Les relations islamo-chrétiennes au miroir de la caricature religieuse en Indonésie

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87 Les relations islamo-chrétiennes au miroir de la caricature religieuse en Indonésie Rémy MADINIER Premier pays d’islam au monde, l’Indonésie compte ociellement près de 210 millions de musulmans (88 % de sa population). Les autres confes- sions (environ 10 % de chrétiens, aux protestants, 1 % d’hindouistes et 0,5 % de bouddhistes), bien qu’ociellement reconnues à égalité avec l’islam lors de l’indépendance ont dû, de longue date, composer avec cette écrasante majorité. Les relations interconfessionnelles dans l’Archipel, celles en particulier entre musulmans et chrétiens, ont une histoire complexe, au cours de laquelle se sont succédé des périodes de concorde voire d’alliance, mais aussi de défiance, d’incompréhension et d’arontement. La manière de représenter l’autre (ou de ne pas le représenter), la place de l’humour et de la satire dans ces relations, constituent un lieu d’observation privilégié de ces relations. Plusieurs facteurs expliquent la place relativement limitée que tint la religion dans les caricatures indonésiennes depuis l’indépendance. L’importance du fait spirituel fut, paradoxalement, sans doute le plus impor- tant. Les incertitudes relatives à la place de l’islam dans la définition de l’iden- tité nationale, les débats et les conflits qu’elles suscitèrent à certaines périodes constituèrent également des motifs de censure et d’autocensure. La situation indonésienne illustre ainsi, en creux, la nécessaire distance permettant de rire d’un fait de société. Lorsque cette distance fait défaut, et ce fut le cas en plusieurs occasions ces dernières décennies, l’humour disparaît de la lecture ou de l’élaboration des représentations laissant la haine à nu. De l’Indépendance aux années 1970 : une caricature essentiellement politique En Indonésie, la caricature de presse apparut à l’époque coloniale, dans les journaux néerlandais qui publiaient des vignettes importées de métropole. Elle conquit rapidement un public traditionnellement friand d’images et sa fonction critique amena certains journaux nationalistes à s’en

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Les relations islamo-chrétiennes au miroir de la caricature religieuse en Indonésie

Rémy MADINIER

Premier pays d’islam au monde, l’Indonésie compte o!ciellement près de 210 millions de musulmans (88 % de sa population). Les autres confes-sions (environ 10 % de chrétiens, aux " protestants, 1 % d’hindouistes et 0,5 % de bouddhistes), bien qu’o!ciellement reconnues à égalité avec l’islam lors de l’indépendance ont dû, de longue date, composer avec cette écrasante majorité. Les relations interconfessionnelles dans l’Archipel, celles en particulier entre musulmans et chrétiens, ont une histoire complexe, au cours de laquelle se sont succédé des périodes de concorde voire d’alliance, mais aussi de défiance, d’incompréhension et d’a#rontement. La manière de représenter l’autre (ou de ne pas le représenter), la place de l’humour et de la satire dans ces relations, constituent un lieu d’observation privilégié de ces relations.

Plusieurs facteurs expliquent la place relativement limitée que tint la religion dans les caricatures indonésiennes depuis l’indépendance. L’importance du fait spirituel fut, paradoxalement, sans doute le plus impor-tant. Les incertitudes relatives à la place de l’islam dans la définition de l’iden-tité nationale, les débats et les conflits qu’elles suscitèrent à certaines périodes constituèrent également des motifs de censure et d’autocensure. La situation indonésienne illustre ainsi, en creux, la nécessaire distance permettant de rire d’un fait de société. Lorsque cette distance fait défaut, et ce fut le cas en plusieurs occasions ces dernières décennies, l’humour disparaît de la lecture ou de l’élaboration des représentations laissant la haine à nu.

De l’Indépendance aux années 1970 : une caricature essentiellement politique

En Indonésie, la caricature de presse apparut à l’époque coloniale, dans les journaux néerlandais qui publiaient des vignettes importées de métropole. Elle conquit rapidement un public traditionnellement friand d’images et sa fonction critique amena certains journaux nationalistes à s’en

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emparer 1. Après l’indépendance, le développement rapide, car désormais sans entrave, d’une presse très politisée permit au genre de s’épanouir. Aux côtés des Komik (bandes dessinées), elle fut aussi très présente dans les journaux 2, les kartun devinrent un mode d’expression fréquent sur le mode comique et satirique. Les sujets abordés étaient variés : les tracas de la vie quotidienne, les mutations sociales, le poids des traditions constituaient autant de thèmes se prêtant à une autocritique, le plus souvent bon enfant, d’un pays désormais maître de son destin. Mais parmi les thèmes d’inspira-tion des caricaturistes, la religion, par contre, brillait par son absence : dans l’ensemble des collections de périodiques que nous avons consulté, les seules références religieuses apparaissant dans les caricatures étaient indirectes 3. La religion n’était jamais moquée en tant que telle, mais elle servait parfois de décor ou de référent à des messages politiques. La vie politique chaotique de la jeune république représentait, et de très loin, la première source d’ins-piration des kartun. La multiplication des partis dans les premières années de l’indépendance favorisa le développement d’une presse d’opinion : même si leurs tirages demeuraient relativement modestes, la plupart des partis contrôlaient un quotidien 4. Et, dans une société où l’analphabétisme demeurait très répandu (l’accès massif à l’éducation primaire ne date que du début des années 1970), l’importance de l’image dans la communica-tion politique était bien sûr primordiale. Ainsi, lors des premières élections législatives, tenues en 1955, l’ensemble des opérations de vote se fit grâce à des supports visuels : l’électeur était convié à cocher sur son bulletin le symbole du parti auquel il souhaitait accorder son su#rage.

La caricature qui s’épanouit quasiment en toute liberté de la fin des années 1940 au début des années 1970 était souvent violente et sans nuance, à l’image d’une scène politique divisée par de profondes lignes de fractures. Entre 1945 et 1949, le pays connut quatre années de conflit avec l’ancien colonisateur hollandais durant lesquelles l’unanimisme républicain ne parvint pas à dépasser des a#rontements idéologiques croissants entre nationalistes dits séculiers, partis musulmans et organisations marxistes. La période de « démocratie parlementaire » qui suivit, jusqu’à la fin des années 1950, ne mit pas fin à ces a#rontements, bien au contraire : l’extrême fragmenta-

1. LEDUC J.-J., « L’image de la ville dans la caricature indonésienne », Archipel 36, 1998, p. 112-124.2. BONNEFF M., Les Bandes dessinées indonésiennes, une mythologie en image, Paris, Puyraimond, 1976.3. Al-Djihad (1945-1946), Bibliothèque nationale, Jakarta ; Abadi (1951-1960), collection microfilmée

de l’Université de Cornell, Ithaca, État de New York ; Hikmah (1950-1960), Bibliothèque nationale, Jakarta ; Berita Masjumi (1951-1952), Bibliothèque nationale Jakarta. Il s’agit, pour ces titres, de dépouillements exhaustifs e#ectués dans le cadre de mes travaux sur l’Islam indonésien. Par ailleurs, j’ai procédé par sondages au sein des collections de la Bibliothèque nationale de Jakarta en consultant Bintang, 1950-1952, Angkatan Bersendjata, 1970, et Rakjat Pembangunan, 1951, ainsi que les recueils de caricatures mentionnés plus bas.

4. Pour un panorama complet de la presse indonésienne depuis l’indépendance, voir TICKELL P. (dir.), !e Indonesian Press, Its Past, Its People, Its Problems, Annual Indonesian Lecture series, n° 12, Monash University, 1987.

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tion de la scène politique, l’instabilité chronique de la vie parlementaire multiplia les occasions de tourner en dérision les idées ou agissements de la classe politique. Les graves crises politiques que connut ensuite l’Indonésie qui vit le président Soekarno mettre fin à la démocratie libérale, puis la montée d’un antagonisme croissant entre le parti communiste et l’armée qui aboutit, en 1965-1966, à une sanglante confrontation fut également une période de grande activité des caricaturistes. La naissance du régime de l’Ordre Nouveau, les espoirs qu’il porta et les premières désillusions s’accompagnèrent d’un nouveau développement du genre. À la fin des années 1960 et au début des années 1970 prospéra une « presse des campus » qui, souvent avec les encouragements de l’armée, joua un rôle de premier plan dans la critique de l’ancien président Soekarno et accompagna la montée du nouvel homme fort, le général Suharto. Rapidement cependant, le caractère autoritaire et népotique du nouveau régime constitua une nouvelle source d’inspiration pour les caricaturistes 5.

La présence très réduite de la religion dans la caricature durant cette première période appelle deux séries de remarques. Le fait, tout d’abord, que les religions (en particulier l’islam et le christianisme) n’étaient jamais moquées directement témoignait de l’adhésion très large dont bénéfi-ciait le statu quo religieux adopté lors de l’indépendance. Le premier des cinq principes de l’idéologie d’État (Pancasila) qui figurait en préambule de la Constitution, stipulait en e#et que l’État indonésien était fondé sur la croyance en un Dieu unique, sans plus de précision. Malgré sa très large domination numérique, l’islam ne fut donc pas reconnu comme religion d’État exclusive. Les deux religions chrétiennes (protestantisme et catholi-cisme étaient distingués) mais aussi, au prix de quelques acrobaties théolo-giques, l’hindouisme et le bouddhisme, reçurent un statut équivalent. À travers le Pancasila, ce fut donc l’ensemble de l’héritage religieux de l’Indonésie qui fut honoré et, pourrait-on dire, la notion même de religion dans toute sa diversité. Même dans les cercles islamistes, les autres religions, et tout particulièrement le christianisme, bénéficiaient d’un respect certain. Puisant ses racines dans une attention toute javanaise à la spiritualité, ce consensus très fort autour de la valeur reconnue au fait religieux interdisait toute moquerie en ce domaine qui aurait été vite assimilé à un blasphème. Le caricaturiste désireux de s’aventurer sur ce terrain se serait placé ainsi en complet décalage avec l’immense majorité de ses lecteurs. Les conflits impliquant une dimension religieuse ne furent cependant pas absents de l’histoire des premières décennies de l’Indonésie indépendante. En plusieurs occasions, ils dégénérèrent, ici ou là, en a#rontements plus ou moins violents entre communautés (chrétienne et musulmane en particulier). Cependant ces frictions demeurèrent toujours localisées et relativement 5. RAILLON Fr., Les étudiants indonésiens et l’Ordre Nouveau. Politique et idéologie du Mahasiswa Indonesia,

1966-1974, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1984.

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bien gérées au niveau national. Jusqu’au milieu des années 1960, aucune organisation musulmane ou chrétienne ne développa de critique globale envers l’autre communauté 6.

Les courants islamistes les plus radicaux, ceux soutenant le mouvement Darul Islam qui en plusieurs régions de l’archipel lutta pour l’instauration d’un État islamique, combattaient avant tout la république en place. Les chrétiens n’étaient pas (encore) considérés comme responsables de l’échec du projet d’un État fondé exclusivement sur l’islam. Au sein de l’islam politique, ils étaient même généralement regardés comme des alliés. Le grand parti démocrate musulman des années 1950, le Masjumi, trouva ainsi auprès des représentants protestants et catholiques au Parlement ses plus sûrs alliés 7. Cette bonne entente s’expliquait par le fait que, dès la fin des années 1940, la ligne de fracture essentielle de la vie politique indonésienne opposa les partis religieux à ceux issus de la mouvance marxiste. Ce fut d’ailleurs dans le cadre de cet a#rontement que furent publiées les rares caricatures faisant usage de référents religieux. La presse proche des partis musulmans utilisa ainsi, en plusieurs occasions, la référence religieuse pour tourner en dérision

les dirigeants communistes, qu’ils soient indonésiens ou étrangers. À l’image de la caricature parue en couverture de l’hebdomadaire Bintang en février 1952 le référent religieux était généralement utilisé pour dénoncer la duplicité des leaders du PKI, le parti commu-niste indonésien.

Les deux dessins présen-taient l’image de Staline en apôtre de paix comme résultant d’un grossier montage destiné à masquer les velléités agressives du dirigeant de l’Union soviéti-que. Légendées « l’illusion de la paix dans l’intention de faire la guerre », ces caricatures puisaient leurs références dans l’iconogra-phie chrétienne. Outre le message premier, celui du double jeu de Staline, ces renvois à la religion

6. ARITONANG J. S., Sejarah Perjumpaan Kristen dan Islam di Indonesia, Jakarta, BPK Gunung Mulia, 2004, chap. III et IV.

7. MADINIER R., Une démocratie musulmane ? Histoire du parti indonésien Masjumi (1945-1960), Paris, Karthala (à paraître).

FIG. 1 – Staline en apôtre de la paix.

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chrétienne avaient également pour but, en utilisant un procédé classique d’inversion, de rappeler au lecteur la dimension athée du communisme. Il s’agissait en e#et de l’une des critiques les plus récurrentes adressées aux dirigeants communistes dont les journaux proches des partis musulmans dénonçaient le monde sans dieu. Toutes ces publications rappelaient avec constance que, malgré les dénégations fréquentes des responsables marxistes locaux, leur idéologie était par essence hostile à toute spiritualité. La religion était donc présente dans les caricatures pour mieux en souligner l’absence dans le monde communiste, mais aussi pour condamner le détournement d’éléments traditionnellement associés au culte au seul profit des dirigeants soviétiques et de leurs séides indonésiens. L’accusation véhiculée par ce type de kartun – et quand bien même elles mobilisaient un système de référence chrétien – se rapprochait donc de l’associationnisme (shirk), l’une des fautes les plus graves dans l’islam.

À ces caricatures et critiques, répondaient, dans la presse proche du parti communiste, des dessins dénigrant les partis musulmans et leurs dirigeants. Il faut ici insister sur le fait que la religion n’était jamais la cible directe de ces carica-tures. Se sachant très critiqué sur ce thème, le PKI ne mettait jamais en avant, dans ses attaques verbales ou illustrées, les convictions religieu-ses de leurs adversaires. D’ailleurs, contrairement à ses homologues soviétiques ou chinois, le parti communiste ne chercha jamais à promouvoir l’athéisme. La carica-ture de Mohammad Natsir, prési-dent du Masjumi, par Augustin Sibarani, collaborateur régulier du quotidien Bintang Timur, est ainsi

tout à fait représentative de cette prudence dans l’utilisation du référent religieux 8.

Ce dessin semble dater de 1958, alors que Mohammad Natsir et une partie des dirigeants du Masjumi étaient impliqués dans une rébellion s’opposant à la dérive autoritaire du régime Soekarno et au rapprochement

8. Cette caricature a été publiée, sans mention de date ni précision sur le journal de parution, dans l’article de O’G. ANDERSON B. R., « Notes on Contemporary Indonesian Political Communication », Indonesia, vol. 16, octobre 1973, p. 39-80. Pour un panorama complet de l’œuvre de ce caricaturiste, on se reportera également à SIBARANI A., Karikatur dan Politik, Jakarta, Garba Budaya, 2001.

FIG. 2 – Mohammad Natsir, président du Masjumi.

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de ce dernier avec le PKI. Jouant sur la similitude de consonance entre Nazi et Natsir, Sibarani représente le président du Masjumi en forme de Swastika, paradant devant le « camp de concentration » de Ladang Lawas (Sumatra Ouest) où les rebelles détenaient leurs adversaires, communistes en parti-culier. Arborant sur l’épaule le symbole du Masjumi (le croissant de lune et l’étoile), « Himler Natzir » portait à ses côtés un long sabre courbe sur lequel était inscrit Sabelillah, l’Armée d’Allah, nom de l’une des milices proches du Masjumi durant la guerre d’indépendance. L’attaque concernait donc bien moins l’islam que la participation de l’un de ses responsables à la révolte en cours. L’assimilation au nazisme, renforcée par la légende du dessin (« la terreur planifiée ») renvoyait au projet prêté aux insurgés et à la répression exercée contre ses opposants. Deux éléments sans réels fondements d’ailleurs, s’agissant d’un mouvement essentiellement motivé par le refus de l’abandon de la démocratie parlementaire par le président Soekarno.

L’Ordre Nouveau, la « critique sans piment » et le tabou sur la religion

La naissance puis l’installation de l’ordre nouveau du général Suharto, à partir de 1965-1966, ne modifièrent pas le quasi tabou relatif aux représen-tations religieuses dans les caricatures. Par bien des aspects, elles le renfor-cèrent même. Le nouveau régime, tout à son objectif de développement économique, s’employa à bâtir, en quelques années, un contrôle social et politique e!cace au sein duquel la religion était soigneusement encadrée. Souhaitant éviter à tout prix de voir renaître le puissant courant démocrate musulman qui s’était opposé à son prédécesseur, le général Suharto refusa la réhabilitation du Masjumi (interdit en 1960 par Sukarno) et rassembla l’ensemble des organisations musulmanes dans un nouveau parti (le Parti de l’unité et du développement, PPP) tout dévoué à l’Ordre Nouveau. Cette subtile ingénierie politique favorisa la radicalisation d’une partie de l’islam réformiste indonésien, furieuse de se voir tenu ainsi à l’écart du champ politique. Contraints à un repli sur les mosquées où l’idéologie des Frères musulmans commença à se di#user à partir du début des années 1970, ces courants musulmans accusèrent la minorité chrétienne, beaucoup plus proche du nouveau régime, de profiter de cette période troublée pour se lancer dans un prosélytisme agressif 9. Jusqu’à la fin des années 1980 cependant, ces tensions interreligieuses, n’apparurent que très rarement dans l’espace public et ne donnèrent pas lieu à la publication de caricatures dans la presse musulmane. Contrôlant étroitement la presse grâce à ce que l’on appelait alors la « culture du téléphone », l’Ordre Nouveau s’employa en e#et à combattre vigoureusement toute critique à son endroit mais égale-9. MUJIBURRAHMAN, Feeling !reatened. Muslim-Christian Relations in Indonesia’s New Order, Amsterdam

University Press, 2006, p. 27 et suiv.

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ment à étou#er toute manifestation d’antagonisme dans le domaine des relations entre ethnies, religions, races et groupes sociaux (selon l’expres-sion indonésienne consacrée Suku, Agama, Ras, Antargolongan, SARA). Au milieu des années 1970, après l’interdiction de plusieurs quotidiens, apparut ainsi une presse soucieuse d’établir un consensus politique avec le pouvoir. O!ciellement chargés, aux termes d’une loi de 1982 de « renforcer la cohésion et l’unité nationale, d’approfondir le sentiment de responsabilité et la discipline » afin « de favoriser la participation du peuple au dévelop-pement », les médias, et en particulier les caricaturistes, développèrent ce que l’on qualifiait alors de « critique sans piment » (kritik tanpa cabe 10). La persistance du tabou religieux, surtout concernant l’islam, se manifesta avec éclat en 1990 lors de l’a#aire Monitor du nom d’un tabloïd interdit (son rédacteur fut même emprisonné) pour avoir publié un sondage de popularité plaçant Muhammad, le prophète de l’islam, en onzième position derrière Suharto, Sukarno ou encore Saddam Hussein.

À partir du début des années 1990 cependant, l’évolution du régime Suharto et la radicalisation croissante d’une partie de l’islam réformiste favorisèrent l’expression de sentiments antichrétiens et la naissance d’un nouveau genre iconographique que l’on peut assimiler à de la caricature. Les années qui suivirent virent l’émergence de nouveaux médias de l’islam radical comme Sabili, Suara Hidayatullah ou le Bulletin Laskar Djihad, ainsi que la multiplication de publications accusant les chrétiens indonésiens de tous les maux dont sou#rait le pays 11. Le développement de ces nouvelles publications entraîna le développement d’une nouvelle iconographie s’appa-rentant, par son côté excessif et déformant la réalité, à de la caricature religieuse. Ce nouveau genre prospéra ensuite dans la période troublée qui suivit la chute de l’Ordre Nouveau, en mai 1998. Alliant le dessin à des montages photos, hautes en couleurs, ces illustrations figuraient générale-ment en couvertures des revues ou des ouvrages consacrés aux dangers de la christianisation et au rôle néfaste attribué aux chrétiens dans les conflits interconfessionnels qui ébranlèrent alors l’Archipel.

L’apparition massive de ce genre nouveau nous renseigne sur la mutation des rapports islamo-chrétiens mais aussi sur l’usage de l’image par les radicaux. En premier lieu, ces illustrations témoignaient à la fois de l’aban-don de la tolérance religieuse qui avait prévalu jusqu’au début des années 1970, mais aussi de la fin du tabou portant sur les représentations religieuses imposées par l’Ordre Nouveau durant près de deux décennies. Fragilisés par une opposition croissante interne à l’armée, le général Suharto et son entourage ne pouvaient plus se permettre de combattre les expressions les plus virulentes des revendications islamistes. Au contraire, en tolérant,

10. LEDUC J.-J., « L’image de la ville dans la caricature indonésienne », art. cit.11. Sur ces évolutions, cf. FEILLARD A. et MADINIER R., La fin de l’innocence ? L’Islam indonésien et la

tentation radicale, de 1967 à nos jours, Paris, IRASEC-Les Indes Savantes, 2006.

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voire en encourageant, les attaques contre les « ennemis de l’intérieur » (Sino-Indonésiens, chrétiens) ils pouvaient espérer détourner le méconten-tement populaire contre ces minorités. Les années qui suivirent la chute de l’Ordre Nouveau, en 1998, furent avant tout marquées par un e#ondrement de l’autorité de l’État, incapable de faire respecter les valeurs de concorde qui fondaient pourtant le renouveau démocratique. Ce fut à l’ombre de ces faiblesses que les organisations islamiques radicales prospérèrent jusqu’au milieu des années 2000.

En second lieu, cette iconographie illustrait parfaitement l’idéologie violente de l’islam radical. Fondées sur une rhétorique manichéenne, présen-tant l’Ouma en victime de complot divers, ces images suscitaient un senti-ment d’urgence appelant à une réaction immédiate de la part des musulmans menacés. Composées d’éléments violents (le sang, le feu), elles véhiculaient un message aisément décryptable, répondant au titre de l’ouvrage ou de la revue qu’elles illustraient. En un sens, ces images, pour caricaturales qu’elles fussent n’appartenaient pas à proprement parler au genre de la caricature. D’ailleurs, l’absence même des éléments permettant de les rattacher à une telle définition, à savoir l’humour et une certaine subtilité, était précisément ce qui caractérisait l’idéologie des radicaux indonésiens. Si l’on représentait désormais librement les symboles de la religion chrétienne, il était toutefois

FIG. 3 – « Expulsons les missionnaires d’Aceh ». Couverture du magazine Sabili, 10 février 2005.

FIG. 4 – « Ambon couvert de sang. L’expression de la peur des extrémistes chrétiens ». Couverture de l’ouvrage de Hartono Ahmad Jaiz, Jakarta, DEA Press, 2000.

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impossible de s’en moquer, non par crainte de froisser mais simplement parce que le sujet était trop grave pour pouvoir en plaisanter. L’humour d’une caricature classique suppose une certaine distance. Il peut contenir un message religieux ou politique, mais n’appelle pas de réaction immédiate. De plus, en jouant sur les mots, ou sur des éléments iconographiques que le lecteur doit relier pour en comprendre le message, le dessin d’humour court également le risque de l’incompréhension de son message, risque d’autant plus grand que ce dernier est subtil. Les « caricatures » antichrétiennes de la presse radicale ne pouvaient prendre ce risque et fondaient leur signification sur des associations simplistes perceptibles par tous. Ce fut dans ce contexte tendu, alimenté par la publication d’images violentes accessibles au premier degré, qu’éclata en Indonésie l’a#aire des caricatures danoises.

L’a!aire des caricatures danoises et ses lectures en Indonésie

À première vue, les réactions suscitées en Indonésie par la publication de caricatures du prophète de l’islam dans le quotidien danois Jyllands Posten ne di#érèrent pas fondamentalement de celles du reste du monde musulman. À partir du début du mois de février 2006, et durant plusieurs semaines, des manifestations très médiatisées eurent lieu dans plusieurs grandes villes indonésiennes. Une coalition hétéroclite d’organisations radicales, composée principalement de membres du Front des défenseurs de l’islam (Front Pembela Islam, FPI), du Hizbut Tahrir Indonesia (HTI) et du Parti de la justice et de la prospérité (Partai Keadilan Sejaterah, PKS) organisèrent de bruyantes protestations devant les ambassades danoise et américaine. Certaines de ses manifestations dégénérèrent en a#rontement avec les forces de l’ordre chargées de la protection des personnels diplo-matiques. Les images de foules haineuses, de jets de pierres, de drapeaux danois brûlés furent abondamment di#usées par l’ensemble des télévisions du monde, témoignant de l’étendue géographique de la colère musulmane. Aux protestations, s’ajoutèrent bientôt des menaces plus concrètes. Le Front des défenseurs de l’islam de Bandung (Java Ouest) organisa, sans résultats, une traque des citoyens danois afin de les expulser du pays 12. Le 3 février, des représentants du Conseil des Mujahidins d’Indonésie, reçus à l’ambas-sade du Danemark à Jakarta, rappelèrent, en se référant aux versets 33 et 34 de la sourate Al Maidah que toute personne coupable d’insulte envers le prophète de l’islam devait être mise à mort sauf si elle demandait pardon avant son arrestation 13. La « déclaration de protestation » qu’ils remirent à leurs interlocuteurs exigeait des excuses immédiates ainsi que des mesures

12. Jakata Post, 7 février 2006.13. Le Majelis Mujahidin Indonesia (MMI) est une organisation radicale qui s’est donnée pour but de

promouvoir l’application de la charia en Indonésie. Elle a été liée à l’organisation terroriste Jemaah Islamiyah, responsable des attentats de Bali et de Jakarta entre 2002 et 2009.

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très fermes des gouvernements danois, norvégien, français et indonésiens « ayant autorité sur les organes de presses de leurs pays » contre les médias ayant di#usé les caricatures 14. Quelques jours plus tard, Amirudin Saud, président de l’Association des importateurs indonésiens appela à un boycott immédiat de l’ensemble des produits danois, qui ne prendrait fin qu’à la condition que le « gouvernement danois présente o!ciellement ses excuses aux musulmans d’Indonésie et du monde 15 ». L’ensemble de ces menaces n’eurent en réalité que des e#ets très limités : elles contraignirent cependant le Danemark à fermer durant plusieurs semaines son ambassade à Jakarta, à rapatrier ses diplomates malgré les déclarations des autorités indonésiennes garantissant leur protection, et à déconseiller formellement à tous ses ressor-tissants de se rendre dans l’Archipel.

Tant par son calendrier que par la forme et les thèmes de la protesta-tion, l’Indonésie apparut donc comme l’une des déclinaisons locales d’une indignation planétaire. Mais le cas indonésien est particulièrement intéres-sant en ce qu’il invalide, ici, les explications donnant un rôle central aux manipulations de régimes corrompus désireux de détourner l’attention de leur opinion publique. Les arguments de nature strictement religieuse – l’interdiction de la représentation de Muhammad dans l’islam sunnite, la gravité de l’insulte à son endroit – jouèrent sans doute leur rôle dans la mobilisation. Mais la similitude et la simultanéité des expressions de la réaction suggèrent d’autres explications. L’identité des protestataires, les thèmes mis en avant, relevaient de ressorts complémentaires, essentielle-ment de nature culturelle. Les réactions indonésiennes firent ressortir un profond sentiment d’injustice à l’égard du monde occidental jugé collecti-vement coupable de ces insultes envers l’islam. Comme dans la plupart des autres pays musulmans, l’ampleur et la violence des réactions dépassèrent largement les seuls cercles de l’islam radical, mais aussi la seule question des caricatures et témoignèrent d’un malaise plus profond qui s’exprima à cette occasion.

L’a#aire fut intéressante en ce qu’elle constitua une manifestation éclatante de l’insertion, somme toute très récente, de l’Indonésie dans le concert des nations musulmanes. Elle appelle à cet égard plusieurs remarques. La première est que l’on constata que l’opinion publique musulmane indonésienne était désormais intégrée au reste du monde musulman sur le mode du partage de cette posture victimaire qui en constitue l’un des principaux éléments d’unités. Telle qu’apparaissant sur la scène médiatique, l’Indonésie, et c’est nouveau, rejoignait ainsi la cohorte de ces peuples subis-sant la globalisation comme un impérialisme culturel face auquel seul l’islam pouvait opposer une résistance. L’image de la communauté musulmane

14. DANIELS T. P., « Liberals, moderates and jihadists : protesting Danish cartoons in Indonesia », Contemporary Islam, vol. 1, n° 3, décembre 2007, p. 231-246.

15. Jakata Post, 15 février 2006.

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indonésienne que renvoya l’a#aire des caricatures était, par bien des aspects, déformée : l’unité faite autour de ce plus petit dénominateur commun que constituait un sentiment d’humiliation et l’attrait, frisant souvent l’indé-cence, des médias occidentaux pour les manifestations haineuses étaient autant d’éléments qui contribuèrent à conférer une dimension excessive aux réactions.

Cependant, malgré les commentaires plus modérés, condamnant la violence, d’une grande partie des organisations musulmanes, le malaise était général. Les dessins avaient été perçus par beaucoup comme l’avatar ultime d’une volonté d’annexion culturelle par l’Occident imposant la laïcité et la liberté d’expression comme des valeurs supérieures à la religion, du moins à l’islam. Car, comme en témoignait un éditorial de l’hebdomadaire Tempo (pourtant très libéral) il planait toujours un soupçon d’asymétrie dans la mise en œuvre de ces valeurs présentées comme universelles par l’Occident. Tout en dénonçant l’instrumentalisation de la crise par les organisations radicales, le journal rappelait que le Jyllands Posten avait refusé, trois années auparavant, de publier des caricatures de Jésus au prétexte qu’elles n’étaient pas drôles et risquait de susciter la colère de la communauté chrétienne 16. Alors que l’Occident tentait de rire de sa peur du terrorisme islamique, la moquerie était perçue de ce côté du globe comme une violence exercée par le fort sur le faible. Violence d’autant plus douloureuse que ce dernier se sentait, en l’espèce, vulnérable. Car en brocardant le lien entre islam et terrorisme, les caricaturistes danois pointaient du doigt des tensions et des contradictions très présentes au sein d’une Indonésie qui subissait alors les ravages de la violence religieuse et dont personne n’était capable de rire.

L’invisible renouveau islamique

Le climat de tension qui présida aux violentes réactions suscitées par l’a#aire des caricatures danoises ne contribua pas, à l’évidence, à libérer le trait des dessinateurs indonésiens. Paradoxalement – mais il y a en fait bien là un lien de cause à e#et – alors que l’islam est, depuis une dizaine d’années de plus en plus en plus présent dans la société indonésienne, il reste très largement absent des Kartun. Les caricaturistes indonésiens s’inspirent de tous les grands sujets marquant la vie du pays : la corruption, les inégalités sociales, les pirouettes de la classe politique, les catastrophes naturelles, donnent lieu à de nombreux dessins d’humour, mais la religion, l’islam en particulier, demeurent hors du champ de la satire iconographique.

Les divers ouvrages consacrés à la question ces dernières années, les recueils des kartunistes les plus célèbres, renvoient ainsi cette curieuse image d’une société areligieuse, o#rant un miroir tronqué de la réalité indoné-

16. Tempo, 13 février 2006.

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sienne. L’étude consacrée par I Dewa Putu Wijana aux jeux de mots de la caricature contient, par exemple, un index détaillé des thèmes abordés. L’entrée « religion » n’y figure pas. Et, sur la centaine de caricatures présen-tées, aucune n’a trait au sujet 17. De même, dans les deux recueils de dessins de près de 300 pages chacun, consacrés aux aventures des très populaires « Benny and Mice » (sortes de pieds nickelés indonésiens) durant la décennie 1997-2007, la seule référence à l’islam est une caricature mettant en scène partisans et opposants de l’ancienne présidente Megawati Soekarnoputri (2001-2004). Parmi les six personnages présents, un religieux conservateur, reconnaissable à sa barbe et son turban, s’exclame « les femmes ne sont pas autorisées 18 » (sous entendu à exercer le pouvoir). Quant aux deux recueils des caricatures publiées par le même Benny Rachmadi dans l’hebdomadaire et le quotidien Kontan entre 1998 et 2009, il est encore plus significatif à cet égard : les dessins consacrés au premier attentat de Bali d’octobre 2002 s’intéressent exclusivement à ses aspects secondaires (faiblesse des services de renseignement et chute de la rupiah) et se gardent bien d’évoquer l’impli-cation de l’islam radical 19.

Dans ces divers volumes, les rares exceptions à ce refus de représenter le fait religieux sont également tout à fait instructives car elles répondent à la

17. I DEWA PUTU WIJANA, Kartun, studi tentang permainan bahasa, Jakarta, Ombak, 2003.18. RACHMADY B. et MISRAD M., Benny and Mice. Lagak Jakarta, vol. 1 et 2, Jakarta, KPG, 2007.19. RACHMADY B., Dari Presiden ke Presiden, Kartun Opini Benny Rachmady di Minngguan § Harian

Kontan (1998-2009), vol. 1 et 2, Jakarta, KPG, 2009.

FIG. 5 – La tragédie de l’attentat de Bali a fait chuter la rupiah. Kontan, octobre 2002.

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logique paradoxale qui veut que les cultes les moins présents dans l’Archipel soient le plus souvent caricaturés. Les spiritualités traditionnelles javanaises sont ainsi brocardées en plusieurs occasions dans les caricatures de Benny Rachmadi. Le dessin ci-dessous en est une illustration. Il représente un enfant en train d’uriner sur Banyan (arbre sacré à Java) qui conseille au vieil homme en habit traditionnel en train de prier de changer de lieu de culte (kramat).

Cette caricature, comme le rappelle la légende fait référence au fait que le Golkar, le parti du pouvoir sous l’Ordre Nouveau (et dont l’emblème est un ficus banyan) venait d’annoncer ne plus souhaiter être sacralisé 20. Une telle représentation, utilisant un symbole de l’islam par référence à un parti musulman, aurait été tout simplement impensable. De même l’hindouisme, que Benny et Mice découvrent lors de leur séjour à Bali, donne lieu à des situations cocasses, certes bon enfant mais bien peu respectueuses du carac-tère sacré de cette religion : les o#randes sont piétinées par inadvertance, les statues de dieux escaladées prestement. Quant à la religion chrétienne, également très minoritaire, elle semble parfois servir de référence de substi-tution à l’islam que le caricaturiste ne veut ou ne peut pas représenter. Ainsi, lors de la mort de l’ancien dictateur Soeharto, l’hebdomadaire Tempo, illus-tra sa couverture d’une caricature représentant l’ancien dictateur entouré de sa famille.

20. RACHMADY B., Dari Presiden ke Presiden, op. cit., vol. 1, p. 37.

FIG. 6 – Un arbre désacralisé à Java.

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Le dessin s’inspirait bien sûr du célèbre tableau de Léonard de Vinci représentant la Cène. Il puisait de ce fait ses références dans l’un des épisodes fonda-teurs de la religion chrétienne. À l’évidence, et ce fut d’ailleurs ce qu’expliqua dès le lendemain le rédacteur en chef en présen-tant ses excuses, la caricature ne visait pas la religion chrétienne 21. Il demeure néanmoins significatif qu’ayant choisi de jouer – pour illustrer l’événement – sur le regis-tre religieux, l’hebdomadaire ait préféré éviter le registre musulman alors même que ce dernier aurait pu fournir de nombreuses accro-

ches possibles, s’agissant d’un dictateur dont le retour opportuniste à l’islam et les liens troubles qu’il entretenait avec la mouvance islamiste radicale étaient bien connus. Cette a#aire illustrait en fait, avant tout, l’autocen-sure qui, jusqu’à il y a peu, caractérisait les médias indonésiens dès qu’il s’agissait de représenter la religion majoritaire, en particulier ses aspects les moins reluisants. Bien que relativement libre dans ses écrits depuis la fin de l’Ordre Nouveau, la presse demeurait, s’agissant des images, sous contrôle. Plusieurs journaux libéraux publièrent, en diverses occasions, des reporta-ges bien documentés sur les dérives radicales d’une partie de la mouvance islamiste (guerre des Moluques, terrorisme, milices…), ce qui leur valut parfois d’avoir à a#ronter menaces et manifestations violentes devant leurs bureaux. La caricature sur ces sujets, du fait de la distance qu’elle supposait et surtout des risques d’incompréhension et des réactions imprévisibles (ou trop prévisibles) qu’elle risquait de susciter demeurait par contre un tabou.

Vers un apaisement ? Le timide renouveau des thèmes religieux dans la caricature

Il est encore trop tôt pour a!rmer avec certitude que la situation que nous venons de décrire est en train de connaître une mutation durable. Depuis quelques années cependant, la question de l’islam, de sa place dans la société et de la dérive radicale de certains mouvements agissant en son nom semblent accessibles aux caricaturistes. Ce changement s’inscrit dans une évolution

21. Tempo interaktif, 5 février 2008.

FIG. 7 – Le dernier repas de Soeharto.

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politique et sociale plus large : l’Indonésie est désormais sortie de la période chaotique ouverte par la chute de Soeharto. Le pouvoir semble avoir pris la mesure des risques que font peser les dérives radicales sur la société indoné-

sienne. Cette dernière, et c’est nouveau, se montre de moins en moins complaisante à l’égard du discours d’intolérance si librement répandu jusque-là. En plusieurs occasions, ces derniers mois, la conjonction de ces deux évolutions a conduit à un rejet des expressions religieuses les plus violentes. Ici ou là, des manifestations populaires, protégées par la police, ont été l’occasion de protester contre certai-nes mosquées connues pour abriter des extrémistes. En octobre 2008, Habieb Rizieq Shihab, dirigeant du Front des défendeurs de l’islam (Front Pembela Islam, une milice fort active ces dernières années), a été condamné à 18 mois de prison

FIG. 8 – L’attaque d’une manifestation pacifique.

FIG. 9 – Le droit ou le gourdin.

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pour avoir organisé, le 1er juin, l’attaque d’une manifestation pacifique en faveur de la communauté Ahmadi. L’épisode avait donné lieu à la publi-cation de plusieurs caricatures, chose impensable quelques années aupara-

FIG. 10 – Le terrorisme et ses maux.

FIG. 11 – La religion et le vote.

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vant, lorsque le FPI régnait en maître dans les banlieues populaires de Jakarta durant les périodes de ramadan.

De même, on commence à trouver depuis quelques mois des dessins mettant en cause le terrorisme islamique. Cette libération de l’image reste encore timide : elle s’exprime essentiellement sur des sites internet, moins vulnérables car moins accessibles aux représailles des organisations visées. Elle témoigne cependant d’un apaisement des tensions religieuses désor-mais mieux contrôlées par le pouvoir, et de leur possible mise à distance à travers le rire.

Au-delà de ses expressions violentes, plusieurs questions impliquant l’islam, sont désormais plus accessibles à la caricature. La campagne pour les dernières élections législatives fut ainsi l’occasion pour quelques carica-turistes audacieux de se pencher sur les ambiguïtés du rôle politique de la religion. Le dessin ci-dessous représente ainsi Hidayat Nur Wahid, l’un des principaux dirigeants du Parti de la justice et de la prospérité (PKS, princi-pale formation islamiste), remorquant une opportune fatwa du Conseil des oulémas indonésiens interdisant le vote blanc et tentant de franchir (menyebrang) la barrière séparant le domaine religieux (wilayah agama) du domaine politique.

Autre sujet jusque-là rarement abordé, la surenchère du mieux-disant islamiste qui tient une grande place dans le débat public depuis une dizaine d’années a fait une apparition timide sous la plume des dessinateurs. Le

FIG. 12 – La vaccination contre la méningite.

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sujet pourrait pourtant constituer, du moins aux yeux d’un observateur extérieur, une source d’inspiration sans limite. Le passage au crible de la dichotomie halal/haram de l’ensemble des habitudes de vie et de consom-mation a en e#et donné naissance à des situations aussi embrouillées que cocasses en remettant en cause des pratiques que personne n’interrogeait jusque-là. Cette frénésie normative illustre parfaitement les contradic-tions d’une société à la fois désireuse de ne pas rester à l’écart d’un monde global et de ses progrès, sans pour autant paraître capituler contre ce qui est souvent perçu comme un néo-impérialisme culturel et technologique. La nécessaire vaccination contre la méningite, par exemple, qui jusqu’alors ne posait aucun problème, a ainsi été récemment menacée par la découverte de l’utilisation courante d’hormones de porc très en amont dans le processus de production des vaccins, une situation croquée par le caricaturiste de Tempo en juin 2009.

Le sérieux avec lequel tant les élites politiques que la nouvelle classe moyenne indonésienne se sont engagées dans cette introspection très binaire de l’entrée de l’Indonésie dans l’ère de la consommation de masse qui, à défaut d’autre chose, n’oppose plus qu’un argument religieux au déferle-ment des produits occidentaux, constituera peut-être dans un proche avenir un sujet d’autodérision. Une telle évolution consacrerait alors l’avènement d’une bourgeoisie musulmane désormais su!samment légitime dans son rapport au religieux pour pouvoir en rire, à l’image de ce que les frères Goncourt relevaient dans la France du XIXe siècle 22.

22. GONCOURT E. et J., « L’avènement de la bourgeoisie est l’avènement de la caricature », Journal, 1860, p. 724, cité in http://www.cnrtl.fr/definition/caricature.