Mieux comprendre la diffusion des innovations : une proposition de relecture des cités de Boltanski...

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Mieux comprendre la diffusion des innovations : une proposition de relecture des cités de Boltanski et Thévenot à partir de la Consumer Culture Theory. Une illustration par Loft Story (saison 1) L’auteur de cette communication tient à remercier le professeur Nathalie Guibert, Université Panthéon-Assas, Monsieur Bertrand Belvaux, maître de conférences à Université de Bourgogne, et Monsieur Philippe Tassi, directeur général-adjoint de Médiamétrie, pour leur aide. Les XIIIe Journées normandes de recherche sur la consommation 27 et 28 novembre 2014 - Rouen Julien Besnard Chargé de recherches Médiamétrie 70 rue Rivay, 92300 Levallois-Perret 1

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Mieux comprendre la diffusion des innovations :une proposition de relecture des cités de

Boltanski et Thévenot à partir de la ConsumerCulture Theory.

Une illustration par Loft Story (saison 1)

L’auteur de cette communication tient à remercier le professeurNathalie Guibert, Université Panthéon-Assas, Monsieur BertrandBelvaux, maître de conférences à Université de Bourgogne, et

Monsieur Philippe Tassi, directeur général-adjoint de Médiamétrie,pour leur aide.

Les XIIIe Journées normandes de recherche surla consommation

27 et 28 novembre 2014 - Rouen

Julien BesnardChargé de recherches

Médiamétrie70 rue Rivay, 92300 Levallois-Perret

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Chercheur associé (doctorant) Université Panthéon Assas – LaboratoireLARGEPA

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Mieux comprendre la diffusion des innovations :une proposition de relecture des cités de

Boltanski et Thévenot à partir de la ConsumerCulture Theory.

Une illustration par Loft Story (saison 1)

Résumé. Dans le domaine de la diffusion de l’innovation, des travauxrécents explorent les apports de la théorie des cités proposée parBoltanski et Thévenot (1991). Dans ce contexte, la Consumer CultureTheory (CCT) permet de réfléchir à l’émergence de nouvelles cités pourmieux appréhender les nouveaux contextes de consommation, parfoisparadoxaux. Une étude empirique exploratoire inspirée de celle ElEuch Maalej & Roux (2012) menée sur un échantillon de 119 articlesde presse et 43 courriers des lecteurs portant sur la perception desprogrammes de téléréalité aboutit à l’identification d’une nouvelleforme de rationalité des consommateurs.

Abstract. In the marketing field, recent researches about thediffusion of innovations are exploring the contribution of Boltanskiand Thevenot’s “cities” (1991) for a better understanding ofconsumer behavior. Current literature in consumer culture theory(CCT) offers some theoretical tools to think about the appearance ofnew “cities” which could help to understand new values involved inconsumption. An empirical study inspired from El Euch Maalej &Roux’s (2012) article on loyalty card and based on a sample of 119press articles and 43 reader’s letters leads to the discovery of anew form of rationality among consumers.

Mots clés: cites, théorie des conventions, Consumer Culture Theory, téléréalitéKeywords : Conventions Theory, CCT, Reality TV

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« Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donnent des perspectives sur votre époque et vous permettent d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter ». Marguerite Yourcenar

INTRODUCTION

La recherche sur les innovations – au sens large du terme - estdotée d’un solide bagage théorique pour comprendre leurdéveloppement et leur diffusion. La majeure partie du travail sur cesujet a été réalisée, puis rassemblée par Everett Rogers (2001) aucrépuscule du XXème siècle. Les éléments constitutifs de ladiffusion d’une innovation sont nombreux. Parmi ceux-ci, il estpossible de relever l’influence des normes sociales. Selon Rogers,ces dernières jouent un rôle particulier lors de la diffusion d’uneinnovation. Ainsi, dans une étude menée avec Kincaid (1981) sur lecontrôle des naissances dans les villages coréens, les chercheursdistinguent une diffusion différente des innovations selon la naturede la culture d’une nation, individualiste ou collectiviste.

Cependant, considérer l’influence de courants sociologiques sur lagenèse et la diffusion des innovations est une proposition novatricepour le champ de la recherche en marketing. En effet, Desjeux (2004)distingue trois différents niveaux possibles d’analyse pour unphénomène social : le macrosocial, le microsocial et l’individuel.Comme Rogers concentre ses recherches sur les niveaux individuels etmicrosociaux, de nouvelles voies de recherche sont dès lors ouvertessur les aspects macrosociaux du processus de diffusion desinnovations. Parmi plusieurs théories portant sur l’articulation desphénomènes sociaux, l’une d’entre elles gagne de l’influence ensciences de gestion : la théorie des conventions, ou économie de lagrandeur, ou encore cités de Boltanski & Thévenot (1991) [& Chiapello,1998].

CADRES CONCEPTUELS : LA THEORIE DES CONVENTIONS ET LA CONSUMER CULTURE THEORY (CCT).

a) La théorie des conventions

La théorie des conventions est une herméneutique de plus en plusintégrée à la littérature en management. Au cours de ces dernièresannées, de nombreux articles dans des revues classées ont illustrél’émergence sociale d’un produit ou d’un concept avec les cités de

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Boltanski et Thévenot (1991). Parmi ceux-là, il est possible deciter les travaux de Marchal (1999) en gestion des organisations,Huault et Rainell-Weiss (2011) en finance, Gabriel (2004) enstratégie, El Euch Maalej & Roux (2012) sur les programmes defidélisation en marketing, et plus récemment Bouillé, Robert-Demontrond & Basso (2014) sur les « food imitating products » dansle même domaine.

C’est dans les disciplines dites « sources » qu’il faut chercherl’origine de la théorie des conventions. Les racines de ce champ sesituent aux frontières de l’économie et de la sociologie. Unepremière définition du mot convention est mise au point par lephilosophe et linguiste Lewis en 1969 afin d’expliquer l’utilisationd’une langue commune par une population donnée. Ce concept est parla suite recentré au cours des années 1980 par un groupe de sixéconomistes et sociologues français (Dupuy, Eymard-Duvernay,Favereau, Orléan, Salais, Thévenot, 1989) sur la théorie des jeux.Une convention est un phénomène qui apparait en cas d’incertitude :dans ces circonstances, les individus tendent à adopter uncomportement commun afin de réduire leur inconfort. Ce comportementcommun n’est pas consciemment choisi, ni calculé, mais émerge del’organisation sociale. Enfin, celui-ci est suffisamment régulierpour permettre de lier le concept de convention à celuid’organisation. Selon les critères canoniques de Lewis, conservés enl’état par l’école française malgré la remise en cause du « savoircommun » (« Common Knowledge ») au profit d’une croyance en unesaillance arbitraire extérieure aux individus (Dupuy, 1989),l’existence d’une convention est liée à la vérification de cinqcritères, « les cinq conditions dites de Lewis » (Gomez 1995, p148): « 1 - chacun se conforme à la convention, 2 - chacun anticipeque tout le monde s'y conforme, 3 - chacun préfère une conformitégénérale à moins que générale, 4 - il existe au moins une autrerégularité alternative, 5 - ces quatre premières conditions sont «Common Knowledge » »

L’adaptation de cette théorie sur les marchés des biens et desservices est devenue possible suite aux travaux en économie deFavereau (1989) qui considère les marchés de consommation comme deslieux d’échange atypiques créés par la compétition inter-firmes.Selon cet auteur, les marchés de biens et de services se trouvent àla congruence de deux formes d’organisation dites « marchésorganisés» (m1) et «organisation anti-marché » (m2). Selon Favereau(1989), les produits sur les marchés de biens de consommation ne sedistinguent pas par le prix, mais par la qualité (le prix étant unélément parmi d’autres de la qualité). Cette dernière n’est pas« donnée » par l’extérieur. Elle correspond à des « points focaux »traditionnellement acceptés par les acteurs du marché, « lesconventions », qui guident les modalités de la rencontre de l’offreet la demande.

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Selon Gomez (1995), les conventions ne sont pas des construitssociaux abstraits comme les classes sociales peuvent l’être ensociologie, mais des formes vivantes qui émettent des signaux etpeuvent être modélisées. Une partie des signaux peuvent être repérésdans les argumentations des individus qui entretiennent parconvention leur croyance et leur comportement. Cependant, lesindividus ne sont jamais conscients qu’ils sont liés à cette dernière.La convention va toujours de pair avec son double mimétique, lasuspicion. Celle-ci découle de la quatrième condition de Lewis :« il existe au moins une autre régularité alternative », et contient,outre des critiques adressées à la convention, le modèle d’uncompromis alternatif à celui porté par la convention.

Le comportement commun engendré par la convention n’est pasanarchique mais bien induit par une forme de rationalité : il estlié avec des principes supérieurs communs inspirés de grandes règlesmorales développées dans des œuvres philosophiques. Les sociologuesBoltanski et Thévenot décrivent dans De la justification (1991) sixformes de cités sur lesquelles reposent les conventions : la citéinspirée, la cité domestique, la cité de l’opinion, la cité civique,la cité civique, la cité marchande et la cité industrielle.

La cité inspirée, tirée de l’œuvre de Saint-Augustin, La cité deDieu, possède pour principe supérieur commun le « jaillissement del’inspiration », « l’illumination » (Boltanski et Thévenot 2011, p200). C’est la cité des artistes, des mystiques. La marque dujugement porte sur « l’éclair de génie » (ibid, p 204) : serontvalorisés la réussite spirituelle dont la présence s’exprime dans unchef-d’œuvre, l’exaltation, ou encore l’apaisement, même si  « levrai monde n’est pas accessible aux sens » (ibid, p 205).

Il est possible de retrouver les traces de la cité domestique dansLes caractères de La Bruyère, mais aussi De la démocratie enAmérique de Tocqueville. Toutefois, c’est dans la Politique tiréedes propres paroles de l’écriture sainte de Bossuet que les plusbelles pages liées à cette cité sont écrites.  Elle possède pourprincipe supérieur commun la dépendance des sujets à un individu quicontient l’ensemble de la société. C’est la cité des propriétairesterriens, des domestiques… Dans la cité domestique, la marque dujugement est assimilée à « l’exemple » (exemplarité) (ibid, p 220) :en est rejeté ce qui pourrait y venir troubler l’harmonie et fairesortir les individus de leur rang (« ostentation », « laisser-aller », « sans-gêne » ) (ibid, p 220).

La cité de l’opinion apparait dans la philosophie de Hobbes, et enparticulier Le Leviathan. Elle possède pour principe supérieurcommun l’ « opinion » (ibid, p 223). C’est la cité des stars, despaillettes et du strass. Dans le monde de l’opinion, c’est la« cote », la « rumeur », le « bruit », la « mode » (ibid, p 229),l’image renvoyée par le groupe social, qui départage les individus :

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le Grand est « réputé », « visible » (ibid, p 223), le Petit est aucontraire « inconnu », « banal », ou « oublié » (ibid, p 230). SiBoltanski et Thévenot avaient rédigé leur syllabus au début du XXI èmesiècle, peut-être auraient-ils ajouté à la liste des objets de lacité de l’opinion les réseaux sociaux qui sont mus par cettelogique.

La cité civique possède pour ouvrage de référence Le contrat socialde Rousseau. C’est la cité de l’Ecole, de la Nation, del’Administration. Elle possède pour principe supérieur commun leBien collectif. Le jugement de la cité civique passe par« l’expression de la volonté générale » (ibid, p 240) Dans la citécivique, le Grand est celui qui sert le bien commun et rejette leparticulier (« le divisé », « l’isolé, « le minoritaire » (ibid, p240)).

La cité marchande s’inspire des travaux de Smith et du concept de« main invisible », suivant lequel « les richesses qui entretiennentles échanges marchands profitent à la cité, et « le luxe profite àtous » » (ibid, p 103). Le principe supérieur commun de la citémarchande est « la concurrence », « la compétition », sensées faireémerger l’harmonie dans la cité. C’est le « prix » (ibid, p 251) quiest la forme de jugement de ce monde. Il départage le« millionnaire », le « gagneur » (ibid, p 245) considéré commeGrand, et le « rejeté » (ibid), le « non-désiré », déchu au statutde Petit.

Enfin, la cité industrielle s’inspire des travaux de Saint-Simon, eten particulier de l’ouvrage Du système industriel. Elle repose surla critique des « « métaphysiciens et légistes » parfois traitésd’ « intellectuels » et constamment opposés aux « industriels et auxsavants » » (ibid, p 151). « La science sociale véritable, dont lesrésultats ne dépendent « aucunement de notre volonté, ni de noshabitudes, ni de nos croyances », s’oppose ainsi à ces demi-sciencesque sont la métaphysique et le droit, comme il en est du « passagedu conjectural au positif, du métaphysique au physique. » » (ibid, p151) La cité industrielle est la cité de la méthode, desinstruments, de la mesure. Elle possède comme principe supérieurcommun la performance. Le Grand de cette cité est « fiable »,« opérationnel » (ibid, p 254), par opposition à l’ « inadapté » oul’ « aléatoire » (ibid).

Cet éventail de cités n’est pas figé dans le marbre, mais évolue. Siles caractéristiques des différentes cités ne varient guère, carfixées par une œuvre philosophique qui leur sert de matrice, leurnombre peut croître afin de coller à de nouvelles rhétoriques (« lacité verte » Lafaye et Thévenot, 1993) ou à de nouvelles mécaniquessociales (« la cité par projet » Boltanski et Chiapello 1998).Cependant, des « règles du jeu » (en référence à Gomez) assezstrictes entourent l’émergence d’une nouvelle cité. Celle-ci doit en

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effet, d’une part, « permettre d'asseoir une critique des principesde justification concurrents et, d'autre part, déployer unespécification du lien politique propre à fonder un accord légitime »(Lafaye et Thévenot 1993, p 511). Boltanski et Thévenot (1991)développent dans De la justification une liste très précise decritères destinés à vérifier ces propriétés.

Les marchés de biens et de services sont guidés par un principesupérieur commun qui peut être composite. Traditionnellement, c’estla délimitation entre le jugement du monde industriel et celui dumonde marchand qui s’avère difficile à poser, en particulier sur lesmarchés B2B : «Certaines zones d'échange sont plus naturellementrattachées à l'un ou l'autre de ces modes d'évaluation : par exempleles sous-traitants de l'industrie sont très généralement soumis àl'évaluation industrielle de la qualité, alors que les entreprisesqui fabriquent des biens de consommation sont plus soumises aumarché. Mais le partage entre les différentes conventions de qualitén'est jamais parfaitement stabilisé et il en résulte des risques detensions continuels » (Eymard-Duvernay 1989, p 347). Cependant,suivant les travaux d’El Euch Maleej & Roux (2012) qui associentl’usage des cartes de fidélité à des argumentaires qui proviennentde plusieurs mondes en même temps, il est possible de concevoir desmarchés dominés par un principe supérieur commun qui lient au mondemarchand ou industriel des grammaires issues d’autres cités. Ainsi,le marché des produits de mode (des produits de « marque ») utilisea priori la grammaire du monde marchand, celle du monde industriel(« contrefaçon »), et celle de la cité de l’opinion (Boltanski etThévenot 1991, p 225): en effet, peu importe son prix et sa« qualité » réelle, un bon produit de mode ne doit pas laisserindifférent. Dans un autre registre, le marché du service à domicile(des personnes qui tiennent la « maison ») intègre a priori dans sonprincipe supérieur commun, outre ceux du monde marchand, deséléments de grammaire issus du monde domestique (Boltanski etThévenot 1991, p 210): il serait en effet malvenu qu’une société deservice à la personne propose des aides à domicile peu coûteusesmais indiscrètes ou pire, indignes de confiance.

Sur les marchés des biens et des services, la convention a voixexclusive sur la consommation. C’est-à-dire que la non-adhésion àune convention empêche un individu de consommer. Cependant, lalittérature existante traite peu du moment selon lequel unesuspicion bascule dans la convention. Que se passe-t-il alors ? Y a-t-ilune concurrence acharnée ou au contraire une indifférenciation entreles deux modalités de l’échange (figures vivantes selon Gomez(1995)) ? Cette question ne possède pas des visées simplementphilosophiques mais a aussi des conséquences pratiques. Lorsque leparadigme de l’accord marchand change, les échanges s’arrêtent-ilsle temps d’une clarification ? Sont-ils équitablement répartissuivant les deux principes de justification ? Ou au contraire, le

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passage de la suspicion à la convention s’accompagne-t-il d’unévénement caractéristique ?

b) Consumer Culture Theory et postmodernitéA la même époque, des chercheurs en marketing tels Cova, Badot(1992), Firat & Vankatesh (1993, 1995), ou Hetzel (2002),introduisent la notion de « postmodernité » dans la littératuremarketing. Ce concept, issu de l’univers de l’art et del’architecture à la fin des années 1970, se réfère à de nouveauxcomportements de consommation concomitants avec la fin desidéologies. Ainsi, selon Hetzel (2002) : « la conception postmodernede la société est en rupture idéologique avec les valeurs modernesde progrès, d’évolution vers un monde meilleur ou d’utopiescollectives. Elle se caractérise par une absence de pensée uniquequi permettrait de percevoir une vérité globalisante ». Par-delà la mutation idéologique de la fin du XXe siècle, certainsauteurs relient l’apparition de la postmodernité à un changementradical de société lié à la « fin de l’Histoire », conceptpopularisé par Fukuyama (1992). Selon l’auteur de La fin del’histoire et le dernier Homme, l’humanité semble être entrée dansun nouveau cycle qui ne produit plus d’idées véritablementinnovantes sur le plan social, économique, et politique, tandis quele modèle de la démocratie libérale semble s’étendre peu à peu surtous les continents. Pour Fukuyama (1992), le dernier Homme seréfère à un consommateur décervelé, dépolitisé et in fine privé d’unepartie de son humanité. Concomitamment, de nombreux penseurscontemporains, postmodernes au sens premier du terme, se sontessayés à décrire l’avènement de l’« Homme nouveau » dans la citépost historique, sous les traits d’un individu dont l’identité estintrinsèquement liée à son activité de consommation. SelonFinkielkraut (1987) cité par Badot et Cova (2009, p 22), le Modernese caractérise par des traits de caractère inédits : individualisme,différenciation, complexité et réconciliation. « Il aime pouvoirpasser sans obstacles d’un restaurant chinois à un club antillais,du couscous au cassoulet, du jogging à la religion, ou de lalittérature au deltaplane. […] Pour lui – à condition qu’elle portela signature d’un grand styliste – une paire de bottes vautShakespeare. (…) ». Plus badin, l’hégélien Philippe Muray, décritdans ses poèmes un individu futile et naïf, « festif », porté sur laconsommation intégrale, y compris lorsque celle-ci concerne lasphère des idées :

« Elle avait découvert le marketing éthique ; La joie de proposer des cadeaux atypiques ; Fabriqués dans les règles de l’art humanitaire ;

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Et selon les valeurs les plus égalitaires ; (…) Etoles alternatives et broches-tolérance ; Et bracelets-vertu et tissus-complaisance ; Et blousons-gentillesse et culottes-bienveillance ; Consommation-plaisir et supplément de sens ; (…) Sans vouloir devenir une vraie théoricienne ; Elle savait maintenant qu’on peut acheter plus juste ; Et que l’on doit avoir une approche citoyenne ; De tout ce qui se vend et surtout se déguste »

(Muray 2003, p 95).

Le passage à la société postmoderne s’accompagne, en outre, d’unerégression de l’Homme politique (l’homme de la Polis d’Aristote) versdes « tribus électives », dépouillées de toute référencetranscendantale. Comme le montre Maffesoli (2007), cité par Badot etCova (2009, p 24) : « la personne virevolte d’une tribu à une autre,et revêt, pour l’occasion, le costume de scène approprié à l’espaceoù elle se rend »

Dans le champ du marketing, Firat & Vankatesh (1993) distinguentcinq symptômes de la postmodernité sur le comportement duconsommateur « (1) Hyper-réalité, (2) Fragmentation, (3)Renversement des phénomènes de production et de consommation, (4)décentrage du sujet, (5) Juxtaposition paradoxale des opposés, et(6) Manque d’implication ».

La référence est datée mais fait toujours sens dans l’universmédiatique. Les expériences hyper-réelles (1) sont liées avec « lesstimulations expérimentées par les clients de la nouvelle industriedu tourisme et des parcs de loisirs tels Disney World, UniversalStudio ou à Las Vegas » “simulations experienced by the customers ofthe now largest industry, tourism, in theme parks such as DisneyWorld and Universal Studios, or in Las Vegas” (Firat & al., 1995).La fragmentation (2) est liée avec « les moments fragmentés desexpériences de consommation et, spécialement, dans le marketing dela consommation » “fragmented moments in consumption experiencesand, especially, in marketing communications”. Pour illustrer cepropos, les auteurs citent l’exemple des publicités télévisuelles :« Les spots de 30 secondes sont maintenant remplacés par des spotsde 20,15,10 et même 5 secondes, et ces spots sont eux-mêmes divisésen des images fugaces de quelques secondes » (ibid, 1995) “The 30-second spots are now being succeeded by 20-, 15-, ten- and evenfive-second spots and these spots themselves are divided into manyfleeting split-second images.” (ibid, 1995). Le renversement desphénomènes de production et de consommation (3) sont liés avecl’évolution de la place de la marque et de la consommation dans lavie courante: « la production perd son statut privilégié dans la

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culture et la consommation devient le moyen par lequel les individusdéfinissent leur propre image pour eux-mêmes ainsi que pour lesautres. » “Production [is] losing its privileged status in cultureand consumption becoming the means through which individuals definetheir self-images for themselves as well as to others.” (ibid,1995). Les juxtapositions paradoxales (4) reposent sur la tendancequ’ont les consommateurs postmodernes à adopter naturellement deschoix de consommation déroutants: « la culture postmoderne libèrel’expérience de ce qui est diffèrent, même paradoxalement opposé.Par conséquence, de telles juxtapositions dans le style, l’imagerie,le discours, l’action communicative etc… abondent avec des exemplesde plus en plus courants dans l’art, l’architecture, la littérature,et les médias. » (ibid, 1995). "Postmodern culture liberates theexperiencing of what which is different, even is paradoxicallyopposed. Consequently, such juxtapositions in style, imagery,discourse, communicative action, etc., abound with examplesincreasingly found in art, architecture, literature, and the media”.Enfin, la postmodernité se caractérise par une perte del’implication (5) : « le consommateur postmoderne s’implique dans demultiples projets parfois contradictoires, dans lesquels il estmarginalement et momentanément engagé, en n’en tenant aucun vraimentau sérieux. » (ibid, 1995). "The postmodern consumer takes onmultiple, sometimes even contradictory projects, to which s/he ismarginally and momently committed, not taking any one tooseriously." (ibid, 1995). Le consommateur jouit d’une « rationalitérestreinte » (Derbaix et Grégory 2004, p 12): « l’éventail de cesréactions n’est pas majoritairement attribuable à la raison. Encherchant des explications cognitives, on peut mettre au jour unnoyau inexplicable, celui-ci pouvant, selon les circonstances, êtreplus important que la partie intelligible et bien expliquée. »

Les programmes de téléréalité valident plusieurs critères avancéspar Firat & Vankatesh (1993) pour décrire une consommationpostmoderne. Par exemple, Loft Story, indubitablement le premierprogramme dit « de téléréalité » diffusé en France, est uneexpérience hyper-réelle où les téléspectateurs sont invités àregarder une réalité augmentée. De même, l’expérience estfragmentée : les consommateurs peuvent choisir d’expérimenter leprogramme de télévision selon un angle personnalisé. Ils peuventchoisir la pièce qu’ils souhaitent observer à l’heure qui leurconvient le mieux : pour la première fois dans l’histoire du média,une émission de télévision a été développée avec un arsenalmarketing complet, soit un magazine, des rediffusions, et même unechaîne de télévision éphémère spécifique.

De même, Cova et Badot (2009, p 28) distinguent « par opposition àla société moderne fondée sur un grand idéal mondial de progrès pourla masse, des sociétés postmodernes [qui] se centrent sur un petit

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idéal local d’accomplissement pour et par la personne (ou pour etpar son environnement actuel) avec pour modalités :

M1 : le triomphe de la logique individualiste et volontariste ; M2 : la réversibilité de l’hyper-choix ; M3 : le temps des tribus électives ; M4 : la mixité des valeurs ;M5 : la revalorisation de la sensorialité du corps ; M6 : le rôle central de la mode ; »

Il est possible de trouver dans l’environnement commercial denombreuses illustrations de ces caractéristiques : « Le triomphe dela logique individualiste et volontariste (en rupture complète avecla logique collective des sociétés traditionnelles) impose le cultede la libre-disposition de soi-même dans la famille, la religion, lasexualité, le sport, la mode, l’adhésion politique et syndicale »(ibid , p 28). La réversibilité et l’hyperchoix consistent à« élargir son droit à la liberté (jusqu’alors socialementcirconscrit dans l’économie, la politique et le savoir) à la viequotidienne, générant une nouvelle façon de gérer les comportements,non plus par la tyrannie des détails, mais avec le moins decontraintes et le plus de choix privés possibles » (ibid, p 29).« Le temps des tribus électives remplace les grands regroupementsstables – religieux, politiques, syndicaux, etc. – fondés sur ladélégation et la représentation ; l’individu postmoderne ens’agglutinant, tend à s’inscrire tout à la fois comme individualitéet comme part d’un être collectif, ou tribu. L’individu postmodernevirevolte de façon libertine, de tribus éphémères en tribuséphémères où le sensualisme et l’affectivité se substituent aucontactuel comme fondement du lien social » (ibid, p 30). « Lamixité des valeurs, entraînée par la miniaturisation de la sociétéet le libertinage catégoriel (déclassage, « défaite de la pensée »,« effet de démonstration »), (qui) amplifie la faillite des ancienssystèmes hiérarchiques de valeurs et (qui) légitime toutecombinaison nouvelle de valeurs » (ibid). « La revalorisation de lasensorialité et du corps, qui – en tant que cibles premières del’attention de la personnalité narcissique postmoderne – vientcombler le vide laissé par la raison chancelante et encenser lecorps retrouvé. » (ibid). Enfin, « le rôle central de la mode [qui]ne se limite pas aux seules pratiques vestimentaires (fashion),mais [qui] est présente à tous les niveaux de la consommation (fads)et permet les va-et-vient dans l’identité, facilitant ainsi lesidentifications ponctuelles et des tribus affectuelles » (ibid, p31).

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La problématique de cette étude est la suivante : en quoi laConsumer Culture Theory peut-elle apporter des éléments de réflexionsur la pertinence des cités de Boltanski et Thévenot (1991) ?

METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE

a) Contexte de la rechercheEn avril 2001, un nouveau programme de télévision venu des Pays-Basapparaît sur les écrans de télévision en France. « Loft Story »,adaptation du programme de télévision de la chaîne hollandaiseVeronica « Big brother ». Les scores d’audience atteignent dessommets, avec un paroxystique 49,5% de parts d’audience le 5 juillet2001, soir de la finale, selon les chiffres établis par Médiamétrie.Paradoxalement, les articles de presse (Liberation) et le courrier deslecteurs (Le Monde radio-télévision, Télérama) publiés dans les journauxprésentent une attitude majoritairement hostile au programme. Si lesarticles de presse ne reflètent pas scientifiquement l’attitude destéléspectateurs envers la téléréalité, il est cependant pertinent deprendre en compte les arguments utilisés massivement dans cesrubriques, qui témoignent quelque part de l’existence d’une alternativeà la téléréalité, ou pour utiliser le vocabulaire de la théorie desjeux appliqué à la théorie des conventions, d’un équilibre de Nashalternatif.

Si la diffusion de l’émission Loft Story en France a engendré undébat notoire autour du néologisme « téléréalité », les limites dugenre ne sont aujourd’hui pas plus fixées qu’elles ne l’étaient àl’époque. Il y a un écart significatif entre le signifiant quechacun s’est approprié et le signifié que personne ne maîtrise.Ainsi, un rapport du CSA daté de 2011 indique-t-il que « la questionde la signification du terme « téléréalité » et du périmètred’émissions qu’il recouvre a été discutée par tous les intervenants(les auteurs), signe du caractère problématique de la définition duconcept et de sa validité même. Il ressort d’emblée que lesémissions dites de « téléréalité » ne constituent pas un genre en soimais qu’elles relèvent des genres de programmes existants. Le genre« téléréalité » n’existe pas (…) ». Cette négation du genre seretrouve également dans la nomenclature de Médiamétrie en vigueuraujourd’hui qui n’intègre pas la dénomination « téléréalité ».

La littérature disponible en marketing ne permet pas de résoudre leparadoxe. Certes, Nabi et Al. (2003), proposent les cinq critèressuivants pour définir ce genre télévisuel :

1) les individus qui participent à ce type d’émission seportraiturent eux-mêmes (ce ne sont pas des acteurs ou des figurespubliques qui jouent un rôle)

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2) ils sont filmés au moins dans une partie de leur intimité ou deleur environnement de travail plutôt que sur un plateau

3) ils n’ont pas de script

4) avec des évènements qui se produisent dans un contexte narratif

5) avec comme objectif premier de distraire le téléspectateur.

Cependant, si cette définition était recevable aux débuts de latéléréalité, celle-ci a considérablement évolué en dix ans, et ilest devenu coutumier de nommer téléréalité des programmes detélévision qui ne remplissent pas formellement l’ensemble descritères (par exemple, La ferme des célébrités).

De même, cette définition ne correspond pas à la synthèse proposéepar Grandcoing qui distingue deux grandes catégories de téléréalité(2007, p 66),  : « (…) plusieurs types de télé-réalité rencontrentdu succès et on trouve dans chacun de ces genres des réponsesdifférentes à des réactions inconscientes du public et, par là-même,des modes de fonctionnement psychologique de l’individu-téléspectateur tels que ceux que l’on peut observer face à unmessage publicitaire : (a) Certains de ces programmes jouent sur le ressenti par letéléspectateur des émotions du sujet « ordinaire » venu témoigner àl’antenne. (…) C’est le ressenti des émotions que partagent ceux quisont sur le plateau et ceux qui les regardent : une expositionintime est offerte, une communication émotionnelle se créé (…) (b) Autres formats, autres fonctionnements : les émissions detéléréalité « coaching au cours desquelles des situations de la viequotidienne de gens ordinaires sont exposées, rassurent et soignent.Ces émissions accompagnent le téléspectateur dans son désir dedéconstruction de lui-même pour mieux se trouver et l’aider à secomprendre. » Ainsi, si tout un chacun utilise à loisir le mot « téléréalité »pour décrire des émissions de télévision, il est bien difficile defixer les limites de ce terme. Le phénomène tiendrait de l’aporie sila sémiologie n’apportait pas des éléments pour donner du sens à ceparadoxe. Le sémiologue Barthes rappelle ainsi (1964, p 107) que lesStoïciens « distinguaient soigneusement la Phantasia logike (lareprésentation psychique), le Tugkanon (la chose réelle) et le Lekton(le « dicible ») ; le signifié n'est ni la Phantasia , ni le Tugkanon,mais bien le Lekton ; ni acte de conscience ni réalité, le signifiéne peut être défini qu'à l'intérieur du procès de signification,d'une manière quasi- tautologique : c'est ce « quelque chose » quecelui qui emploie le signe entend par lui. » Dans un registre pluspsychologisant, il note aussi (1964, p 107) : « En linguistique, lanature du signifié a donné lieu à des discussions qui ont surtoutporté sur son degré de « réalité » ; toutes s'accordent cependant

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pour insister sur le fait que le signifié n'est pas « une chose »,mais une représentation psychique de la « chose » ; on a vu que dansla définition du signe par Wallon, ce caractère représentatifconstituait un trait pertinent du signe et du symbole (paropposition à l'indice et au signal) ; Saussure lui-même a bienmarqué la nature psychique du signifié en l'appelant concept : lesignifié du mot bœuf n'est pas l'animal bœuf, mais son imagepsychique. » De fait, le mot « téléréalité » ne représente rien depalpable sinon une représentation de l’esprit collectif amenée àévoluer au gré des évolutions culturelles. En cela, le Lektoncorrespond pourtant à une situation du groupe social par rapport aumonde et constitue une modalité de la réalité aussi conséquente quecelle du Tugkanon. Ainsi, considérer la télévision à travers leprisme du Lekton, c’est-à-dire à travers la culture – au sens large duterme - peut porter conséquence sur la façon dont les émissions detélévision sont considérées et catégorisées, non comme des formatsmatériels fixes, mais comme des concepts culturels mouvants.

Partant, au cours de la même période, plusieurs théoriciens issus dela Consumer Culture Theory bâtissent un lien entre l’émergence de la« téléréalité » et la notion de postmodernité. Dans une étudemarketing portant sur les motivations des téléspectateursde téléréalité, Papacharissi & Mandelson (2007) citent des articlesde Jogodonzinki (2003) et Dauncey (1996) qui relient l’apparition dunouveau genre télévisuel avec ce courant philosophique.

b) Choix de la méthodologie

Le traitement des éléments qualitatifs s’inspire de l’étude d’ElEuch Maalej & Roux (2012) qui a pour terrain les cartes de fidélitéset dans laquelle les auteurs montrent comment les arguments quimotivent le refus de ce type de cartes sont basés sur desrationalités éthiques liées aux différentes cités bâties par Boltanski& Thévenot (1991). Dans le cas des cartes de fidélité, le choix desconsommateurs de les utiliser ou non peut être considéré comme uneépreuve (Boltanski, 2008) basée sur les principes supérieurs communs.

L’avènement de la première émission dite de « téléréalité » enFrance permet une transposition de la méthodologie d’El Euch Maalej& Roux (2012) en raison a) des caractéristiques du marché de latélévision et b) de la portée sociale de l’émission de télévisionLoft Story en 2001, au moins aussi importante que l’utilisation descartes de fidélité.

Les directions des programmes des chaînes commerciales possèdent unemission principale de rassembler le nombre le plus important detéléspectateurs satisfaits possible en face de la télévision.Cependant, ces derniers peinent à transcrire le marché des

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programmes de télévision dans les termes marketing classiques et lesituent à la confluence d’un marché de l’offre et d’un marché de lademande (Souchon, 1990, p 96) : «Très schématiquement, on peutdistinguer deux démarches: l'une part des produits et cherchecomment les programmer pour leur assurer un public; l'autre part dupublic et cherche ce que doit être la grille de programmes etquelles émissions produire. Il me semble que l'histoire de latélévision française (et l'histoire de beaucoup d'autres télévisionssans doute) manifeste un lent déplacement du premier modèle vers lesecond... Mais quelle que soit la politique des programmes, que l'onait affaire à une télévision centrée sur l'offre ou à une télévisioncentrée sur la demande, la connaissance du public, de ses jugements,de ses comportements ou de ses réactions est indispensable ». Cettedifficulté conceptuelle nuit à la mise en place d’une « stratégie »,c’est-à-dire d’une mythologie de l’action dont la rationalité estsatisfaisante, et est vectrice d’incertitude (Mousseau, 1989). Afinde juguler le doute, les programmateurs ont donc tendance à sepolariser dans un élan mimétique sur le seul critère objectif(objectivé) qu’ils possèdent, l’audience. Celle-ci possède dès lorstrois significations distinctes : elle est une mesure issue d’unéchantillon, d’un audimètre et d’un cadre conventionnel, elle estune information destinée à l’ensemble des parties prenantes de latélévision : directeurs de chaînes, publicitaires, agences,annonceurs…) et indirectement l’ensemble du public, enfin, elle estaussi un indicateur qui conditionne les décisions de tous lesprogrammateurs selon un processus mimétique, et peut donc êtreassimilé à un « repère saillant » (Dupuy, 1989) ou « variabled’interface » (Dupuy, 2014) du marché des programmes de télévision.Comme l’indique Mousseau (1989, p 79) : «On ne combat pas laconcurrence en mettant à l'antenne un produit différent des siens àune heure donnée. On ne concurrence pas une variété par un opéra,mais par une variété plus somptueuse et plus originale. On neconcurrence pas un long métrage de cinéma par un téléfilm mais parun autre long métrage de cinéma. On ne concurrence pas un filmfrançais avec des vedettes, qu'elles soient Gérard Depardieu ouLouis de Funès, Catherine Deneuve ou Isabelle Adjani, par un filmaméricain, même prestigieux. Le programme du « prime-time », pourattirer le public, doit proposer une fiction (film ou téléfilm) ouune variété. » Les stratégies des programmateurs ont cependantévolué au fil des années, au fur et à mesure de l’accroissement dunombre de chaînes payantes puis gratuites. A la fin des années 1990,des stratégies dites de « contre-programmation » ont ainsi émergé (àl’instar des grilles de programme 0% football de Métropole 6 durantFrance 98). Cependant, si ces stratégies adoptées par lesprogrammateurs ont pour objet de différencier la grille desprogrammes de celle de la concurrence, c’est par symétrie, et doncencore par mimétisme. Dans les modèles mathématiques proposés, lesprogrammateurs conservent comme boussole l’audience (Bourreau,

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2002), qui contient donc la stratégie des programmateurs. Cettepropension à l’imitation du tous par tous, offre, selon lalittérature en économie et en sciences de gestion, un contextepropice à l’émergence de conventions qui cristallisent lescaractéristiques des émissions de télévision.

Pour ce qui concerne l’émission de télévision « Loft Story » enparticulier, les très fortes audiences enregistrées par Médiamétrie(environ 50% de part d’audience le 5 juillet 2001 jour de lafinale), jumelées à une place importante de la thématique dans lecourrier des lecteurs, sous un jour parfois excessif (tel cecourrier de Philippe C. dans Le Monde Radio-télévision du 13 mai 2001 quicompare le loft à un camp de concentration nazi), révèle l’émergenced’un vif émoi, qui s’apparente à la lutte, dans le prisme de lathéorie des conventions appliquée au management, entre une suspicionet une convention (Gomez, 1995). Ainsi en 2001, un nombre importantd’individus, au moins aussi conséquent que les porteurs de cartes defidélité des grandes surfaces, fut amené à formuler un avisargumenté au sujet du programme de télévision afin de justifier leurconsommation ou au contraire leur non-consommation.

Enfin, et d’une manière plus générale, les programmes de télévisionconstituent un terrain pertinent de recherche, du fait de la faibleprésence de le Consumer Culture Theory (CCT) sur ce segment. Lesprogrammes de télévision n’ont encore jamais fait l’objet derecherches sous l’angle de la théorie des conventions, et lescontours des justifications qui accompagnent la consommation deprogrammes demeurent mystérieuses. Décrypter ces dernières peutcontribuer à expliquer en partie les bons résultats d’émissions quenombre de commentateurs considèrent « inhumaines », et qui devraientthéoriquement, suivant les critères de commune humanité des cités deBoltanski et Thévenot (1991, p 97), demeurer injustifiables.

Comme l’apparition de « Loft Story » date désormais de plus de dixans, les entretiens utilisés dans l’expérience originale d’El EuchMaalej & Roux (2012) ont été substitués dans cette étude parl’analyse textuelle des articles de journaux et du courrier destéléspectateurs de l’époque. Ces archives contiennent la trace laplus fidèle des principes supérieurs communs à l’œuvre dans lesargumentations d’alors.

L’étude est basée sur un échantillon de 119 articles de pressepubliés dans les journaux Les Echos et Libération entre le 26 avril 2001et le 1er septembre 2001, et 43 courriers des lecteurs publiés dansles magazines Télérama et Le Monde radio-télévision entre le 2 mai 2001 etle 4 juillet 2001. La période de l’étude a été choisie en fonctiondes dates de la première saison de « Loft Story », diffusé entre le26 avril 2001 et le 5 juillet 2001. Le traitement des articles a été

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réalisé manuellement avec l’aide d’un tableur pour le regroupementdes données.

RESULTATS

a) Les principes supérieurs communs mobilisés sont ceux de Boltanski etThévenot (1991)…

A partir des articles de presse et des courriers des lecteurs, cetteétude s’attelle à restaurer le système de justification qui encadrela consommation de téléréalité en croisant les arguments favorableset les critiques formulées envers le programme de télévision.

Comme dans le travail original de El Maalej & Roux (2012) au sujetdes cartes de fidélité, il est possible de cartographier lesarguments selon leur lien avec les citées proposées par Boltanski etThévenot (1991).  Les modèles de justification, contradictions, etconflits entre les cités, illustrés par quelques exemples, sontreproduits en annexe A.

b) …Cependant, ils ne couvrent pas l’intégralité des argumentations.

Cependant, certains arguments utilisés pour défendre ou critiquerl’apparition de cette innovation télévisuelle semblent complètementnouveaux, et ne pas correspondre aux principes supérieurs communs descités existantes.

Les arguments en faveurs de la téléréalité s’appuient sur letourisme, la fête, l’événement fédérateur, la sincérité, lalégèreté, et l’apologie de la jeunesse, tandis les critiquesreposent sur la perte de repère entre la réalité et l’irréel, lenihilisme, la pauvreté des dialogues entre les candidats, le manquéd’intensité du programme, le manque d’engagement politique descandidats, l’apologie de l’individualisme, l’atmosphère de parcd’attraction qui règne au sein du Loft, l‘absence de différenciationentre les sexes et les âges. Les caractéristiques du modèle dejustification, ses contradictions, et ses oppositions avec lesautres cités, ainsi que quelques exemples de verbatim sontreproduits en annexe B.

DISCUSSION ET RECHERCHES ULTERIEURESL’ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme rédigé par Boltanski &Chiapello (1998) avait pour objectif de construire une nouvelle cité,la cité connexionniste, qui intègre la nouvelle éthique du capitalisme àl’œuvre dans les entreprises durant ces trente dernières années.

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Cependant, il apparaît que les valeurs morales, les principes supérieurscommuns, exprimés dans les arguments exposés pour justifier oucritiquer la téléréalité dépassent le cadre de la cité proposée parBoltanski et Chiapello (1998), alors qu’ils sont dans le même tempssemblables aux symptômes de la postmodernité amplement développéspar la littérature marketing en Consumer Culture Theory. En effet,la défense du culte de la jeunesse, la justification de la viesociale centrée sur la fête, la tolérance des téléspectateurs enversle nihilisme extrême des candidats qui transpire dans lescomportements et les propos, ne sont que très partiellementexpliqués par les attendus du principe supérieur commun de la citéconnexionniste : « créer du lien pour bâtir un projet ». Suivant uneépistémologie systémique (Rosnay, 1975), il est possible de supposerque cette considération ne se résume pas seulement à ce type deproduit « culturel », mais peut aussi concerner d’autres biens deconsommation. Ainsi, dans la discipline du marketing, peut-être est-il légitime de réviser la « grammaire » des cités de Boltanski &Thévenot afin de rendre plus efficaces les analyses menées avec cetoutil théorique et mieux cerner les nouveaux succès commerciaux.

Cette révision pourrait suivre deux axes. Le premier axe consisterait à reconstruire une cité « postmoderne »basée, conformément à la règle des cités énoncée par les auteurs, surl’œuvre philosophique d’un penseur de la postmodernité. Pour êtrerecevable, une telle entreprise doit cependant répondre à des« règles du jeu » très précises, référencées dans De lajustification (Boltanski et Thévenot, 1991). Pour qu’un monde soitacceptable, les axiomes suivants doivent être respectés :

« 1- Un axiome de commune humanité permettant d’identifier l’ensembledes personnes ; 2- Un axiome de différenciation supposant au moins deux états possiblespour les personnes ; 3- Un axiome de commune dignité dotant lespersonnes d’une puissance identique d’accès à tous les états ; 4- Un ordre sur les états qualifiants les personnes ; 5- Une formule d’économie liant les bienfaits d’un état supérieur à uncoût ou un sacrifice exigés pour y accéder ; 6- un axiome de bien commun sur le bien-être ou bonheur attaché à unétat qui stipule que ce bien-être, croissant avec la grandeurrejaillit sur les autres. » (Thévenot 1989, p 162).

Le choix de l’œuvre morale qui sert de support à la construction dela cité est cependant particulièrement restrictif. Le textecanonique doit en effet satisfaire un ensemble de « critères dechoix » extrêmement précis. En premier lieu, le texte doit pouvoirêtre comparé à « l’œuvre des grammairiens : ils proposent uneformulation générale, valant pour tous et dans toutes lessituations, validant des jeux d’usages, des procédures, des

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arrangements ou des règles mis en œuvre localement. » (Boltanski etThévenot 1991, p 93). La cité doit «(a) [valoir] non pour toutes lessociétés, mais pour toutes celles marquées par la philosophiepolitique moderne » (ibid, p 94). En outre, «(b) Le texte doitcontenir le principe supérieur commun dans une construction de lagrandeur montrant un équilibre entre une forme de sacrifice et une formede bien commun possédant une validité universelle. Ne conviennent pasles textes dans lesquels des arguments relevant d’une citéapparaissent en ordre dispersé, de façon allusive, incidente ou nonsystématique (il s’agit souvent de textes qui ont précédé lafondation d’une cité). De même nous avons écarté des textes où setrouvaient étroitement mêlées plusieurs grandeurs. Ne conviennentpas non plus les présentations critiques d’une grandeur. (…) Il fautque le texte ne se limite pas à la critique, mais qu’il dise commentest le monde et comment il doit être, comment doivent être agencésles êtres conformément à l’ordre naturel. A la différence desdiscours critiques qui se donnent pour but de déconstruire un ordrepolitique en dénonçant les fausses grandeurs sur lesquelles ilrepose, les constructions topiques sur lesquelles on s’appuiera pourétablir les grammaires politiques en usage dans la vie quotidiennefondent les grandeurs qu’elles établissent sur un principed’économie qui met en balance l’accès à l’état de grand et lesacrifice pour le bien commun. » (ibid, p 94). De même «(c) Exposantun ordre harmonieux et l’économie de la grandeur sur lequel ilrepose, ces textes se présentent explicitement comme politiques :ils énoncent les principes de justice régissant la cité ». Enfin,«(d) dans la mesure où ils ont pour objet de fonder un ordre naturelpour instaurer des situations qui se tiennent au regard d’unprincipe supérieur commun, les textes utilisés doivent avoir unevisée pratique (…) ce sont des guides pour l’action destinés à ceuxqui dirigent » (ibid, p 95). Le critère c) des conditions énoncéesci-dessus est assez difficile à satisfaire, comme « les grammaires »qui décrivent en des termes constructifs les contours de la citépostmoderne sont rares.

Le deuxième axe conduirait à enrichir le contenu d’une citéexistante en la reliant aux attendus de la recherche menée sur lapostmodernité en Consumer Culture Theory. La recherche sur lathéorie des conventions en sciences de gestion repose sur unparadigme constructiviste et est très majoritairement menée avec unrecours aux méthodes qualitatives. A la suite des travaux d’ElMaalej & Roux (2012), le travail de recherche exposé dans cettecommunication vise à mettre à jour, à révéler, la signification du lienentre un producteur de biens de consommation culturelle et leconsommateur, qui ne se limite pas à un échange marchand. Cependant,selon le paradigme du constructivisme pragmatique (Avenier, 2001),il pourrait être pertinent d’orienter les recherches ultérieures

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vers les méthodologies quantitatives, traditionnellement liées auparadigme positiviste. Ainsi, l’étude de la variance entre lesréponses des téléspectateurs, et en particulier une étude encomposantes principales (ACP), peuvent permettre de découvrircomment les arguments liés avec la postmodernité sontpotentiellement susceptibles de s’assembler avec d’autres cités surune matrice de covariance, tandis que l’utilisation des équationsstructurelles, aidera précisément à fixer les principes supérieurs communsqui composent la convention de consommation liée à la téléréalité.En effet, si l’étude des articles de presse et du courrier deslecteurs de l’année 2001 permet de faire émerger des rhétoriquesissues de presque toutes les cités pour supporter, ou au contrairecritiquer les cités, cela ne signifie pas pour autant que celles-cisoient de façon équivalente à l’œuvre dans la convention ou lasuspicion qui encadre la diffusion des programmes de téléréalité.Ainsi, à titre d’exemple, l’argument issu de la cité marchande “Latélévision est de toute façon corrompue par l’argent” est peut-êtreplus valable que l’argument issu de la cité domestique “Latéléréalité est inoffensive”, et par conséquent probablement intégréà la convention qui encadre la diffusion de la téléréalité.

« On ne peut échapper aux « trous noirs » rationnels qui fondenttoute convention » écrit Gomez (2003) pour justifier le recours àdes méthodologies de recherche issues du courant« interventionniste » de la recherche-action. Si Gomez propose uncadre de recherche essentiellement qualitatif pour faire émerger lesconventions (« les révéler »), l’utilisation des méthodes quantitativespeut être une démarche de recherche novatrice, non pour infirmer ouvérifier la réalité des conventions comme le cadre positivisteclassique peut y inviter le chercheur, mais pour illustrer, malgrél’instabilité fondamentale des conventions, une autre voie d’accès àce type d’influence structurelle.

La présente étude possède une limite naturelle, son terrain,strictement limité aux émissions de téléréalité. Il est aussipossible de lui reprocher sa méthodologie, exclusivementqualitative, qui n’emporte pas la même force de conviction que desrésultats statistiques.

Cependant, par-delà l’enrichissement de la théorie, ce travail surles justifications liées à la programmation télévisuelle possède desconséquences pratiques. Des recherches ultérieures, qui recourentaux techniques quantitatives, permettront de transposer l’étude desjustifications liées aux principes supérieurs communs vers d’autres types deprogrammes afin de « constater » si tous les types d’émissions déclinésdans la nomenclature actuelle répondent à des justificationsidentiques. D’éventuelles variances ouvriraient la voie à laréalisation d’une nomenclature télévisuelle alternative qui ne lie

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plus les catégories aux formats des émissions de télévision, mais àl’intensité des justifications sociales confluentes qui supportent leurexistence, et qui constituent, selon la théorie des conventions, lagenèse du Legkon. Cette classification alternative serait d’autantplus pertinente si un modèle structurel pouvait établir unecorrélation entre les justifications et l’attitude, voire le comportementdu consommateur. De même, cette étude ouvre des perspectivesthéoriques de recherche sur les modalités du passage d’une suspicionau statut de convention. Dans une tribune datée du 12 mai 2001,Patrick Le Lay trouvait « toutes les justifications du monde » pourcondamner la transgression de Métropole 6 et la diffusion du premieropus de Loft Story : « Peut-on tout montrer à la télévision ? Commedeux Français sur trois, à TF1 nous répondons non. Une grande chaînegratuite, disponible en clair pour l’ensemble des Français, ycompris les plus jeunes d’entre eux, a des règles éthiques etdéontologiques à observer. TF1 s’est forgée les siennes au fil deson presque demi-siècle d’existence, dont quatorze ans comme chaîneprivatisée au cours desquels beaucoup de travail et quelques erreursnous ont permis de baliser notre chemin. La transgression par M6d’une règle observée jusqu’à présent par tous les diffuseurs privésou publics de ne pas toucher à la télé-poubelle est une très forteinterpellation. Aux responsables d’associations familiales dedécider si Loft Story et ses sous-produits pornographiques mettenten cause la protection de l’enfance. Aux défenseurs de la personneet de la dignité humaine de s’interroger sur la situation psychiqueet juridique des jeunes participants à Loft Story. Au CSA de dire siune chaîne généraliste en clair peut diffuser à une heure où unemajorité d’enfants regardent la télévision, un programme incitantdes jeunes gens à former un couple temporaire par appât du gain. »(Le Lay, 2001). Quelques mois après la publication de ce brûlot, leprototype « Les aventuriers du Koh-Lanta » sera pourtant diffusé àl’antenne de TF1. Si l’apparition des programmes dits « detéléréalité » en France correspond à un changement en convention, iln’est pas incongru de se questionner sur l’existence d’un lien entreles très bons scores d’audience du nouveau format de télévisionenregistrés à l’époque, gonflés par les consommations expérimentalesdes « grammairiens » d’un autre paradigme, et la chute de l’ancienneconvention dans la suspicion. N’est-ce pas parce que « tout lemonde » regarde qu’il convient de conforter son attitude envers lenouveau programme télévisuel en le regardant à son tour ? «Polymorphe, l'émission s'adresse simultanément à une multiplicité decibles. Jeunes qui adhèrent à la modernité du concept ou s'engaussent; parents qui regardent pour voir comment vivent leursenfants, pour voir ce que regardent leurs enfants, parce que tout lemonde en parle; intellectuels qui se sentent tenus d'avoir à prendreposition et qui affirment leur originalité. Aux téléspectateursauxquels l'émission plaît (pour des motifs divers, il n'y a pas deconsensus y compris dans la satisfaction) il faut ajouter ici tous

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les téléspectateurs auxquels elle ne plaît pas (les simplesironiques et les virulents dénonciateurs). » (Janneret et Patrin-Leclère, 2003). La ruée indifférenciée des téléspectateurs sur unmême programme pour des motifs divers, parfois opposés, n’est passans rappeler « la panique », dans l’acceptation première du termerappelée par Dupuy (2014, p 47) : «La mythologie grecque a donné unnom à ce qu’il advient d’une structure hiérarchique (au sensépistémologique d’ordre sacré) lorsqu’elle s’effondre sur elle-même : c’est la panique. Dans une panique, il y a encore del’autotranscendance (…) mais elle n’a plus de capacitéd’autolimitation. Tout au contraire, la panique absorbe en son seintout ce qui, de l’extérieur, entendrait lui faire barrage ». Desrésultats complémentaires sur d’autres terrains de rechercheapporteront une potentielle confirmation à cette hypothèse.

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ANNEXES

A1 Système des justifications et des critiques de latéléréalité (suivant le modèle original des cités deBoltanski et Thévenot (1991))

Justifications Exemples et Verbatim

Liées avec la cité marchande

La télévision est de toute façon corrompue par l’argent

«Ils relativisent, ils savent très bien que LoftStory est un produit commercial. Quand on leurparle de télé-poubelle, ils répondent qu'elleexiste depuis longtemps et que le Bigdil, c'estaussi de la télé-poubelle. Quand on leur demandes’ils pensent que M6 les manipule, ils répondent"oui, mais est-ce que PPDA ne nous manipule pas nonplus?"»

(Denis Muzet, sociologue, 6 juillet 2001)

Liées avec la cité civique

Loft Story est un reflet de la société

«refléter les évolutions de la société », «répondre aux nouveaux rapports sociaux »

(Etienne Mougeotte, PDG TF1, 30 août 2001 )

Liées avec la cité de l’opinion

Regarder Loft Story est une opportunité de nouer des liens avec la famille, les collègues…

«Le téléspectateur est actif: non seulement il peutparticiper par le dispositif interactif mis enplace par la chaîne, mais surtout, en en parlant lelendemain, en classe, au bureau, Loft Story stimulela parole, l'échange. Alors que le voyeurisme estune activité solitaire.»

(Denis Muzet, sociologue, 6 juillet 2001)

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Liées avec la cité domestique

La téléréalité est inoffensive

« Clairement pas. C'est trop dangereux entélévision. Les dispositions que nous avons prisespour adapter le jeu Big Brother à la France ontdonné des résultats excellents. Nous avons voulufaire Friends et pas Gladiator. »

(Thomas Valentin, directeur des programmes de M6, 20 juillet 2001)

Liées avec la cité industrielle

Loft Story est une possibilité technique

« Loft Story n'est qu'une possibilité techniqueparmi d'autres, et le siècle passé nous a apprisque tout ce qui est techniquement possible finitpar trouver quelqu'un pour le réaliser. »

(Philippe Lançon, journaliste et écrivain, 7 mai 2001)

Contradictions Examples et verbatim

Dans la cité marchande

Il n’est pas possible de faire n’importe quoi pour de l‘argent.

«Loft Story n'a pas profité aux deux actions. M6 aété quelque peu pénalisé par la décision decertains fonds éthiques de vendre ses titres. »

(Les Echos, 15 mai 2001)

Dans la cité civique

Loft Story ne respecte pas les droits fondamentaux, la dignité humaine.

«Nous avons relevé, nous indiquait récemmentDominique Baudis, toute une série de clauses quiparaissent poser problème et qui, selon un expertmandaté par le CSA, ne respectent pas la dignité dela personne humaine »

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(Dominique Baudis, président du CSA, 9 juin 2001)

Dans la cité del’inspiration

Loft Story est scénarisé

« Après tout, qu'y a-t-il de nouveau dans ceprogramme? Pas grand-chose. Le jeu semble à peinemoins scénarisé qu'une tragédie grecque. »

(Antoine David, étudiant (courrier des lecteurs de Libération), 29 mai 2001)

Dans la cité domestique

Loft Story repose sur une éthique fallacieuse

« Tu gagneras parce que c'est moral. Parce que M6 afait de toi ce que tu es, «Cendrillon et SexyBaby», comme le dit l'un de ces bandeaux cucus deLoft Story. »

(David Dufresne, journaliste, 6 juin 2001)

Dans la cité industrielle

Les progrès de la science sont gaspillés par Loft Story

« C'est tout juste si les paires de lunettesauront encore une utilité. Et tout ça pour quoi ?Pour que nos yeux affligent nos cerveaux duspectacle de Loft Story ! Mais ceci est un autredébat. »

(Yves Pouliquen, ophtalmologiste, 8 juin 2001)

Conflits Exemples et verbatim

Entre la cité domestique et la cité inspirée

Apprendre quelque chose est impossible avec Loft Story

« Ou alors, le téléspectateur moyen serait-il

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soudain devenu anthropologue ou ethnologue oucomportementaliste ? Aurait-il entre deux primetimelu tout Mauss ou Lévi-Strauss et fait de ceslongues attentes des sujets d'étudesenrichissants ? J'en doute encore, et pour ce quiest de moi, sorti de ma caverne qui a pour nomArte, Pivot, La Cinquième, j'en passe et desmeilleures, je me méfie des ombres fugitives autantque des lumières allumées, allumés par ceux qui meferaient perdre mon temps afin de gagner sur mondos beaucoup d'argent »

(Courrier des lecteurs, Le Monde radiotélévision, 13 mai2001)

Entre la cité domestique et la cité marchande

Mélanger l’argent et l’amour est immoral

« Ainsi, le fait de mêler amour et argent s'intègredans une logique mortifère, où, pour les "loftés", il faut séduire pour avoir »

(Courrier des lecteurs, Le Monde radiotélévision, 13 mai2001)

Entre la cité domestique et la cité de l’opinion

Loft Story est un show pervers

«On veut (faire) jouir de cette pénétrationconstante et pulsatile entre le public et l'intime;c'est une scène "érotique" entre corps public etcorps privé.»

(Daniel Sibony, psychanalyste, 5 juillet 2001)

Entre la cité civique et la cité de l’opinion

Les candidats ne méritent pas leur célébrité

« Comme si la petite bande avait enfin saisi la précarité de tout ça, les promesses pour la rentréeet les mensonges pour hier.»

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(David Dufresne, journaliste, 25 juin 2001)

Entre la cité civique et la cité inspirée

Ces programmes devraient être interdits par la loi

« Plutôt que d'entreprendre la tâche impossible depeser sur le contenu des émissions, mieux vaudraitqu'il utilise lui-même la logique du marché etfasse monter les enchères pour l'attribution desfréquences. Il se constituerait ainsi un trésor deguerre qui serait mis à la disposition de latélévision publique. Celle-ci, allégée descontraintes publicitaires et commerciales, pourraitalors se consacrer à sa mission de service publicculturel. Tous ceux qui en auraient assez d'avoirl'esprit abruti par des émissions sans intérêtauraient alors une chance de pouvoir aller s'aérerailleurs. »

(Favilla, journaliste, 27 juin 2001)

Entre la cité civique et la cité industrielle

Loft Story, est un ghetto, un laboratoire, une prison, une machine…

« Sous nos yeux, la mécanique venait de reprendre le dessus »

(David Dufresne, journaliste, 25 juin 2001)

Entre la cité industrielle etla cité inspirée

Loft Story est seulement un produit marketing

« Et hier, il avait fallu se lever aux aurorespour suivre la journée spéciale concoctée parM(arketing) 6. Il faisait lourd, trop de café,crampes d'estomac. Alors, comme ça, ça s'arrêtepour de bon? Unité de lieu, de temps, riend'improvisé - ultime confirmation. »

(David Dufresne, journaliste, 6 juillet 2001)

Entre la cité inspirée et la cité marchande

Les candidats gagnent de l’argent sans production originale

«C'est vrai, ils n'écrivent pas de livres, ne fontpas de films, de chansons. Bref, ce ne sont pas des

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créateurs. Mais la logique est la même: vendre. »

(Marek Halter, écrivain, 19 mai 2001)

Entre la cité de l’opinion etla cité marchande

Un gain financier ne devrait pas être lié à l’opinion des autres

« Et puis qu'est-ce ça veut dire? Qu'on ne peut pasgagner la maison seulement parce qu'on ne passe pasbien à la télé ? »

(Un lycéen, Libération, 19 mai 2001)

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A2 Les nouveaux argumentaires

Exemples de nouvelles justifications

Loft Story, une occasion de faire la fête

« De l'ombre à Big Brother, qui consiste à envoyer en vacancesquelques jeunes dans une villa en Espagne... Du côté des candidatson déteste tous cordialement Loft Story («Le Loft, c'est sale»,avoue même gravement Tatiana.) Pourtant, Claudy a déjà trouvé ungentilé pour les candidats de Fiesta Ibiza, qu'il surnomme les«fiesteurs» en référence aux «lofteurs». Leur motivation pourparticiper à l'émission? «Faire la fête.» L'espoir d'une célébritésoudaine ne les laisse tout de même pas de marbre puisque l'un -Claudy - est apprenti comédien, l'autre - Pauline - voudrait fairede la télé tandis que Tatiana et Dario ont déjà tâté du mannequinat»

Jean-Pierre Thibaudat, journaliste, Libération 4/08/2001

Loft Story « fédérateur et événementiel »

«Fédératrice, familiale et événementielle» (au sujet de Loft Story)

TF1 cité par Libération, 13/06/2001

Loft Story, juste un divertissement

« «Loft Story, c'est un divertissement, rien de plus. On s'amuse». Ils ne prennent pas trop au sérieux l'émission. » (au sujet des jeunes)

Collégiens cités par Libération, 19/05/2001

Loft Story, un moment de jeunesse

« Loft Story, c'est de la dynamite. De l'explose-vieillesse, unesorte de DHEA instantanée, de la télécure de jouvence. Bon sang, onest là, des milliers, des dizaines de milliers, sur le Net ou devant

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TPS, à cumuler les nuits blanches, à ressentir cette volupté qu'oncroyait perdue à jamais, entre fatigue et speed, brumes et fumées »

David Dufresne, journaliste, 9/05/2001

Exemples de nouvelles contradictions

La perte des repères entre le vrai et le faux dans Loft Story

« Puis le plongeon. Castaldi qui n'oppose aucune résistance, pasplus que son gorille (sous certains angles, l'homme semble mêmeaccompagner le mouvement). Mais aussi Castaldi qui tire une tête debébé nageur pas content du tout, le même qui demande le cessez-le-feu des pistolets à eau à cause que «les caméras vont disjoncter».En somme, un concentré de Loft Story. Douteux comme une promesse detransparence, préfabriqué comme ses murs, à la fois Intervilles etvies sous assistance respiratoire. Du spontané dans un carcan. Bref,de la grande télé réalité, où l'on sait que rien n'est tout à faitfaux, puisqu'on ignore ce qui est vrai. Presque une apothéose. Çapromet pour jeudi. Rappelons que ces pistolets à eau, déclencheursde l'émeute, ont été fournis aux lofteurs il y a quinze jours par laproduction. Eux, ils auraientpréféré des cartes. Mais on leur avaitexpliqué: «La prod préfère des jeux mobiles à des jeux statiques.Deux semaines plus tard, elle était servie. »

David Dufresne, journaliste, 9/07/2001

Le nihilisme

« Le silence s'imposait, au départ, à qui répugnait à se fairecomplice de l'hystérie médiatique suscitée par «Loft Story ». Laprolifération des commentaires a ensuite engendré une confusionenlevant toute envie de prendre parti entre les défenseurs de lamorale et ceux qui voyaient là une authentique manifestation del'état d'esprit des jeunes d'aujourd'hui. »

Favilla, journaliste, 15/06/2001

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La confusion des rôles sociaux

« En centrant son dossier Loft Story sur son caractère pervers,Télérama a raté l'occasion de faire le point sur plusieursphénomènes de société majeurs, dont cette émission est unextraordinaire révélateur: passage d'une identité confondue avecl'image à une identité intériorisée selon d'autres modalités quipermettent à la fois d'abandonner son image filmée aux autres et depréserver son intimité ; passage d'une société qui oppose le"permis" au "défendu" à une société dont la règle devient: "Essayonstoujours, on verra après !" (cela autant pour les candidats que pourles inspirateurs de l'émission) ; passage d'une société dominée parles pères et la crainte de la punition (donc par la névrose) à unesociété dominée par les mères et l'angoisse d'être abandonné ;passage d'une société dans laquelle chacun doit accomplir les gestesattachés à sa classe d'âge (on est exclusivement enfant, adolescentou adulte, et on doit se comporter comme tel) à une société où estrevendiquée le droit de naviguer d'un statut à l'autre ; enfin, etsurtout, passage d'une société dans laquelle il y avait des conflitsvifs entre enfants et parents (celle de Freud tout autant que celledes années 1970) à une autre dans laquelle les parents aménagent desmodus vivendi pour garder les enfants près d'eux. »

Télérama, courrier des lecteurs, 6/06/201

Exemples de nouvelles critiques

Loft Story, la narration du vide (depuis la « cité inspirée »)

« En bref, une évidence s'impose: le propre de « Loft Story » est denous offrir le spectacle du vide. »

Favilla, journaliste, 15/06/2001

Loft Story est dépolitisé (depuis la « cité civique »)

« "Une sorte de Jospin à Loft Story. Un «clando» chez les lofteurs.Parti des travailleurs, LO, LCR ? D'où venait-il? On hésitait, prêtà applaudir devant cet entrisme télévisuel, ce sens inné duphénomène de société qu'il faut devancer... Sacrés trotskistes,

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toujours fortiches. Envoyer un camarade en première ligne, sur lefront de l'Audimat... Chapeau bas, vraiment (1). Puis, les jourspassèrent et on attendait avec gourmandise que Christophe nous metteun peu de rouge dans le familistère. Une fois, il avait bien évoquéla question des «dominants/dominés», mais sans aller bien loin. Azizvenait d'être éliminé et lui, il justifiait: «Quand un dominant s'enva, un dominé le remplace.» Question grand soir, c'était plutôtléger. »

David Dufresne, journaliste, 7/06/2001

Le programme Loft Story manque d’intensité (depuis « la cité inspirée »)

« Devant l'écran, ils selassent vite de «Steevy, ce bébé qui suce son pouce», et de «Fabrice qui se la joue avec son jonglage».

Collégiens cités par Libération, 19/05/2001

Dans le Loft, on s’exprime pour ne rien dire et mal (depuis la « cité domestique »)

«Ils parlent mal. Ils n'arrêtent pas de dire «être vrai», mais qu'est-ce ça veut dire?»

Collégiens cités par Libération, 19/05/2001

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