enchaînement de nos actions était tenu par une potentialisation en cascade de la légitimation de notre position dans le groupe de recherche qui précisait la position de l’intervention et ouvrait le champ des possibles. Du fait que notre description-participante de l’implication de la Recherche dans le processus avait été renvoyée constamment aux chercheurs, la proposition de conduire une enquête sociologique des chercheurs du programme a été accueillie comme une suite logique de nos activités. Au cours de cette enquête qui a concerné 15 chercheurs, le contact individuel et l’empathie qui a découlé d’une discussion sur leurs pratiques et leurs points de vue propres sur le programme, ont formé un effet de potentialisation de notre diagnostic du programme et permis de légitimer l’évaluation qui présidait à l’intervention. La réalisation du document de synthèse, présentant les résultats de l’enquête et l’évaluation du programme que nous lui associons, a été sur ce point une ressource importante. La procédure de management de l’achèvement du programme proposée aux chercheurs à la

367 C’est ce que Avenier (1996) appelle stratégie tâtonnante, définition récursive de la formulation stratégique qui convient autant aux acteurs qu’à l’intervenant, et qui lie leurs activités dans un accomplissement commun, même si les expériences vécues de celui-ci ne sont pas complètement partagées.

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suite de ce travail les impliquait alors directement du fait que le diagnostic reposait sur leurs propres représentations traduites dans ce rapport.

En même temps que cette négociation indispensable et continue (voir Benghozi (1990)) du glissement de l’observation à l’intervention se jouait, les différents modes d’action s’enchaînaient de leur côté en renvoyant à des méthodes et au modèle de représentation de l’activité de la recherche que nous avons décrits en première partie. L’observation participante induisait la formulation d’hypothèses pour l’enquête sociologique, notamment au regard de notre propre expérience de certains moments de gestion; cela impliquait de considérer de plus près des positions individuelles dégagées du déroulement des configurations (voir le chapitre 8). L’orientation de cette enquête reprenait dans la construction de son guide d’entretien le point de vue de la sociologie de l’innovation en terme de repérage des différentes opérations de traduction à travers lesquelles les chercheurs avaient développé leurs activités. Pour utiliser le diagnostic issu de cette enquête dans le cadre d’une évaluation du programme, nous avons mobilisé alors le modèle de l’analyse de réseau-technico-économique (Mustar et Laredo (1994); Callon et al., (1995)) qui permettait de cadrer l’orientation du rapport de synthèse dans la formulation d’un nouveau cadre pour concevoir le programme de recherche, et aussi de fonder nos propositions en terme d’évaluation pro-active (Laredo et Vinck, 1991). Enfin en mobilisant la discussion sur les rapports entre anthropologie symétrique et gestion de la recherche (voir chapitre 4), nous avons cadré la procédure de management stratégique proposée pour l’achèvement, et adressé aux chercheurs une épreuve de reconstitution du collectif autour de la formation d’un apprentissage réflexif de la dimension d’expérience totale que représentait la performation du « projet pionnier ». Symétriquement, et dans le même temps, cette épreuve était alors aussi pour nous une façon d’envisager l’intervention sous son angle expérimental, et de problématiser la mobilisation d’une analyse compréhensive du processus dans une gestion des activités de la recherche.

1.3. Méthode de l’intervention En choisissant de trouver du côté des travaux d’Argyris (Argyris et Schön, 1974, 1978, Argyris,

1994 ; Argyris, 1995) un lien entre une théorie de l’apprentissage organisationnel et une conception pragmatique de l’intervention, nous nous situons au sein d’une tradition des recherches en gestion qui se démarque des recherches quantitatives, c’est à dire du « chosisme » qui consiste à traiter les événements, les acteurs, les discours comme des faits, pour tester statistiquement des hypothèses de causalité quant au fonctionnement de l’organisation humaine entreprenante. Cela nous rapproche de la position du consultant avec les risques que cela comporte (Arnaud, 1996) et avec l’implication assez systématique de l’intervenant dans les jeux politiques d’un groupe humain organisé qui suppose l’accès à certaines ressources des relations de pouvoir (Pettigrew, 1975): l’expertise, le contrôle sur l’information, un sens politique et une sensibilité politique, une stature établie. La branche qualitative des recherches en gestion à laquelle on peut raccrocher les travaux d’Argyris (voir Argyris (1995) pour une actualité de ses travaux, ainsi que Koenig (1994)) conçoit la production de connaissance en liaison avec une intervention dans une organisation ou sur une situation, notamment à la suite des recherches initiées par Lewin (1959) visant à conduire un changement dans une organisation pour en comprendre le fonctionnement.

Les travaux d’Argyris sur le changement organisationnel sont des travaux pragmatiques positionnant l’intervention dans l’étude de situations de blocage de l’action efficace en vue de remettre une entreprise en phase avec son environnement quand celle-ci se trouve en position de dilemme et de blocage de tout apprentissage. Son niveau d’observation concerne plus spécifiquement les comportements, porteurs de sens pour l’individu, lorsque celui-ci agit avec autrui au sein de configurations managériales (l’équipe

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de travail) ou de relations avec l’extérieur, selon une tradition d’une approche psychosociologique des groupes. Il reprend à Lewin la conviction que les chercheurs en sciences sociales doivent élaborer un savoir-actionnable (« actionable knowledge »), sans compromettre l’exigence d’une vérification rigoureuse de sa validité, en considérant le type d’effet que la mise en oeuvre de ce savoir peut induire. Il inscrit ses travaux au sein d’une philosophie de l’action, empruntant à Dewey et Arendt cette idée d’une mise à disposition des sciences sociales pour un fonctionnement plus démocratique des organisations.

A partir de là, il raisonne le sens de l’action pour le chercheur, et oriente son travail vers la création d’un sens pratique exploitable par les praticiens (ou création d’un savoir actionnable), qui contribue à créer le monde des pratiques de gestion, cela à partir du moment où l’idée même de l’intervention est acceptée par les membres de l’organisation. D’où, pour le chercheur, la nécessité de se positionner par rapport aux types d’actions destinées à produire des effets délibérés. L’approche d’Argyris repose ainsi sur deux niveaux conceptuels important que nous devons préciser.

Les concepts importants: l’action et l’apprentissage

L’action

Pour lui, les compétences utilisées par les individus, les groupes, les intergroupes ou les organisations pour résoudre les problèmes difficiles, lourds d’embarras ou de menaces, sont acquises précocement par les personnes et forment un trait culturel de l’organisation. Ces compétences sont protégées, favorisées, récompensées par la culture de l’organisation, mais elles sont pourtant souvent contre-productives parce qu’elles ne parviennent pas à produire les actions efficaces qui sont attendues d’elles. C’est à ce problème que s’attelle l’intervenant, en situant son action au niveau d’un changement portant précisément sur ce que peut être un savoir efficace. Dans le cadre de l’intervention, son action est aussi le résultat de la manière dont il produit un tel savoir et sur la façon dont les praticiens s’en saisissent. Un savoir actionnable est ainsi un savoir dont la mobilisation constitue un test valable de la théorie de l’action qui a servi à le produire368. En conséquence, l’action du chercheur consiste également en un suivi du changement qu’il actionne.

L’apprentissage

L’apprentissage est classiquement entendu comme un surgissement relatif à la reconnaissance d’une adéquation entre ce qui est attendu d’une action intentionnelle inédite et ce que cette action produit effectivement, mais cela peut aussi être la détection d’une erreur et la possibilité de sa correction (une erreur correspond à un écart entre ce qui est attendu d’une action et ce qui se produit effectivement). Mais l’apprentissage est aussi ce qui permet aux acteurs de l’organisation de retrouver une action efficace et coordonnée en réponse à des problèmes qui risquent de devenir « embarrassants » en passant par la modification d’un statu quo sur les dilemmes de l’organisation. Pour que des propositions de changement soient actionnables, elles doivent alors spécifier les stratégies d’action qui permettent d’obtenir les effets souhaités et les valeurs-sous-jacentes qui doivent gouverner ces actions.

Le cadre d’étude de l’apprentissage

368 On peut évidemment en toute logique pointer ici le fait que la réussite de l’action n’est pas nécessairement due au savoir actionnable, ou pointer le caractère tautologique de l’établissement de sa validitation. Mais cette limitation logico-formelle nous semble de second-ordre par rapport à l’implication politique que signifie l’intervention. L’important est pour le chercheur de se donnner les moyens d’apprendre quelque chose du statut expérimental de son intervention.

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Cette conception de l’apprentissage repose sur un modèle déjà formulé par Argyris et Schön, (1974) et (1978) à partir d’une conception des processus de changement appréhendés selon deux niveaux d’apprentissage (Encadré 9-2)369. Le premier porte sur les procédures d’action. Il concerne la modification d’une stratégie d’action par essai/erreur pour conserver l’obtention d’un résultat en cas de perturbation menaçante de l’environnement (c’est l’apprentissage en simple boucle correspondant par exemple à la description d’une régulation par un thermostat). Le deuxième porte sur les valeurs directrices qui établissent les critères de l’action efficace, selon la distinction des cybernéticiens entre efficacité et efficience. Il concerne directement le changement des valeurs directrices de l’organisation qui rendent les stratégies d’action légitimes et établissent, outre la routinisation des comportements ou des choix, le type de résultat attendu. Encadré 9-2: Schématisation du modèle d’apprentissage organisationnel (d’après Argyris et Schön, 1974 et Argyris (1995))

PROGRAMME

MAITRE

valeurs directrices

THEORIE D’USAGE

stratégies d’actionConséquences

Apprentissage 1 : en simple boucle

Apprentissage 2 : en double boucle

programme maître : commande l’emploi de la théorie d’usage dans la vie quotidienne théorie d’usage : prescription d’actes visant à éviter les menaces de la vie quotidienne

L’apprentissage organisationnel concerne spécifiquement un changement dans les valeurs directrices de l’organisation, c’est autrement dit un changement de culture de l’organisation370. Ainsi un processus d’apprentissage organisationnel suppose des acteurs un processus de déconstruction/construction de leur place et de leur fonction dans un système de relations en liaison avec un projet de changement ou une transformation forte de l’environnement (Fiol et Lyles, 1985). Ce qui établit dès lors la différence entre un régime de coordination des acteurs et un processus d’apprentissage organisationnel, c’est justement la conscience d’actions inédites sur d’autres actions plus ordinaires, les premières étant motivées par un projet de transformation qui ne prédit pas, ou à grands traits seulement, le type d’organisation et le type de figure d’acteurs en gestation. Un processus d’apprentissage reste un événement inédit et discontinu dans la vie de l’organisation371.

369 Ce modèle puise dans les travaux précurseurs de G.Bateson en éthologie et ethnologie des comportements (voir notamment Bateson, (1984)) pour faire de la situation de double-contrainte le moment où se joue la possibilité de l’apprentissage. 370 On peut trouver dans la notion d’apprentissage organisationnelle développée par Hatchuel (1994) une conception moins culturaliste de l’organisation, mais recouvrant le même type de conception à double niveau, avec une transformation des conduites de l’acteur à travers à la fois le système de relations des acteurs de l’organisation et un travail réflexif de ceux-ci sur le système de relations lui-même du point de vue de ce qui peut faire sens dans sa transformation. 371 L’apprentissage organisationnel en double boucle est considéré par Argyris comme un phénomène de type catastrophique répondant à des situations particulières où l’organisation se trouve en position de dilemme. Voir la description de ce dilemmes dans Argyris et Schön (1974, pp.31-34).

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Le changement organisationnel et le dépassement des défenses organisationnelles

Ce modèle conduit à poser une première question: comment sait-on ce qui se produit effectivement dans l’organisation, ce qui revient à se demander plus généralement comment savoir que l’on sait quelque chose ? La position d’Argyris reste pragmatique et concerne autant l’acteur que l’intervenant. Elle est de proposer que nous savons que nous savons quelque chose que si nous faisons quelque chose, c’est à dire quand nous sommes capables de réaliser ce que nous affirmons savoir. Ainsi la formulation d’un savoir-actionnable par le chercheur n’a de sens que si ce savoir est éprouvé dans l’action, c’est à dire que si la traduction pleine ou partielle d’un savoir-actionnable dans l’univers des praticiens permet de considérer cette épreuve comme un test de validation de ce savoir. Cette exigence de validation intègre le fait que les actions efficaces ne soient pas seulement stockées sous forme de règles cognitives implicites ou localisées dans une niche de pouvoir au sein de l’organisation, mais qu’elles doivent être connues publiquement dans l’organisation, c’est à dire être exprimées.

En effet le caractère contre-productif des routines défensives tient au fait qu’elles ne sont justement pas discutables sans remettre en question les valeurs directrices, et qu’elles font ainsi perdurer des théories d’usage inadéquates tout en empêchant leur détection. A partir de ce modèle d’action/régulation valable pour l’individu comme pour un groupe ou une organisation, Argyris propose deux voies pour susciter un changement qui « déverrouille » l’anti-apprentissage (anti-learning). • faire émerger les théories de l’action efficace (théorie d’usage) que revendiquent les acteurs dans leurs activités, • faire comprendre comment ces théories de l’action peuvent inhiber en fait l’apprentissage et sur-protègent l’organisation bien qu’elles soient positives en terme de légitimation des routines.

Derrière cette conception du changement de l’organisation par un apprentissage organisationnel, on trouve décrit un idéal-type d’une organisation efficace, dont les règles d’efficience peuvent être fixées selon trois termes. Il s’agit d’une organisation centrée sur l’apprentissage, ayant une gestion des actions efficaces capable de permettre celui-ci, et manifestant la volonté d’une adaptation continue à l’environnement. Du même coup ce modèle du savoir actionnable ne tient logiquement qu’en vertu du fait que le chercheur prétend avoir mieux accès à la perception des sites du couplage organisation/environnement que les acteurs de l’organisation. C’est par rapport à la congruence de ce couplage que le chercheur peut alors définir les « traits culturels pathologiques » qui justifient non seulement son intervention mais aussi sa propre théorie de l’action372.

Néanmoins le projet d’une telle construction n’est pas, à notre niveau, l’accumulation de connaissances sur les traits pathogènes de telle ou telle organisation dans l’idée d’en faire un classement et de valider un modèle a priori de théorie de l’organisation, mais bien plus de comprendre ce que la mise en oeuvre d’un savoir-actionnable peut produire dans les situations où elle s’établit en s’appuyant sur cadre méthodologique forcément discutable. Voyons alors maintenant comment nous avons identifié ce problème de déconstitution de la Recherche apparu dans la deuxième phase du programme.

372 Sans prétendre faire ici un procès en « tautologie », nous mettons simplement en évidence les implications que contient le fait de fonder, tant le modèle de l’efficience que l’efficience de l’organisation sur ce critère de congruence organisation/environnement. Pour une critique de ce type de modèle cognitiviste de type computationnel on pourra se rapporter à Varela & al. (1993).

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2. LA FORMATION D’UN DIAGNOSTIC DU PROBLEME DE DECONSTITUTION DE LA RECHERCHE

2.1. Les premiers éléments de diagnostic en 1994: « Recherche-Action, Recherche-Appliquée-Non-Applicable ou Recherche Développement? »

L’étude que nous avons conduite au chapitre 8 sur la formation des agriculteurs373, nous a permis de mettre en évidence l’apparition d’une différence de projet entre NAIADE/NARCISSE et la Recherche qui s’est faite sentir de plus en plus au cours de la deuxième phase du programme de recherche. Les attentes des uns et des autres quant à leur rôle respectif (ou attentes réciproques sur les identités des d’acteurs) dans la conduite du programme de R&D sont devenues asymétriques, la Recherche se retrouvant en position défensive par rapport à ses obligations et en position critique de la place centrale qu’occupait dès lors NARCISSE dans le réseau d’adoption de la norme sociotechnique par les agriculteurs.

Le fait d’avoir commencé notre observation-participante par ces journées de formation nous a permis de prendre la mesure des difficultés que rencontraient les chercheurs dans la poursuite d’un programme de recherche qui parvenait de moins à moins à faire entendre les exigences d’un travail scientifique d’évaluation du changement comprenant la nécessité de relations étroites avec les acteurs. C’est donc assez tôt par rapport à notre arrivée dans le collectif de recherche que nous avons renvoyé au groupe des responsables de volets, et à travers la prise de parole au sein des réunions du groupe de recherche, un certain nombre d’éclairages sur ces difficultés. Ce sont ces renvois que nous reprenons ici.

2.1.1. La naissance d’une différence de projet entre NAIADE et la Recherche La première note adressée aux chercheurs responsables de volets portait sur la position d’expertise

dans laquelle la Recherche se voyait peu à peu enfermée avec cette prestation de formation très classique qui lui était demandé. Cette note cherchait à problématiser la question du lien entre deux audiences de la Recherche: celle de la formulation de ses avancées par rapport à un régime de production d’effets de vérités et celle de ses apparitions « mondaines » de plus en plus rares dans le processus d’innovation, où la situation de gestion se concrétisait pourtant. Ce diagnostic d’une difficulté rencontrée par le collectif des chercheurs a servi également de support à une discussion du Comité Scientifique, qui accentuait depuis plusieurs réunions les recommandations d’un regain d’autonomie vis à vis de NAIADE dans le processus d’innovation.

Fort de l’observation de nombreuses réunions, des séances de formation et du recueil des événements durant cette période, nous avions alors mis en évidence l’existence d’un décalage s’accentuant dans les attentes réciproques qui se jouaient entre les trois acteurs concernés: NARCISSE, les agriculteurs et la Recherche. Pour NARCISSE, la Recherche devenait un opérateur de Recherche-Développement dont les actions devaient se conformer à l’engagement des chercheurs pour produire une évaluation en continue du changement. La position de NARCISSE vis à vis des agriculteurs s’orientait dans le même temps vers des relations de conflit/coopération et de coercition-séduction moyennant la maîtrise du foncier et les propositions financières. Pour la Recherche, NAIADE restait un bailleur de fond et un partenaire du programme de recherche, tandis que le rôle de NARCISSE était conçu comme celui d’opérateur de développement agricole et partenaire de Recherche-Action à parité avec les agriculteurs. Mais cette position de la Recherche impliquait une certaine « duplicité », puisque les agriculteurs étaient

373 Rappelons que ce moment de gestion des relations avec le commanditaire dans le flux du processus d’innovation au début de sa phase d’adoption a constitué notre premier contact avec le terrain.

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conçus à la fois comme des objets de recherche (dans la perspective de l’évaluation voulue par NARCISSE), et des partenaires d’une Recherche-Action souhaitée (dans les relations privilégiées que des chercheurs et techniciens entretenait avec certains agriculteurs ou surtout voulait entretenir). Nous avons eu l’occasion de décrire de façon fine le type de situation que cela produisait au chapitre 8.

Enfin dans le suivi de ces séances de formations et à travers les contacts que nous avons pu avoir avec des agriculteurs, la Recherche apparaissait comme le dépositaire d'un savoir institué difficilement discutable. Les chercheurs supportaient des jugements diverses à l’endroit de l’affirmation de leur volonté « d’une science locale avec les acteurs », qui leur apparaissait comme essentiellement la mise à disposition pour NAIADE de méthodes d'investigation au service d'un projet industriel, et surtout comme une position dégagée de toute prise de risque économique eu égard à leur position de fonctionnaire.

2.1.2. La discordance des figures d’acteurs

Dans ce jeu d’attentes réciproques divergents, la Recherche occupait une position de plus en délicate du fait de sa distanciation par rapport à une vie locale et de la non pérennité de sa présence, alors même qu’une transformation durable de l’agriculture s’opérait, transformation sur laquelle elle était supposée produire une évaluation qui plus est. La position d’expertise du changement qui lui était proposée par NAIADE retrouvait celle que les agriculteurs attendaient en exprimant au travers des journées de formation un désir de « vérités scientifiques » et une limitation de l'incertitude vis à vis des effets des « bonnes pratiques » sur la qualité de l’eau. Face à cette attente, paradoxale par rapport au type de recherche-action que les chercheurs visaient, la Recherche se trouvait en mal d’énoncer publiquement l’état de ses incertitudes qui pouvaient nuire à la réalisation du projet de maîtrise de NARCISSE.

Comme nous le rappelions aux chercheurs dans cette première note, différents problèmes de recherche concernant le lien à établir entre pratiques et percolation des nitrates, ou entre nouvelles pratiques et soutenabilité du changement n’étaient pas réglés alors même qu'ils faisaient précocement l'objet d'hypothèses implicites dans les comptes-rendus que donnaient la Recherche et l’objet d’abrégés du vrai dans l'emploi que les acteurs faisaient de certains résultats et recommandations techniques issus de NARCISSE. Le maintien de ces problèmes qui devaient continuer à faire l’objet d'investigations censées produire des résultats pour l’évaluation et sécuriser les acteurs pouvait accentuer l'incertitude et fragiliser la réalisation d’un processus d’innovation dont la Recherche était pourtant partie prenante en tant que partenaire.

La Recherche se trouvait ainsi en position de double contrainte, ce qui du point de vue de la constitution d’un acteur collectif signifiait la génération de tensions qui ne pouvaient plus être renvoyées à l’incertitude d’une d’action en devenir, mais seulement à l’obligation de signifier à NAIADE l’affirmation d’une autonomie dans l’élaboration de son diagnostic. Nous donnons dans l’Encadré 9-3 une représentation de l’évolution de ce jeu des attentes réciproques de différentes facettes possibles des figures d’acteur entre 1989 et 1992.

Ainsi dans ce décalage des attributions des figures d’acteurs, et dans cette fragilisation de la Recherche qui découlait de cette position d’expertise en sous-traitance, il nous apparaissait assez nettement que la divergence de projet entre NARCISSE/NAIADE et la Recherche devait être l’objet d’un traitement même si cette collaboration était censée être partenariale. Dans ces conditions, pas plus les séances de formation que les enquêtes sur les pratiques n’étaient justifiables du terme de Recherche-Action censée proposer un régime de coordination des projets où la Recherche, en tant qu'acteur, ne

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délivre pas de certitudes toutes faites mais travaille à l'émergence des questions et des solutions374. Notre proposition était alors de faire émerger ce problème pour le rendre traitable au sein de procédures de gestion des relations aux différents acteurs et pour anticiper une évaluation du programme de recherche.

Encadré 9-3: La restriction du champ des possibles de la concordances des facettes des figures d’acteur entre NAIADE/NARCISSE et la Recherche Explications des tableaux : les colonnes et les lignes répertorient les différentes facettes qu’un acteur impute à l’autre au sein des relations de coordination et de régulation du programme de R&D. Ces facettes peuvent être identifiées par des registres d’argumentation de la justification ou de l’énonciation d’une attente. A leur croisement, on indique ce que peut signifier la rencontre supposée de ces figures d’acteurs dans un cours d’action : le chiffre 1 indique qu’il y a compatibilité des attentes réciproques sur les facettes possibles et donc cela signifie un d’accord possible; le chiffre 0 indique au contraire une incompatibilité de la concordance de ces facettes et donc la génération possible de controverses; enfin la lettre i (pour incertitude) indique que la concordance des facettes est problématique et suggère qu’une rencontre de ces facettes peut déboucher sur une incompatibilité ou une compatibilité suivant l’existence ou pas d’un compromis instiguant alors une possible transformation des règles locales ou de nouveaux modes de coordination. Nous donnons dans un premier tableau l’état des concordances possibles qui ont pu prévaloir au début et à l’issue du régime de conception de la norme sociotechnique, c’est à dire entre 1989 et 1992. Pour la Recherche NAIADE est...

Commanditaire Payeur

Partenaire d’un projet R&D

Fournisseur de données

Générateur d’événements

Force politique d’instrumentation

Pour NAIADE

Partenaire d’un projet de R&D industrielle

0 1 0 i 0

et NARCISSE

Potentiel de sources d’innovation

1 1 1 1 0

la Recherche Négociateur politique du changement agric.

i i i i 0

est... Sous-traitant d’une assurance qualité scientifique

i 0 i 0 1

Puis dans le tableau suivant nous donnons l’état des concordances possibles dans le régime d’adoption de la norme sociotechnique et d’évaluation du changement qui correspond à la deuxième phase du programme de recherche. On note alors que la limitation des modes de rencontre possible entre la Recherche et NAIADE

Pour la Recherche NAIADE est...

Commanditaire Payeur Force politique d’instrumentation

Pour NAIADE et NARCISSE la

Partenaire d’un projet de développement industriel

0 0

Recherche est... Sous-traitant d’une assurance qualité scientifique

i 1

Du même coup si les chercheurs ne voulaient pas se couper d'une réflexion sur le rôle de la Recherche (ce qui fait partie du projet politique constitutif du SAD - voir section 1 du chapitre 7), alors une évaluation de la Recherche-Action à la fois comme modalité d’organisation de son action dans le processus et comme un construit politique de Recherche, devenait nécessaire dans la mesure où la « Recherche en action » semblait flouer les principes directeurs de la « Recherche-Action ». Il ne s'agissait pas de dire que la Recherche-Action montrait de quelconques limites épistémologiques en soi, et donc d'attendre des solutions d'un strict débat scolastique, mais d'apprécier que cette référence à un tel mode d’action (contenant des énoncés éthiques et une politique de l’organisation de l’action) était inscrite dans un processus d’innovation ayant un terme. Cela supposait d’apprécier un « aller » ayant

374 Cette difficulté prenait jour tout particulièrement dans le fait que, là où le cahier des charges irréversibilisait un état du monde selon NAIADE, il devait continuer à être amendable pour être plus opératoire selon la Recherche

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assis un diagnostic fécond de la situation initiale du système agraire, mais aussi un retour qui impliquait de considérer qu’une telle démarche de Recherche-Action ne privait pas la Recherche d'avoir à adopter des positions plus tranchées, et y compris de faire des paris sur ce qu’elle avait proposé. Il nous semblait que la transformation en expert-évaluateur d’une Recherche-Développement était à envisager de plus en plus sérieusement non pas comme le strict résultat d’une stratégie intentionnelle de NAIADE, mais comme manifestation progressive que le processus s’irréversibilisait dans des positions séparant le registre des techniques et des relations économiques.

Toujours dans cette hypothèse restait pour la Recherche à internaliser cette situation paradoxale, pour réviser le dispositif de Recherche-Action de la période du diagnostic et envisager un dispositif de gestion de sa propre position. Restait alors à faire émerger, pour et au sein de l'équipe de recherche, un niveau pertinent pour faire de cette situation d'expertise convoquée par le réalisme, le site d’un mode d’action sans pour autant justifier cela au nom d’un acte de contrition consistant à dire que la Recherche-Action aurait été détournée par l’environnement de la Recherche contre son gré. Il devenait alors nécessaire de revenir sur le projet pionnier, qui, comme on l’a déjà montré, constitue un ensemble de valeurs directrices du programme et par là même un mythe rationnel de la gestion et de l’orientation stratégique de la Recherche. C’est dans cet esprit que nous avons proposé un questionnement sur les valeurs directrices du programme, en problématisant les liens établis entre son orientation systémique et cette volonté de recherche-action (voir une problématique équivalente dans Olivier de Sardan, 1994).

2.1.3. Le problème de la légitimation d’un laboratoire Hors-Les-Murs par la systémique

Encore une fois il ne s’agit pas de dresser ici un jugement sur des pratiques de recherche ou des engagements individuels, mais bien de comprendre comment la Recherche rend justifiables ses activités, c’est à dire ici comment le travail de décontextualisation qu’elle projette rend justifiable la nécessaire contextualisation de ses productions, au prix cependant de certains ajustements toujours argumentés par rapport à l’instrumentation qu’elle accepte plus ou moins de la part de NAIADE. La question locale est traitée sous la forme de la question de recherche définie par le projet pionnier : « quelles sont les modifications des systèmes de production qui peuvent enrayer l’accroissement du taux de nitrate dans les eaux de drainage qui alimentent la nappe, et dans quelles conditions ces modifications peuvent-elles être mises en œuvre ? ». C’est par le haut (par l’universalité) que les enjeux sont situés dans « un projet pionnier », justement parce qu’il articule « cette occasion pour mettre à l’épreuve de façon cohérente et articulée des concepts, méthodes, outils des chercheurs de l’unité, mais aussi pour proposer des collaborations et associer les connaissances acquises par diverses équipes de l’INRA hors de l’INRA. ».

Cette inscription conjointe dans la « science monde » et dans la société locale est une particularité qui caractérise le type de recherches que l’INRA-SAD veut entreprendre, et qu’il a déjà expérimenté par ailleurs directement avec des agriculteurs sur d’autres terrains de recherche. Mais ce qui caractérise le programme AGREV, c’est bien que, dès l’annonce du projet de recherche, la mise en tension entre la contextualisation et la décontextualisation de ce programme est inscrite et surtout revendiquée comme légitime et objet d’un travail. Cette double exigence contient deux voies de légitimation qui renversent respectivement leur ordre de grandeur l’une par rapport à l’autre. Car ce type de recherche se donne une double exigence: décontextualiser le terrain pour la Science et contextualiser la Science pour les acteurs du terrain. Il semble alors que les principes d’une organisation systémique du programme et le postulat de Recherche-Action jouent un rôle de liant qui rend justifiable l’épreuve de la mise en tension mais fournit également un mythe rationnel d’une organisation scientifique du travail des chercheurs. Cette articulation du registre de l’analyse et du registre de la politique de l’action (celle qu’élabore la

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Recherche pour rendre justifiables ses pratiques d’une position scientifique) est ainsi particulière pour trois raisons :

• parce que les chercheurs articulent volontairement une tension et une présence dans deux espaces correspondant à deux légitimités (l’espace de la science universelle et l’espace du développement agricole); • parce qu’ils prennent comme défi cette mise en tension, c’est par celle-ci que la Recherche va pouvoir justifier ses pratiques et de son projet politique par le recours à une épreuve; • parce qu’ils justifient et inscrivent cette articulation dans une théorisation réflexive à portée générale qui articule une systémique des objets de recherche et de l’organisation du travail, avec une lecture politique de la façon dont la Recherche est rendue présente aux acteurs.

En reprenant les éléments de la description de la structuration cognitive du projet pionnier (chapitre 7), nous pouvons maintenant la comprendre comme un travail de contextualisation et de décontextualisation de cette posture de science qui trouve à s’exprimer dans les modes d’existence du Labo HLM (Tableau 9-1).

Tableau 9-1: La description du programme de recherche comme articulation entre un travail de contextualisation et de décontextualisation des activités de la Recherche

LEGITIMITE DE LA CONTEXTUALISATION LEGITIMITE DE LA DECONTEXTUALISATION La Recherche accepte que NAIADE la sollicite pour protéger son gîte parce qu’elle a les moyens de porter un projet scientifique impliquant une unité territoriale limitée et l’étude des pratiques agricoles...

... aussi la recherche travaille d’abord pour une « demande sociale », et la demande de NAIADE est alors légitime parce que « l’Environnement » est devenu une préoccupation politique majeure

La question de recherche posée par NAIADE est complexe et s’inscrit dans un espace de négociation fait d’agriculteurs, de NAIADE ainsi que des industries d’amont et d’aval, ce qui suppose une implication politique de la Recherche..

... aussi la Recherche se donne pour vocation de travailler dans l’exploration de la complexité de cette situation locale et des stratégies des acteurs au nom de principes plus universels de recherche-action ...

Le projet pionnier met en tension la production de résultats scientifiques pour NAIADE et pour les agriculteurs, et la présence des chercheurs dans un processus qui les dépasse. II revendique le statut expérimental d’une telle mise en tension du particulier et de l’effet d’expérience attendu d’une collaboration Recherche/Industrie/Agriculture au sein d’un territoire.

Ce « laboratoire » prend forme dans ses contours et dans son contenu à partir de l’analyse de système, et suppose d’une part une clôture identifiée par un travail de mise en contexte du système agraire comme objet d’étude, et d’autre part un travail de décontextualisation qui identifie et organise les sites de production scientifiques au regard des exigences de l’établissement de la preuve. Ces sites ne relèvent pas que des disciplines biotechniques, censées assurer le développement d’outils de gestion ou de monitoring pour NAIADE. Là où le projet de recherche renvoie à un univers de négociation de l’exercice du métier de chercheur, il contient également analytiquement l’instruction de la dimension sociale du problème de cette négociation. Cette dimension n’était donc pas traitée de manière résiduelle ou non symétrique (convoquée pour expliquer uniquement les échecs ou les déterminants socioéconomiques des choix) mais bien un investissement qui participait doublement au programme: d’une part en terme de sociologie du développement et d’autre part en terme d’appui et d’orientation pour le management stratégique de la Recherche. Par contre l’abandon de la dimension « sociologie de l’action » concomitante de la signature d’AGREV, contient un glissement fondamental, bien que discret, avec l’instrumentation des sciences sociales au sein d’une ingénierie sociale des transformations du métier d’agriculteur, ce qui rend asymétrique la position de la Recherche en dissociant très précocement « les techniques » et le « social ».

Ce qui est remarquable ici c’est que le projet de recherche tient toujours debout, mais que le mode d’existence du laboratoire Hors-Les-Murs et les valeurs directrices du projet pionnier se correspondent de moins en moins, les questions d’ordre social disparaissant et se replient dans l’approche technico-économique de la situation des exploitations agricoles. On en arrive au paradoxe suivant où le

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commanditaire justifie explicitement la présence des chercheurs par le terme de Recherche-Action375, alors même que celle-ci n’existe plus sous la forme initialement définie par la Recherche qui se trouve de plus en plus en position d’expertise. Nous avons ici l’apparition d’un objet prétexte d’une certaine ampleur qui indique des conceptions différentes entre la Recherche et NAIADE sur le rôle que l’activité scientifique peut et doit jouer dans son programme de R&D.

2.1.4. L’organisation systémique du programme comme mythe rationnel d’une Organisation Scientifique du Travail

Ce qui caractérise alors le programme de recherche c’est que son organisation systémique parvient à lier le système agraire comme objet de recherche et l’écosystème que veut instrumenter NAIADE dans une travail de négociation étendue des techniques de production et de leurs conséquences économiques. Néanmoins la question des relations de la Recherche avec les autres acteurs (point central tant du projet initial que de la formalisation de son intervention en termes de recherche-action) est laissée à l’exercice d’un jeu politique à partir du moment où elle n’est plus traitée comme objet d’une sociologie de l’action dans le but de mettre à l’épreuve les obligations que les chercheurs rencontrent dans l’exercice de leur métier. On peut faire alors l’hypothèse que cette organisation systémique du programme qui voudrait inclure une dimension sociale à parité, joue le rôle d’une valeur directrice du mythe rationnel du collectif des chercheurs, même si ceux-ci ont, au niveau de leurs activités, leur propres théories d’usages en liaison avec la particularité de leurs disciplines, sachant que ces théories n’ont aucunement la nécessité d’être liées de près ou de loin à la systémique. C’est à travers cette mise en cohérence des actions de la Recherche et de leur rationalisation à l’aune de la systémique, que les chercheurs expriment des points de vues particuliers sur l’organisation de la Recherche et le rôle qu’elle devrait jouer, ils ont ainsi leur propre sociologie ou politologie des relations qui se nouent ou se dénouent dans le programme de R&D. Mais ces points de vue propres peuvent se trouver en décalage avec le mythe rationnel, notamment quand les obligations que renvoient l’existence du laboratoire HLM déborde le raisonnable.

On peut ainsi considérer que les principes de l’analyse de système interviennent dans le programme comme un mode de légitimation du désir de prise en compte d’une globalité et comme une division et une organisation du travail de la Recherche. Celle-ci organise sa production à travers une formalisation par l’analyse de système selon différents volets ou thèmes de recherche ordonnancés. La recherche-système joue ainsi un double rôle: d’une part elle organise les objets de recherche particulier et les relations entre eux (à la chosification près des humains), d’autre part elle répartit les rôles disciplinaires et définit les taches pour les différents volets. Tout est alors reporté dans ce qui peut se jouer au niveau des réalisations des relations de travail ordinaires entre les chercheurs, qui apparaissent alors comme les moments où l’interdisciplinarité se réalisent et où la globalité supposée du système vient à exister. Le degré de réalité du mythe rationnel est alors intimement lié à l’organisation même de collaborations de

375 Le terme apparaît en effet explicitement dans le jeu de transparents qui présentent les activités de NARCISSE. Le terme indique que la Recherche travaille avec les agriculteurs dans le sens des actions entreprises par NAIADE pour la protection du périmètre, et la collaboration INRA/NAIADE est présentée en ces termes : « Bien sûr une des fonctions principales de NARCISSE c'est la promotion du cahier des charges, promotion auprès des différents acteurs. Cette fonction se fait, toujours pareil, au sein d'une équipe au sein de la Société des Eaux en relation étroite avec notre direction générale et bien sûr avec le GROUPE O. L’activité importante est bien sûr tout ce qu'on appelle Recherche et Développement, le coté recherche, tout est, j'allais dire sous-traité, heu c'est un mauvais terme avec l'INRA, enfin bref (RIRES), on a deux contrats, on a eu un premier contrat c'était en gros "comprenons-proposons", et maintenant "quelles sont les conditions du changement", on avait un contrat de 3 ans et maintenant on est reparti pour un contrat de 3 ans » - extrait de la présentation des activités de NARCISSE aux participants des journées de l’AFPF en 1995.

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travail étroites au sein du collectif de recherche376, et à sa capacité à faire face au repli de la Recherche sur une position d’expertise. Sur ce dernier point l’organisation systémique du programme a pu jouer un rôle contre-intuitif selon les modalités suivantes.

• D’une part cette répartition des tâches par la systémique est connue du commanditaire qui peut puiser selon ses besoins ponctuels le savoir-faire particulier dont il a besoin, cela alors qu’on pourrait s’attendre à une traduction globale des résultats puisque la recherche « faisant système » elle devrait rendre un avis global sur la situation377. • D’autre part alors que la cohérence du système agraire est invoquée en tant qu’elle contextualise le travail thématique des chercheurs et le rend ainsi justifiable, celle-ci forme aussi un contexte légitimant pour la cohérence de la norme sociotechnique qui provient de ce travail thématique. La concrétisation du nouveau système de production respectant les conditions de transformation souhaitée ne fait cependant pas l’objet d’un suivi dans un dispositif explorant la variété des situations particulières de chaque agriculteur378. • Enfin le terme de système agraire forme un quasi-objet pratique parce qu’il coordonne la Recherche et NAIADE au travers de la territorialisation de leurs projets respectifs même si sous une même appellation ces projets différent. Il prend le sens « d’agriculture à transformer pour la protection du périmètre » pour le commanditaire, et celui « d’objet de recherche » à investir pour la Recherche, à ce titre la complexité et la globalité sont des arguments récurrents que les acteurs du tandem utilisent symétriquement pour la critique ou la justification de leurs engagements propres.

Des enseignements sont à tirer de cette systémique qui fait voir double. Et cela renvoie selon nous à la nécessité de poser le cadre d’une gestion de la recherche comme faisant partie des productions de ce programme. Cet intérêt pour ce champ particulier ne peut néanmoins être mené qu’en relation avec la façon dont cette gestion s’articule avec les actions propres de la Recherche, et dans ce qu’elle identifie comme son environnement. Par rapport aux trois points que nous venons d’identifier, cela signifie de:

• se poser la question de ce qui est rendu disponible au commanditaire et sous quelles formes ; • se poser la question de tenir ensemble les deux horizons, celui de la contextualisation de la Recherche qui valide localement son projet d’action, et celui de la décontextualisation qui valide son projet de connaissance ; • se poser la question des significations disponibles que la Recherche fait circuler dans le programme de R&D et de la façon dont elle doit tenir ces significations en cohérence avec ses intérêts propres, quitte à marquer des distinctions ou des limites.

2.1.5. Conclusion

Ces éléments de diagnostic, fournis pratiquement sous cette forme dans l’année 1994, étaient beaucoup plus intuitifs qu’appuyés sur une observation méthodique de la Recherche. Ce sont ces éléments discutés avec les membres du groupe socio-économique et par moment dans le groupe de recherche qui nous ont aiguillé vers un travail de plus en plus centré sur l’étude de la Recherche comme acteur d’un processus d’innovation. A la suite de ces premiers éléments de diagnostic des difficultés rencontrées par le collectif des chercheurs dans le courant de la deuxième phase du programme de

376 Notre étude du « design organisationnel » postérieure à l’établissement de ce diagnostic proposé en 1994, a permis sur ce point de montrer que le fonctionnement adhocratique du programme tendait à séparer un fonctionnement par volets et l’existence de collaborations de travail préférentielles. 377 Ce problème est apparu fortement au moment de la discussion entre la Recherche et NAIADE, sur le rapport de synthèse, NAIADE et surtout NARCISSE attendant la mise en forme d’une évaluation globale de la complexité du système agraire ainsi transformé par la norme sociotechnique. 378 Voir notre caractérisation des modalités de la rencontre entre chercheurs et agriculteurs.

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recherche, nous avons alors proposé aux responsables du programme la réalisation d’une enquête sociologique systématique auprès de tous les chercheurs, afin d’établir un diagnostic plus serré et surtout plus étayé de ce que contenait le programme du point de vue des pratiques de recherche et de la façon dont les chercheurs pouvaient eux-mêmes en avoir un diagnostic propre379.

2.2. L’auto-diagnostic des chercheurs à travers une enquête sociologique de leurs pratiques et de leurs représentations

Nous allons tout d’abord préciser les conditions de cette enquête puis donner les résultats qu’elle a permis de renvoyer au groupe de recherche sous la forme d’un document de synthèse construisant le problème de gestion posé dans l’achèvement du programme de recherche et proposant une évaluation du programme que nous présenterons ensuite au 3. de ce chapitre.

2.2.1. Présentation de l’enquête sociologique

La réalisation de cette enquête sociologique sur les pratiques de recherche a institué complètement notre position puisqu’elle signalait l’existence d’une procédure réflexive au sein du programme qui nous mettait au rang des chercheurs impliqués dans son déroulement et dans sa régulation. La création d’une telle instance réflexive signifiait également la négociation de notre position d’intervention de chercheur en gestion au sein de la Recherche au regard du processus d’innovation. Les document écrits qui présentaient l’enquête aux chercheurs exprimaient clairement cette position (on consultera le Dossier 1-A9 de l’annexe A9 pour une présentation de ces documents). Ce document envoyé aux chercheurs contenait un questionnaire standard de satisfaction à l’égard du programme de recherche, et visait à la fois à « préparer » l’attention du chercheur pour l’entretien en faisant appel à certains éléments de jugement global qui impliquait un retour sur expérience, et à permettre une auto-évaluation quantitative du programme qui pouvait former une image globale du collectif et servir de base à une discussion. Ainsi cadrée, cette enquête a été réalisée auprès de 15 chercheurs du programme, couvrait tous ses volets et tous les instituts représentés (INRA, CNRS et Cemagref) et a offert aux chercheurs la possibilité de s’exprimer longuement sur différents thèmes à travers des entretiens semi-directifs orientés par un guide détaillé.

Ce travail d’enquête a été consigné dans un document de synthèse d’une cinquantaine de pages intitulé « Toujours à la recherche du Grand Jardinier ou Qu’est ce que vous avez fait et qu’avez vous appris de ce que vous avez fait ? ». Il a été l’objet d’une restitution orale auprès du groupe de recherche et d’une discussion durant environ une journée. Le corps du document était composé d’une analyse quantitative du questionnaire de satisfaction, d’un diagnostic à travers la vision que les chercheurs avaient du programme (diagnostic conduit à partir de l’analyse qualitative des données d’entretiens), et d’une proposition d’un cadre d’interprétation de la trajectoire prise par le programme.

2.2.2. Cadrage de la restitution de l’enquête auprès des chercheurs

L’objet de la restitution de cette synthèse était de préciser comment l’achèvement du programme pouvait dépasser le cadre des engagements contractuels, et au-delà moraux, qui liaient la Recherche à NAIADE. Nous proposions alors de considérer cette synthèse comme une première contribution à une réflexion sur deux plans: un état des lieux sur les dispositifs de recherche mobilisés ou créés et sur la

379 Cette enquête a été réalisée en collaboration avec O.Teixeira, également en thèse, qui conduisait une recherche sur les pratiques de recherche au sein de programmes interdisciplinaires.

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production de connaissances certifiées d’une part, et un état des lieux sur la façon dont les chercheurs jugeaient les relations avec les différents acteurs d’autres part. En effet cette équipe de recherche, mouvante quant à la liste de ses équipiers mais aussi mouvante quant à sa constitution même, pouvait légitimement se demander ce qui s’était passé et ce qui avait été collectivement créé pendant les sept années de ce programme. Le deuxième plan apparaissait en se tournant vers des scènes plus communicationnelles, car ce programme avait suscité un certain nombre de réactions (d’envie, de rejet ou d’interrogation) au SAD et plus largement à l’INRA, au regard desquelles une évaluation des relations avec les différents partenaires s’imposait pour pouvoir proposer une histoire du programme qui soit propre à la Recherche. Notre idée était alors de montrer que tant qu’elles se poursuivait, les activités du programme bénéficiaient des incertitudes de la « sciences normale » au sein du flux des opérations de recherche et un crédit lui était ainsi donné. Mais avec son achèvement un bilan était à tirer pour établir ce que la Recherche avait produit.

La réponse à cette question prenait selon nous un sens particulier au regard des objectifs initiaux du projet pionnier, finalement beaucoup plus ambitieux par rapport à tous les acteurs qu’il fallait tenir pour faire en sorte que le programme ne s’effondre pas sur lui-même, que par rapport à la mobilisation de champs théoriques très pointus ou nouveaux. Notre volonté par cette proposition d’une évaluation interne du programme était donc bien de situer son achèvement dans le cadre des objectifs du projet pionnier: répondre aux attentes d’un industriel puissant et exigeant, tout en travaillant au renouvellement des questions et des méthodes qui peuvent agiter aujourd’hui ce champ professionnel agricole que l’INRA a lui même contribué à créer au temps où il fallait « légalement » être moderne. Ainsi par rapport à la problématique grandissante des nouvelles fonctions de l’agriculture et des espaces ruraux qui marque les recherches et la politique agricole des années 90, cette expérience d’un collectif de chercheurs était porteuse de sens au delà même d’un bilan scientifique du programme. C’est donc par rapport à de tels attendus que nous souhaitions que ce diagnostic puisse être utilisé par les chercheurs et que nous avons défendu tout au long de la soutenance orale de ce document qu’il devait se situer hors du flux ordinaire des routines du programme pour valoriser au mieux les éléments de discussion que nous proposions afin de tester sereinement une réponse à la question que nous leur adressions : « qu’est ce que vous avez fait et qu’avez vous appris de ce que vous avez fait ? ». Nous n’allons pas reprendre ici l’ensemble de ce document mais en donner un « extrait sec » dans le but de permettre au lecteur d’accéder aux éléments de diagnostic que nous avons formulés.

2.2.3. Résultats du traitement quantitatif des réponses au questionnaire

Le traitement quantitatif des questionnaires de satisfaction a été conduit à l’aide du logiciel EPI. Un traitement simple a consisté à opérer des croisements pour observer comment des sous-populations pour une variable se comportaient vis à vis d’une autre variable. Nous avons utilisé ce type de traitement pour analyser plus finement notre échantillon. Bien sûr nous restons conscient des limites de ce type d’exercice, eu égard à la taille de l’échantillon d’une part et au caractère fermé du questionnaire d’autre part.

Pour présenter aux chercheurs les résultats de l’analyse quantitative, nous avons préféré raisonner en terme de pourcentage malgré la faiblesse de l’échantillon, cela afin d’éviter le repérage des positions individuelles au cours de notre restitution. En fait notre volonté n’était pas de faire de cette analyse quantitative une « preuve sociologique », mais de nous servir de cette objectivation statistique comme d’une ressource pour établir des prises à une discussion que nous voulions voir se tenir dans le groupe dans la perspective de son auto-évaluation. L’effet recherché de cette « manipulation » était d’éviter de focaliser des débats sur des prises de position et des jugements trop personnalisés, et de tendre alors vers

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une évaluation plus complète comprenant les différents aspects de la vie du programme (pratiques de recherches, relations avec les acteurs, valorisation des résultats, organisation de la Recherche). Au cours de la restitution, l’invitation était faite de considérer l’hétérogénéité des positions individuelles comme l’expression normale d’une diversité de facettes de la constitution problématique d’un collectif, et de rendre traitables des dissonances ou des incohérences dans la perspective d’un auto-diagnostic visant à problématiser un apprentissage organisationnel.

Ce sont ces dissonances et ces incohérences, sur lesquelles nous voulions focaliser l’attention afin d’identifier les sites d’un traitement de l’achèvement du programme, qui consistaient alors une difficulté pour accorder les chercheurs dans la rédaction du rapport de synthèse aux commanditaires, rapport qui devait formuler une évaluation du changement de l’agriculture du site au regard des objectifs de protection de la qualité de l’eau sous les racines. Nous allons maintenant nous attarder sur cette photographie de la diversité des jugements que les chercheurs formulaient dans leurs réponses aux questions fermées.

Appréciation par les chercheurs de l’insertion de la contribution personnelle dans différentes audiences

En considérant l’appréciation de l’implication personnelle des chercheurs dans différentes audiences (équipe de recherche, relations aux commanditaire, communauté scientifique de rattachement disciplinaire), nous avons observé des jugements très hétérogènes sur l’appréciation de l’accueil des contributions personnelles, avec une certaine insatisfaction vis à vis de la reconnaissance que les commanditaires pouvaient leur porter (Encadré 9-4). On a noté également qu’environ la moitié des chercheurs appréciaient « peu » ou « moyennement » la façon dont leur contribution personnelle avait été accueillie par le collectif de recherche. On pouvait interpréter ce constat d’une appréciation mitigée, en considérant le jugement des chercheurs sur l’importance de leur participation personnelle (Q.7 de l’Encadre 9-5) comme indication de leur engagement, et mettre en regard de ce jugement celui qui concerne son appréciation qui caractérisait l’auto-évaluation que les chercheurs faisaient de leur contribution personnelle au programme (Q.1 de l’Encadré 9-5). Nous avons alors mis en évidence l’image d’un engagement individuel fort des chercheurs et une appréciation ex-post mitigée de l’appréciation par le collectif des contributions individuelles qui lui avait correspondu. Il apparaissait alors globalement le sentiment d’une auto-évaluation personnelle assez partagée qui méritait qu’on considérât de plus prêt le sens de cet engagement.

L’épreuve de la problématisation de la question de recherche

Notre questionnaire permettait pour cela de relier l’implication des chercheurs à l’appréciation de l’épreuve qui consistait à rendre traitable la question posée par NAIADE et surtout à l’intégrer dans les pratiques de chaque chercheur (Encadré 9-6). Le collectif des chercheurs apparaissait nettement divisé par l’épreuve de l’intégration de la question de NAIADE et une grande majorité d’entre eux l’ont trouvé problématique (i.e. « difficile » ou « délicate »). Des relations de travail privilégiées au sein de l’équipe ont permis très généralement de traiter cette intégration, ce qui va de pair avec un attachement très important à reconnaître l’importance de l’organisation de la Recherche dans la façon dont celle-ci pouvait répondre aux enjeux du programme (Q.11 de l’Encadré 9-6). Cette remarque nous a poussé à considérer de plus près ceux des chercheurs qui avaient considéré l’intégration de la question de NAIADE comme problématique.

Encadré 9-4: appréciation de l’accueil de la contribution individuelle

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346

Q2. Appréciation de l'accueil de lacontribution personnelle par l'équipe

satisfait46%

moyennement satisfait

15%

peu satisfait31%

très satisfait8%

Q3. Accueil de la contribution personnellepar les commanditaires

satisfait23%

moyennement satisfait

46%

peu satisfait8%

absolument pas satisfait

15%

sans réponse8%

Q4. Accueil de la contribution personnelle par la communauté scientifique

satisfait46%moyennement

satisfait23%

peu satisfait23%

très satisfait8%

Encadré 9-5: appréciation de l’importance de la participation individuelle Q1. Appréciation de la Contribution personnelle au Programme

très satisfait8%

satisfait31%

moyennement satisfait

46%

peu satisfait15%

Q7. Jugement sur l'importance de laparticipation personnelle au programme

très importante

8%importante

15%

assez importante

31%

mineure15%

fondamentale31%

Encadré 9-6: intégration de la question de NAIADE dans les pratiques de recherche Q5. Intégration de la question de NAIADEdans les pratiques de recherche

facile31%

délicate46%

très facile8%

difficile15%

Q6. Les solutions trouvées àl'intégration de la question

avec certains chercheurs de

l'équipe77%

avec toute l'équipe23%

Q11. Poids attribué à l'organisation de laRecherche

fondamentale15%

très importante

23%

importante54%

sans réponse8%

Encadré 9-7: implication individuelle des chercheurs et organisation du programme

75% sont"moyennementsatisfaits" de

l'accueil de leurcontribution

scientifique parl'équipe

62% sont"moyennement

satisfait" ou "peusatisfaits" de l'accueilde leur contributionscientifique par le

commanditaire

75% sont"satisfaits" de

l'accueil de leurcontribution

scientifique parla communauté

scientifique

50% ne sont"absolument pas"ou "peu satisfaits"de la façon dontl'organisation dela Recherche a

répandu aux enjeux

100% ontattribué un

poids"important" ou

"fondamental" àl'organisation de

la Recherche

sur cette sous-population de chercheurs

60% des chercheurs ontjugé "Difficile" ou "Délicate"l'intégration de la question

de NAIADE dans leurspratiques de recherche

1. L'équipe tend à sous-valoriser lescontributions personnelles

2. et le commanditaire tend à ne pas reconnaîtrecontributions personnelles

3. tandis que la valorisation ordinaire par certification est satisfaisante

L'organisation de la Recherche estconsidérée comme déterminante

pour le programme mais jugée commeayant peu répondu aux enjeux

Les difficultés de la valorisation des efforts individuels pour la vie duprogramme sont attribuées à un problème d'organisation de la Recherche

Cette sous-population estindicatrice des chercheurs(pratiquement 2/3) ayant

rencontré une épreuve dansl'exercice de leurs

compétences

IV° PARTIE - CHAPITRE 9

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Encadré 9-8: Valorisation des résultats de recherche

Q4. Accueil de la contribution personnelle par la communauté scientifique

satisfait46%moyennement

satisfait23%

peu satisfait23%

très satisfait8%

Q.12 Possibilité de l'exportation des résultats hors du programme

oui92%

non8%

Q13 Suffisante valorisation des résultats

oui39%

non61%

Encadré 9-9: La participation au cahier des charges

Q.14 Intensité de la participation au cahier des charges

forte23%

moyenne32%

faible15%

très forte15%

très faible15%

Encadré 9-10: Appréciation de l’insertion du programme de recherche dans la situation de gestion

Q8. Réception des injonctions du commanditaire

pas ressenti18%

mal55%

très mal18%

sans réponse9%

Q.9 Les contestations des agriculteurs et des OPA

bien34%

mal16%

très mal34%

sans réponse16%

Q15. Ce qui a été produit par la Recherche pour NAIADE

satisfait62%

moyennement satisfait23%

peu satisfait15%

Q.16 Ce qui a été produit par la Recherche pourles agriculteurs signataires

moyennement satisfait23%

peu satisfait47%

absolument pas satisfait

15%

sans réponse15%

Tableau 9-2: Les thématiques du guide d’entretien 1° ENTREE : Présentation du chercheur 2° ENTREE : Récit du chercheur du programme 3° ENTREE : Intégration de la question de recherche dans les pratiques de recherche 4° ENTREE : Pratiques d’inscription et de rationalisation des faits 5° ENTREE : Les modalités de la gestion des rapports au commanditaire 6° ENTREE : Les modalités de gestion des rapports aux agriculteurs et aux OPA 7° ENTREE : Organisation de la recherche et fonctionnement de l’équipe 8° ENTREE : Le déplacement des résultats hors du projet 9° ENTREE : Degré de concernement au cahier des Charges 10° ENTREE : Achèvement de la recherche et perspectives 11° ENTREE : Faisons comme si ou le « révisionnisme soft » de l’acteur

Tableau 9-3: Les registres d’argumentation des chercheurs sur leur propre contribution au programme un premier registre était celui de la valorisation personnelle du chercheur

- ce registre concerne une appréciation positive en terme de carrière de chercheur, d’insertion institutionnelle, mais aussi une insatisfaction issue de frustrations quant au déploiement ou à l’insertion d’une discipline ou d’un thème de recherche dans le programme.

un deuxième registre concernait : •le jugement sur l’utilisation et la valorisation des moyens mis a disposition de la recherche par ce programme

- ce registre renvoie à l’importance des moyens matériels avec une inquiétude quant à leur valorisation au vue de ce qui a été obtenu jusqu’à présent

•le jugement sur la façon dont la Recherche a su contrôler pour elle même, par son organisation interne, la figure d’acteur qui lui était offerte dans cette situation de gestion particulière

- ce registre concerne la dimension de l’organisation de la recherche sur le plan de la division du travail de recherche et sur le plan de la logistique, enfin une interrogation récurrente concerne le lien entre un certain fonctionnement interne - et son évolution - et la constitution de la recherche comme acteur dans le processus dynamisée par des enjeux inter-organisationnels.

un troisième registre concernait la circulation des objets, faits, énoncés issus des pratiques de recherche, entre les champs scientifiques concernés par le programme et d’autres champs professionnels.

- ce registre concerne les façons dont ce projet a permis d’internaliser des problèmes d’acteurs dans des champs scientifiques ou d’externaliser des productions issues du travail de chercheurs vers NAIADE ou vers les agriculteurs. Il exprime la façon dont les chercheurs se sont souvent sentis écartelés entre un effet de contextualisation du programme dans le processus et un effet de décontextualisation du programme dans l’audience de certification des connaissances.

Cette « sous-population » comprenait une forte majorité de chercheurs, dont le comportement face à d’autres questions pouvaient être considéré pour apprécier comment cette intégration problématique

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était reliée ex-post avec un jugement sur les résultats (Encadré 9-7). Ainsi il apparaissait possible de problématiser un lien à discuter entre une insatisfaction des chercheurs par rapport à la réalisation de leur engagement dans le programme et la question plus large de l’organisation de la Recherche pour répondre aux enjeux dont le programme était porteur.

Valorisation et participation à l’élaboration de la norme sociotechnique

En se tournant alors vers la valorisation des résultats issus du programme dans l’audience de la certification des connaissances, les chercheurs portaient un jugement tout à fait paradoxal, en considérant assez nettement, après 6 années de recherche, que les résultats issus du programme pouvaient faire l’objet d’une valorisation plus large, mais que celle-ci était plutôt insuffisante (Encadré 9-8). Ces éléments ont permis de préciser qu’il pouvait bien y avoir un problème de mise en forme ou de valorisation de résultats de recherche dans des audiences moins directement liées au programme. En considérant le degré d’exposition des chercheurs à l’engagement de leurs compétences dans la production de la norme sociotechnique, nous avons fait alors apparaître que le cahier des charges était loin de former un point de convergence des ces contributions (Encadré 9-9). Cela renforçait l’idée d’une certaine hétérogénéité de l’implication des chercheurs vis à vis de la production de la norme sociotechnique et donc de la possible hétérogénéité de leur attachement à se sentir impliqués par l’évaluation du programme.

Relations avec les acteurs

En considérant alors de façon plus large les relations que les chercheurs avaient entretenues avec les différents acteurs (celles de la Recherche avec le commanditaire ou le monde agricole), il apparaissait que celles-ci étaient l’objet d’un jugement plutôt d’insatisfaction, très nette pour ce qui concernait les relations avec NAIADE et NARCISSE (Q.8 et Q.9 de l’Encadré 9-10). Qui plus est face à ce jugement sur les relations, nous avons fait état que les chercheurs étaient plutôt insatisfaits de l’état des productions de la Recherche pour les agriculteurs (Q. 16 de Encadré 9-10) et satisfaits de ce qui avait été produit pour NAIADE (Q.15 de l’Encadré 9-10).

Conclusion de la valorisation du questionnaire fermé

Au vu des données générales issues d’un traitement global de l’échantillon il semblait se dégager une dispersion certaine des jugements sur le déroulement du programme, et une insatisfaction problématique sur trois points particuliers: dans la façon dont l’organisation de la Recherche avait permis de faire face aux enjeux du projet initial, dans ce qui avait été produit par la Recherche pour les agriculteurs et enfin dans le degré de valorisation des résultats du travail de recherche. Nous avons pu conforter de la sorte notre diagnostic de déconstitution de la Recherche en faisant apparaître la liaison possible entre un problème d’organisation et un problème de finalisation du programme par rapport au projet de connaissance. Voyons maintenant comment l’analyse qualitative des entretiens a permis de mieux apprécier la façon dont les chercheurs se construisaient une représentation de leurs activités particulières et des relations qu’ils avaient entretenues avec les acteurs à travers elles.

2.2.4. Analyse qualitative des entretiens semi-ouverts réalisés dans l’enquête sociologique

En fonction des résultats de l’analyse quantitative, nous avons exploré, par l’analyse de contenu des entretiens (nous présentons le guide d’entretien et les grilles d’analyse respectivement dans l’Encadré 1-A9 et le Tableau 1-A9 de l’annexe A9), le problème de la constitution de la Recherche à travers ses différentes productions comme un premier niveau, et à travers ses relations avec les acteurs dans le déroulement de son programme (communauté scientifique, commanditaires, agriculteurs et OPA) comme un deuxième niveau. L’exploration des réponses des chercheurs aux questions de notre guide

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d’entretien (Tableau 9-2) permettait alors de préciser le contenu de la dispersion des jugements sur la contribution personnelle des chercheurs révélée par le questionnaire selon trois registres (Tableau 9-3). Nous allons donc maintenant proposer un éclairage sur le premier niveau des production de la recherche à partir d’une analyse de contenu ainsi que différents autres matériaux complémentaires (rapport d’évaluation de chercheur, articles, communications).

a. La constitution de la Recherche par ses productions tangibles et intangibles

Le point de vue des chercheurs sur les modalités d’intégration de la question de NAIADE dans leurs activités propres

Au champ de questions de l’entretien correspondant à la mise en relation des modalités d’inscription de la question de recherche avec des problématiques scientifiques disciplinaires ou des controverses de leur champ de références, nous avons dégagé plusieurs registres de formulation des réponses. Les registres d’argumentation les plus fréquemment mobilisés étaient les suivants. • Celui pour lequel le terrain de NAIADE-Land constituait un lieu privilégié (le terrain de NAIADE formerait un laboratoire en vraie grandeur à la dimension des intentions de recherche du groupe sur l’analyse de système agraire) de valorisation de méthodes, de théories ou de concepts analytiques déjà formulés au cours de leurs travaux passés. • Celui pour lequel ce terrain constituait l’occasion de construire un champ de recherche nouveau ou encore peu développé en liaison avec la question du lien entre la qualité des eaux souterraines et les activités agricoles, et qui ne s’inscrivait donc pas dans un champ de controverses suffisamment identifiées pour obliger les chercheurs à un positionnement vis à vis de la communauté scientifique, sauf à créer eux-mêmes les controverses.

Enfin plus marginalement on a pu noter la présence de deux autres registres. • Un registre également mobilisé était celui de la référence aux principes de la recherche-appliquée, conçue comme devant répondre à une attente à partir du choix de modèles et de dispositifs adaptés, en recherchant la meilleure configuration possible pour un niveau de précision attendu sur les résultats. Un autre registre apparaissait aussi autour de certaines controverses au sein de l’équipe pour des questions touchant la production de connaissances situées par rapport à la question de NAIADE ou de problèmes rencontrés avec les acteurs du terrain quant à la mise oeuvre de dispositifs de recherche. • Enfin plus rarement, des chercheurs mentionnaient les modalités de l’inscription de leur recherche dans le Labo HLM vis à vis d’enjeux théoriques propres à la dynamique de leur champ disciplinaire de rattachement.

D’une façon générale ce qui nous a semblé frappant dans l’analyse des discours, c’était bien la faiblesse de références à des enjeux propres aux disciplines ou de références à un lien entre d’une part des controverses propres au champ de rattachement et d’autre part les dispositifs de recherche mis en place à NAIADE-Land. Pourtant les publications attestaient d’une certification et leur contenu problématisait assez systématiquement la particularité du contexte de leur obtention (collectif de recherche impliqué dans un cours d’action) ou au minimum le caractère pertinent d’un travail regardant les liens entre agriculture et environnement tant du point de vue des méthodes de recherche que de l’intérêt des résultats. Cela pouvait être interprété comme l’existence d’une difficulté à établir un lien direct entre un discours sur le programme de recherche en tant que dispositif d’ensemble de différentes activités de recherche et un discours complémentaire sur le régime d’activités propre à chaque chercheur.

Cette difficulté renvoyait selon nous au mode d’existence de l’interdisciplinarité en dehors de l’ordre du discours, où elle était généralement décrite comme justement réalisant une cohérence de fond là où le fonctionnement d’une adhocratie opératoire éphémère restait « naturellement » problématique. En renvoyant ce type de justification aux modalités de l’organisation de la Recherche et à une certaine

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sous-valorisation des résultats, il nous a semblé pertinent de considérer que nous avions là un problème pour l’achèvement de ce programme, suivant le schéma suivant: • soit les disciplines de référence contenaient peu de controverses actives qui auraient pu accueillir ce travail de recherche local dans ce qu’il pouvait avoir d’expérimental (ce qui signifiait que les champs scientifiques étaient peu actifs ou que le programme n’apportait rien qui aurait pu les vivifier); • soit la mise en relation de l’espace de certification des connaissances et de ce qui se jouait dans le laboratoire HLM pour le collectif des chercheurs était trop difficile pour être entreprise (et dans ce cas il s’agissait d’identifier les blocages et de les contourner dans la perspective d’une évaluation du programme)380. Ce problème de la singularisation du travail des chercheurs du fait de son attachement à un site expérimental peu contrôlé renforçait alors l’idée que la valorisation du programme pris comme expérience totale pouvait constituait une réponse possible, si ce n’est nécessaire.

Publications, instrumentation expérimentale et production de biens publics

Une façon d’aborder la production ordinaire de la recherche était alors de se pencher sur les publications réalisées au cours du programme, telles que la liste nous en avait été donnée à la fin des entretiens. Le Tableau 9-4 donne une indication du rythme et du type de publications (au sens large) qui ont accompagné le programme jusqu’en 1995. Notons la régularité des articles et des communications écrites pour des séminaires et colloques au sein des réseaux auxquels appartiennent les chercheurs et signalons le vide de la soutenances des thèses et mémoires entre 93 et 95 (cela était par ailleurs signalé dans certains entretiens comme un problème de la deuxième phase du programme).

Nous avons établi un état des lieux des diverses productions du programme effectué à partir d’un inventaires des publications, séminaires et colloques. Cela a permis d’établir les liens existant entre les chercheurs à partir des co-publications de ces documents (Encadré 9-11). On remarque ainsi l’importance des publications réalisées à plus de trois auteurs inclus (environ la moitié) et d’un certain redoublement des articles par la traduction en langue anglaise. Le réseau des co-signatures rend compte de l’importance des responsables de volets pour la publication, au delà de leur rôle attendu dans l’animation scientifique, on note en effet qu’ils sont les attracteurs forts de ce réseau de co-rédaction mais qu’un seul d’entre eux publie parfois seul.

A partir de l’établissement d’une liste des dispositifs de recherche, mis en place pour traiter la question du commanditaire au sein des différentes opérations ou volets de recherche, nous avons conservé les dispositifs présentés comme novateurs au regard de leur certification par la communauté scientifique (article, prototype, brevets), pour les présenter dans l’Encadré 9-12. Ils sont ici restitués tels qu’ils nous ont été communiqués au sein de l’entretien. Enfin grâce à un inventaire complémentaire des opérations de traduction tournées vers l’enseignement, la réglementation et les missions de service public de l’Institut, nous avons établi la Rose de la Recherche de ce programme que nous présentons dans l’Encadré 9-13.

Tableau 9-4: Bilan des publications liées au programme 1990 1991 1992 1993 1994 1995 TOTAL Communication Ecrite 3 2 2 3 2 2 14

380 Rappellons ici une fois encore la difficulté soulignée par une majorité de chercheurs pour intégrer la question à ces pratiques ordinaires.

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Communication Orale 3 1 1 5 Articles 2 4 4 3 5 18 Thèses, mémoires 1 2 2 1 6

TOTAL 6 4 11 8 6 8 43

Encadré 9-11: Le réseau des co-auteurs RESEAU DES AUTEURS DANS LES PUBLICATIONS IDENTIFIEES PAR EUX COMME LIEES A AGREV

Osty P.L.

Bachacou J.

Gras F.Gras F.

Falloux J.C.

Fiorelli J.L.

Raulet N.

Le Houerou B.

Gafsi M.

Morlon P.

Patte M.

Choné T.

Tessier D.

Hesse A.

Atallah T.

Gaury F.

3

22

2

2

3

6

3Benoit M.Benoit M.

Zimmer D.

Faivre P.Gury M. Barlier J.

Deffontaines J.P.Deffontaines J.P.

Chia E.Chia E.

Barbier M;

Roux M.

Pierre P.

Brossier J.Brossier J.

Dormagen S.

Tillier C.

Andreux F.

Le Ber F.

NB : En grisé les responsables de volets

Encadré 9-12: Nouvelles méthodes et connaissances issues du programme

Dispositifs desuivi du

compostage desfumiers

Observatoirein situ à laplacette

Automat du Cemagref deprélèvement automatiquede bougies poreuses

Extensification dupaturage desvaches laitières

CartePédologique

Bougies poreuseshorizontales in situ

Bassind'alimentation

Réseau Professionnellocal et nouvelles

fonctions de l'agriculture

SIG/SGDB Claire

méthodeBASCULE

Modèle defracturation

morpho-dynamiqueet pédogénèseProgrammation linéaire avec

internalisation d'unecontrainte environnementale

Nouvelles méthodeset connaissances

certifiées issues duProgramme

Dispositif derecherche-action

Encadré 9-13: Rose de la Recherche du programme AGREV

Connaissances certifiéeset instruments

Formation,compétencesincorporées

Avantagescompétitifs(innovation)

Biens collectifs,puissances,prestiges,

environnement

Expertise etvulgarisation

Systèmeséducatifs

PouvoirsPublics

Systèmeséconomiques

MédiasScènes

Publiques

Institutionsscientifiques

Dispositifsde suivi ducompostagedes fumiers

Observatoirein situ à la

placette

AutomateCemagref

PIL/PELcontinu

CartePédol.

Bougiesporeuses

horizontales

Bassind'alimentation

RéseauProfessionnel

local SIG/SGDB

BASCULE

Modèle defracturation

morpho-dynamiqueet pédogénèse

PL+NO3Incorporation ducas NAIADE dansl'enseignement

Supérieur etTechniqueAFPF

Cahier desCharges des

Conventions NAIADE

Appui techniquepersonnalisé aux exploitants

Sécurité "Scientifique"du gîte

NARCISSE : instrument depilotage de la qualitéindustrielle du gîte

DEXEL

Ecosystèmede NAIADE de

l'OGAF

Protection del'environnement

ScénarioFilm

émissions TV

Comité duSDAGE

Reformulation

règlementation dufumier

Remembrement

Dispositif derecherche-action

La conception de l’innovation par les chercheurs

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Concernant les regards portés par les chercheurs sur le caractère innovant du programme, la première surprise était bien de constater l’extraordinaire hétérogénéité des réponses (cf. Tableau 9-5).

Tableau 9-5: Diversité des conceptions des chercheurs sur l’innovation issue du programme (NB: Nous avons classé et rassemblé les réponses pour préciser le contenu de cette hétérogénéité)

! Les concepts et l’adaptation de connaissances à un problème d’entreprise * Le compostage

* # Pour NAIADE c’est BASCULE381, pour la Recherche c’est l’organisation systémique * Les bougies poreuses horizontales, la BASCULE, le tableau de bord de la gestion d’un bassin d’alimentation

* # Les dispositifs techniques et le coté systémique de l’organisation * NARCISSE * L’approche globale de l’exploitation, la gestion de la fertilisation, les fracturations en liaison avec la pédogenèse, les

références nouvelles d’un système laitier * # La mise en oeuvre du programme pluridisciplinaire et des modèles de pratiques agricoles * La création d’un observatoire à l’échelle de la placette # le travail pluridisciplinaire, mais 6 ans pour préconiser ce qu’on savait déjà ... c’est maigre,

La première façon d’expliquer cela était évidement de se demander si le terme d’innovation avait le même sens pour tout le monde. On peut éluder ce type de relativisme simplet, en signalant simplement les deux niveaux où les chercheurs ont situé l’innovation, et d’où ils parlaient pour cela, sachant qu’un même chercheur pouvait avoir recours à plusieurs niveaux: • le niveau mentionnant les dispositifs d’instrumentation ou les dispositifs de gestion de l’activité agricole issus de la recherche (indice * dans le Tableau 9-5), ce niveau renvoyait à un jugement à partir de leur champ scientifique de référence ou du volet dans lequel ils avaient oeuvré. • le niveau mentionnant la façon dont la recherche s’était constituée sur le plan intellectuel et organisationnel par la systémique (indice # dans le Tableau 9-5), ce niveau renvoyait à un jugement à partir d’une vision globale du travail de recherche.

L’intérêt de cette petite analyse était de faire apparaître les deux modes de constitution de la Recherche par rapport au registre de l’innovation qui caractérisait la fonction qu’elle s’était proposée d’occuper dans la situation de NAIADE. • un mode internaliste qui situait l’innovation au sein même d’une « production-de-la-recherche-en soi », • un mode externaliste qui situait l’innovation dans la production d’artefacts tangibles ou intangibles pour les commanditaires ou pour d’autres décideurs.

Face à cette hétérogénéité de registre et de désignation de ce que le terme d’innovation signifiait pour les chercheurs, nous avons pu alors confirmer l’existence de différents mondes vécus de l’exposition de la Recherche dans la production de la situation de gestion. De plus il apparaissait nécessaire qu’un accord était à trouver entre les chercheurs autour d’une description commune de ce qui pouvait être considéré ou pas comme une innovation issue ou lié au programme de recherche. Ce point nous paraissait être un passage obligé pour pouvoir envisager la revendication d’un travail pluridisciplinaire au nom des finalités annoncées dans le projet pionnier, mais également par rapport à ce qu’il pouvait avoir contribué à produire. Cette hétérogénéité des points de vue a confirmé alors l’idée que la déconstitution de la Recherche portait bien sur la perte d’une lisibilité de sa figure d’acteur dans le processus.

b. La constitution de la Recherche dans ses relations avec les acteurs principaux du processus d’innovation

381 BASCULE est un système de calcul d’un bilan entrée/sortie de l’azote au niveau d’une exploitation agricole qui tient compte de la répartition du bilan dans le système de culture considéré et dans une répartition spatiale de ce bilan.

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Fort de cette approche centrée sur les productions de la Recherche, nous avons ensuite exploré la façon dont les chercheurs concevaient les relations de la Recherche aux acteurs impliqués dans le processus et qu’ils pouvaient avoir été amenés soit à fréquenter directement, soit à considérer dans le cadre de la médiation sociale ou technique de leurs relations au labo HLM. Encadré 9-14: Les idéaux-types de chercheurs

Idéal-type de chercheur Proximité vis à vis du problème de NAIADE

Proximité au terrain

Idéal-type d’agriculteurs correspondant

1. Asservi faible très proche Aligné, Enquêté ou Dépositaire d’un site de mesure

2. Servi moyenne moyenne Dépositaire d’un site de mesure3. Sous-traitant très faible très éloigné Virtuel (« les agriculteurs »)4. Observateur politique forte éloigné Informateur et Virtuel

Figure idéal-typique correspondante : le chercheur asservi Faible proximité par rapport au problème de NAIADE et implication sur le terrain NAIADE et NARCISSE sont identifiées nommément par les personnes qui les présentent et les rapports au commanditaire fortement personnalisés. Cette personnalisation est mise en relation avec des événements où les chercheurs ont du intégrer directement les injonctions ou les interdits dans leurs pratiques de recherche au nom de la mise en oeuvre des changements. L’instrumentation qui concerne certains dispositifs de recherche est mal ressentie, cela d’autant plus que les possibilités de contacts avec les agriculteurs sont jugées trop limitées et pose bien des difficultés pour un enregistrement des pratiques qui dépend de leur bon vouloir ou de leur disponibilité.

Figure ideal-typique correspondante : le chercheur sous-traitant Faible proximité par rapport au problème de NAIADE et éloignement du terrain Le projet de NAIADE est perçu comme limitant les exigence du travail scientifique ou l’autonomie des chercheurs, le statu de sous-traitant est accepté comme tel dans la lignée d’une recherche appliquée, mais certaines difficultés logistiques sont imputées au fonctionnement de NARCISSE.

Figure idéal-typique correspondante: le chercheur servi Proximité moyenne par rapport au problème et implication occasionnelle sur le terrain Le commanditaire est ici essentiellement incarné par NARCISSE en tant que structure ayant un rôle normal de développement agricole pour la gestion du problème de NAIADE. Dans ce registre, les difficultés de la recherche sont là aussi imputées au fonctionnement de NARCISSE qui pose des problèmes dans la collecte des données, comme si cette entreprise devait avoir « normalement » pour simple fonction de transmission des données ou de facilitation du travail de recherche. Les rapports aux pratiques agricoles se font par l’intermédiaire de systèmes de mesure qui n’implique pas une rencontre systématiquement.

Figure idéal-typique correspondante : le chercheur observateur politique Proximité forte par rapport au problème avec présence de liens politiques en plus de liens concernant les terrains Les relations avec NAIADE et NARCISSE sont perçues comme le site de l’expression de stratégies pour la réussite du processus d’innovation à laquelle est liée celle du programme de recherche. Les relations au monde agricole sont celles de relations générales en terme de transformation d’un système local de développement. Les liens avec les représentants de NAIADE et NARCISSE sont personnalisés et font l’objet d’une description alternant critique et connivence à l’égard du processus de changement des pratiques agricoles. Le rapport au processus à l’oeuvre est souvent caractérisé sous l’angle d’un jeu politique.

Les relations de la Recherche avec le commanditaire

A partir de nos entretiens on a pu explorer cette piste en identifiant les discours des chercheurs par rapport à leur proximité vis à vis des représentants du commanditaire et à leur degré d’implication dans la fréquentation du terrain. Nous avons pu ainsi établir quelques idéaux-types de chercheurs (Encadré 9-14). Nous ne rappellerons pas ici la liste des instances où ces liens aux commanditaires se jouaient ni les implications différenciées des chercheurs sur le terrain qui permettaient de préciser ces idéaux-types. Ce que nous faisions apparaître, c’était l’écart qui existait entre les chercheurs qui n’appartenaient pas au groupe des 6 (types Asservi voire Servi) et ceux qui fréquentaient les instances de la relation avec NAIADE (types Servi, Sous-traitant et Observateur Politique). On pouvait renvoyer cet écart à la signification que pouvait alors prendre les obligations qui pesaient sur la Recherche dans cette deuxième phase, selon le type de problème de gestion que nous avons décrit en conclusion du chapitre 8. Pour les premiers, les configurations où se jouaient les relations Recherche/Commanditaire étaient perçues comme des scènes politiques éloignées d’une vie du programme et qui pouvaient aller jusqu’à leur être étrangères (cela d’autant plus que celui-ci n’était pas doté d’une mise en forme de l’information générale

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concernant son déroulement382). Il était tout à fait intéressant de constater que les réponses à la question de l’état des relations avec le commanditaire étaient largement plus centrées sur les formes que pouvaient prendre les injonctions ou les demandes du commanditaire que sur la façon même dont les chercheurs s’y étaient pris pour « faire avec » ou pour gérer ces relations. Cela était aussi valable pour les chercheurs ayant eu des responsabilités dans les volets du programme, qui, dans leur réponses, faisaient néanmoins une distinction nette entre la scène de la négociation du déroulement du programme et le déroulement interne du programme du point de vue des exigences des activités expérimentales.

Nous avons mis ainsi en évidence le mode de gestion politique des liens au commanditaire qui avait consisté à accepter son niveau de contrainte sans mettre en jeu de façon délibérée la faisabilité de la demande en terme d’exigences scientifiques ou de maintien d’un collectif de recherche autour du traitement global et complexe du problème. Cela a permis de pointer le fait que l’organisation systémique du programme et son « design organisationnel » ne constituaient pas une ressource suffisante pour une gestion politique du programme, dans sa deuxième phase en tout cas. Cela semblait avoir des répercussions sur les pratiques ordinaires des chercheurs qui, sur le terrain, étaient parfois confrontés à l’expression de ce cadre politique sans avoir toujours les moyens d’en comprendre la dynamique de court terme et sans mesurer toujours la nature de l’enjeu à plus long terme. Il apparaissait que si ce mode de gestion faisait partie de l’existence normale d’une recherche impliquée dans une relation partenariale avec NAIADE (et cela de façon beaucoup plus problématique au cours de sa 2° phase), il n’en restait pas moins que le niveau de la gestion de la recherche était ici directement interpellé.

Les relations de la recherche avec les agriculteurs et les représentants des OPA

Nos entretiens faisaient apparaître sur ce point que les chercheurs avaient deux façons de parler des agriculteurs, soit comme collectif constitué par la délimitation du périmètre ou par leur identité professionnelle, soit de façon individuelle comme autant de singularités problématiques pour un « faiseur de preuve » confronté aux modes d’existence du labo HLM. On retrouvait ces deux façons de parler des agriculteurs tout au long des entretiens en fonction des types de liens que les chercheurs avaient pu, ou pas, établir avec eux. On pouvait repérer deux types de liens entre les chercheurs et le champ professionnel agricole dans son ensemble. • Les liens établis avec des agriculteurs au cours des dispositifs de recherche, soit au titre d’agriculteur-enquêté, soit au titre d’agriculteur-dépositaire d’un dispositif expérimental sur son exploitation, soit enfin au titre d’agriculteur-informateur au cours de rencontres « à l’occasion ». • Les liens établis avec des représentants des OPA au sein des instances politique ou technique (le Comité de Pilotage et le Comité Technique du programme de R&D avec la Chambre d’Agriculture et le GIE), qui avaient principalement existé au cours d’AGREV1383.

La première chose à tirer de la façon dont les chercheur rendaient ces liens problématiques pour le programme était de rappeler leur niveau de fréquence. Ainsi la première phase du programme avait vu un plus grand nombre de liens s’établir entre des chercheurs et des agriculteurs ou des représentants des OPA. La faiblesse voire la quasi absence de ces liens au cours d’AGREV2 rendait la deuxième partie du programme problématique simplement parce qu’elle s’intitulait « Théorie et pratiques du changement ». Pourtant la signature de cette deuxième phase du programme en 1992, contenait l’anticipation d’une réalisation du changement, puisqu’à l’époque il n’existait aucun engagement 382 Il semble qu’il ait existé un numéro d’une publication interne au collectif des chercheurs, appelée « Echo des Agrev », mais nous n’en avons pas retrouvé la trace dans les archives du programme. 383 Notons qu’une scène politique au sein de laquelle la Recherche était « conviée » n’a pas été occupée, il s’agit du comité technique de l’ex-OGAF article 19.

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définitif de NAIADE qui rendait le changement suffisamment imminent pour qu’il opère, (hormis bien sûr pour trois « agriculteurs expérimentaux »). Cela permettait de supposer la permanence d’un désir de liens forts avec les agriculteurs tout au long du programme, mais qui n’a jamais pu complètement se réaliser.

Si le problème du rapport aux agriculteurs apparaissait comme un élément sensible de ce programme, c’était principalement selon nous parce que la recherche anticipait des agriculteurs alignés sur son projet de rendre possible une agriculture performante et respectueuse de la qualité de l’eau, et moins insérée dans un « système de développement agricole maison » défini par NAIADE et NARCISSE. Ainsi l’agriculteur-aligné, celui qui facilite les productions de la recherche et qui participe avec elle à la définition des bonnes pratiques, est resté « l’Arlésien du programme », absence souvent regrettée par la Recherche. Ceci permet d’expliquer pourquoi les entretiens présentaient, au moment de la rationalisation de la faiblesse de ces liens, une oscillation permanente entre deux registres de justification (entre deux purgatoires pourrait-on dire).

• Le première registre consistait à souligner que les représentants des OPA avaient rendu impossible le projet de la Recherche et peu compris l’intérêt d’une collaboration plus ouverte vis à vis du projet de maîtrise totale de NAIADE: avec cette première explications les agriculteurs devenaient tiers-exclus par une sorte de « loi de la gravité » du monde agricole qui consiste à toujours en passer par les représentants professionnels, dont les agriculteurs peu syndiqués disent qu’ils ne représentent qu’eux mêmes. • Le deuxième consistait à « dédouaner » les agriculteurs de ne pas avoir considéré le projet de la Recherche comme étant beaucoup moins inféodé à NAIADE qu’ils pouvaient le penser, en considérant que les pressions tant de NAIADE que des représentants des OPA étaient trop fortes pour laisser une place à un troisième niveau de négociation.

Dépasser ces modes de justifications asymétriques nous paraissait important parce que le cadre de la commande inscrivait les agriculteurs en tiers exclus au titre du contrat de recherche et comme tiers inclus au titre de l’étude des pratiques, « ce qu’était un agriculteur de la zone pour la Recherche »384 devenait alors une question un peu simplette mais pertinente. En effet il importait de mettre à jour cette dualité où les agriculteurs étaient considérés soit comme « sujets » à travers la recherche de leur participation active - notamment dans le registre de la recherche-action-, soit comme « objet » à travers l’inscription et l’analyse distante de leurs pratiques. Cette question était justifiée par un faisceau de raisons.

• D’une part, parce qu’un certain nombre de dispositifs de recherche impliquaient que les agriculteurs aient à se comporter eux mêmes comme des dispositifs d’enregistrement de leurs propres pratiques, où ils étaient alors convoqués au même titre qu’une bougie poreuse, avec leurs défauts et leurs compétences propres (ce qui n’est généralement pas le cas pour des bougies poreuses standardisée on en conviendra aisément)385. • D’autre part parce que les agriculteurs étaient à la fois cause et finalité de l’intervention du couple Industrie-Recherche, leur adhésion à un sens commun de ce qu’il convenait de faire pour la qualité de l’eau, passait par leur enrôlement dans les dispositifs sciento-techniques qui étaient proposés pour la mise en gestion du problème de NAIADE. 384 Cette question nous apparaîssait fondamentale pour penser des liens avec les agriculteurs en dehors du registre du purgatoire ou du bon vieux temps des recherches où « l’agriculteur nous recevait avec un verre mirabelle ! ». 385 Nous avons, en ce sens, proposé au responsable de la Station de Mi. la possiblité de contractualiser les relations entre chercheur et agriculteur, dans la mesure où ce dernier pouvait être amené à faire des enregistrements sur ces propres pratiques pour lesquels l’effort qu’ils représentent doit pouvoir être mieux défini.

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• Enfin parce que les interlocuteurs de la Recherche, pour discuter de la participation des agriculteurs, ont plus été les représentants des OPA que les agriculteurs eux mêmes, et ce malgré le passage de la « comète GERDAL » où l’éphémère groupe des agriculteurs expérimentaux réunis par l’animateur du programme de R&D.

Le caractère ambiguë de cette position vis à vis des agriculteurs a alors permis de renvoyer ces deux registres dos à dos (« on ne peut faire de recherche-action car on ne peut mettre en place des dispositifs conséquents d’étude des pratiques » / « on ne peut étudier les pratiques parce qu’on ne peut pas instaurer un dispositif de recherche-action »). Le repli des justifications dans une sorte de purgatoire ou dans la frustration de liens plus fort avec les agriculteurs ou les OPA, était à mettre en balance avec le fait que les chercheurs concevaient la difficulté de ces liens comme faisant partie intégrante des pratiques ordinaires du chercheur. Par ailleurs la difficulté rencontrée pour constituer un collectif d’agriculteurs qui soit un interlocuteur pertinent revenait souvent dans les discours des chercheurs pour signifier l’impossibilité de liens consistants avec les agriculteurs. La discussion de ce problème du rapport aux agriculteurs et à leurs représentants professionnels conduisait alors au problème de gestion suivant pour la Recherche: au même titre que le chercheur de type asservi ou servi était dans l’obligation de « faire avec » ces rapports problématiques aux agriculteurs sans pouvoir trouver un écho pour discuter avec eux d’une action efficace de la Recherche, le chercheur de type observateur-politique était dans l’obligation lui aussi de « faire avec » ces rapports problématiques aux représentants des OPA sans pouvoir trouver un écho pour discuter de la faisabilité d’un rapport à un collectif d’agriculteurs. Le groupe exploitation qui a fonctionné durant l’année 1994 aurait pu jouer ce rôle mais il était orienté très directement dans la production de synthèses concernant les trois exploitations suivies prises individuellement.

Conclusion

L’ensemble de cette analyse des entretiens et la mise en exergue de points focaux pour une discussion avec les chercheurs, pouvaient alors former un canevas pertinent pour envisager de problématiser la question de la gestion de la recherche, moins pour établir des mesures correctives pour un programme qui allait de toute façon vers sa fin, que pour tenter d’en avoir une vision différente en le considérant comme le résultat d’une expérience du collectif de recherche qui à ce titre avait un intérêt particulier si elle pouvait faire l’objet d’une évaluation réflexive386. Voyons alors comment la discussion de ce renvoi du diagnostic au groupe des chercheurs pouvait laisser augurer d’une telle possibilité.

2.2.5. La discussion de notre travail par les chercheurs

Ce travail de diagnostic, fondé par l’enquête sociologique sur la façon dont les chercheurs voyaient eux-mêmes le programme de recherche, a été l’objet d’une discussion au cours et après sa présentation. Nous avions en effet prévu de ne pas présenter en bloc le document mais de provoquer une mise en

386 Ce travail de diagnostic faisait état d’une grande dispersion des jugements et des critères de jugement qui impliquait un travail beaucoup plus précis sur les registres d’argumentation mobilisés par les chercheurs au cours des entretiens. Il nous a semblé important pour mieux comprendre cette impression d’éclatement du programme de recherche en autant de programmes particuliers qu’il y avait de chercheurs, d’observer plus finement le contenu des entretiens à partir d’une analyse lexicale de textes pleins, voir le Dossier 2-A9 de l’annexe A9 pour une synthèse de cette analyse. Du fait que cette analyse lexicale a été faite après coup et n’est pas intervenue directement pour cadrer nos propos dans l’intervention, nous n’avons pas donc considéré comme pertinent de la porter ici dans le texte.

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scène d’éléments de discussion à chaque étape de la présentation387. L’analyse rétrospective de ce moment, particulier pour nous du fait qu’il pouvait stopper ou favoriser la possibilité de poursuivre notre intervention, permet de comprendre comment le sort de celle-ci s’est jouée dans la négociation de ce diagnostic.

La caractérisation générale que l’on peut donner de la discussion de notre travail repose sur l’expression d’une tension que provoquait le fait de prendre à contre-pied les chercheurs en les prenant pour objet d’observation, c’est à dire en leur proposant de se considérer comme des sujets faisant l’objet d’une évaluation de leur production et de leur discours sur leur propres activités. A contrario nous nous exposions nous-mêmes a recevoir des jugements sur notre travail de la part de chercheurs experts de leur propres pratiques et qui pouvaient remettre en question notre propre lecture empirique du programme. La configuration étrange que cela suppose est présentée dans l’Encadré 9-15. Cette configuration a été particulièrement présente dans la critique du recours à l’analyse quantitative des questionnaires de satisfaction et de l’impression mitigée ou problématique qu’elle restituait des appréciations du programme par les chercheurs. Encadré 9-15: L’étrange configuration de la restitution

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L’objectivité de ce type d’analyse a été fortement discutée, les chercheurs acceptant mal d’être construits par des artifices de sociologie quantitative là où la mise en équivalence des réponses au questionnaire supposait de la part de chacun une homogénéité des critères de jugement. Face à ce type de remise en question de notre travail d’objectivation nous ne pouvions qu’invoquer qu’il était difficile d’évacuer une discussion au titre de la seule critique de l’analyse quantitative. Cette négociation mettait ainsi en évidence un problème d’accord entre différentes conceptions de l’objectivation des points de vue mais ne disqualifiait pas l’analyse. Ce point est important nous semble-t-il, pour envisager la présence d’un lieu où le chercheur en gestion puisse apporter son propre savoir sans être disqualifié pour défaut de scientificité que ce soit pour son objectivisme ou son constructivisme d’ailleurs. Cette « passe d’arme » sur la pertinence du questionnaire a ainsi permis de tenir la discussion sur le reste de notre diagnostic dans un registre où ce type d’arguments de a toujours été absent des débats.

Outre des moments de discussion liés à la compréhension ou à un manque de clarté de l’exposé, on peut faire état de ce qui a focalisé l’attention à travers le repérage d’une série d’échange entre les chercheurs (nous y compris) sur un certain nombre de points (Encadré 9-16).

387 Afin de permettre une analyse ex-post de la façon dont ce diagnostic était reçu nous avions procédé à l’enregistrement déclaré de cette journée. C’est en revenant maintenant sur la retranscription de la restitution orale et des débats qu’elle a provoqués que nous pouvons procéder à une telle analyse à froid de ce moment.

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Encadré 9-16: Nature des échanges au cours de la discussion de l’évaluation

- la question du degré d’accord entre NAIADE et la Recherche sur le niveau de complexité du programme de recherche - la tension permanente, se transformant parfois en controverse, entre les exigences de NAIADE appelant au réalisme du travail de recherche pour obtenir des résultats opérationnels, et le constructivisme des chercheurs se demandant si ce qu’ils obtenaient était suffisamment vrai pour être mis en circulation et apporté à NAIADE. - la discussion du rôle de la Recherche comme expert de NAIADE et de l’existence de la mobilisation de diverses autres expertises scientifiques sans qu’elles soient reliées entre elles (écologie appliquée, agroforesterie, étude sur les pesticides), et de l’extrême faiblesse des controverses entre scientifiques ou experts travaillant indépendamment sur le site, - l’ambiguïté de la position des chercheurs face à NARCISSE, oscillant entre une critique parfois forte de ses pratiques au nom du partenariat NAIADE/Recherche ou des objectifs fixés au programme de recherche, et la reconnaissance de son entière liberté à opérer des transferts de la Science vers le Développement. - la discussion sur le degré de réalité des trois exigences fondatrices du programme et opposition sur le degré d’implication des chercheurs dans la transformation du nouveau système agraire - la discussion sur la question de savoir si NARCISSE est efficace par rapport aux objectifs de protection fixés et de savoir si effectivement NARCISSE est le prolongement technique de la connaissance scientifique des prescriptions de la recherche (Doit-on, peut-on et comment évaluer ce que fait NARCISSE par rapport à nos propres conception du fonctionnement du système agraire). - la discussion sur la place qu’occupe la Recherche dans la formation de NARCISSE au regard de l’itinéraire de son directeur (NARCISSE est il un « Frankenstein » ? Est ce que les objets transférés à NARCISSE fonctionnent comme on pensait qu’ils pouvaient ou devaient fonctionner ?) - la discussion sur le retour d’expérience de la place de la Recherche dans le processus d’innovation et de son rôle dans la façon dont NAIADE s’est constituée comme acteur de la situation de gestion grâce à la présence et au travail de la Recherche. - la discussion sur la fonction de la recherche publique dans le cadre de ce type de contrat de commande comportant une part d’autofinancement par les salaires des chercheurs et des techniciens.

La restitution de notre diagnostic a donc permis qu’un certain nombre de débats aient lieu entre les chercheurs, mettant encore en évidence une dispersion des jugements et des critères mobilisés pour apprécier, au travers de la discussion de notre diagnostic, la constitution du collectif des chercheurs lui-même. Sur ce point ce travail avait fait « mouche », puisque tel était l’objectif que nous avions assigné à notre observation participante que de problématiser la constitution du collectif en vue de questionner la façon dont le programme pouvait s’achever. Le document de synthèse a été multiplié et distribué à tous les membres du groupe de recherche, et notre travail a été déplacé au sein d’un séminaire du département SAD sur les chantiers de recherche traitant des rapports entre Qualité de l’eau et Agriculture. Restait néanmoins pour nous à savoir ce que pouvaient être les effets de notre diagnostic par rapport à la suite de l’achèvement du programme et notamment par rapport aux décisions que pouvaient prendre ses deux responsables en la matière vis à vis de notre appel à un retour d’expérience que tentait de justifier l’évaluation du programme que nous allons maintenant présenter.

3. EVALUATION DU PROGRAMME ET FORMULATION D’UN SAVOIR-ACTIONNABLE POUR UN APPRENTISSAGE ORGANISATIONNEL

A la suite de la formulation et de la discussion d’un tel diagnostic fondé sur la façon dont les chercheurs pouvaient en faire une lecture au sein de l’enquête, nous avons proposé une évaluation du programme qui proposait une caractérisation dynamique de la place que la Recherche avait occupée dans le processus d’invention d’une gestion pour NAIADE et de la façon dont le problème de déconstitution de sa figure d’acteur pouvait y être associée. L’orientation générale de cette façon de voir le programme de recherche reposait ainsi sur des prémisses différentes de celles du projet pionnier et visait à proposer un cadre différent comme savoir-actionnable d’une procédure d’achèvement du programme visant un apprentissage organisationnel.

3.1. Une analyse dynamique en terme de réseau technico-économique Nous proposions ainsi de poursuivre l’analyse de la façon dont la Recherche pouvait faire tenir

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ensemble, sur la base de son projet pionnier, la diversité de ses productions (méthodes, énoncés, systèmes de mesures, publications, formation, enseignement etc., cf. Rose de la Recherche) et la multiplicité de ses liens avec différents acteurs qui constituaient son espace social d’intervention.

Nous pensions alors intéressant de convoquer le document contractuel initial pour confronter cette analyse à ce que la Recherche avait annoncé dans son projet de recherche « Agriculture - Environnement » en janvier 1989 : « il s’agit de la prise en compte, comme objet de recherche, des stratégies des différents acteurs concernés (industriels, professionnels, agriculteurs, chercheurs). La recherche s’appuie sur l’hypothèse que c’est dans le contexte du jeu de ces stratégies que se négocient les propositions appliquées ». La Recherche présentait ainsi dès le début, le contour de son projet politique: étendre au maximum les traductions vers les acteurs qu’elle jugeait bon de convoquer pour que se réalise son projet. De plus, on pouvait suivre cette intention initiale dans le document de synthèse intermédiaire de 1993 qui rendait compte de la phase de diagnostic: « Nous faisons l’hypothèse que le maintien et le développement d’une agriculture locale performante maîtrisant ses effluents dépend du fonctionnement et de l’évolution du système agraire défini par les acteurs concernés et le territoire de protection, par leurs activités et par l’ensemble des relations qui s’établissent entre acteurs, activités et territoire à l’occasion de la production agricole et de l’utilisation du territoire. (...) Les connaissances acquises ont permis, d’une part d’élaborer un ensemble cohérent de propositions qui assurent le double objectif de répondre aux contraintes de qualité des eaux et d’assurer une agriculture viable, d’autre part de contribuer à l’élaboration de concepts et de méthodes utiles pour ce type de problème dans des contextes divers. (...) Ce cadre pour le changement doit être complété et précisé par l’introduction de connaissances complémentaires, par un suivi scientifique et par une évaluation », Deffontaines et al. (1993) .

Nous nous trouvions donc bien mis en demeure de devoir évaluer ce que la Recherche avait produit à l’aune de cette intention et d’observer comment elle avait pu tenir les trois exigences qu’elle s’était fixée:

• exigence 1 : la transformation d’un système agraire, • exigence 2 : la maîtrise de la qualité de l’eau pour un industriel, • exigence 3 : la production de connaissances scientifiquement établies.

Pour cela nous proposions d’associer la description du programme par sa « rose de la recherche » à une analyse de la dynamique de l’innovation en mobilisant une lecture en termes de réseau technico-économique388 selon les propositions de Callon, Laredo et Rabeharisoa (1993) et Callon, Larédo et Mustar (1995). C’est de ce modèle de représentation que nous nous sommes servis à la fois pour caractériser la situation de gestion comme output du processus d’innovation d’une part, et également pour fournir aux chercheurs un mode de compréhension de la position occupée par la Recherche au cours et à la fin du processus d’autre part (nous reprenons, dans l’Encadré 9-17, la représentation proposée par Callon et al. (1995, p. 418) et nous ne revenons pas ici sur la présentation de ce modèle que nous avions alors proposé aux chercheurs en préliminaire à notre analyse du programme de recherche).

Encadré 9-17: Représentation schématique d’un Réseau Technico-Economique

388 Un réseau technico-économique (RTE) se caractérise par les compétences des acteurs qui le composent et les objets-intermédiaires que ceux-ci mettent en circulation pour établir et stabiliser les opérations de traduction qui lient entre eux les trois pôles du Marché des biens, des procédésTechniques et de la Science.

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Nous avions alors identifié la position de la Recherche à l’interface de deux mondes professionnels, celui de l’eau et celui de l’agriculture, c’est à dire appelée à être impliquée dans deux réseaux technico-économiques mis en demeure de s’ajuster par l’intermédiaire du programme de R&D: un réseau technico-économique orienté vers la définition de nouvelles pratiques agricoles et un deuxième réseau technico-économique orienté vers une nouvelle façon de construire la qualité de l’eau minérale du point de vue de sa maîtrise industrielle.

Le premier réseau qui tendait vers la définition des nouvelles pratiques agricoles (Encadré 9-18) était considéré par le commanditaire comme la création d’une protection inédite de son gîte hydrothermal qui alliait la mobilisation de la Recherche et une stratégie foncière qui impliquait des négociations fines avec les représentants de la Profession Agricole. La position de la Recherche dans l’établissement du nouveau système de production et son rôle important de médiateur auprès de certains agriculteurs et des OPA était un point important de la dynamique initiale de ce réseau. La Recherche s’était déployée assez fortement dans ce réseau selon sa volonté de le structurer jusque dans la définition des produits agricoles spécifiques « remontant » vers le pôle marché (nous représentons ces tentatives de structuration dans l’Encadré 9-19). Mais la création de NARCISSE marqua alors une rupture nette dans ce déploiement, et à partir du moment où NARCISSE occupait la place d’un opérateur de transfert pour la mise en circulation des abrégés du vrai produits par la Recherche pour instrumenter le changement, c’était elle qui prenait en charge la structuration du réseau, reléguant en quelque sorte les chercheurs dans le « pôle Science ».

L’établissement durable de ce réseau nécessitait l’intervention de la Recherche pour définir une action mesurée sur l’agriculture du site mais il impliquait également l’assurance que les conditions de limitation de percolation des nitrates soient remplies au regard des critères de qualité de l’eau minérale. Au nom de la protection d’un actif totalement spécifique, le développement du réseau des « bonnes pratiques agricoles » était pour NAIADE directement associé à la présence efficace d’une instance scientifique qui devait s’attacher à la surface du périmètre et laisser à d’autres scientifiques les questions du fonctionnement hydrogéologique du gîte ou des effets cliniques de ses eaux. Néanmoins c’était aussi l’actif spécifique qui se modifiait en incluant la protection de surface au rang de l’ensemble des méthodes et des techniques qui permettent la production industrielle d’une telle eau. C’était donc le déploiement de ce deuxième réseau vers l’actif spécifique de NAIADE que nous proposions dans l’Encadré 9-20.

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Vue depuis NAIADE la présence d’une activité scientifique concernant la circulation des eaux sur son périmètre signifiait une rupture définitive avec une conception « juvénile »389 de son gîte, rupture dont la contrepartie était de donner accès à la connaissance de la fabrication de l’eau minérale depuis la surface. Ainsi tous les déploiements de la Recherche pour tenter de pénétrer le fonctionnement « intime » du gîte et de « remonter » vers une compréhension de la spécificité de l’actif390 se sont heurtés à une opposition extrêmement vive (avec courrier recommandé et accusé de réception parfois). Néanmoins l’ensemble des résultats fournis à NAIADE par la Recherche sur le fonctionnement de surface permettait de disposer d’instruments de pilotage du risque de modification de composition de l’eau minérale, même si son activité n’était censée concerner que la définition de nouvelles pratiques agricoles (Encadré 9-21). Il apparaissait que là aussi le rôle structurant de NARCISSE était important dans ce réseau puisque c’est par sa création que s’opère la fabrication d’un gouvernement du périmètre pris dès lors comme un écosystème quasiment en prolongement du parc hydrothermal dont NARCISSE s’était vue également confier l’entretien. Le fonctionnement du périmètre comme un écosystème était alors directement connecté à la spécificité de l’actif de NAIADE, et donc à la mise en marché de l’eau minérale naturelle auprès des consommateurs391.

Il nous restait alors à connecter ces deux réseaux technico-économique pour rendre compte de la tension qui pouvait se jouer au niveau du pôle Science à la rencontre de ces deux réseaux technico-économiques. C’était ce que nous représentions dans l’Encadré 9-22 qui tentait de traduire l’idée du dédoublement de la Recherche que créaient les exigences 1 et 2 mentionnées ci-dessus. Ce schéma avait l’intérêt de représenter aussi la façon dont l’histoire des chercheurs sur des terrains de recherche précédents permettait d’envisager de se passer du développement agricole (l’Opérateur de transfert) dans un travail direct avec les agriculteurs. La controverse autour de la présence et du rôle du GERDAL et la disparition complète des OPA, montraient comment la Recherche s’étaient assez bien passé de l’Opérateur de Transfert traditionnel du Développement agricole pour poursuivre son projet de traduction élargie au sein du champ d’intervention qu’elle s’était donné. Néanmoins avec l’absen-ce d’un collectif d’agriculteurs identifié comme interlocuteur, la Recherche se trouvait en position de devoir à elle seule justifier du champ des techniques tout en étant à l’origine des propositions qui les transformaient. Cette position d’Opérateur de transfert et d’Instance de jugement de l’effet des techniques devenait alors problématique pour la réalisation d’une évaluation.392.

Restait à établir le bilan de ce déploiement de la Recherche qui tentait de structurer conjointement les deux réseaux en souhaitant remonter jusqu’à la définition commerciale des produits agricoles et jusqu’à la définition de zones de risque de percolation préférentielle des nitrates en liaison avec la fabrication de la qualité de l’eau. Au déploiement initial de la phase de diagnostic correspondait un repli progressif de la Recherche sur le pôle Science représenté dans le schéma de l’Encadré 9-23.

389 Nous faisons référence à la notion « d’eau juvénile » qui signifie que la pureté de l’eau tient au fait qu’elle provient des profondeurs sans jamais avoir été en contact avec l’atmosphère. Cette conception est à relier avec la caractérisation légale du problème de NAIADE que nous avons proposée dans le Texte 1-A1 de l’annexe A1. 390 Cela a été le cas quand les chercheurs ont entrepris une collaboration avec des géologues étudiant le système de fracturation du substrat, où quand ils se sont intéressés de près au remembrement consécutif à d’importants travaux de génie civil sur le périmètre. 391 Notre introduction présentant Minéralix permet d’attester de ce point. 392 Les chercheurs ont tenté d’assumer cette position avec d’autant plus de facilité que la grande majorité d’entre eux ont une formation d’ingénieur agronome. Ce facteur peut expliquer peut-être aussi la défiance des chercheurs vis à vis de NARCISSE, qui remplace l’organisme gestionnaire prévue dans la structure scientifique souhaité par l’INRA pour assurer la diffusion et l’adoption du cahier des charges.

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Encadré 9-22: La Recherche « écartelée » entre deux réseaux d’innovation

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volonté de déploiement de la recherche dans le cadre dupartenariat de recherche-action avec les agriculteurs

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Encadré 9-23: Limitation des interventions de la Recherche sur ces deux réseaux

SCIENCES

TECHNIQUES

MARCHE

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TECHNIQUES

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EquipeEquipeSADSAD

NAIADE

CORPORATION DUDEVELLOPPEMENT

AGRICOLE

NARCISSE

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1. la présence des chercheurs sur le terrain de l’actionlégitime aux yeux du Développement Agricole et aux yeuxde la direction du Groupe O les choix techniques opéréspour la développement d’une agriculture protégeant laqualité de l’eau.2. les agriculteurs et NAIADE/NARCISSE négocient lamaîtrise du foncier et un arrangement contractuel qui évincela place de la Recherche dans la formulation d’un appui à lanégociation du montant des compensations.les techniques de protection du gîte rencontrent3. les techniques du développement d’une agriculturelimitant la charge en nitrate et en pesticide des eauxd’infiltration et l’ensemble passe sous la maîtrise deNARCISSE.4. la limitation des contacts avec les agriculteurs et lalimitation des relations de la Recherche avec le monde del’eau aux relations avec NARCISSE replient les chercheursdans une position d’expertise scientifique.

Encadré 9-24: Limitation de l’intervention de la Recherche et création de NARCISSE

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AGRICULTEURS NAIADE

NAIADE

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M

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M

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AGRICULTEURS

1989 : La Recherche intervient sur le pôle des techniques

1990 : La Recherche intervient aussi sur le pôle du Marché

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NAIADE

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AGRICULTEURS

Bilan 1992 : La Recherche forme un réseau de conceptionstabilisé par un cahier des charges pour le développementd'une agriculture perenne et protectrice du gîte

NAIADE

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NARCISSE

1993 / 1994 : Le réseau de conception se "replie" dans NARCISSE etLa Recherche cherche à intervenir sur les techniques degouvernement du gîte

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AGRICULTEURS

AGRICULTEURS NAIADE

TM MT

NARCISSE

Techniques de

gestion de

l'écosystème du Gîte

1995 : Le réseau d'adoption piloté par NARCISSE devient uneinstance de développement des activités agricoles et de protectionde l'actif de NAIADE

Muni de cette schématisation il était alors possible de rendre compte de la façon dont ce déploiement de la Recherche avait établi un potentiel de situation extrêmement favorable à la création de NARCISSE. NAIADE, en établissant un opérateur de transfert identique pour les deux réseaux concernés, s’assurait non seulement une maîtrise de la gestion du risque agricole mais également la possibilité d’un véritable gouvernement du couple produit/territoire pour consolider son actif (Encadré 9-24). Sans obérer l’importance des choix, des investissement et des stratégies de NAIADE et du GROUPE O dans la production de cette situation de gestion, s’il fallait chercher une innovation co-produite fortement par la Recherche, on pouvait alors considérer cette indéfinissable partie de NARCISSE dont l’existence est liée plus ou moins fortement à l’existence du programme de recherche et à ce qu’il a pu produire ou ne pas produire. Cela signifiait de considérer l’ensemble des énoncés, abrégés du vrai, objets et méthodes produites par le programme et mobilisés / transformés /appliqués aujourd’hui par NARCISSE, de considérer les compétences incorporées dans son directeur acquises au cours de son passage dans la Recherche, de considérer la légitimité qu’apportait le traitement du problème de NAIADE par l’Institut en charge de la recherche agronomique et de considérer enfin l’évaluation que pouvait porter la Recherche sur la dynamique du système agraire et sur le degré d’efficacité du changement vis à vis de la qualité de l’eau de surface. Autant la dynamique même du processus d’innovation aboutissait plus à un hybride393 qu’à un objet technique repérable dans sa forme ou bien à une nouvelle sociabilité repérable dans une institution, autant il était difficile pour la Recherche de trouver dans cet hybride, des formes directement identifiables comme issues de son travail. Cela impliquait alors selon nous de mieux comprendre et savoir ce qui avait été produit par elle en liaison avec l’histoire d’un processus qui restait encore très présente.

393 Nous voulons dire ici que l’aboutissement de l’invention d’une gestion du problème de NAIADE conduisait à un agencement constitué de nouveaux systèmes de production appuyés sur de nouveaux assemblages et de nouvelles pratiques techniques, de nouveaux modes d’échanges économiques et de prestations de services, et d’une norme sociotechnique définissant de nouvelles façons de faire et de penser l’agriculture sur le périmètre. Mais c’est aussi pour NAIADE de nouvelles façons de concevoir la protection du subtrat où se « fabrique » l’eau minérale. On peut parler ici d’une innovation sociotechnique et organisationnelle, dont NARCISSE nous semble être la forme la plus saillante et le point d’entrée pour explorer le tissu sans couture de l’innovation produite.

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3.2. L’affirmation de la nécessité d’un apprentissage organisationnel

En cette fin de programme on retrouvait en effet une Recherche particulièrement en retrait au regard de l’horizon d’action qu’elle s’était donnée initialement. A l’extrême ambition de son déploiement correspondait dans les faits une limitation forte de sa capacité à explorer le fonctionnement de ces deux Réseaux Technico-Economiques et surtout de procéder à l’identification de ce qu’elle avait pu y mettre en circulation et qui pouvait encore lui rester attaché. En effet si on reprenait les seules exigences initiales que s’était fixée la Recherche, le bilan apparaissait assez négatif. exigence 1 : la transformation d’un système agraire,

- plus de relation avec le Développement Agricole, - peu de relations avec les agriculteurs,

exigence 2 : la maîtrise de la qualité de l’eau pour un industriel, - dépossession du champ de la définition des nouvelles pratiques par NARCISSE, - impossibilité de connaître le fonctionnement de cet actif spécifique pour lequel des connaissances ont été produites,

exigence 3 : la production de connaissances scientifiquement établies. - sous-valorisation des connaissances sur la scène de la certification, - satisfaction mitigée vis à vis du programme.

Malgré cette évaluation conduite par rapport aux objectifs mêmes du programme, restait toujours à comprendre comment ces trois exigences pouvaient tenir ensemble en cette fin de programme. Il restait donc une piste à explorer : comment la recherche s’était constituée par son organisation. Ceci revenait à poser la question de la gestion de la Recherche non pas comme un nouveau purgatoire, comme cela pouvait parfois être le cas pour les liens avec le monde agricole, mais comme objet même de ce que ce programme représentait en terme d’apprentissage organisationnel. En conservant la posture de symétrie qui caractérisait notre lecture du processus, nous annoncions qu’il s’agissait d’évaluer certes ce programme du point de vue de ses productions mais aussi de l’organisation et de la gestion de ses activités. Ainsi en rendant explicite ce que pouvait signifier le « comment s’est-on organisé pour tenir ces trois exigences ensemble » on proposait de répondre de façon complète à la question incluse dans le titre de cette contribution : « qu’est ce que vous avez fait et qu’avez-vous appris de ce que vous avez fait? ».

Telle était la façon dont nous pensions pouvoir faire déboucher cette lecture sociologique et symétrique de la Recherche dans la mise en instance de la nécessité d’une procédure d’achèvement devant inclure la perspective d’un apprentissage organisationnel. Nous étions passés ainsi d’une position d’observation participante à celle de la proposition d’une procédure de management que l’on pouvait penser stratégique dans la mesure où l’évaluation du programme de recherche qui pouvait la contenir devait statuer, peu ou prou, sur la question de l’efficacité du changement des pratiques agricoles et donc sur celle des propositions de la Recherche. Fort du diagnostic précédemment dressé de déconstitution de la Recherche dans le temps long du processus, l’idée de proposer un achèvement réflexif du programme pouvait former une épreuve pour les chercheurs au regard de leurs propres intentions initiales de Recherche-Développement impliquée dans une médiation entre deux mondes professionnels. Mais cette épreuve formait alors également, pour notre propre position, le site d’une intervention dont le caractère expérimental portait sur la possibilité et la performation d’une gestion de cette épreuve. Voyons alors comment fonctionne ce glissement de l’observation-participante vers l’intervention.

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4. LA PROPOSITION D’UNE PROCEDURE DE MANAGEMENT STRATEGIQUE POUR L’ACHEVEMENT DU PROGRAMME DE RECHERCHE

4.1. Problématisation de la procédure

Le problème qui est posé au chercheur-intervenant, dès lors qu’il prétend parler au nom de la constitution de l’acteur-recherche, est de tomber sous l’emprise de débats épistémologiques qui, bien qu’étant réflexifs, sont en général assez peu orientés vers l’action. Pour éviter ce registre de discussions sur les « bonnes façons de faire de la Recherche en théorie », ce qui pouvait apparaître comme un détour gratuit vers l’anthropologie symétrique était en fait pour nous le moyen de nous en tenir aussi symétriquement que possible à considérer les pratiques de recherche sous les différents angles de leur exposition rationnelle, de leur contenu expérimental et de leur organisation.

Ce dont il s’agissait dans l’intervention ce n’était donc pas de solliciter de façon univoque une mise en discussion des recherches-systèmes, du constructivisme, des experts ou de la recherche-action, ce n’était pas non plus de focaliser uniquement l’attention sur les explications asymétriques d’une régression expérimentale fustigeant alternativement le contexte social ou l’insondable complexité de la nature, ce n’était pas enfin de chercher dans une mauvaise organisation de la Recherche ou un management imparfait les seules raisons d’un dysfonctionnement. Il s’agissait surtout de savoir si la résolution du problème des nitrates à NAIADE-Land devait impliquer seulement le compte-rendu scientifique d’une transformation de l’agriculture moderne locale ou bien s’il se jouait aussi autre chose qui pouvait concerner directement les intentions initiales de la Recherche et son mode d’intervention dans une vaste opération de « formatage » des pratiques agricoles pour NAIADE.

En nous appuyant sur une réflexion visant elle aussi à ne pas subir trop fortement la mise en discussion spéculaire de notre propre observation (voir la première section de ce chapitre), nous nous sommes donc engagés dans l’idée de mettre la production d’un savoir sur le processus d’innovation à l’épreuve de son enaction dans le processus lui même. A partir de cette idée qu’on trouvera louable, désirante ou utopique, notre volonté était surtout de ne pas nous en tenir à une position sophistique, mais bien de voir ce qu’un savoir sur les pratiques de la recherche pouvait permettre de faire et de dire à propos de sa mobilisation dans une gestion assez immédiate des activités de recherche. Cela revenait alors à instrumenter ce savoir dans la situation dont il parlait...

4.2. Mise en jeu d’un savoir-actionnable

Dans le cas présent d’un travail sur les pratiques de recherche au sein d’une adhocratie opérationnelle de chercheurs porteurs d’un projet ambitieux, on se trouvait donc en demeure de devoir réaliser un exercice compliqué, puisqu’il nous fallait à la fois tenir notre approche du processus d’innovation en terme de réseau sociotechnique qui incluait la présence effective de la Recherche, et dans le même temps concevoir une action sur le groupe en terme de savoir actionnable pour mieux insérer la gestion de l’achèvement du programme de recherche dans cette lecture en terme de réseau technico-économique que nous avions tenté de rendre visible aux chercheurs394.

Sur ce point notre propre volonté d’apprendre quelque chose de la mise en oeuvre d’un savoir-actionnable était isomorphe à celle des chercheurs d’apprendre quelque chose de ce qu’ils avaient fait à travers le programme de recherche au nom du projet pionnier. C’est de l’emboîtement de ces deux 394 Cette position semble présenter une grande similitude avec celle qui consiste à intervenir dans des entreprises de consultants en management (Argyris, 1992).

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volontés et du degré de leur réalisation conjointe que pouvait émerger un apprentissage organisationnel en double boucle qui nous concernait également. Pour ce qui nous concerne, le degré de cet apprentissage pouvait être décelé non seulement dans ce que les chercheurs avaient appris individuellement de ce programme, mais également dans les investissements du collectif des chercheurs pour la formation d’un retour d’expérience sur la base d’une mise à distance des routines de la vie du programme, et donc dans ce qu’ils allaient faire de son évaluation. C’est sur ce point particulier que notre intervention devait porter en suscitant ce basculement vers un saut de type logique vis à vis de la façon de considérer le programme.

Pour concevoir cette intervention, on ne pouvait raisonner la situation de gestion en terme de contexte général des activités de la Recherche comme le faisaient les chercheurs eux-mêmes pour constituer l’identité de leur collectif, il nous fallait tenter de repositionner la Recherche au sein du processus d’invention de la situation de gestion, non pas artificiellement, mais par l’identification du rôle et de la place que les activités de recherche avaient occupé ou occupaient encore dans la constitution de l’armature contractuelle et au delà peut-être dans la solidarité gestionnaire. Ainsi le modèle de représentation donné par l’analyse de réseau technico-économique constituait un mode de représentation possible de la place qu’occupe la Recherche dans l’invention de cette gestion du risque de NAIADE, en dépassant pour cela le cadre de ses relations problématiques avec le terrain et avec NARCISSE et NAIADE qui caractérisaient la difficulté d’une évaluation, autant des transformations de l’agriculture que du programme de recherche lui-même. Par aileurs à partir de cette position, un travail de recherche en gestion sur les pratiques de recherche, qui voulait situer sa production dans celle d’un savoir-actionnable, devait permettre au chercheurs d’identifier certaines routines défensives développées tout particulièrement en cette fin de programme pour le maintien d’une logique de la face et au détriment d’une autonomie dans l’évaluation du changement.

Ainsi au nom des valeurs directrices du projet pionnier liant une approche systémique à une recherche partenariale (qualifiée parfois de recherche-action) pour transformer l’agriculture du site de façon négociée, les chercheurs rationalisaient les difficultés rencontrées par des explications mettant en avant des effets de contexte (relations tendues avec NARCISSE en plein développement qui ne supporte à ce titre aucunes nouvelles incertitudes, relations très superficielles avec les agriculteurs par rapport aux besoins d’une étude des pratiques) et parfois par des problèmes d’organisation du collectif. Même si ces explications externalistes faisaient écho à un questionnement sur la gestion des activités de recherche, c’était toujours sur un mode réactif que les chercheurs s’étaient interrogés, ce qui renforçait le mérite des explications par le contexte, mais occultait la possibilité de penser leur propre degré d’autonomie dans le réseau sociotechnique de l’innovation395.

Dans la deuxième phase du processus, les possibilités d’une intervention sur ce problème du renforcement des routines défensives protégeant la topique du projet pionnier mais diminuant l’autonomie de la Recherche dans un jeu d’acceptation des obligations, ne pouvaient que concerner la phase d’achèvement du programme du point de vue du sens qui pouvait lui être donné. Cela devait être complété par la difficulté supplémentaire que formait le fait que ces routines étaient aussi un mode de déconstitution d’une identité de la Recherche vis à vis de l’innovation. Leur mise en évidence impliquait donc un registre d’action où les chercheurs puissent réaffirmer une certaine reconstitution de cette identité en changeant de registre par rapport à une certaine vision du programme de recherche, et surtout en faisant autre chose. Fort de ce positionnement méthodologique voyons maintenant le type de

395 Cette question de l’autonomie du collectif de recherche a été soulevée à plusieurs reprises par le Comité Scientifique.

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procédure que nous avons proposée aux chercheurs pour susciter un tel apprentissage organisationnel.

4.3. La justification et le mode opératoire d’une procédure pour l’achèvement du programme

4.3.1. Présentation et défense de la procédure au sein de Groupe de Recherche

a. Le sens de notre intervention

La mise en circulation d’un premier texte de présentation d’une procédure d’action possible dans le groupe des chercheurs responsables de volet a suffisamment suscité l’intérêt pour qu’une demande de rédaction d’un projet plus précis nous soit adressée. Nous avons ainsi apporté un certain nombre de précisions à ce premier texte pour mieux lier le diagnostic proposé et les raisons qui pouvaient justifier notre proposition (celle-ci est présentée telle quelle dans l’Encadré 2-A9 de l’annexe A9). En effet le type de démarche que nous proposions, impliquait d’avoir quelques intuitions plutôt que des certitudes sur la place qu’avait pu occuper la Recherche dans le déroulement du processus d’innovation, et de fonder ainsi la procédure d’achèvement sur des convictions suffisamment partagées. Il s’agissait ainsi de forcer le trait de notre diagnostic pour établir un décalage entre le régime de fonctionnement des chercheurs au sein du programme et celui qui pouvait être généré dans la procédure. Notre principal souci était de faire en sorte que les automatismes et les routines défensives qui marquaient conjointement la déconstitution de la Recherche et la constitution de NARCISSE, soient considérés comme des façons de faire appartenant à la vie du programme et pas à celle de la procédure d’achèvement, qui devait dès lors s’orienter délibérément vers une valorisation de ce qui avait été produit. Nous reprenions ici les termes de la méthodologie de l’intervention en identifiant ici un blocage à l’apprentissage organisationnel.

C’est en ce sens que nous défendions l’attitude paradoxale qui consistait à dire que cette expérience collective du groupe de recherche selon les multiples dimensions de la réalisation du programme, devait à la fois connaître un terme de façon réflexive et que sa valorisation ne pouvait commencer qu’une fois les chercheurs sortis de cette position difficile entre exigences du travail de la preuve et obligations contractuelles. Il nous semblait important de considérer que, si la Recherche avait fait preuve de peu d’autonomie dans la fin du programme de R&D, il lui était possible de la retrouver en poussant cette logique d’expertise jusqu’au bout, c’est à dire en se ré-appropriant une lecture du processus d’innovation dans la perspective d’une évaluation pro-active concernant le programme de recherche, et notamment ce que le mode d’existence du laboratoire Hors-Les-Murs signifiait pour la conduite de programmes de recherche ni vraiment sectoriels, ni vraiment diffusants (Laredo et Vinck, 1991) mais plutôt médiateurs.

Le diagnostic proposé, et bien accueilli, était le moyen d’articuler notre propre légitimité à tenir de tels propos et à donner aux chercheurs un point d’appui pour le décalage que nous leur proposions d’expérimenter en vue de consolider l’achèvement du programme. De plus, en ce début d’année 1996, se profilait la rédaction du rapport de synthèse et donc la mise en place d’une position de la Recherche vis à vis de son engagement à fournir une évaluation du changement. Notre position d’intervenant vis à vis du groupe s’est alors traduite par un investissement important dans le travail de coordination et d’écriture de ce rapport pour défendre l’orientation générale de son propos selon une évaluation proposant deux axes. Le premier axe visait à faire état de l’ensemble des résultats significatifs par rapport à l’évaluation du changement au regard des critères de qualité de l’eau de surface, et de soutenabilité technico-économique des nouvelles pratiques qui orientaient la transformation d’un système de développement des activités agricoles. Le deuxième axe visait une analyse du processus

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d’innovation pris comme une expérience originale d’un travail de recherche dans un laboratoire Hors-Les-Murs.

C’est donc avec cette conjonction d’un investissement dans la coordination et la consolidation du rapport de synthèse et d’un investissement dans la proposition et la défense de la nécessité d’une procédure d’achèvement, que nous avons pris le risque de poser le site de notre intervention, et que notre projet d’achèvement du programme a été retenu (voir l’Encadré 3-A9 de l’annexe A9 qui restitue la présentation de ce projet à tous les chercheurs).

b. Les objectifs assignés à la procédure

Les précisions que nous apportions à notre premier texte visait à mieux relier les objectifs de la procédure au diagnostic, et nous proposions pour cela trois objectifs.

1. Nous reprenions l’idée forte que la structuration du fonctionnement du travail de la Recherche contenait un modèle de représentation des objets scientifiques et un modèle d'action, avec la volonté d'avancer sur deux jambes complémentaires et indissociables pour le type de projet envisagé. Partant du constat que cette volonté était contrecarrée par la concrétisation de la situation de gestion, cette fusion des deux démarches n'était plus envisageable qu'au sein d’une position d’expertise à assumer, nous posions que cela avait des conséquences sur l’organisation de la Recherche, aboutissant à une véritable Organisation Scientifique du Travail de la recherche selon les volets, qui fonctionnaient de façon totalement ouverte pour le commanditaire, là où pourtant la globalité et la complexité avaient été revendiquées et acceptées comme principes définissant le type de recherche entreprise.

Le premier objectif assigné au déroulement de la procédure était de pouvoir permettre de reconstituer la Recherche à travers un design organisationnel spécifique de l’achèvement qui permettrait de formaliser son extériorisation vers les acteurs du processus d’innovation et d’organiser la production d’une nouvelle figure d’acteur de la Recherche pour cela.

2. Nous reprenions notre diagnostic du processus d’innovation en terme de réseau technico-économique pour préciser quelques caractéristiques fortes de la situation de gestion sur lesquelles la Recherche pouvait avoir à se prononcer. 1. NARCISSE en tant que prestataire de service, 2. de nouvelles relations interprofessionnelles qui redéfinissent les compétences professionnelles des agriculteurs sur des bases contractuelles, 3. deux nouveaux systèmes techniques autour de la chaîne opératoire des déjections animales et de la valorisation de l'herbe pour l’alimentation animale (séchage en grange et patûrage raisonné), 4. mosaïque de territoires d'exploitations agricoles faisant l'objet d'une gestion par NARCISSE en fonction de critères issus d'un autre niveau de territorialité, celui du périmètre de protection, 5. caractérisation pédologique du gîte hydrothermal qui lie monde de la surface et substrat géologique dans la production de la minéralité de l’eau.

Nous rappelions que la gestion de ce réseau était polarisée au niveau de NARCISSE, dépositaire de la concrétisation et de l'entretien du réseau, et soulignons que la concrétisation de cette innovation tenait autant de la phase de conception du changement des pratiques que du fait qu'il existait des adopteurs pour celles-ci. Nous mobilisions alors avec Charvolin et Hennion (1992) la notion de « représentants-innovateurs » pour désigner ces agriculteurs adopteurs, et aussi quelque part cobayes au départ. Même si pour la Recherche ce statut de représentant-innovateur avait été un moment actif au début du processus, elle l'avait ensuite laissé tomber jusqu'à valider un statut opposé au sein des séances de formation, sachant que le statut de représentant-innovateur ne pouvait être reconnu par NAIADE de par

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le type de réseau technico-économique individualisé et son mode de pilotage396. Pour expliciter ce point nous reprenions alors à notre compte les travaux de Dodier (1995) sur la notion de solidarité technique pour dire que les pratiques des agriculteurs dans la réalisation du changement mobilisaient des compétences mais aussi une certaine moralité de leurs acte techniques que, ni l'armature contractuelle, ni les propositions faites par l’INRA, ne pouvaient avoir complètement anticipée pour définir le nouveau système, et qui pourtant concrétisaient la situation de gestion du problème de NAIADE.

Le deuxième objectif de la procédure était de faire reconnaître l’existence et le contenu de ce que nous avons appelé précédemment la solidarité gestionnaire de cette situation de gestion, au nom notamment du rétablissement d’une position de la Recherche attachée à la reconnaissance et à l’étude des pratiques des agriculteurs.

3. Enfin cette procédure d’achèvement devait permettre de découvrir ce qu’était la position de la Recherche dans cette innovation. Nous faisions alors l'hypothèse que NAIADE s'était offerte, avec la deuxième phase du programme de recherche, une « assurance qualité» et surtout une légitimité pour convaincre les adopteurs. Si cette hypothèse était tenable, alors on pouvait concevoir que si NAIADE avait « utilisé » l'INRA, c'était avant tout grâce au caractère public du service que fournissait la Recherche et qu’elle même revendiquait parfois pour parler de son autonomie dans le programme de R&D. Nous faisions donc l'hypothèse en liaison avec la dynamique d'ensemble que nous avons présentée plus haut, que le caractère « public » de la Recherche était ce qui avait permis à NAIADE de transformer un rapport de pouvoir économique « d'entreprise à entreprise » en un problème qui s'inscrivait de façon permanente dans le registre d'un problème civique en vue de maintenir l'économie locale et la paix sociale397. Cet aspect était renforcé par le fait qu’une Opération Locale type OGAF environnement s’alliait au dispositif de contrat privé de NAIADE. Les municipalités et l’Etat contribuant de la sorte à un complément pour établir l’armature contractuelle entre NAIADE/NARCISSE et les agriculteurs sur la base du même cahier des charges. Cela nous paraissait une hypothèse d’autant plus tenable que c’était bien au sein de ce registre de la cité civique que la Recherche était reconnue dès 1989, tant par les agriculteurs que NAIADE ou les OPA, comme l'acteur se chargeant de la globalité et de la complexité du problème à traiter pour arbitrer la transformation locale du champ professionnel agricole. Nous proposions alors un schéma interprétatif (Encadré 9-25) de cette captation de la légitimité d’un service public dans la description de la façon dont la Recherche participait à la gouvernementalité du gîte hydrothermal de par ses compétences à qualifier les objets et les êtres, et donc à établir la relation de pouvoir sur les pratiques agricoles que NAIADE recherchait dans la concrétisation de sa volonté de maîtrise de la qualité de l’eau398.

Encadré 9-25: Participation de la Recherche à la gouvernementalité du gîte

396 Nous avons emprunté cette idée au travail de Charvolin et Hennion (1992). On remarquait que dans les apparitions des agriculteurs dans le monde des médias, ceux-ci étaient présentés seuls (c'est à dire sans être liés à la Recherche ou à NAIADE) que s'ils étaient contestataires. Les agriculteurs étaient considérés beaucoup plus souvent comme des « calculateurs balzaciens » et des « effectuateurs de bonnes pratiques » que comme des personnes prennant elles-aussi différents types de risque, dont celui d’assumer une certaine marginalité professionnelle. Enfin la volonté de forte individualisation du changement empêchait un travail de mise en discussions entre les agriculteurs de leurs points de vue sur le changement. NARCISSE aurait pu envisager de favoriser ce travail dans le cadre de ses activités de développement agricole puisque les intitutions de Développement ne se sentaient plus concernées par la zône. 397 Pour une analyse critique de la position adoptée par les chercheurs sur ce point, on consultera le Texte 4 de l’Annexe A7. 398 on s'appuie ici sur les travaux de Foucault (1994) à partir de l’entrée Gouvernement et Gouvernementalité.

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LA GOUVERNEMENTALITE DUGITE PAR NAIADE

LA SAFER ASSUME LA LICEITE DESTRANSACTIONS ET REAMENAGEMENTFONCIERS

LA SURFACE FINANCIERE DU GROUPEO EXCLUE DE LA PART DESAGRICULTEURS TOUTE ANTICIPATIONDE CONSENTEMENT A RECEVOIR

LA CRISE ECONOMIQUE DE L'AGRICULTUREDIMINUE LES COUTS D'OPPORTUNITE D'UNEINTERVENTION POUR NAIADE

LA DEFINITION DU JUSTE PRIX DE L'EFFORTCONSENTI PAR LES AGRICULTEURS ESTSEPAREE DE CELLE DU COUTD'OPPORTUNITE DU FONCIER

LES FACTEURS FAVORISANT LEDEPLOIEMENT DE LA FORCE DE L'INTERETMOBILISEE PAR NAIADE

FORCE :

L'INTERET

POUVOIR :

QUALIFICATIONDES OBJETS ET

DES ETRES

GOUVERNEMENT :

GESTION DES PRATIQUES AGRICOLES

LA FAISABILITE TECHNIQUE DUCHANGEMENT DES PRATIQUES EST ETABLIEPAR UNE CONVENTION QUI DEFINIT DESDROITS REELS

A partir de cette lecture sociopolitique il ne s’agissait pas de réactiver une critique harbermassienne de la place de la science dans des rapports de domination économique mais bien de réactiver l’attachement de la Recherche à une position de service public également dans l’achèvement du programme, c’est à dire dans l’évaluation des changement mais aussi pour une évaluation pro-active de cette expérience collective. Le problème qui était posé à la Recherche n'était pas d'ordre moral (le fait de travailler avec des acteurs du privé), mais de se demander comment valoriser ce type d'expérience collective où les différentes productions du laboratoire HLM que nous avons décrites ne semblaient pas pouvoir se traduire par la formation de brevet ou de prototype.

Le troisième objectif de la procédure était donc que la Recherche retrouve une position pour prendre la parole publiquement au nom de l'innovation. Cette prise de parole vis à vis de la société locale était à même de mieux signifier à ses yeux et au commanditaire l’attachement des chercheurs à la cité civique.

Ces trois objectifs que nous pensions pouvoir décliner dans la mise en scène de la restitution des travaux de recherche pouver cibler, de façon simplifiée, trois interlocuteurs directement ou indirectement concernés par la situation de gestion : les agriculteurs signataires du site, les agents et responsables du Développement Agricole, et la société civile locale.

c. L’organisation de la procédure

Les trois scènes de restitution

C’est au nom de ces trois objectifs que le déroulement d’une prise de parole devant trois publics devait permettre: 1. de donner une place pour une solidarité gestionnaire dans la situation de gestion, 2. d’expliciter les fondements et le comportement des nouveaux systèmes de production au Développement Agricole et 3. d'offrir au public le plus large les résultats de cette aventure « socio-technique qui permit d’asseoir la protection du gîte de NAIADE » (voir Tableau 9-6).

Tableau 9-6: Description et objectifs des trois « scènes » Scène Perspective' Objectif Moyen une assemblée des agriculteurs signataires

redonner une place pour une solidarité gestionnaire dans la situation de gestion

faire apparaître les représentants-innovateurs

Opération 1

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un séminaire des agents de développements

de expliciter les fondements et le comportement des nouveaux systèmes de production au Développement Agricole

réintroduire le développement agricole comme tiers-inclus

Opération 2

un exposition permanente pour la société locale

d'offrir au public le plus large les résultats de cette aventure sociotechnique qui permis d’asseoir la protection du gîte de NAIADE

assumer une position de service public

Opération 3

Nous propositions de maintenir les objectifs assignés à la procédure comme des objectifs propres du collectif et proposions de n’avertir NAIADE de la tenue de ces restitutions qu’à partir du moment où leur préparation était suffisamment achevée. Avant cela, la procédure que nous proposions signifiait que la Recherche s'y prépare et les anime.

La Recherche se prépare : La procédure s'organise autour de 3 instances de valorisation cordonnées

Pour préparer et organiser en interne la tenue de ces trois scènes, nous avons proposé de créer au sein du collectif de recherche trois instances coordonnées de valorisation du programme et de ses résultats. Les instances de valorisation avaient pour objectif de proposer la formation de base de connaissances organisées en terme de modélisation/simulation pour fournir aux trois scènes des supports de communication en répondant à la question « qu’est ce qui peut être dit à chacun des publics ». Chacune des instances était dotée d'un responsable, la coordination en termes de calendrier et un suivi transversal des 3 instances étaient prévus et assumés par nous. L’institution de ces trois scènes n’était pas artificielle vis à vis du travail de valorisation des résultats qui se tenait déjà dans le groupe de recherche, nous n’avons alors que formalisé plus fortement des groupes de travail et leur attribuions une mission supplémentaire à celle de la production d’articles (Tableau 9-7).

Tableau 9-7: L’insertion de la préparation des scènes dans l’organizing du programme

Intitulé proposé Précédent Instance 1 base de connaissances : le gîte comme système

biophysique les réunions sur la modélisation agro-écologique du territoire

Instance 2 base de connaissances : le bassin d'alimentation comme territorialité du développement agricole

groupe de travail pour les journée de l’association NSS

Instance 3 base de connaissances : le cas NAIADE comme expérience pour un socioéconomie du développement

réunions de travail pour article Recherche-Action, et l’AIP Nouvelles Fonction de l’Agric.

Quelques indications pour préciser ce qui a été envisagé comme contenu à ces instances : instance 1 : • reprendre le schéma initial de l'analyse du système agraire et former une maquette du fonctionnement du système par une rationalisation de son fonctionnement en terme de flux de nitrates, • mobilisation éventuelle d'un animateur pour transformer les règles et les connaissances partagées ou individuées des chercheurs en base de règles et de connaissance d’une simulation de ce fonctionnement, instance 2 : • travailler les problèmes de développement des exploitations en référence à une logique de bassin d'alimentation (règles de gestion des exploitations et de leur développement dans une logique duale [maximiser revenu et/ou minimiser le travail] et [minimiser les pertes en nitrate du bassin], • définir les procédures de raisonnement du fonctionnement d'une exploitation agricole en système d'optimisation duale, • définir une animation technique d'un système professionnel à l’échelle d'une solidarité gestionnaire la qualité de l’eau d’un bassin d'alimentation, instance 3 : • styliser la dynamique d'évolution du champ professionnel agricole, • définir les conditions et les possibilités pratiques d'une solidarité techniques dans ce type d'innovation qui transformer les compétences et les références au territoire • formaliser les modalités pratiques d'apparition des représentants-innovateurs. Tableau 9-8: Niveau de concernement possible instances / opérations opérations instance 1 instance 2 instance 3 AGRICULTEURS +++ + +

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DEVELOPPEMENT ++ +++ + SOCIETE LOCALE ++ + +++ Tableau 9-9: Cahier des charges des scènes SCENE AGRICULTEURS (lieu : station de Mi.) 1. La recherche doit rappeler en terme historique ce qu'elle à fait et comment et pourquoi elle a évolué vers une recherche-développement classique 2. elle doit dire ce qui a été conçu et ce qui est particulièrement lié à ses propres efforts: reprendre la liste des opérations de recherche et annoncer ce qu'elle ont donné et produit en terme de résultats scientifiques et de résultats transférables pour le développement. 3. elle doit présenter une évaluation des nouveaux systèmes de production en terme d'agressivité NO3, de performance biologique et économique 4. elle doit dire aux agriculteurs comment ils sont innovateurs et comment cette innovation est indissociable de la notion de protection de bassins d'alimentations qui ne sont pas que celui de NAIADE et ce que cela signifie en terme de solidarité gestionnaire. SCENE DEVELOPPEMENT AGRICOLE (lieu : Chambre d'Agriculture) 1. La recherche doit présenter l'innovation socio-technique en détail 2. elle précise les résultats scientifiques obtenues et les incertitudes encore pressenties 3. elle précise ce qu'est NARCISSE en terme d'activité et de niveau de coût des activités 4. elle précise ce qu'est un bassin d'alimentation et ce qu'envisager un développement agricole locale selon cette nouvelle territorialité implique au niveau du conseil à l'exploitant 5. elle donne des éléments pour un pilotage de systèmes de production dans ces conditions SCENE SOCIETE LOCALE (lieu : maison des associations de NAIADE-City) 1. La recherche présente ce qu'est un laboratoire hybride (hors les murs) 2. elle montre ce qu'est une innovation pour l'environnement dans le secteur agricole 3. elle montre ce que signifie le changement de pratiques en agriculture 4. elle matérialise cela par une exposition permanente

La recherche se dote d'une instance d'animation des trois opérations.

A partir des 3 instances ci-dessus, chacune des scènes a été définie par son cahier des charges, c'est à dire par la définition de ce qui devait être communiqué par la Recherche à l'occasion de la restitution, et nous dissocions alors la responsabilité de la conduite des trois opérations et celle des trois instances. Nous envisagions alors un fonctionnement matriciel avec différents niveaux d’intensité pressentis (Tableau 9-8). Enfin pour clore la présentation de notre procédure de management nous avons proposé quelques éléments de ce qu’on pouvait voir affiché au sein du cahier des charges de chacune des trois scènes de restitution (Tableau 9-9).

4.3.2. La discussion de la procédure par le Groupe de Recherche

Voyons maintenant le lieu où se joue la négociation de la validité de ce savoir-actionnable, à savoir dans les moments où notre défense de la procédure d’achèvement, reprenant notre évaluation du programme comme guide d’action, a été proposée aux chercheurs. De façon similaire à la restitution orale de notre lecture sociologique de la Recherche, nous avons défendu devant l’instance du Groupe de Recherche le contenu de cette procédure. La procédure n’a pas pour ainsi dire été contesté sur le fond, ni dans ses objectifs ni dans les liens établis avec le diagnostic. Les principaux points discutés ont porté sur la question du calendrier des opérations proposées et sur l’engagement des chercheurs dans un rythme de travail qui devait allier les finitions du rapport de synthèse, la préparation du collectif de recherche aux différentes restitutions et leur déroulement. Les chercheurs trouvaient au minimum justifié de conduire de telles restitutions suite à un programme qui avait eu par moment un retentissement fort au sein de l’INRA mais parfois aussi dans la presse ou dans les médias.

Signalons que notre deuxième objectif portant sur la solidarité gestionnaire a fait l’objet d’une assez longue discussion. Celle-ci a été l’occasion de revenir sur le diagnostic des relations de la Recherche avec les agriculteurs et sur la signification du terme de « représentant-innovateur », censé dans notre idée caractériser des agriculteurs signataires dotés d’un projet propre de développement de leur exploitation, et expérimentant à ce titre de façon différenciée, les contraintes de l’armature contractuelle

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comme les relations avec NARCISSE. Globalement les débats ont ainsi beaucoup plus porté sur le rôle de NARCISSE et les effets de la stratégie de NAIADE ou sur les agriculteurs que sur la Recherche elle-même. Cette réouverture d’une discussion sur la place de la Recherche manifestait alors un retour possible vers les routines défensives, et nous avons alors accentué l’aspect volontariste de la défense de notre proposition399.

Sur la base d’un accord de principe sur la procédure, le principal problème posé a été ensuite de savoir qui l’animait et comment les responsabilités pouvaient se distribuer, notamment pour le fonctionnement du croisement « Préparation des trois Scènes » / « Fonctionnement des trois Instances de valorisation ». L’établissement d’un calendrier et le détail du fonctionnement de la procédure a été confié au chercheur responsable de la station de Mi. et à nous même par les responsables du programme. Ce glissement d’une acceptation de la procédure vers la délégation de sa préparation renvoyait à ce moment là à une absence de débat sur la question de l’organisation de la Recherche, débats qui ont cependant eu lieu ensuite dans le petit noyau stratégique qui a assumé la coordination de la préparation des scènes que nous avions pris en charge.

Le problème majeur auquel nous avions à faire face était alors celui de ne pas avoir d’autres possibilités que de nous adresser au groupe de recherche, hybride organisationnel du groupe des responsables de volet et de ce qui restait du collectif des chercheurs400, puisque c’était la seule configuration active depuis que le groupe des responsables ne se réunissait plus sous son nom. Si le fonctionnement collégial de ce groupe permettait d’accueillir nos propositions, de les discuter, de les amender et de les améliorer, les prises de décision qui en découlaient étaient beaucoup plus difficiles à comprendre comme telles du fait de leur immersion dans un flot de discussions et de projections sur l’implication de chacun, sur les problèmes de calendrier et autres problèmes d’intendance (voir notre analyse de ce problème dans la conclusion du chapitre 8). Comprendre ce qui relevait d’un engagement de principe ou ce qui relevait d’un engagement opérationnel était parfois difficile et impliquait de faire des paris sur le fait que le groupe avait compris le sens et les implications opérationnelles de la procédure, et surtout que, le moment venu de la préparation des scènes et des restitutions, les chercheurs sauraient se mobiliser en conséquence. Le déroulement du projet d’achèvement pouvait à ce titre être révélateur d’une congruence entre la pertinence de la procédure et l’état de reconstitution du groupe de recherche qu’elle sollicitait pour être conduite à son terme.

5. DEROULEMENT DE L’INTERVENTION

Nous allons dans un premier temps donner des éléments descriptifs de cet intervention, afin de la situer dans un cours d’action qui prolonge le programme de recherche et de considérer ce que l’intervention permet de révéler et de dire de la position de la Recherche en tant qu’acteur d’un processus d’innovation. Ensuite nous tenterons d’évaluer l’efficacité de cette procédure au regard des objectifs que nous lui avions assigné, ce qui sera l’occasion de revenir sur notre propre projet d’articulation entre recherche en gestion et pratique de recherche.

399 Nous aurions pu nous en tenir à ce constat et bouclé ici notre raisonnement de déconstitution de la Recherche, mais nous avons préféré pousser plus loin notre implication et passer du côté de la réalisation risquée de l’intervention au risque d’allonger le temps de notre phase de terrain. 400 Le groupe se composait alors d’une dizaine de personnes : les 6 responsables de volet, du sociologue, des deux thésards et parfois d’un chercheur et d’un technicien.

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5.1. Le déroulement de l’intervention

5.1.1. Le contexte général de la mise en oeuvre de la procédure L’intervention s’est déroulée en même temps que la consolidation du rapport de synthèse du

programme de recherche et des allers-retours entre la Recherche et les commanditaires qu’elle nécessitait (principalement NAIADE/GROUPE O et plus « accessoirement » avec l’Agence de l’Eau401). Du fait de notre implication dans la coordination et l’édition de ce rapport nous avons conservé une position qui permettait de lier les deux procédures suivant notre objectif d’achèvement du programme, associant son évaluation par les chercheurs et sa mise en forme pour d’autres audiences. On trouvera dans le Tableau 2-A9 de l’annexe A9 un calendrier des différentes réunions qui tracent le déroulement de cette procédure d’achèvement.

Du point de vue des relations avec NAIADE il faut souligner que le GROUPE O se trouvait en pleine restructuration interne ce qui avait des conséquences dans la façon dont les résultats du programme de recherche et les trois scènes pouvaient s’inscrire en tant qu’événements favorables ou perturbants dans l’agenda stratégique du commanditaire, cela s’imprimait notamment dans les relations avec l’un des trois interlocuteurs de la Recherche qui appartenait au management exécutif du GROUPE O. Du point de vue des relations avec les OPA et les agriculteurs, seule leur quasi absence pouvait être un handicap avec une prise de contact qu’ils pouvaient juger tardive. La seule chose à craindre était la faible mobilisation des agriculteurs du fait de leur intérêt pour une situation de gestion qu’ils vivaient de très près, et du fait de la charge de travail qui pouvait empêcher la libération d’une journée.

L’animation de la procédure a été centralisée à notre niveau et les décisions ont été prises principalement par les deux responsables du programme sur la base des discussions qui se sont tenues dans le groupe des 4 ou 5 chercheurs qui se réunissait pour coordonner sa mise en oeuvre. Notre leitmotiv pour porter le projet au sein de ces réunions était de rappeler le sens d’un travail de restitution au delà de la communication de connaissance. Nous défendions pour cela de façon répétée que ce travail pour trois publics ciblés au niveau local était une façon d’envisager une montée en généralité cohérente pour la traduction des résultats du programme dans d’autres audiences. En effet les réactions de ces trois publics pouvaient renseigner les chercheurs sur la réception de ce qu’ils avaient à dire de leur expérience. En gros il s’agissait que les chercheurs parviennent à créer collectivement une image du programme qui soit cohérente avec le rapport de synthèse et avec la connaissance que les trois publics pouvaient avoir du rôle de la Recherche dans la formation d’une situation de gestion de la qualité de l’eau. Il y avait donc dans le processus d'achèvement une montée en régime dans l’objectivation du programme de recherche.

5.1.2. La préparation et le déroulement de la scène « Agriculteurs »

Le temps fort de la préparation des restitutions a été l’organisation et l’animation d’un séminaire de deux jours avec les chercheurs pour faire le bilan des résultats communicables aux agriculteurs, pour réfléchir à la forme et au contenu de la journée de restitution et enfin pour simuler les différents exposés proposés par les chercheurs pour en travailler le fond et la forme (voir l’Encadré 4-A9 de l’annexe A9). C’est à travers ces deux journées que le groupe de recherche a pu revenir sur l’état des relations de la Recherche avec les agriculteurs et redéfinir une position vis à vis de NARCISSE, non pas 401 Très discret dans le cours du programme de recherche, le responsable Agriculture de l’Agence de l’Eau s’est fait plus présent au moment de la consolidation du rapport pour fixer un certain nombre d’exigences sur le fond et la forme dans la perspective d’une diffusion du rapport et de son utlisation possible en tant que référence d’un type particulier d’intervention sur le monde agricole.

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nécessairement critique mais orientée vers l’affirmation d’un point de vue propre sur les changements de pratiques. Nous avons pour cela fait des propositions pour formaliser un point de vue politique de la position de la Recherche vis à vis de la situation de gestion (voir l’Encadré 5-A9 de l’annexe A9).

Après réflexion et discussion, la restitution aux agriculteurs a été d’orientée autour du rôle des activités agricoles et des décisions des agriculteurs dans la gestion effective de la qualité de l’eau selon l’intitulé « vous, agriculteurs, gestionnaire de l'eau ». Le plan détaillé et minutée de la restitution élaboré collectivement découlait de la logique d’exposition suivante:

1- NARCISSE et le cahier des charges sont le produit d'une histoire pour gérer la qualité d’une eau, 2- l’étude du milieu physique et les suivis de qualité d’eau permettent de mieux comprendre: comment la qualité de l'eau s'élabore, 3- le choix des systèmes de culture et les pratiques peuvent expliquer la production de la qualité de cette eau, 4- les nouvelles pratiques du cahier des charge impliquent un changement complet de système technique qui a été étudié de façon fragmentaire et limitée par les chercheurs, mais qui permet d’établir des liens entre des façons de faire et des objectif à la fois de protection de la qualité et de rentabilité des exploitations, 5- en considérant dorénavant les pratiques agricoles par rapport à de nouvelles exigences environnementales, de nouvelles unités territoriales de gestion apparaissent, elles impliquent de nouvelles coordinations entre les agriculteurs et entre les agriculteurs et la société locale.

Sur la base de cette logique d’exposition, nous avons animé une simulation des restitutions que les chercheurs étaient censés faire aux agriculteurs en nous appuyant sur une méthode de psychopédagogie proposée par G.Amado et M.Fiol pour la formation de formateur. Elle consistait à ce que les chercheurs évaluent leurs prestations respectives. Ce qui était visé par là c’était de constituer un groupe de travail réflexif par rapport au projet, et de travailler une identité du groupe par rapport à la stratégie communicationnelle affichée, en exposant chacun des chercheurs à une critique contrôlée (ce qui suscitait l’implication), et enfin, de façon plus opérationnelle, en travaillant la qualité des prestations et leur durée. En conclusion de ces deux journées le contenu et le déroulement de la restitution ont été établi (voir le résumé dans le Tableau 9-10).

Tableau 9-10: Organisation de la restitution aux agriculteurs Déroulement des interventions des chercheurs 10h00 - 10h15 Arrivée dans la salle de réunion 10h15 - 10h20 1. Lancement de la réunion 10h20 - 10h30 2. Un historique du programme de recherche 10h45- 11h45 3. Qualités de l’eau et Pratiques agricoles: approche à la parcelle

4. La production d’une qualité d’eau au niveau d’un Bassin d’Alimentation 12h10 - 12h20 5. Analyse de la situation actuelle sur le périmètre de NAIADE 12h30 - 13h30 Repas dedans ou dehors, puis café dedans pour être suivi du lancement 13h30 - 13h35 6. Introduction sur la maîtrise technique du nouveau système 13h35 - 13h45 7. Maîtrise économique des changements 14h00 - 15h30 8. Maîtrise du troupeau, du pâturage et du système de culture et visite de la station de Mi. 15h30 - 15h40 9. Territoire et Prospective 15h40 - 15h50 10 Etat actuel du système de développement sur la zone 16h00 - 17h00 Discussion générale

La mise sur l’agenda de la restitution a suscité quelques réactions de la part de NAIADE, qui souhaitait que le directeur de NARCISSE soit présent. Mais cela ne s’est finalement pas fait, compte-tenu de la position arrêtée par le groupe de recherche de faire cette restitution dans un face à face avec les agriculteurs signataires intéressés. De plus, afin de s’assurer de la présence du plus grand nombre possible d’agriculteurs signataires, nous avons pris la peine de faire le tour des exploitations pour porter en main propre l’invitation à la réunion.

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Le déroulement de la restitution a été dense et fait l’objet d’un jugement assez positif dans le journal du responsable scientifique du programme: « Globalement bon, c’était délicat, on ne l’aura jamais autant préparé. Présents côté recherche 7 chercheurs et côté agriculteurs 8. C’est la première fois qu’ils sont plus nombreux que les chercheurs ! C’est quand même peu mais seuls les agriculteurs signataires étaient invités ». Les agriculteurs ont pratiquement tous été vus individuellement pour l’invitation puis certains relancés par téléphone pour obtenir confirmation de leur venue. On obtient un taux de participation de 33 % par rapport à la cible, si on ne considère que les 15 agriculteurs du périmètre (le taux est le même pour les agriculteurs suivis par la Recherche seul 2 agriculteurs sur 5 ont participé). Le bilan n’est donc pas satisfaisant sur ce point. Par contre les discussions qui étaient prévues après chaque exposé d’un chercheur ont été souvent très riches d’enseignements, l’Encadré 9-26 permet de situer le type d’échanges qui suivaient chaque exposé.

Nous présentons dans l’ Encadré 9-27 sous la forme d’une carte cognitive (Huff et Fletcher, 1990) une mise à plat de la première discussion qui présente l’intérêt de bien caractériser l’ensemble de la journée. Ces échanges faisaient apparaître une grande aisance des agriculteurs pour mobiliser les dif-férents composants de la redéfinition du métier d’agriculteur sur le site, y compris le sens et la place

Encadré 9-26: Quelques échanges entre chercheurs et agriculteurs Agr.1 : au niveau des acteurs il y en a un grand nombre aujourd'hui, mais au niveau des actions collectives... il n’y a qu’à voir le monde qu’on est aujourd’hui, on voit le monde qui est intéressé... chacun a ses idées... mais elle ne sont pas sûres. ch.2 (?) : relance sur valorisation des produits Agr.2 : à l'époque la valorisation était utopique mais pas aujourd'hui c'est possible; on était parti d'un problème de nitrates et on est arrivé à un problème de pesticides Ch.1 : j'aurais bien voulu travailler sur les pesticides d'un point de vue de chercheur, j'ai seulement pu dire zéro phyto à l'entrée pour réponde à 0 phyto sous les racines Agr.2 ; vous y travaillez ? Ch.1 : on est frustré mais on y travaille Agr.3 : sur la valorisation des produits, il existe un danger, il y a eu des tentatives mais c'est les mêmes schémas, il y a des concurrences avec les structures existantes, et les pressions sont pas minces. L'agriculture sur le site est très individualiste, il y a eu des grosses pressions sur le foncier et de la concurrence entre les agriculteurs. Aujourd'hui la pression foncière diminue et ça améliore les relations entre les agriculteurs. Tout ça a gêné la formulation d'un collectif sur NAÏADE-LAND. Le risque c'est que NAÏADE propose ses services pour la commercialisation et là il y a un risque d'intégration, avec des prix attractifs au départ mais ensuite on ne sait pas. c'est sûr que c'est une tentation pour eux. Agr.2 : faut pas dramatiser le GIE existe toujours, avec la Coopération Agricole, la SICA Viande etc., NAÏADE ne ferait pas intervenir leur propre système agro-alimentaire (il vient de revenir dans le syndicalisme) Agr.3 : il y a des bruits autour de la création d'une laiterie par GROUPE O (suspicieux) Agr.4 : (inaudible) Agr.3 : il faut que Naïade reste dans sa nappe. Agr.1 : il y a guère que le lait qui peut avoir une issue, car la viande, bof ! sinon les céréales... il y a le triticale et là pas de solution bio, le blé ça se peut, l'orge de printemps c'est pas mal, l'orge bio on sait pas ? Sur la viande il se peut que ça vienne. Quand on a passé le cap de NAÏADE, c'est pas simple ... (dubitatif) Agr.2 : on a signé une convention mais pas pour faire du Bio on peut très bien faire d’autres produits (énervé) Agr.3 : oui mais c'est le débouché et il y a des opportunités ! Agr.2 : il y a la viande qu'on peut valoriser aussi Ch.1 : c'est un bon sujet de recherche... (l'air de ne pas y toucher) Agr.2 : on va signer un contrat pour 5 ans ? (ironique)

que la Recherche pouvait avoir pour rendre traitable le risque. Pointant la construction sociale et économique des effets de vérité, ils n’en concluent pas pour autant sur l’absence « d’une vraie science » mais sur la nécessité de pouvoir s’attacher un travail scientifique. Ainsi la « scientifisation » du problème n’est pour eux qu’un des éléments à prendre en compte dans un ensemble hétérogènes de contraintes et de ressources qu’ils discutent essentiellement par rapport à la mise en relation des choix concernant leur propre projet d’exploitation, et les modes d’organisation des relations entre eux - tout particulièrement sur la valorisation des produits. Sur ce dernier point les positions sont très hétérogènes, la variétés des prises pour traiter le problèmes de la valorisation revisite en quelque sorte les biographies de chacun dans cette « histoire d’eau et d’agriculture » (une histoire qui reste assurément à faire de ce côté là...).

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Une autre caractéristique de ces discussions est de maintenir un halo mystérieux autour de la construction de la qualité de l’eau, qui est très directement associé aux stratégies de NAIADE et à la taille du GROUPE O, et qui rencontre l’extrême prudence et l’autocensure des chercheurs pour parler publiquement sur ce point. La problématisation de NAIADE de cette question du risque de nuisance rejaillit fortement sur la façon dont les agriculteurs souhaitent apprécier leurs efforts vis à vis de l’eau dans la bouteille et pas vis à vis de l’eau sous les racines. Ils considèrent ainsi que la qualité de l’eau sous les racines en liaison avec des pratiques de surface n’est pas un niveau pertinent pour concevoir une action ou un jugement sur celles-ci, et la perplexité qu’ils manifestent vis à vis de la complexité des résultats de bougies-poreuses le manifeste.

Cette asymétrie d’information sur les critères même d’efficacité des actions entreprises pour la protection de la qualité de l’eau ne trouve ainsi, ni dans des évaluations économiques de court terme, ni dans des mesures de bougies poreuses, de quoi limiter l’incertitude. Pour ce qui est de la Recherche, qui a un certain nombre de chose à dire sur la circulation de l’eau en surface sur la base de certains travaux, les obligations contractuelles maintiennent tout questionnement sur ce point hors-contrat et lui ôte, en quelque sorte, toute possibilité de répondre aux attentes des agriculteurs pour une mise en discussion de ce « tabou » du programme de R&D dont nous avons explicité la constitution au chapitre 1. Il semble donc que l’absence de collectif des agriculteurs fasse système et que les agriculteurs n’expriment du même coup qu’une téléologie du fait accompli (Encadré 9-27).

Encadré 9-27402: Carte cognitive de la mise en discussion de l'exposé 1 proposant une chronique du programme de R&D

les entrées dansla discussions

les contraintes les ressources problématisation

paradoxelégende :

le problème c'est lavalorisation des produits

il n'y a pas de collectif d'agriculteurspour représenter leurs problèmes

la définition du problème deNAIADE change dans le temps

nécessité des'organiser !

quelle qualification pourles produits ?

la pressionfoncièredésagrège lesrelations

danger ou solutiondans l'intégrationpar GROUPE O ? les OPA peuvent être

mobiliséesproduits bio ou produitsnon-bio ?

stratégie deNAIADE

les agriculteurssontindividualites

?

?

Ils partaient notamment du constat de l’absence d’une coordination entre eux, qui pourrait pourtant permettre de mettre à jour une possible culture technique spécifique au nouveau système de production, ou de développer un projet économique moins hétéronome vis à vis de NARCISSE ou des OPA (la possibilité d’un retour des OPA dans cette question de la valorisation est envisagée de façon tout aussi controversée que celle d’une intégration au GROUPE O). Le principal défaut de ces journées apparaît à la lumière de cette restitution comme ayant été alors d’avoir séquencé de façon extrêmement réductrice différents aspects du nouveau système sans pour autant permettre aux agriculteurs une discussion de sa globalité et de sa complexité. 402 Cette carte reprend sous forme schématique le cours discussions après le premier exposé en s’affranchissant de l’identité des locuteur pour saisir la discussion comme un système d’argumentations ouvert.

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Encadré 9-28: Quelques échanges entre chercheurs et agriculteurs Agr.4 : des paysans comme vous et moi on est dans le vrai, car il faut préserver l'environnement, le compostage du fumier c'est l'avenir. Agr.5 : c'est un tout petit paramètre. Agr.1 : retourner la luzerne, il y a différents types d'agriculteurs, il y en a pas 3 qui ont le même caractère, chacun à sa façon de voir, on changera jamais ça, c'est comment avant. Ch.2 : il y a pas vraiment de routine Ch 6 : il y a dans la relation avec NAÏADE un aspect rapport de force, le collectif c'est pas seulement d'abord une logique de groupe de pression car il y a trop de diversité, par contre il y a plus de routine et il faut inventer une culture de métier et ça se discute. (NLDR : il fait une comparaison avec la sociologie industrielle). Manipuler des informations ça devient aussi important que des opérations pratiques, et pour cela les OPA peuvent aider Agr.6 : il y a plus rien à améliorer Agr.5 et Agr.3 : tout n'est pas fini. Agr.4 : il faut revenir aux vraies valeurs et respecter la Nature. Agr.1: Alors comme ça la Recherche s’en va ? Vous pourriez rester !, Agr.2 : mais on peut pas les payer, Ch.3 : oh ! on est service publique ! Agr.2 : oui c’est peut-être pas une question d’argent... Agr.1 : mais quelles questions on leur poserait ? ».

L’effet déclencheur de discussions des différents exposés atteint son objectif de proposer un cadre de discussion qui génère une épreuve de coordination des projets singuliers des agriculteurs, et on peut regretter qu’il n’est pas été mis en place plus tôt par la Recherche, notamment en 1994 à la suite des journées de formation aux agriculteurs. Les modes d’investissements des chercheurs au cours de cette journée ont balayé différents registres d’interactions avec les agriculteurs, celui de l’exposé scientifique, de la discussion des positions de la Recherche face ou auprès de NAIADE, de la contestation des résultats aussi (et notamment au sujet des lectures que pouvaient proposer les chercheurs des sciences sociales), mais aussi celui de la convivialité autour d’un buffet froid. Aussi cette restitution aura laissé aux chercheurs comme un arrière goût de nostalgie (Encadré 9-28).

5.1.3. La préparation et le déroulement de la scène « Développement Agricole » Cette préparation spécifique à la « scène Agriculteur » a été précieuse pour identifier les ressources

du groupe aussi bien au niveau des résultats de recherche communicables qu’au niveau de la formation d’un contenu commun, de telle sorte qu’ensuite il n’y avait plus qu’a adapter la mobilisation de ces ressources pour la restitution aux Développement Agricole (Encadré 9-29).

Encadré 9-29: RESTITUTION AUX ACTEURS DU DEVELOPPEMENT AGRICOLE - Chambre d'Agriculture -juin 1996

DEROULEMENT PREVU Il s'agit d'une restitution de nos travaux sous la forme d'un bilan en deux points : - la méthodologie générale employée pour traiter un problème de transformation des pratiques agricoles (organisation des thématiques de recherche, questions traitées et dispositifs de recherche) - Les résultats issus des travaux à différents niveaux d'étude des phénomènes : Exploitation, Parcelle et Bassin d'alimentation du gîte. Ce bilan sera suivi d'une discussion avec les participants INTRODUCTION Une introduction présente l'équipe de Recherche en terme de positionnement dans la sphère scientifique (tradition pluridisciplinaire et approche de la globalité des phénomènes étudiés), elle appuie sur la particularité du cas par rapport au niveau d'exigence et à la rencontre de deux mondes professionnelles en situation de nuisances symétriques, situation de plus en plus fréquente pour ce qui concerne les relations agricultures et environnement. 1°PARTIE : METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE On présente ici l'organisation générale du programme en terme d'analyse de système agraire. On présente le type de questions traitées qui sont apparues dans le fil de l'action et le type de dispositifs de recherche qu'elles ont impliqués pour leur instruction. On présente le cahier des charges et le type de système de production aujourd'hui à l'œuvre, comme une émanation d'une histoire (expérience sociale d'une nouvelle coordination) et du programme AGREV. On introduit la présentation des résultats selon les trois niveaux (exploitation, parcelle, Bassin d'alimentation).

2° PARTIE : METHODES D'ETUDE ET RESULTATS NIVEAU EXPLOITATION Un exposé présente les études technico-économiques ayant portées sur l'exploitation agricole : Enquête par l'Approche Globale, Programmation Linéraire, Analyse économique du changement de pratique, évaluation de la maîtrise de l'exploitation. Un exposé présente une approche agronomique d'un bilan Nitrate à l'échelle de l'exploitation (BASCULE) NIVEAU PARCELLE ET TROUPEAU

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Un exposé permet de comprendre la diversité des situations pédologiques dans lesquelles se trouvent les parcelles culturales et de préciser le fonctionnement de la circulation de l'eau dans les sols du plateau par rapport au risque de lessivage Un exposé présente les dispositifs de recherche et les résultats d'une approche des pratiques culturales et des systèmes fourragers par mesure de l'eau sub-racinaire in situ NIVEAU BASSIN D'ALIMENTATION Un exposé présente ce qu'implique le suivi d'une qualité d'eau à l'échelle d'un bassin d'alimentation comme celui du Périmètre de NAIADE ou du captage d'eau Potable (assolement et qualité d'eau). Un exposé présente les conclusions des études socio-économiques en terme de transformation d'un système de développement des activités agricoles, il insiste sur les enseignements que l'on peut tirer de cette expérience en termes de transformation des conditions d'exercice du métier d'agriculteur (notamment en liaison avec des problèmes d'environnement) et des répercussions sur les filières agro-industrielles que cela peut entraîner.

Si la préparation de cette deuxième restitution a posé moins de problème, sa mise en agenda au niveau de la Chambre d’Agriculture où elle devait se dérouler a été ambiguë. Alors que cette restitution était proposée par la Recherche, qui souhaitait plutôt s’adresser aux agents de dé-veloppement, elle a finalement concerné un tout autre public puisque c’est plutôt la configuration du du GIE qui s’est trouvée mobilisée pour l’occasion à l’invitation du président de la Chambre. Le fait de retrouver cette instance inactive depuis 1992 était lourd de sens, puisque c’est quasiment l’ensemble des organisations professionnelles départementales qui était représentées. C’est donc une instance politique sectorielle qui était activée pour entendre et juger ces travaux. Les exposés ayant été « dispensés », la discussion a été ouverte par le Président de la Chambre (Encadré 9-30).

Encadré 9-30: Le point de vue du Président de la Chambre d’Agriculture Prés. de la Chambre : merci d'avoir accepté de faire cette restitution (NDLR : c'est la recherche qui avait demandé de la faire). J'ai trois remarques à faire. 1. le cas NAÏADE comme l'a dit Ch.2, nous a permis de comprendre un certain nombre de processus et le hasard a bien fait les choses puisque il y a eu un transfert vers le développement avec le DEXEL 2. sur l'aspect technique, les réponses scientifiques n'ont pas été à la hauteur de l'enjeu local agricole vers un changement radical de l'agriculture et perte de l'agriculture et l'aspect pesticide et nitrate, on est dans des méthodes radicales parce qu'on a pas forcément le savoir et on a pas toutes les certitudes pour avoir des scénarios autre que le maïs 3. sur les scénarios économiques: il n'y a pas eu de baisse de revenu agricole grâce à NAÏADE et s'il y a pas de subventions on a pas cette certitude. Sous le contrôle de nos études ou de celle de la Coopérative de BU on a pas trouvé d'approche économique pour valoriser le lait à 20% et les céréales à 50% (NDLR : la présentation ambiguë des chiffres économiques de la simulation entraîne un malentendu). 4. Enfin sur l'approche socio-économique, l'élément le plus déterminant a été la mise en place de NARCISSE, c'est une forme d'intégration et de perte de pouvoir du monde paysan car une partie de la décision ne lui appartient plus. Par exemple pour la mise en conformité des bâtiments, l'agriculteur compte pour quantité négligeable, malgré que l'exploitation soit seule face aux banquiers, ça me rappelle le temps où le banquier décidait. C'est vécu comme ça, Il ne peut pas y avoir de constitution (NDLR : il fait allusion à l’expose du sociologue sur la constitution du collectif des agriculteurs). Je ne pense pas qu'on puisse rentrer dans un scénario où il y a un une constitution professionnelle, les organisations professionnelles ne peuvent pas devenir un interlocuteur vis à vis de NAÏADE car on a toujours les 2 pôles (NDLR : il pointe la concurrence en matière de développement agricole entre NARCISSE et les services de la Chambre), c'est pas parce qu'on est sur un territoire très petit et automatiquement il y a crispation.

De la même façon que pour la restitution aux agriculteurs, la question de la délimitation du périmètre et de son fonctionnement a soulevé une discussion qui, ici aussi, le contenait dans un halo de mystère dont la fonction semble être de cristalliser bien des positions dans des procès d’intention qui font système.

FDSEA - Agriculteur opposant sur le site : le Ch.1 l'a dit c'est la définition du périmètre, cette définition est essentielle, c'est une définition dont personne n'en connaît le secret et elle implique les résultats, il y a des forêts plus loin et des agriculteurs aux limites et ça on n’y répond pas. Ch. 2 : c'est le problème le plus chaud, quel que soient les eaux sur lesquelles on travaille, il faut voir avec les hydrogéologue du BRGM. Ch.1 : on n’a pas d'éléments pour remettre en cause le périmètre.

Le coeur de la discussion, qui correspondait par ailleurs à la configuration qui l’accueillait, a porté sur une approche économique du problème posé à NAIADE-Land. Ceci conduisait à une problématisation du problème particulier qui affectait les agriculteurs de NAIADE-Land que la Profession était, et est, censée défendre à partir de l’organisation générale du secteur économique agricole.

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FDSEA - Agriculteur opposant sur le site : Ce qui en ressort sur l'économique, sur le fond on est dans une période de transition avec des aides, ce qui est important c'est une fois que les aides s'arrêtent et on verra alors une éventuelle réussite sur ce type d'exploitation, c'est seulement un certain type d'exploitation, et celles qui sont peut-être un peu plus évoluées sont encore dans l'interrogation ou la négociation. Moi aussi je trouve par rapport au développement de cette zone, il me paraît important que les acteurs économiques ne soient pas concernés, c'est anormal que les acteurs économique traditionnels ne travaillent plus sur cette zone. Cette intégration me paraît mauvaise autant pour le niveau global. Moi j'avais pas cette idée, je voyais NAÏADE intervenir sur les produits, c'est la stratégie commerciale qu'il fallait faire, c'était d'avoir un produit spécifique qui se vende mieux.

Les transformations locales des conditions d’exercice du métier étaient pourtant très vite renvoyées à la problématisation de nouvelles recherches agronomiques classiques pour substituer au « système maïs » un autre système performant sur le plan économique et protégeant mieux la qualité de l’eau, la séparation entre la Recherche et le Développement se faisant au bénéfice d’un modèle classique diffusionniste. C’est ainsi très directement une suspicion à l’endroit du type de recherche contractuelle qui justifiait une telle séparation.

Resp du journal syndical majoritaire : et vous vous en sortez pour combien ? Quelque part certains disent, « est-ce que l'INRA, le CNRS n'ont pas été achetés »? Ch.3 : on s'est battu pour ce contrat. FDSEA - Agriculteur opposant sur le site : qui est propriétaire des résultats ? Ch.1 : on n’a jamais eu à ce jour d'empêchement. Ch 2 : là où on ne s'en est pas trop bien sorti c'est sur les points de l'arbre. Ch.3 : l'agence de l'eau étant financeur les résultats sont du domaine public. NDLR : un échange de discours bref autour du coût total de l'opération et ce qui aurait pu être fait avec cette argent, mise en correspondance de cette dépense avec l'idée d'une eau de luxe.

Prenant la restitution des travaux de la Recherche de la sorte, la problématisation du GIE devenait un point central de la discussion, mais celui-ci était présenté comme une impasse au regard des contraintes qui sont celles qui pèsent sur la capacité des OPA à gérer des situations locales comme celle de NAIADE-Land et de la stratégie propre de NAIADE.

Ch.3 : sur la valorisation, cette idée avait été lancée et c'était une voie pour jouer sur la commercialisation des produits, c'est pas la voie qui a été prise avec la fin du GIE; Prés. de la Chambre: le GIE n'a plus de raison d'exister; la filière lait-viande n'était pas capable d'identifier un marché spécifique compte tenu que NAÏADE nous interdisait l'utilisation de l'appellation « Territoire NAÏADE», sinon il y avait des pistes. La piste a été tuée.

La conséquence de cette entrée dans le problème que la Recherche avait traité et dont elle présentait les résultats, était finalement de complètement virtualiser l’existence d’une agriculture différente sur le périmètre, et de la renvoyer à la prospective d’un « clash » à venir qui repositionnerait le rôle naturel du syndicalisme et de la Chambre. Tout se passait comme si entre 1992 et 1995 rien ne s’était passé, et que donc la restitution proposée ne pouvait de toute façon rien apporter puisque le travail de Recherche réalisé restait entaché de ce particularisme que les OPA disent ne pouvoir gérer qu’en cas de conflit. C’est un tel système d’argumentation entaché de paradoxes que nous représentons sous la forme d’une carte cognitive (Huff et Fletcher, 1990) dans l’Encadré 9-31.

Encadré 9-31: Carte cognitive de la mise en discussion de la restitution de la Recherche aux OPA

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les entrées dansla discussions

les contraintes

les ressources

problématisation

paradoxe

légende : Evaluation mititgée du Programme de Recherche1. apport de connaissances et transfert

2. une méthode radicale éliminant le maïs sans recherches poussées3. pas de solution économique à long terme

4. intégration des exploitaitions par NARCISSE

le problème c'estla valorisation des

produits

le problème c'est l'absence desacteurs économiques dans ladéfinition d'une valorisation

la Profession ne peut gérer quedes problèmes à l'échelle de

grands territoires ou concernantune masse d'exploitant

stratégie deNAIADE

Discussionsgénérale surles filières dudépartement Le GIE

le périmètre est trop petit pourêtre l'objet d'une gestion selon

les ressources de la professions

la Profession ne peut gérerlocalement les choses quedans l'absence d'intérêtséconomiques particuliers

car "l'argent tue le collectif"

disgression

Le système NAIADE n'est pas viable à long terme, en casde "clash" la Profession "reprendra le dessus par obligation"

Défense du "petit"face à l'intégration

?

logiqued'économieindustrielle

logiqued'économiedomestique

Cet encadré met notamment en évidence comment vis à vis d’un problème de développement local, se noue un compromis entre une logique d’économie industrielle sectorielle corporatiste et une logique d’économie domestique clientéliste qui caractérise la création du métier d’agriculteur moderniste des trente glorieuses, mais plus du tout celle de l’agriculteur de NAIADE-LAND. Paradoxalement la seule façon de mettre en jeu la force de ce compromis est d’attendre l’existence de conflits dans cette solidarité gestionnaire précaire dont le mode d’existence contient déjà les résultats de l’exercice de cette force du corporatisme dans le courant du processus et dont les Représentants Professionnel déplorent que son aboutissement les en exclue. On peut ainsi se demander si les OPA ont appris quelque chose de ce qui s’est déroulé dans la tentative de mise en gestion de l’écosystème NAIADE, cela dans une perspective d’apprentissage d’un développement agri-environnemental quand celui-ci n’est pas piloté par les OPA mais les implique directement en tant que porte-parole403.

5.1.4. La préparation et le déroulement de la scène « Société Locale »

Si les deux scènes précédentes ont nécessité une préparation sous la forme d’un séminaire et d’une réunion, il en a été tout autrement de la Scène Société Locale qui impliquait un investissement fort dans la réalisation d’une exposition Grand Public sur le programme de recherche. La démarche était de proposer au groupe de recherche un conducteur et une architecture pour cette exposition sur la base d’un recensement des ressources existantes en matière de vulgarisation (posters, maquette, dispositif d’accrochage etc.). La quinzaine de jours qui permettait de préparer cette exposition nous a donc complètement mobilisé pour assurer la coordination, la logistique et la préparation des posters, ainsi que pour la réalisation d’une maquette en 4mx2m (modélisation d’une exploitation agricole à laquelle 403 La référence en matière de limitation du risque de pollution par les nitrates est celle des opérations FERTIMIEUX mises en oeuvre en de nombreux points du territoire pour mieux fertiliser les cultures, sous entendu autant pour faire des économies d’engrais que pour protéger l’environnement.

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s’adossaient des posters expliquant précisément différents aspects de son fonctionnement) et pour enfin réaliser et monter un petit film VHS d’une vingtaine de minutes à partir de prises de vue sur le terrain et de l’interview de deux chercheurs. Le principe et le plan-masse de cette exposition sont présentés dans l’Encadré 9-32. De plus conformément au troisième objectif de la procédure, la Recherche se devait de motiver auprès de NAIADE l’existence d’une telle opération de communication (Encadré 9-33). Le principe de cette exposition ayant été discuté dans le groupe de recherche, une présentation du projet a été faite au cours d’une réunion avec NARCISSE/NAIADE/GROUPE O (groupe 6+3) et a donné lieu a de très vifs débats.

Des modifications ont été apportées dans une série d’échanges entre NAIADE et un des responsables du programme, le responsable de la communication du GROUPE O étant mobilisé pour critiquer et avaliser la proposition. D’une façon générale, les arguments et les critiques avancés étaient que communiquer était un travail de professionnel et que c’était de la responsabilité de NAIADE, même si le principe d’une exposition pouvait avoir son intérêt. Sur le contenu même de l’exposition la discussion a porté sur trois points de controverses: • d’une part, le fait qu’un des ateliers prévoyait un poster fait de coupure de presses et de commentaires reconstituant l’histoire du processus, était fortement critiqué parce que, selon NARCISSE, cela refocalisait l’attention sur des conflits qui n’avaient plus cours, ce poster a été supprimé; • d’autre part, le titre de l’exposition initialement proposé « Nitrates ? Quelle agriculture pour protéger la qualité de l’eau » a été fortement discuté pour devenir « Une agriculture moderne qui respecte la qualité de l’eau » avec une grande insistance pour inclure le terme « moderne » après proposition par NAIADE de « Quelle agriculture pour demain ? Aider à moderniser l’agriculture et à protéger la qualité de l’eau ». • enfin, sur l’ordonnancement général des « ateliers », NAIADE préférant positiver l’itinéraire de l’exposition en positionnant l’aboutissement du programme de R&D au début de l’exposition, sur ce point le plan initial de l’exposition a été maintenu. Encadré 9-32: Présentation du principe l’exposition OBJECTIF: Il s'agit de proposer aux visiteurs un itinéraire pour la compréhension d'une opération de recherche-développement dans le but de développer une agriculture moderne qui respecte des contraintes de qualités d'eau souterraine. MODALITE: après un accueil de présentation le visiteur est amené à circuler selon un itinéraire dans 4 ateliers: ITINERAIRE - 1° atelier : face à au risque de pollution par les nitrates, quelle agriculture pour protéger la qualité des eaux QUEL PROBLEME ET COMMENT FAIRE - 2° atelier : pour traiter ce problème la Recherche Agronomiques propose d'étudier le fonctionnement de ce problème pris dans sa globalité OBSERVER ET COMPRENDRE LES PHENOMENES -3° atelier : les premières observations ont permis de faire des propositions de changement et aboutissent aujourd'hui à une agriculture moderne et durable qui protège la qualité de l'eau AGIR POUR PROTEGER LE GITE ET MAINTENIR L'AGRICULTURE SUR LE PLATEAU DE NAIADE-LAND - 4° atelier : le déroulement de ce changement fait l'objet d'une évaluation par les chercheurs EVALUER LE CHANGEMENT

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PLAN MASSE POSSIBLE

ATELIER 1

ACCUEILATELIER 2

ATELIER 3

ATELIER 4

SORTIE

Bougies poreuses

Arcc info

BASCULE

systeme

Typo

maquettenouveausystème

video

Encadré 9-33 : Le texte justifiant la tenue de l’exposition pour les partenaires Pourquoi cette communication Grand-Public ? La participation de l'équipe de recherche à la formation d'un nouveau système de production agricole et à sa gestion a signifié aussi la mise en jeu de l'image de l'INRA. S'il est aujourd'hui connu, dans le monde agricole au moins, que les recherches de l'INRA ont contribué à la protection du gîte, les résultats de ces recherches n'ont pas été portés jusqu'alors sur des scènes publiques. L'équipe de recherche pense nécessaire de rendre public ses résultat au niveau local pour les raisons suivantes: - elle est attachée à présenter elle-même ce qu'elle considère comme un travail réussi de Recherche-Développement en Partenariat , qui va dans le sens des transformations actuelles du monde rural , - elle souhaite apporter un regard scientifique sur les transformations du plateau qui ont été permis par ses recherches, - en tant que service public elle se doit de s'adresser aux citoyens du plateau de NAIADE parce que cette transformation de l'agriculture induit une transformation du territoire et des mondes professionnels qui le font vivre.

Cette négociation indiquait de façon assez nette l’importance du rôle communicationnel que pouvait jouait le programme de recherche dans la stratégie du GROUPE O, au niveau duquel est centralisé tout ce qui concerne la communication-média touchant aux marques. La montée en généralité des préoccupations de l’exécutif de NAIADE vers le GROUPE O pour une exposition très modeste, et qui plus est locale, confirmait l’existence d’une stratégie politique à l’égard du programme de recherche dont les contours et les modes d’action assez directs se précisaient dans cette négociation de l’agencement et de l’intitulé de l’exposition. Le point de focalisation sur le degré de professionnalisme étant dépassé, la négociation faisait état de la façon dont la position de NARCISSE devait être affichée dans cette exposition : en purifiant une histoire des éléments conflictuels qui ont pourtant par leur existence contribué à sa création, en positivant l’exposition par une mise en avant du fonctionnement du système actuel qui plaçait le programme de recherche en position de légitimation ex-post, enfin en consacrant NARCISSE dans son rôle de modernisateur de l’agriculture ce qui mettait en avant assez directement son rôle de développement agricole.

L’exposition s’est donc tenue deux jours durant avec un handicap concernant la communication auprès des représentants institutionnels, les invitations étant parvenues tardivement et les cibles mal identifiées404. Elle a fait l’objet d’un vernissage discret néanmoins couvert par le correspondant de la presse locale, où les chercheurs, les responsables de NARCISSE/NAIADE/GROUPE O ainsi que

404 Ce point de diplomatie avait été laissé à la charge des responsables du programme.

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quelques agriculteurs étaient présents et ont été immortalisés sur une photo, plus tard en page 6 du quotidien local... La fréquentation de l’exposition a été moyenne (environ 180 personnes), mais a permis aux 4 chercheurs et au technicien présents durant ces deux jours un travail de vulgarisation des travaux de recherche qu’ils ont dit avoir apprécié.

5.1.5. La valorisation immédiate de la procédure

Les investissements réalisés à l’occasion de la mise en oeuvre de cette procédure, et surtout cette constitution progressive d’une compétence collective à mettre le programme de recherche en scène selon des publics différents et donc des orientations nécessairement différenciées, ont énormément servi à une restitution beaucoup plus délicate. En effet s’est aussi « glissé » dans l’agenda de l’achèvement du programme la présentation de son bilan au niveau des directions de NAIADE et de l’exécutif du GROUPE O en présence du président de l’INRA. L’objectif de cette restitution était de conclure le partenariat INRA/NAIADE jugé de part et d’autre satisfaisant.

Dans la suite de notre investissement fort dans l’animation de la procédure d’achèvement nous avons poursuivi ce rôle pour cadrer le propos de cette dernière restitution en proposant un conducteur contenant un ordonnancement de son contenu et un agencement des interventions des trois chercheurs mobilisés et de nous-mêmes (voir l’Encadré 6-A9 de l’annexe A9). La procédure d’achèvement trouvait ici une façon très directe de valoriser les investissements réalisés par le collectif et surtout permettait de faire état au cours de ce bilan d’une activité communicationnelle tournée vers d’autres partenaires du programme de R&D.

5.2. Le bilan de la procédure d’achèvement

Il nous faut maintenant prendre du recul vis à vis de la description qui précède et considérer ce que l’on peut en dire au regard des objectifs qui étaient fixés à la procédure d’achèvement ainsi mise en place. Cela peut s’envisager sous deux angles. Tout d’abord ce que nous pouvons en dire en tant qu’animateur mais surtout, ce qui compte le plus par rapport au projet de l’intervention, ce que les chercheurs en disent.

5.2.1. Le bilan pour l’intervenant

Ces différentes scènes ont été l’occasion pour les chercheurs de se trouver confrontés collectivement aux acteurs pour lesquels, et parfois sans lesquels, ils avaient travaillé. C’est là un premier résultat de l’intervention, par construction dirons-nous. L’implication des chercheurs dans la préparation des deux premières scènes a été tout a fait importante et beaucoup moins conséquente dans la préparation de la dernière, notamment sur les aspects touchant à la communication. Cette investissement a permis d’apporter une justification forte du rôle que la Recherche avait voulu tenir dans le processus notamment pour les responsables des OPA. Mais dresser un bilan de la procédure d’achèvement implique de se demander si ses objectifs ont été atteints. Notre point de vue sur ce plan peut être résumé dans le Tableau 9-11. Tableau 9-11

Rappel des objectifs Notre évaluation

1. Le premier objectif assigné au déroulement de la procédure était de pouvoir permettre de reconstituer l’acteur Recherche à travers un design organisationnel spécifique

La préparation et la mise en oeuvre de la procédure ne se sont pas traduites par un changement des pratiques d’organisation. On retrouve une ambiguïté organisationnelle avec un travail de préparation qui n’a pas fonctionné de façon matricielle comme annoncé mais plutôt de façon ouverte sur la base de la réduction du groupe de recherche à quelques 5 ou 6 chercheurs. On retrouve l’ambiguïté de rôle avec la place importante qui

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de l’achèvement qui permettrait de formaliser une extériorisation de la Recherche sur les trois scènes et d’organiser la production d’une nouvelle figure d’acteur.

nous a été laissé pour conduire et manager le groupe. Par contre l’implication et l’investissement des chercheurs ont été fort pour la préparation de la Scène Agriculture et Développement et plus hétérogène pour la préparation de la Scène Société Locale qui, il est vrai, s’est faite dans un calendrier trop serré.

2. Le deuxième objectif de la procédure était de faire reconnaître l’existence et le contenu de ce que nous avons appelé précédemment la solidarité gestionnaire de cette situation de gestion, au nom notamment du rétablissement d’une position de la Recherche attachée à la mise en évidence des pratiques.

les agriculteurs ne semblent pas pouvoir avoir accès au lieu d’une discussion sur l’interdépendance des projets d’exploitation. Le discours de la Recherche « Vous, agriculteurs, gestionnaires de l’eau » semble difficilement re-saisissable du fait de l’absence d’une culture technique spécifique au nouveau système et de la difficulté d’organiser collectivement la valorisation des produits. Cela impliquerait un travail plus précis d’abord au niveau des exploitants et ensuite au niveau d’un collectif émergent.

Les responsables des OPA sont restés sur une position classique d’affrontement de logiques économiques de secteur et n’entendent pas le discours des chercheurs sur les implications de l’existence d’un terroir de l’eau qui pourrait signifier une action de développement adaptée.

3. Le troisième objectif de la procédure était donc que la Recherche retrouve une position pour prendre la parole publiquement au nom de l'innovation.

la Recherche a fait état de sa capacité à prendre la parole devant différents publics et la scène société locale, malgré sa taille modeste et une fréquentation moyenne, a mis clairement en jeu des positions fortes du côté du GROUPE O qui signifiaient une capacité retrouvée à pouvoir autonomiser son point de vue.

Il est important de souligner que le fait de prendre le risque de gérer dans l’urgence la préparation des scènes, nous a conduit à occuper une position plus que propositionnelle. Même si nous avons systématiquement mis en discussion les propositions d’action au jour le jour, leur mise en oeuvre a souvent supposé une volonté certaine de notre part. De fait, cette intervention s’est, par certains côtés, transformée en une épreuve d’un management possible de la Recherche. Cette caractéristique de l’intervention induit un biais important pour porter un jugement déconnecté de notre propre implication par rapport à des objectifs que nous avions de plus proposés. Nous ne pouvions donc qu’espérer que le groupe de recherche se mobilise pour ce faire, allant dans le sens du projet de solliciter un apprentissage organisationnel et une démarche réflexive, dans la mesure où les chercheurs avaient accepté le caractère expérimental de la procédure pour apprendre quelque chose de la façon dont le monde extérieur pouvait accueillir son discours. Nous nous attendions à ce que le collectif se réunisse pour, au delà du vécu de chacun, établir un bilan et revenir sur des problèmes que nous avions lancés au cours de notre observation participante et de notre intervention comme la place de la référence systémique, les modalités de l’organisation et de la gestion d’un programme dans un labo HLM, les modes de relations avec les acteurs du programme de R&D.

5.2.2. Des éléments de bilan produits par les chercheurs

Un tel bilan spécifique que l’on pouvait attendre n’a pas eu lieu de façon formelle, aussi nous avons pris l’initiative de demander aux chercheurs ayant participé à la procédure de porter un jugement rétrospectif sur les termes de son projet initial au regard de ce qui s’était réalisé durant environ 6 mois (5 chercheurs sur 9 ont répondu). Nous avons obtenu de la sorte un moyen pour mettre en question notre propre évaluation de ce qui s’était déroulé et de la façon dont les chercheurs s’étaient mobilisés.

Les jugement portés par les chercheurs oscillent entre un retour critique sur les termes mêmes de la procédure - ce qui indique que la participation à l’achèvement a pu être motivée par des objectifs différents- et une lecture centrée sur une évaluation en termes de retour d’expérience, revenant parfois sur les termes initiaux de la procédure mais problématisant le type de valorisation qui pouvait

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dorénavant en être attendu (« La procédure m’a paru exigeante, et motivée pour moi par un mélange de mauvaise conscience de la chose inachevée, de la curiosité du jamais pratiqué, d’aller au bout de la pensée inattendue du promoteur, dans l’espoir, enfin, de formaliser une pratique communicable. Exigeante parce que, après chaque étape, on n’en est qu’au début et qu’on a abordé qu’une facette d’un « objet » dont on ne voir pas la forme » - le responsable scientifique).

L’impression que laissent les appréciations positives, les remarques et les critiques formulées vont dans le sens d’une reconnaissance minimale du rôle communicationnel de la procédure et de son importance pour la préparation de la quatrième restitution au GROUPE O et à l’Agence de l’Eau. Cet investissement dans les différentes restitutions est reconnu comme une expérience nouvelle de la clôture d’un chantier de recherche, expérience semble-t-il jugée satisfaisante malgré, on l’a vu, le succès parfois mitigé de son déroulement. Par contre il ressort que l’effet visé de la procédure pour reconstituer la Recherche dans l’affirmation de sa position propre par rapport à la situation de gestion est peu analysé et parfois pas identifié. Les positions critiques problématisent à nouveau le diagnostic et marquent des désaccords sur les enjeux ou les objectifs de la procédure. Cela conduit à penser soit que la procédure depuis l’implication de notre travail de diagnostic au sein du groupe de recherche n’était pas très lisible, soit que la procédure a pu convenir malgré des différences de vue sur le diagnostic, soit enfin que des motivations touchant seulement à une activité de «bonne communication » ont suffi à la rendre légitime. Fort des éléments descriptifs du collectif de recherche et des évaluations diverses du programme déjà fournis précédemment, il est évident que notre volonté de reconstituer le collectif allait à l’inverse de la façon dont l’adhocratie opérationnelle fonctionnait dans une hétérogénéité de point de vue revendiquée comme normale et positive. La procédure d’achèvement semble alors avoir plus rencontré le maintien des routines du programme, ce que l’hétérogénéité des positions adoptées par les chercheurs pour répondre à cette demande d’évaluation ex-post semble confirmer.

5.3. Y a-t-il eu apprentissage organisationnel ?

Sur la base d’un tel bilan il est difficile, ou tout simplement prématuré de répondre à la question de savoir si le savoir-actionnable mis à disposition a permis un apprentissage organisationnel au cours du déroulement de la procédure, même si nous nous sommes souvent demandés si elle n’avait pas fonctionné sur la base d’une telle illusion, utilisant le terme de l’apprentissage comme objet-pretexte d’une activité de «bonne communication ». Sans aucun doute les expériences individuelles de ce programme sont acquises, mais qu’en est-il d’une expérience de ce genre de programme à l’échelle de l’institution dans laquelle les chercheurs continuent de travailler ? Car si apprentissage il devait y avoir c’est bien de ce que permet et rend problématique cette sorte d’adhocratie opérationnelle temporaire traversée par d’autres projets ou d’autres activités de recherche.

Il nous est donc particulièrement difficile de répondre catégoriquement à cette question, cela d’autant plus que notre implication forte comporte un biais radical que l’absence de bilan du point de vue des chercheurs renforce. Quoiqu’il en soit de la réalisation ou non d’un apprentissage organisationnel pour les chercheurs, qui ne pourrait vraiment s’apprécier que dans une autre expérience similaire, la procédure d’achèvement reste selon nous comme un tremplin qui était nécessaire pour sortir d’un certain régime de fonctionnement vis à vis du programme de recherche. Ce tremplin nous semble pouvoir permettre d’envisager conjointement une valorisation « ordinaire » des résultats particuliers mais surtout la valorisation d’un savoir partagé entre les chercheurs sur la façon dont un problème localisé de gestion de la qualité de l’eau d’un bassin d’alimentation pouvait être instruit et traité. On peut même avancer que, sur ce point, la clôture du programme de recherche est d’une certaine façon l’équivalent de la fin

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d’une « manip » de laboratoire, si on considère le laboratoire HLM comme étant lui même un site expérimental.

Toute la phase de capitalisation de cette expérience reste encore à l’ordre du jour et concerne différents aspects et différentes instances de la rose de la recherche (certification de connaissances, établissement d’un bien collectif, formation de supports pédagogiques, intéressement des pouvoirs publics à la norme sociotechnique, vulgarisation et création d’expertise). Elle signifie aussi de mettre en place un dispositif ad hoc de veille sur le site par la mise en place de procédures pour un suivi de l’évolution des différents aspects de la situation de gestion.

Les nombreux sites où de telles questions de qualité de l’eau se posent en France, que ce soit pour les nitrates ou les pesticides, représentent sans aucun doute un enjeu pour l’inscription et la valorisation de ce savoir partagé issu de l’expérience du programme AGREV qui fut en son temps une « première ». La valorisation des méthodes qui ont permis au programme de recherche de structurer un diagnostic et des éléments de méthode d’évaluation du changement de pratiques agricoles mériterait d’être envisagée.

6. LE STATUT EXPERIMENTAL DE L’INTERVENTION

6.1. Le problème de l’intégration des savoirs

Une des leçons du programme AGREV est de mettre en exergue la performance d’une représentation systémique des différents objets étudiés et de leurs interrelations quand le niveau d’implication et la finesse des connaissances n’en sont qu’à leur début (avec un intérêt certain pour la réalisation d’un travail pluridisciplinaire organisé, mais aussi pour faire comprendre au commanditaire la nécessité d’une exploration de la complexité et de la globalité du problème posé). L’approche « système agraire » forme un mode d’approche ex-ante d’une globalité faite d’entités, de relations et de fonctions pour structurer la production d’un diagnostic. Mais une des leçons à tirer du programme est de mettre cette approche à l’épreuve d’une compréhension de ce qu’elle permet de produire, en considérant la perte progressive d’opérationalité voire même d’intérêt de cette approche au fur et à mesure que l’approfondissement nécessairement réducteur de ces objets produit des gains de connaissance de plus en plus difficiles à articuler et surtout à partager entre les chercheurs.

Le besoin d’une complication de la représentation systémique et de la structuration d’une base de connaissance se fait alors sentir, et la construction d’une représentation systémique du programme prend la place de celle du système agraire. Le modèle devient l’objet au moment même ou les chercheurs vivent l’imbrication de multiples relations, celles au terrain à travers leur dispositif, celles avec les commanditaires et les acteurs à travers la finalisation du programme, celle enfin entre les chercheur dans l’adhocratie de son organisation. Autant de relations qui se vivent alors au quotidien, dans la pratique, et sans s’intégrer dans un « tout » qui doit nécessairement faire sens. Il est tout à fait important de rappeler que cela se passe alors même que les acteurs, objet des investigations, résistent à la réduction des points de vue, toujours partiels selon eux, que les chercheurs impriment à l’endroit de leurs pratiques (que ce soit pour les agriculteurs ou pour NARCISSE).

Le chercheur se trouve en quelque sorte doublement expulsé de l’accès à une représentation en termes de système, une fois de façon ordinaire pour cause du réductionnisme qui le caractérise dans l’étude de cet objet partiel constitutif du système agraire mais total pour lui, et une deuxième fois dans la pratique car il perd cette perception de la distance entre la carte et le territoire du fait de cette

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acculturation à la situation étudiée qui accompagne son gain de connaissance. Ce qui est assez étrange c’est que cette acculturation au processus se produit en même temps qu’elle potentialise la légitimation d’un changement des pratiques et que se produit une deuxième acculturation, celles des agriculteurs à une nouvelle modernité de l’agriculture positivée par NAIADE405. Maintenir alors cette vision commune des chercheurs qui se nourrit de leurs compétences particulières suppose le maintien d’un collectif constitué par elle dans un projet de connaissance. La formation d’un pari sur ce qui a été produit à travers les pratiques de recherche devient alors une nécessité pour tenir cette acculturation nécessaire dans un juste rapport aux exigences du travail de la preuve.

Il arrive un moment où la représentation systémique n’est plus existante que sous la forme de l’organisation du travail des chercheurs selon les découpages qu’elle a opéré initialement. Au fonctionnement des volets de plus en plus orienté vers la production d’un savoir en morceaux pour le commanditaire, se surajoutent des relations de travail autres à travers des projets de communications ou des projets d’action au sein du programme pour le faire évoluer. La complication extrême qui en résulte ne facilite dès lors pas la nécessaire constitution d’un collectif pour faire face aux obligations qu’adressent les commanditaires. Cette ligne de pente, nous l’avons considérée comme une déconstitution progressive de la Recherche pouvant être mise au rang d’un problème de gestion particulier à une gestion de la recherche.

6.2. La transformation de la figure d’acteur du chercheur

Cette transformation des chercheurs au cours de cette expérience s’inscrit dans le glissement d’une approche systémique vers quelque chose qu’il s’agit justement encore de construire. Cette approche systémique des chantiers du SAD caractérise selon nous une volonté de maîtrise des chercheurs sur différents objets dont la mise en relation supporte la mise en relation des chercheurs. La représentation systémique crée le collectif des chercheurs et se traduit par une espèce d’ingénierie totale (c’est à dire à la fois technique et sociale) de ce qui est considéré comme formant un tout: le système agraire. La faiblesse de cette approche est de tendre vers la confusion entre carte et territoire au fur et à mesure de la connaissance de la complexité du système étudié. Dans une certaine mesure plus les connaissances se précisent et plus la posture distanciée que permet l’approche système se transforme en ingénierie totale, et le cas NAIADE est exemplaire de cette ligne de pente justement parce que cette ingénierie s’est trouvée réalisée par NARCISSE grâce à la Recherche, pour partie.

Cela suppose évidement une certaine efficacité à mettre au crédit de ce type de recherche, mais qui apparaît dans le cas présent bien difficile à évaluer tant elle est liée aux investissements réalisés par NAIADE et NARCISSE. Le risque que représente l’absence d’un apprentissage de cette expérience est d’offrir les chemins de la critique des relations de pouvoir, de la technicisation ou de la politisation excessive de la Recherche et de faire de cette expérience collective plus celle de la régression expérimentale d’un laboratoire Hors-Les-Murs que de ce qu’il a permis de produire à travers ses modes d’existences. Sur ce point la réalisation de la procédure d’achèvement proposée traite ce risque en permettant d’évaluer la place qu’occupe la Recherche une fois la situation de gestion stabilisée. Elle traite ce risque au niveau le plus local d’abord, et permet de réaliser ce que peut être le collectif impliqué par les dispositifs de la situation de gestion. Reste cependant pour les chercheurs, la question de la valorisation complète de cette expérience, car l’audience de la communauté scientifique n’a été que 405 Nous reprenons ici le terme d’acculturation tel que Bastide (1971, chapitre 3) en définit le sens dans son anthropologie appliquée du développement, comme modalité de désorganisation du passé et de réorganisation du futur qui s’inscrit dans certains traits culturels.

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très partiellement mobilisée en cette fin de programme par rapport à ce que fut la conquête de celle-ci au moment de sa mise en mots. Il s’agit notamment de faire état des exigences et des obligations qui peuvent peser sur ce type de programme de recherche finalement très exposé, et il s’agit bien de proposer alors une lecture symétrique de son histoire.

En effet un premier raisonnement consisterait à faire de cette « ligne de pente » vers une implication de la Recherche toujours plus grande et particulière dans la situation de gestion, une sorte de menace insidieuse. On trouverait alors des explications dans la façon dont l’intervention des chercheurs s’est trouvée transformée en ressource de la volonté de domination de la part de NAIADE et NARCISSE, cela contre l’exercice d’une « bonne science » qui sait garder ses distances, explication que l’on peut penser d’ailleurs aussi bien au nom d’une épistémologie rationaliste qu’au nom d’une épistémologie critique des rapports entre intérêt et connaissance. L’enjeu est ainsi de mettre à disposition un récit de cette expérience n’excluant pas une mise en scène des pratiques de recherche. Cela revient alors à raisonner cette « ligne de pente » comme l’exercice d’une « passe » pour lequel les chercheurs ont à trouver les lieux et formes de son expression en cours de route, mais aussi les moyens de pouvoir en faire état ex-post.

La réalisation volontariste des scènes locales a produit selon nous des prises pour réfléchir cette transformation dans un cours d’action et pas seulement sur le divan de l’épistémologue ou sur le bureau de l’évaluateur. Le risque du passage à « l’acte de gérer » que contient l’intervention du chercheur en gestion, pose une multitude de problèmes qui selon nous méritent d’être défendus comme une épreuve de la qualification de chercheur-intervenant (voir notre 3 du chapitre 4). Mais le souci du récit des modalités de l’intervention forme une exigence particulière pour alors considérer le statut expérimental d’une telle intervention pour la gestion de la Recherche. Cette procédure d’achèvement proposée pour traiter la situation paradoxale à laquelle les chercheurs avaient à faire face dans la fin de cette recherche, a pris ainsi la forme d’une action délibérée et volontaire de restitution sur des scènes dites locales, choisies selon les publics qui représentent justement cette force d’acculturation du chercheur au local. C’est là que se joue pour nous notre propre « passe » à travers le phénomène gestionnaire, qui revient à « forcer » en quelque sorte un passage entre deux attracteurs: celui d’une explication rationaliste et/ou critique de la transformation de la Recherche, et celui d’une dissolution de cette transformation dans l’oubli ou dans la domination des commanditaires sur les types de discours appropriés pour dire « ce-qui-s’est-réellement-passé ».

Mais la propriété d’une telle démarche qui caractérise justement sa fonction de « passe » est de se réaliser dans l’espace même du forum-hybride auquel s’adresse le laboratoire Hors-Les-Murs et pour lequel les différentes scènes locales fournissent des audiences. Le type de « passe » réalisé nous semble d’autant plus important, que celle-ci renvoie à une situation où se jouent des injonctions de modernisation environnementale de l’agriculture par la Science406, et au delà de tout un territoire, à travers le projet d’une gestion de celui-ci comme l’écosystème protecteur du gîte ainsi rendu à une sorte d’état de nature sous contrôle. L’implication de la Recherche dans la création d’un potentiel de situation favorable à ce projet, et plus encore dans l’établissement de la norme sociotechnique qui supporte le cahier des charges, est partie prenante d’une telle configuration. Mais la Recherche peut, voire doit, apprendre quelque chose d’une telle expérience pour en faire état ailleurs. C’est au regard de cet enjeu déjà décrit dans le projet de la procédure d’achèvement, que les modalités d’organisation d’un collectif

406 Le commanditaire NAIADE tient à cette notion de problème d’environnement plus que les agriculteurs et les chercheurs, et paradoxalement autant que les représentants des OPA qui souhaitent « confiner » cette expérience particulière à la spécificité de l’eau minérale.

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de recherche ne sauraient se réduire à une méthode particulière, à maîtriser dans un contexte où la Recherche s’ouvre à la fameuse "demande sociale" et apprend à mieux "communiquer". Le problème d’organisation qui est posé est celui de savoir comment permettre aux chercheurs de rentrer dans un travail de réflexion sur ce que signifie leurs activités mêmes et d’en produire une ou des façon de dire leut propre monde. Sur ce point notre intervention ne semble avoir réussi ou échoué qu’à moitié.

CONCLUSION : LES CONDITIONS DE L’APPRENTISSAGE ET LE ROLE DU CHERCHEUR INTERVENANT

Bien avant la phase d’achèvement du programme, on peut s’interroger sur les modalités particulières que suppose assez précocement la formation, pour la Recherche, d’un site où la question du retour d’expérience soit traitée. Cela implique la stratégie paradoxale407 de pouvoir tenir un collectif suffisamment autonome pour être porteur d’un pari sur l’état du monde à NAIADE-LAND, et simultanément de favoriser une négociation élargie, y compris en aidant les agriculteurs à se constituer en pôle d’intérêt dans un processus de transformation. Or, que ce soit dans l’organisation de la recherche mobilisant des références à la recherche-action (Lemery, Barbier, Chia, 1997) ou dans l’existence du Comité Scientifique, il semble que ces modes d’internalisation de la dimension réflexive du programme n’aient pas complètement permis de constituer le collectif des chercheurs selon cette stratégie paradoxale, bien que là ait été leur finalité. A la lumière de notre expérience propre, on peut tenter alors d’imaginer de nouvelles fonctions au sein des métiers de la recherche mobilisés dans ce type de programme interdisciplinaire et travaillant dans ce que nous avons appelé un laboratoire HLM.

Moins que de songer à discuter la performance d’une approche systémique ou d’un cadre de recherche-action (ce qui est au demeurant possible voir nécessaire), on peut suggérer que le problème majeur qui se pose à une telle adhocratie c’est d’envisager, assez précocement dans le processus, la question de ce qu’un cours d’action et une accumulation fragmentaire de connaissances vont permettre d’apprendre à l’échelle de la situation de gestion qui vient. Cela suppose une instance particulièrement qui soit capable de renvoyer au collectif des prises pouvant prendre des formes diverses, afin de traiter le problème de la réalisation d’une expérience collective au niveau du laboratoire HLM. Il va de soi qu’une telle instance n’a à peu près rien à faire dans la phase d’initiation et de mise en projet de ce type de programme, car là est le terrain d’expression de la créativité des chercheurs et pas de celle du gestionnaire. Par contre plus les chercheur subissent cette transformation dans l’acculturation à la situation, plus l’intégration des savoirs particuliers devient compliquée, plus le mythe rationnel de la fondation du programme perd de sa force mobilisatrice, plus alors la question d’un management stratégique des pratiques de recherche se pose au regard de ce que le programme contribue à faire exister et qui lui échappe nécessairement.

Travailler sur ce que devrait être une telle position de médiation que peuvent occuper les recherches en gestion et sur ce qu'elle requiert pour être exercée, nous semble être une question importante si l'on veut développer dans les institutions de recherche la capacité des chercheurs à créer et faire vivre des collectifs au sein de la science-en-train-de-se-faire (si tenté bien sûr qu’ils en manifestent l’envie ou le besoin). Mais si les chercheurs créent des collectifs, la façon dont ils forment eux-mêmes des collectifs pour se faire nous semble être également un problème à traiter.

407 On renvoie sur le sens de cette notion à Martinet (1989).

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La première chose que notre expérience d’un tel genre d’intervention permet de dire, c’est que les méthodes de la sociologie de l’innovation et plus généralement le modèle de l’anthropologie symétrique sont mobilisables pour travailler la formation d’une représentation conjointe du monde extérieur et du monde intérieur de la Recherche. C’est là une ressource possible pour la formation discursive de la stratégie d’un collectif. Au delà, de par la possibilité offerte d’un regard symétrique sur le processus, elle permet surtout de structurer des procédures pour un management stratégique de la Recherche. Les différents outils de gestion (classiques ou à créer), d’une telle action procédurale ne sont alors pas proposés à l’aune d’une logique du plan, qui sépare l’organisation de la Recherche et son environnement, mais bien pour traiter cette séparation que contient la formation de la situation de gestion.

La deuxième chose que nous pouvons dire est qu’il est souhaitable que la gestion d’un tel collectif de chercheurs reste une question de recherche. En effet, envisager des modes opératoires d’une telle gestion selon l’institution d’une spécialité de gestionnaire de la recherche qui n’aurait, à ce titre, pas à rendre compte de ses modèles d’action aux chercheurs du programme mais à l’institution, serait mettre en avant une conception de la place des savoirs gestionnaires qui n’est pas la nôtre ici. Le maintien d’une collégialité entre les chercheurs comprend selon nous le travail du chercheur en gestion. C’est bien alors ce qui peut rendre opérationnelle, et peut-être efficace408, la mise à disposition de savoirs actionnables eux mêmes résultats d’un pari sur l’état du collectif extérieur (le processus d’innovation) et sur l’état du collectif intérieur (l’équipe de recherche). On ne voit pas en effet ce qui pourrait permettre de hiérarchiser la créativité des chercheurs et celle du chercheur en gestion, et encore moins celle du gestionnaire, au point de contenir la première dans les artefacts tangibles ou intangibles issus de la deuxième, ou des outils de gestion du dernier.

On pourrait défendre une telle position de non-hiérarchie des créativités au nom de l’éthique de la responsabilité, de l’épistémologie des savoirs, de la politique des métiers de la recherche, mais il nous semble que c’est plutôt d’efficience qu’il s’agit ici. Si on peut penser que les chercheurs produisent, c’est bien en apprenant quelque chose de ce qu’ils font au quotidien, si on peut penser que l’intégration de différentes pratiques de recherche est une nécessité pour bâtir des situations de gestion comme celle de NAIADE-LAND, des systèmes techniques comme des robots explorateurs, des dispositifs de recherche comme le Généthon, bref des réseaux longs de la technoscience, alors les savoir-assembler que peuvent proposer les recherches en gestion deviennent à parité une composante particulière et indissociable de ces créations, amenant leurs propres incertitudes et leur propre perplexité sur ce qu’elles sont en train de produire, et avec le risque que cela implique. Le point sensible est alors de penser le maintien d’une zone de risque autour de la gestion de cet apprentissage sans en faire l’objet d’une rationalisation forcée (Hatchuel, 1995), ce qui serait reculer pour se donner l’illusion de sauter et conduirait à entretenir l’efficacité de la croyance moderne au sein même des collectifs qui la fabriquent au lieu de considérer les critères de cette efficacité. C’est donc sur la question du mode d’existence des recherches en gestion au sein du monde de la recherche qui les contient que nous voudrions maintenant faire porter la conclusion de notre réflexion.

408 Sur ce point nous maintenons l’hypothèse de symétrie, en ne faisant pas de l’intervention la garantie d’une efficacité mais seulement une possibilité contingentée par bien des phénomènes qui relèvnte d’ailleurs souvent des recherches en gestion. Cette composition holographique de l’intervention n’est cependant pas ici notre propos.

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Conclusion

« Je voulais me battre, dis-je en m’adressant au commandant. A la vie, à la mort, ajoutai-je sur un ton complice. Le commandant me toisa des pieds à la tête. - Intellectuel ? demanda-t-il laconiquement. - C’est ça. Mais on ne peut pas dire que je lise beaucoup, rétorquai-je. - On a besoin des intellectuels, interrompit le commandant. Vous vous allongerez là, dit-il en indiquant un endroit sur la barricade. Vous ne savez pas tirer, par contre vous avez le crâne assez dur pour amortir sans problème les balles de tous ces mercenaires. Ne vous inquiétez pas, ils ne mettent pas beaucoup de poudre. Ce sont leurs fournisseurs et leur officiers qui la volent. » Slawomir Mrozek (1964).

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1. LA DIMENSION POLITIQUE DE L’ENTREPRISE SCIENTIFIQUE

Cette thèse a été l'occasion de tracer un itinéraire de recherche mobilisant plusieurs champs disciplinaires des sciences humaines. Cette attitude « nomade » nous semble justifiée par l’existence actuelle d’un domaine de la connaissance qui regroupe sous l’appellation de « sciences de gestion » des pratiques de recherche et des savoirs extrêmement hétérogènes, l’épistémologie de ces sciences renvoyant à des discours eux mêmes divers voire irréductibles. C’est donc de façon tout à fait délibérée que nous avons pris le risque d’une approche composite moyennant l’obligation de toujours rattacher ce que nous disions du cas étudié à l’explicitation et à la discussion des référentiels et méthodes qui nous permettaient d’établir quelque chose comme des faits.

Cette problématisation de la gestion de la recherche, que nous avons portée au sein de notre intervention à partir d’une entrée par les pratiques de recherche, a nécessité de parvenir tout d’abord au point où les activités quotidiennes des chercheurs puissent être considérées sans faire référence uniquement aux discours épistémologiques qu’elles peuvent supporter. Cela ne signifie pas que ceux-ci soient évacués, mais qu’ils ne sont considérés qu’à partir du moment où ils sont mobilisés par les chercheurs eux-mêmes pour rendre compte de leurs activités (ce qui est le cas dans la dimension cognitive de l’exposition des bonnes raisons de faire ce qu’ils font). Nous avons tenté de tracer dans le chapitre 3 un itinéraire de la sociologie de la connaissance à l’anthropologie symétrique pour établir un tel site d’observation des pratiques des acteurs de la recherche. C’est à partir de là qu’il a été alors possible de décrire le sens, les pratiques expérimentales et l’organisation d’un collectif de chercheurs dans une situation particulière comme celle de l’invention d’une situation de gestion pour NAIADE, qui a fait l’objet d’une description dans la deuxième partie.

En ayant problématisé notre intervention sur le mode de la compréhension d’une dé-constitution de la Recherche en tant qu’acteur du processus de cette invention (chapitre 9), nous nous retrouvons alors face à la nécessité de mettre en perspective le collectif des chercheurs et le programme à travers lequel il vient à exister dans son rapport au type de situation de gestion qu’il a contribuée à produire, et par rapport à l’institution publique qui en a assuré la légitimité et le contient409. Cette question du rapport politique des chercheurs à l’institution de la science a fait l’objet d’un traitement par M.Weber (Weber, 1959). Mais les considérations que nous allons développer ici portent sur un registre différent du genre d’interrogation morale et politique à laquelle correspond la vision du « désenchantement du monde par la science »410.

Dans notre perspective il ne s’agit pas d’évacuer cette dimension morale et politique, mais de la penser à partir des questions mêmes que pose à une sociologie de l’innovation un point de vue gestionnaire, dans le prolongement de la critique que propose Dodier (1995) de la théorie des réseaux: « En l'état actuel, on peut affirmer que la théorie des réseaux n'aborde pas symétriquement, contrairement à ce qu'elle suggère, sciences et politique: ce qu'elle appelle politique ou morale est en fait l'ensemble des intérêts politiques et moraux des êtres mobilisés dans les réseaux, tels qu'ils

409 C’est là une lacune des recherches du domaine Sciences-Techniques-Sociétés soulignée par Callon, Larédo et Mustar (1995), aussi tentons-nous ici de fournir quelques éléments pour penser ce rapport des chercheurs à l’institution de la Science. 410 « Ce processus de désenchantement réalisé au cours des millénaires de la civilisation occidentale et, plus généralement, ce "progrès" auquel participe la science comme élément et comme moteur, ont-ils une signification qui dépasse cette pure pratique et cette pure technique ? p.70 " du coup la question devient quelle est la vocation de la science dans l'ensemble de la vie humaine et quelle est sa valeur. M.Weber, 1978, p71.

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apparaissent dans le regard des innovateurs soucieux de faire exister ces réseaux, et donc amenés à composer avec eux. Et l'accent de la théorie pour traiter symétriquement, dans ses récits, les humains et les non-humains, si elle possède le grand mérite de traduire l'activité concrète des innovateurs, conduit les sociologues à se faire les porte-parole d'une forme de symétrie qui est bien celle des innovateurs dans leur rapport au monde, et non celle de la politique », (Dodier, 1995, p.37).

Appréhendée sous l’angle gestionnaire, en étant une sociologie pour l’innovateur, ou plus exactement du point de vue de l’innovateur, la sociologie de l’innovation peut très bien se trouver reprise comme « machine de gestion » d’une modernisation de la Science, « enfin » décrite avec des méthodes adéquates qui tiennent compte des pratiques effectives de l’innovation, et cela même s’il faut « sociologiser » quelque peu la culture scientifique pour expliquer les échecs ou les réussites des stratégies de recherche. Cette tendance nous semble être à l’oeuvre dans l’application de cette sociologie au registre de la gestion stratégique de la recherche et offre ainsi des prises pour penser une recherche sur la gestion de la recherche. Notre propos n’est pas de faire la critique de cette traduction particulière411, mais plutôt de pointer le risque de la constitution d’une expertise de l’innovation faite pour les « décideurs » ou les « stratèges » de la Recherche, expertise qui peut renforcer le contrôle institutionnel des chercheurs au nom de l’efficacité de la « bonne-science » et paradoxalement conforter la « croyance moderne » sur la base d’une appréhension du phénomène gestionnaire qui viserait à une « purification » des pratiques de gestion quotidiennes de la recherche. La mise contribution des outils de la sociologie de l’innovation directement dans une gestion des activités de recherche peut alors devenir un enjeu politique pour les études sur la science et la technologie (Rip, 1994).

Ainsi le problème est pour nous moins le problème éthique que peut soulever la Théorie de l’Acteur-Réseau avec la question posée par l’indiscernabilité des humains et des non-humains412. Car la position défendue est d’abord méthodologique et vise à dire que ce que l’anthropologue peut appeler « Homme » n’existe empiriquement qu’uniquement en tant qu’acteur dans les relations de réseau, c’est à dire comme actant doué d’intentionnalité. L’identité de l’acteur est socialement et techniquement construite dans la performation d’une action, mais la notion de sujet-humain-en-soi n’est pas une catégorie première du type d’anthropologie sociale proposé par la Théorie de l’acteur-réseau. En ce sens elle ne contient aucun discours sur des êtres en soi, par contre, forte de son besoin de concevoir la traduction comme l’issue d’une tentative d’intéressement, elle dresse de la sorte un sujet-pour-soi, dont Dodier (1995) relève le caractère nietzschéen. Ce qui nous semble par contre poser problème à partir du moment où on considère le statut des énoncés que peut produire une sociologie des réseaux du point de vue de l’innovateur, c’est de savoir quel peut être leur horizon de circulation en prenant en compte le rapport politique aux acteurs qui agissent ces réseaux413. Si elle veut rester dans un principe de commune humanité (Latour, 1994a), la Théorie de l’Acteur-Réseau se doit de prendre en compte la spécificité des

411 Il serait néanmoins pertinent d’étudier ce mouvement de standardisation des pratiques des acteurs de la recherche sous l’angle d’une manifestation du phénomène gestionnaire 412 Issue que Law, (1992) précise de la sorte: « il faut distinguer entre l’éthique et la sociologie pour échapper à la critique humaniste de l’indiscernabilité des actants (Humains et Non-Humains). Celle-ci est analytique et pas éthique. La ligne de démarcation entre les hommes et les machines (et de même pour les animaux) est sujette à négociation et à changement. Ainsi il est facile de montrer que les machines (et les animaux) gagnent et perdent des attributs tels que l’indépendance, l’intelligence et la responsabilité. Et que réciproquement les humains acquièrent et perdent les attributs des machines et des animaux. ». 413 N.Dodier nous semble pointer très directement ce risque dont U.Beck propose de son côté une voie de traitement à travers la notion qu’il développe de modernisation réflexive. Avec sa notion de « Parlement des Choses », Latour (1994a) offre une issue pour ce problème en mettant la représentation scientifique à l’épreuve de la rencontre d’une représentation politique au sein de nouveaux forums à faire exister.

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acteurs qui, dans les réseaux, affirment une position visant à les réguler ou à les gouverner au nom d’une conscience de leurs existence. Ainsi de la même façon que les porteurs de la théorie de l’acteur-réseau proposent un traitement symétrique des humains et des non-humains pour accéder à une caractérisation de le production conjointe de la société et des techniques, il nous semble important dans une perspective gestionnaire de traiter du problème politique que pose la présence d’acteurs qui ont conscience de l’étendue de leur mode d’existence.

C’est au demeurant le cas du sociologue de l’innovation en position de parasitage de cette extension des réseaux longs de la technoscience par laquelle il passe lui aussi (Callon, 1980)414. Le travail du sociologue des réseaux de la technoscience consiste ainsi à ajouter une traduction de plus à celles produites par les protagonistes. Il est un parasite vivant sur d'autres parasites et ne peut différencier son entreprise dans son principe de celles des chercheurs, même si son centre d'intérêt empirique est la traduction et qu’il se nourrit du parasitisme éternellement récurrent qu'il étudie. C’est dans une telle position que le chercheur en gestion se trouve également quand il propose de problématiser la question de la gestion de la recherche en mobilisant une compréhension des pratiques de recherche fondée sur des emprunts à une telle sociologie. Ce parasitage du mouvement d’expansion de la modernité à partir duquel les chercheurs en sciences humaines accèdent à leur terrain et voient leur contribution reprise dans une pratique, nous semble pouvoir rencontrer chez Bastide (1971) une problématisation féconde pour notre propos. Quand R.Bastide précise les rapports entre anthropologie générale et pratiques du développement415 en dehors d’un modèle cartésien et déterministe qui fait de la pratique le prolongement rationnel du cogito de la science, et d’un modèle marxien tout aussi volontariste qui mélange à dessein action et science en considérant cette dernière comme théorie de la pratique juste, il définit une obligation qui vaudrait assez bien pour les sciences de gestion quand elles problématisent à leur tour la gestion de la recherche: « nous étudierons l’anthropologie appliquée moins comme un art rationnel se surajoutant à une science désintéressée que comme une science en train de se modeler ou se remodeler, une science par conséquent toute chargée de jugements de valeurs (volonté de domination, espoir de libération, soucis de mieux-être, recherche d’identité culturelle...) mais de valeurs contradictoires cette fois-ci », (op. cit. p.13).

Nous voyons ici plus qu’une analogie entre recherche en gestion et anthropologie appliquée. En effet toutes deux pointent une tension que peuvent partager le chercheur en gestion et le chercheur en anthropologie, entre deux horizons de justification qu’ils mobilisent et doivent faire tenir ensemble: la production de savoir qui concernent le petit monde de la circulation de concepts, de notions, de représentations mis en mots et en inscriptions diverses, et la production d’énoncés dans des médiations qui les relient à d’autres univers d’action et à la construction de mondes possibles (cela dans la mesure où leur projet se situe à ce niveau là)416. En suivant encore une fois Bastide pour qui l’anthropologie appliquée « est science de l’action planifiée plus que science de la pensée planificatrice », (op.cit., p.199), on peut penser que, dans les deux cas, ce qui est exigé c’est une forme de collaboration entre les chercheurs et les acteurs qui « sollicitent » ou « acceptent » leur présence, telle que la question de la mise en forme de savoirs pour l’action qui est en jeu soit effectivement posée, discutée et surtout reste

414 Cette image du parasitage que propose M.Callon (1980) consiste en effet à dire que l’observateur des réseaux longs est dans la même situation que celle du scientifique qu’il étudie en ne pouvant éviter une réponse à la question « où passent les frontière entre ce qui est certain et ce qui est incertain ». 415 ... que l’on peut qualifier de politique avec moins d’embarras ou d’idéologie qu’en 1971, même si cela n’était pas le cas pour R.Bastide. 416 Par exemple, intervention dans l’organisation, recherche-clinique, formation d’outils de gestion sont autant de réalisations que les recherches en gestion et la sociologie de l’innovation peuvent avoir en commun

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ouverte. Cela implique de se fixer des obligations quant à une « mise en scène » de ces savoirs, obligation qui permette d’interroger le genre d’efficience qu’ils visent et d’efficience pour qui. On retrouve ainsi la dimension politique, mais cette fois dans l’action et pas avant ou après.

Instruire ainsi la dimension politique du sens et de la place qu’occupe la recherche dans la formation des réseaux longs renvoie à une politique de la représentation des phénomènes dont les chercheurs attestent l’existence, cela constitue un point important d’une gestion de la recherche que l’on peut voir mise en place au titre de la participation des institutions de recherche à la société du risque (Beck, 1992). Pour ce qui concerne notre terrain et afin de relier nos propos à l’expérience d’une démarche, ce traitement politique s’exprime dans le rapport que les chercheurs peuvent avoir vis à vis de la place qu’occupe la Recherche dans la formation d’une situation de gestion telle que nous l’avons caractérisée au chapitre 6 et que nous allons réexaminer sous un angle politique cette fois dans cette conclusion. Mais il s’agit également de savoir comment ceux qui participent à une telle entreprise de transformation conjointe des techniques et de la société ont eux-aussi à faire face à la question de leur propre organisation politique de collectif de recherche. Enfin, parce ce que nous même en tant que chercheur nous ne pouvons nous mettre à part de cette dimension politique, il s’agit de concevoir comment elle s’exprime directement dans le genre de recherche-intervention que nous avons proposée et conduite.

2. LA DIMENSION POLITIQUE DE LA SITUATION DE GESTION

La première étape pour caractériser cette dimension politique est de se pencher sur la façon dont le programme de recherche a participé à l’invention d’une mise en gestion du problème de NAIADE « chemin-faisant » (voir chapitre 5 et 6) et de considérer le sens de cette participation par rapport à la situation de gestion qui est aujourd’hui effective. Nous allons pour cela revenir sur la notion de solidarité gestionnaire afin de préciser un tel sens.

2.1 Quelques implications de la notion de solidarité gestionnaire

La notion de solidarité gestionnaire que nous avons proposée, s’appuie sur le travail de N.Dodier qui poursuit, au vue des acquis de la philosophie et de la sociologie des techniques, une sociologie pragmatique des situations où leur utilisation est mise à l’épreuve d’une coordination des humains afin d’assurer le bon fonctionnement de la machine usinière. Le terme de solidarité signifie plus précisément la formation d’une conscience du fonctionnement machinique chez les opérateurs, qui vient en quelque sorte combler la zone obscure centrale de la technicité dont restent dépositaires les concepteurs des machines. Cette solidarité opératoire distribuée dans des collectifs concerne toujours des acteurs aux prises avec des instances hétérogènes, humaines ou techniques, dans le domaine du proche. Il ne s’agit donc pas ici d’une conscience collective généralisée, surdéterminée par des forces historiques quasiment à l’insu de ceux qu’elles investissent, mais d’une construction du sens de l’action dans les interactions au fonctionnement machinique et dans les ajustements permanents aux instances que les personnes doivent maîtriser pour assurer simultanément le fonctionnement des techniques et leur propre identité au travail dans un jeu paradoxal de dépassement et d’aliénation face à la machine417. C’est donc ici une réactivation d’un questionnement sur les conditions de l’achèvement des techniques de production dans leur fonctionnement permis par le travail, mais à la différence de la lecture marxienne, fondamentalement critique, la perspective d’une ethnographie du fonctionnement des techniques 417 Que ce soit d’ailleurs en revendiquant le droit de ne pas être totalement à ce qu’ils font, ou en développant une ruse dans la « manipulation » des instances qui cadrent leurs activités.

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débouche sur la découverte de la part active des interrogations morales des opérateurs vis à vis du fonctionnement des machines. On peut alors apprécier cette solidarité gestionnaire comme pouvant former un capital humain de savoirs tacites distribués et joints à l’utilisation des machines. Cependant l’établissement de la valeur d’un tel capital pour l’économiste reste aussi obscur que la zone d’ombre à laquelle conduit l’inaccomplissement des techniques du point de vue d’une philosophie des techniques. Qu’en est-il alors quand on se situe non pas au sein des réseaux sociotechniques de la machine usinière, mais au sein des réseaux sociotechniques d’une situation de gestion inter-organisationnelle, elle aussi établie dans le domaine du proche et localisée par une territorialisation des pratiques agricoles418?

La proposition que nous faisons de cette notion de solidarité gestionnaire vise alors à décrire l’idée qu’un objectif commun d’efficience entre des centres de décision et d’action ne s’épuise pas dans l’armature contractuelle des relations d’interdépendance que les acteurs tissent entre eux, et notamment dans notre cas au sein des relations de semi-intégration verticale. D’une façon plus générale cette notion peut convenir à donner une épaisseur à ce qui, dans les pratiques de gestion des nombreuses formes hybrides (Ring et Van de Ven, 1992) qui font le capitalisme de délégation d’aujourd’hui (réseau de sous-traitance, réseau de franchise, réseaux de distribution par exemple), renvoie à l’expression d’une conscience de l’importance du fonctionnement de ces formes dans les pratiques.

Cette notion décrit ainsi beaucoup plus le processus de concrétisation d’un engagement contractuel dans le long terme, par la formation des ajustements inédits ou routinisés et des savoirs tacites qui l’enchâssent dans les pratiques des acteurs et dans la construction de leur identité professionnelle au sein des organisations où ils évoluent419. Un corollaire de cette notion est de proposer l’idée que l’expérience de la contractualisation comportant un terme suffisant pour répéter des contacts et développer un apprentissage par le faire, finit par constituer un ensemble bien plus consistant pour la réalisation voire l’efficacité de ce qui motive les relations, que la référence au contrat lui même qui est en quelque sorte virtualisé comme réserve de l’accord en cas de litige. Ce que O.Williamson appellerait le fiat nous en faisons ici une construction processuelle de liens d’interdépendance et de coopération dans l’actualisation de positions définies sur le papier qui sont virtualisées au fil du temps, en relâchant l’importance qui est donnée aux contrats dans l’économie des coûts de transaction. Pour penser les transactions il n’y a donc pas besoin d’une dichotomie ontologique firme/marché pour en rendre compte (Richardson, 1972), en ce sens ce n’est pas la compréhension des états, de la structure et de l’efficience ex-post des armatures contractuelles qui nous intéresse, c’est plutôt la vie quotidienne des acteurs dans ce travail permanent visant à faire l’économie de leurs propres ignorances et à négocier l’obtention d’un minimum d’ordre pour s’essayer à réaliser leur propre volonté de maîtrise, que se soit sur les hommes et sur les choses. C’est selon nous à partir d’un tel point de vue que l’on peut avoir une vue symétrique pour comprendre les affaires qui marchent et celles qui ne marchent pas, c’est à dire non pas invoquer l’existence d’un monde d’efficience pour faire la critique du monde ici-bas, mais de partir des pratiques pour comprendre les conditions de félicité (ou d’infortune) de ses assemblages qui font (ou pas) du profit. Tels sont les quelques éléments de réflexion que peut entraîner cette notion de solidarité 418 Le fait de considérer un territoire de plusieurs centaines d’hectares, ne signifie pas qu’il n’y ait aucun rapport à la proximité du fonctionnement de l’écosystème, puisque c’est par rapport à cette idée, que partout la future eau de NAIADE circule sous les racines, que le changement des pratiques ordinaires est posé et transforme les rapports à différentes instances du travail agricole (voir le 3 du chapitre 6). 419 On retrouve ainsi l’importance que joue la fréquence des contacts dans l’établissement du modèle transactionnaliste de Williamson (1985, p.79): avec le degré de spécificité de l’actif et le degré de récurrence des transactions, ce à quoi il faut rajouter l’importance des « dignitary values » pour la prise en compte de l’opportunisme. Avec la notion de solidarité gestionnaire nous ne traitons ainsi que des relations établies pour être durables (et pas des transactions sur un marché spot par exemple).

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gestionnaire, que nous allons maintenant mobiliser pour comprendre la place que la Recherche y tient et à partir de laquelle elle pourrait se prononcer sur le contenu de la situation de gestion.

2.2. La solidarité gestionnaire dans notre étude de cas

2.2.1. L’orientation vers le fonctionnement d’un écosystème

Notre étude de cas nous a permis de prolonger le raisonnement de la concrétisation des réseaux d'innovation dans et par la solidarité gestionnaire, en considérant dans notre étude un ensemble de relations entre des acteurs pour qui la territorialité concernée par ces relations est celle de l’espace rural et pas celle de l’usine ou de l’entreprise. Comme nous l’avons déjà souligné, cette particularité du cas liée à la territorialisation du problème d’environnement à régler, est un facteur important pour décentrer le regard sur les pratiques de gestion en tentant de les penser en dehors du cadre de la relation d’agence. Comme nous avons essayé de le montrer par cette ethnographie du processus et la description de son accomplissement, la coordination qui résulte de la maîtrise de ce problème d’environnement débouche sur une efficience des activités qui met au rang d’objectif commun le bon fonctionnement du gîte, celui-ci étant considéré comme un éco-système à réguler.

Dans la substitution du terme gestionnaire au terme technique, il y a ainsi plus qu’une analogie ou un glissement sémantique concernant la concrétisation d’une situation de gestion au delà de la simple armature contractuelle. Il y a également cette idée que ce qui peut relier des centres de décision dans un rapport à une territorialité commune n’est pas seulement le respect d’un engagement dans l’exécution d’un contrat, mais également tout un travail de transformation des pratiques et de conception des métiers, et tout un travail d’ajustement à différentes instances de régulation et de mesure des activités quotidiennes. Le sens des activités est alors orienté par l’accomplissement de différentes identités professionnelles (agriculteurs, producteur d’eau minérale, chercheurs) assurant la maîtrise d’une situation durable à long terme qui assure chacun d’un profit privé et d’un état de confiance dans l’avenir pour prendre des décisions. Le surplus que constitue cette affirmation positive de telles identités n’est pas une fioriture de l’infrastructure ou des contrats mais ce qui rend possible l’existence de la situation de gestion à long terme.

L’emploi du terme de « solidarité gestionnaire » pour décrire ce surplus de la situation de gestion n’a donc pas la vocation d’appeler ici à une quelconque référence impliquant une conscience collective préalable et détachée des situations où les acteurs de cette situation sont engagés et, qui plus est, les dépasserait. De la même façon le terme ne signifie pas une démocratie de la décision et un « parlement » pour définir les orientations de l’objectif commun d’efficience, puisque les relations d’interdépendances peuvent être asymétriques et induites par cette polarisation que forme la volonté de maîtrise de NAIADE. Enfin dans ce type de situation de gestion où une territorialité nouvelle apparaît avec la gestion d’un bassin d’alimentation d’une source, il ne s’agit pas non plus de réactiver ici, parce qu’il serait question de « solidarité », des schémas communautaires emprunts de folklore ruraliste. Au fonctionnement machinique et à sa solidarité technique se substitue donc dans notre étude, le fonctionnement d’un écosystème et une solidarité gestionnaire, mais ce fonctionnement laisse ouverte la discussion sur ce que pourrait devenir une situation de gestion encore toute nouvelle au regard des trente années du terme des contrats passés avec les agriculteurs du périmètre.

2.2.2. De la solidarité gestionnaire à une possible et étrange communauté industrielle

Une telle organisation, conjointement des activités de différents mondes professionnels et de la

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protection d’une ressource, peut transformer cette co-présence initiale des acteurs face à un risque de nuisance, en un véritable fait de gouvernement d’une totalité qui se manifesterait par l’importance de la maîtrise foncière de NAIADE, par des relations d’appartenance à un lieu, et par l’affirmation de la protection d’un patrimoine qui n’a pourtant rien de commun dans sa valorisation. Si ce que nous avons appelé le gouvernement du couple produit-territoire suppose l’existence d’une politique de la globalité du gîte comme écosystème par le biais de la propriété foncière420 (politique mettant en équivalence tout les êtres qui contribuent à la création et à la protection de la pureté de l’eau), cela constituerait un cas intéressant montrant un compromis entre la vente de l’eau minérale NAIADE en tout point du globe, une industrialisation de la pureté mobilisant la haute instance de l’Académie de Médecine et les services des Mines, et une sorte de « sanctuarisation » écologique du gîte permise par un travail élargi de découverte incluant la recherche agronomique.

Un tel cas de figure ne nous parait pas être nécessairement une fiction, mais une possibilité voire même une ligne de pente de cette volonté de maîtrise qui caractérise le projet de NAIADE, tendue vers la protection nécessairement totale de cet actif spécifique. Un tel projet peut alors apparaître, soit comme une position de « lock-in » vis à vis de quelques agriculteurs, soit comme une position d’intégration des pratiques de gestion effective de la production de la pureté, suivant le type de regard que l’on voudra bien adopter par rapport à l’interdépendance et à l’asymétrie des relations.

Revenant à la définition que nous donnions de la solidarité gestionnaire, définie comme non dépendante d’une communauté d’appartenance - même si les relations sont localisées- nous pouvons nous interroger sur l’orientation prise. On pourrait en effet voir dans notre étude de cas comment un régime d’interactions421, cadré dans un espace à protéger où la co-présence des acteurs implique négociation, coopération, controverse, conflit (ou tout autre forme de jeux de relations qui ne supposent aucun impératif catégoriel préalable d’identité commune), pourrait aboutir à la formation d’une communauté d’appartenance à un territoire, inscrite dans une organisation d’activités professionnelles variées et dans un régime d’usus d’un îlot de 3500 ha dont la plus grande part serait propriété de NAIADE. C’est ce qui peut advenir suivant les formes d’organisations des activités agricoles qui se développeront dans le cadre de ce gouvernement du couple produit-territoire qu’a instauré le processus d’innovation, et qui laisse pour l’instant ouvert l’espace de l’économie des produits agricoles issus des exploitations de ce « territoire de l’eau ». C’est à ce titre que le maintien d’une zone d’autonomie pour ces exploitations valide encore la possibilité d’une solidarité gestionnaire.

Si une communauté totale de l’industrie de l’eau, de l’agriculture, de la protection de l’environnement devait prendre forme, alors c’est à la naissance d’un « îlot Gaïa » auquel on pourrait assister. Mais un îlot particulier, pour ainsi dire Saint-Simonien, du fait que les techniques de gestion mises au service du fonctionnement du gîte comme un écosystème seraient alors liées à des dispositifs techniques de mesure et à des procédures de management de la qualité de type industriel. Comme le signalent les agriculteurs signataires, la conservation d’une maîtrise de la valorisation des produits dans le circuit coopératif ou privé traditionnel, voire dans des filières courtes est ce qui limite, pour l’instant, une intégration totale des activités agricoles à la protection et au faire valoir du gîte. Malgré les points

420 Même si NAIADE ne possède que la moitié environ de la surface du périmètre, suivant les cas elle détient entre 10 et 90 % du foncier des agriculteurs signataires, ce qui constitue dans certains cas une quasi situation de métayage, l’usufruit pouvant être considéré pour NAIADE comme la qualité de l’eau qui percole sous les racines. 421 Le périmètre du gîte ne forme au départ en aucune façon les linéaments d’une communauté d’activités professionnelles orientées, puisque c’est une épreuve de coordination qui le constitue comme une sorte de « ring » de la controverse.

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de désaccord que les agriculteurs peuvent manifester sur le type de valorisation à envisager, il semble en accord sur la conservation d’un minimum de distance vis à vis de NAIADE et de NARCISSE sur ce point422.

L’avènement d’une intégration totale dans un étrange « capitalisme territorial » rendrait évidement caduque notre interprétation en termes de solidarité gestionnaire, du simple fait que les arrangements contractuels entre NAIADE/NARCISSE et les agriculteurs pourraient se trouver re-qualifier en contrat de travail (on peut les considérer pour l’instant comme des contrat d’échange de service). Cette requalification nous amènerait alors à modifier le périmètre des techniques de production industrielle de l’eau minérale en y incluant alors l’entretien de l’espace rural et l’activité agricole et paysagère qu’il contient, et à considérer dès lors l’exercice d’une solidarité technique qui présenterait le cas intéressant de devoir mettre en équivalence et en relation des salariés travaillant en usine et ceux dans les champs pour produire de « l’eau minérale naturelle à la pureté originelle ».

2.3. L’invention d’une situation de gestion du problème de NAIADE comme épreuve d’une possible Cité de la Nature.

Ce que nous voulons donc explorer ce sont les formes de cette coordination dont le régime est fondé sur la clôture d’une dispute dans l’élaboration d’un compromis durable concrétisé par une situation de gestion multi-acteurs. Dans cette invention d’une situation de gestion, ce sont trois mondes professionnels (industriel, agriculteurs, chercheurs) ayant des pratiques différentes dans leur rapport à la maîtrise du vivant, qui se trouvent devoir interroger ces pratiques pour parvenir à coordonner leurs activités. La question qui peut se poser est celle de savoir si cette nouvelle coordination implique la référence à la construction d’un bien commun sur lequel serait fondé un ordre du juste (Boltanski et Thévenot, 1991, p53-56) (si c’était le cas, on aurait à faire à une cité dont le bien supérieur commun serait celui de la préservation d’un état de nature avec une mise en équivalence d’humains et de non-humains423), ou s’il s’agit plus simplement d’une figure de compromis qui suspend un différent sans qu’il ait été réglé par le recours à une épreuve correspondant à un seul monde424.

Dans cette clôture du problème de NAIADE, l'idée d'une Nature assurant la pureté originelle d’une eau souterraine forme, pour les instigateurs du projet de changement comme pour les consommateurs du produit, un bien qui, au nom d'une immuabilité de cette état de nature, pouvait justifier de transformer des pratiques et d’adresser une telle épreuve aux agriculture du périmètre à travers un régime de découverte mobilisant l’instance de la Science. En ce sens la volonté de changement de NAIADE traduit le fait que celle-ci s'inscrit en porte parole, certes de son chiffre d'affaires, mais au delà d’un bien, commun à l’industriel et aux consommateurs. Dans le cours du processus, la préservation de cette idée de Nature n'a ainsi jamais fait l'objet d'une remise en question, au contraire elle a été l'occasion d'un alignement de tous les acteurs: jamais à aucun moment la légitimité du maintien de la qualité de l'eau dans une définition de Nature n'a été contestée.

Ce qui est particulièrement intéressant pour nous, c'est bien que l'incertitude que l'agriculture moderniste faisait peser sur l'avenir même d'une économie minière locale, c’est aussi la construction du 422 C’était le cas quand nous avons quitté le « terrain » en tout cas. 423 Cette figure ne convient pas au principe de commune humanité du modèle des Cités, à moins de revoir celui-ci, voir sur ce point la discussion de Latour (1994a). 424 « Dans le compromis, les participants renoncent à clarifier le principe de leur accord, en s’attachant seulement à maintenir une disposition intentionnelle orienté vers le bien commun. ” Boltanski et Thevenot, op.cit. p.337. »

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risque de pollution et de sa gestion ont conduit à produire de nouveaux agencements, de nouvelles relations entre les acteurs qui se sont impliqués ou ont été impliqués dans la création de cette situation de gestion, et c’est enfin l’émergence de nouvelles significations du travail agricole sur le périmètre. Cette histoire s'inscrit dans un paradoxe tout à fait intéressant pour les tenants d'une anthropologie symétrique (Latour, 1991), où afin de conserver la pureté originelle de l’eau issue d’une Nature bienfaisante, il a fallu lutter contre la modernisation de la plus vieille forme d'anthropisation de celle-ci, l'agriculture, par une intervention délibérée consistant à écologiser les agencements humains et techniques d'un territoire circonscrit. La pureté originelle retrouvée suppose ainsi un travail assez considérable de « modernisation des modernes » dont on doit se demander s’il s’agit bien d’un cas où « la recherche d'un accord conduit les personnes à s'élever au-dessus des contingences, tout en prenant en compte les circonstances, et à faire apparaître la pertinence des êtres en présence par rapport à un même principe général d'équivalence » (Boltanski et Thévenot, 1991, p.163).

C’est au niveau de l’existence d’un même principe général d’équivalence que se joue ainsi la possibilité de considérer cette invention du gérable pour préserver la pureté de l’eau, comme une épreuve manifestant une possible 7° cité de la Nature. Le maintien d’une solidarité gestionnaire entre les protagonistes de cette invention devient alors le critère qui permet de réaliser un tel principe d’équivalence. En effet le risque que nous venons de souligner d’une intégration totale des agriculteurs, et celui présent dans le programme de recherche d’un alignement sur les obligations de NAIADE, sont autant de facteurs qui menacent en quelque sorte l’existence d’une telle cité, en tirant l’épreuve de cette mise en gestion du problème de NAIADE vers une simple épreuve de la cité industrielle, et vers une sorte de « capitalisme territorial ». Ce critère du maintien de la solidarité gestionnaire autour de la protection d’un écosystème devient alors un enjeu puisqu’il manifeste justement l’inverse d’une « pureté originelle ». En effet, ce critère suppose un travail permanent de construction de la pureté de l’eau minérale prise au sens d’une composition physico-chimique stable et favorable à la santé, ce que bien sûr NAIADE ne peut concevoir. C’est ainsi paradoxalement que l’existence d’une 7° cité est donc suspendue à la suppression du terme de « pureté originelle », qui fonde légalement la qualification de ces eaux.

Sur ce point est engagée ainsi la responsabilité de ceux qui, dans la Recherche, concourent à de tels projets de rationalisation en engageant la formation de nouveaux assemblages au regard d’une idée de la nature sur laquelle ils peuvent avoir aussi à se prononcer. Traiter cette responsabilité c’est entrer dès lors dans un problème que l’on peut définir comme politique, dans la mesure où la Recherche préciserait ce qu’il faut entendre par sa participation à la fabrication paradoxale de la « pureté originelle ». C’est la participation de la Recherche à cette volonté de maîtrise que nous allons maintenant questionner en mettant en relation cette participation avec la dimension politique de l’organisation du programme de recherche qu’il va nous falloir tout d’abord caractériser.

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3. LA DIMENSION POLITIQUE DU PROGRAMME DE RECHERCHE

3.1.Caractérisation de cette dimension

Il nous faut tout d’abord établir une grille de lecture pour caractériser le mode d’existence politique du programme de recherche425. Nous allons pour cela le considérer au croisement de son insertion dans l’institution de la recherche et de sa constitution politique dans le cadre de son rapport à l’invention d’une situation de gestion. Suivant cette perspective, le programme de recherche apparaît caractérisé par un double jeu de contraintes qui s’expriment suivant deux axes qu’il nous convient d’expliciter. Un premier axe concerne les exigences et les obligations des activités orientées vers l’établissement des effets de vérité, et un deuxième axe concerne l’insertion institutionnelle du programme et des chercheurs.

3.1.1. Le premier axe

Le premier axe correspond à la nécessité de faire coexister les exigences propres au monde de l’activité expérimentale, y compris dans un laboratoire HLM, et les obligations qu’entraînent le fait que les énoncés ainsi produits soient applicables dans d’autres audiences (celle de la certification, celle des commanditaires, celle des relations aux agriculteurs - voir le 1.3 du chapitre 7) et acquièrent une légitimité propre dans leur détachement de la scène expérimentale426. Reprenant les descriptions de l’activité expérimentale du chapitre 7, tentons de préciser ce que cela signifie à travers quelques exemples. Pour faire exister comme entité mesurable « les nitrates sous les racines » il faut exiger que les bougies-poreuses mesurent des concentrations en nitrates issus d’une activité in situ sans que celle-ci ne soit modifiée par la présence d’un capteur; c’est par l’invention d’un capteur qui concrétise cette exigence qu’existent alors les « nitrates sous les racines » et c’est surtout à travers la référence à cette existence que les chercheurs peuvent produire des énoncés sans se voir contester par des « De quels nitrates parlez-vous ? Des nitrates de la phobie de NAIADE, des nitrates de l’industrie des engrais, ou des nitrates de la solution du sol et du complexe humique? ». Ainsi fabriquées, les exigences de la preuve expérimentale permettent alors de penser les « nitrates sous les racines » dans une théorisation qui peut oublier le rôle que joue le capteur, tant que celui-ci n’est pas contesté.

Mais tout n’est pas si facile à exiger de ce système agraire que les chercheurs ont pris pour objet, et c’est le cas du comportement des hommes. Pour faire exister par exemple « les exploitations agricoles durables de NAIADE-LAND » il faut exiger que la Programmation Linéaire contiennent des coefficients techniques « réalistes ». Mais cela implique des obligations, et de la part du chercheur, et de celle de l’agriculteur enquêté, obligations qui sont celles d’accepter le jeu d’une étrange scène analytique au nom de la pureté de l’eau (« Combien de temps vous mettez pour faire ça ? Oh ben ça dépend si mon gars a pu se libérer ! » etc.). De la même façon pour faire exister « des partenaires d’une recherche-action » cela signifie d’exiger des personnes qu’elles acceptent de se considérer elles-mêmes

425 Nos propos sont à considérer en rapport à l’étude du projet pionnier des chercheurs, de la conduite des activités expérimentales et des modes d’organisation du programme que nous avons étudiés aux chapitres 7 et 8, et à la lumière des enseignements de notre intervention et des travaux de diagnostic qui l’ont précédé (chapitre 9). 426 Nous reprenons ici les définitions que donnent Stengers (1997, p.44-47 et 60-65) en établissant les exigences dans ce que les chercheur disent de la façon dont doit se comporter ce à quoi ils ont à affaire, et les obligations dans les façons de procéder que les pratiques de la Recherche acceptent de reconnaître comme légitime.

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comme sujet d’énonciation de leur propres pratiques et de leurs projets, mais cela comporte surtout en retour l’obligation d’accepter un forum assez imprévisible. Selon des modalités renvoyant au type d’activité expérimentale conduite, exigences et obligations se trouvent ici indissociablement liées dans le mode d’existence du programme de recherche qui prétend trouver une unicité à la globalité et à la complexité du problème, et elles sont inexistantes sans lui. Ce mode d’existence passe ainsi par un laboratoire étrange que nous avons appelé Hors-Les-Murs pour insister sur le mouvement de dé-territorialisation des activités scientifiques qu’il suppose. En reprenant la caractérisation que propose Stengers (1997), reprenant Latour (1996), pour qualifier les pratiques scientifiques, on peut distinguer l’activité expérimentale du laboratoire des sciences de la nature et l’activité empirique des sciences humaines selon deux registres de fixation des exigences et des obligations qui leur correspondent. C’est à la lumière de cette distinction que nous allons essayer de caractériser le premier axe.

Dans le cas des sciences de la nature, les pratiques de l’activité expérimentale en laboratoire consistent à fixer des exigences aux êtres qui supportent ces activités, exigences dont le degré de réalité est attesté par la fabrication d’artefacts particuliers qu’on appelle des faits à partir du moment où ce qui est issu de l’invention-découverte a une existence autonome indépendamment du laboratoire, c’est à dire avant et après elle. Ces pratiques expérimentales sont reliées aux pratiques d’extension du domaine sciento-technique pour lesquelles les valeurs qui font exister le site expérimental impliquent les obligations de la transformation du témoignage expérimental en fait; sachant qu’elles impliquent le risque d’une mise en circulation d’êtres dont l’autonomie s’accompagne d’une transformation de la société et des techniques appelée « innovation ». Nous avons décrit comment les activités des chercheurs du biotechnique de ce programme de recherche comportaient une certaine fragilité du fait de l’imbrication de la conduite de l’activité expérimentale et de la mise en gestion du problème de NAIADE. La fixation des exigences restent ainsi particulièrement attachée au contexte mouvant et instable du lieu de l’expérimentation, et celle des obligations se doit de supporter le régime de l’urgence qu’instigue NAIADE ce qui contient le risque de l’affirmation précoce du témoignage expérimental au nom d’un impératif de mise en gestion.

Dans le cas des sciences humaines, les pratiques de l’activité empirique de découverte du monde des hommes doit tenir la promesse d’une explication à partir de ce dont les chercheurs témoignent par leur activité empirique. Ceux-ci doivent articuler l’exigence que ce qui est déchiffré permette de répondre à la question qu’ils se posent, et l’obligation que la réponse dépende d’une rencontre avec le terrain qui restera toujours indéterminée du point de vue de sa construction parce qu’elle engage le tact et la ruse pour faire parler l’autre, lui même obligé par une rencontre qui encode ses propres comportements427. Ainsi les pratiques des recherches en sciences humaines produisent des savoirs dont le devenir est attaché à leur institution au rang d’une critique libératoire ou d’une participation à une gouvernance. Les exigences qui pèsent sur cette activité qui consiste à rapporter des savoirs sur le monde des humains et à prétendre à cette occasion faire « Sciences », jouissent de cet aura pour servir de référence aux pratiques d’assistance et d’intervention des institutions sur la société, ou au contraire servir à la critique de celles-ci. Ce prolongement de la vie des énoncés des sciences humaines dans des activités professionnelles qui tissent l’institution de la société repose alors sur des compétences souvent rendues invisibles parce qu’incorporées dans la qualification de ceux qui affirment les détenir. Notre description

427 « Du point de vue des exigences associés à la preuve, la notion de « comportement » fait donc rupture. Mais la question des obligations permet, quant à elle, de transformer l’opposition entre « vrai laboratoire » et « pseudo-laboratoire » en contraste. Le propre du laboratoire des comportements devient alors que le laboratoire n’ « oblige » pas seulement les scientifiques qui s’activent, mais aussi ceux qui y sont interrogés » (Stengers, op.cit., pp. 45-46).

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et notre participation à l’activité empirique des sciences humaines dans ce programme a permis de dégager comment un regard sur les pratiques des agriculteurs, ou même celles de NARCISSE, convoquait dans la scène de l’entretien le pré-encodage des positions des acteurs vis à vis des problèmes qu’ils avaient chacun à traiter. A cette caractéristique du mode d’existence des lieux et moments où les sciences humaines accèdent à leur terrain, s’ajoute la pression que supporte la mise en circulation des savoirs qui en sont issus, d’une part du fait de la limitation d’une rencontre avec les agriculteurs, d’autre part du fait de l’obligation de « faire science » que la demande de NAIADE pour une ingénierie sociale comporte. Les chercheurs des sciences humaines se trouvent ainsi pris dans le croisement de cette attente d’une production de savoirs pour positiver la gouvernementalité du changement et de l’exigence de répondre aux questions qu’ils se posent en matière de transformation des modes d’exercice de l’activité agricole. A cela se rajoute que la rencontre avec le terrain est en fait beaucoup plus indéterminée pour les chercheurs eux-mêmes que ce que la rencontre avec les « chercheurs du social » ne l’est pour les acteurs. En effet la ruse et la diplomatie se trouve également mobilisé de part et d’autre dans l’entretien sur les pratiques ce qui rend difficile l’identification de la frontière entre ce qui relève du témoignage ou du pré-encodage.

L’intérêt de cette distinction entre deux regimes de fonctionnement des activités scientifiques que nous reprenons chez Stengers (1996), est de nous permettre alors de mieux caractériser le collectif de chercheurs que nous avons étudié. Mais la dé-territorialisation des pratiques expérimentales sur le périmètre de NAIADE-Land conduit à brouiller la pertinence d’une telle distinction. Nous avons en effet mis en évidence un ensemble de pratiques expérimentales et empiriques pour lesquelles l’implication de la vie des acteurs supportant l’investigation des chercheurs est présente très directement dans le moment de la fabrication des faits (dans l’installation des dispositifs, dans la production des énoncés et dans la discussion de ceux-ci). Les chercheurs se trouvent ainsi dans une position où exigences et obligations de leurs activités ont tendance à devenir indiscernables tout en devant passer à travers ce problème et prendre le risque auquel correspond l’irréversibilisation de solutions pour NAIADE. Les activités scientifiques que nous avons étudiées, sont ainsi marquées par une négociation permanente de l’activité expérimentale et empirique comme de ses productions, à tel point qu’il ne peut être parfois plus question de dispositifs expérimentaux mais d’une création collective, objet d’investigations variées et fragmentaires selon des postures de science qui sont autant mis en scène par les chercheurs qu’attendues par les acteurs. Cela touche de plus autant les sciences de la nature que les sciences humaines. Cette expérience collective pour les chercheurs se situe alors selon nous au niveau de la prise de ce risque où le détachement des énoncés du laboratoire Hors-les-Murs est conditionné par la dynamique du changement qui s’y déroule et par la capacité dont peut faire preuve le collectif des chercheurs pour re-identifier ce qui doit appartenir au contexte de ses activités et ce qui doit appartenir à la mise en texte de ce que ces activités produisent. Le passage du constructivisme au réalisme devient ainsi un enjeu collectif qui dépasse les activités expérimentales et empiriques particulières de chacun d’entre eux.

C’est selon nous dans ce régime de tension permanente entre l’affirmation et la confusion des exigences et des obligations que supposent les pratiques de recherche au sein de ce laboratoire Hors-Les-Murs, que peut se dessiner le contenu politique des activités de la Recherche à l’interface entre des pratiques scientifiques passant par les activités expérimentales du laboratoire délocalisé et celles prenant parti à une rationalisation des activités agricoles qui suppose une ingéniérie mêlant parfois confusément sciences de la nature et sciences humaines (voir Tableau 10-1). Ce type d’hybridation des conduites expérimentales et empiriques nous semble particulièrement bien caractériser la dimension pluridisciplinaire assumée par ce programme de recherche, ainsi que son objectif d’implication de la créativité des chercheurs dans une transformation des pratiques agricoles selon parfois une véritable

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ingénierie du changement. C’est cette mise en tension qui convoque la constitution politique du collectif pour y faire face, qui définit alors notre premier axe.

Tableau 10-1: d’après Latour (1996) et Stengers (1997) LABORATOIRE

1. les chercheurs des sciences de la nature fabriquent des artefacts particuliers qu’on appelle des faits à partir du moment où personne ne conteste que ce qui est issu de l’invention-découverte du laboratoire a une existence scientifique autonome avant et après lui.

pratiques de l’activité expérimentale en laboratoire

2. les valeurs qui font exister le site expérimental sont celles de la transformation du témoignage expérimental en fait, et impliquent le risque d’une mise en circulation d’êtres dont l’autonomie s’accompagne d’une transformation de la société et des techniques appelée « innovation ».

pratiques d’extension du domaine sciento-technique

EXPERIMENTATION SOCIALE

1. pour tenir la promesse d’une explication d’un phénomène humain à partir de ce dont les chercheurs témoignent, ceux-ci doivent articuler l’exigence que ce qui est déchiffré permette de répondre à la question qu’ils se posent, et l’obligation que la réponse dépende d’une rencontre avec le terrain qui restera toujours indéterminée du point de vue de sa construction parce qu’elle engage le tact et la ruse pour faire parler l’autre.

pratiques de l’activité empirique de découverte du monde des autres par parasitisme

2a. les chercheurs en sciences humaines rapportent des savoirs sur le monde et prétendent à cette occasion faire « Sciences », ils jouissent de cet aura pour servir de référence aux pratiques d’assistance et d’intervention des institutions sur la société, ou au contraire servir à la critique de celles-ci.

pratiques productrice de savoir qui peuvent devenir des modes d’institution ou d’une critique d’une gouvernancet

2b. les activités de ceux qui mettent en rapport des groupes sociaux hétérogènes participent à la formation d’une écologie socio-culturelle qui passe par la mobilisation de savoir ou d’effets de vérité issus des sciences humaines.

pratiques productrice de médiations socioculturelles sur la base de compétences rendues invisibles

LABORATOIRE LABO HLM EXPERIMENTATION SOCIALE

- pratiques de l’activité expérimentale en laboratoire

- ensemble de pratiques expérimentales et de témoignages hétéronomes

définitivement attachés à un contexte

- pratiques de l’activité empirique de découverte du monde des autres par

parasitisme

- pratiques d’extension du domaine sciento-technique

- ensemble de pratiques de potentialisation de l’invention non-reproductible d’une

gestion d’un collectif hybride

- pratiques productrices de savoir qui se replient dans une gouvernance

- pratiques productrices de médiations à partir de compétences rendues invisibles

3.1.2. Le deuxième axe

Cet axe tente de son côté de formaliser ce à quoi correspond l’insertion du programme de recherche dans la vie des institutions auxquelles appartiennent les chercheurs qui s’y sont impliqués. Pour caractériser cette insertion à travers l’exercice du métier de chercheur, il nous faut pouvoir rendre compte des aspects institutionnels des conditions de cet exercice. Nous allons considérer pour cela le rapprochement analogique de deux formalisations afin de former une grille de lecture ad-hoc. La première formalisation est tirée de la théorie institutionnelle des organisations en prenant appui sur la synthèse que propose Scott (1995). La deuxième consiste à mobiliser le travail de U. Beck concernant l’aspect biographique de la constitution des personnes dans la société du risque (Beck, 1992, ch.5).

La régulation institutionnelle de la Recherche

Nous comprenons ici le terme d’institution à la lumière de la définition qu’en donne Scott (1995) : "Les institutions consistent en des structures cognitives, normatives et régulatrices et en des activités qui apportent une stabilité et du sens au comportement social. Les institutions sont médiatisées par certains supports -cultures, structures et routines- et elles opèrent comme de multiples niveaux de juridiction. Dans cette conception, les institutions sont des systèmes multifacettes qui incorporent des systèmes symboliques -constructions cognitives et règles normatives- et des processus de régulation qui supportent et forment le comportement social. Systèmes de signification, processus de contrôle, et actions sont entremêlés. Bien que construites et maintenues par des acteurs individuels, les institutions représentent une réalité impersonnelle et objective. Les institutions chevauchent divers

IV° PARTIE - CHAPITRE 10

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médiateurs et opère à de multiples niveaux - du système mondial au sous-unités des organisations." (Scott, 1995, p.33-34, traduit par nous). On peut ainsi faire jouer le modèle de Scott pour décrire l’institution du champ professionnel428 de la Recherche avec laquelle le programme de recherche doit composer pour le rendre justifiable de la « science normale », et face à laquelle néanmoins il doit affirmer sa créativité de projet pionnier. Pour Scott (1995) les trois dimensions constitutives d’une institution sont sa dimension régulatrice (règles et sanctions des comportements individuels), normative (valeurs et normes de la vie sociale) et cognitive (construction sociale de catégorisations implicites). Ces trois piliers institutionnels incorporent des processus spécifiques de régulation429 de la vie des institutions en prenant appui sur trois supports de la vie institutionnelle: la culture de l’organisation430, les structures sociales du comportement, et les instances de la routinisation des activités quotidiennes. Ces trois supports se croisent avec les trois piliers de l’institution selon le Tableau 10-2. Tableau 10-2: (tableaux synthétiques d’après Scott (1995, p.52)

3 dimensions 3 supports

régulatrice normative cognitive

cultures règles, lois valeurs, attentes catégories, types structures sociales système de gouvernement systèmes d'autorités isomorphisme structurel routines protocoles, procédures

standards conformité, performance du

devoir programme de

performance, scénario

Nous pouvons alors proposer une application de cette grille de lecture pour caractériser de façon générique le fonctionnement institutionnelle de la Recherche en considérant le niveau où s’opère la régulation de la vie institutionnelle suivant ses trois « piliers » (voir le Tableau 10-3). Fort de ce cadre général, on peut comprendre que la vie du programme de recherche suppose que les activités de recherche qui s’y tiennent aient à répondre de l’invention de cette forme originale et opérationnelle spécifique à la situation dans laquelle le groupe s’est engagé en voulant répondre à la question de NAIADE. C’est là une dimension politique forte du programme de recherche que de devoir permettre, voire pousser, l’inscription du travail de chaque chercheur dans un cadre institutionnel, et au delà d’inscrire également dans ce cadre l’existence même du programme. Nous avons eu l’occasion, à différentes reprises, de faire état des relations à la direction de l’institution, notamment dans les phases de négociation du programme, ainsi que de la création d’un comité scientifique spécifique au programme qui marque l’attachement des chercheurs à son insertion institutionnelle.

Tableau 10-3

PILIERS DE L’INSTITUTION DE LA RECHERCHE

Supports de la régulation institutionnelle

régulatrice « publier ou périr »

normative « soyez rationnels »

cognitive « surfons ! »

428 Pour Scott, "la notion de champ connote l'existence d'une communauté d'organisations qui prennent part à un système de significations commun et dont les participants interagissent plus fréquemment et inévitablement les uns avec les autres qu'avec d'autres acteurs en dehors du champ." in (Scott, 1994, pp.207-208). On trouvera une définition assez proche dans Di Maggio et Powell (1983) et dans la notion de champ professionnel développée par Remy, Voye et Servais (1978) et reprise dans les travaux concernant l’agriculture de Lemery (1991) puis du groupe socioéconomique (Lemery, et al., 1996). Nous pensons également à la possibilité d’un rapprochement entre ce modèle du champ professionnel et celui de convention de qualification chez Gomez (1994). 429 La distinction entre la dimension régulatrice et la régulation de la vie institutionnelle correspond à une distinction de type logique, la dimension régulatrice renvoyant aux règles effectives auxquelles sont confrontés les membres, et la régulation correspondant à l’appréciation de la dynamique du fonctionnement de la vie institutionnelle. 430 Nous avons sur ce point parlé de sous-culture du SAD.

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cultures

les obligations de la référence à une pratique expérimentale

les obligations de tenue de la science froide

les obligations de la reconnaissance

structures sociales le comité de rédaction de sélection d’articles

le comité scientifique d’évaluation

le conseil scientifique d’orientation

routines

les exigences de la production d’énoncés dans l’activité expérimentale

les exigences de présentation rationnelle des activités

les exigences tactiques du positionnement stratégique

Modalités du projets pionnier (pratiques de recherche, engagement, singularisation)

pratiques expérimentales exposées aux pratiques des

acteurs

engagement concomitant des énoncés dans la

certification et dans l’action,

singularisation de l’expérience collective au

regard son attachement à une situation

Problèmes posés (instabilité du Labo HLM, momentum de l’engagement, apprentissage organisationnel

instabilité du laboratoire HLM et risque de régression

expérimentale

engagement précoce des effets de vérité dans le processus d’innovation

risque de non valorisation de l’expérience collective en

cas d’absence de retour d’expérience et d’apprentissage

MODALITES ET ENJEUX DE L’INSERTION INSTITUTIONNEL DU PROGRAMME

Ainsi le maintien de l’existence institutionnel du programme de recherche suppose que les trois modalités qui fondent le projet pionnier - pratiques de recherche exposées aux pratiques des acteurs, engagement concomitant des énoncés dans la certification et dans l’action, et prise de risque dans la non-reproductibilité de l’expérience collective - puissent faire face au trois piliers institutionnels. La gestion des problèmes que supposent ces trois modalités pose ainsi au collectif un problème politique de mise en conformité des activités des chercheurs et du programme au regard des attentes institutionnelles. C’est ce qui caractérise la première composante de notre axe décrite sous le nom de « régulation institutionnelle ».

Construction biographique de la vie de chercheur

La deuxième composante de cet axe que nous voulons explorer est celle plus spécifique de l’exercice des activités de la recherche prise comme construction biographique de la vie de chercheur. Nous quittons le plan institutionnel et rejoignons une approche individualiste des activités des chercheurs. On trouve ici l’idée que l’existence du programme de recherche résulte d’un effet de composition de chercheurs cherchant chacun à construire un trajet propre à l’interface entre le programme de recherche et sa propre insertion institutionnelle, ce qui conduit à mettre en suspend l’idée même d’un collectif toujours constitué et donc l’idée de la permanence de son identité. Pour décrire cette individualisation de modes d’existence multiples du programme de recherche qui peut s’exprimer à travers ces trajectoires, nous allons mobiliser le modèle de l’individualisation des personnes que propose Beck (1992, p.127-138).

Pour Beck, une figure importante de la modernité est celle d’un éclatement des modalités de l’individuation des personnes. Celle-ci est rendue présente dans des situations de vie où jouent deux forces simultanément, une volonté de libération des formes prescriptives de la vie en société et une standardisation des formes possibles d’accès à des situations de vie, pour lequel l’accès au travail est notamment un prérèquis. Les institutions de la société industrielle tendent à proposer une standardisation des modèles biographiques pour la vie des gens, voire à la normaliser; mais la réalité de leur monde vécu et des pratiques consistent plutôt à prendre ces modèles et de composer avec eux pour établir une biographie authentique plus que de s’y soumettre. Ainsi les trois caractéristiques de l’individualisation sont conçues par U.Beck à travers les situations de vie et des biographies des personnes qui conduisent à une objectivation du monde vécu d’un côté, et à une construction consciente

ARTICULATION DE L’INSERTION INSTITUTIONNELLE DU PROGRAMME DE RECHERCHE

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de l’identité conduisant à une construction subjective de soi dans le monde de l’autre. Ce mouvement ago-antagoniste entre libération et standardisation trouve ainsi dans la création de sa propre biographie une exigence et une auto-production consciente de soi dans laquelle vient tenir la société toute entière « l’individu lui-même devient l’unité de reproduction du social dans le monde vécu ». op. cit, p.130.

Ce qui nous paraît alors pertinent ici c’est de mobiliser ce modèle de la construction biographique des personnes dans les interstices de la modernité, pour rendre compte des activités des chercheurs. En effet, mobilisant ici les éléments de l’anthropologie symétrique431 on obtient une vision particulièrement riche qui permet de situer, au coeur de la production de la croyance moderne, des trajectoires biographiques de chercheurs. Conçue comme résultat du processus d’individuation des chercheurs, cette production de la croyance moderne emprunte l’accès à des situations de vie particulière qui sont celles des chercheurs, qui, par l’institution de la Science et parfois contre elle, proposent de nouveaux assemblages repris dans des formes prescriptives ou libératoire de la vie en société. Tentons d’appliquer alors cette vision biographique de la construction de l’individu au chercheur de ce programme de recherche particulier, en le considérant à travers les pratiques de sa vie quotidienne en référence aux trois valeurs fortes que partagent les chercheurs de ce programme et qui cadrent le sens qu’ils peuvent ainsi donner à leur activités suivant l’affirmation de l’interdisciplinarité, du constructivisme et de la recherche-action qu’ils revendiquent, et dont ils pensent que cette affirmation les identifie (Tableau 10-4).

Tableau 10-4: Modèle de l’individualisation chez Beck (1992, p.127-138). Modèle de l’individualisation

Application du modèle à l’individualisation du chercheur

Traduction de cette individualisation dans des valeurs partagées par les chercheurs du programme

Désenchassement libératoire des formes prescriptives de la vie en société

Désenchassement libératoire des formes prescriptives de la vie institutionnelle de la Science

affirmation de la nécessité et de la fécondité d’une approche interdisciplinaire cadrée par la systémique

Perte désenchantée d’une sécurisation traditionnelle par les normes

Perte désenchantée d’une sécurisation traditionnelle par le modèle de la Science froide

voeux d’un constructivisme étendue aux relations avec les acteurs

Réintégration du sens du monde dans un nouveau type d’engagement social

Réintégration du sens du monde dans un nouveau type d’engagement social des chercheurs

revendication d’un cadre politique d’exposition de l’activité scientifique à un cours d’action dans le cadre des principes de recherche-action

Cette deuxième composante de la construction biographique des chercheurs achève la définition de notre deuxième axe. Nous obtenons ainsi dans le rapprochement d’une lecture institutionnelle et d’une lecture biographique de la vie du programme la possibilité de dresser notre deuxième axe, qui est formé dès lors de la mise en tension du programme de recherche entre son insertion dans la régulation institutionnelle et un effet de composition des biographies des chercheurs qui passent par lui pour se réaliser.

En croisant alors les deux axes que nous venons de définir on obtient une grille de lecture de la dimension politique du programme. En effet la prise en compte de l’articulation de l’axe obligations/exigences (en référence à la situation-problème) et de l’axe régulation institutionnelle/construction biographique (en référence à la consolidation scientifique du programme) implique le problème posé aux chercheurs de l’organisation de leur activités en vue de constituer suffisamment le collectif par lequel le programme existe et celui de l’affirmation d’un pouvoir suffisant

431 On peut ici reprendre l’idée développée par Latour (1995) que les chercheurs sont non-modernes dans leurs pratiques et modernes dans la vision qu’ils se font d’eux-mêmes. La généralisation des propos de l’anthropologie symétrique dans le monde social de la recherche conduit à envisager ce que peut impliquer de questionner cette vision en l’abordant au niveau de la construction biographique de la vie de chercheur.

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sur les êtres qui permettent de concrétiser une activité expérimentale ouverte sur un cours d’action. Nous représentons cette grille de lecture dans l’Encadré 10-1.

Encadré 10-1

constructionbiographique

deschercheurs

Insertion duprogramme

dans la régulationinstitutionnelle

modesd'existence politique

du programme

Obligations del'engagement dans un

processus derationalisation des

pratiques

Exigences del'implication dans un

processusd'expérimentations et

de découverte

1° axe

2° axe

C’est en considérant alors les configurations de « l’organizing » du programme de recherche ou de son rapport au monde extérieur que nous avons étudiées (chapitre 7 - 3° section), que l’on peut le mieux voir ce mode d’existence politique du programme. Ces configurations tracent non seulement ce qu’est l’organisation en actes de la Recherche, mais ce qu’est aussi la façon dont le « commerce » des biographies des chercheurs fabriquent une vie plus ou moins consistante de son programme. Ainsi, comme nous l’avons proposé au chapitre 7, les formes variés d’action collective des chercheurs qui s’expriment dans ces configurations traitent en permanence le problème politique de la délimitation du programme excluant ou incluant les questions devant faire l’objet d’un traitement, et hiérarchisant celles qui relèvent de la « science » ou de la « politique ». De façon isomorphe à ce que la délimitation des frontières de l’activité expérimentale posait problème, la délimitation politique du programme de recherche apparaît tout aussi problématique à la lumière de la déconstitution du collectif que nous avons décrite.

On peut alors considérer que les configurations traitent le problème de l’inscription de la vie du programme dans l’institution et dans le processus d’innovation sur la base d’une composition de trajets biographiques particuliers et de la recherche d’une identification de cette expérience collective singulière. La politique et le gouvernement d’un tel collectif nous paraît être un exercice particulièrement « acrobatique » au regard de la multiplicité des instances à traiter et de la présence paradoxale de multiples facettes des pratiques de la recherche. L’organizing du programme de recherche forme à ce titre la réponse que les chercheurs ont pu fournir à un tel problème politique, notamment en

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l’instruisant sous l’angle des principes de la recherche-action432. Cela milite, selon nous, pour poser avec d’autant plus de pertinence la question de la gestion de la recherche au niveau d’une politique des collectifs de recherche.

Muni de cette grille nous pouvons maintenant tenter de caractériser comment le problème de gestion que nous avons soulevé d’une déconstitution de la recherche, peut être lu comme celui de la métamorphose de la Recherche, résultat du mode d’existence politique du programme.

3.2. Une interprétation de la transfiguration de la Recherche

Dans la phase du programme de recherche dite, par les chercheurs, de « diagnostic et de propositions », nous pouvons considérer un mode de circulation des engagements de la Recherche et des chercheurs qui fonctionne sous le régime de la fixation des obligations à partir d’un investissement « débridé » dans l’activité expérimentale, fortement marqué par des constructions biographiques des chercheurs du point de vue de l’activation des réseaux de relations qui permettent de renforcer les lacunes ou développer la surface d’investigation du projet pionnier. La régulation institutionnelle fonctionne alors à ce niveau comme « courroie de transmission » d’une légitimité de cet investissement pour valider au niveau de l’INRA, comme au niveau du commanditaire, les obligations que cadre le type d’investissement expérimental projeté. C’est ce régime de fonctionnement que nous représentons dans l’Encadré 10-2.

Encadré 10-2

OBLIGATIONS

EXIGENCES

CONSTRUCTIONSBIOGRAPHIIQUES

REGULATIONINSTITUTIONNELLE

investissent lascène

expérimentale parla fixation des ...

déterminent le

cadre des

légitiment la ...

valide les ...

participentaux...

Au fil de la constitution d’un collectif pertinent pour l’action, de la négociation des activités expérimentale et surtout progressivement de l’orientation du laboratoire HLM vers une potentialisation d’une situation de gestion433, le mode d’existence politique du programme se transforme pour subir un

432 On pourra consulter le numéro 30 de la revue Etudes et Recherches sur les Systèmes Agraire et le Développement qui porte sur la Recherche-Action et qui permet d’identifier comment les chercheurs du SAD trouvent dans ce mode d’organisation politique de la présence au monde de la recherche des réponses diverses à leur ambition de développement agricole localisé et négocié. 433 Par potentialisation d’une situation nous entendons le fait que la Recherche ait rendu possible une mise en gestion par sa position occupée dans le cadrage d’une solution et par la transfiguration de certains dispositifs

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régime d’obligations de plus en plus conduit par le cadrage d’une solution au problème de NAIADE. L’activité expérimentale devient régressive dans cette mutation qui s’opère vers une ingénierie du changement, dont les motifs et les modalités échappent souvent à la Recherche pour se concentrer dans le Point de Passage Obligé NARCISSE. Le moment de ce basculement est repérable, selon nous, assez précocement dans les difficultés rencontrés pour faire entrer les agriculteurs dans le collectif pertinent pour l’action autrement que par la représentation syndicale et professionnelle, puis sous l’angle de quelques agriculteurs expérimentaux. C’est ce qui laisse le champ libre à un face à face entre la Recherche et NAIADE.

Ce basculement aboutit au mode de fonctionnement représenté dans l’Encadré 10-3. L’enfermement dans un rôle de prestataire de service pour NAIADE se précise de façon radicale avec la création de NARCISSE qui transforme le monde extérieur de la Recherche et le rapport aux instances sur lesquelles prenait appui l’activité expérimentale. Le pouvoir de fixer des obligations à l’activité expérimentale devient alors un site de négociation entre la Recherche et le commanditaire, et contraint la régulation institutionnelle de la vie du programme, qui s’oriente vers une temporisation des exigences de l’activité expérimentale au nom du développement de la situation de gestion. L’activité expérimentale devient souvent alors, dans le caractère régressif qui la caractérise, une activité légitimante de la construction biographique des chercheurs et apparaît de moins en moins tournée vers la réalisation d’un collectif pluridisciplinaire traitant globalement l’évaluation du changement. La construction biographique des chercheurs se joue alors de moins en moins par rapport à la constitution politique du collectif face à des obligations de plus en plus fixées par NAIADE, qui font alors l’objet d’une série de critiques systématiquement rapportées à des conduites particulières d’activité expérimentale sensible pour la reconnaissance d’une efficacité du changement.

Encadré 10-3

OBLIGATIONS

EXIGENCES

CONSTRUCTIONSBIOGRAPHIIQUES

REGULATIONINSTITUTIONNELLE

légitiment...

déterminent le

cadre des

temporisent...

contraignent...participationcritique aux...

Dans ce mouvement de transfiguration de la Recherche on voit apparaître ce que Stengers (1997, p.66-67) appelle le laboratoire des techniques modernes où « les épreuves contribuent à faire exister et à prouver, où la preuve est selon les circonstances et les cas, requise ou hors propos, où ce qui se construit se dit sur le mode de la création et non de la conséquence, qui conviennent au Parlement ex-périmentaux en dispositifs de gestion. Nous reprenons ici l’idée de potentiel de situation de Jullien (1996, ch. 2).

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des Choses ». Ainsi ce qui fait notre laboratoire HLM un cas singulier c’est qu’il est une sorte de laboratoire hybride entre le laboratoire scientifique aux pratiques expérimentales dé-territorialisées (mais tenues par un réseau de centres où des activités laborantines se tiennent également)434, et un laboratoire des techniques modernes « de plein champs » où s’invente une situation de gestion pour NAIADE sur le mode de la performation créative. Mais il faut rajouter à cette caractérisation ambivalente une dimension temporelle en considérant l’intensification variable de ces deux types-idéaux de laboratoires dans le temps long du programme de recherche. Ce qui nous paraît tout à fait important c’est de souligner que s’opère peu à peu une transformation du laboratoire HLM scientifique rationalisée par la systémique, en un laboratoire des techniques modernes où les chercheurs participent à « la traduction-trahison-invention de ce qu’ils représentent » (Stengers, op. cit.) en souhaitant coopérer à l’invention d’une situation de gestion dont ils maîtrisent de moins en moins le cadrage et pour laquelle leur présence fournit à NAIADE une légitimité rationnelle-légale d’appoint. La réalisation d’une invention du gérable semble être ainsi effective au prix d’une telle métamorphose des activités de la Recherche, pour laquelle la déconstitution du collectif de recherche nous semble être un indicateur pertinent.

3.3. L’existence d’un risque propre à la formation du collectif de recherche

Proposer une telle description du mode d’existence politique du programme n’est pas trahir ce qu’il faudrait laisser dans l’ombre des pratiques de gestion de la Recherche, mais bien au contraire considérer que cette dimension politique des activités de recherche dans le traitement d’un risque de nuisance, doit faire l’objet d’une discussion ne serait-ce d’abord et surtout au sein de la Recherche. C’est alors sous la forme d’un risque supplémentaire que la dimension politique de l’activité de recherche est rendue présente aux chercheurs, risque qui est celui que la métamorphose de la Recherche ne permette pas de témoigner d’une expérience collective à travers l’affirmation d’un apprentissage d’une telle « aventure sociotechnique », cela qui plus est quand elle est en phase avec les nombreux problèmes de gestion de la qualité de l’eau qui se posent aujourd’hui aux gestionnaires de l’eau. La question de l’apprentissage organisationnelle de ce genre d’expérience devient alors un enjeu de management stratégique de la Recherche afin que l’adhocratie opérationnelle ne réponde pas seulement d’une caractérisation en termes d’organisation hypocrite (de Chergé, 1991).

En effet, l’activité scientifique de ce programme existe certes par les risques que prennent les chercheurs de se tromper avec des conséquences qui concernent largement des situations de vie des agriculteurs ou de NAIADE, et de fabriquer une écologie des pratiques agricoles pour le commanditaire en étant par trop tolérant vis à vis d’eux mêmes et de NAIADE. A partir du moment où on considère le processus de modernisation réflexive comme production et traitement élargi du risque (c’est à dire non confiné dans une zone de traitement institutionnel par le système de la science), alors il faut concevoir réciproquement ce que cela signifie pour l’organisation des activités de recherche que de se trouver prise dans une gestion urgente d’un risque propre à la situation-problème considérée, et de devoir faire face au risque de devenir tolérant à l’égard des acteurs et surtout à l’égard des « effets de science ». C’est pourquoi il nous semble qu’étudier la prise en charge du risque de nuisance par la Recherche, du point de vue de sa formalisation puis de son traitement, sans étudier les pratiques de ceux qui prennent cette charge et supporte le risque que cela comporte, serait particulièrement renforcer le scientisme et de façon invisible qui plus est. Le problème qui est soulevé ici est beaucoup plus porté par un possible désenchantement des chercheurs face à la recherche que celui du désenchantement du monde face à la 434 Nous renvoyons ici à notre description du labo HLM du chapitre 8.

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science. Le désenchantement des chercheurs face à la recherche peut alors être considéré comme une véritable épreuve faisant partie de ce processus d’émergence d’une modernisation réflexive que peuvent vivre les chercheurs et qui touche assez directement le mode d’existence politique des collectifs du monde de la recherche. Ce désenchantement peut être traité de façon pharmacologique435 et non comme une tolérance à l’égard des pratiques de ceux qui produisent et traitent les risques.

C’est ce qui peut alors justifier un mode d’intervention particulier des chercheurs en gestion qui voudraient s’atteler à la gestion des activités de la recherche. C’est ce que nous tenté avec l’intervention proposée aux chercheurs du programme pour reconstituer le collectif dans son achèvement et leur proposer certains moyens pour investir une position où ils puissent se prononcer autant sur la situation de gestion elle-même dans le cadre d’une évaluation attendue, que sur leur propre expérience d’un tel laboratoire HLM. C’est donc maintenant en définissant précisément le style de recherche en gestion que nous avons tenté de faire exister et en tirant des enseignements de cette intervention particulière, que nous allons proposer une réponse à la problématique que nous posions au chapitre 1.

4. LA DIMENSION POLITIQUE D’UNE RECHERCHE-INTERVENTION ET LE PHENOMENE GESTIONNAIRE

4.1. La caractérisation d’un style de recherche-intervention

Notre travail de recherche a mis au centre de son propos un questionnement sur la façon de rendre compte de l’invention d’une situation de gestion inter-organisationnelle à travers un style de recherche qui se veut articuler une description compréhensive de l’invention du gérable et une intervention auprès de l’un des acteurs de cette invention, ici une équipe de recherche. Ce que nous avons ainsi tenté d’associer c’est une ethnographie des pratiques de l’invention du gérable et une intervention portant sur la question de la gestion de la recherche.

Pour conduire notre ethnographie de l’invention du gérable nous avons fait appel aux méthodes de descriptions de la sociologie de l’innovation, afin d’obtenir une lecture symétrique d’un processus d’innovation et de caractériser cette composante singulière du cas où s’exprimait l’efficacité de la croyance moderne dans ce projet de domestication de l’agriculture dite « productiviste ». Cette ethnographie nous a conduit à poser un certain nombre de jalons méthodologiques pour traiter de la gestion comme quelque chose qui s’invente et donc à revenir sur les travaux portant sur les pratiques de gestion. En rupture avec une perspective suivant laquelle les acteurs, les outils et les situation de gestion sont très souvent considérés comme donnés, la spécificité de notre cas d’étude nous a conduit à les considérer comme le produit d’un processus de constitution interactive qui a mobilisé à la fois les réseaux longs de la technoscience et les réseaux courts de la circulation des significations au travers desquelles se fabrique une certaine conception partagée de ce qu’engage ce processus même. Ce que nous avons voulu prendre en compte ainsi c’est le fait que l'acteur n'est pas défini que par le rôle qu’il occupe dans un situation d’agence, que les objets ne sont pas définis que par leur fonctionnalité et que les dispositifs de gestion ne sont pas définis que par la volonté de maîtrise qui les active436. Ils sont 435 Au double sens que Stengers (1997, p.16) donne à ce qualificatif pour définir la mobilisation de la science à la fois comme ce qui peut « soigner » et ce qui peut se transformer en « poison ». 436 Il est constitutif du sens commun qu'un individu est évidement un acteur de quelque chose, un outil de gestion évidement technique pour faire quelque chose et une situation de gestion évidemment maîtrise efficace du réel. Mais nous ne voyons là qu’une définition assez immédiate de ce qui forme justement des fragments de réponse à l'indécidabilité du quotidien (Livet, 1991).

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aussi des « accomplissements »: l'acteur d’une gestion ne se définit qu'à travers un travail de mise en relation de différents registres hétérogènes qu’il doit faire converger pour que s’établisse une intention délibérée de maîtriser un problème situé, intention susceptible de se traduire dans un cours d’action qui soit justifiable (argumentable, exposable). C’est dans l’irruption d’une volonté de maîtrise que l’acteur d’une gestion se donne à exister et à faire des mondes en construisant des situations où il tente de concrétiser cette volonté. C’est peut-être ici que s’origine le phénomène gestionnaire dans un rapport pharmacologique à la réalisation d’une volonté de maîtrise qui emprunte différentes voies dont celle du recours aux effets de vérité des sciences de l’organisation et de la gestion.

Appréhendé de la sorte, notre cas d’étude présente une singularité riche de prises pour penser l’invention du gérable comme une forme qui se déploie dans le temps et s’individue dans la mise en réseau d’une volonté de maîtrise. A travers la multiplicité des accomplissements en jeu dans la mise en gestion du problème d’environnement de NAIADE, il nous offre la possibilité d’avoir accès à ce que les dispositifs de gestion toujours « déjà là » dans l’agence, recouvrent ou ne dévoilent que sous une forme lacunaire. Si le cas nous offre cette opportunité, il fonctionne aussi comme une « lessiveuse à pratiques » (Pickering, 1933). Il rend difficile la compréhension « totale » du phénomène gestionnaire qui y est à l’oeuvre, du fait de l’implication nécessaire de l’observateur qui, dès lors, ne peut saisir et objectiver que les différentes facettes, sous lesquelles ce phénomène se donne à voir (systèmes d’objets, contrats, configurations, discussions et spécularités d’acteurs qui constituent autant de faits partiels). Cette situation quelque peu angoissante nous a alors conduit à ce qui peut avoir le statut d’une expérience localisée du phénomène gestionnaire, à savoir la scène de l’intervention.

Cette intervention localisée « sur » un acteur suppose une part de création et de mobilisation d’outils de gestion (classiques ou pas) pour établir des prises sur le jeu de déconstitution/reconstitution de la Recherche dans sa participation à la mise en gestion du problème de NAIADE. De ce fait l’intervention convoque la discussion voire la confrontations de différents modèles de représentation de cette participation entre l’intervenant et les chercheurs. La mobilisation d’une méthode d’intervention comme celui d’Argyris permet alors de traiter cette confrontation dans la perspective d’un apprentissage organisationnelle pour la conduite de ce genre d’implication collective de la Recherche. Ce mode d’interpellation propositionnelle suppose de la part de l’intervenant un travail compréhensif et analytique pour établir un diagnostic et une évaluation qui d’une part accède à une certaine légitimité, et d’autre part identifie des prises pour accéder aux modes de reconstitution de l’identité de l’acteur (voir le chapitre 9). Le fait que l’acteur en question soit un collectif génère des difficultés, d’abord parce que les personnes ne sont jamais assurées de la pleine existence de ce collectif et en conteste parfois l’identité, ensuite parce qu’elles ont chacune leurs propres conceptions de la façon dont le collectif existe aux yeux du monde extérieur. Au delà de ces difficultés non spécifiques à ce groupe de chercheurs, la particularité de leurs conceptions est qu’elle repose sur des référence à la science-en-train-de-se-faire comme expression de l’objectivation de ce qui sera tenu pour vrai par le monde extérieur avec le risque que cela comporte. Ce que manifeste alors l’hétérogénéité des jugements sur ce travail d’objectivation, et surtout l’impression de fragmentation des modes d’existence du programme de recherche qui en découle, c’est bien le problème de la déconstitution de l’acteur concomitante de la mise en gestion du problème de NAIADE. Aussi, mettre en discussion cette déconstitution conduit à certaines réticences à la réflexivité mais forme le levier de l’intervention.

C’est donc bien dans la confrontation des chercheurs à la réalité de l’existence du collectif, que celui-ci peut alors se faire à nouveau acteur d’une situation, qui certes le dépasse mais à travers laquelle il

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s’est réalisé et a prétendu être créatif pour potentialiser une situation de gestion437. En effet c’est bien une création que les chercheurs, comme ceux qui les convoquent ou subissent la présence, attendent de ce déploiement de science sur une portion de territoire, les acteurs fussent-ils partie-prenante de l’expérimentation en la négociant, caractérisant une activité expérimentale particulière dans ce que nous avons appelé un laboratoire Hors-Les-Murs.

Cette intervention du chercheur en gestion problématisant la constitution de ce collectif mobilise alors fortement son engagement au nom du diagnostic qu’il porte, du fait principalement que comme tous les chercheurs il revendique une conscience de l’existence de la Recherche pour le monde extérieur dans la justification de ses propres actions. Paradoxalement c’est bien dans cet engagement, y compris avec la part d’aveuglement qu’il comporte, que le savoir du chercheur en gestion est mis directement à contribution dans des luttes ago-antagoniques entre les chercheurs pour établir le sens des actions passées et les bonnes raisons des actions à venir438. C’est même cet engagement qui est la condition sine-qua-non d’un savoir qui soit actionnable, mais il n’est en rien une condition suffisante de son efficacité et de la possibilité d’en tirer un test de validité. Il faut être à ce niveau aussi symétrique que la sociologie de l’innovation nous le recommande, et considérer avec la même attitude narrative les échecs ou les réussites de l’intervention, ce qui revient à maintenir l’abîme de perplexité à l’endroit du phénomène gestionnaire et à se demander « Est ce que ça marche grâce à l’intervention ou de toute façon sans elle; ou est ce que l’intervention est validée ou pas par le fait que ça marche ? ».

Dans notre propre tentative de mise en oeuvre d’un savoir actionnable au sein de la Recherche par une référence directe aux sciences de gestion, nous nous trouvions confrontée à la concrétisation d’une mise en gestion du problème de la déconstitution de la Recherche empruntant aussi le même trajet d’une référence à la Science. Nous faisions ainsi exister un registre d’obligation propre à définir un style de recherche en gestion, dont la face propositionnelle formait une épreuve de réalité pour nous et un aiguillon pour que les chercheurs du programme prennent conscience du caractère pharmacologique de leurs productions pour NAIADE, là où ils avaient été conduits par un cours d’événements souvent non maîtrisables, jusqu’à rencontrer dans les difficultés de l’évaluation du changement des pratiques agricoles le moment de la tolérance tant à l’égard de NARCISSE et des agriculteurs qu’ à l’égard d’eux mêmes.

La façon dont les chercheurs en gestion peuvent participer à cette pharmacologie contient elle aussi des obligations, dont celle de reconnaître le phénomène gestionnaire comme non seulement le traitement du problème de l’efficacité d’un ensemble humain et technique qui confirme la croyance moderne, mais aussi dorénavant comme celui du problème que pose la malédiction de la tolérance à l’égard de leurs propres pratiques de recherche en gestion. Sur ce point, la position de chercheur-intervenant à parité dans une collégialité de projet apporte nous semble-t-il un élément de réponse au traitement de ce risque (voir notre conclusion du chapitre 8).

Dans ce style recherche intervention qui « consomme » son engagement, il n’y a de quoi, ni décevoir les objectivistes, ni réjouir les constructivistes. Pour ce qui concerne les chercheurs en gestion, ce dont il s’agit c’est simplement de proposer l’établissement d’un couplage souple entre la part qu’ils prennent à la constitution du phénomène gestionnaire et la part de risque qui doit les animer et qui doit être rendu co-présent aux acteurs dans l’intervention. Ce parcours est pour nous une façon de contribuer à une

437 Au sens d’avoir rendu possible une mise en gestion par sa présence actancielle et par la transfiguration de certains dispositifs expérimentaux en dispositifs de gestion. 438 Nous avons déjà souligné le caractère politique que comportait une telle intervention, et nous verrons ci-après sur quoi elle peut porter ou ce qu’elle peut être amenée à actionner.

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épistémologie de ces « nouvelles sciences » comme les appelle Le Moigne (1987), en étant fortement convaincu que cela ne peut être fait si on ne prétend pas toucher en même temps à une définition de l'objet lui-même, « la gestion », et à l'institution du type de savoir auquel participeraient ces « nouvelles sciences ». Ce que nous proposons de déconstruire c'est la fallace qui consiste à opposer puis rendre complémentaire la gestion comme art et la gestion comme science, là où la gestion s’invente en prenant les organisations comme site expérimental et objet de rationalisation. La perspective est de poser la gestion comme un accomplissement problématique que ce soit pour les gestionnaires ou leurs consultants (ce qui est une lapalissade) ou pour les chercheurs qui les étudient et/ou les fournissent en artefacts tangibles et en abrégés du vrai suivant qu’ils empruntent la salopette de l’ingénieur ou la bure du sociologue.

Cette caractérisation de notre propre recherche étant posée à l’aune d’une casuistique, on peut alors tenter de définir de façon générique cette figure d’acteur du phénomène gestionnaire qu’est le chercheur-intervenant.

4.2. Contribution à la définition de la qualification de chercheur-intervenant

En partant d’un lieu particulier où le phénomène gestionnaire se donne à voir en théorie, il est assez étrange de voir cohabiter au rayon « gestion » des libraires une variété d’ouvrages, où se mélangent, comme dans un cabinet de curiosités, le manuel pédagogique, le conseil opérationnel, le récit autobiographique, et l’ouvrage scientifique. On peut partir de l’idée que la coexistence de ces imprimés renvoie à la mise en commun, dans l’espace marchand, de points de vue littéraires qui se rejoignent dans ce qu’on peut penser être le lieu d’une coexistence de différentes positions formant le monde social439 de la gestion. Nous considérons qu’un tel monde n’a pas à être hiérarchisé selon l’échelle d’un rapport objectif à la réalité de ce que la gestion serait supposée être vraiment, du plus vulgaire au plus éclairé, du plus pratique au plus intellectuel. C’est à partir de ce point de vue sur ce monde dans lequel nos propos sont compris, que nous souhaitons alors préciser la position qui a été la notre dans cette recherche, et qui a animé notre volonté de l’achever, car c’est en la définissant que nous trouvons la possibilité de faire tenir notre démarche et de la positiver.

Nous devons tout d’abord admettre que cette position puisse être qualifiée de relativiste, et nous en faisons même une condition de méthode440. La position de recherche-intervention que nous avons adoptée implique une expérience du monde social de la gestion qui est loin d’être une expérience isolée pour les chercheurs en sciences sociales. Elle apparaît relativement courante chez tous ceux qui font de l’expérience d’un monde social particulier la condition minimum d’un discours sur celui-ci. Cette condition peut se traduire par un souci de séparation des registres comme chez B. Malinowski, qui produit d’un côté un journal de bord inquiétant et de l’autre de l’anthropologie moderne (voir Geertz (1996)), mais l’expérience de Favret-Saada sur le monde de la sorcellerie dans le marais poitevin montre que l’on peut rompre avec cette séparation. Le genre de récit biographique qu’elle propose, maintenant reconnu et déjà classique, atteste de la fécondité d’une position visant à révéler des pratiques et leur

439 En suivant Strauss (1978) on comprendra ici le monde social de la gestion comme un univers de discours mais également comme un ensemble « d’activités, d’appartenances, des sites, des technologies et des organisations spécifiques » orienté vers la réalisation d’une volonté de maîtrise de processus humains et techniques qui impliquent cette activité que l’on appelle le travail. La notion de monde socio-technique serait plus juste pour rendre compte de la prise en compte conjointe des mots et des choses qui révèlent à l’observation les traces d’une telle « zone » d’activités. 440 Voir une critique discutable de cette position dans Boudon (1993).

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fonctionnement sans en condamner l’existence en tant que pratiques. Ce qui est une nécessité de méthode pour l’anthropologue non ethnocentrique peut être considéré par le chercheur en gestion comme la face politique de son activité441.

Ce qui est intéressant dans une telle démarche, c’est justement de rendre extrêmement sensible le questionnement que les pratiques peuvent adresser, en retour et de façon radicale, à la discipline qui les observe. Mais cela ne signifie pas que, alors et enfin, l’anthropologie saurait atteindre la totalité de son objet, dépassant l’ethnocentrisme ou le folklorisme. La conséquence immédiate d’une intégration de l’acte d’écrire dans la production est d’abord que la formation du récit devient une opération inscrivant un lien définitif et parfois douloureux entre l’expérience de vie minuscule de l’auteur et le lecteur pour qui elle restera à jamais voilée (il y a ici un saut, une discontinuité, un mystère), mais dont ce dernier peut reformer, dans une lecture intentionnelle, une expérience mentale, sorte d’anamorphose dans sa vie propre tout aussi minuscule, qui représente ce qui doit bien pouvoir être quelque part, une expérience située442. De fait c’est la fabrication du texte et du contexte qui est alors le dispositif d’inscription de l’expérience reliant deux auteurs, l’ethnographe et son lecteur, et il n’y a alors aucun subjectivisme à considérer que la vérité est en circulation plutôt que dans le texte ou dans le contexte443.

Il s’agit de considérer également pour le chercheur en gestion qu’une telle position a des implications quant à la façon de vivre l’existence supposée d’un monde social de la gestion, et quant à la place qu’il peut y jouer pour parvenir à comprendre - et pas seulement expliquer et peut-être encore moins prédire - les processus qui animent ce monde et lui assurent son existence. Cela est d’autant plus crucial quand la position actancielle qu’il occupe par rapport à la question de l’efficacité le conduit à avoir (même malgré lui) une action sur ce monde, et cela de quelque ampleur qu’elle soit (avec parfois de petites causes aux grands effets). A ces considérations assez générales sur la rencontre entre le chercheur en gestion et le monde social de la gestion, on peut ajouter trois implications particulières qui précisent le statut d’une recherche-intervention en gestion.

La première implication, c’est d’être en quelque sorte contraint à un relativisme de méthode. En effet, pas plus que nous ne pouvons ordonner le monde verticalement selon une positivité hiérarchisant l’intendance et le gouvernement, le gestionnaire dans l’action et le chercheur dans l’idée d’une action, nous ne pouvons décerner un label de vérité sur ce qu’est la gestion à l’une ou l’autre de ces littératures qui manifestent l’étendue du phénomène gestionnaire. Quand le PDG de l’entreprise X nous explique ce qu’est vraiment la gestion de son point de vue, à moins de penser que les PDG feraient mieux de s’en tenir à faire des affaires pour ne pas dire de bêtises sur leurs propres activités, on est conduit à accepter la vérité d’un tel point de vue. Il en est de même sur d’autres types de points de vue dans les discours de l’oral ou ceux de la littérature, et notamment celle proposée par les chercheurs. Une telle position implique donc un relativisme de méthode pour apprécier l’étendue de la manifestation du phénomène gestionnaire. 441 Voir notre discussion de ce point dans le chapitre 2. 442 Le chercheur peut adopter une position équivalente au lecteur face à sa propre expérience, quand la brusque conscience de micro-refoulements de sa propre expérience au monde social du « terrain » devient une attitude identifiée ex-post comme conduisant à fabriquer des faits, (voir Fox (1974) cité dans Dodier et Baszanger (1997)) d’où la nécessité de ne pas chercher un état de méta-conscience avec le terrain mais simplement de veiller à toujours passer à travers lui. 443 En disant cela, nous ne disons rien de bien différent de ce qui se passe avec les sciences dites « dures », où l’existence des êtres étudiés et la vérité des énoncés qu’ils supportent restent soumises à l’existence de nombreux objets-intermédiaires (revues internationales, appareillages techniques, maintien d’un accord cadré entre théoriciens et expérimentateurs sur la productions d’événements plausibles - voir par exemple Pinch (1980) pour la physique des particules).

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La deuxième implication est celle qui consiste à rompre, en quelque sorte, avec un regard détaché sur le monde social en question, ce qui permet alors de s’interroger sur la construction de notre épistémologie en science de gestion. Cette rupture « consommée » dans le passage à l’action, c’est à dire dans le fait de mettre en jeu cette position actancielle du chercheur en gestion non pas seulement en théorie mais aussi en pratiques au sein d’un flux d’actions foncièrement orientées vers la recherche d’une causalité entre un dispositif de maîtrise et ce qu’il performe. C’est une telle prétention à trouver des causalités dans la construction sociale et technique de l’efficacité qui constitue l’ossature même du phénomène gestionnaire dans la quête évidemment vaine d’une efficience complète du gouvernement des hommes et des choses par les dispositifs qu’offre la modernité et qui distinguent le gestionnaire de ceux qui ne savent pas gérer ou de ceux qui ne savent pas ce que gérer veut dire. Le style de recherche en gestion que nous proposons exprime alors un dosage entre engagement et distanciation, et un dosage qui revêt un caractère politique du fait de l’incomplétude du mode d’existence des dispositifs de gestion. Comme le souligne R.Aron avec force dans une critique de l’oscillation de Max Weber entre engagement politique et éthique scientifique (cf. son avant-propos dans Weber (1959)), le détachement est inconcevable autant d’ailleurs que l’engagement aveugle dans l’apologie de l’action sans réflexion sur ses fondements, tout simplement parce que les sciences sociales sont in fine praxéologiques, et qu’elles font faire autant qu’elles prétendent dire ce qui se fait.

La troisième implication est de faire du compte-rendu de l’expérimentation du type de position définie par la tension que contient le passage de la compréhension à l’intervention, une nécessité. Pour cela il s’agit de respecter la tradition et les usages en termes de règle de production de la référence, mais du fait même de la récursivité de toute production technique, discursive, symbolique visant l’amélioration, la transformation, le maintien ou la critique du monde social de la gestion, il nous semble tout à faire ordinaire et bien urgent à la fois, de chercher à rendre compte également de ce que signifie (ce qui donc fait parler) et vaut (ce qui donc fait faire) la présence du chercheur dans le monde sur et dans lequel il travaille à travers des expériences qui ont de grandes chances de rester particulières et modestes. Cette exigence d’une activité narrative cadrée par les règles de l’exposabilité des audiences auxquelles elle s’adresse transpose de la sorte un rapport privé au phénomène gestionnaire, aussi limité soit-il, en expérience collective.

Ces trois implications du relativisme de méthode, du passage à l’action et de l’activité narrative jouent entre elles de façon évidement différenciées et jamais en même temps, mais elles visent à situer une certaine présence à ce monde social, style qui voudrait se retrouver autant dans la formation du texte et que dans la réalisation de l’intervention. Ainsi l’épreuve de l’action dans l’intervention et l’exigence de l’activité narrative forment une réponse au risque de l’hyper-relativisme qui pourrait découler d’un point de vue symétrique sur le processus étudié, notamment en refusant de passer par la rencontre avec la concrétisation d’une volonté de maîtrise au risque d’y être emporté. Une telle position peut notamment déclencher le débat épistémologique qu’implique l’affirmation d’une position relativiste dans les sciences sociales444, débat qui nous semble pouvoir porter sur la possibilité de maintenir une aire de la connaissance prenant le phénomène gestionnaire au sérieux et prétendant l’étudier de façon scientifique, c’est à dire de façon telle que la construction des « faits de gestion » puissent se transformer en science froide enseignable et en technique managériale au cours de « belles » controverses. Mais cette propension à faire science ne peut seule suffir pour considérer la spécificité des sciences humaines. En suivant Stengers (1997) il est nécessaire de considérer « la question pratique 444 Un tel débat nous semble par ailleurs autant politique qu’épistémologique dans la mesure où l’agnosticisme à l’égard des pratiques des autres et de ce qu’ils en disent, contient un impératif politique dans la façon de concevoir la présence de la recherche au monde de l’expérience ordinaire.

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posée par l’entreprise scientifique lorsqu’elle s’adresse à des êtres capables de poser, à propos de celui qui les interroge, la question « que me veut-il ? » (op. cit., p.16), sachant que le traitement tolérant de cette question eu égard aux doutes qu’expriment les êtres vis à vis d’eux-mêmes ou de la science, viendrait conforter une abstinence politique mettant les sciences humaines au rang d’une pâle imitation des sciences de la nature.

C’est donc simplement en faisant exister et traiter ce problème du risque de la tolérance445 que l’on peut lier « la question des obligations que pourraient faire exister et qui pourraient faire exister les sciences humaines au risque de cette malédiction », (Stengers, 1997, p.16). Cette malédiction de la tolérance qui vaut aussi bien pour les chercheurs que nous avons « parasité » par notre propre recherche que pour nous mêmes à leur endroit, consiste non pas à l’évacuer au titre de l’invocation, par exemple, de principes catégoriels comme ceux de la recherche-action, mais à la considérer comme risque spécifique des sciences humaines. Une réponse radicale serait de renoncer à toute opération de connaissance du fait de cet abus de pouvoir qui guette, mais en nous plaçant très directement sous l’égide des sciences de gestion qui affirment sous différentes façons vouloir étudier, influencer, améliorer voire changer les techniques managériales des institutions où la modernisation prend appui. Nous ne pouvons échapper nous-mêmes à la prise en compte de ce risque, une fois consommé le renoncement « aux effets de sciences »446. C’est une formalisation de ce risque que nous avons proposé dans notre introduction du chapitre 8. Nous l’avons alors exprimée comme le moment où, en sortant de la visée cherchant à produire un jugement sur la validité épistémologique d’un savoir-actionnable, nous l’avons fait exister dans la tension qui définit et engage la qualification de chercheur-intervenant dans un rapport politique aux êtres avec lesquels il doit composer pour mettre à disposition un savoir-actionnable particulier. Dans l’activité narrative qui accompagne l’intervention, il s’agit alors autant de l’obligation d’une description participante et de l’accompagnement du devenir de cette description, que de l’obligation de prendre conscience que la référence aux sciences de gestion qui les légitime, contient ce que Stengers appelle le « caractère irréductiblement pharmacologique, instable, de la référence à la science à construire, qui contient le risque de transformer cette référence en poison ». La scène de l’intervention reste alors une scène ouverte aux conditions de sa réalisation, mais elle avant tout une scène risquée.

La proposition d’un tel style de recherche en gestion engendre inévitablement un débat sur les critères de certification des connaissances issues de telles expériences, mais ce débat nous semble devoir être maintenu autour des modalités de la production de la référence à des faits, plus que définitivement tranché par une institution logico-formelle de ces critères. Il est donc possible de défendre l’idée que la nécessité de critères de certification des connaissances n’implique pas de s’en tenir à un mode de validation des connaissances qui passerait inévitablement par ce détachement vis à vis du monde des

445 Stengers emploie le terme de malédiction de la tolérance, qu’on peut entendre métaphoriquement comme désignant une énonciation qui est néfaste à un principe de commune humanité. 446 Cela implique que le rapport que nous pouvons établir avec nos propres pratiques de recherche en gestion ne reconnaît pas de propriétés translocales aux connaissances que nous créons, et que les débats épistémologiques sur ces pratiques ont pour obligation alors de mettre en discussions ces pratiques comme autant de prises de risque à caractériser. Cela ne condamne pas une réflexion sur un épistémologie comparée des sciences objectivantes et des sciences subjectivantes; mais mener un tel débat à la condition d’une telle distinction reposant sur la croyance d’un modèle général de la science, conduit à réintroduire un scientisme éclairée en lieu et place d’une ouverture de la Recherche à la modernisation réflexive. En un sens la « micro affaire Sokal » indique par la ruse naïve d’une démonstration par l’absurde une ligne de non-dialogue qui doit interroger les chercheurs en sciences de la nature sur la vision qu’ils ont d’eux-mêmes et surtout sur leurs propres pratiques.

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pratiques qu’impose souvent l’académisme de la science froide. Cela est d’autant plus défendable quand les recherches en sciences sociales manifestent chaque jour d’avantage un certain degré de dépendance ou au moins d’attachement à des partenaires indispensables pour l’entretien du cycle de reproduction du chercheur, notamment pour en financer la vie matérielle et lui permettre un accès à « ses terrains ». La question cruciale est alors de savoir si nous sommes conviés, pour conduire des recherches en gestion, à devoir choisir entre les lumières de l’académisme détaché et la fréquentation angoissante et invisible des pratiques, reproduisant ainsi ce schéma qui nous a fait devenir moderne, et à donc être enclin à devoir choisir entre le réalisme de la gestion et le constructivisme de sa théorisation.

La réponse à une telle question ne peut qu’être localisée par une expérience singulière du phénomène gestionnaire, et c’est à ce titre que l’on peut proposer notre expérience forcément limitée (et peut-être heureusement...) et imparfaite dans sa conduite comme dans la tentative de sa narration. Ce que nous y avons appris et que nous soumettons ici, c’est qu’il est possible d’établir la capacité de certains travaux à intervenir dans le monde social de la gestion selon des modalités descriptibles et attestables, et que ces travaux conduisent, par le compte-rendu de l’intervention qui les accompagne, à actualiser indéfiniment le phénomène gestionnaire sous les différentes facettes où il s’exprime. Traiter de la gestion de la recherche est alors une de ces facettes.

Nous ne croyons pas nécessaire pour légitimer un tel style de recherche en gestion d’ériger d’abord une quelconque instance de rationalisation de l’esprit ou des affects du chercheur en gestion, mais surtout de les socialiser dans le site même de l’intervention, ce qui convie à une épistémologie appliquée plus joyeuse que disciplinaire, qui vise à faire passer plutôt qu’à aigrir, bref à apporter juste un peu de rêverie au monde social de la gestion, c’est à dire une source de créativité et d’efficacité parmi d’autres.

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SOMMAIRE

SOMMAIRE

CHAPITRE 1: PRESENTATION DE LA RECHERCHE

INTRODUCTION................................................................................................................................1

1. DESCRIPTION DU TERRAIN.........................................................................................................2

1.1. Le surgissement d’une incertitude radicale ...............................................................................2 1.2. La problématisation d’une gestion, par et pour NAIADE............................................................4 1.3. De l’incertitude à l’exigence de justesse....................................................................................4 1.4. De l’exigence de justesse à la formation d’un nouveau collectif ................................................6 1.5. Caractérisation du terrain..........................................................................................................7

2. ORIENTATION ET QUESTIONS DE RECHERCHE.......................................................................8

2.1. Orientation d’ensemble du travail .............................................................................................8 2.2. Orientation de notre recherche et rapport au terrain................................................................10 2.3. Question de recherche............................................................................................................11

3. PLAN DE LA THESE ...................................................................................................................12

PREMIERE PARTIE: TRAJET THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE

CHAPITRE 2: DEFINIR L’INVENTION DU GERABLE ET ACCEDER AUX PRATIQUES DE GESTION

INTRODUCTION..............................................................................................................................14

1. L’INVENTION DU GERABLE.......................................................................................................15

1.1. La particularité d’une situation multi-acteurs ...........................................................................15 1.2. Vers l’étude du mode d’existence des dispositifs de gestion....................................................16

2. L’INACCOMPLISSEMENT DES DISPOSITIFS DE GESTION.....................................................18

2.1. L’autonomie des instruments de gestion .................................................................................18 2.2. Des lacunes des outils de gestion aux dispositifs de gestion ...................................................19 2.3. Les propriétés de l’inaccomplissement des dispositifs de gestion............................................21

2.3.1. Une approche simondienne des outils de gestion........................................................................... 21 2.3.2. Une approche « conventionnaliste » des dispositifs de gestion....................................................... 23 2.3.3. Du mode d’existence des dispositifs de gestion.............................................................................. 24

2.4. Des dispositifs de gestion à la situation de gestion..................................................................25 2.5. Cahier des charges de l’étude de l’invention du gérable..........................................................26

3. DE L’OBSERVATION-PARTICIPANTE A L’INTERVENTION......................................................27

3.1. L’observation-participante: une méthode ? .............................................................................27 3.1.1. Naissance de l’observation-participante ......................................................................................... 27 3.1.2. Le récit de l’observation-participante et le sujet de l’énonciation ..................................................... 28

3.2. L’observation-participante dans les recherches en gestion......................................................30 3.2.1. Vers l’ethnographie des pratiques de gestion ................................................................................. 30 3.2.2. Les particularités de l’intervention en gestion ................................................................................. 34 3.2.3. Le paradoxe de la discussion constructiviste du rapport sujet/objet ................................................ 36

3.3. Le chercheur-observateur et le chercheur-intervenant ............................................................37

SOMMAIRE

3.3.1. Les deux figures d’acteur du chercheurs en gestion........................................................................ 37 3.3.2. Le choix d’une position de chercheur-intervenant ........................................................................... 38

3.4. La position adoptée par rapport au terrain...............................................................................39 3.4.1. Une position détachée impossible.................................................................................................. 39 3.4.2. Une position internaliste insuffisante.............................................................................................. 40 3.4.3. Une position sur le fil du rasoir....................................................................................................... 41 3.4.4. De l'étude de cas à la pratique de l’intervention.............................................................................. 41

CONCLUSION .................................................................................................................................42

CHAPITRE 3: LE MODELE GENERAL DE LA DESCRIPTION DES PRATIQUES DE RECHERCHE ET DES PROCESSUS D’INNOVATION

INTRODUCTION..............................................................................................................................44

1. LA GENESE DU DOMAINE “ SCIENCE-TECHNIQUE-SOCIETE ”.............................................44

1.1. Le tournant de la Sociologie des sciences ..............................................................................45 1.1.1. Le système normatif de la Science ................................................................................................ 45 1.1.2. La dynamique de la « science normale » ....................................................................................... 45 1.1.3. La sociologie d’une forme particulière de croyance ........................................................................ 46

1.2. De la sociologie des sciences à l’anthropologie de laboratoire ................................................47 1.2.1. Le problème de la distinction entre technique et société................................................................. 47 1.2.2. La réponse de l’anthropologie de laboratoire.................................................................................. 48 1.2.3. Le continuum « Sciences-Techniques-Sociétés»............................................................................ 50

2. LA THEORIE DE L’ACTEUR-RESEAU........................................................................................51

2.1. Méthodes de la théorie de l’acteur-réseau...............................................................................52 2.1.1. La notion de traduction .................................................................................................................. 52 2.1.2. Opérations de traduction et morphogenèse des réseaux technico-économiques............................. 53

2.2. La sémiotique des réseaux .....................................................................................................56 2.2.1. Que signifie une lecture sémiotique des réseaux ?......................................................................... 56 2.2.2. Le réseau comme mise en texte et mise en contexte...................................................................... 57 2.2.3. Méthode de représentation d’un réseau ......................................................................................... 58

2.3. Conclusion..............................................................................................................................58

3. LE PROJET DE L'ANTHROPOLOGIE SYMETRIQUE ................................................................58

3.1. Une relecture de la production conjointe des techniques et de la société ................................58 3.2. Le dévoilement du « Grand-Partage » ....................................................................................60 3.3. Les pratiques de la technoscience et le problème de l'action à distance .................................63

CONCLUSION .................................................................................................................................64

CHAPITRE 4: LE PHENOMENE GESTIONNAIRE ET L’EFFICACITE DES MODERNES

INTRODUCTION..............................................................................................................................66

1. L’ORGANISATION COMME PROBLEME ...................................................................................68

1.1. L’organisation comme objet d’une épistémologie ....................................................................68 1.1.1. Le modèle orthodoxe. .................................................................................................................... 68 1.1.2. La critique épistémologique du constructivisme social ................................................................... 69

1.2. L’organisation comme site expérimental .................................................................................70

SOMMAIRE

1.2.1. Babbage savant victorien mais peu gestionnaire............................................................................ 70 1.2.2. F.W.Taylor ingénieur et économiste .............................................................................................. 72 1.2.3. L’exemple de l’effet Hawthorne ...................................................................................................... 73

2. LE PHENOMENE GESTIONNAIRE COMME SITE DE LA CROYANCE MODERNE...................74

3. LE PHENOMENE GESTIONNAIRE ET L’EFFICACITE DE LA CROYANCE MODERNE............77

4. LE FACE A FACE GESTION / SCIENCE.....................................................................................79

CONCLUSION .................................................................................................................................82

DEUXIEME PARTIE: L’INVENTION D’UNE SITUATION DE GESTION SUIVIE A LA TRACE

INTRODUCTION DE LA DEUXIEME PARTIE .................................................................................83

CHAPITRE 5: MATERIAUX, METHODES ET DESCRIPTION DU DEROULEMENT DU PROCESSUS

INTRODUCTION..............................................................................................................................85

1. LA CONSTRUCTION DES MATERIAUX .....................................................................................85

1.1. La parole, la mémoire et l’imprimé..........................................................................................85 1.2. Du processus à la base documentaire: ...................................................................................86

1.2.1. Principe de construction ................................................................................................................ 86 1.2.2. Périmètre de la base documentaire................................................................................................ 88

1.3. Le classement des imprimés à l’origine de la base documentaire ...........................................89

2. TRAITEMENT DES MATERIAUX ................................................................................................90

2.1. Premier niveau de traitement .................................................................................................91 2.2. Deuxième type de traitement..................................................................................................91 2.4. Traçabilité du processus.........................................................................................................92 2.5. Mode de lecture......................................................................................................................93

3. LECTURE DYNAMIQUE DU PROCESSUS .................................................................................95

3.1. La problématisation de la menace des nitrates .......................................................................95 3.1.1. De la formulation d’un problème stratégique à la mise sur agenda politique d'une nécessaire coordination localisée des activités.......................................................................................................... 95 3.1.2. Fusion de l’agenda stratégique et de l’agenda politique.................................................................. 97 3.1.3. Territorialisation de la volonté de maîtrise...................................................................................... 98 3.1.4. La « Science » au chevet de la coordination des activités .............................................................. 99

3.2. Les traductions et les dispositifs de gestion de la dynamique du programme de R&D...........100 3.2.1. La problématisation du régime de découverte.............................................................................. 100 3.2.2. Le déroulement controversé du programme de R&D.................................................................... 103 3.2.3. L’irréversibilisation d’un cadrage de la situation de gestion........................................................... 107 3.2.4. Le régime d’adoption de la norme sociotechnique........................................................................ 112

4. DESCRIPTION DU PROCESSUS D’INNOVATION PAR SON GRAPHE SOCIOTECHNIQUE..114

4.1. Rappel méthodologique........................................................................................................114 4.2. Le problème de l’établissement du script de l’innovation.......................................................117

SOMMAIRE

4.3. Présentation du graphe sociotechnique ................................................................................118 4.3.1. Profils d’association du processus ............................................................................................... 118 4.3.2. Graphe socio-technique de la mise en gestion du problème de NAIADE ...................................... 121 4.3.3. Indicateurs synthétiques du Graphe Socio-Technique .................................................................. 121 4.3.4. Interprétation de l’économie d’ensemble du processus................................................................. 123

4. Quelques enseignements de l’application de la méthode à un cas d’invention d’une situation de gestion ........................................................................................................................................126

4.1. Formation du script de l’innovation et métamorphose des acteurs................................................... 126 4.2. Réseaux et conventions.................................................................................................................. 127 4.3. L’incertitude et la recomposition des identités professionnelles ....................................................... 129

CONCLUSION ...............................................................................................................................130

CHAPITRE 6: LA SITUATION DE GESTION COMME ABOUTISSEMENT INNOVANT DU PROCESSUS

INTRODUCTION............................................................................................................................131

1. LE MOUVEMENT DE CONCRETISATION DU PROCESSUS D’INNOVATION .........................131

1.1. Quelques éléments de méthode ...........................................................................................131 1.1.1. La notion de « Point de Passage Obligé ».................................................................................... 131 1.1.2. Le point de passage obligé du processus..................................................................................... 132

1.2. Le repliement du programme de R&D dans un pole d’innovation..........................................134 1.2.1. Une stratégie émergente qui potentialise l’innovation ................................................................... 134 1.2.2. La métamorphose déterminante d’un acteur ................................................................................ 135 1.2.3. La formation du pôle d’innovation ................................................................................................ 136

2. CONCRETISATION ORGANISATIONNELLE DE LA SITUATION DE GESTION ET TECHNIQUE MANAGERIALE DE NARCISSE ....................................................................................................138

2.1. La technique managériale de NARCISSE.............................................................................138 2.1.1. La question du contrôle des nouvelles pratiques .......................................................................... 138 2.1.2. Le suivi du changement par proximité.......................................................................................... 140

2.2. L’orientation et la gestion du changement dans les exploitations agricoles............................142 2.2.1. “ Créons la demande ! ” ............................................................................................................... 142 2.2.2. Métis du conseiller et routinisation des activités expérimentales................................................... 145 2.2.3. L’efficience du système de gestion............................................................................................... 146

2.3. Un système de gestion à double apprentissages sous contraintes.........................................148 2.4. L’enracinement de la situation de gestion dans les compétences distribuées ........................151 2.5. Protection du gîte et inaccomplissement de l’armature contractuelle ....................................152

3. LE RESEAU SOCIOTECHNIQUE DE LA SITUATION DE GESTION........................................155

3.1. La situation de gestion considérée comme un réseau ...........................................................155 3.2. La situation de gestion vue à travers une dyade NARCISSE/EXPLOITANT..........................157 3.3. Les reconfigurations nécessaires de l’identité et des pratiques..............................................161 3.4. Discours de l’identité professionnelle ....................................................................................162

4. INACCOMPLISSEMENT DE L’ARMATURE CONTRACTUELLE ET SOLIDARITE GESTIONNAIRE ............................................................................................................................164

4.1. La notion de solidarité technique ..........................................................................................164 4.2. La notion de solidarité gestionnaire.......................................................................................165 4.3. De la solidarité gestionnaire à la formation de la valeur ........................................................167

SOMMAIRE

5. LE GOUVERNEMENT DU COUPLE PRODUIT-TERRITOIRE...................................................169

5.1. L’ambiguïté de l’individuation du changement.......................................................................169 5.2. L’ambiguïté de l’objectif commun d’efficience.......................................................................171 5.3. Les ambiguïtés d’une complémentarité.................................................................................172 5.4. Du système productif localisé au gouvernement du couple produit-territoire .........................175

CONCLUSION ...............................................................................................................................177

CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE...................................................................................179

TROISIEME PARTIE: LES ACTIVITES DE RECHERCHE ET L’INVENTION DU GERABLE

INTRODUCTION............................................................................................................................181

CHAPITRE 7: SENS DES ACTIVITES DE RECHERCHE ET PRATIQUES EXPERIMENTALES

INTRODUCTION............................................................................................................................182

1° SECTION: L’EXPOSABILITE DE LA STRUCTURATION COGNITIVE DU PROGRAMME DE RECHERCHE.............................................................................................183

1. LE PROJET PIONNIER : LA CREATION D’UN CONTEXTE ET D’UN TEXTE .........................183

1.1. La mise en contexte de la question de NAIADE....................................................................184 1.1.1. Une convergence de vues déjà là................................................................................................. 184 1.1.2. Quelques éléments d’archéologie du savoir « SADIEN ».............................................................. 185 1.1.3. La possible épistémé des SADIENS ............................................................................................ 185 1.1.4. La face politique du programme de recherche.............................................................................. 186

1.2. Le projet pionnier comme contextualisation ..........................................................................188 1.2.1. La naissance du projet................................................................................................................. 188 1.2.2. L’intégration de la finalisation du projet dans la négociation de l’action......................................... 190 1.2.3. La formalisation du projet ............................................................................................................ 191

2. LES TRANSFORMATIONS SUCCESSIVES DE L’EXPOSITION DU PROGRAMME................194

2.1. La première transformation : la négociation conduit à « éviter » la sociologie de l’action ......196 2.2. Deuxième transformation : l’affirmation d’une ingénierie totale .............................................197 2.3. La transformation du programme dans le rapport de synthèse de sa première phase ...........200 2.4. Les transformations au cours de la deuxième phase du programme.....................................203

3. CARACTERISATION GENERALE DE L’EVOLUTION DE LA STRUCTURATION COGNITIVE DU PROGRAMME .....................................................................................................206

2° SECTION: L’ACTIVITE EXPERIMENTALE : VERS UN LABORATOIRE ETRANGE ...............208

1. DEFINIR L’ACTIVITE EXPERIMENTALE ..................................................................................208

1.1. Une dimension des pratiques de recherche ..........................................................................208 1.2. La particularité des activités expérimentales du programme AGREV....................................210

1.2.1. Dé-territorialisation des pratiques de recherche et forum hybride.................................................. 210 1.2.2. Une définition du site expérimental comme laboratoire Hors-Les-Murs......................................... 211

1.3. Méthode et objectif de la description des activités expérimentales........................................212 1.4. Une vision étendue de l’activité expérimentale .....................................................................215

SOMMAIRE

2. ETUDE DES DISPOSITIFS EXPERIMENTAUX.........................................................................217

2.1. Territorialisation du site expérimental ...................................................................................219 2.1.1. Le rôle de la carte........................................................................................................................ 219 2.1.2. De la carte au Système d’Information Géographique (SIG) .......................................................... 220

2.2. Le dispositif expérimental des bougies poreuses ..................................................................224 2.2.1. La mise en production du dispositif : du projet de mesure à la négociation de l’installation du site expérimental ......................................................................................................................................... 224 2.2.2. La production des énoncés.......................................................................................................... 227 2.2.3. Le retour des bougies-poreuses dans la station expérimentale..................................................... 234 2.2.4. De la régression expérimentale au monitoring.............................................................................. 235

2.3. La Programmation Linéaire: une technique de recherche-opérationnelle au service d’une “ Recherche-Action interdisciplinaire ” .........................................................................................236

2.3.1. L’importance du dispositif et sa charge programmatique.............................................................. 236 2.3.2. La formation du dispositif expérimental........................................................................................ 240 2.3.3. Les inscriptions issues de la conduite du dispositif expérimental .................................................. 243 2.3.4. La transfiguration du dispositif expérimental en outil de gestion ................................................... 245 2.3.5. Mouvement d’ensemble de la formation d’une norme sociotechnique........................................... 248

2.4. Les enquêtes possibles et impossibles du chercheur X .........................................................250 2.4.1. L’enquête « Exploitations Agricoles » de la phase de diagnostic................................................... 250 2.4.2. Les enquêtes sur le pâturage instantané des bovins .................................................................... 253 2.4.3. Les enquêtes sociologiques ......................................................................................................... 256 2.4.4. Caractérisation des dispositifs variés d’enquête sur les pratiques................................................. 264

3. CONCLUSION : LES ACTIVITES DE RECHERCHE ET LE LABO HLM...................................266

3.1. De la fragmentation à l’imbrication des activités expérimentales ..........................................267 3.2. Le lien entre une tendance à la régression expérimentale et le processus de mise en gestion du problème de NAIADE .............................................................................................................268

CONCLUSION DU CHAPITRE.......................................................................................................270

1. Un constructivisme étendu aux acteur .....................................................................................270 2. La déconstruction du constructivisme ......................................................................................272 3. Vers un problème de gestion du programme de recherche ......................................................273

CHAPITRE 8: LA GESTION DU PROGRAMME DE RECHERCHE ET SA DYNAMIQUE ORGANISATIONNELLE

INTRODUCTION............................................................................................................................275

1. L’IMPORTANCE DE L’ORGANISATION DES ACTIVITES POUR UNE GESTION DE LA RECHERCHE.................................................................................................................................276

1.1. Un point sur la littérature.......................................................................................................276 1.2. L’organisation vue à travers les pratiques de gestion de la recherche ...................................277

2. CARACTERISATION DE L’ORGANISATION ET DE LA GESTION DU PROGRAMME............278

2.1. Caractérisation formelle........................................................................................................278 2.1.1. Un inventaire des ressources humaines....................................................................................... 278 2.1.2. Variation de la composition du programme.................................................................................. 280 2.1.3. Variation dans le « leadership» du programme ............................................................................ 282 2.1.4. Représentation du fonctionnement par la ventilation des crédits de contrat .................................. 283 2.1.5. L’organisation du collectif des chercheurs vue à travers son réseau des collaborations de travail . 286 2.1.6. Le nomadisme des chercheurs .................................................................................................... 288

2.2. Le problème posé par une caractérisation d’ensemble de l’organisation ...............................289

SOMMAIRE

2.2.1. La possibilité d’une caractérisation dualiste ................................................................................. 289 2.2.2. Une caractérisation à partir des pratiques .................................................................................... 291

3. ETUDE DE LA DYNAMIQUE ORGANISATIONNELLE DU PROGRAMME DE RECHERCHE...293

3.1. Décision, ambiguïté et configuration: quelques éléments de méthodes.................................293 3.1.1. Ambiguïté et décision .................................................................................................................. 293 3.1.2. Standardisation des activités de recherche et idiosyncrasie de l’organisation du projet ................. 295 3.1.3. Les formes et le rôle de l’ambiguïté ............................................................................................. 295

3.2. La dynamique organisationnelle du projet de recherche........................................................298 3.2.1. Les différentes configurations à l’oeuvre ...................................................................................... 298 3.2.2. Traitement et analyse des diachronies ......................................................................................... 302 3.2.3. Exemple de deux moments de gestion......................................................................................... 310

3.3. Conclusion............................................................................................................................320

CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE..................................................................................322

QUATRIEME PARTIE: ENSEIGNEMENTS D’UNE RECHERCHE-INTERVENTION SUR LA GESTION DE LA RECHERCHE

INTRODUCTION............................................................................................................................326

CHAPITRE 9: RESTITUTION ET ANALYSE DE L’INTERVENTION

INTRODUCTION............................................................................................................................329

1. METHODE ET STRATEGIE DE L’INTERVENTION ..................................................................329

1.1. Fonction de la description participante..................................................................................330 1.2. La formulation émergente de l’intervention pour traiter le problème de déconstitution de la Recherche...................................................................................................................................331 1.3. Méthode de l’intervention......................................................................................................332

2. LA FORMATION D’UN DIAGNOSTIC DU PROBLEME DE DECONSTITUTION DE LA RECHERCHE.................................................................................................................................336

2.1. Les premiers éléments de diagnostic en 1994: « Recherche-Action, Recherche-Appliquée-Non-Applicable ou Recherche Développement? » ..............................................................................336

2.1.1. La naissance d’une différence de projet entre NAIADE et la Recherche........................................ 336 2.1.2. La discordance des figures d’acteurs ........................................................................................... 337 2.1.3. Le problème de la légitimation d’un laboratoire Hors-Les-Murs par la systémique ........................ 339 2.1.4. L’organisation systémique du programme comme mythe rationnel d’une Organisation Scientifique du Travail .............................................................................................................................................. 341 2.1.5. Conclusion .................................................................................................................................. 342

2.2. L’auto-diagnostic des chercheurs à travers une enquête sociologique de leurs pratiques et de leurs représentations ...................................................................................................................343

2.2.1. Présentation de l’enquête sociologique ........................................................................................ 343 2.2.2. Cadrage de la restitution de l’enquête auprès des chercheurs ...................................................... 343 2.2.3. Résultats du traitement quantitatif des réponses au questionnaire ............................................... 344 2.2.4. Analyse qualitative des entretiens semi-ouverts réalisés dans l’enquête sociologique................... 348 2.2.5. La discussion de notre travail par les chercheurs ......................................................................... 356

3. EVALUATION DU PROGRAMME ET FORMULATION D’UN SAVOIR-ACTIONNABLE POUR UN APPRENTISSAGE ORGANISATIONNEL......................................................................................358

3.1. Une analyse dynamique en terme de réseau technico-économique ......................................358 3.2. L’affirmation de la nécessité d’un apprentissage organisationnel ..........................................365

SOMMAIRE

4. LA PROPOSITION D’UNE PROCEDURE DE MANAGEMENT STRATEGIQUE POUR L’ACHEVEMENT DU PROGRAMME DE RECHERCHE ................................................................366

4.1. Problématisation de la procédure .........................................................................................366 4.2. Mise en jeu d’un savoir-actionnable ......................................................................................366 4.3. La justification et le mode opératoire d’une procédure pour l’achèvement du programme.....368

4.3.1. Présentation et défense de la procédure au sein de Groupe de Recherche................................... 368 4.3.2. La discussion de la procédure par le Groupe de Recherche ......................................................... 373

5. DEROULEMENT DE L’INTERVENTION....................................................................................374

5.1. Le déroulement de l’intervention...........................................................................................375 5.1.1. Le contexte général de la mise en oeuvre de la procédure ........................................................... 375 5.1.2. La préparation et le déroulement de la scène « Agriculteurs »...................................................... 375 5.1.3. La préparation et le déroulement de la scène « Développement Agricole »................................... 379 5.1.4. La préparation et le déroulement de la scène « Société Locale » ................................................. 382 5.1.5. La valorisation immédiate de la procédure................................................................................... 385

5.2. Le bilan de la procédure d’achèvement ................................................................................385 5.2.1. Le bilan pour l’intervenant............................................................................................................ 385 5.2.2. Des éléments de bilan produits par les chercheurs....................................................................... 386

5.3. Y a-t-il eu apprentissage organisationnel ? ...........................................................................387

6. LE STATUT EXPERIMENTAL DE L’INTERVENTION...............................................................388

6.1. Le problème de l’intégration des savoirs...............................................................................388 6.2. La transformation de la figure d’acteur du chercheur ............................................................389

CONCLUSION : LES CONDITIONS DE L’APPRENTISSAGE ET LE ROLE DU CHERCHEUR INTERVENANT ..............................................................................................................................391

CHAPITRE 10: CONCLUSION

1. LA DIMENSION POLITIQUE DE L’ENTREPRISE SCIENTIFIQUE ...........................................393

2. LA DIMENSION POLITIQUE DE LA SITUATION DE GESTION ...............................................396

2.1 Quelques implications de la notion de solidarité gestionnaire.................................................396 2.2. La solidarité gestionnaire dans notre étude de cas................................................................398

2.2.1. L’orientation vers le fonctionnement d’un écosystème.................................................................. 398 2.2.2. De la solidarité gestionnaire à une possible et étrange communauté industrielle .......................... 398

2.3. L’invention d’une situation de gestion du problème de NAIADE comme épreuve d’une possible Cité de la Nature. ........................................................................................................................400

3. LA DIMENSION POLITIQUE DU PROGRAMME DE RECHERCHE ..........................................402

3.1.Caractérisation de cette dimension........................................................................................402 3.1.1. Le premier axe............................................................................................................................. 402 3.1.2. Le deuxième axe ......................................................................................................................... 405

3.2. Une interprétation de la transfiguration de la Recherche.......................................................410 3.3. L’existence d’un risque propre à la formation du collectif de recherche.................................412

4. LA DIMENSION POLITIQUE D’UNE RECHERCHE-INTERVENTION ET LE PHENOMENE GESTIONNAIRE ............................................................................................................................413

4.1. La caractérisation d’un style de recherche-intervention.........................................................413 4.2. Contribution à la définition de la qualification de chercheur-intervenant ................................416

SOMMAIRE

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

LISTE DES SIGLES ET ABREVIATIONS

SOMMAIRE DES ENCADRES, TABLEAUX ET GRAPHIQUES

ANNEXES

SOMMAIRE DES ENCADRES, TABLEAUX ET GRAPHIQUES

SOMMAIRE DES ENCADRES, TABLEAUX ET GRAPHIQUES

Chapitre 1 Encadré 1-1: Extrait d’une communication-marketing présentant le situation de gestion à NAIADE-Land 1 Tableau 1-1: Quelques données économiques 4

Chapitre 2 Tableau 2-1: Les dispositifs de gestion considérés du point de vue de l’enaction d’une volonté de maîtrise 24 Tableau 2-2: Les six idéaux-types de l’interaction chercheur / terrain 35

Chapitre 3 Encadré 3-1: Les étapes d’une traduction 52 Encadré 3-2: Schématisation d’une opération de traduction 53 Tableau 3-1: Régulation et convergence des traductions 55 Tableau 3-2: La configuration du « Grand-Partage » 61 Tableau 3-3: Dichotomie de la circulation des énoncés 62

Chapitre 5 Encadré 5-1: Configuration de la construction de la base documentaire 87 Encadré 5-2: Origine des imprimés 89 Tableau 5-1: Organisation générale de la base documentaire 90 Tableau 5-2: Modèle du tableau chronologique des évènements 91 Tableau 5-3: Caractérisation des évènements 91 Tableau 5-4: Plan de codage des évènements du processus 92 Graphique 5-1: Reproduction de la chronique de l’augmentation de la concentration en nitrate des eaux de surface par le suivi de la teneur en nitrates des eaux d’une « sourcette » et d’un ruisseau 96 Encadré 5-3: figure de compromis de la phase de problématisation d’un programme de R& 101 Tableau 5-5: Descriptif du contenu, du fonctionnement et de la production des dispositifs 101 Tableau 5-6: L’accord sur un programme d’action en octobre 1988 102 Encadré 5-4: Relations d’intéressement et dispositifs 103 Tableau 5-7: Descriptif du contenu, du fonctionnement et de la production des dispositifs 104 Encadré 5-5: Extrait du compte-rendu du 5° Comité de Pilotage du programme de R&D 105 Encadré 5-6: Extrait du compte-rendu de l’avant dernier Comité de Pilotage octobre 90 (dispositif B) qui présente le GIE (dispositif G) 106 Encadré 5-7: Relations d’intéressement et dispositifs 108 Tableau 5-8: Descriptif du contenu, du fonctionnement et de la production des dispositifs 108 Tableau 5-9: Composition de la convention proposée aux agriculteurs 109 Tableau 5-10: les prescriptions générales du cahier des charges de la convention NAIADE 110 Encadré 5-8: L’armature contractuelle 111 Encadré 5-9: Evolution du nombre cumulé des agriculteurs signataires de la Convention et exploitant sur le périmètre 113 Encadré 5-10: Méthode de l’établissement du graphe sociotechnique 115 Encadré 5-11: Evolution des profils d’association 118

SOMMAIRE DES ENCADRES, TABLEAUX ET GRAPHIQUES

Encadré 5-12: Evolution comparée des Nouveaux Acteurs Cumulés et de l’Eploration du processus 119 Encadré 5-14: Evolution de l’indice de négociation (IN) 119 Encadré 5-13: Le Graphe Sociotechnique du Processus 119 Encadré 5-15: Les indicateurs de la dynamique 123 Encadré 5-16: Moyenne glissante de l’indice de négociation (IN) - version (3) à (36) 124

Chapitre 6 Encadré 6-1: Modèle de l’innovation comme processus et résultat 133 Encadré 6-2: Représentation de la formation du Point de Passage 134 Tableau 6-1: Circulation du futur directeur de NARCISSE dans les dispositifs décrits au 3.2 du chapitre 5 135 Encadré 6-3: NARCISSE, écopilote du gîte et centre de coordination des réseaux qui supportent l’invention de la situation de gestion 138 Encadré 6-4: Schématisation de la situation de gestion 139 Tableau 6-2: Comparaison des procédures de contrôle définies dans les deux cahiers des charges 139 Encadré 6-5: Architecture Organisationnelle de NARCISSE 141 Encadré 6-6: Le système de gestion des activités quotidiennes de NARCISSE 142 Encadré 6-7: Exemple d’un processus de décision par ajustements - fertilisation et rendement 147 Encadré 6-8: Une situation de double apprentissage 149 Tableau 6-3: Caractérisation d’une possible économie de variétés du nouveau système de production 151 Encadré 6-9: Composition hologrammique de formation de la stratégie (D’après Martinet, 1992) 153 Encadré 6-10: Cheminement de la formation de la stratégie de NAIADE 155 Encadré 6-11: La situation de gestion en réseau 155 Encadré 6-12: Ajustement réciproque des instances et des acteurs 158 Encadré 6-13: La situation de gestion en réseau vu à partir d’une dyade 158

Chapitre 7 Tableau 7-1: La phase de négociation de l’espace du projet pionnier 188 Encadré 7-1: Extrait d’un entretien avec le responsable scientifique du programme 189 Encadré 7-2: Les titres des fiches techniques du programme 192 Encadré 7-3: La phase de consolidation du projet pionnier 192 Encadré 7-4: Reproduction de la mise à plat du programme de recherche dans le contrat de recherche 192 Encadré 7-5: L’évolution de la carte cognitive du programme 194 Encadré 7-6: L’inscription du projet-pionnier - Le problème de la sociologie du développement 196 Encadré 7-7: Les trois modélisations qui président au ré-agencement cognitif du programme 197 Encadré 7-9: Analyse de la structure du programme version janvier 1990 198 Encadré 7-8: La présentation systémique du programme de recherche en 1990 198 Encadré 7-10: Le système agraire en 1993 - Document de synthèse AGREV 201 Encadré 7-11: L’organisation de la recherche Agriculture Environnement (Le programme AGREV) 202 Encadré 7-12: La transformation subit dans l’avenant au programme de recherche 203 Encadré 7-13: Les modifications de l’organisation des volets du programme au cours de sa deuxième phase 204 Encadré 7-14: Evolution de l’exposabilité du programme de recherche 206 Encadré 7-15: Processus par lesquels des échanges verbaux deviennent des comptes-rendus de la genèse des idées et des processus de pensée (Latour et Woolgar, 1979) 209

SOMMAIRE DES ENCADRES, TABLEAUX ET GRAPHIQUES

Tableau 7-2: L’organisation de l’activité expérimentale de la recherche du programme AGREV - 1990: Dispositifs de recherche et premiers résultats 213 Tableau 7-3: Niveaux d’analyse, étapes et opérations de recherche - 1993 213 Encadré 7-16: La circulation des énoncés et les échanges verbaux dans la fabrication des faits au sein du programme 214 Encadré 7-17: Inscription temporelle de l’activité expérimentale (NB: un carré vaut un trimestre). 215 Encadré 7-18: Les dispositifs expérimentaux 216 Tableau 7-4: Les dispositifs expérimentaux étudiés 218 Encadré 7-19: Carte stylisée du site expérimental 219 Tableau 7-5: Le rôle contractuelle de la carte 220 Encadré 7-20: Extrait d’une interview du responsable scientifique qui a soutenu ce projet de base de données221 Encadré 7-22: Schéma du dispositif des bougies poreuses 226 Encadré 7-23: L’implantation des bougies poreuses sur le site 226 Encadré 7-24: L’enchaînement des énoncés 228 Encadré 7-25: Un dispositif sciento-technique discutable 228 Encadré 7-26: Graphique d’évolution de concentrations en nitrate mesurée par bougie-poreuse sous différentes cultures annuelles, et le texte qui l’introduit dans le rapport de synthèse du programme. 228 Encadré 7-27: Extrait d’entretien avec un chercheur agronome 230 Encadré 7-28: Extrait d’entretien avec un chercheur sociologue 233 Encadré 7-29: Extrait du travail de synthèse sur le pâturage 235 Encadré 7-30: Evolution du nombre de sites à bougies-poreuses qui passent dans le cahier des charges 236 Encadré 7-31: La place de la Programmation Linéaire dans l’organisation de la recherche Agriculture Environnement (Le programme AGREV) 237 Encadré 7-32: Echange verbaux autour de l’intervention des économistes - Extrait d’un compte-rendu de la Cellule Environnement. 238 Tableau 7-6: Les contraintes intégrées dans la PL et les liens avec d’autres dispositifs expérimentaux 240 Encadré 7-33: Le dispositif de la PL comme enchaînement d’opérateurs de traduction 242 Tableau 7-7: Les hypothèses de base de la simulation de l’agriculture du périmètre 244 Encadre 7-34: Le résultat majeur de la PL 244 Encadré 7-35: De l’inscription des courbes à la formation d’une zone critique du choix du niveau de compensation financière 246 Encadré 7-36: Comparaison du modèle de l’agriculture établi dans le travail de la PL et celui décrit par l’armature contractuelle. 247 Tableau 7-8: Figure d’opposition sur le sens des prescriptions 248 Encadré 7-37: Synthèse diachronique de la formation de la norme sociotechnique 248 Tableau 7-9: Les principaux dispositifs ayant impliqué des enquêtes systématiques 250 Encadré 7-38: Le protocole du dispositif 254 Encadré 7-39: Receptivité de l’enquête pâturage par les éleveurs 254 Encadré 7-40: Extrait d’un entretien avec un chercheur sociologue 257 Tableau 7-10: Les principales enquêtes sociologiques et socio-économiques 258 Encadré 7-41: Extrait d’entretien avec un chercheur sociologue 259 Encadré 7-42: Extrait d’entretien avec un chercheur sociologue 261 Encadré 7-43: Extrait d’entretien avec un chercheur sociologue 263 Encadré 7-44: Extrait d’entretien avec un chercheur agronome 265

SOMMAIRE DES ENCADRES, TABLEAUX ET GRAPHIQUES

Chapitre 8 Graphique 8-1: Variation du nombre de chercheurs impliqués directement dans le programme 279 Graphique 8-2: Les indices de caractérisation de la dynamique du programme 280 Tableau 8-1: Tableau des correspondances de l’étiquetage du programme entre AGREV1 et AGREV2 280 Encadré 8-1: Plan de charge du programme selon la participation des chercheurs au différents volets 281 Encadré 8-2: Evolution du leadership du programme 282 Tableau 8-2: L’Etiquetage des différentes versions du Programme AGREV2 283 Graphique 8-3: Ventilation des crédits de contrat d’AGREV1 284 Graphique 8-4: Ventilation des crédits de contrat d’AGREV2 285 Tableau 8-3: La matrice de l’adhocratie 288 Encadré 8-3: La configuration spatiale du Labo HLM 289 Encadré 8-4: Les attendus du programme de recherche AGREV2 en 1992. 292 Encadré 8-5: Représentation schématique de la dynamique des configurations du programme 298 Tableau 8-4: Description des configurations 299 Tableau 8-5: Typologie et effectifs des configurations 300 Encadré 8-6: Diachronie des configurations du processus où les chercheurs sont impliqués 300 Tableau 8-6: Plasticité de l’étiquetage et passage d’une configuration de coordination à une configuration de régulation 301 Encadré 8-7: Diachronie des configurations propres à la Recherche 303 Encadré 8-8: Diachronie des configurations du programme de recherche - 1° phase 304 Encadré 8-9: La dé-constitution de l’organisation du programme dans sa phase d’achèvement 305 Encadré 8-10: Evolution du cumul du nombre de réunions de régulation et de coordination: 307 Tableau 8-7: Les moments de gestion du processus (commentaire de l’Encadré 8-10) 307 Encadré 8-11: Diachronie des configurations où les responsables du programme en négocient la conduite 308 Encadré 8-12: Diachronie des configurations où les chercheurs ont négocié le programme de recherche 308 Encadré 8-13: L’organigramme de la structure proposée par la Recherche 311 Encadré 8-14: L’organisation de la structure de la situation de gestion telle qu’établie par un responsable de NAIADE 311 Encadré 8-15: Extrait d’entretien avec le directeur de NARCISSE 313 Encadré 8-16: Détail de la diachronie des configurations correspondant au moment de gestion 314 Encadré 8-17: Diachronie des configurations correspondant au moment de la gestion de la formation des agriculteurs 314 Encadré 8-18: Les configurations impliquées dans le moment de gestion de la formation 317

Chapitre 9 Encadré 9-1: Schématisation ex-post de notre dispositif d’intervention 331 Encadré 9-2: Schématisation du modèle d’apprentissage organisationnel (d’après Argyris et Schön) 334 Encadré 9-3: La restriction du champ des possibles de la concordances des facettes des figures d’acteur entre NAIADE/NARCISSE et la Recherche 338 Tableau 9-1: La description du programme de recherche comme articulation entre un travail de contextualisation et de décontextualisation des activités de la Recherche 340 Encadré 9-4: Appréciation de l’accueil de la contribution individuelle 345 Encadré 9-5: Appréciation de l’importance de la participation individuelle 346 Encadré 9-6: Intégration de la question de NAIADE dans les pratiques de recherche 346

SOMMAIRE DES ENCADRES, TABLEAUX ET GRAPHIQUES

Encadré 9-7: Implication individuelle des chercheurs et organisation du programme 346 Encadré 9-8: Valorisation des résultats de recherche 347 Encadré 9-9: La participation au cahier des charges 347 Encadré 9-10: Appréciation de l’insertion du programme de recherche dans la situation de gestion 347 Tableau 9-2: Les thématiques du guide d’entretien 347 Tableau 9-3: Les registres d’argumentation des chercheurs sur leur propre contribution au programme 347 Tableau 9-4: Bilan des publications liées au programme 350 Encadré 9-11: Le réseau des co-auteurs 351 Encadré 9-12: Nouvelles méthodes et connaissances issues du programme 351 Encadré 9-13: Rose de la Recherche du programme AGREV 351 Tableau 9-5: Diversité des conceptions des chercheurs sur l’innovation issue du programme 352 Encadré 9-14: Les idéaux-types de chercheurs 353 Encadré 9-15: L’étrange configuration de la restitution 357 Encadré 9-16: Nature des échanges au cours de la discussion de l’évaluation 358 Encadré 9-17: Représentation schématique d’un Réseau Technico-Economique 359 Encadré 9-18: La Recherche se déploie vers les agriculteurs 361 Encadré 9-19: Intervention de la Recherche 361 Encadré 9-20: La Recherche se déploie vers l’industrie 361 Encadré 9-21: La Recherche se déploie vers l’industrie 361 Encadré 9-22: La Recherche « écartelée » entre deux réseaux d’innovation 363 Encadré 9-23: Limitation des interventions de la Recherche sur ces deux réseaux 363 Encadré 9-24: Limitation de l’intervention de la Recherche et création de NARCISSE 363 Encadré 9-25: Participation de la Recherche à la gouvernementalité du gîte 370 Tableau 9-6: Description et objectifs des trois « scènes » 371 Tableau 9-7: L’insertion de la préparation des scènes dans l’organizing du programme 372 Tableau 9-8: Niveau de concernement possible instances / opérations 372 Tableau 9-9: Cahier des charges des scènes 373 Tableau 9-10: Organisation de la restitution aux agriculteurs 376 Encadré 9-26: Quelques échanges entre chercheurs et agriculteurs 377 Encadré 9-27: Carte cognitive de la mise en discussion de l'exposé 1 proposant une chronique du programme de R&D 378 Encadré 9-28: Quelques échanges entre chercheurs et agriculteurs 379 Encadré 9-29: Restitution aux acteurs du Développement Agricole - Chambre d'Agriculture -juin 1996 379 Encadré 9-30: Le point de vue du Président de la Chambre d’Agriculture 380 Encadré 9-31: Carte cognitive de la mise en discussion de la restitution de la Recherche aux OPA 381 Encadré 9-32: Présentation du principe l’exposition 383 Encadré 9-33: Le texte justifiant la tenue de l’exposition pour les partenaires 384 Tableau 9-11: Bilan de la procédure d’achèvement 385

Chapitre 10 Tableau 10-1: L’hybridation des exigences (1) et des obligations (2) des activités scientifiques du programme de recherche d’après Latour (1996) et Stengers (1997) 405 Tableau 10-2: Les trois piliers des institutions - tableaux synthétiques d’après Scott (1995, p.52) 406

SOMMAIRE DES ENCADRES, TABLEAUX ET GRAPHIQUES

Tableau 10-3: L’insertion institutionnelle du programme de recherche 406 Tableau 10-4: Modèle de l’individualisation chez Beck (1992, p.127-138). 408 Encadré 10-1: Grille d’analyse de la dimension politique du programme de recherche 409 Encadré 10-2: Application de la grille (1) 410 Encadré 10-3: Application de la grille (2) 411

LISTE DES SIGLES ET ABREVIATIONS

LISTE DES SIGLES ET ABREVIATIONS AGREV: Programme de recherche Agriculture-Environnement AIP: Action Incitative Programmée BASCULE: Balance Azotée Spatialisée des Systèmes de Culture des Exploitations BRGM: Bureau de Recherche Géologique et Minière CEMAGREF: Centre National du Machinisme Agricole, du Génie Rurale des Eaux et Forêts CIRAD: Centre International de la Recherche Agronomique pour le Développement CNASEA: Centre National d’Aide aux Structures des d’Exploitations Agricoles CNRS: Centre National de la Recherche Scientifique CGS: Centre de Gestion Scientifique de l’Ecole des Mines de Paris COPP: Contrat d’Occupation Provisoire et Précaire CORPEN: Comité d’Orientation pour la Réduction de la Pollution des Eaux par les Nitrates CRG: Cente de Recherche en Gestion de l’Ecole Polytechnique DDASS: Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales DIREN: Direction Régionale de l’Environnement DRIRE: Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement FEOGA: Fond Européen d’Orientation et de Garantie Agricole GERDAL: Groupe d’Expérimentation et de Recherche- Développement et Actions Localisées GIE: Groupement d’Intérêt Economique Ha: Hectare INRA: Institut National de la Recherche Agronomique NO3: Nitrates OGAF: Opération Groupée d’Aménagement Foncier OPA:Organisations Professionnelles Agricoles ORSTOM: Office de la Recherche Scientifique et Technique d’Outre-Mer PAC: Politique Agricole Commune PL: Programmation Linéaire SAD: Systèmes Agraires et Développement SAFER: Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural. SFER: Société Française d’Economie Rurale SIG: Système d’Information Géographique UGB: Unité Gros Bovin VL: Vache Laitière

ANNEXES

SUMMARY

We propose in this thesis to study the meaning of shaping and enacting the management of scientists involved in a particular situation, in which they take part to the coordination of two professionnal worlds competing for the use of a common resource. In this purpose we realize the case-study of the invention of a specific management setting which was supposed to protect the quality of an underground water, since this resource is the specific asset of a firm using it to produce a well-known international mineral water. Mastering the quality of its resource meant for this firm that farming pratices involved in nitrogen and pesticide lixiviation had to be changed in the water protection area of this underground. This transformation of farming pratices supposed the work of a pluridisciplinary team of agronomic scientists during seven years in order to trigger and participate with others actors (firm managers, farmers, farming advisors) to the achievement of an innovation process of new non-harmful farming practices. The first part of these thesis consists of establishing the issue of considering management as something which supposes an invention process, and in making clear for Management Sciences researchers the modalities of its empirical study. Therefore we enlight the sense of scientific pratices study when "Science-at-work'' is taking part in innovation process which suppose various social interactions to cope with an environmental risk. In this purpose we refer to works of the field of Science-Technics-Society Studies (such as Actor-Network Theory, Sociology of Innovation and Symetric Anthropology). We conclude then the first part in studying the consequences of the meeting of Science and Management Science in our problematics and we advocate to caraterize this meeting as an expression of what we called the « Managerial Phenomenum ». In the second part, assuming the methods of case study analysis and those of Sociology of Innovation, we establish the description of the process which led to realize the management of the problem this firm had to face with a nitrogen lixiviation risk. According to this description, we caracterize the outcoming management setting and insist on the way it comes to exist now as a nexus of various management disposals (such as contracts and technical specifications) and as specific socio-economic relations inbetween this firm and the farmers of this water protection area. We consider then these relations which embed the management setting as the expression of a Managerial Solidarity. So, this managememt setting can be interpreted as the forthcoming shaping of a product-territory couple governance. The third part of our thesis consists in describing and analysing the social group of scientisits which the firm mobilized through a contractual Research Programme in order to estblish and estimate the conditions and efficiency of farming pratices transformation. In this purpose, we study the diachrony ot the cognitive structuration of this Research Programme and the experimental pratices which were attached to the shaping of this management setting outcoming from the innovation process. Assuming the approach of organisation analysis of the team of these scientists, taken as a collective actor of the innovation process, we establish the evolution of the organizational design of the Research Programme in connection with the innovation process. In the last part we propose a diagnostic of the progressive de-constitution of this collective actor along the invention of the already characterized management setting. This evaluation has been send back to scientists during the ending of the Research Programme through a detailled strategic management proposal which purpose was to improve the re-constitution of the scientist group during the final achievement of the Research Programme in order to promote organizational learning. We describe how this proposal has been defended among scientists and then enacted within a specific participatory management research disposal, for which we advocate of its experimental feature. This empiric and applied approach of managing "science-at-work" leads us to propose some teachings and comments as a conclusion : firstly by giving a political insight and appraisal of the way such a pluridisciplinary team of scientists might have been managed in such a multi-actors innovation process, and secondly by caracterizing, in a Management Science perspective, what might be the status and the role of participatory-management-researcher. Keywords: Managerial Phenomenum - Sociology of Innovation - Longitudinal case-study analysis - Agronomic Research - Environment Protection - Water Quality Management - Farming Practices -

Multi-actors Management Setting - Managerial Solidarity - Research Practices - Management of Science - Participatory Research - Research Policy.

RESUME DE LA THESE Cette thèse propose d’étudier ce que signifie de penser et de mettre en oeuvre une gestion de la recherche dans des situations particulières où une équipe pluridisciplinaire se trouve impliquée dans la coordination de mondes professionnels disjoints en conflits d’usage sur une ressource commune. Elle considère pour cela l’étude du cas de l’invention d’une situation de gestion pour la maîtrise de la qualité d’une ressource formant l’actif spécifique d’une entreprise produisant de l’eau minérale naturelle. Cette volonté de maîtrise de la qualité s’est traduite par la transformation de l’agriculture du périmètre de protection de cet actif, en mobilisant le travail d’une équipe pluridisciplinaire des sciences agronomiques dans le processus d’innovation qui a conduit à cette transformation. La première partie de la thèse consiste à problématiser la gestion comme quelque chose qui s’invente et à établir les modalités de son observation pour le chercheur en gestion. Elle précise ensuite ce que signifie l’étude des pratiques de recherche impliquées dans des processus d’innovation en ayant recours aux travaux du domaine Science-Technique-Société (théorie de l’acteur-réseau, sociologie de l’innovation, anthropologie symétrique). Enfin, les conséquences d’une rencontre entre la Gestion et la Science sont tirées en proposant de la caractériser comme expression du phénomène gestionnaire. Prenant le point de vue d’une étude de cas, la deuxième partie établit, à partir d’une sociologie de l’innovation, la description du processus conduisant à la mise en gestion du problème posé à cette entreprise par la lixiviation des nitrates d’origine agricole. Puis elle propose une caractérisation de la situation de gestion résultante en insistant sur son mode d’existence en tant que nexus de divers dispositifs de gestion, et sur la particularité des relations entre l’entreprise et les exploitants agricoles au sein de ce que nous décrivons comme une solidarité gestionnaire. Cette caractérisation est alors interprétée comme la manifestation de la mise en place d’un gouvernement du couple produit-territoire. La troisième partie consiste à centrer la description et l’analyse sur le collectif de chercheurs qui a été mobilisé par cette entreprise pour établir et évaluer les conditions du changement des pratiques agricoles. Pour cela nous étudions de façon diachronique l’évolution de la structuration cognitive du programme de recherche, ainsi que les pratiques expérimentales de ce programme qui se sont trouvées attachées à la mise en gestion du problème posé. Enfin nous prenons le point de vue d’une analyse de l’organisation et de la gestion de ce collectif de recherche en établissant l’évolution du design organisationnel du programme en relation avec le processus d’innovation. Cela nous permet de souligner les modes de gestion et l’évolution de cette adhocratie opérationnelle que forme ce collectif de chercheurs. La quatrième partie nous conduit alors à adopter une position d’évaluation de la place de la Recherche dans ce processus et à proposer un diagnostic de sa déconstitution progressive en tant qu’acteur de l’invention du gérable. Cette évaluation est renvoyée aux chercheurs sous la forme d’une proposition de management stratégique de l’achèvement du programme de recherche au sein d’un dispositif de recherche-intervention, dont nous rendons compte du statut expérimental. Cela nous conduit alors à tirer des enseignements pour une Gestion de la Recherche, tout d’abord sous la forme d’une évaluation politique de la façon dont la formation des collectifs de recherche importe dans ce genre de processus d’innovation, ensuite en caractérisant, pour les recherches en gestion, ce que peut-être la place et la fonction du chercheur-intervenant. MOTS-CLES: Phénomène Gestionnaire - Sociologie de l’Innovation - Recherche Agronomique - Environnement - Gestion de la Qualité de l’Eau - Pratiques Agricoles - Situation de Gestion Multi-acteurs - Solidarité Gestionnaire - Pratiques de Recherche - Gestion de la Recherche - Recherche-Intervention - Politique de Recherche.