Le stigmate au miroir de l'estime de soi

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SOMMAIRE1

DÉDICACE

5INTRODUCTION

7 PARTIE I : LE STIGMATE REVISITÉ

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I. CARRIÈRE DU CONCEPT DE STIGMATE

15I.1 . Définition et typologie

16I.1.1. Typologies du stigmateI.1.2. Besoin de classer et processus de nomination I.2. La nature élusive dustigmate

45I.2.1. Les cas négatifs : stigmate d'exception ou chevron ?I.2.2. Le « syndrome de Jean Valjean » ou le statut des « ex »

II. LA THÉORIE DE L’ÉTIQUETAGE DU DÉSORDRE PSYCHIATRIQUE

62

II.1. La théorie de l'étiquetage par ses auteurs

64

1

II.2. La « Lettre écarlate » revue : le regard féministe

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III. LA « STIGMATOPHOBIE » ET SES EFFETS DÉLÉTÈRES

115 III.1. Souillure et réprobation de l’impur

116III.2. Distance sociale et séparation « eux »-« nous »

123III.2.1. Les processus de distance sociale III.2.2. Emotions et séparation « eux »-« nous » III.3. Mépris, haine de soi, identité négative

135 III.3.1. L'envers de la

reconnaissance : le mépris III.3.2. Un concept oublié : la haine

de soi III.3.3. La théorie de l'identité

négative

IV. LE STIGMATE : DU SECRETÀ LA FIERTÉ

147IV.1. L’auto-étiquetage par l'aveu etla confession

148IV.1.1. L'aveu et la confession comme technique de soi

2

IV.1.2. Formes actuelles d'aveu et d'auto-étiquetage IV.2. L’auto-étiquetage au miroir

163IV.2.1. La théorie de l’étiquetage

modifiéeIV.2.2. Le stigmate ressenti

/agi/projeté IV.3. Auto-étiquetage et découverte de soi

174IV.3.1. La découverte du stigmateIV.3.2. De la déviance secrète au « coming out »IV.3.3. De la « Gay Pride » à la « Mad Pride » ? IV.3.3.1. Sortir du placard ?IV.3.3.2. Barrières à la révélation de

soi

PARTIE II : L'INCIDENCE DU STIGMATE PSYCHIATRIQUE SUR L'ESTIME DE SOI

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A] ÉTUDE STATISTIQUE COMPARATIVE DE DEUXPOPULATIONS

193

V. HYPOTHÈSE ET CONSTRUCTION DE L’ENQUÊTE

194V.1. Spécificité du stigmatepsychiatrique

195 V.1.1. L'impact de la désignation

3

par les professionnels V.1.2. Paradoxes de la taxinomieV.2. Structure de l’estime de soi

209 V.2.1.1. Du soi à l'estime de soiV.2.1.2. L'estime de soi : concept

réflexif

V.3. Opérationnalisation de la thèse de l'intériorisation

223 V.3.1. Effet miroir (rapport stigmate/estime de soi) V.3.2. Intériorisation vs. immunisation

? V.4. L'instrument : l’Echelle d’estimede soi

231de Rosenberg (EES)V.1.1. Le choix de l’instrument V.1.2. Présentation de l’Echelle

d’estime de soi de Rosenberg (EES)

VI. RÉSULATS ET INTERPRÉTATION

241 VI.1.Confirmation de la thèse de l’intériorisation

242VI.1.1. Structure l’estime de soiVI.1.1.1. Analyses statistiques

préliminaires VI.1.1.2. Analyses de la varianceVI.2. Force de l’estime et de la

mésestime

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de soi247

VI.2.1. L'indicateur de confiance ensoi

VI.2.2. L'indicateur d'auto-dépréciation

VI.2.3. Les autres itemsVI.3. Structure de la valence de l'estime de soi

253

B] ÉTUDES DE CAS260

VII. LE STIGMATE INCARNÉ

261 IntroductionVII.1. Multi-stigmatisation et

abjection : la cas A

265VII. 1.1. Trajectoire stigmatique et issue fatale VII.2.2. Eléments d'analyse stigmatique

(I) VII.2. L'inversion du stigmate : le cas B

279VII.2.1. Trajectoire psychiatrique et « chevronisation »VII.2.2. Eléments d'analyse stigmatique

(II) VII.3. Souillure et thérapeutique «

taboue »l'ECT : le cas C

290VII.3.1. Itinéraire morale de la

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bipolarité féminine VII.3.2. Eléments d'analyse stigmatique

(III) VIII. CONTRE-TRANSFERT DANSLA RECHERCHE

302VIII.1. La relation d’enquête avec les « stigmatisés »

303VIII.2. Le chercheur comme

« entrepreneur de sympathie »

307 CONCLUSION

313BIBLIOGRAPHIE

321

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« Nomen est omen »1

« Mon crime est d'être indien. Quel est le vôtre ? »Leonard Peltier, leader du "Red Power",

prisonnier politique depuis 1976

“On peut excuser tous les délits et même tous les crimes

par lesquels les individus s'affirment contre la société ;

mais quand délibérément un homme s'applique à dégrader

l'homme en chose, il fait éclater sur terre un scandale

que rien ne peut compenser ; c'est là le seul péché

contre l'homme, mais lorsqu'il s'accomplit aucune

indulgence n'est permise et il appartient

à l'homme de le punir"

1 « Le nom est un présage ». Dans le MondeAntique, chaque famille demandait à des devins dedéterminer les prénoms qui seraient benéfiques à leurdescendance. Ce thème a été repris par MordechaïRotenberg (1975, 365) à propos du pouvoir du nom et dela nomination pour en démontrer toute la partd'ambivalence.

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(S. de Beauvoir, “L'existentialisme et la

sagesse des nations”)

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DÉDICACE

Pour Alain (†) R.I.P.

A ma mère, à mon père

A ma famille de "coeur"

A "mes" anciens

patients

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INTRODUCTION

Le présent travail a été entrepris il ya plusieurs années (et revu plusieurs fois)alors que j'étais employé comme psychologueclinicien et ce depuis plus vingt ans dansun Centre hospitalier dit un temps «spécialisé » et encore auparavant dit «hôpital psychiatrique ». Le glissement del'appellation vers un genre neutre n'estpas du tout illustratif de la prise deconscience du phénomène de lastigmatisation par les employés de cetétablissement et qui est l'objet de cettethèse. L’étude s’est déroulée partiellementdans cette institution ou dans une de sesstructures externes. Mais elle a eu aussipour site une association de téléphoniesociale dans laquelle j'ai eu une missionde sélection de bénévoles destinés àdevenir écoutants. Les données recueilliesdans le second site m’ont permis deconfectionner le groupe témoin auquel jecompare les données recueillies dans legroupe dit psychiatrique et dont lesdonnées proviennent du premier. Les deuxinstitutions m'ont offert le matériauhumain sans lequel la recherche en scienceshumaines et sociales n’aurait pas d’intérêtmais qui est si difficile à appréhender etorganiser.

I.

Inséré dans le champ de la psychiatrieinstitutionnelle par ma pratiqueprofessionnelle, j’ai été confronté à un

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monde binaire, séparé en deux blocs où laligne de démarcation est fondée surl’erreur. La maladie mentale se confondavec l’idée que celui qui souffre dedésordre mental se trompe. En tout cascette conception de l’erreur qui dérive duXIXe siècle et de l’œuvre notamment dePhilippe Pinel et François Leuret à traversla notion du « traitement moral » de lafolie, pèse encore sur une grande partie dudispositif psychiatrique. Dès lors, j’aiété amené à penser qu’avant d’êtreconstitué comme symptôme ou souffrance, ledésordre mental était essentiellementd’essence moral.

Essentiellement, un des traitsfondamentaux du désordre mental tient à soncaractère « polluant », une pollutionmorale, lequel est explicité notamment parles travaux de l’anthropologue britannique,feu Mary Douglas.

Le travail présenté ici au lecteur estune contribution psychosociale à lathéorisation du phénomène de l'étiquetageet de la stigmatisation. Il tire soninspiration du courant del'interactionnisme symbolique mais cesystème de référence est enrichi d'empruntsà d’autres disciplines commel'anthropologie, la sociologie, lacriminologie et la psychiatrie. Laconceptualisation du stigmate en usage dansle cadre de cette étude dérive du cadre dela théorie de l’étiquetage.

Je suis porté par cette question quel’ensemble humain est sujet à des

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découpages et des regroupements en fonctiondes différences interhumaines. A travers letemps et l'espace, toutes les sociétéssoutiennent une notion ce qui estacceptable en leur sein. Or, certaines deces différences sont relatives à desattributs qui peuvent faire l’objet d’unesélection, d’un étiquetage social et d’unestratification qui est fondée sur leurcaractère moral. A la suite de Goffman, ona été amené à conceptualiser ces phénomènessous le terme de stigmate lequel est conçucomme un attribut qui rend celui qui leporte discréditable, pour le cas ou cetattribut n’est pas connu des autres, oudiscrédité, pour le cas ou il l’est. Enrejoignant le thème de la souillure, unthème qui provient de l'anthropologiesociale et culturelle, la question dustigmate éveille l’idée de pollution moraleet c’est en tant que telle qu’il jette lediscrédit sur son porteur.

Le contenu du travail présenté icicomporte deux parties distinctes quoiqueinter-reliées. La première partie dont estuniquement théorique et conceptuelle et ladeuxième partie du travail est d'ordreempirique. S'y ajoute une réflexion surl'éthique de la recherche et del'intervention avec les dits « stigmatisés». Pour le justifier, il m’est apparu quela réflexion sur le stigmate manque devisibilité dans le contexte hexagonal etj’ai souhaité contribuer à faire avancerles débats théoriques et méthodologiquessur cette question. Des lors, le

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recensement même partiel de la masse destravaux de recherche sur le stigmate,essentiellement étrangers, très importante,m’a obligé à faire une sélectionquelquefois à regret. De fait, l'effort aconsisté à chercher à l’organiser selon undécoupage tangible.

Dans la première partie, la question dustigmate est traitée de façon générale.Puis l'angle de vue est précisé. Le travails'enracine dans la théorie de l'étiquetagedes troubles mentaux initiée par T. Scheff,M. Rosenberg et quelques autres qui fontl'objet d'une présentation extensive. Larévision partielle proposée ici de lanotion de stigmate m'amène à repréciserdans le secteur de la sante mentale le rôlede l’étiquetage et de la stigmatisation. Defaçon globale, le processus est appeléstigmate psychiatrique. L‘attention a étéen particulier attirée sur la spécificitédu rôle de l’étiquetage et desclassifications en psychiatrie dont il estfait une critique très sévère, un cheval deTroie des trusts pharmaceutiques.

II.

Le but de la première partie est desensibiliser le lecteur à la question duprocessus de stigmatisation. Il est àentendre comme comprenant un étiquetage etl’application d’un stigmate. Le propos estde l’inviter à se déprendre de la notion destigmate comme artefact interactionnel et

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interpersonnel pour le revisiter comme untrait structural impliqué dans larégulation morale des sociétés. Cetteextension théorique est développée enréférence à la masse de recherches quitraitent du stigmate. Le propos de cettepartie, intitulée « carrière du concept destigmate », est de contribuer du point devue théorique à une révision du concept destigmate.

EIle comporte deux chapitres et deuxsous-parties. La première s’attache àproposer des éléments de définition et etde typologie. Ensuite vient une partie quiinterroge la nature que j’apelle« élusive » du stigmate à travers certainessituations typiques comme les stigmatesd‘exception ou le statut des « ex ».

J’expose ensuite la doctrine de lathéorie de l’étiquetage du désordrepsychiatrique à travers les travauxcertains de ces auteurs-clés. La section« La lettre écarlate revisitée » présenteles travaux féministes sur la question.

L’ « analyse stigmatique » est fondéesur l’idée que l’étiquetage social procèdeselon une « prédiction créatrice » au coursde laquelle la personne devient ce que l’ondit qu’elle était. En ce sens, elle réaliseune prédiction. Le premier à avoirexplicité ce phénomène est FrankTannenbaum, activiste anarchiste,criminologue, mexicaniste et professeur àColumbia.

Cet ouvrage repose sur l’oeuvred’Erving Goffman et son ouvrage

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« Stigmate », un des chefs d’oeuvre dessciences sociales du XXe siècle. Aucuneoeuvre n’a été autant sujette àinterprétations et « cadrages » multiplesque celle d’E. Goffman. Pour ma part, jel‘inscris dans une mouvance sartrienne etsous-tendue par une axiomatique du pouvoir(Ashworth, 1985 ; Hopper, 1981 ; Rogers,1977).

La définition classique d’ErvingGoffman dans laquelle le stigmate est une «flétrissure ou une marque de discrédit(qui) frappe la personne affligée d’unlabel classificatoire qui la dévalorise etdéclenche ce faisant une réaction négativepouvant aller jusqu’au rejet » (Kleinman,2002, 98), est toujours actuelle mais elleest aujourd’hui revisitée. Le champ duconcept a été étendu avec l’ajout d’unequatrième catégorie de stigmate, celle desmaladies à issue fatale ou à caractèreépidémique (Weitz, 1990) aux trois déjàexistantes. Une analyse psychosociale etstatistique récente (Towler & Schneider,2005) fait apparaitre sept « clusters »établis à partir de 54 stigmates différentsregroupés en fonction de leur similaritéperçue. La pertinence de la recherche surles variétés du stigmate est discutée.

Dans un second chapitre, intitule «Carrière du concept de stigmate », j’offreune mise en perspective historique de lathéorie de l'étiquetage des troublesmentaux à partir d'un repérage de sesfigures-clés (Scheff, Conrad, Rosenhan,Sarbin, Gergen, etc). En 1980, émerge la

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psychopharmacologie (Healy, 1997) et toutethéorie psychosociale du désordre mentalest éliminée comme non-scientifique.

Au cours des années 1980, le concept destigmate est l’objet d’une récusationthéorique et paradoxalement il est l'objetd'une réappropriation par la psychologiesociale au prix d’un certain nombre deréductions. Seuls quelques psychologues(Phyllis Chesler, T. Sarbin, D. Rosenhan,K. Gergen et quelques autres) résistent àtoute forme de réductionnisme hyper-psychologisant.

Cependant, je montre la reprisemobilisatrice contemporaine des théories dustigmate autour de quelques modèles qui enconstituent une version revue.

L’apport incontournable des théoriesféministes permet de repenser le stigmatecomme un processus « genré », inégalitaireet structural, dans sa visée. Une partnotable de l’éclairage de la théorie del’étiquetage a oblitéré lesdifférentiations liées au sexe et au genredans les imputations stigmatiques. Atravers les apports des travaux entreautres de Phyllis Chesler, Gail Pheterson,Peggy Thoits, cette lacune est largementcomblée.

La seconde sous-partie comprend l'étudedes causes, des processus et desconséquences de la stigmatophobie avec undétour par l’anthropologie..

La tendance à stigmatiser autrui oul'étude du point de vue du stigmatiseur estun des volets importants de l'étude du

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processus de stigmatisation. Je faisl'hypothèse d'un double mouvement, de «stigmatophobie » d'un côté et de «stigmatophilie » de l'autre. J'y invite àune réflexion sur la psychiatrisation de lapensée dans une société qui se dit ouverte.

Suivant les arguments de Foucault,Hahn, et quelques autres, je propose deconsidérer que le processus destigmatisation est à resituer comme uneforme d'assujettissement saisissable al'intérieur d'une théorie générale desmodes de régulation contemporaine desconduites. Tout attribut qui signel’identité d’un individu est susceptible dele constituer, l’objectiver en tantqu'objet de pratiques relatives a cetattribut. Les agences de contrôle socialdéléguées a la charge de traiter, punir,contrôler et reformer les individusdéviants ou non a travers les procédures deroutine des organisations spécialiséescréent des identités au décours d'undécoupage effectué par les pratiquesdivisantes. Pour Foucault, il s’agit d’unseul et même partage sans cesse redéfini,et notamment celui entre raison etdéraison.

La réflexion sur les processusd’étiquetage et de stigmatisation m’amené àpenser que la séparation « eux »-« nous »est un des traits essentiels du stigmate.Je réserve aussi quelques développements àun concept oublié des sciences humaines etsociales, celui de haine de soi. J’essaied’en repréciser la portée heuristique et

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son lien avec le stigmate et les tentativesde relecture auquel il a donne lieu.

Un des niveaux d’analyse de la théoriede l’étiquetage concerne le processus de ladécouverte de soi et l’auto-étiquetage aucours duquel une personne en vient à sedécouvrir. Ce processus est mis enparallèle avec les thèses foucaldiennes surl'aveu et la confession comme modalités decontrôle social et d’identisation. Jusqu’àaujourd’hui, la pensée occidentale resteformatée par une rhétorique de l’aveu etj’en montre quelques unes des occurrencesactualisées (chapitre IV).

La stigmatisation d'individus, decatégories ou de groupes, comme « porteursde stigmate » (Héas & Dargère, 2014) peutêtre révélée par les marques visibles quidénotent l'exclusion. Il s'agit de marquesd'infamie célèbres dans l'histoire2.L'exemple le plus connu est le marquage aufer rouge des criminels et des esclavesdans l'Antiquité. Plus tard, laflétrissure, une fleur de lys gravée au ferrouge sur l’épaule, a été en usage enFrance pendant plusieurs siècles. Mais lapériode contemporaine avec le systèmesignalétique établi par les Nazis pourclasser les prisonniers dans les camps deconcentration en est une autre. Jerappellerais que certaines catégories quin’étaient même pas dignes d’être marquéeset le groupe de Strasbourg autour de FreddyRaphaël a forgé la notion d’identité-

2 Cet aspect pour des raisons de place est icihors-champ.

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stigmate appliquée aux handicapés etmalades mentaux déportés d’Alsace pendantla dernière Guerre Mondiale (Maffesoli-Habay. Herberich-Marx & Raphaël, 1996)

III.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, jeme propose d’étudier de façon empiriquel’effet du stigmate psychiatrique surl’estime de soi comme moyen pour repérerses effets négatifs voire iatrogènes(Sartorius, 2002). La mise en placethéorique comporte l’hypothèse centrale dece travail. Elle réunit deux axes deréflexion.

Le premier chapitre s’ouvre sur lepremier axe et une mise en évidence de laspécificité du stigmate psychiatrique. Monprojet s’enracine dans la doctrine duMouvement anti-diagnostic (Gergen).J’expose la conception que l’étiquetage estopéré par les professionnels et qu’ilimplique déformations et erreurs inhérentesen elles-mêmes aux classificationspsychiatriques. Dans cette conception, onconçoit qu’ « un diagnostic psychiatriqueproduit sa propre réalité et, avec celle-ci, ses propres effets. »

Le second axe concerne la notiond’estime de soi dont j’examine les sourcesà travers la littérature psychosociologiqueclassique et moderne. J’y expose notammentla doctrine James-Cooley-Mead et les thèsesde l’interactionnisme symbolique lesquellesorientent la présente recherche. Je définis

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le concept d’estime de soi et situe lesdébats contemporains auxquels il a donnélieu.

La section suivante met en placel’opérationnalisation de la thèse del'intériorisation. Je postule un effetmiroir entre estime de soi et stigmate.

L'instrument dont je me suis servi estl’Echelle d’Estime de Soi de Rosenberg(EES) qui est présentée en détails. Lechapitre VI est dédié a l’exposé desrésultats de l’enquête quantitative. Auterme de cette étude, je suis amené àreformuler mon hypothèse initiale.

Le chapitre VII présente trois étudesde cas et à la suite leurs aspects contre-transférentiels du point de vue del’intervention clinique et de la recherche.Il s’agit de montrer l’utilité du conceptde stigmate et de notions associées (commel’abjection ou la souillure) dansl’investigation clinique.

Chaque cas est l’objet d’unereconstruction de la carrière ditepsychiatrique du patient basée sur ledossier médical (le « savoir de dossier »,selon Barrett) de ce dernier et sur desnotes personnelles prises en entretien faceà face. Ensuite, figure une analyse quej'appelle stigmatique dans laquellej'essaie de repérer des processus dont lathéorisation est l'objet de la premièrepartie de cette thèse.

Le premier cas (cas A.) concerne lamulti-stigmatisation et l’abjection,lesquelles impriment une trajectoire fatale

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du stigmate.Le second cas (cas B.) s’intéresse au

retournement du stigmate ; on y montrepourquoi il y a un dilemme à vouloir vivre« une schizophrénie heureuse » à traversl’histoire d’une trajectoire psychiatriquequi témoigne d’une résistance au stigmate.

Le troisième cas (cas C.) relève lapart de la souillure a propos del’itinéraire moral de la bipolaritéféminine et sa confrontation à unethérapeutique taboue, l‘ECT.

Je voudrais relier la rechercheprésentée dans ce livre à la politique dela visibilité (Voirol) impliquée par le« coming out » et la recherche dereconnaissance comme éléments de la lutteanti-stigmate qui est le type de politiquesociale qui découle de l’étude del’étiquetage et du stigmate et notammentpsychiatrique.

L’idée centrale est que les individuscherchent à éviter le stigmatepsychiatrique en se préservant d'un systèmede soin structuralement « stigmatophobe ».La recherche sur le stigmate psychiatriquene peut dès lors que se rallier auxmouvements de lutte contre le stigmate d'unpoint de vue existentialiste, critique etanti-oppressif (St-Amand, 2003 ; Watson &Eack, 2011 ; Holley, Stromwall, Bashor,2012).

Pour clôturer ce travail, mon proposs'adressera aux usagers / survivants de lapsychiatrie et plus généralement de lasanté mentale ainsi qu'aux divers

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praticiens d'une autre psychiatrie. Je lesinvite à retourner le stigmate, la honte etl'opprobre face aux structures asilaires ounéo-asilaires et aux praticiensstigmatophobes ou mûs seulement par unefausse compassion, à s'opposer à l'usage dela coercition systématique, de stopper lapsychiatrisation forcée et l'enfermementdes mineurs, de cesser d'avoir honte etpeur, de défiler le poing levé en signe deprotestation.

J'en tire pour conclusion que lespersonnes stigmatisées et opprimées doiventlutter pour leurs droits et leurreconnaissance selon la politique del’identité et de la visibilité. Maintenantil s'agit de passer la folie à la fierté ets'engager dans le mouvement de la MAD PRIDEpour une déstigmatisation totale de lafolie.

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PARTIE I : LE STIGMATE REVISITÉ

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I. CARRIÈRE DU CONCEPT DE STIGMATE

(DÉFINITION ET TYPOLOGIE)

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A travers le thème du stigmate sedessine les contours d’une investigationsur les figures anthropologiques del’altérité. Ce chapitre introductif estconsacré à la définition du concept destigmate et à son élaboration théorique.Ainsi, dans cette section, il s'agira,notamment de reprendre et clarifier ladéfinition du concept de stigmate et desprocessus qui le constituent.

I.1.Définition et typologie

Le mot stigmate vient du Grec (στιγμα)qui signifie « marque » ou « tache » et aupluriel : stigmates (στιγματα) et possèdeplusieurs significations. En latin, ils’agit de « stigma ». Ainsi, au senspropre ; au singulier, en anatomie humaine,en zoologie, en botanique notamment, où ils'agit de la partie femelle d'une fleur.Au sens figuré, il s’agit d’une marqueavilissante. L’action de stigmatiser estd’imprimer un blâme public, uneflétrissure.

Erving Goffman, dans le grand classiquede la littérature en sciences sociales« Stigmate » (1963), ouvre son ouvrage enenracinant l’origine du stigmate dans lemonde antique et à ses pratiques desanction punitive :

« Les Grecs, apparemment portés sur lesauxiliaires visuels, inventèrent le termede stigmate pour désigner des marquescorporelles destinées à exposer ce qu'avaitd'inhabituel et de détestable le statut

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moral de la personne ainsi signalée. Cesmarques étaient gravées sur le corps aucouteau ou au fer rouge, et proclamaientque celui qui les portait était un esclave,un criminel ou un traître, bref, unindividu frappé d'infamie, rituellementimpur, et qu'il fallait éviter, surtoutdans les lieux publics. » (Goffman, 1975,11)

Sous le terme de stigmate, un réseau designifications intriquées et quelquefoisdivergentes se fait jour. Le terme puisedans le « bassin sémantique » (GilbertDurand) de l’Occident et mais est nourri desédiments et d’emprunts à différentescivilisations de l’Antiquité juive etgréco-romaine. Dans un premier axe de sonsens, pré-chrétien, il désigne une formeoriginaire de réaction de la sociétémarquée par la réprobation, l’opprobre etla punition. Un deuxième sédiment lerecouvre en deux-sous-couches. Lapremière : « Plus tard, au temps duchristianisme, deux épaisseurs de métaphores'ajoutèrent au terme: la première serapportait aux marques laissées sur lecorps par la grâce divine, qui prenaient laforme de plaies éruptives bourgeonnant surla peau » (ibid., 1975, 11). Dans ce secondaxe, chrétien, le sens du mot évolue et, àpartir de 1406, il désigne les plaies duChrist. Par la suite, il est ce signedifférentiateur qui touche les saintsfrappés par la grâce divine. C’est pourl’auteur une première sous-couche. Uneseconde lui est liée et Goffman y voit une

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« allusion médicale à l'allusionreligieuse, se rapportait aux signescorporels d'un désordre physique » (id.,1975, 11). On parle de stigmates de lamaladie, au sens de traces. Mais dans cesens, la dimension anthropologique de lapunition a disparu.

Il y a donc une bifurcation de l’imagedu stigmate entre l’époque pré-chrétienneet l’époque chrétienne. Dans le monde pré-chrétien, le stigmate est damnation, dansle monde chrétien, il est élection. Jusqu’àaujourd’hui le concept de stigmate restemarqué par cette ambivalence et son aurademeure porteuse d’évocations aussiopposées (et binaires) que la grâce ou lecharisme, la mortification et le mal.Enfin, la référence au marquage visuelinsiste sur la nature résistante,indestructible, tenace de la trace ou del’inscription. Shoham l’appelle le« stigmate de profanation ».

Ceci amène l’auteur à la définitionstandard du stigmate conçu comme « unealtération qui jette un discrédit profond »(Goffman, 1975, 13). C'est pourquoi lestigmate et la stigmatisation sontconsidérés comme une forme originaire de laréaction sociale (Hausman, 1974), à la foisde rejet et d'isolation et aussi demarquage. Ils agissent comme une « marquede Caïn » (Shoham, 1970) et s'inscriventcomme une trace indélébile, comme la lettreécarlate marquant d’une lettre rouge, un A,la femme adultère (« La lettre écarlate »dans le récit de Nathaniel Hawthorne publié

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en 1850), ou les marques au fer rouge etles inscriptions sur le corps que l’ontatouait les assassins ou les hérétiques,mais aussi plus récemment les détenus descamps de concentration ou les bagnards. Dèslors, un stigmate social est une marqued'infamie ou de disgrâce ; signe d’undéfaut moral ; tache ou réprobation causéepar une conduite déshonorante ou unecaractérisation réprobatrice. »(Dictionnaire Webster, 1913).

Le stigmate est selon le cas une marquede disgrâce ou de discrédit qui fait sortirun individu de la série des gens ordinairescomme vous et moi. La stigmatisation est leprocessus par lequel un attribut ou unecondition est attachée de façon insidieuseà l’identité totale d’une personne. Ils’agit du résultat de l’applicationnégative d’un label et de la constructiond’une identité déviante ou marginale, quifait dévier de la norme ou met à l’écart.La valence négative du stigmate reflète nonseulement un certain nombre de stéréotypesmais aussi des attitudes négatives etdéfavorables de la part d’individus, decatégories ou de groupes stigmatiseurs.

Etre l’objet d’un marquage socialprovoque une série de conséquencesintérieures et/ou extérieures pour le sujetqui en est la cible. Au niveau interne, lapersonne marquée ou stigmatisée expérimenteun certain nombre d’expériences qui vont dusecret à la honte en passant par la hainede soi. Au niveau externe, la personnemarquée ou stigmatisée expérimente le

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rejet, les préjugés et la discrimination,voir la ségrégation ou l’exclusion et mêmela mort. Dans son ouvrage, Goffman étudiela question du stigmate du point de vue des« normaux ». Il en vient donc à envisagerquelles implications sont soulevées par lefait d’en être possesseur. Ainsi, la plusviolente de celles-ci amène à considérerqu’ « une personne ayant un stigmate n’estpas tout à fait normale » (1975, 15). Acause de cela, on bâtit ce qu’il appelleune « idéologie du stigmate » par laquelleon se prouve qu’on a bien raison de penserque quelqu’un qui possède un stigmate estbien inférieur, qu’on a raison de vouloirs’en protéger. Cette idéologie du stigmatepeut servir à « rationaliser une animositéfondée sur d’autres traits », de classe parexemple.

Une autre conséquence est encore plusgrave et dramatique, car «  observant uneimperfection, nous sommes enclins à ensupporter toute une série » (id., 15). Ace niveau, on pense au « sixième sens »qu’on impute par exemple à un aveugle. Untroisième facteur important est le faitqu’on juge que « la réaction de défensequ’a l’individu stigmatisé à l’égard de« sa » situation est l’expression directede sa déficience. C’est la justerétribution pour quelque chose que lui, ouses parents, ou son peuple, ont fait, cequi par suite, justifie la façon dont on letraite. En gros, il mérite son sort. Onrejoint ici la croyance en un monde justerelevée par le psychologue social Lerner.

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C’est ce que j’appelle « le cycle naturelde la stigmatisation ».

I.I.1. Typologies dustigmate

Une des innovations offertes parGoffman est d’opérer une taxinomie desstigmates. Goffman, distingue trois typesde « stigmate » : il y d'abord lesabominations du corps (malformationsphysique, défiguration, laideur, handicap,etc.). Ensuite, les traits du caractère quel’auditoire attribue à des tendances del’individu : manque de volonté, passionirrépressible ou antinaturelle, croyanceségarées ou rigides, malhonnêteté, etc.Elles sont inférées quand on sait qu’ilest malade mental, drogué, alcoolique,chômeur, homosexuel, prisonnier,suicidaire, gauchiste, etc. Enfin, il y ales stigmates tribaux : ceux de l’originesociale, ethnique ou nationale, religieuse,on doit ajouter le statut social. Ils ontceci de caractéristiques qu’ils peuvent setransmettre de génération en génération et« contaminent toute une famille ou ungroupe » (Goffman, 1963/1975, 14). Unquatrième type de stigmate a été ajouté aucours des années 1980 suite à l’éclosion del’épidémie du sida. Les chercheurs ontainsi été forcés d'admettre qu’un certainnombre de maladies sont associées à unstigmate ou à l’appartenance à unecatégorie qui renvoie à une identité impureproduisant une mise d’un index de

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l’individu qui en est atteint. Le sida en aété le révélateur et a contribué àpermettre d’envisager la naturedépréciative des attributs maladifs. Unedes premières à avoir observé cettequestion est la sociologue britanniqueAgnes Miles (1981) pour qui toutes lesmaladies ont un pouvoir stigmatisant, maiscertaines plus que d’autres. La majoritédes maladies chroniques, contagieuses ou àissue fatale sont susceptibles d’induirechez la personne qui en est victime destraits d’étiquetage et de stigmatisation.

Cependant, dès avant 1980, certainsauteurs avait envisagé le potentiel destigmatisation inhérents à certainesmaladies comme la tuberculose, la lèpre, lecancer et d’autres. Ainsi la sociologueFrances Macgregor s'était intéressée dansdes travaux pionniers de sociologieclinique aux difformités faciales(MacGregor, 1951) consécutives à desaccidents, des maladies ou aux traumatismesde guerre. Elle mettait l’accent sur uneforme de souffrance gravissime liée à laperte du visage, ce qu’elle nomme ladéviance faciale, qui condamne lespersonnes qui en sont affectées à laréclusion à vie et à l’ostracisme. Dans lemême ordre d’idée, le sociologue, WernerCahnman, dès la fin des années soixante,avait relevé le pouvoir stigmatisant del’obésité. Les obèses sont selon luiaffectés de « rejet et [de la] disgrâce quisont associés à ce qui est vu comme unedéformation physique et une aberration

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comportementale » (Cahnman, 1968). A début des années 1980, une voie de

recherche s'est créée autour de la questiondes maladies chroniques, contagieuses et/ouà issue fatale. Longtemps on a désignécertaines maladies comme honteuses – lesmaladies sexuellement transmissibles étantles premières sur la liste - mais lesmaladies chroniques, auto-immunes oudégénératives telles que le diabète, lesyndrome de fatigue chronique, l’arthriterhumatoïde, l’emphysème et autres (Charmaz,1983) qui renvoient à l’image d’un corpsaltéré et à l’échéance de la capitulationdevant la maladie, mais aussi aux dilemmesidentitaires devant la perte d'autonomie,ont un réel pouvoir stigmatisant.

Ainsi, les maladies sexuellementtransmissibles (Nack, 2008) comme l’herpèsgénital notamment chez la femme etsusceptibles de renvoyer à un « stigmatetribal » et une imputation d’immoralité,mais surtout le sida (Weitz, 1990)charrient leur lot d’infamie et de rejetimplicite et explicite.

Même le cancer (Waksul & van der Riel,2002), une maladie fréquente, dont onignore les causes, est susceptible derenvoyer au « stigmate » d’un corps« abject ». Il se double du renvoi à uneissue fatale et à la question du statut du« mourant » dans notre société, êtreinvisible, à la marge, objet de la médecineet des institutions (Higgins, 2003 ;Thomas, 1988). Selon certains, iln'existerait plus qu'un seul tabou dans les

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sociétés occidentales, celui de la mort,une mort cachée/montrée selon les principesd'une authentique « pornographie de lamort » selon l’expression forgée parGeoffrey Gorer (1965).

Certains stigmates ont été plusrarement étudiés, ceux en rapport avec lesorigines familiales, on pourrait dire« stigmates familiaux », qui ontcertainement un pouvoir « polluant » (ausens de Mary Douglas) du point de vue de laréaction de la société. Il s’agit de lasituation des filles mères (Rains, 1970),des enfants placé ou « enfants de laD.A.S.S. » (Cadoret, 1991), mais aussi desenfants adoptés (March, 1995), des vieillesfilles, des religieuses défroquées (Ebaugh,1988), etc. Le cas de l’infertilité (Miall,1986) qui renvoie au statut de la femmesans progéniture et à la maternité commedevoir imposé (notamment dans certainessociétés pro-natalistes) en est un autreexemple. Tous ces situations touchent à laréaction sociale vis-à-vis de la perceptiondes personnes affectées d’un stigmatefamilial comme ayant un défaut caché.

La contribution de Goffman s'insère àl'intérieur d'un courant de recherches quiprend son essor entre la fin des années1950 et le début des années 1960 et quitend à renouveler le champ d'études de ladéviance (la théorie de l’étiquetage). Onpasse ainsi d'une criminologie du passage àl'acte à une criminologie de la réactionsociale. Il y est aussi opéré une critiquedu modèle clinique qui néglige lui aussi

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les facteurs de la réaction sociale. Faceaux déficiences de la première perspectivequi ne s'intéresse qu'au déviant et résumetous les phénomènes de la déviance auxcaractéristiques du déviant et de son acte,l'intérêt du regard interactionniste est demontrer que la déviance doit être saisie entenant compte de la réaction de lasociété. L'objet d'analyse de l'écoleinteractionniste dans les travaux sur leprocessus d'étiquetage et de stigmatisationdès le début des années soixante a de cefait été l'effet de l'audience sociétairedans la construction des déviations.

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Fruit tardif ou renouveau de la théoriede l’étiquetage? La contribution de G. Falk3

En 2001, dans le cadre du regaind’intérêt de l’analyse stigmatique, G. Falkpublie « Stigma : How we Treat Outsiders »,un ouvrage de synthèse. Le livre emprunteune orientation théorique pluraliste etintègre des conceptions féministes,interactionnistes, mais aussi culturalisteset fonctionnalistes. Il offre aussi desoutils métathéoriques d’analyse ets’enracine dans la tradition nord-américaine. L’ouvrage est enrichi denombreuses références à l’histoire et àl’actualité. De façon paradoxale, lathéorie du stigmate de G. Falk est placéesous l’égide d'Émile Durkheim, pèrefondateur, parfois répudié par l’écoleinteractionniste, et d’Edward Sapir,linguiste et anthropologue, auteur del’hypothèse dite Whorf-Sapir, selonlaquelle nous ne percevons uniquement lemonde qu’en termes du langage que nousutilisons pour le décrire.

Au niveau conceptuel, l'ouvrageprésente une nouvelle taxinomie, binaire,du stigmate. En effet, G. Falk forge une

3 Gerhard Falk (né en 1924 à Hambourg),titulaire de l’Ed.D. de l’Université de l’Etat de NewYork à Buffalo en 1970, enseignant au State Universityof New York College à Buffalo depuis 1957, il estl’auteur prolixe et éclectique d’articles et d’ouvragesde sociologie de la connaissance, de gérontologie, desociologie de la religion, de criminologie, desexologie dont certains co-écrits avec son épouseUrsula A. Falk, Thomas S. Weinberg et d'autres.

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distinction primordiale entre deux grandstypes de stigmate. Il distingue les« stigmates existentiels » et les« stigmates accomplis ». Les « stigmatesexistentiels » découlent d’ « une conditiondont la cible du stigmate n’est pas lacause ou sur laquelle elle n’a guère decontrôle » (Falk, 2001, 11). A titred’exemple, l’auteur traite de la maladiementale, de l’homosexualité, de l’obésité,du retard mental, de la vieillesse, ducélibat et de la race. A l’opposé, il y ales « stigmates accomplis » et qui sontceux que les individus acquièrent « à causede leur conduite et/ou parce qu’ils ontcontribué fortement à les obtenir » (Id.),tels la stigmatisation de la réussite, lesimmigrants, les SDF, les prostituées, lesdrogués et les criminels.

Par ailleurs, G. Falk précise quel'analyse stigmatique est aussi sujette àune bifurcation entre « essentialisme » et« constructionisme » laquelle instaure uneligne de tension dans l’argumentation entrescientifiques. Les faits sont-ils desessences ou des constructionssociales ? « La conception qui est nomméeessentialisme prétend que tous lesphénomènes dans le monde ont une essencetotalisante qui les place automatiquementdans une catégorie spécifique et immuable »(Id., 2001, 23). Ainsi les essentialistespensent des phénomènes classés comme lecrime, l’alcoolisme ou l‘homosexualité, ouencore une maladie mentale comme laschizophrénie existent en soi. Leur

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classification est fondée sur ce qu’ilssont réellement. De telles vues ne sont pasl’apanage de la doxa mais constituent lefondement de conceptions scientifiquescontemporaines qui développent uneconception fixiste de la nature humaine etde l’interaction sociale. C’est le cas dudéterminisme biologique, des neurosciences,de la plupart des tendances de lapsychologie et même de la sociologie.

Au contraire, le constructionisme  voitces processus de façon différente :

« Même si quelque chose estbiologiquement déterminé, [leconstructionisme] estime que cela neclassifie personne. Les gens classent lesautres, disent les constructionistes, parcequ’à l’évidence tous les phénomènes peuventêtre classés de différentes façons » (Id.,2001, 23).

Ainsi les problèmes sociaux n’existentpas en soi mais sont construits socialementpar la réaction sociale à leur égard,réaction qui n’est pas un processus donnéou immuable, mais relatif et variable :« en bref, le constructioniste définit lemonde autour de lui comme étant le produitde perspectives variées qui peuvent changertout le temps. »

G. Falk avance une autre idée selonlaquelle le stigmate a une « qualitétemporelle » (Id., 25). En effet, il y arelativité temporelle mais aussi spatialede la stigmatisation. Ce qui a étéstigmatisé un temps ne l’est plusaujourd’hui et à l’inverse, des occurrences

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qui à une époque n’offusquaient pasl’opinion commune, sont aujourd’huistigmatisées. De même, chaque sociétéproduit ses propres stigmates fondés surles allants de soi de ses us et coutumesparfois irrespectueux de la dignité ou desdroits de la personne ou des minoritésethniques, religieuses ou sexuelles.

Au niveau substantif, G. Falk dédie unintérêt spécial à des stigmates peu étudiéstels que le vieillissement, les gens seuls(célibataires, vieilles filles, veuves), lestatut des Amérindiens et la stigmatisationde la réussite.

Dans le chapitre intitulé « Logos », ils’attache à saisir les sources du stigmatedans la société contemporaine en Amérique.Il y appréhende un double processus. D’uncôté, il observe que l’éthique protestantequi fournit la base de la « penséestigmatique » à travers plusieurs traitscomme la bigoterie, la doctrine de laprédestination, le puritanisme, lamentalité WASP (White Anglo-saxonProtestant), régresse, sous l’effet de lamontée de la technologie, de la diversitéet de l’immigration non européenne :

« … le stigmate est attaché à ceux quidérogent aux valeurs centrales de toutesociété (…) et les valeurs centralesaméricaines ont été et sont déterminées parl’éthique protestante du XVIIe siècle.Cependant, dès lors que la diversité de lapopulation américaine s’accroît, cesvaleurs centrales s’affaiblissent et uneplus grande acceptation de ceux qui sont

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stigmatisés se déroule actuellement. Cettenouvelle acceptation n’est pas seulementliée à la diversité de la populationaméricaine mais aussi à l’accroissement dela technologie et de la science tellequ’elle est vécue depuis le dernier quartdu XXe siècle. » (Id., 38)

Mais à l’inverse, l’auteur insiste surla persistance de la « penséestigmatique » : « c’est un fait et ellesera toujours avec nous » (Id., 39). Elles’explique par la fonction sociale dustigmate :

« La stigmatisation sert la fonction,c'est-à-dire, la conséquence attendue, defournir à tout groupe humain la solidaritésociale nécessaire à assurer la survie dugroupe » (Id., 339-340). Le stigmate« permet la division de tout groupe eninsiders et outsiders » (Id., 340), car« chaque société établit des frontièresentre ceux qui sont considérés comme"insiders" et ceux qui possèdent unstigmate ou une étiquette porteuse dedésapprobation. » (Id., 11)

L’auteur propose sa propre définitiondu stigmate :

« L’usage américain moderne des termes« stigmate » et « stigmatisation » seréfère au signe invisible de désapprobationqui permet aux "insiders" de tracer uneligne autour des "outsiders" de façon àétablir les limites d’inclusion de chaquegroupe. Ce type de démarcation permet aux"insiders" de savoir qui est dedans et quiest dehors et autorise le groupe à

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maintenir sa solidarité en démontrant cequi se passe à ceux qui dévient des normesacceptables de conduite » (Id., 17).

La stigmatisation a cette fonctionsociale essentielle de produire descatégories d’ « outsiders » sur quil’opprobre peut être jetée, boucsémissaires désignés à l’attention del’audience sociale, qui fortifient le« nous » contre « eux ».

Enrichi de références à l’histoire etl’actualité, l’ouvrage de synthèse de Falkprésente une psychologie sociale dessources des processus d’exclusion seconcentrant sur le statut des réprouvés etdes déclassés de la société américaine.

La taxinomie de Towler et Schneider

Au vu du nombre important d'individus,de catégories et de groupes qui prétendentêtre stigmatisés dans le monded'aujourd'hui, en Occident et ailleurs, destentatives ont été menées pour offrir unetaxinomie ou une classification pertinentedes différents stigmates. Mais en faitjusqu'à aujourd'hui, très peu de travauxdans ce sens ont été entrepris. Ce n'estque très récemment que deuxpsychosociologues ont effectué un travailde systématisation conséquent. Il s'agitd'Annette J. Towler et David J. Schneider(2005). L'étude réalisée par les auteurscomporte deux volets, l'un consiste àregrouper un nombre relativement large decatégories stigmatisées (N = 54) en

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fonction de leur similarité perçue. Laseconde partie de l'étude s'attache àtester l'essai de classification. Il s'agitde mesurer les réactions aux groupesstigmatisés dans différentes situations etde montrer comment les individusclassifient et distinguent les groupesstigmatisés. Le travail est divisé en deuxétudes : dans l’étude 1, les participantsclassent 54 stigmates sur la base de leursimilarité perçue et les évaluent. Uneanalyse en Cluster révèle alors un réseaude 7 stigmates. Vingt traits sont appréciéssur une échelle de un à neuf. Ces traitsont été sélectionnés dans la littératurepour discriminer les différents types destigmate. Il s’agit de la visibilité, dudéroulement, du désordre, de l’origine, dela qualité esthétique et du danger.

L’échelonnage multidimensionnel montreque les stigmates diffèrent entre eux enfonction de leur désirabilité sociale, deleur contrôlabilité, et du sentiment depitié qu’ils inspirent.

Les 7 clusters sont (Towler &Schneider, 2005, 4) :

1 – handicap physique : cécité,épilepsie, surdité, cancer, sclérose enplaques, maladie d’Alzheimer, amputation,accidenté de la route, asthme, diabète,retard intellectuel, paraplégie, sida,dyslexie, victime de viol, être en fauteuilroulant, bégaiement.

2 – trouble mental : bi-polaires,patients psychiatriques, schizophrénie,

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trouble obsessionnel compulsif, névrose,suicide, dépression nerveuse.

3 – apparence physique : obésité, acné,laideur, balafre, être peu soigné, grandbrûlé, chauve, strabisme, eczéma, sentirmauvais.

4 – identité sexuelle : homosexualité,lesbianisme, transsexualité, bisexualité.

5 – identité ethnique : Noirs,Hispaniques, Asiatiques, Amérindiens.

6 – déviants sociaux : meurtrier,criminel amendé, criminel sexuel,toxicomane, fumeur, alcoolique, tatoué,piercing.

7 – groupes défavorisés : sans domicilefixe, chômeur, bénéficiaire des aidessociales (« assisté »).

Les 7 clusters du stigmate

Une analyse statistique en composantesprincipales (ACP) permet d’individualisertrois facteurs qui au total expliquent 80 %de la variance des réponses. Le premierfacteur rend compte de 45 % de la varianceet est nommé facteur de désirabilitésociale. Le deuxième facteur rend compte de18 % de la variance des réponses et estappelé facteur de contrôlabilité. Letroisième facteur rend compte de 16 % de lavariance des réponses et renvoie à un« facteur général de pitié » (Towler &Schneider, 2005, 6).Ensuite, une analyse dunombre de dimensions qui déterminent ladifférenciation entre les stigmates esteffectuée. Elle permet de mettre en

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évidence une structure tridimensionnellesignificative au niveau statistique :

« La première dimension qui distinguele handicap physique et le désavantageéconomique, est fortement corrélée avec lesentiment général de pitié. De façonspécifique, le désavantage économique estvu comme davantage objet d’apitoiement etde pitié que le handicap physique. »(2005,  7). Ensuite, la seconde dimensiondistincte le stigmate mental du stigmate del’apparence physique qui est caractériséepar un facteur de désidérabilité sociale.Ainsi, le stigmate mental est perçu commedavantage indésirable socialement que lestigmate de l’apparence physique. Enfin, latroisième dimension qui différenciel’apparence physique et les groupesethniques est corrélée de façonsignificative avec le facteur decontrôlabilité. De façon spécifique, lesrépondants considèrent qu’on est plusresponsable de son apparence physique quede son identité ethnique.

Dans l’étude 2, les participantsévaluent le classement des stigmates dansdeux situations : les relations formelleset les relations en public. Des sujetsexpérimentaux sont confrontés à desstigmates potentiels et doivent évaluerleur niveau de réaction. L’expérimentationporte sur six conditions et sur seulement12 stigmates (2005,  8). Les résultatsconfirment la validité de la répartition en

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7 clusters. L’étude met en évidence que lesgens font des distinctions entre lesgroupes stigmatisés lesquelles peuvent êtrereprésentées dans un Cluster de 7stigmates. Ces distinctions sont effectuéessur la base de dimensions présentes dans lalittérature sur le stigmate qui ont étévérifiées et d’autres dimensions qui ontété découvertes. Les trois dimensions quipermettent une distinction entre lesstigmates sont la désirabilité sociale, lacontrôlabilité et le niveau de pitié. D’unefaçon générale, l’étude a montré que lesgens réagissent de façon plus favorable auxfacteurs d’identité ethnique et de handicapphysique qu’aux autres conditionsstigmatisées. Les auteurs mettent enévidence une hiérarchie des attitudesenvers les groupes stigmatisés : « Dans nosdeux études, les participants ont réagi defaçon plus favorable aux personnes qui ontun handicap physique ou aux personnes decouleur » (2005, 12).

Pour les auteurs, ce résultat estconsistant avec une étude préalable sur lahiérarchie des attitudes envers leshandicaps qui avait montré que lesattitudes les plus défavorables sont vis-à-vis des malades mentaux :

« Une des raisons de cet état de chosesest que ces groupes stigmatisés sont vuscomme moins contrôlables que les autresgroupes stigmatisés. En fait, lacontrôlabilité du stigmate contribue defaçon significative à la variation des

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réactions aux groupes stigmatisés. Les gensde couleur sont perçus comme moinssusceptibles de contrôler leur stigmate queles personnes inattractives. Lacontrôlabilité du stigmate est unedimension particulièrement importante parlaquelle les stigmatisés sont différenciés.De façon caractéristique, quand lesindividus sont tenus être responsables deleur stigmate ou de son contrôle, ils sontperçus de façon plus négative. » (2005, 12)

L'étude de Towler et Schneider estdigne d'intérêt car elle fait avancer larecherche en regroupant 54 stigmates en 7groupes appelés clusters et en cherchant àappréhender la nature des attitudes d'uneaudience sociale à leur égard. Il me semblecependant que la spécificité de la réactionsociale à ces regroupements stigmatiquesn'est pas assez clairement explicitée.Comme nombre d'études de psychologiesociale, tout en se défendant du contraire,cette expérimentation risque de contribuerà véhiculer un défaut majeur de larecherche sur le stigmate. On admet quebeaucoup d'individus, de catégories et degroupes prétendent être stigmatisés dans lemonde d'aujourd'hui ou sont traités commetels. En voulant lutter contre le stigmate,la recherche en psychologie de façonparadoxale, semble provoquer l'effetinverse qu'elle s'efforce d'obtenir. Elleassigne d'emblée une condition stigmatiqueà sept grandes catégories de stigmates.L’inventaire prend le risque d'

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« essentialiser » la question du stigmate.Être possesseur d'une des sept familles decaractéristiques exposées plus hautsupposerait automatiquement que l'individu,la catégorie et le groupe sont de factoétiquetés et stigmatisés.

Cela pose, selon moi, deux problèmes defond : que faut-il entendre par conditionstigmatique ? De quelle nature est lesavoir psychologique sur le stigmate ? Dansce qui suit, j'effectue quelquesinterprétations qui constituent une modesteréflexion personnelle sur le thème dustigmate et de sa théorisation, lesquelssont certainement inter-reliés. A lapremière question, suivant les arguments deFoucault, Hahn, Hacking et quelques autres,je propose de considérer que le processusde stigmatisation est à resituer comme uneforme d'assujettissement saisissable àl'intérieur d'une théorie générale desmodes de régulation contemporaine desconduites. Il est impossible de penseraujourd'hui la question de lastigmatisation sans la relier à la théoriedu stigmate diffusée par les sciencessociales. Il y a certainement une relationde réflexivité, une relation circulaire,entre les conditions stigmatiquesobservables dans le monde contemporain etla façon dont les sciences théorisent cetobjet. Hacking parle d' « effets deboucle » (looping effects) desclassifications. Il y aurait doncinteraction entre savoir et société.

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A la suite d’Ellenberger, Foucault etd’autres, Hacking cherche à appréhender lerôle du classement et des classificationset les théorise comme des « genresinteractifs » : « Interactif est un nouveauconcept qui s’applique non pas aux gens,mais aux classifications, aux types, auxgenres qui peuvent avoir une influence surce qui est classifié. Et parce que lesgenres peuvent interagir avec ce qui estclassifié, la classification elle-même peutêtre modifiée ou remplacée » (Hacking,1999/2001, 144-145). L’auteur cherche àmontrer comment le classement agit surcelui qui est classé et par quel processus.En tant qu’agents (acteur ou sujet au sensplein du terme), les individus agissent enfonction des descriptions qui sont faitesd’eux-mêmes. Leur individualité et leursmodalités d’être sont dépendantes desdescriptions qui peuvent être faites deleurs actions ou réactions :

« Les classifications (…) dès qu’ellessont connues par les gens et par ceux quiles entourent et dès qu’on les faitfonctionner dans des institutions,transforment les manières dont lesindividus font l’expérience d’eux-mêmes –et peuvent même conduire les gens àélaborer leurs sentiments et leurscomportements en partie parce qu’ils sontclassifiés de telle ou telle façon. De telsgenres (de personnes et de comportements)sont des genres interactifs » (Hacking,2001, 146).

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Il s’agit d’une conceptioninteractionniste authentique où laclassification et les individus classifiéspeuvent interagir. Dans la mesure où lesacteurs peuvent prendre conscience d’eux-mêmes comme faisant partie d’un genre, neserait-ce que parce qu’ils sont traités ouinstitutionnalisés comme faisant partie dece genre, ils sont amenés à fairel’expérience d’eux-mêmes de cette façon.« La notion de « genre » dans ce sensrenvoie à l’idée de classification etcomment, si ce genre est interactif, laclassification (le genre) « interagit avecceux qui sont classifiés ». Et vice versanaturellement, quand ce sont les personnesqui interagissent avec la classification ».(Id., 146)

Le type d’interaction qui estsusceptible d’advenir entre classificationet classifié, et en retour entre classifiéet classification, est rendu par la notiond’  « effet de boucle ». La nature de cetteinteraction ou effet en boucle estinhérente à la nature de l’être humainconscient et douée d’une capacité d’agir etde réagir. Cette possibilité m'amène àrepenser la condition contemporaine dustigmate comme une forme nouvelle destigmatisation, que j'appelle celle dupost-étiquetage. Il s'agit d'unestigmatisation dans certains cas souhaitée,fondatrice pour le sujet. Il peut y puiserune appartenance, un rôle et un statut dans

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une société sans appartenance. Elles'épanouit dans des techniques de soispécifiques qui permettent au sujet de seraconter par la confession, de s'auto-corriger par l'auto-contrôle, de s'amenderpar l'aveu. Mais bien plus, les sciencessociales, avec leur discours qui obéit àune « politique de l'empathie », font dela condition stigmatique une cause àdéfendre susceptible de légitimer desdroits, un répertoire de motifs et unvocabulaire de justifications et d'excuses,dont le propos serait de rationaliser sacondition.

Etiquetage et stigmate : processus bi-

focal

Ainsi, dans cette sous-section, monpropos est clarifier la définition duconcept de stigmate et les processus qui leconstituent. Je souhaite notamment montrerque le processus de stigmatisation est denature duelle et comprend un acted’étiquetage et l'acte d’apposition d’unstigmate, où l’un est la conséquence del’autre. Etiquetage et stigmatisationforment un couple conceptuel qui le plussouvent fonctionne de façon tronquée dansla littérature. Le processus destigmatisation et son étude doivent amenerà considérer les deux sous-processus :l'étiquetage et le stigmate. Il s’agit defaire apparaître la stigmatisation comme unprocessus. Au cours de celui-ci, desindividus, des catégories ou des groupes

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sont étiquetés. L'étiquette accolée sur lesindividus, les catégories ou les groupes aun effet à la fois sur le stigmatisé et surle stigmatiseur. Dans un cas, elle modifieles réactions d'autrui à l'égard de lapersonne, de la catégorie ou du groupestigmatisés, dans l'autre, elle modifie lesréactions de la personne, de la catégorieou du groupe stigmatisés à l'égard d'eux-mêmes.

La stigmatisation serait donc unprocessus dynamique qui affecterait desindividus, des catégories ou des groupes àqui on a apposé une étiquette. Par lasuite, les acteurs dits stigmatiséspasseraient par une suite d'expériencescommunes appelée « carrière morale » parGoffman. Elle peut être conçue comme unephase d'ajustements de l'acteur individuelou collectif au stigmate. Au cours decelle-ci, les individus, les catégories oules groupes stigmatisés développeraient desstratégies pour y face, stratégiesdiverses dont les issues affecteraient enretour les perspectives des stigmatiseurs.

La question de la stigmatisation enrapport avec un étiquetage préalable reçoitun écho particulier quand elle est mise enparallèle avec le devenir de l’individustigmatisé. La littérature nord-américainea notamment traité la question des « ex »,que ce soit ex-prostituée, ex-drogué ouancien alcoolique, ancien détenu, maisaussi celle des filles mères, et del’impossible réhabilitation. Car lestigmate une fois apposé, l’individu est

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marqué, l'étiquette lui colle la peau. Ilsort de l’anonymat, de la série des gensordinaires, comme vous et moi, ce qui luienlève la qualité enviable de personnepart entière, qui peut, à son gré, parlerou se taire, se montrer ou se fondre dansla foule. Si l’étiquetage positif des« stars » implique une mise sur piédestal,l’étiquetage négatif provoque une mise àl’index, une mise au placard, unerestriction de l’usage d’une libre paroleet parfois même des faits et gestes.Dévisagé comme une vedette ou un monstre defoire jusqu’ en perdre la face, l’individustigmatisé doit souvent faire profil bas,en tout cas composer en faisant bonnefigure ou quelque fois faire face.

Il ne faudrait pas oublier que lestigmate est une catégorie des scienceshumaines sociales, voire de la littérature,et comme telle, aucunement en usage dans legrand public sinon dans une acceptionjournalistique. Quelques auteurs etnotamment P. Vienne (2004), ont repéré unusage voire un mésusage (et notammentjournalistique, médiatique) du vocable« stigmatisé » qui est souvent sollicitépour traiter de questions sociales. Il yest fait référence en particulier à desquartiers « stigmatisés », des populations« stigmatisées », des pratiques« stigmatisées », etc. Il y est uneroutine par laquelle des populations ou despratiques sont désignées à l'attention dupublic comme blâmées ou blâmables.Malheureusement, cet usage tourne court car

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cet artifice journalistique uniquementdestiné à attirer l’attention sur unesituation-problème sans nommer la cause oule responsable ne fait que désigner unecible. Ironiquement, cet usage ne tendraità dévoiler que l’intention du journalisteprenant le rôle d’un proto-sociologue mûpar le désir est de prendre la tête d’une« croisade morale » et de pourfendrel’oppresseur caché.

En réalité, «  faute de dé nitionfiprécise sur ce terme, [on a affaire à] unvague euphémisme indiquant une sorted’exclusion sociale. » (Vienne, 2004). Pourlui, ce glissement vers le sens communferait presque oublier qu’il existe unethéorisation cohérente d’Erving Goffman deces phénomènes du « stigmate », et plusprécisément de la stigmatisation commeprocessus social.

Pour les tenants de l’interactionnismesymbolique, la notion d’étiquetage et soncorollaire la stigmatisation sont des« concepts sensibilisateurs ». Ils visent àacquérir une résonance psychosociale audelà de leur discipline mère eninterpellant la praxis quotidienne où ilsseront reçus et débattus. C’est un outilpour le changement social. Il est enparticulier à rapprocher de la théorie del'étiquetage (labeling theory) qui enconditionne l’univers de sens (cf. ChapitreII).

L'étiquetage est une versionpopularisée de la théorie la réaction

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sociale qui s’intéresse au rôle del’audience et du sentiment commun dans leurappréciation de phénomènes de déviance dansle groupe ou la communauté. Elle a étéformulée par un certain nombre desociologues américains issus ou proches del'Ecole de Chicago et qui appartiennent aucourant appelé interactionnisme symbolique.Des auteurs comme Howard S. Becker, FredDavis, Joseph Gusfield et Erving Goffmanappartiennent à la « deuxième Ecole deChicago » qui émerge entre 1945 et 1960(Fine, 1995). La contribution de Goffmans'inscrit à l'intérieur d'une suite depublications du début des années soixantequi tendent à renouveler le champ d'étudesde la déviance. On passe ainsi d'unecriminologie du passage à l'acte à unecriminologie de la réaction sociale(Debuyst, 1975). Face aux déficiences de lapremière perspective qui ne s'intéressequ'au déviant et résume tous les phénomènesde la déviance aux caractéristiques dudéviant et de son acte, l'intérêt du regardinteractionniste est de montrer que ladéviance doit être saisie en tenant comptede la réaction de la société. L'objetd'analyse de l'école interactionniste dansles travaux sur le processus d'étiquetageet de stigmatisation dès le début se tournevers l’appréciation de l'effet del'audience sociétaire dans la constructiondes déviations à la norme.

En préalable à un numéro hommage de la« DuBois Review » intitulé «Variétés des

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réponses à la stigmatisation: dimensionsmacro, méso et micro» et parallèlement àla création de la chaire de sociologie etd'études Afro-américaines à Harvard(détenue par Lawrence Bobo), la sociologuecanadienne Michèle Lamont estime qu'on peutconsidérer que « la gestion de lastigmatisation est un sujet typiquementDuboisien » et fait de Dubois un pèrefondateur de ce courant de pensée.

Dans ses écrits classiques sur ladouble conscience, William E.B. DuBois(1868 - 1963) contemporain d'autres géants,Cooley, Mead, Park, Thomas et d'autres,dans « Les âmes du peuple noir » publié en1903, ce pionnier de la recherche socialea su capturer l'expérience psychologiquecomplexe de gérer une vie où l'on se sentdivisé en soi-même. Il s'est concentréspécifiquement sur l'identification afro-américaine définie par la tension d'êtredeux à la fois et noir et américain : «deux âmes, deux pensées, deux aspirationsnon rapprochés; deux idéaux en guerre dansun corps noir, dont la force tenace seull'empêche d'être déchiré. » (Lamont, 2013,3).

Le modèle d'émancipation et de luttepour l'acquisition de droits civiques parles Noirs américains dans les années 1960et le retournement du stigmate en « Blackis beautiful », comme la cause des femmeset des gays sont exemplaires comme issuespour sortir de l'oppression et de la honte.

La question de la stigmatisation estfort bien illustrée à la fois par

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l'histoire de l'esclavage, de lacolonisation des Afro-américains et dugénocide des Autochtones. Aucune situationne fait mieux ressentir l'impactdestructeur de l'action de celui qui nevoit pas et ne considère pas comme l'autrecomme une personne à part entière.

Le texte présenté ici avec sesmaladresses voire ses outrances se veutinvitation à l'étude et hommage à l' «homme stigmatisé.»

Au cours des dix dernières annéesplusieurs revues de la littérature ont étéconsacrées à la question du stigmate lequelest devenu un argument de recherche couruet central dans les sciences humaines etsociales notamment aux États-Unis. Un desintérêts de ce concept est son caractèretransdisciplinaire puisqu’il traverse enparticulier le champ de la sociologie, del’anthropologie et de la psychologie, maisaussi de la criminologie, de la psychiatrieet des sciences de l’éducation.

I.1.2. Besoin de classer et processusde nomination

« Tout classement est supérieur au chaos » (Lévi-Strauss, cité par Bourguignon,

1971, 153)

Dans cette section, différents thèmessont entremêlés lesquels constituent enquelque sorte le fil rouge qui court àtravers cette recherche et que tisse l'idéed'un besoin de classer.

Tant les travaux anthropologiques de

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Mary Douglas et Arthur Kleinman, ceux desphilosophes Michel Foucault et Ian Hacking,des sociologues H.S. Becker ou ErvingGoffman du criminologue Shlomo Shoham,traitent à mon sens du rôle du classement,des classifications et de la façon dont desgens sont classés, et pour reprendreHacking ce qu'il appelle « la fabricationdes personnes ».

Dans un autre de ses ouvragessignificatifs « Comment pensent lesinstitutions » (1987/1999), Mary Douglascherche à montrer comment les institutionspensent en classant. A partir d’auteurscomme Durkheim, Merton, Hacking, il s’agitpour elle de repérer comment classement etclassification développés par les acteurssociaux sont, à leur insu, des systèmesétablis par les institutions elles-mêmes :

« En même temps que l’invention denouvelles catégories médicales (impossiblesà concevoir jusque-là) ou de nouvellescatégories criminelles, sexuelles oumorales, de nouveaux types de personnes sesont manifestés spontanément en masse pourendosser les étiquettes correspondantes etvivrent en conséquence. Cette adhésion auxcatégories nouvelles suggère une facilitéextraordinaire à se loger dans de nouvellescases et à se laisser redéfinir dans sonidentité » (Douglas, 1999, 144).

« Du besoin d’ordre sont nées toutesles classifications, qu’elle soient «sauvages » ou scientifiques. »(Bourguignon, 1971, 153). À la suite de

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Lévi-Strauss et de ses réflexions sur lapensée sauvage, notamment sur la taxinomie,le psychiatre et psychanalyste AndréBourguignon considère que « tout classementest supérieur au chaos ; et même unclassement au niveau des propriétéssensibles est une étape vers un ordrerationnel ». (Bourguignon, 1971, 153)

Cependant, si certaines nominations etcertains étiquetages sont positifs etheureux, Dieu crée le monde en le nommant(la Bible), l’acte de nommer est un acte depouvoir et le pouvoir implique l’acte denommer.

Nombre d'auteurs (Douglas, Hacking,Strauss) ont insisté sur le rôle de lanomination et du nom.

« Nommer revient à connaître, et quel’on connaît dans la mesure où l’on nomme »(Strauss, 1959 : 21). Se fondant sur lepragmatisme, celui notamment de Dewey,Anselm L. Strauss dans son ouvrage «Miroirs et masques » (1959/1992), identifieun besoin de classer inhérent à la penséehumaine. Nommer pour situer est un acte debase, car pour « définir ou déterminer unechose », il faut préalablement« circonscrire ses limites ». Mais « nommerou désigner suppose toujours que l’onadopte un certain point de vue ». (Strauss,1992, 22)

La terminologie joue le rôle d’écransymbolique à travers lequel le monde estordonné est organisé. Seulement « lesvaleurs attribuées à un objet – comme bonou mauvais – ne sont pas réellement en

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l’objet ». Mais on est conduit à estimerque la réalité des choses est dans leregard porté et non dans les choses elles-mêmes :

« Si les valeurs qu’on attribue à unobjet -- « bon » ou « mauvais » -- ne sontpas véritablement « dans » l’objet.Lorsqu’on fait une expérience, on n’y metpas de la valeur comme on met de l’eau dansune bouilloire. La valeur n’est pas unélément ; elle est incluse dans unerelation entre l’objet la personne qui faitles expériences. C’est une autre façond’affirmer que l’ « essence » ou la «nature » de l’objet ne réside pas en luimais dans la relation entre lui et celuiqui le nomme.» (Strauss, 1992, 26)

Cependant, nommer et identifier lesobjets est « un problème continuel quin’est jamais ni dépassé ni réglé. (…) Unepartie de la terminologie classificatoirede chacun, la grille symbolique à traverslaquelle il ordonne et structure le monde,est perpétuellement, - a été, ou sera -, endevenir. » (Strauss, 1992, 28)

Comme le montre Anselm Strauss, nommerest « un acte de placement »: ce n’est passeulement indiquer, c’est identifier unobjet comme une sorte d’objet. L'acted’identification sollicite que la choseréférée soit placée à l’intérieur d’unecatégorie.

Avec Michel Foucault qui a montré dans« Les mots les choses » (1966) que lataxinomie ou science du classement est lié

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à un projet de « science de l’ordre », lebesoin de classer est enracinéhistoriquement dans la période qui va duXVIIe au XVIIIe siècles dont on considèregénéralement qu’il s’agit de la réalisationdu centralisme politique administratif dela France.

La taxinomie, pour Foucault, débute auXVIIè siècle quand l’ « épistémè » (ou codedu savoir) classique se prévaut d’unimpératif de classification qui connaît sonapogée avec les Encyclopédistes et la« Grammaire générale » de Port-Royal(1660).

Le XVIIIe siècle s’attache aussi àdresser un « catalogue de la vie » selonl’expression de Dagognet (1970) comme uncode du savoir naturel, basé sur l’éloge dumanifeste (par rapport au latent) et duvisible. Les botanistes (Sauvages, 1703 ;Linné, 1763) et les zoologistes classent laflore et la faune, et à leur image, secalque la « Médecine des espèces », toutestendances qui se retrouvent dans lamédecine et le regard médical comme lemontre Foucault dans « Naissance de laclinique » (1963) :

« "Ne traitez jamais une maladie sansvous être assuré de l’espèce", disaitGilibert. De la nosologie de Sauvages à lanosographie de Pinel, la règleclassificatrice domine la théorie médicaleet jusqu’à la pratique : elle apparaîtcomme la logique immanente des formesmorbides, le principe de leur déchiffrementet la règle sémantique de leur définition »

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(Foucault, 1963, 2)La psychiatrie, née au début du XIXe

siècle, fonde à son tour la nosographie(sémiologie clinique), basée sur laclassification. Elle permet de lire letrouble mental dans ses signes extérieurs :les symptômes. Mais on s’aperçoit que detabler sur le symptôme, on se leurre, etqu’il faut se référer à l’anatomie, àl’invisible déterminant : « le problème estdonc de faire affleurer en surface ce quis’étage en profondeur » (Foucault, 1963,166)

Le regard médical devientauthentiquement perception de l’ « invisible visibilité » :

« Le savoir se développe selon tout unjeu d’enveloppes ; l’élément caché prend laforme et le rythme du continu caché, ce quifait qu’il est de la nature même du voiled’être transparent (…) les sensparticuliers guettent à travers cesenveloppes. » (Foucault 1963, 170)

Comme l’ont fait remarquer Foucault etd’autres, la classification des maladiesmentales est calquée sur le modèle dessciences naturelles et reflète l’erreurpérennisée depuis lors qui consiste àassimiler les troubles mentaux à destroubles naturels, c’est-à-dire à les viderde sens, les couper du porteur de lasignification de ce sens qui est le sujetqui les présente.

Selon André Bourguignon, la nosographiepsychiatrique permet de « créer une entité– la maladie – en la nommant et la classant

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(1971, 153). Tout acte classificatoire estlié au besoin d’ordre, car comme l’écritLévi-Strauss, tout classement est supérieurau chaos. »

Bourguignon, revenant lui aussi surl’erreur fondamentale de la psychiatrie quicalque sa nosologie sur le modèlebotanique, écrit : « fascinée par labotanique des symptômes, elle ne chercheguère à en connaître les mécanismes et lesens. Or le symptôme n’a pas le même sensen médecine et en psychiatrie ».(Bourguignon, 1971, 160).

Classer dans le règne humain relèved'un autre ordre. « Catégoriser », pourDagognet, « constitue l’acte majeur de lamodification » (1970, 8) et l’auteur derenvoyer à Sartre :

« La grave erreur des pures stylistes,c’est de croire que la parole est un zéphyrqui court légèrement à la surface deschoses, qui les effleure sans les altérer.Et, que le parleur est un pur témoin quirésume par un mot sa contemplationinoffensive. Parler, c’est agir : toutechose qu’on nomme n’est déjà plus tout àfait la même … » (Sartre, cité parDagognet, 1970, 186)

En effet, l’étiquetage produit deschangements dans les identifications et lesévaluations d’elle-même de la personneainsi traitée. Il s’agit même de laproposition de base des théoriciens del’étiquetage et de la stigmatisation :

« L’acte social d’étiqueter unepersonne comme déviante tend à altérer la

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conception de soi de la personnestigmatisée par incorporation de cetteidentification. Les faits d’étiquetages àla fois publics et privés vont précipiterune transformation de l’identification de« la personne qui a fait X » à l’auto-identification de « mois, je suis cettepersonne qui a fait X » (Wells, 1978, 200)

Dans son ouvrage « Comment pensent lesinstitutions » (1987/1999), l'anthropologueMary Douglas expose « comment lesinstitutions font les classifications ».C'est l'occasion pour elle de revisiter lestravaux de Mauss et Durkheim sur le rôledes classifications.

Durkheim avait déjà introduit la notionde représentation collective dans un textede 1898 par laquelle il établissait unrapport entre l'individu et lacollectivité. Pour lui, les représentationscollectives sont des faits sociaux, etceux-ci comptent davantage que les faitspsychologiques car le psychisme individuelse constitue sur la base de classificationsélaborées socialement.

Durkheim et son neveu Marcel Mauss dansleur article écrit en commun sur lesclassifications primitives (« De quelquesformes primitives de la classification »,1903), s'attachent à démontrer que « lavraie solidarité est fondée sur desclassifications partagées par tous »(Douglas, 1999, 140).

Les styles de pensée sont reliés à destypes d'institutions. Durkheim et Mauss seproposent d' « analyser le degré auquel nos

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classifications séculières ordinaires sontdes projections de la structure sociale quiparticipent de l'aura du sacré » (Douglas,1999, 140).

Pour Durkheim et Mauss, le sacré reposesur les classifications communes que chacunvénère fortement et défend. Et dès lors,pour Mary Douglas, le sacré devient unobjet d'étude possible : « c'est enétudiant le sacré que Durkheim a tentéd'expliquer comment les institutionsforgent les classifications » (Douglas,1999, 140).

A la suite de Durkheim et Mauss, MaryDouglas estime que ce ne sont pas lesconstitutions ou les rois qui, de par lespropriétés inhérentes à leurs fonctions,créent le sacré, mais bien l'inverse.

« Le sacré ne peut tirer sa force quede leur propre consensus. Sa forcecoercitive, qui remplit l'univers de tabouset de punitions afin de renforcer lasoumission individuelle parfois vacillante,se fonde sur les classifications quiagissent à l'intérieur même de l'esprit del'individu. Pour lui, le sacré reposeessentiellement sur des classificationsliées à la division du travail. La théoriedurkheimienne du sacré n'est donc paslimitée aux civilisations en voied'extinction, mais vaut également pour lessociétés modernes, puisque nos sociétésaussi sont fondées sur la division dutravail » (1999, 140-141).

Douglas ironise sur un certainaveuglement du père de la sociologie

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fasciné par l'émergence du monde moderne etde la société industrielle qu'ils croientsortis de l'empire de la pensée primitive :

Classer serait ainsi un besoin sacréqui a une fonction sociale mais il est unacte sacré par ce qu'il est commun augroupe et à la communauté. Pour MaryDouglas, il n'y a pas de dehors de lapensée classificatoire. Dès lors, on voitbien l'emprise de la pensée classificatoirequi est liée dans le monde moderne à ladivision du travail. Même le praticien dessciences humaines et sociales, tel lepsychologue fait un usage, parfoisimmodéré, du classement et desclassifications.

Certainement, il faudrait aller auxsources mêmes de la· pensée humaine pourtrouver l'origine des phénomènesd’étiquetage et de stigmatisation et doncde la stigmatophobie et considérer le rôleessentiel joué par:

« La catégorisation, le classement, larecherche d'un principe unificateur àpartir de la pensée binaire, c'est-à-direl'opposition des contraires constituent labase du manichéisme du bien et du mal. Cesmécanismes rendent difficile la penséedialectique qui dépasserait ce dualismeradical et le préjugé primaire qui lui estinhérent. » (Dorvil et al., 1994, 717)

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N. St-Amand4 ou le pouvoir desdénominations stigmatisantes

Le sociologue québécois N. St-Amand,dans l'article « Des noms qui en disentlong… » (2000), est intervenu pourréaffirmer certaines des thèses de lathéorie de l'étiquetage à propos des mots -des noms - qu'utilisent les professionnelsdu travail social ou de la psychiatrie pourdésigner les populations qu'ils traitent etcomment lorsqu'on pose des étiquettes pournommer, on classe et marginalise les gens.Il propose de reconsidérer la façon denommer les « sujets-objets » dans le champde la relation d'aide afin d'éviter leseffets de stigmatisation qui découlent desabus de langage de la pratiqueconventionnelle.

Dans la première partie de son article,N. St-Amand reformule les affirmations dela théorie de l'étiquetage. Dans la secondepartie, il donne trois exemples decatégories qui sont sujettes à descatégorisations stigmatisantes : les

4 Nérée St-Amand est né au Canada en 1945. Il aeffectué ses études au Canada et obtient le BA del’université de Moncton (New Brunswick) en 1967.D’abord enseignant et superviseur, il poursuit desétudes en travail social à l’Université Dalhousie etobtient un MSW en 1971. Il est travailleur social etofficie en milieu défavorisé notamment auprès defamilles pauvres. Il reprend des études en France etest titulaire du doctorat en sociologie de l’Universitéde Nice en 1984. De retour au Canada, il estenseignant-chercheur en travail social à l’universitéde Moncton de 1981 à 1990 avant de rejoindrel’Université d’Ottawa en 1990.

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familles chaotiques, les mères étouffantes,les personnes ayant un vécu psychiatrique.Dans la troisième partie, l'auteur proposedes pistes pour un renouvellement despratiques et établir une typologie del'aide débarrassée du biais des étiquettesinfamantes.

H.S. Becker a posé la question : dequel côté sommes-nous ? (Becker, 1970). Ils’agit d’insister sur l’interaction entrela personne qui a le pouvoir de désigner etcelle qui se voit apposer une étiquette, lestigmatiseur et le stigmatisé :

« Par exemple, en désignant unepersonne comme « cliente », nousimposons en quelque sorte une distancethérapeutique et un rapport de dominationentre le désignant et le désigné, entre lapersonne qui possède certainesconnaissances et quelques formesd’expertise, habituellement académiques etprofessionnelles, et celle qui vit uneexpérience, que nous nommerons pourl’instant, patiente, car, comme nous leconfiait une personne ayant connu lapsychiatrie, « il faut être bien patientpour survivre dans un tel système ». Detelles étiquettes ne tiennent pas comptedes contextes de pauvreté, d’oppression, deviolence dont sont victimes les personnesainsi désignées. Ils s’attardent uniquementà décrire un acte (le délinquant, lepédophile, l’agressif, l’hyperactif) ou unétat, « un attribut qui est profondémentdiscréditant » (St-Amand, 2000, 39)

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L'étiquette apposée devient un « statutmaître » (Hughes) qui conditionne laconduite de la personne désignée toute enla séparant des autres et créé une distancesociale :

« Une fois étiquetée, l’entourageimmédiat de ces personnes se fait compliceplus ou moins conscient de l’expertiseprofessionnelle et exerce diverses formesde pression sur les individus ainsi marquésafin qu’ils et qu’elles maintiennent cetteimage. Lorsque le titre de malade mentalest apposé à quelqu’un, plusieurs étudesdémontrent que la tendance à agir enfonction de cette étiquette augmente. »(id., 39-40)

Reprenant les thèses de T. Scheff etG.T. Marx, N. St-Amand montre l' « ironie »de contrôle social par laquelle la choseque l'on veut empêcher est en faitrenforcée :

« Qui plus est, une personne estsouvent récompensée pour avoir adopté lerôle stéréotypé qui accompagne lediagnostic. C’est le cas des gens quicollaborent avec les formes de traitementsrecommandés ou imposés par la psychiatrie,mais c’est aussi le cas des indemnitésfinancières accordées sous formed’assistance ou de pension suite auxdiagnostics d’incompétence (p. ex.incapacités de travail). (...) Une foisétiquetée, la participation des personnes àla vie économique et sociale devient fortlimitée. (...) Dans le comportement des «familles pathologiques », des « inaptes »,

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des « incapables de s’organiser », onsélectionnera les incidents qui décriventet prouvent leur diagnostic. L’étiquetageconstitue ainsi un rapport de domination etimplique la non-reconnaissance desindividus concernés comme des citoyens etdes citoyennes à part entière. Lediagnostic peut donc s’analyser comme unrapport de force qui crée et maintient desformes plus ou moins voilées de domination,par le biais de l’expertise. L’individu quiest victime de cette expertise n’est plusune personne, mais un cas; il n’est plus unacteur, mais un patient identifié, marqué ;il passe d’un statut de citoyen à celui declient, de malade.» (id., 40)

L'étiquetage est ainsi essentiellementune relation de pouvoir dans laquelle ledominé se soumet au pouvoir du dominant. Lathéorie de l'étiquetage modifiée de B. Linket ses collaborateurs a insisté sur le rôledes relations de pouvoir, un rôleprééminent et le pouvoir un agent« essentiel dans la production sociale dustigmate » (Link & Phelan, 2001).

Le déviant peut se retrouver affublé du« syndrome de Jean Valjean » poursuivi parson passé indélébile et passer à ses yeuxou dans ceux des autres pour un "ex"quelque chose (Ebaugh, 1988) :

« Et s’il parvient, à la force dupoignet, à se sortir de ce carcan, oncontinuera de lui rappeler que son étatantérieur le poursuit comme une ombre, enle désignant comme un « ex-patient », un «ex-psychiatrisé », un « ex-prisonnier », un

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« former mental health patient » ou encore comme une« ex-prostituée », etc. L’individu estainsi confiné à vie, en quelque sorte, àson étiquette.» (id., 41)

N. St-Amand offre trois exemples decatégories qui sont l'objet decatégorisantes stigmatisantes : lesfamilles chaotiques, les mères étouffantes,les personnes ayant un vécu psychiatrique.

Les interventions en travail socialfondées sur le psychologisme dominant sontopprimantes avec leur usage de vocablesaussi divers qu'infamants pour décrire lesfamilles pauvres. Elles sont aussiréductrices. Il s'agit de « se concentrersur l'intra-psychique, en inscrivant lesproblèmes de pauvreté et de marginalisationdans une optique médicale de diagnosticindividuel. Le courant dominant de lapsychanalyse, en service social comme dansles autres professions d'aide, contribue audéveloppement de la culpabilité, à laconstruction de modèles psychologico-centriques de l'intervention. » (id., 43-44)

La désignation des famillesdéfavorisées offre des exemples descatégories abusives créées par lesprofessionnels. Les désignations sont :

« Les familles chaotiques, les famillesà anorexiques mentaux, les parents depsychotiques, les parents de boulimiques,les familles à enfants obèses, les famillesdifficilement approchables (...) famillesdites «à problèmes multiples» (...)familles résistantes, familles problèmes,

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désorganisées, difficiles à rejoindre,milieux familiaux pathogènes. Unedysfonction au sein de l’unité familiale etune résistance à l’aide caractérisent cesdésignations (...) parents délaissants,(...) familles impossibles, fétichisées etde parents maltraitants (...) famillesenchevêtrées (...) famillesdysfonctionnelles, de familles chaotiqueset de familles anorexiques. »

Même les approches systémiquescomportent « de nombreuses allusions à unétiquetage très dévalorisant etcondescendant face aux familles vivanthabituellement dans des contextes depauvreté extrême » (id., 44-45).

Un autre exemple est offert par lesnoms attribuées aux femmes qui ne jouentpas leur rôle de mère conformément auxprescriptions sociales. Les catégorisationsutilisées à leur propos sont souvent« diffamatoires ». On parle ainsi de mèresmenteuses, illégitimes, fantasmantes outroublées. On dit de ces mères qu'ellessont étouffantes, rejetantes, dévoreuses.On les réduit à leur activité notamment sielle n'est pas normativement correcte(prostituée, assistée sociale, criminelle,mère illégitime). Par ailleurs les femmesvivant avec un conjoint ayant un problèmesont étiquetées « co-dépendantes ». Enfin,les problèmes de poids des femmes offre unautre exemple d'étiquetage spécifique etune fixation des professionnels surl'obésité, l'anorexie et la boulimie chezla femme ou leurs troubles mentaux

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(frigidité, hystérie, trouble obsessionnelcompulsif).

Un autre exemple est fourni par lespersonnes ayant un vécu psychiatrique. quisont souvent « affublées de vocablesdiffamatoires » (id., 47). Elles sontsouvent désignées par leur diagnostic(schizophrène, psychotique, psychopathe,bi-polaire, etc.) ou le problème auquelelles font face (suicidaire, alcoolique,endeuillée chronique, etc.). De nombreuxqualificatifs qualifient les personnesayant un vécu psychiatrique : fou, dérangé,détraqué, toqué, maboule, etc. tous aussiinfamants les uns que les autres. Au coursdes années 1980, avec l'arrivée duconsumérisme médical, d’autres vocablessont nés comme consommateur, associé oumême PVP (personnes ayant un vécupsychiatrique), jeu de mot autour del'acronyme VIP (Very Important Person).

Pour l'auteur, les étiquettes utiliséespar les professionnels ou le public pourdécrire les problèmes des gens sontréductionnistes, durables, diffamatoires etdésengageantes.

« Elles sont réductionnistes dans lesens qu’elles réduisent la personne à sondiagnostic, officiel ou pas. On ne parleplus de Marie ou de Pierre comme personnequi a une histoire, un vécu, des valeurs,un héritage culturel, une contributionpolitique, mais simplement d’une étiquettequi, en principe, englobe l’ensemble de cequ’elle vit. »

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« (...) Les façons de nommer sontdiffamatoires parce que presque tous lestermes utilisés dénigrent les personnes etles familles, leur rappellent qu’elles nesont que des cas, qu’elles ne sont qu’untas de problèmes, une charge pour leurmilieu et les services sociaux. » (id., 50)

« Elles sont "désengageantes au sens oùles vocables employés laissent croire queles personnes ne participent aucunement àla désignation et pas davantage autraitement qui s’ensuit. Elles ne sont quedes spectatrices qui voient leur sort sejouer dans une arène auxquelles elles n’ontpas accès. Elles sont absentes desconférences de cas qui les concernent. Lediagnostic n’est pas négocié, mais imposé.Il ne tient pas compte de leur potentiel etde leur créativité. Il stigmatise, et pourlongtemps, les victimes d’un incident, decirconstances, de pauvreté, de précarité.En ce sens, il perpétue la pauvreté et laprécarité. » (id. 50)

En conclusion, l'auteur dresse un bilandu rôle du pouvoir de nommer et d'apposerdes étiquettes négatives sur les gens quandbien même ils seraient imparfaits etporteurs de problèmes. Il fait entrer lapersonne dans le "corridor de la déviance"dont il est très difficile sinon impossiblede remonter le cours :

« Ces quatre facteurs combinés font ensorte que la personne est dépossédée de sonpouvoir et qu’il lui est extrêmementdifficile, de même que sa famille, de sevoir autrement, d’agir autrement.

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L’étiquette est ainsi transmise comme uneforme d’héritage social, de statutpermanent. » (id., 50-51)

Comment nommer sans stigmatiser ?

L’auteur ne se contente pas de faire lacritique des procédures de nomination chezles professionnels de la relation d'aide,il effectue des propositions pour sedépartir des pratiques stigmatisantes,diffamatoires, discriminatoires,opprimantes qui leur sont attachées. D’unpoint de vue nominaliste, on peut sedemander quels mots utiliser pour désignerles gens qui éprouvent des difficultés etauxquels on a apposé une étiquettedépréciative, par exemple un diagnostic, etqui tentent de s’en sortir dans un contextede pauvreté ou d’oppression.

L’auteur propose un changementvéritable et « non pas seulement unchangement cosmétique d’appellationsconformes à la rectitude politique(politically correct). » (id., 51)

Il s’agit pour lui de « passer du rôlede client à celui de créateur et deproducteur, d’objet ou de cas à celui desujet connaissant et participant auxdiverses étapes de sa reprise de pouvoir. »(id.)

Bien sûr le changement passe par unemutation des procédures de nomination desparticipants : « Le vocabulaire utilisé parces groupes est très différent, voireopposé à celui recensé dans la littérature

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professionnelle. On parle ici desurvivants, de victimes, de participants,d’actrices, de personnes, de groupes desolidarité. On décrie les mots qui tuent,la stigmatisation, les pratiquesdiscriminatoires, les termesdiffamatoires. » (id., 52)

On peut parler d’autrui avec des« termes qui peuvent inspirer nos pratiquestels : aidés, membres, personnes,intéressés, citoyens, coopérants etpartenaires pour désigner, selon lescirconstances, les gens ayant connu unepériode difficile. » (id.)

N. St-Amand dégage les facteurs quiexpliquent la résistance au changement despratiques et des habitudes. Il y a unemanque de repères pour chaque corps deprofession et des allants de soi« généralement acceptés pour tenter denommer les gens désignés comme la clientèledes services professionnels » (id., 53).Par ailleurs, l'analyse du savoir-pouvoirest absente des discours professionnels : «on assume que d'aucuns ont le savoir et queles autres ont besoin de cette expertise,de soins, d'aide. L'omission des rapportsde domination entre les professionnels etleur clientèle ne suffit pas, il y a aussinégation des capacités d'autonomie et derésistance de ces groupes.» Enfin, laneutralité professionnelle et la distancesociale impliquent une séparation entre «eux » et « nous » et excluent toute idée deco-construction de l’intervention.

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Comment « nommer sans marginaliser » etcomment l'action professionnelle peut-elle,doit-elle éviter d'opprimer les cibles demes, tes, nos, vos interventions ? Laquestion je me, te, nous, vous la pose.

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I.2. La nature élusive du stigmate

Le psychologue canadien Stewart Page(1974) qui a travaillé sur les processus destigmatisation et leurs conséquences dansle logement et l'emploi, a publié un petitarticle où il révèle un fond de véritéenfoui selon lequel le stigmate estinsaisissable et porteur d'ambigüitésmorales. Les situations décrites ci-dessousen sont, selon moi, une évocation.

I.2.1. Les cas négatifs : stigmated’exception ou « chevron » ?

Dans cette section, les cas négatifsque je souhaite introduire concernent desfaits d'étiquetage et de stigmatisationopérés sur la base d’attributssignificatifs, mais des attributs qui sontpositifs ou exceptionnels. Se pourrait-ilque l'étiquetage des différences fonctionnede façon symétrique avec des attributspositifs voire exceptionnels. Dans le casoù l'on observerait une stigmatisation del'exception, la théorisation du stigmatepourrait être renforcée par cetaménagement. Alors tout ce qui s'écarte dece qui considéré comme normal ou normatifdans un contexte socio-culturel donné, severrait de façon uniforme sanctionnénégativement et stigmatisé.5 En parallèle,

5 Cependant à l’inverse, l’attention devrait êtreaussi attirée sur les cas de déviance négative etextrême qui suscitent, suivant le cas, indulgence etenvie coupables, fascination morbide, admiration

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l'attention a été attirée par un certainnombre de phénomènes qui ont été relevés etclassés dans la catégorie de la « déviancepositive ». Ainsi, les artistes, lesphilosophes, les stars de cinéma, leschampions de sport, les génies, lessurdoués, les très belles femmes, lesaltruistes, etc. seraient des déviantspositifs. La sociologue Druann Heckert quiest l’un des rares auteurs à traiter defaçon extensive du phénomène de ladéviance positive (Heckert, 1997) admetqu'il s’agit d’un thème qui ne va pas desoi. Le concept de déviance positive nefait pas l’unanimité en sociologie. Ladéviance y est conceptualiséeessentiellement comme un comportementnégatif. Par essence, la déviance seraitnégative. Pour certains, la notion dedéviance positive est un oxymore (1985).

Un des premiers auteurs à avoir attirél’attention sur le rôle des comportementspositifs est le sociologue américaind’origine russe Pitirim Sorokin (1889 -1968) qui avait fondé en 1950 àl’Université de Harvard le Centre derecherche sur l’altruisme créateur. Ildénonçait l’insistance avec laquelle sa

coite, qu’ils soient transformés en héros, tels lesfigures mythiques de Robin des Bois, Jesse James, Billyle Kid, en ennemi public n° 1 ou en « monstres » telsle serial killer ou le terroriste qui trouvera toujoursun membre d’une sous-culture oppositionnelle pour luioctroyer « un crédit de sympathie » (Clark, 1987). Danstous ces cas, on voit le rôle direct que jouel’auditoire pour définir certains criminels comme desfigures héroïques. Ce thème est traité par PaulKooistra dans « Criminals as heroes » (1990).

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discipline s’appesantissait sur lescomportements sociaux négatifs et lacomplaisance avec laquelle ses collèguess’attachaient à détailler l’amplitude desmaux cultivés par les êtres humains :

« Les sciences sociales occidentalesont réservé une attention insuffisante auxtypes positifs d’êtres humains, à leursréalisations positives, leurs actionshéroïques et leurs relations positives.Elles insistent sur le pathologique etnégligent le sain et l’héroïque… Lerésultat est que [nous en savons] peu surles types positifs de personne, leurconduite et leurs relations. [Nousmanquons] aussi d’une plus adéquateconnaissance des phénomènes négatifs : carla connaissance de positif est nécessairede façon à avoir une peine connaissance dunégatif » (Sorokin, cité par Heckert,1997, 128).

Mais Sorokin n’a pas été entendu. Cen’est qu’à la marge de la sociologie et del’anthropologie que quelques auteurs ontavancé l’idée que certains comportementspositifs pourraient être analysés àl’intérieur du cadre général de l’étude dela déviance. Il faut attendre vingt ans etl’émergence de la théorie de l’étiquetageet sa remise en cause de la conceptiontraditionnelle de la déviance pour qu’unregain d’intérêt se fasse jour. Il y acependant une divergence car une partie desauteurs recourent à une théorisation par lanotion de stigmate et l'autre à unethéorisation par la notion de déviance

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positive. Ainsi, Judith Posner (1976) estune des premières à relever quel’excellence, par exemple, le fait d’êtreune femme très belle ou quelqu’un qui neboit pas, peut apparaître comme avoir sesavantages et ses inconvénients. Carl’excellence est simultanément admirée etstigmatisée :

« … Être un individu exceptionnel estvéritablement Être supérieur aux autresest aussi problématique et pathologiquequ’être inférieur. Les deux sortes depersonnes sont des marginaux dans lesystème social. Alors qu’il y a unetendance à la fois chez les sociologues etles profanes à se concentrer sur le déviantinférieur, ce biais reflète sûrement nosmythes culturels sur la supériorité - àsavoir qu’il est recommandé de réussir àtous les coups. En réalité rien n’est pluséloigné de la réalité » (1976, 141).

Pour Posner, l’excellence pourraitainsi être un stigmate, un stigmated’exception. Le fait d’être droit, bon,correct, juste, convenable peut s’avérerêtre l’objet, dans bien des circonstances,de la réprobation d’autrui. Dans laperspective de la théorie de l’étiquetage,la déviance est le produit du processus destigmatisation. Dans la perspectivetraditionnelle de la criminologie, ladéviance est une conséquence de laviolation de la norme. La déviance positiveest donc comme conçue « comme une violationde la norme, dans le sens spécifique queles normes sont dépassées » (Heckert, 1997,

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129). On est alors amené à interroger lescomportements invoqués et les catégoriescrées pour les appréhender. Certainsestiment que la conceptualisation en termede violation de la norme est plus éloquenteque celle en terme de stigmate. Si l’onconsidère que les faits de déviance sedistribuent selon la loi normale. Lescomportements normatifs sont au centre dela courbe et aux deux extrêmes, il y a lescomportements non-normatifs. D’un côté, lescomportements négatifs et de l’autrepositifs. Ainsi, dans la perspective de laviolation de la norme, « la déviancepositive est l’excès de la norme dans unsens positif » (1997, 129). Heckert chercheà synthétiser (et réconcilier) lesdéfenseurs de la thèse de la déviancepositive et ceux de l’étiquetage enadmettant que la déviance positive est uncomportement qui est évalué positivementpar les autres. Mais il y a étiquetage ducomportement donné qui s'écarte de ce quiconsidéré comme normal ou normatif dans uncontexte socio-culturel donné.

L’auteur se donne pour but de dresserune typologie de la déviance positive(Heckert, 1998 : 25) dont lacaractéristique est celle de la non-normativité pour les tenants de la déviancepositive et d’être supérieure pour lestenants de la théorie de l’étiquetage. Latypologie qu’érige l’auteur comprend cinqfacteurs s'inspire des travaux de Robert K.Merton sur l'anomie. Elle distinguel’altruisme, le charisme, l’innovation, la

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sur-conformité et les caractéristiquesinnées.

L’altruisme est un acte entreprisvolontairement pour aider autrui sansattente de réciprocité. Parmi lesaltruistes, on peut distinguer les saints,les bons samaritains, les héros et plusgénéralement ce qu’on appelle lespersonnalités pro-actives.

Le charisme est personnifié au niveaureligieux par des figures comme Bouddha,Gandhi, Jésus, Martin Luther King, etc. Lesociologue Max Weber considère que lecharisme est « une qualité que l’on accordeun individu, en vertu de laquelle il peutinfluer positivement sur le cours desévénements » (Florence Weber, 2001, 178).Au niveau politique, des démocrates commede Gaulle, Roosevelt ou Churchill ont étéconsidéré comme les dépositaires d’uneautorité charismatique qui leur a permis detransformer le cours des choses.

L’innovation ou quelquefois appeléeinvention. Le cas des inventeurs au dessusdes normes est bien connu. Ils Sontlégion : d'Einstein à Michel-Ange, de L. deVinci aux frères Lumière, etc.

La sur-conformité que Merton appelleritualisme est la caractéristique dufonctionnaire zélé, du bon élève, del’abstinent, du jogger, du jeune cadredynamique, du cadre de l'Armée etc. Quelquepart il s’agit de faire une vertu del’obéissance aux règles ou du conformisme.

Si l’on admet que les normes opèrent àdeux niveaux, l’idéal et le réaliste, l'

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idéal attire beaucoup de convoitise maispeu le réalise, le niveau réaliste quebeaucoup réalise n’est pas idéalisé oudéfini comme extraordinaire. « Le déviantpositif est celui qui réussit à réaliserles attentes idéalisées » (Heckert, 1997,132).

Les caractéristiques innées. Il s’agitdes attributs ou comportements attribuéspar exemple aux très belles femmes, auxathlètes superstars, aux génies ou auxstars du cinéma ou de la pop musique. Unepartie de ces attributs ou comportementspeut avoir des sources innées, dons,talents, mais ils sont surtout l’objetd’une définition sociale et culturellecomme pour l’intelligence ou la beauté.Ainsi, le fameux stéréotype de « ce qui estbeau est bon ».

La recherche montre que les genspartagent la croyance selon laquelle lesindividus particulièrement attirantsphysiquement possèdent des traits depersonnalité plus désirables, réussissentmieux sur le plan personnel, professionnelet social que les gens moins attirantsphysiquement.

Le cas des surdoués

L’exemple des enfants prodiges et dessurdoués (Huryn, 1986 ; Allen, Bonner &Moore, 2002) peut offrir un éclaircissementsur l’ambivalence inhérente à touteopération de distinction et destratification des individus sur la base

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d’attributs particuliers, quand bien mêmeces attributs seraient positifs voireexceptionnels. En France, il y a beaucoupde confusion et le champ est mal balisé. Laterminologie est floue : s'agit-il deprécocité, de don ou de talent ? Le terme« surdoué » d'usage récurrent sembleconnoté péjorativement. Dans le mondeanglo-saxon, on lui préfère le terme de« gifted ». Howard Gardner auteur denombreux travaux sur les intelligences,distingue plusieurs situations (Pereira-Fradin, Lubart & Caroff, 2004, 22) :

- Les « gifted » qui manifestent uneprécocité biopsychologique ;

- Les « prodiges » qui ont un niveauexceptionnel dans un domaine unique, lamusique par exemple ;

- Les « experts » est le terme réservéaux enfants ou aux personnes qui possèdentune maîtrise exceptionnelle dans un ouplusieurs domaines sur une duréerelativement longue ;

- Les « génies » qui atteignent unedimension universelle tels Goethe, Mozart,De Vinci, etc. ;

On commence à utiliser, en France, leterme « enfant à haut potentiel » plutôtque surdoué. L’expérience d’être un casexceptionnel pourrait être finalement trèssimilaire à celle d'une personnestigmatisée négativement et honteuse de soninfériorité, en effet, la personnesupérieure pourrait se sentir tout aussimal à l’aise avec sa supériorité. Dès lors,étrangement, quelque part le prodige

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apparaîtrait lui aussi comme un être àpart, plus qu’humain, et voisinerait avecle monstre de foire, objet de curiosité(Bogdan, 1994) et lui, moins qu’humain. Ence sens, « l’excellence et la difformitéfournissent une occasion à la sociétéd’user de ce qui lui est commun comme unstandard pour évaluer autrui, et d’exclurece qui est rare ou inhabituel comme ceuxqui transgressent simplement ce qui esthumain ou commun » (Allen, Bonner & Moore,2002). C’est pourquoi quelques auteurs(Posner, 1976 ; Huryn, 1986) osent franchirle pas et affirmer que l’exception peutêtre l’objet d’un processus destigmatisation dans la société.

La meilleure étude en ce sens, celle deJean S. Huryn sur les surdoués, a étéréalisée avec des étudiants « gifted » (N =60) à partir d’entretiens en profondeur quiportent sur la façon dont ils se perçoiventet comment ils sont perçus par les autres.Elle met en évidence trois dimensionsjusque là inobservées. La premièreobservation de l’auteur concerne ladimension évaluative du surdoué. 77% desétudiants surdoués estiment que leurscamarades évaluent leur don de façonnégative. Un seul sur 60, est ravi d’êtreidentifié comme surdoué car il pense quecette condition est susceptible de luioffrir de meilleures opportunités d’étudeet de carrière. Mais généralement,l’appréciation sur la façon dont ils sontperçus se traduit plutôt dans des propos

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désabusés : « ils pensent que vous avez lagrosse tête » (Huryn, 1986, 173).

La seconde observation porte sur laconnaissance de l’existence et du contenudes stéréotypes et des étiquettesconcernant les surdoués. Ainsi, seulement18 % des étudiants mentionnent qu’êtresurdoué a des caractéristiques positives.Nombre de préjugés circulent selon lesquelsun étudiant surdoué n’est pas attractifphysiquement, est studieux, et porte deslunettes. Des surnoms leur sont affublés :binoclard, crâne d’œuf, rat debibliothèque, etc. « Les étudiants douésétaient très conscients des labels desstéréotypes envers les surdoués de notresociété. Dans leurs perceptions, lestéréotype du surdoué est réservé,inattractif, ennuyeux et centré sur soi »(1990, 170). Mais c’est surtout dans lesinteractions avec les autres qu’apparaît lemieux la nature des rapports entre lasociété majoritaire et celui qui porte unedifférence exceptionnelle.La plupart desétudiants admettent utiliser des stratégiesinteractionnelles de traitement desimpressions pour faire passer leur statutde surdoué auprès des autres. Il s’agit laplupart du temps de cacher le stigmatedéviant davantage que possible.

Parmi ces stratégies, la plus utiliséeest le faux-semblant (au sens goffmanien).La plupart des étudiants (73 %) admettentuser d’une stratégie qui consiste à fairel’idiot, faire le clown ou plaisanter.Certains font même les débiles (selon les

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dires d’une mère de surdoués). Une autreconsiste à faire semblant de ne pas savoirune réponse, ou à une question, donnerexprès une réponse inappropriée. L’intérêtde l’étude est de démontrer que lessurdoués font l’objet d’un stigmate dansnotre société. Ils sont souvent injuriés,frappés, voire rackettés à l’insu de tous.Une partie importante des problèmesaffectifs ou interpersonnels des surdouésserait des conséquences du stigmate dontils sont les victimes de la part de lasociété majoritaire et non pas une caused’inadaptation en soi. Ils sont souventobligés de s’aligner sur le groupe et de setirer vers le bas pour être acceptés oupour éviter les mauvais traitements. Unenotation importante de Jean Huryn concerneles stratégies que les surdoués sontobligés de déployer pour éviter dessanctions négatives de la part des autres.Elles développent en eux une personnalité« caméléon », sensible aux évaluationsd’autrui et prompte à se corriger pours’adapter. Loin de voir le surdoué commeémotionnellement perturbé, à l’inversel’auteur le voit actif et manœuvrant sonenvironnement. Dans le contexte américain :

« Les étudiants surdoués participentsouvent à des compétitions sportives, à desbans, à des clubs ou des cliques, prenantpart aussi à des farces douteuses pourprouver leur statut d’étudiants ordinaires.Ils changent souvent leur personnalité(vocabulaire, connaissance, aspirations)pour être à l’égal de leurs pairs dans ces

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groupes, pareils à un caméléon qui changede couleur pour se confondre avec sonenvironnement et cacher sa visibilité »(1990, 175).

Par ailleurs, ils sélectionnent lespersonnes à qui ils peuvent s’ouvrir etnotamment ceux qui valorisent lessurdoués : « ce jeu du cacher-montrerrequiert un haut degré d’adaptabilité et unhaut niveau de sensibilité aux réponsesd’autrui. A l’inverse, les surdoués qui nepeuvent pas ou qui choisissent de ne pasadopter ce comportement de caméléon,résistent dans le cadre scolaire endevenant ceux qui sont décrits comme« cerveaux » ou « crânes d’œuf », ceux quisont ridiculisés ou frappés ». (Ibidem,175). Cette attitude bien sûr estcorrélative d’un risque d’ancragesecondaire dans la déviance6. Selon lestermes de la théorie de l’étiquetage, onpourrait dire que lorsque les surdouésrecherchent des camarades comme eux etpréfèrent se retrouver dans des écoles ou

6 La spécialiste américaine des surdoués, EllenWinner dans « Surdoués : mythes et réalités »(1996/1997) rapporte que l'expérience de la différencefait partie intégrante de ce que j’appellerais la« carrière morale » des enfants à haut potentiel ouexceptionnels. Elle y décrit les mêmes problèmesaffectifs et sociaux que Huryn : introversion,marginalisation, différence et les mêmes stratégiespour faire face à l'attribut stigmatisant commes'abêtir, mais elle n'ose pas faire du harcèlement(comme réaction sociale à leur attribut) un des traitsstructuraux de la condition stigmatisée des enfantsexceptionnels ou à haut potentiel (Winner, 1997, 227-258) et qui expliquerait un part importante de leursproblèmes affectifs et sociaux.

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des classes adaptées, il y a, comme lemontre Lemert, déviation secondaire(stigmatisation). Elle implique laréorganisation des activités de vie et del’identité autour du label déviant. Lerisque effectivement à ce niveau estl’emprisonnement dans un rôle ou un statutet la formation d’une sous-culturedéviante. Mais c’est peut-être le prix àpayer, pour les surdoués, pour leursécurité, leur développement et le bondéroulement de leurs études.

Stigmate positif ou « chevron » ?

Le sociologue belge Claude Javeauavance un embryon de théorisation d'unstigmate, oserais-je dire positif, pourréférer à « un attribut qui, à l'inverse dustigmate déclassant, entraînerait unsurclassement, comme par exemple ladécouverte, chez des personnes trèsordinaires, de comportements héroïques endes temps difficiles (avoir caché desenfants juifs sous l'occupation nazie). »(Javeau, 2003, 85-86).7 Il propose de donnerà ce type d'attribut le nom de « chevron »ou de « blason » : l'idée de ce concepts'inspire des « marques que portent surleurs uniformes des soldats dont on

7 Après la Seconde Guerre mondiale, l'expression« Justes parmi les nations » (en hébreu : םםםםם םםםםם םםםםם) aété employée pour désigner les héros, des gentils (nonjuifs) qui, par leurs actes, ont sauvé des juifs pendantl'holocauste. Ces personnes et communautés sonthonorées au Mémorial de Yad Vashem, en Israël. Ils'agit à mon sens d'un exemple de stigmate positif ouchevron.

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souhaite faire connaître la bravoure. »(Ibidem, 2003, 86)8

Il est ainsi le seul auteur à alleraussi loin dans la redéfinition du conceptde stigmate en proposant un nouveau terme.Au-delà, il est envisagé de prendre encompte l'aspect positif et transcendant decertaines conduites humaines relatives autraitement des différences. Il y a beaucoupà parier que comme Sorokin, la propositionde Javeau risque de ne pas être entendue.En effet, l’insistance toujours actuelleavec laquelle les sciences humaines etsociales s'occupent des comportementssociaux négatifs et la complaisance aveclaquelle elles s’attachent à détaillerl’amplitude des maux cultivés par les êtreshumains paraissent être un facteur de freinvis à vis d'un tel projet théorique.9

8 Je rappelle cependant l'aspect genré de cettedistinction tel que le rappelle Gail Pheterson à proposdu roman « The red badge of courage ». Le marquageécarlate par le sang sanctifie l'homme (bon) qui verseson sang pour la patrie mais stigmatise la femmeadultère (mauvaise) à l'aune du stigmate de la putain(« La lettre écarlate »).

9 Le sociologue belge Philippe Vienne revientpourtant sur le thème du « chevron », l’inverse dustigmate et de la « chevronisation », l’inverse de lastigmatisation dans une étude sur la stigmatisation enmilieu scolaire (Vienne, 2004).  Javeau l’inspirateurdonne l’exemple du chauffeur de taxi dont on se rendcompte après coup qu'il est un ancien prince russe.Dans ce cas, on observe que l’identité sociale réelle« est surélevée dans le registre du respect et de ladignité par rapport à l’identité sociale virtuelle »(ibid., 2004, 189). Selon moi, Vienne omet de noteravec C.A.B. Warren (1980) que le chevron en tant quetel (l’envers du stigmate), s’enracin dans laproduction d’une identité charismatique car c’est le

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I.2.2. Le « syndrome de Jean Valjean »10

ou le statut des« ex »

De façon à appréhender la véritablenature du processus de stigmatisation, ilme semble qu'une situation dans satypicalité en dévoile les traits

charisme qui lui octroie ce pouvoir positif,purificateur ou transcendant de déstigmatisation. Lechevron renvoie donc selon moi à une identitécharismatique car selon Warren, « le charisme estl’envers de la déviance » (1980, 60). Le charisme estconçu comme le statut de ceux dont les actionssurpassent les normes, acquerrant une dimensionsupranormale ou hors norme et comme tel, étranger auxdomaines du quotidien ou de l’ordinaire. Viennes’intéresse à la chevronisation de la punition en mlieuscolaire («  la poisse scolaire ») et comment par défiles garçons retournent le stigmate institutionnel(Vienne, 2005, 2014).

10 Jean Valjean, qui est un personnage de roman,appartient au monde des « Misérables » de Victor Hugo.Orphelin, Jean Valjean vole un pain dans uneboulangerie pour nourrir sa famille. Mais, il estrattrapé, livré à la police, jugé et condamné à six ansde bagne. Il tente plusieurs fois de s'en échapper. Envain, à chaque fois, il est rattrapé. Ces tentativesd'évasion lui valent d'être condamné à dix-neuf ans detravaux forcés. Au bagne, Jean Valjean apprend lecrime, mais il apprend aussi à lire et à écrire. Quandil en sort, c'est un révolté, jusqu'à sa rencontre avecun évêque qui lui rend sa dignité en l'accueillant eten lui faisant cadeau de ce que, pourtant, l'ancienforçat lui a volé. La figure de Jean Valjean est uneincarnation superbe et mythique du stigmatisé, à lafois sensible, rusé et révolté. Valjean se dédie auxcauses perdues, aux pauvres et aux opprimés dontl'incarnation la plus essentielle est le personnage deCosette. Valjean est persécuté à mort par la figureobscure d'un policier infâme et véreux, Javert. Ilincarne donc cette figure de l'ex-bagnard toujours surla brèche et face à la menace d'être reconnupubliquement, démasqué, on trouve là les questions

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structuraux essentiels : c'est le statutdes « ex », « ex » quelque chose estrelatif aux situations de l’ancien déviant(comme ancien détenu, ex-patientpsychiatrique, ancien alcoolique ou drogué,ex-prostituée, etc.), aux cas de privationde statut (cas des divorcé(e)s, veuves,retraités, anciens médecins ou policiers,mères sans la garde de leurs enfants, etc.)ou encore celui des changements de statutirréversibles (transsexuels) et enfin dedéfection d’une organisation ou d’un groupe(ancien communiste, repentis, etc.). Laréflexion sur l'issue de la stigmatisationn'a pas reçu beaucoup d'attention. Unesociologue, justement au parcours d'« ex », une femme s'est intéressée austatut des « ex » et la sortie de ladéviance et ses dilemmes.

Il s'agit d'une étude qui a balisé lechamp relatif à la sortie d'un rôledéviant. Son auteur en est Helen R. FuchsEbaugh (Ebaugh, 1988). Ancienne religieuse,devenue épouse, mère de famille, étudianteen sociologie à Columbia et élève de RobertK. Merton, puis professeure de sociologie àl’Université de Houston, d’Helen R. FuchsEbaugh, dans son ouvrage, devenu sur uneressource standard des sciences socialessur le statut des « ex », a beaucoup puisé

identitaires majeures impliquées par le statut des« ex » et les dilemmes de l'après-déviance. Pour créerce syndrome, je m’inspire d’un travail sociologique surles dilemmes identitaires et psychosociaux vécus pardes ex-détenus libérés sur parole et cherchant à seréinsérer, et notamment leurs rapports avec larecherche d’emploi et les employeurs (Harding, 2003).

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dans son expérience personnelle. Elle en atiré un argument pour appréhender enprofondeur les changements de statut et lestransformations identitaires dans la viedes gens. Il faudrait ajouter à ce portraitque sociologue formée à l’origine auxméthodes quantitatives et aufonctionnalisme structural mertonien, ellese convertit aux méthodes qualitatives, àla méthodologie de la théorie ancrée(Glaser et Strauss) et à l’approchesymbolique-interactionniste.

L’auteur précise en préalable que leprocessus de sortie de rôle constitue unprocessus social unique qui a descaractéristiques différentes de lasocialisation ou du processus d’entréedans un rôle. Comme telle, la sortie derôle ne peut être étudiée à partir desmodèles qui impliquent l’entrée dans unrôle. Il s'agit de deux processus tout àfait asymétriques : « La sortie de rôle etle processus de désengagement d’un rôle quiest central pour l’identité d’une personneet le rétablissement de l’identité dans unnouveau rôle qui prend en compte l’ancienrôle. La sortie de rôle est un processussocial qui se déroule dans le temps »(Ebaugh, 1988,  23)

Ebaugh a procédé à des entretiens selonle modèle des récits de vie avec 185personnes couvrant une variété desituations de sortie de rôle. L’échantilloncomprenait des hommes et des femmes, anciendétenu, ex-patient psychiatrique, ancienalcoolique ou drogué, ex-prostituée,

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divorcé-e-s, veuves, transsexuels, etc.Malgré la diversité de ces situations, « leprocessus lui-même est identifiable etgénéralisable à travers les rôles. Il y ades séquences identifiables d’événementsqui se déroulent indépendamment du rôleduquel on sort » (Ebaugh, 1988,  23). Onpeut donc en élaborer un modèle générallequel implique le désengagement d’un rôleou d’un statut précédent. C’est unprocessus complexe qui a des implicationssur les groupes de références, les réseauxamicaux les plus importants et sur laconstruction identitaire de la personne.S’inspirant de la théorisation des passagesde statut forgée par Glaser et Strauss,selon Ebaugh, il y a deux façons de sortird'un rôle : « D'abord, il y a celles quisont socialement désirables, c'est à dire,les changements de rôle que la sociétéapprouve, tels que le passage d'alcooliqueà ex-alcoolique, de détenu à ex-détenu, deprostituée à ex-prostituée. Dans cesexemples, la société approuve le changementde rôle et tend à évaluer l'individu pluspositivement dans son statut actuel quedans le précédent » (Ebaugh, 1988, 156)

Ensuite, il y a les sorties de rôle quisont « considérées comme socialementindésirables » (1988, 156). Ellesconcernent la situation du transsexuel oude l'ancienne religieuse mais aussi celledu ou de la divorcé-e. Dans ces exemples,est présente la dimension du « stigmatesocial associé avec le changement de rôleet aussi avec des éléments de dégradation

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du statut » (Ibid., 156) au sens deGarfinkel. De façon plus complexe, mêmedans les cas de sorties de rôle socialementapprouvés, que l'audience sociale encense,« il y a un stigmate attaché au rôle occupéprécédemment par l'individu » (id.). Ainsi,l'ex-détenu se trouve confronté à lastigmatisation et au fait d'avoir séjournéen prison. Nombre de cas d'anciens détenustémoignent de leurs difficultés à serefaire une place au soleil, notammenttrouver un emploi à cause de leurs exploitspassés. Selon l'auteur, ce type particulierd' « ex » se retrouve devant « undilemme », celui de nier son identitépassée au prix du mensonge, celui del'admettre et de mettre en péril seschances de réinsertion.

L'auteur cite l'exemple d'un homme dontla profession est mécanicien automobile etqui a effectué trois ans de pénitencier. Ilrapporte que les clients qui étaient aucourant de son expérience pénale nevoulaient pas qu'ils s'occupent de leurvoiture car ils n'avaient pas confiance enlui. Un autre exemple concerne encore unhomme qui est mécanicien radio et qui, luiaussi, a effectué un séjour en prison. Ilremarque que les clients font vent arrièredevant lui et préfèrent se tenir àdistance. Il explique aussi que chaque foisqu'il se regroupe avec des camarades ilessaie de se faire voir au grand jour carsi le groupe commettait un illégalisme, ilserait le premier à être suspecté.

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Une ex-prostituée raconte que la raisonprincipale qui l'a amené à stopper sonactivité est qu'elle est mère d'un enfant,un garçon de six ans, et qu'elle avait peurqu'il découvre la nature de ses activitéspassées et qu'il la blâmerait pour cela. Enplus, elle craignait que la société ne sevenge sur lui en le ridiculisant. Enfin,elle admettait avoir décidé de vivre defaçon normale non par choix mais par peurde la réaction de la société.

Une ex-alcoolique admettait taire sonpassé d'alcoolique et s'abstenait deraconter aux autres qu'elle était membredes Alcooliques Anonymes et donc...alcoolique. Le fait de ne pas se découvrirface aux autres était un moyen de seprotéger, pour elle, de l'allégation dedépravation morale confondue avec l'imagede l'alcoolique. Car « c'est une questionmorale » et les autres gens me regardentcomme si j'étais « une lépreuse » ou « unedébile ».

Même lorsque la société approuveofficiellement la réhabilitation du dévianten non-déviant, « les individus qui »,commente Ebaugh, « effectuent ce changementde rôle sont toujours sujets à la réactionsociale négative ou au stigmate attaché àleurs anciennes activités » (1988, 158).Pour l'auteur, les individus qui sont danscette situation se retrouvent souvent dansun no man's land : en effet, « ils ontperdu l'association du groupe primaire avecleurs congénères déviants et ont du mal àêtre acceptés dans la société ordinaire.

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Ils sont souvent pris entre deux mondes etne trouvent d’acceptation dans aucun »(1988, 158). Le cas le plus typique de cerejet est les transsexuels. La réactionsociale à l'égard du changement de sexe esttoujours matinée d'opprobre et de blâme,mais aussi de curiosité, et lestranssexuels expérimentent une « carrièremorale » majoritairement axée sur ladésapprobation sociale. Ils doivent lutterpour leur survie, faire face au rejetfamilial, à l'exploitation sexuelle et / ouéconomique.

La réversibilité qualifie la situationde l’occupant d’un rôle qui peut retournerdans le rôle qu’il a quitté.

Certains rôles peuvent être jouésplusieurs fois par le même individu tel quele rôle d’époux ou épouse, divorcé-e. Dansle domaine professionnel, de nombreux rôles(enseignant, secrétaire, infirmière)peuvent être occupés plusieurs fois, alorsque d’autres rôles ne peuvent être jouésqu’une fois. C’est le cas pour les rôlesd’âge et de sexe. Il y a deux conditionssemblent-ils pour que les rôles soient nonréversibles.

La première condition est le critèred’irréversibilité physique. Ainsi dans lesrôles sexuels, le changement de sexeimplique une non réversibilité etl’impossibilité de revenir à l’identitésexuelle précédente. La seconde conditionest le critère d’irréversibilitéinstitutionnelle : certain rôle sontdéfinis par l’institution dans lequel ils

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sont enracinés comme non réversibles. C’estle cas pour les religieuses qui une foisdéfroquées ne peuvent retourner dans leurordre religieux. Pour ce qui concerne lagarde des enfants, il n’est pas rare queles juges confient l’enfant de façonirréversible à un seul parent. Ainsi,nombre de mères privées en justice de lagarde de leurs enfants attendent en vain laréversibilité de la décision de justice.

Ebaugh s’interroge sur l’impact de laréversibilité des rôles sur le processus desortie de rôle. D’abord, elle remarque queles rôles irréversibles sont davantagecentraux dans l’identité d’une personne oùils occupent un « statut maître » (Hughes),c'est à dire un "un statut qui s'assurepréséance sur tout autre dévolu à personne"(Falk, 2001, 365) qui organise etconditionne d’autres rôles. Par contre lesrôles réversibles permettent davantage d’ensortir dans la mesure où ils sont moinscentraux pour l’identité de la personne. Lasortie de rôle implique un désengagementvis-à-vis d’anciens rôles. C’est unprocessus complexe qui implique unchangement des groupes de références, desréseaux amicaux, des relations avec lesautres déviants et surtout des changementsdans le sentiment identitaire de lapersonne. Dans le processus de sortie derôle, le désengagement tend à être mutueldans la mesure où l’individu quitte legroupe et que le groupe de façonssimultanées se détourne de l’individu auregard de ses attentes obligations

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sociales. De fait ce désengagement a commeconséquence de réduire la solidarité etl’implication avec le groupe anciend’encourager le sortant à établir denouveaux liens et un nouveau sentiment delui-même.

Selon l’auteur, la sortie de rôle estun processus qui se déroule en quatrephases, c’est-à-dire une séquenced’événements communs que les sortantstraversent. La première phase quetraversent les sortants est appelée lespremiers doutes (Ebaugh, 1988, 41-86). Faceà un certain nombre d’occurrences, lesortant potentiel est amené à repérer toutcomportement d’origine inconscient et quiindique un malaise avec le rôle socialcourant. Ces signaux sont interprétés parles proches et « servent d’indicateursinitiaux du fait que les individus sontmécontents ou interrogatifs sur ce rôle.Quand ces signes sont interprétésnégativement par les autres, le sortantpotentiel commence à réévaluer les coûts etles bénéfices de sa performance de rôle.Dans la plupart des situations, les doutessont renforcés et la question de continuerà jouer un rôle insoutenable devientcentrale.

La seconde phase est la recherched’alternatives (Ebaugh, 1988, 87-121). Lesortant potentiel prend conscience dessignaux perçus à l’origine par les autreslesquels « servent à renforcer les doutesinitiaux et à fournir des justificationspour la poursuite d’alternatives » (Ebaugh,

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1988, 183). Les réactions del’environnement peuvent être positives ounégatives, elles peuvent renforcer ouinterrompre la recherche d’alternatives.Mais, «  beaucoup d’individus à ce niveauexpérimentent un soulagement émotionnellorsqu’ils réalisent qu’un choix estpossible et qu’ils ne sont pasnécessairement enfermés dans les rôlesprésents » (Ebaugh, ibidem). A ce niveau,le sortant potentiel commence à anticiperune ou plusieurs options viables et à sepréparer à faire un choix.

La troisième phase est le tournant(Ebaugh, 1988, 123-148). Essentielle danscette phase est la prise de conscience dela part du sortant potentiel du fait queles anciens rôles ne sont plus désirables,ce qui souvent se combine avec laréalisation qu’ils ont une opportunité pourfaire autre chose de leur vie. Le tournantpeut être un événement majeur ou unévénement insignifiant dans la vie dessortants, dans tous les cas « il prend uneplus grande importance symbolique par lemoment où il arrive et par le fait qu’ilsymbolise l’ambivalence de rôle et laculmination de sentiments demécontentement » (Ebaugh, ibid., 183-184).Dans son analyse l’auteur montre que letournant est un moment-clé du processus desortie. Selon elle, « il sert troisfonctions fondamentales pour l’individudans le processus de sortie de rôle : laréduction de la dissonance cognitive,l’annonce de la décision aux autres et la

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mobilisation des ressources réclamées parla sortie » (Ebaugh, ibid., 184).

L’auteur attire l’attention sur unmoment important du processus de sortie derôle et que rencontre la majorité dessortants, expérience qu’ils décrivent commeun « vacuum » (Ebaugh, id., 143, 184).Effectivement les trois-quarts desinterrogés déclarent avoir vécu uneexpérience de vacuum. Il s’agit d’unepériode d’anxiété, de peur, où l’on ne saitpas trop quoi faire, où les gens se sententdans le vague, suspendus en l’air, nullepart : « le futur est inconnu et ilsn’appartiennent plus désormais au passé.L’expérience du vacuum est celle danslaquelle les ancrages tenus pour acquis dusentiment d’identité sont suspendus,laissant les sortants se sentir déracinéset anxieux. La résorption de ses sentimentsest étroitement reliée aux efforts remplisde succès pour commencer à s’adapter unnouveau rôle la société, un rôle danslequel les individus sont aptes àincorporer les identités passées àl’intérieur du présent rôle » (Ebaugh, id.,184).

La quatrième et dernière phase, est leprocessus d’ajustement et d’établissementd’une nouvelle identité sociale (Ebaugh,ibid., 149-180). Il est généralementreconnu comme le plus facile. Il se dérouleaussi souvent rapidement pour les sortantsqui ont établi des ponts avec le nouveaurôle alors qu’ils étaient dans le rôleancien. Les ponts sont des facilitateurs

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dont l’opportunité a été rencontrée dans letravail, avec des amis, en famille ou dansles hobbys. Ils sont instrumentaux etpermettent un meilleur passage pour sortirde la phase du vacuum.

Cette quatrième phase qui consiste à lacréation du rôle d’ex se caractérise parune lutte entreprise par le sortant. Ils’agit de présenter une nouvelle identitéaux autres ou leur avait signalé qu’unchangement a eu lieu. Ils attendent que lesautres les traitent et qu’ils réagissentdifféremment que dans le passé.Parallèlement les autres commencent àréagir aux sortants à la fois commeoccupant de l’ancien rôle et comme occupantdu nouveau rôle. Les sortants doiventajuster leurs réactions aux réactions desautres qui impliquent souvent uneperception de la saillance de l’ancien rôleplutôt que du nouveau. Dans certains cas,les réactions d’autrui sont positives, dansd’autres, elles sont négatives. Lessortants doivent constamment aux yeux desautres redéfinir leur identité et leur rôleactuels. Un des défis majeurs rencontréspar les sortants concerne la sphère desrelations intimes. Certain-e-s éprouventdes difficultés en amitié ou en amour. Ilsdoivent changer d’ami-e-s et/ou departenaires. Une des caractéristiquesunique du rôle d’ex est le fait que lesex doivent partager une identité de rôleavec d’autres personnes la plupart occupantencore le rôle ancien. Ils sont constammentmis au défi de traiter avec des personnes

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associées avec l’ancien rôle et avec despersonnes qui occupent le rôle nouveau.

Une des difficultés rencontrées11 parles sortants est relative àl’identification que maintiennent certain-e-s avec des aspects de leur rôle ancienaprès qu’ils l’aient quitté. Certain-e-sarrivent mieux que d’autres à se

11 Récemment plusieurs chercheurs ont revisitécette question des ex-. Ainsi Brown (1991) related'abord le cas d'anciens déviants devenus desprofessionnels du conseil dans le domaine del'alcoolisme et des toxicomanies ce qui leur permet« de légitimer leur déviance passée et de générer denouvelles carrières comme conseillers » (1991/1996,633). Ils les appellent les « professionnels ex- ». Ilenracine son travail dans sa propre histoire : 13 ansd'abus de substances illicites et d'alcool, membre desA.A., ayant fait le chemin de la « recouvrance »(recovery), il devient thérapeute dans un centre privéde traitement des toxicomanies. En termes de C.A.B.Warren, il s'agit d'une forme de déstigmatisation(charisme) par purification. C'est apparemment le modesacralisé de la purification, appelé aussi« renaissance » (rebirth) qui semble impliqué dans lareconstruction des carrières de ce type de conseillers.Il y a passage de l’impureté à la pureté et à unenouvelle identité dont tout sens de l’action immorale aété effacé. Mais un autre travail de Sharp et Hope(2001) montre que la nouvelle identité de l'ex-pourrait en fait servir à couvrir de nouvellesopportunités de déviance, « une façade de légitimité,derrière laquelle le comportement déviant continue »(2001, 679). Leur enquête s'inspire d'un scandale qui adéfrayé la chronique au Texas dans les années 1990 etqui impliqua la direction d'une agence privée detraitement des toxicomanies qui détournait fondspublics et privés, se livrait à divers trafics,escroqueries, etc. Les employés de l'agence y étaientimpliqués à différents niveaux. Les auteurs quitravaillent dans la perspective de la théorie ducontrôle qui considère la déviance comme stable etgénérale, pourraient ironiser que le seul changementdans le statut d'ex est le passage d'une déviance

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débarrasser de cette identification avec lerôle périmé. « Dans tous les cas cependant,traiter avec le rôle résiduel est un défipour les sortants » (Ebaugh, id., 185). Enconséquence, les individus qui sortent d’unrôle irréversible sont davantage conscientsdu processus de sortie que les individusqui sortent de rôles réversibles et moinscentraux et donc moins impliquant.

Dans ce chapitre, outre de reprendreles définitions du stigmate, j’ai tenté deresituer cette théorisation des phénomènesd’altérité à l’intérieur du contextesémantique qui lui donne sens.

La réappropriation du concept destigmate par la psychologie sociale duconcept de stigmate va aussi dans le sensd’étendre à l’infini son champd’application, illustré par les recherchesactuelles sur les « variétés du stigmate ».

A l'inverse de ce mouvement dedéstructuration conceptuel, j’envisage deuxsituations, d’abord un type destigmatisation non noté, celui del'exception, des cas négatifs où les faitsd'étiquetage et de stigmatisation sontopérés sur la base d’attributs positifs ouexceptionnels, tels les artistes, lesphilosophes, les stars, les champions desport, les surdoués, etc. A travers le casdes surdoués, se révèle toute l’ambivalence

marginale au « crime en col blanc ». Le soupçon aprèsenquête sénatoriale a frappé plusieurs centres et jetéle soupçon sur l'organisation mère, une agence à butnon lucratif, l'ARC (cf. Sharp & Hope, 2001, 687-687-694).

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de la réaction sociale à l’égard despersonnes dotées d’attributs positifs ouexceptionnels. On peut avoir état à leurégard les mêmes phénomènes de réprobation,vindicte qu’envers les attributs inférieursou honteux. Dès lors on est amené à penserque sont stigmatisés « ceux quitransgressent simplement ce qui est humainou commun » (Allen, Bonner & Moore, 2002).

Enfin, j’ai tenté d’attirer l’attentionsur le statut des « ex » déviants quiposent la question centrale du stigmate, àsavoir celle de la tache indélébile quicolle à l’identité. J’y vois l’expressiond’un nouveau syndrome que j’appelle le« syndrome de Jean Valjean » car il estreprésentatif des dilemmes identitaires etpsychosociaux attachés au statut destigmatisé. Il s’agit du cas pur destigmatisation contrairement aux situationsartificielles et virtuelles offertes par lapsychologie sociale et ses expériences avecdes pseudo-stigmatisés.

La nature profonde du processus destigmatisation s’y révèle par la prise encompte de situations dans leur typicalitéde ces traits structuraux essentiels :c'est le statut des « ex », « ex » quelquechose et relatif aux situations de l’anciendéviant (comme ancien détenu, ex-patientpsychiatrique, ancien alcoolique ou drogué,ex-prostituée, etc.), aux cas de privationde statut (cas des divorcé(e)s, veuves,retraités, anciens médecins ou policiers,mères sans la garde de leurs enfants, etc.)ou encore celui des changements de statut

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irréversibles (transsexuels) et enfin dedéfection d’une organisation ou d’un groupe(ancien communiste, repentis, etc.).

Ces cas extrêmes permettent d'élargirla réflexion sur les processus d'étiquetageet de stigmatisation pour inviter àthéoriser ces processus non comme unartefact interactionnel mais comme un traitstructural de la régulation morale dessociétés.

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II. LA THÉORIE DE L’ÉTIQUETAGE DU DÉSORDRE PSYCHIATRIQUE

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Avant-propos

Poursuivant la voie ouverte par E.Faris et G.H. Mead, sur le rôle de lapunition et la justice punitive, F.Tannenbaum12 au début du XXe siècle puisplus tard E. Lemert13 et H. Garfinkel dansles années 1950 (« Du bon usage de ladégradation », 1956), un certain nombre dechercheurs (sociologues, anthropologues etpsychologues) ont créé un champ de savoirautour de la question de la déviance commestatut attribué. Parmi ceux-ci trois aumoins ont eu une audience considérable :Howard Becker14 avec « Outsiders » (1963),Goffman avec « Stigmate » (1963), Edwin M.Schur et sa notion de « Crimes sansvictime » (1965), John I. Kitsuse qui a été

12 Dès 1938, Frank Tannenbaum forge le concept d’« épinglage du déviant » et de dramatisation du maldans l’escalade de la création du délinquant juvénilequi par effet miroir (Cooley) devient ce qu’on a ditqu’il était. Il avance une conception existentialistefondée sur des conceptions avant-gardistes comme cellesde la détermination par autrui, de l'étiquetaged'autrui comme processus d'accusation, et la créationd'un bouc émissaire pour définir le mal et pré-théoriseune théorie socio-criminologique originale avec trenteans d'avance (cf. Yeager, 2011 ; Lacaze, 2013). Sonapproche est actuellement revisitée à la lueur de laréhabilitation de la théorie de l'étiquetage(Markowitz, 2014) encore appelée « théorie de laréaction sociale » (Grattet, 2011 ; Plummer, 2011) ou« analyse stigmatique » (Leblanc, 1971 ; Lacaze, 2008)dont il a été à posteriori conçu comme l'initiateur.

13 Sur Lemert, cf. Winter, 1996.14 Sur les relations complexes de Becker avec la

théorie de l’étiquetage, ses zigs-zags et son rejetdéfinitif de l’interactionnisme symbolique, cf.Plummer, 2003.

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une personnalité clé du mouvement,15 vontcontribuer à l’édification d’une « nouvelleperspective sur la déviance » qui s’estdiffusée sous le nom de « labeling theory »ou théorie de l’étiquetage dans la décenniesuivante. D’autres personnalités au coursdes années qui suivent vont illustrer cetteperspective, tel le criminologue israélienShlomo Shoham avec son ouvrage « La marquede Caïn » (1970). Au cours des années 1960,la théorie de l'étiquetage remporte un vifsuccès notamment sur les campus américainsoù certains de ses inspirateurs atteignentla figure de légende vivante, tels Beckeret Goffman. Certains des concepts qu’elleintroduit sont devenus des référencesstandard des sciences humaines et socialescomme ceux de stigmate, carrière morale,sale boulot, déviantisation, corridor de ladéviance. La première anthologie sort en1968 et introduit la notion de « corridorde la déviance » (Rubington & Weinberg,1968).

Dans « Le stigmate : une formeoriginaire de la réaction sociale » (1974),le psychologue belge Pierre Hausmansynthétise traditions nord-américaine etfrancophone, montrant le rôle du crime etde la peine en ce qu’ils véhiculent, l’un,de souillure et tabou, et l’autre, depurification et cohésion sociale. Le rôlede bouc-émissaire et du sacrifice occupetoujours une place dans la justice, maisaussi dans d’autres secteurs de vie sociale(éducation, psychiatrie, handicap,

15 Sur Kitsuse, cf. Holstein, 2009.

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pauvreté, vieillesse, immigration, etc.).Actuellement, face au démantèlement del’Etat-providence, la criminologieculturelle ironise sur le « carnaval de ladéviance » (Presdee, Dotter) etl’hypocrisie du contrôle social sécuritaireet du populisme pénal.

Dans cet ouvrage l’application de lathéorie de l’étiquetage au crime et à ladélinquance et la déviance non criminelleest hors champ. Il est consacréexclusivement à la maladie mentale et auhandicap et aux institutions qui les gèrent.

Les recherches qui ont fait connaîtrela théorie de l'étiquetage et qui ont crééle plus de polémiques ont été celles quiportaient sur la psychiatrie. Initiées parGoffman dans sa remise en cause de fond dufonctionnement des hôpitaux psychiatriques,elles ont été suivies d'autres articles etouvrages qui dénonçaient le sort et lafaçon dont les patients sont traités parles soignants mais aussi les familles et lasociété entière qui au XXIe n'a encore quel'enfermement dans des « institutions-stigmate » (Dargère, 2012) comme solution,jusqu'à inventer une théorie de la «guérison par les murs. »

Certaines recherches actuellesinsistent sur les pratiques psychiatriquescomme la psychiatrisation de masse etforcée des enfants ayant des problèmesd'hyperactivité, de timidité, decomportement ou difficultés scolaires quise retrouvent avec des traitementsdangereux comme la Ritaline ou traités

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comme des psychotiques alors qu'ils sontautistes et ré-éducables et neuroleptiséspar des psychiatres indifférents etincapables d'apporter une aide quelconque.Il s’agit d’un crime qui viole la chartedes droits de l’enfant. A quoi bon ces loissi les états les plus modernes sont lespremiers à les violer ?

II.1. La théorie de l’étiquetage parses auteurs

L'école interactionniste associée untemps avec l'antipsychiatrie16 tente deremettre en cause le lobby des consortiumsde l’industrie pharmaceutique, desassociations professionnelles et dedénoncer leur rôle dans la création du DSMet son rôle nocif qui pousse à l'indigenceprofessionnelle.

T. Scheff17 et la notion de « déviance résiduelle » 

16 Cf. Scheff, 2001. Ce dernier raconte que lorsd’une année à Londres en 1965, il participa auséminaire de Ronald D. Laing. De fait, on peut direaujourd’hui que des ponts existaient entreantipsychiatrie et théorie de l’étiquetage. Ils sontrenouvelés en Amérique du Nord, en Australie etNouvelle-Zélande et bien sûr au Royaume-Uni. On parleaujourd’hui de l’avènement prochain d’une « post-psychiatrie ».

17 Né en 1929, Thomas J. Scheff a fait des étudesde sociologie à l’Université de Californie, Berkeley oùil a été notamment l’élève d’Herbert Blumer et obtientsous sa direction son doctorat (PhD) en 1960. Il vaenseigner à partir de 1965 à l’Université deCalifornie, Santa Barbara.

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T. Scheff est le premier à appliquerles pré-requis de la théorie del'étiquetage à la sociologie de la maladiementale. Prenant pour objet les procéduresadministratives d'hospitalisation d'office,il met en évidence le fait que la décisionjuridique de maintenir le patient àl'hôpital est fondée sur une présomption demaladie de la part des experts. En ce sens,il y a stigmatisation à partir d'unedéviance imputée, putative. Elle estinhérente à la médecine et à la questionessentielle de la décision médicale. Lemédecin face à une incertitude dediagnostic va toujours présumer l’existenced’un trouble plutôt que le contraire. T.Scheff, dans « Being mentally ill » (1966),remarque que chacun à un moment ou à unautre peut s'engager dans un acte ou uncomportement qui peut être perçu comme unsigne de maladie mentale. Cependant, uncertain nombre de conditions sontnécessaires pour que ce comportement soitétiqueté et traité comme tel, lesquelles nedépendent pas uniquement du trouble initiallui-même. Cela va dépendre de la nature ducomportement ou de l'acte incriminé, duniveau de tolérance du milieu, du statut dudévieur et des possibilités denormalisation ou de rationalisation decelui-ci.

Pour T. Scheff, le comportement exhibépar nombre de patients psychiatriques peutêtre considéré essentiellement commeoutrageant les règles, c’est-à-dire qu'ilviole les attentes partagées de la société

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et dévie donc de certains standards denormes de comportements attendus dans lasociété. Il précise qu’il s’agit d’un typede normes très particulier. Il s’agit du« ce qui va de soi », de ce qui est acceptépar tout le monde en société, « le mondequi est construit comme étant le seul àêtre naturel, décent et possible ».(Scheff, 1966, 32) Il introduit et part dela notion de déviance « résiduelle », c'està dire l'idée qu'il existerait une zonerésiduelle des règles sociales qui estjugée si naturelle qu'elle fait partieintégrante de la nature humaine : « .. il ya toujours un résidu des divers types deviolations des normes pour lesquelles laculture ne fournit pas de label expliciteet qui mènent donc parfois à la désignationdu perturbateur comme malade mental »(Scheff, 1966, 34).

Certaines règles dans la société sevoient accorder un consensus tel, ellesvont tellement de soi, que Scheff lesappelle les règles résiduelles, carquiconque les viole se voit imputer undésordre mental. Il y a ainsi création d’étiquettes pour qualifier certainesviolations de ces règles telles que lecrime, le vol, l’alcoolisme. Mais il y a unrésidu de violations de règles pourlesquelles il n’existe pas de labels. C’estce qu’il appelle les règles résiduelles etil a attiré l’attention sur le rôle de leurtransgression (Scheff, 1966, 38)

De sorte que les violer entraîne lasuspicion d'une « non-naturalité » de

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l'acte ou du comportement qui se trouve dèslors ressortir comme tel d’une imputationde maladie mentale : « on peut classer laplupart des symptômes psychiatriques commedes exemples de déviance résiduelle » 1966,33).18

Ce qui constitue en psychiatrie dessymptômes : le retrait, les hallucinations,la bizzarerie sont des transgressions desrègles résiduelles. Dès lors que lecomportement bizarre du dévieur d’aborddénié ou minimisé par l’entourage, devientintolérable, l’appel à un médecin ou unspécialiste est nécessaire. Le praticien dela psychiatrie a le plus souvent pour rôlede valider la plainte de l’entourage etc’est ainsi que le comportement bizarre(déviance résiduelle) est transformé ensymptôme et en signe de maladie mentale.

Cela l'amène (Scheff, 1966, 31-54 ;1975, 9-10) à forger une série de neufhypothèses concernant l'application lathéorie de l'étiquetage :

1. La déviance résiduelle découle desources extrêmement diverses (c'est à dire,organiques, psychologiques, stress,innovation ou défiance). L'auteur définitle trouble mental à partir de la notion dedéviation résiduelle, un conceptintéressant mais qui manque de spécificitéet somme toute assez vague.

2. Par rapport au taux de troublemental traité, le taux de déviance

18 D. Pilgrim & A. Rogers (2005) nomment cet aspectune violation de la « meta-règle » de l'intelligibilitémutuelle des interactants.

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résiduelle est très fort. Il pose laquestion de la prévalence réelle du troublemental dans le monde moderne. La plupartdes cas ne seraient pas traités. C'est uneidée largement répandue, mais on manqued'évidence sur le sujet. L’idée rejoint lanotion de « déviance cachée » chez Beckeret la notion de « chiffre noir » du crime.

3. Une grande partie de la déviancerésiduelle est déniée et de naturetransitoire. Il montre qu'un certain nombrede remèdes peuvent éviter le passage de ladéviation primaire à la déviationsecondaire. Cela a été l'objet d'étudesinteractionnistes sur les excuses et lesjustifications ou la rationalisation àposteriori du comportement.

4. Les stéréotypes de la maladiementale sont appris dans l'enfance (1966,64). A l'appui de cette idée certesintéressante, il n'y a pas d'évidence. Larecherche a tenté par la suite d'offrir despreuves empiriques de cette affirmation.

5. Les stéréotypes de la folie sontcontinuellement affirmés et réaffirmés dansla vie quotidienne par inadvertance (1966,67). Comme les symptômes sont appris trèstôt, il existe un répertoire disponiblepour le déviant résiduel. L'idée est aussidéveloppée par l'ethnopsychiatrie. Parailleurs, on sait que la violence et ledélire sont considérés commecaractéristiques de l'image du fou.

6. Les étiquettes déviantes doiventêtre récompensées pour que le rôle dévianttypifié soit joué. Dans le milieu

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hospitalier, le patient est invité à jouerle rôle de malade et à accepter untraitement. Pour cela, il reçoit l'attitudepositive du personnel envers lui et unmaternage souvent important de la part del'institution.

7. Les étiquettes déviantes sont punieslors du retour à la conventionalité. Iciest mise en évidence l'hypothèse de lastigmatisation lorsque le déviant veutassumer un rôle normal. En tant que patientpsychiatrique, il apprend à jouer un rôle àl’intérieur de l’institution mais il estsanctionné négativement à l’extérieur.L'idée est aussi de se demander si lestigmate du malade mental et permanent ounon.

8. Dans la crise qui a lieu lorsque ledéviant résiduel est étiqueté publiquement,le déviant est fortement influençable etdoit accepter le label. T. Scheff voit lemalade mental accepter l'étiquette qu'onpose sur lui. L'examen de comment lepatient psychiatrique se perçoit et évaluesa condition est un thème largementnégligé, à part l'étude-princeps deGoffman.

9. Chez les déviants résiduels,l'étiquetage est la cause unique decarrière dans une déviance résiduelle. Laquestion centrale souvent retenue est :l'étiquetage est-il la cause ou laconséquence de la maladie mentale ? T.Scheff soutient qu’il est la condition sinequa non de l’entrée dans une carrièreinstitutionnalisée de malade mental. Il

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s’agit d’une stricte application des thèsesde E. Lemert selon lesquelles la réactionsecondaire – institutionnelle – conduit àune amplification des faits initiaux.

Par la suite, les idées de l'auteur ontété mal accueillies19 et une partie de seshypothèses ont été jugées improuvables outrop vagues, seules les hypothèses 2 et 3ont été retenues. A posteriori, l'auteur varappeler (Scheff, 1974) que son but étaitde montrer qu'il existe des processusauthentiquement sociaux dans le désordremental et qu'ils peuvent être étudiés deplein droit. Il s'agissait pour luid'apporter des correctifs à l'emprise detype exclusif et monopolistique de lapsychiatrie sur la folie, dénonçantl'inadéquation de nature atomistique desthéories tant psychiatrique etpsychologique. Il indique l’existence d’unetendance de la réaction sociale officielle

19 Le principal opposant aux thèses de Scheff estle sociologue Walter Gove (1970) qui nie tout rôle àl'étiquetage dans la maladie mentale. La nature duconflit entre les deux chercheurs est obscure vu del'étranger. Gove réunit un grand colloque sur lalabeling theory à Nashville (Université Vanderbildt) en1974 où tenants et opposants débattent (cf. Gove,1975). Les trois membres de la théorie de l'étiquetagereprésentés y sont Kitsuse, Scheff et Schur. Il est ànoter que les assertions de Gove n'étaient pas fondéessur des mesures de stigmatisation auprès de patientspsychiatriques. La controverse Gove-Scheff est discutéepar Cockerham (1979) en faveur de Scheff malgrécertaines réserves. Les recherches empiriques récentesde la « Théorie de l'étiquetage modifiée » tendent àinvalider les assertions de Gove. Des mesures dustigmate avec des outils spécifiques auprès de patientspsychiatriques révèlent bien l'impact sur eux dustigmate (cf. notamment, Boyd Ritsher, et al., 2003).

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à exagérer à la fois le taux et le degré dedéviance. Une fois, le déviant repéré, ilentre de façon irrémédiable dans le systèmepsychiatrique à travers le processusd'internement. Un certain nombre de raisonsen rendent compte :

. le fait que les psychiatres sont plussensibles aux signes de maladie mentale quele public général et qu'ils perçoivent dece fait davantage de personnes commeperturbées et ayant besoin de soins.

. le fait que dans l'idéologiemédicale, on estime préférable de traiterquelqu'un qui n'en a pas besoin que delibérer quelqu'un de malade. C’est ici laquestion de l’erreur médicale qui est enquestion.

. le fait que le processus qui mène àun internement est quasiment impossible àinverser et serait donc irréversible.

T. Scheff articule deux pistes sur lamaladie mentale qui pourraient êtrefructueuses. D'une part, il considère quele diagnostic en psychiatrie est un élémentde la réaction sociale20. En plus dedésigner la conduite inappropriée comme uneviolation des règles sociales, il tend àfixer la condition initiale et surtout àl’empirer. Ainsi, la réalisationautomatique des prédictions explique

20 Au final, les idées de Scheff l’ont emporté. Ala fin des années 1960, il a été conseiller de lalégislature de l'Assemblée de l'Etat de Californie pourl'écriture de la "Lanterman, Petris, Bill Short", plustard adoptée dans tous les états et qui contrôlel'hospitalisation sous contrainte des personnes jugéestroublées mentalement.

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pourquoi et comment un diagnostic attribuéconfère un type de récompense à certainesconduites atypiques. Globalement, Scheffs’attache à montrer comment « le statut demalade mental est bien davantage un statutattribué qui conditionne l'entrée et lasortie du patient extérieurement à lui,qu'un statut accompli qui conditionnel'entrée selon le propre comportement dupatient. » (1966, 129)

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H. Trice21, P. Roman22 et les processusde dé- ou de re- labellisation

Certains chercheurs dès les années 1970ont attiré l'attention sur le fait quel'étiquetage n'était ni un processuslinéaire ni un processus unilatéral. Ilpouvait y avoir des phases ou des cyclesdans lesquels on assisterait à desprocessus de « dé-labellisation » ou de« re-labellisation ».

Tel est le cas selon Harrison M. Triceet Paul M. Roman (1970) dans le typed'intervention que proposent lesAlcooliques anonymes. Les auteurs émettentquelques hypothèses exploratoires relativesau rôle joué par des associations comme les« Alcooliques Anonymes » ou « AA » dansleurs tentatives pour faire disparaître lestigmate d'alcoolique chez leurs membres.Ils rappellent comment la présentationd'une déviance sous la forme d'une maladieet d'un rôle de malade permet deneutraliser les effets sociaux indésirablesdus à la stigmatisation. Dans ce contexte,les « Alcooliques Anonymes » ont introduit

21 Harrison M. Trice (1920 - 1994), docteur ensociologie (Ph. D.) en 1955 à l’Université duWisconsin, a été de longues années professeur àl’Université Cornell, à la School of Business andBusiness Relations. Il s’y est intéressé à la dévianceet aux aspects sociaux et psychosociaux del’alcoolisme.

22 Paul M. Roman, né en 1942, a obtenu le Ph. D.en sociologie à l’Université Cornell en 1968 et a étéenseignant-chercheur à l’Université Tulane à laNouvelle-Orléans (Louisiane). Disciple d’H. Trice, ila mené des recherches lui aussi sur l’alcoolisme.

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une conception « allergène » del'alcoolisme selon laquelle : « ... ceuxqui deviennent alcooliques ont une allergiephysiologique à l'alcool de telle façon queleur addiction est prédéterminée, avantmême qu'ils aient déjà bu une premièrefois » (1970/1979, 169.5).

Conformément à ce que dit Parsons,cette conception permet d'oblitérer laresponsabilité de l'alcoolique face à cedésordre de la conduite, et ceci, aussibien dans la perception des membres des «AA » que dans celle de leur entourageimmédiat. Pour enraciner publiquement cetteconception, les « AA » s'associent avec laprofession médicale. Un des co-fondateursdes « Alcooliques Anonymes » étaitd'ailleurs un médecin. Cependant, lesauteurs notent que, dans le public, lamédicalisation de l'alcoolisme n'a jamaisété tenue pour acquise. La majeure partiede la population considère l'alcooliqueplutôt comme quelqu'un qui n'a pas devolonté, de faible ou toute autreappréciation de caractère moral. Et ceci,d'autant plus qu'il y a un continuum perçuet non une rupture, entre le (gros) buveurnormal adulte et l'alcoolique étiqueté,reconnu et traité comme tel.

Un autre critère relevé par les auteursconcerne ce que Scheff appelle laconception « résiduelle » de la déviance,c'est à dire la clarté des formes qu'elleprend. L'alcoolisme est généralementcompris comme étant la conséquence directede l'usage inapproprié d'alcool, et qu'en

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cessant de boire, la déviance quil'accompagne est supposée disparaître.Contrairement aux symptômes psychiatriquesqui selon Scheff (1966) ont le statut deformes « résiduelles » de déviance, il y aune relation de causalité franche etévidente pour tous, entre l'usageinapproprié d'alcool et l'alcoolisme, alorsque les symptômes psychiatriques sontentourés d'un halo de significationshétérogènes et ambivalentes. Notamment leurcausalité est incertaine et ambiguë. Laconséquence en est que généralement onn'est pas censé guérir de quelque chose quiest une « maladie mentale » alors que « ...la relative clarté du stéréotype culturelrelatif aux causes de la dévianceaccompagnant l'abus d'alcool fournit debien meilleures raisons à l'alcoolique dedéclarer qu'il n'est plus déviant » (1970,697).

Un autre aspect souligné par lesauteurs, dans une société qui croit à larédemption religieuse, c'est le rôle durepentir : « .... à travers l'expressionpublique contrite et pleine de remords,substantifiée par un comportementvisiblement réformé en conformité auxnormes de la communauté, un ancien déviantpeut prendre un nouveau rôle tout à faitacceptable dans la société. Sa re-acceptation peut ne pas être entièrementcomplète, cependant, subséquemment, lelabel d'alcoolique est remplacé par celuid'alcoolique qui a arrêté » (id.).

Ce retour du membre des « AA » à une

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performance normale dans la société, àtravers l'expression du rôle socialementapprouvée du « repentant », de celui quiveut s'en sortir, est une façon des'adresser et de se re-convertir à l'idéologie américaine du « self-control » enexemplifiant une attitude d'orientationvers les valeurs qui est caractéristiquedes classes moyennes américaines. Cetaspect explique, selon les auteurs, lerelatif échec de l'affiliation aux «Alcooliques Anonymes » des individus desclasses défavorisées, qui ne souscriventpas totalement à ce modèle.

Un certain nombre de facteurspsychologiques interviendraient dansl'effectivité de l'affiliation auxAlcooliques Anonymes, par exemplel'introspection, la tendance à laculpabilisation, la responsabilité, etc. :« Ces valeurs et ces tendances sont à labase », selon les auteurs, « d'uneaffiliation réussie aux "AA" au cours delaquelle le déviant est déstigmatisé, puisre-étiqueté comme "ancien déviant" et"déviant repenti". » (id., 1970).

L. Humphreys23 et le « commerce des

23 Né à Chickasha (Oklahoma), Robert Allan dit« Laud » Humphreys (1930 – 1988) effectue des études àl’Université de Virginie et au Colorado College où ilobtient sa graduation en 1952. Trois ans plus tard, ilest titulaire d’un Master en théologie au SeaburyWestern Theological Seminary et est ordonné pasteur enrésidence dans le diocèse d’Oklahoma. Au cours desannées 1960, il reprend des études et se tourne vers lasociologie dont il suit les enseignements àl’Université de Washington, St. Louis. Il obtient sondoctorat en sociologie en 1968 sous la direction de Lee

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pissotières »

L. Humphreys est une autre figurenotable et polémique de la mouvance de lathéorie de l’étiquetage. Il a acquis unerelative célébrité après le scandalesurvenu à la suite de la soutenance de sathèse « Tearoom trade » à St. Louis en1968, une des ces études exemplaires durecueil d’activités déviantes « in situ » àla fin des années 1960.

L’ouvrage extrait de la thèse « Tearoomtrade » traduit comme « Le commerce despissotières » (1970/2007) est aujourd’huiconsidéré comme un classique des sciencessociales, chef d’œuvre de la théorie del’étiquetage alors à son apogée. L’auteur,pasteur et sociologue, y expose à l’opinionque le mâle américain standard fréquenteles tasses, toilettes publiques urbaines,pour s’y adonner au sexe clandestin entrehommes. Pour prouver ce fait, lesociologue, tel un voyeur, réalisel’observation de 200 actes de fellationpour lesquels il effectue un relevé de note

Rainwater avec une thèse sulfureuse sur l’homosexualitéqui cause un scandale dans la profession. Il enseignebrièvement l'Université de l'Illinois du Sud et àl'Université de l'État de New York à Albany avant derejoindre le Pitzer College en Californie. Au cours desannées 1970, Humphreys devient un activiste des droitsciviques et milite pour la cause des homosexuels. Après1980, ayant obtenu une licence de psychothérapeute, ildéveloppe une activité privée de counseling à LosAngeles, il abandonne plus ou moins la recherchesociale. Nommé professeur émérite en 1986, il meurtd'une longue maladie en août 1988. Cf. sa biographiepar John F. Galliher, Wayne H. Brekhus & David P. Keys(2004).

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« attentif et systématique ». Ayant relevéle numéro des plaques minéralogiques del’automobile de ses sujets, le sociologuefait un échantillon et les ayant contactésous le prétexte d’une enquête statistique,il interroge les participants à leurdomicile où ils vivent en « bon père » defamille. Ensuite, il constitue un groupecontrôle au hasard mais apparié selon larace, le niveau d’occupation et le statutmarital. Il découvre que les pratiquants defellation clandestine des tasses des airesde repos des autoroutes ne sont pasuniquement des homosexuels patentés. maisdes hommes hétérosexuels ou mariés (à 54%).

Cela l'amène à remettre en questionl'étiquetage de l'homosexualité. Pour lui(Humphreys, 1970), cet étiquetagefonctionne ainsi à partir d’un fait isoléou mineur, un acte sexuel que l’audiencesociale extrapole à l’identité sexuelleglobale d’un individu, en une essence. Onest amené au vu de ces constatations àquestionner le processus qui voit dans unindice, un signe de l’orientation sexuelle.

Etudiant ce type de commerce sexuel, L.Humphreys en recherche la fréquence ets’intéresse au taux de satisfaction deleurs auteurs. Il peut dresser ensuite unetypologie comparée du profil de ces hommes.En plus de données quantitatives, on a desfragments de notation qualitative sur lecontexte particulier dans lequel ilobservait la sexualité en public24.

24 En 1972, il publie un autre ouvrage majeur « Outof the closets : the sociology of homosexualliberation », une analyse du mouvement de libération

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Mais l'étude de L. Humphreys va plusloin que le simple relevé d'activitéssexuelles cachées observées « in situ ».Elle offre un regard sur cette populationet un certain nombre de sescaractéristiques. Il s'agit certainement del'aspect le plus intéressant de l'étude.

Dans une société homophobe qui jette lediscrédit sur les rapports entre hommes, lasexualité anonyme est une adaptationsecondaire utilisée par les individus pourvivre leurs pulsions en toute liberté maistrès surbeillées. A cette époque, ilexistait encore les lois anti-sodomie duXVIIe, des lois scélérates d’une penséecléricale moyen-âgeuse et prompte à lapersécution, une partie de l’ “ethos” nord-américain.

Mais la dénoniciation ironique desmoeurs américaines par L. Humphreys va plusloin encore et soutient que pour échapper àl'opprobre, garder secrètes leursactivités, préserver leur respectabilitésociale, les hommes qui rencontrentd'autres hommes dans les tasses, que cesoient les « mâles » ou les « folles depissotière », vont jusqu'à adopterpubliquement une attitude qui stigmatisent

gay aux Etats-Unis. Il y appréhende le rôle du stigmateaccolé à l’homosexualité par l’audience sociale. Laréaction au stigmate y est essentielle. Il distingue l’« évasion du stigmate » qui est la tactique del’homosexuel secret qui cherche à fuir la condamnationsociale » (1972, 138), de la « confrontation austigmate », celle de l’homosexuel auto-proclamé. Ilpeut y avoir aussi « déstigmatisation rdicale » parchangement du sens de la catégorie qui était sujette austigmate.

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ce qu'ils font en secret. Ils vont mêmejusqu'à prôner des attitudes conservatricesvoire ultra-conservatrices, Pour expliquerce phénomène, le sociologue introduit lanotion de « cuirasse de vertu » (1970, 146):

« En revêtant cette cuirasse, ledéviant caché dresse un bouclier derespectabilité. Son armure brille d'un teléclat qu'elle tend à rendre aveugle ceuxqui la regardent. Dans la vie de tous lesjours, il paraît aux autres non seulementnormal, mais vertueux (l'exemple même de labonne conduite et de la pensée droite).Sans doute est-il en train de réagir contresa culpabilité en érigeant ce rempartdéfensif, il n'en est pas moins égalementengagé dans la performance d'un rôle quiest parti intégrante de lui-même. » (1970,147)

Pour l'auteur, la crainte d'êtrelibéral des hommes interrogés, est liée à« la peur du scandale et de lastigmatisation à travers laquelle estfiltrée et déformée l'action des autrescaractéristiques sociales ». (1970, 150)

L. Humphreys met à jour la haine de soiqui affecte ces hommes qui pour certainscondamnent ce qui à leurs yeux relèvent deleur propre corruption morale cachée ets'érigent en « croisés de la morale »(1970, 152). On y voit la création « d'untype d'entrepreneur de morale contribuant àsa propre stigmatisation ». (1970, 152-153)Chacun pense ici à la personnalité de J.Edgar Hoover, chef du F.B.I et « closeted

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queen » (folle au placard) la figure laplus exemplaire de ce processus, exemplairedu processus d’abjection.

L'étude de L. Humphreys offre leportrait pathétique d'hommes pitoyablement« harcelé par une sorte de course auxarmements moraux » (1970, 153) et del'autre, irrésistiblement attirés par laloi de désirs interdits et le frisson dusexe en public et sans engagement.

Le sociologue se permet même d’affirmerque ce type de rencontre fonctionne pour lemarché du sexe, comme le modèle dudistributeur automatique en matièregastronomique, fournissant un moyen bonmarché, impersonnel, démocratique dedistribution de marchandises. L’étude del’auteur a fait grand bruit, tant sur lefond que sur la forme. Les problèmeshumains et éthiques du travail de terrainet de l’observation participante ont étéposés.25

25 Plusieurs chercheurs ont poursuivi l’impulsionfournie par l’auteur dans le champ des sexualitésstigmatisées et plus généralement celui des formes dedéviance cachées. Au cours des années 1970, deuxchercheurs de l’institut Kinsey, Weinberg et Williams(1975) ont observé le comportement d’hommes dans deslieux privés, les saunas, pratiquant le « sexeimpersonnel ». D’autres lieux du « marché du sexe »(selon l’expression d’Evelyn Hooker) ou de « drague »(cruising) ont été étudiés, qu’ils soient privés (bars)ou publics (parkings, plages, rues). Ainsi, Corzine etKirby (1977) observent comment des gays draguent descamionneurs sur des aires de repos d’autoroutes et ontsoulevé les mêmes problèmes éthiques et déontologiquespour le chercheur. Tewksbury a repris ce type d’étudesdans les années 2000 et fait la description des « oasisdu sexe » (2003). Au Brésil, Fabiano Gontijo a publiéune ethnographie des pratiques sur une plage de Rio

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(Gontijo, 1998). Dans le contexte francophone, ilfaudrait citer les contributions de Bruno Proth (2002),Laurent Gaissad (2000, 2009) qui ont reproduit de façonpartielle les recherches précédentes au cours desannées 1990 et 2000. Pour leur part, ils observent lesexe impersonnel dans des lieux privés, bars « gays »parisiens ou de province, dans les lieux publics,espaces interstitiels des grandes villes, selon ladémarche qu’ils qualifient de « participationobservante » (Busscher, 2000 ; Busscher, Mendès-Leite &Proth, 1999). Il faudrait citer les rechercheshistoriques sur les fragments d’histoires vieprovinciale des homosexuels dans les années 1970 commeà Lyon (Idier, 2012). Ce même Antoine Idier a étudié ladécriminalisation de l’homosexualité et ses enjeuxpolitiques et sociaux dans « Les alinéas au placard »(2013).

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C.J. Williams26 et l’émergence du terme « théorie de l'étiquetage »

Le premier usage du vocable théorie del’étiquetage ne précède pas mais suit lesexposés programmatiques de la nouvelleperspective sur la déviance puisque c’estla thèse de C.J. Williams (1970) quiofficialise pour la première fois ce terme.A la même époque, le même corpus derecherches se désigne sous le terme dethéorie de la réaction sociale (Lemert,Schur) ou nouvelle perspective sur ladéviance. Il faut attendre le début desannées 1970 pour que le label commence àcirculer. Comme telle, la théorie del’étiquetage est une étiquette mise sur uncorpus d’idées semblables par l’audiencesociale, le processus même dont cettethéorie a voulu rendre compte.

Le terme apparaît donc pour la premièrefois dans le titre de la thèse de doctoratsoutenue à l'Université Rutgers en 1970 parColin J. Williams. Elle porte sur lastigmatisation institutionnelle del'homosexualité en milieu militaire. Lesous-titre de la thèse consacre en quelquesorte la théorie de l’étiquetage comme

26 Né en 1941, Colin J. Williams effectue sesétudes à Londres, au Canada, aux Etats-Unis et obtientson Ph. D. à l’université Rutgers en 1970. Il enseigneà l’université d’Indiana-Purdue à Indianapolis et estchercheur à l’Institut Kinsey jusqu’en 1980. Il yparticipe à de nombreuses recherches avec son collègueMartin S. Weinberg et d’autres sur l’homosexualité, labisexualité et autres tabous sexuels, récemment lazoophilie (Williams, 2003).

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spécialité universitaire émergente27. Dans la thèse dont les résultats sont

publiés par C.J. Williams avec Martin S.Weinberg comme co-auteur (1970a, 1970b),les sociologues se sont intéressés aux casd’homosexuels « découverts » dans l’Arméeaméricaine et de leur « sérialisationinstitutionnelle ».

Le travail de C. Williams suit lesprescriptions indiquées par J. Kitsuse dansla préface à une collection de textesintitulée « People-processinginstitutions » de la revue « AmericanBehavioral Scientist » (1970).

Il y propose d’appeler « sérialisationinstitutionnelle »28 les processus à l’œuvredans les institutions totales ou quasi-totales (Goffman) c’est à dire aux« processus organisationnels par lesquelsdes individus sont différenciés et traitéspar le personnel » (Kitsuse, id., 163). Ils'agit de délimiter plus précisément lechamp d'investigation de la perspectiveinteractionniste de la déviance. Pour J.Kitsuse, elle comporte différents niveauxd'observation :

- le processus de catégorisationofficiel (ou non officiel) despopulations ;

- le rangement des populations enclasses différentes qui font l'objet d'unprocessus de définition et d'interprétation

27 Je rappelle que vers la même époque lecriminologue québécois Marc Leblanc (1971) proposed’appeler cette approche « analyse stigmatique ».

28 Traduction personnelle de « people processinginstitutions » inspirée par Sartre.

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par le personnel des organisations, lequelinfluence le traitement qui leur estréservé ;

- les conséquences de la sérialisationinstitutionnelle sur les identités et lescarrières morales des populations ;

- la sérialisation institutionnelle desdéviants, initiée par Goffman, et quicouvre les lieux de réclusion - qui ont unestructure fermée ou semi-fermée :monastères, prisons, hôpitaux, asiles,pensionnats, sanatoriums, maisons deretraite, casernes, bases militaires,navires, etc.

L’étude de Williams est une étude surla sérialisation institutionnelle desdéviants dans l’institution militaire.Cette institution en raison de laprotection légale dont elle se barde resteopaque à l’investigation sociologique etpeut être considérée comme « une des plustotales des institutions totales » (1970a,216). Les homosexuels y sont considéréscomme une menace à la discipline et aumoral militaires, en plus de ne pas êtrefiables et de bons soldats. Dans cescirconstances, l’auteur s’est intéressé àla découverte de l’homosexualité chez dessoldats et à leur traitement. Lesrépondants sont des hommes qui ont étérenvoyés de l’armée avec l’étiquette« moins qu’honorable ». Au cours de la« cérémonie de dégradation » dont ils sontl’objet, confession et aveu sont au centredu dispositif ainsi que la délation. Aucœur des organisations modernes, il y

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aurait toujours ce noyau persécutoire dignede l’Inquisition et des procès stalinienset où l’accusé doit avouer et plaidercontre lui-même.

Collaborateur privilégié de Martin S.Weinberg à l’Institut Kinsey, C. Williamsparticipe avec lui à plusieurs recherchessur le « monde gay » et notamment effectuele travail de terrain sur le sexeimpersonnel dans les saunas au milieu desannées 1970. A posteriori, ces études sontun document sur la libération sexuelle etle mode de vie dans le ghetto gay dont ilsmontrent l’« organisation sociale »(Weinberg & Williams, 1975). L’étude offreun regard de l’intérieur sur la « scènegay » de l’époque et sur la sexualité et ladrague dans le milieu homosexuel hors desclichés. Ils mettent l’emphase sur la partde l’anonymat de la sexualité, sur le sexecomme forme de sociabilité, sur l’hyper-sexualité comme pré-requis du rôlemasculin. Mais l’accent est mis surtout surle fait que le ghetto gay est uneadaptation secondaire vis-à-vis d’unesociété répressive et homophobe,exemplifiée dans la pratique de lasexualité anonyme dans des lieux privés ouen public, un type de pratiques alors à sonapogée.

Les répondants indiquent que le saunaoffre, par rapport à d’autres types derencontres sexuelles anonymes en termes decadre physique et de sécurité personnelle,de structure prédéfinie productriced’allants de soi, d’accès à une interaction

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agréable, une structure d’opportunité sanségal à la rencontre sexuelle conçue dansune dimension sociale minimum. Ce qui estappelé le « sexe facile », c'est-à-diresans implication, obligation et relationdurable.

Mais surtout les deux auteurstravaillent ensemble au rapport del'Institut Kinsey sur l'homosexualitémasculine (Weinberg & Williams, 1974), uneétude comparative de l'homosexualité danstrois pays : Etats-Unis, Danemark et Pays-Bas. Basée sur 2400 questionnairesd'enquête, l'étude s'intéresse au mode devie des homosexuels.

Après les études de Kitsuse, Humphreyset d’autres, la question de l’homosexualitéa été prise comme exemple par plusieursétudes standard de la théorie del’étiquetage avec le propos de dénoncer lacriminalisation des « crimes sans victime »(Schur) à l’intérieur d’un projetd’empathie avec l’observé, de légalisationde la déviance et de non-interventionsystématique. Il faut attendre 1973 auxEtats-Unis pour que l’homosexualité soitexclue de la liste des maladies mentales etdonc elle sera finalement absente dans lemanuel du DSM version II en 1980, un pasvers la dé-médicalisation est franchie dansle reste du monde occidental.

Williams seul ou en collaboration vacontinuer de s’intéresser aux tabous de lasociété contemporaine et nord-américaine etson appétence double pour la persécution etla perversion sexuelle : fétichisme,

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zoophilie, etc.

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R. Bogdan29, D. Biklen30 etl’« handicapisme »

Par référence au racisme, au sexisme età l'âgisme, vocables populaires lancés dansles années 1970, les auteurs, deuxsociologues de l'Université de Syracuse ontforgé le concept d' « handicapisme » pourattirer l'attention sur les discriminationsdont sont l'objet les handicapés et lesgens différents dans la vie sociale.

L' « handicapisme » se manifeste dansla vie de tous les jours dans lesrencontres interpersonnelles dans les lieuxpublics, dans la vie personnelle deshandicapés et dans les institutions pourhandicapés et la société élargie où lespolitiques et les pratiques sont sourced'un stigmate structural.

Biklen et Bogdan définissent le« handicapisme » comme la « théorie et unensemble de pratiques qui favorisent letraitement inégal et injuste des personnes

29 Robert Bogdan, né en 1941, est titulaire duPh.D. en sociologie de l'Université de Syracuse en1971. Il est enseignant-chercheur en sociologie etéducation spéciale dans la même université où ileffectue toute sa carrière. Spécialiste de laméthodologie qualitative, Bogdan dédie ses recherchesau handicap. Avec son équipe, il met en pratique uneperspective d'approche centrée sur le récit de vie.

30 Né en 1945, Douglas Biklen a effectué soncursus d'études supérieures à l'Université de Syracuseoù il obtenu le Ph.D. en sociologie en 1973. Il estenseignant-chercheur dans le département d'éducationspéciale de la même Université. Il dénonce l’emprise dumodèle médical et clinique sur le handicap (Biklen,1988). Il dédie un intérêt spécial à l’autisme et adéveloppé un programme où le sujet peut se ré-habiliter.

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en raison de leur apparente ou supposéeincapacité physique ou mentale » (1977, 15)

Porté par le mouvement nord-américainpour les droits civiques, les auteursdénoncent les abus du modèle médical etclinique et cherchent à promouvoir laperspective d'un modèle du groupeminoritaire de l'invalidité.

Ainsi, Biklen and Bogdan (1977) ontpassé en revue dix façons dont lespersonnes qui ont un handicap sont l'objetde stéréotypes dans les media.

. La personne handicapée est pitoyableet pathétique et un objet de pitié.

. La personne handicapée est un sujetde violence. Bien que dans la réalité, denombreuses personnes handicapées sontvictimes de violence, la façon dont ellessont souvent dépeintes comme impuissantes,renforce ce stéréotype que les personneshandicapées sont incapables de s'aiderelles-mêmes.

. La personne souffrant d'un handicapest perçue comme sinistre ou mauvaise.

. La personne handicapée est vue commeun élément d'une « atmosphère ». Lespersonnes handicapées sont rejetés dans unsimple effet de halo, par exemple,l'aveugle musicien qui fait la manche avecune tasse.

. La personne handicapée est vue comme« super infirme ». La personne handicapéeest un saint ou déifiée, une « belle âme »,ou en mesure d'achever une tâcheextraordinaire.

. La personne handicapée est vue comme

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« risible ». Ici, la personne handicapéeest l'objet de railleries en raison de sonhandicap.

. La personne handicapée est perçue etvécue comme « son propre pire et uniqueennemi.» Cela renforce la notion que lapersonne pourrait réussir ou aller mieux,si seulement elle avait essayé.

. La personne souffrant d'un handicapest vécue comme « un fardeau ». Celarenforce l'idée que les personneshandicapées doivent être prises en charge,qu’elles ne peuvent pas être indépendantes.

. La personne handicapée comme un sujet« non sexuel.» Les personnes handicapéessont souvent dépeintes comme incapablesd'avoir une relation sexuelle et c’est unsujet dont on ne doit pas parler. Lesrelations amoureuses lorsqu’elles seproduisent, suivent des stéréotypestypiques : soit de l‘infantilisme, soit unetragédie future, sans parler de la questionde l‘enfant et l‘eugénisme envers leshandicapés.

. La personne handicapée est considéréecomme incapables de participer pleinement àla vie quotidienne. Les histoires racontéesdans la presse donnent des images despersonnages handicapés comme incapablesd’avoir des activités «normales», parexemple, avoir une carrière, avoir unefamille, etc.

La contribution de Bogdan associée àDouglas Biklen, Steven J. Taylor etd'autres a porté sur le handicap etnotamment des personnes porteuses

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d’incapacitations sévères (Bogdan & Taylor,1989) et les auteurs cherchent à aller au-delà du handicapisme. Ils ont promu dansleur approche une « inclusion unilatérale »de leur sujet d'enquête par la confirmationou l’acceptation inconditionnelle del’autre. L’inclusion passe par l’acceptionde l’autre comme personne à part entière,comme « être de valeur et digne d’amour ».Cela suppose quatre facteurs : 1) attribuerune pensée à l’autre ; 2) voirl’individualité dans l’autre ; 3) voirl’autre dans la réciprocité ; et 4) définirune place pour l’autre, de façon à ce qu’ilsoit membre de la communauté humaine etl’« un de nous » (Bodgan, 1989, 145).Condition qui suppose l’abrogation de laséparation « eux »-« nous », un des traitsstructuraux du stigmate. Les auteurstendent à promouvoir l’acceptation etl’inclusion plutôt que l’exclusion. Poureux, en effet, « une sociologie del’acception doit être ajoutée à unecentration plus commune sur le rejet ».(Bogdan & Taylor, 1989, 136

D.L. Rosenhan31 et l’expérience des« faux-patients » psychiatriques

31 David L. Rosenhan (1929 - 2012) est titulairedu Ph.D. en psychologie de l'Université Columbia en1958. Il enseigne successivement au Collège deSwarthmore, à l’Université de Princeton, au Collège deHaverford et à l’Université de Pennsylvanie. Il estnommé professeur de psychologie et de droit àl’Université Stanford à partir de 1970.

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En 1973, David L. Rosenhan publie,dans la revue « Science », une étudeintitulée « Être sain dans un environnementmalade », qui offre les résultats d’untravail de terrain mené dans plusieurshôpitaux psychiatriques avec de fauxpatients. L’article a eu l’effet d’unebombe et entraîné une vague decontroverses. L’auteur montre que lediagnostic psychiatrique ne définit pastant un état pathologique qu’il ne le créé.Il s’attache à montrer comment undiagnostic psychiatrique n’est peut-êtrequ’une étiquette indélébile dont on ne peutse débarrasser et qui, au pire, a uncaractère irréversible.

L’expérience sur le terrain mené parD.L. Rosenhan consiste à faire admettrehuit personnes mentalement saines dansdouze hôpitaux psychiatriques différents àl’insu de leur personnel32.

Dans un premier temps, l’études’attache à décrire comment un diagnosticpsychiatrique a été posé, ensuite elleretrace l’expérience médicale des fauxpatients dans l’institution psychiatrique.Simulant la folie, les faux patientsdéclarent entendre des voix à l’examend’admission. Elles disent « vide »,« creux » et « floc ». La liste dessymptômes a été préalablement choisie comme

32 Parmi ces personnes, figure Martin P. Seligmanqui est devenu professeur de psychologie. Il théorisedans ses travaux la « résignation apprise »(helplessness) et est devenu un des artisans de lapsychologie positive qui se refuse à coller desétiquettes sur les gens.

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référant à un sens de l’absurdité de lavie, vide et creuse. Les faux patientsracontent tous leur vraie biographie(hormis leur nom, profession et lieu detravail, falsifiés).

Le jour même, un des comparses estamené à sortir incapable de supporterl’hospitalisation. Aucun des faux patientsn’a été reconnu comme tel. Un seul, admisavec le diagnostic de schizophrénie, vasortir jugé en rémission. Pour les autres,le séjour va durer entre une semaine etdeux mois. Ils reçoivent des traitementschimiothérapiques et pour la plupartdoivent expérimenter des phénomènes dedéindividuation. Contrairement à latraduction française de l’article del’auteur qui utilise le motdépersonnalisation, nous avons choisi derecourir au concept de déindividuation(concept plus général que l’on trouve dansles travaux notamment de Zimbardo sur lapathologie l’emprisonnement en 1972 et levandalisme) car la dépersonnalisation estun symptôme dans la nosologiepsychiatrique.

Au cours du séjour, les faux patientsprennent des notes. Ce fait est jugé commeun trait de pathologie par le personnel.L’auteur y voit un fait saillant de lapsychiatrie qui consiste à détecter desmaladies là où il n’y en a pas. Celas’explique parce le fait que le regardmédical est faussé, ce qui représente untrait structural de cette institution.L’auteur fait apparaître l’ ironie de la

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psychiatrie qui consiste pour elle dansl’impossibilité de discerner la santémentale chez de faux patients. Aucontraire, les vrais patients ont souventdécouvert que les faux patients n’étaientpas réellement malades.

Ce fait peut-être rapporté à laconception de l’erreur médicale. Si l’onconsidère deux types d’erreur : celle detype un (fait négatif faux) et celle detype deux (fait positif faux), on doitadmettre qu’un médecin considère plusfacilement une personne saine comme maladequ’une personne malade comme saine.

« Les diagnostics psychiatriques ontpar conséquent des conséquencesexistentielles, juridiques, sociales pourceux qu’ils marquent. » (Rosenhan, 1973,138)

Pour l’auteur, la question de l’erreurmédicale est plus complexe dans le champ dela psychiatrie.

Lors d’une expérience, l’auteurconvainc les membres du personnel d’unservice de psychiatrie de détecter de fauxpatients lors du processus d’admission.Pour une période de trois mois, chaquemembre du personnel doit évaluer lesnouveaux patients au bureau des admissionsou dans le service, établissant sonévaluation à partir d’une échelle de 10degrés, les degrés 1 et 2 correspondant àune forte probabilité que le patient estfaux. Les résultats montrent que sur 193patients admis, 41 ont été jugés faux parau moins un des membres du personnel, 23

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par au moins un psychiatre et 19 par unpsychiatre et un autre membre du personnel.En réalité, aucun cas de faux patient nes’était présenté à l’hôpital pendant cettepériode. Le personnel sensibilisé auxerreurs de type deux en vient à classercomme sains des individus malades.L’expérience montre ainsi que le diagnosticest une construction sociale, perméable auxeffets contextuels.

Les faux patients, sauf un, ont étéadmis avec un diagnostic d’entrée deschizophrénie et sont sortis de l’hôpitalavec le diagnostic de schizophrénie enrémission :

«  une fois classé comme schizophrène,le faux patient ne peut, quoi qu’il fasse,se débarrasser de cette étiquette quiinfluence profondément la façon dont lesautres le perçoivent, lui-même et soncomportement. De nouveau, au sens tout àfait propre du terme, une réalité a étéconstruite. » (Rosenhan, 1973,140)

Dans son étude, l’auteur montre enaction le rôle de l’étiquetagepsychiatrique. Une fois qu’un individu estcaractérisé comme anormal, par un effet dehalo, l’ensemble de ses comportements ettraits de personnalité sont soumis unprocessus de déformation. L’effet del’étiquetage psychiatrique est si puissantque nombre de comportements normaux desfaux patients vont passer inaperçus ou être« déformés de façon à les faire entrer dansle cadre de la qualité présumée ».(Rosenhan, 1973, 140)

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D.L. Rosenhan donne l'exemple de ce quiest arrivé pour un des comparses. Ayant lestatut de patient, sa biographie fut reluepar un psychiatre et des faits ordinairesfurent labellisés : « ambivalence », «homosexualité latente », « absence destabilité affective », « explosions decolère », etc.

Exposant leur propre biographie, lesfaux patients ont été diagnostiquésschizophrènes sans qu'aucun signe depsychose ne s’y trouvât. Rosenhan en déduitque le diagnostic n’est pas influencé parla biographie ou le mode de vie despatients. L’auteur découvre ainsi aucontraire que de l’étiquetage psychiatriqueconstitue une grille de lecture a priori àpartir d’une imputation diagnostique. Lediagnostic y modèle complètement la façondont les médecins perçoivent la vie des(ici faux) patients.

« Un diagnostic psychiatrique produitsa propre réalité et, avec celle-ci, sespropres effets. À partir du moment où lepatient a été classé schizophrène, onprévoit qu’il le restera. Et, quand,pendant suffisamment longtemps, il n’a rienfait de bizarre, on considère que samaladie est en rémission et il peut quitterl’hôpital. Mais le diagnostic reste valableaprès que le patient est sorti, puisqu’onprévoit, sans l’ombre d’une confirmation,qu’il se comportera de nouveau commeschizophrène. La classificationqu’établissent les spécialistes desmaladies mentales a autant d’influence sur

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le patient lui-même que sur sa famille etses amis, et, comme on peut s’y attendre,le diagnostic a sur eux l’effet d’uneprédiction qui se vérifie d’elle-même.Finalement, le patient accepte lediagnostic avec tout ce qu’il signifie ettoutes les prévisions qui s’y rattachent,et se comporte en fonction de celui-ci. Ils’adapte ainsi à la construction d’une« réalité » interpersonnelle. «  (Rosenhan,1973, 143)

La conclusion de l’auteur est conformeà la proposition de base des théoriciens dela réaction sociale qui est que l’actesocial d’étiqueter une personne tant àaltérer la conception qu’elle a d’elle-mêmepar introduction de ce jugement négatifporté sur elle et par réalisationautomatique des prédictions, la personnedevient ce qu’on a supposé et dit qu’elleétait. » (Wells, 1978)

Au cours de leur séjour hospitalier,les faux patients ont rapporté avoir vécul’expérience de l’ « impuissance acquise »et de la dé-individuation. L’auteur et sescomparses font le triste constat del’omniprésence du désintérêt et del’impuissance comme intrinsèquement liés àla ségrégation psychiatrique. Le désintérêty est manifeste : « Le fait de regarder soninterlocuteur et de lui parler témoigne del'intérêt qu'on lui porte, et dans quellemesure on le considère comme un individu àpart entière. L’absence de ces deux formesde communication dénote au contraire ledésintérêt et la dé-individuation. »

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(Rosenhan, 1981, 149)Les faux patients ont exécuté de brefs

relevés relativement au temps passé par lepersonnel avec les patients et montre queplus le personnel est diplômé et a unstatut important, moins il passe de tempsavec les patients. Les faux patients onttenté d’observer les réactions du personnelà l’égard des contacts dont les patientsprennent l’initiative. Pour toute réponse àune question, ils obtenaient de la part despsychiatres (premier chiffre) et desinfirmières ou aides-soignantes (secondchiffre) la réaction suivante sur un totalde 185 tentatives pour les premiers et1283 pour les seconds (en %) :

- s’éloigne en détournant la tête : 71+ 88

- regarde son interlocuteur dans lesyeux : 23 + 10

- s’arrête brièvement et dit un mot : 2+ 2

- s’arrête plus longtemps et parle : 4+ 0,5

De la même façon, les contactsjournaliers avec les soignants ont étéévalués à une moyenne générale de 6,8minutes pour six faux patients sur unedurée d’hospitalisation de 129 jours. Ilest à noter que cette moyenne inclue lesentretiens d’admission, les réunions deservices en présence du personnel, lesséances de psychothérapie individuelle etde groupe, les réunions de présentation decas et les réunions où se décident lasortie des patients.

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L’impuissance acquise a été unsentiment vécu par la majorité des fauxpatients. Elle implique le contrôle desfaits et gestes, celui des allez et venue,la perte de l’intimité, la publicité desinformations sur la vie personnelle et leurtype d’angoisse, etc. Mais la dé-individuation est telle que les fauxpatients avaient le sentiment plutôt d’êtreinvisibles ou de desservir toute attention.Goffman dans cette situation utilise de« non-personne ». De nombreuses vignettesattestent de ce fait :

Un faux patient rapporte avoir étésoumis à un examen médical dans une sallepublique où le personnel va et vient commes’il n’était pas là.

Une infirmière ouvre sa blouse pourréajuster son soutien-gorge en présence detous les patients hommes du service etdonne l’impression de ne même pas avoirremarqué leur présence.

Des membres du personnel montrent dudoigt un patient dans la salle de séjour etparle de lui haut et fort comme s’iln’était pas là.

Pour l’auteur, essayer d’expliquer lescauses de la dé-individuation c’estinterroger les attitudes que l’on a àl’égard des malades mentaux y compris lepersonnel des hôpitaux qui les soignent :la peur, la méfiance, d’horriblesprévisions et des informationsambivalentes, suscite la caractérisent.Cette ambivalence menant, dans ce cas commedans d’autres, à une certaine forme de

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bannissement. » (Rosenhan, 1973, 153)Quels que soient les mérites

scientifiques (contestées par lespsychiatres) de la recherche parobservation participation de Rosenhan, laréaction critique intense aux questionsqu'il a soulevées quant à la validité et lafiabilité des diagnostics psychiatriquesmet en évidence une implication idéologiqueessentiel de son travail.

En remettant en cause la crédibilitédes étiquettes diagnostiques, Rosenhan, eneffet, conteste la légitimité du modèlemédical de la déviance sur laquelle sefonde le contrôle social psychiatrique. Eneffet, l'objectif de l'analyse de Rosenhann'est pas seulement d’en décrire lesusages, mais aussi de soulever la questionplus aigue de savoir si les individusdevraient être soumis à l’abus potentielsd'être étiquetés comme malades mentaux.

P. Conrad33 et la médicalisation del’hyperactivité

P. Conrad s’est intéressé à la« découverte » de l'hyperactivité, commeexemple de la médicalisation de ladéviance. Il décrit les facteurs cliniqueset sociaux qui sous-tendent la découvertede l'hyperkinésie comme un trouble médical.

33 Né en 1945, Peter F. Conrad effectue sesétudes aux universités du Northeastern et de Boston oùil est titulaire du Ph. D. en 1975. Il enseigne àl’Université Drake (Des Moines, Iowa) où il collaboreavec son collègue Joseph W. Schneider puis il est nomméprofesseur à l’Université Brandeis. Il a été Présidentde la Society for the Study of Social Problems en 1995-1996.

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Cela laisse entendre que la découverten'était chose évidente, mais estproblématique. Une occurrence « non vue » àété transformée en problème social sousl’action de divers acteurs sociaux.

Une série de facteurs cliniques etsociaux qui expliquent pourquoil'hyperkinésie a été « découverte. »(Conrad, 1975)

Ainsi Conrad explicite le rôle de larecherche pharmaceutique et de lapublicité, ainsi que le lobbying desparents et de divers professionnels(éducation, médecine, trustspharmaceutiques, pouvoirs public) comme lesprincipaux facteurs qui ont influé sur lecalendrier de la « découverte » del'hyperkinésie comme un trouble dudéveloppement de l’enfant.

Ces groupes ont un rôle historique dansla « découverte » ou plutôt « création » del'hyperkinésie comme un trouble médical.

La découverte de l'hyperactivité est lerésultat de facteurs cliniques et defacteurs sociaux. Les facteurs cliniquessont liés à la découverte d'un diagnosticet d'un traitement des troubleshyperkinétiques chez l'enfant. Les facteurssociaux sont liés au contexte d'émergenced'une nouvelle catégorie diagnostique.

Les facteurs cliniques essentielsreposent sur une découverte en 1937 parBradley du rôle positif des amphétaminesdans les troubles d'apprentissage chezl'enfant. Cependant les troubles associés àce nouveau diagnostic restent innommés

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jusqu’au milieu des années 1950. C'estalors qu'une nouvelle drogue a étésynthétisée, la Ritaline. En 1961, elle estautorisée par les autorités sanitaires. Àpartir de cette date, la médication devientle traitement privilégié pour traiter lesenfants hyperactifs. Dans les années quisuivent, une information médicale à l'égarddu grand public a contribué à sensibiliserl'opinion au diagnostic et au traitement dece type de troubles chez l'enfant. Ladécouverte donc de l'hyperactivité et lamédicalisation d’un comportement déviantsont le produit de la révolutionpharmaceutique qui s'est mise en placedepuis 1960 et de l'action gouvernementalequi intervient de plus en plus dans la vieprivée. L'appropriation médicale del'hyperactivité a été bien acceptée dans lasociété car elle minimise la culpabilitédes parents, initie un contrôle non punitifde la déviance, satisfait quelquefois lesenfants eux-mêmes en rendant leurcomportement plus acceptable et en lesdéstigmatisant.

P. Conrad est un des principauxsociologues qui s’est intéressé à laquestion de la médicalisation de ladéviance. «  Par médicalisation, on entendla définition d'un comportement comme unproblème médical ou une maladie et lemandat ou la licence accordée à laprofession médicale pour lui fournir untype de traitement » (1975, 12)

Au décours de ce processus, un certainnombre d'occurrences, ici les troubles de

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l'apprentissage chez l'enfant, le déficitde l'attention, l'agitation, les désordresémotionnels, la désobéissance,l'impulsivité, le refus scolaire, decomportements déviants sont devenus dessymptômes d'une maladie identifiée ettraitée.

Dès le milieu des années 1970, unmillion d'écoliers âgés entre 6 et 13 ansont été diagnostiqués hyperactifs, le plussouvent de milieu ouvrier ou de race noire,et il leur a été prescrit un médicamentappelée Ritaline. La publicité a créé uneffet d’appel et contribué à sensibiliserl'opinion au diagnostic et au traitement dece type de troubles chez l'enfant.

Depuis les années 1970, on assiste àune ascension irréversible de laclassification en psychiatrie. De plus enplus de questions de société entre sous lajuridiction de la médecine sous l'effetd'un processus d'inflation médicale del'appropriation par la médecine de secteursentiers de la vie humaine ce que certainsont appelé la pan-psychiatrisation. C'est àl'Association américaine de psychiatrie(APA), très largement financée parl'industrie pharmaceutique que l'on doitles différentes versions du manueldiagnostic des maladies mentales, de plusen plus tributaire de recherches menées parles trusts de l'industrie pharmaceutique etqui aboutissent à une énumération desymptômes quantifiables et dé-subjectivés,car isolés de leur contexte et détachés del'histoire personnelle et sociale de la

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cible34. De nombreux sociologues voient dans ce

processus de médicalisation un nouveaumoyen de contrôle social de la déviance.Mais il s'agit d'un type de contrôleparticulier, médical ou thérapeutique :« L'application de la technologiepharmacologique est liée à la tendancehumanitaire liée à la conception et lecontrôle du comportement déviant. »

Par la suite dans ses travaux P. Conradva s’intéresser à synthétiser la recherchesur le phénomène de médicalisation de ladéviance, identifier les types de contrôlesocial médical (idéologie, collaboration,technologie et surveillance) et lesprocessus de la médicalisation (Conrad,1980, 1992), son degré (médicalisationcomplète ou incomplète) et son étendue. Deplus en plus de problèmes sociaux sontredéfinis comme des questions médicales. Lapromotion de la santé implique uneintervention de la médecine dans laquelleConrad perçoit un passage de la morale aumédical et de la santé à la morale (ce queGusfield appelle un « passage moral »(1967). Cependant la médicalisation de la

34 Il y a eu de très nombreuses études par la suite surla médicalisation de l’hyperactivité et la sur-psychiatrisation abusive des enfants aux Etats-Unis. Dansquelques années, on fera le bilan (et le procès) des ces abusde la psychiatrie et des trusts pharmaceutiques ainsi que desautorités sanitaires d’avoir traité à la ritaline desmillions d’enfants sacrifiés sur l’autel du profit. A cetégard, un jeune sociologue français Manuel Vallée (Ph.D.Berkeley 2009), enseignant à Auckland (Nouvelle-Zélande) acomparé les systèmes de soins français et américains pour lemême problème et prouvé cette volonté de sur-médicalisationet l’impasse faite sur ce qu’est la ritaline : une drogue(cf. Vallée, 2011).

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déviance pose pour Conrad quatre questionsfondamentales : d'abord, le problème durôle des experts dans la sociétécontemporaine ; ensuite, le type decontrôle médical joué par la médecine ;ensuite encore, l'individualisation desproblèmes sociaux, et enfin, ladépolitisation de la déviance. Dans lessociétés post-démocratiques, s’est mis enplace un nouveau style de contrôle socialde type thérapeutique qui pour être« soft » n’en est pas moins coercitif. Deplus le traitement est une drogue dont onignore les effets à long terme et certainscommencent à parler d’effets secondairestrès graves comme le cancer. Le prix àpayer pour avoir des enfant sages etsoumis ?

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T. Sarbin35 et la création du mythe dela schizophrénie

Une des personnalités clés de lapsychologie sociale américaine de laseconde moitié du XXe siècle, T. Sarbin acontribué de façon significative aux débatsde la théorie de l’étiquetage ens’attaquant aux abus de la pensée et de lapratique psychiatrique et celaparticulièrement en dévoilant la naturebiaisée des imputations diagnostiques.Principalement, il a tenté de déconstruirele mythe de la schizophrénie (Sarbin,1972 ; Sarbin & Mancuso, 1970, 1980) : «Nous avons essayé d'établir entre autresque le modèle de la schizophrénie,

35 Né à Cleveland (Ohio), Theodore R. Sarbin (1911- 2005) débute son cursus universitaire tardivement en1934, après avoir vécu de petits boulots pendant laGrande dépression. Il obtient son Master of arts en1937 à la Case Western Reserve University et sondoctorat en psychologie à l’Université de l’Etat d’Ohioen 1941. Grâce à une bourse du Social Science ResearchCouncil, il fait un séjour post-doctoral à l’Universitéde Chicago où il côtoie le sociologue Ernest W. Burgessqui le sensibilise à la doctrine de George H. Mead et àla notion de « prise de rôle » (cf. notamment Sarbin,1969). Il fréquente aussi les séminaires de l’Institutde Psychanalyse de Chicago où il étend sesconnaissances cliniques. Vers cette époque, ils’intéresse à l’hypnose, un thème qu’il va sans cesseenrichir de nouveaux apports tout au long de sacarrière. En 1950, il intègre l’Université deCalifornie, Berkeley. Influencé par ses travaux surl’hypnose clinique, il fait l’hypothèse d’un « rôlehypnotique » et offre une conception, élargie de lanotion meadienne de prise de rôle. En 1969, il rejointle nouveau campus de Santa Cruz de l’Université deCalifornie comme professeur de psychologie et decriminologie.

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concernant des façons d'agir nondésirables, manque de crédibilité.L'analyse nous mène inéluctablement à laconclusion que la schizophrénie est unmythe. » (1980, 221)36. T. Sarbin adopte uneposition anti-conventionnelle et critiqueselon laquelle « la schizophrénie est unverdict moral sous le masque d’undiagnostic médical » (Sarbin & Mancuso,1980, 220). Il a notamment mené desexpérimentations pour développer ces vuespolémiques. Pour T. Sarbin, le concept deschizophrénie est un produit de la penséeorganiciste du XIXe qui suppose qu’ « uneconduite indésirable est causée par desprocessus pathologiques » (1990, 131). Ondoit comprendre ces travaux comme destentatives réitérées à différents momentsd'une résurgence de la pensée et despratiques eugénistes.

Aujourd’hui, il s’agit d’un constructqui est le cheval de bataille de lapsychiatrie biologique instrumentalisée parles consortiums de l’industriepharmaceutique et dont les principes sontde purs produits d’une pensée mécaniciste :« Le patient est considéré comme un objet

36 Son ouvrage principal sur le sujet sort en 1980année pivot. En effet, cette année-là Loren Mosher(1933 – 2004), psychiatre, directeur du groupe sur laschizophrénie au NIMH, avocat de la théorie del’étiquetage et pionnier des communautésthérapeutiques, est remplacé par un défenseur de lapsychiatrie biologique. 1980 est une date charnière quiconstitue un tournant avec le boom à venir de lapsychopharmacologie et d'une psychiatrie diagnostiqueaxé sur le D.S.M. dont la version révisée sort cettemême année.

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privé d'agentivité ou de but. En dépit d'unfinancement de la recherche énorme, aucunmarqueur biologique ou psychologique n'aété découvert qui permettrait dedifférencier les schizophrènesdiagnostiqués de normaux sans créer desproportions inacceptables de faux positifset de faux négatifs. Employant unecatégorie morale, la conduite indésirablecomme critère, et transformant tacitementles jugements moraux en catégoriesmédicales, la schizophrénie mène à un usagede la schizophrénie / non-schizophréniecomme variable indépendante. L’échec dehuit décades de recherche à produire unmarqueur tangible de la schizophrénie mèneà la conclusion que la schizophrénie estune hypothèse obsolescente et qui devraitêtre abandonnée » (1990, 131). Rattaché au« mouvement anti-diagnostic », T. Sarbin aaussi critiqué l’emprise de la penséeclassificatoire qui imprègne la psychiatrieaméricaine à travers le D.S.M. (Sarbin,1997). Défenseur des libertés, Sarbin s’estaussi attaché à lutter contre d’autresformes de discrimination. Ainsi à la findes années 1980, alors professeur émérite àl’Ecole Navale Supérieure de Monterey (enCalifornie), il effectue une recherche avecKenneth E. Karols dont les résultatscontroversés, connus sous le nom de «rapport PERSEREC » et délivrés en 1988,dénoncent les motifs d’exclusion deshomosexuels de l’Armée américaine et destopper cette discrimination.

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K. Gergen37 et le mouvement « anti-diagnostic »

Aux Etats-Unis, autour notamment de lapersonnalité de K. J. Gergen, un mouvementnommé « anti-diagnostic » a été créé. Ilest animé par la réflexion menée par cepsychosociologue pionnier duconstructionisme (Gergen, 1999) dansplusieurs articles et ouvrages sur lesméfaits du psychodiagnostic (Gergen, 1990).

La critique forgée par K. Gergen et lemouvement « anti-diagnostic » a plusieursaxes. Le premier est une dénonciation de lapsychiatrisation du destin humain et de lavie sociale. Concrètement, K. Gergenconstate depuis 1950 une ascensionirréversible de la classification enpsychiatrie. C'est à l'Associationaméricaine de psychiatrie (APA), amplementfinancée par l'industrie pharmaceutique quel'on doit la création du DSM (actuellementdans sa version V), tributaire derecherches menées par les trusts del'industrie pharmaceutique et qui consistedans une énumération de symptômesquantifiables et dé-subjectivés, car isolésde tout contexte théorique et détachés del'histoire personnelle et sociale de lacible :

37 Kenneth J. Gergen (né en 1934), a obtenu lePh. D. à l'Université Duke, Durham (Caroline du Nord)en 1962. Professeur de psychologie sociale auSwarthmore College, est un des leaders du« constructionisme social et de l’approche narrative enpychothérapie. Sur son site internet, figure unensemble de documents (notamment articles) et lienspour aller « au-delà du psychodiagnostic ».

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« La première classification destroubles mentaux aux Etats-Unis date de1840 ; elle ne contenait à l'époque qu'unepetite poignée de distinctions étroitementliées à des dysfonctionnements organiques,le terme « dépression » n'existait pas. Cen'est qu'à partir de 1930, avec l'émergencede la psychiatrie et de la psychologie queles troubles mentaux » ont commencé à semultiplier. Vers 1938, quelques quarante deces troubles étaient identifiés (comprenantentre autre la déficience morale, lamisanthropie et la masturbation !). Écrit àcette époque, le Manuel Diagnostique etStatistique des Troubles Mentaux, l'ouvrageofficiel du diagnostic en est aujourd'hui àsa quatrième édition, le nombre desdéficits mentaux s'élève aujourd'hui à plusde trois cent (comprenant des troubles larésistance au traitement médical). Ladépression n'y est pas seulement mentionnéeen tant que telle, elle est aussisubdivisée en plusieurs sous-catégories(par exemple chronique, mélancolique,bipolaire). Les professionnels de la santécroient qu'aujourd'hui plus de 10 % de lapopulation souffre de dépression. Lesdrogues anti-dépressives, parfaitementinconnues il y a un quart de siècle,rapportent un milliard de dollars àl'industrie pharmaceutique. Et si vouscontinuez à vous « sentir bien bas », cepourrait être votre avenir à vous aussi. »(Gergen, 2001, 75-76)

Selon le processus de la division dutravail, l'expansion des catégories

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diagnostiques est associée à uneaugmentation constante du nombre deprofessionnels de santé aux Etats-Uniscomme dans les autres pays développés quivivent la montée en puissance de ceprocessus de médicalisation :

« Au début du XXe siècle, par exemple,l'Association psychiatrique américainecomptait moins de quatre cent membres or,ils sont aujourd'hui plus de quarante mille- soit cent fois plus. Les coûts de lasanté mentale ont augmenté de manière toutaussi exponentielle. Aux Etats-Unis, dansles années 1980, la maladie mentaleoccupait le troisième rang des catégoriesde soins à la santé les plus chers. »(Gergen, 2001, 76)

L’auteur dénonce l’instrumentalisationpar certaines corporations telles lespsychiatres, les psychologues, lesconseillers, les éducateurs, lestravailleurs sociaux des difficultéspsychologiques éprouvés dans des sociétéscomplexes et déshumanisées. Elle consiste àcréer un marché du déficit defonctionnement affectif et / ou cognitif.D’autres auteurs ont relevé le rôle jouépar l'industrie pharmaceutique dans samainmise sur la psychiatrie38. Cette

38 Un article récent dont l’auteure principaleest la psychologue Lisa Cosgrove (Université duMassachusetts, Boston) vient d’apporter des éléments depreuve. Elle établit l’existence de liens financiersentre les créateurs du DSM-IV et l’industriepharmaceutique (Cosgrove et al., 2006). La moitié desexperts psychiatres qui ont participé à la rédaction dumanuel de classification diagnostique des maladiesmentales, le DSM dans sa quatrième édition, ont été

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dernière est devenue complètementtributaire de l’industrie depuisl’avènement de la psychopharmacologie39. Ona pu montrer qu'en appliquant strictementle DSM-IV, la moitié de la populationaméricaine pourrait être considérée commemalade mentale. L'inflation des catégoriesdiagnostiques dans sa tentative pourréduire les comportements humains envahitl'univers social, noyaute son langage, maissurtout le remplit de « déficits »augmentant les hiérarchies culturellesdiscriminantes et l'espace auto-dépréciatif(Gergen, 1990, 1994).

Pour lui, les sociétés occidentalespayés par les trusts qui fabriquent les médicaments.L’auteure a révélé les liens des psychiatres avecl’industrie : sur les 170 membres des groupes detravail qui ont participé à l’élaboration de ce manuel,95 (soit 56%) ont eu une ou plusieurs attachesfinancières avec des firmes. Dans certains groupes,comme le panel sur les « troubles de l’humeur », ou legroupe « schizophrénie », le chiffre monte à 100% desexperts qui ont eu cette sorte de lien (Cosgrove etal., 2006, 157). Lisa Cosgrove et ses collaborateursont identifié les membres des panels puis recherché,dans les publications médicales, les auteurs quiavaient fait des déclarations de conflits d’intérêt.Plusieurs revues bio-médicales demandent aux auteursde s’y soumettre pour faire état ou non de conflitsd’intérêt. Toute l’éthique de la médecine a été mise àmal par la révélation des allégeances occultes desprofessionnels avec les trusts pharmaceutiques.

39 Dans le même esprit, le psychiatrebritannique David Healy (université du Pays de Galles)montre comment avec la création des antidépresseurs aété promue la catégorie de la dépression, maladie objetde la psychiatrie biologique : « l’ère desantidépresseurs n’est donc peut-être pas tant le refletd’une augmentation des dépressions que le glissementd’un point de vue psychologique vers un point de vuebiologique » (2003, 31).

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sont entrées à ce qu'on pourrait appeler uncycle d'infirmité progressive dont ilexamine la suite des phases :

« (1) plus les professionnels de lasanté affirment la véracité du discours surle dysfonctionnement, et (2) plus cettevérité se répand dans l'éducation,l'opinion publique et les médias, plus nousen venons (3) à nous percevoir en cestermes. (« je suis seulement un peu déprimé»). Une fois que cette perception estfixée, nous allons (4) solliciter lesprofessionnels de la santé pour nousguérir. Plus la guérison est requise (5) etplus le besoin en professionnels de lasanté le devient. A mesure (6) que lenombre de professionnels augmente, ainsiprospère aussi le vocabulaire du troublemental. Le cycle est continu, ses effetssont exponentiels. » (Gergen, 2001, 76)

A travers son idée d’un cycled'infirmité progressive, Gergen pose undiagnostic lucide sur les développements dela psychologisation et la psychiatrisationactuelle de la vie humaine et de lasociété dans le monde moderne : « Est-cequ'il y a une limite à cet endoctrinementde la population au dysfonctionnement ? »(Gergen, 2001, 78)

A l’opposé, le propos du Mouvementanti-diagnostic est politique : « remplacerla maladie mentale par un dialoguedémocratique ». La critique qu’il forge estfondée sur un certain nombred'observations :

- les pratiques contemporaines de

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psychodiagnostic constituent un préjudice àl'égard non seulement des personnestraitées par les professionnels de santémentale mais à l'égard généralement detoute la société ;

- les catégories diagnostiques n'ontaucune validité en dehors des groupes quicherchent à les appliquer ;

- les catégories diagnostiquesfonctionnent largement comme des jugementsmoraux qui reconstruisent des actionssocialement indésirables comme desmaladies ;

- le nombre des étiquettes de maladiementale a cru de façon exponentielle aucours du siècle dernier et il n'y a aucunmoyen de stopper cette forme decatégorisation du déficit ;

- la dissémination des labels de lamaladie mentale fonctionne pour accroîtrele nombre de patients, le nombred'hospitalisations et le coût de la maladiementale pour la société générale ;

- les professionnels de santé mentalesont en général sourds aux interprétationsalternatives des actions qu’ilsdiagnostiquent. Non seulement la voix duclient n'est pas entendue, mais celle aussides familles, des collègues, des proches,etc. ;  

- les professionnels de santé mentaleet les institutions sont en premier lieuresponsables de ses problèmes. Dans le casoù ces conditions s’aggraveraient, ildevrait en être référé en justice.

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II.3. La « Lettre écarlate »revisitée : le regard féministe

Dans cette section, il s'agit derevisiter « la lettre écarlate » selon lenom de ce chef d'oeuvre de la littératureaméricaine qui pré-théorise cent ans avantles sciences humaines et sociales le statutde la stigmatisation à partir del'évocation de l'adultère et de laconfrontation de l'expérience féminine avecle stigmate de la putain (Pheterson, 1996).« The Scarlet Letter » (La lettre écarlate)de Nathaniel Hawthorne (1850), est un romandans lequel la lettre écarlate est un « A »brodé, symbole de honte et d'humiliation,porté sur la poitrine par une femmeadultère. La psychosociologue GailPheterson rappelle que dans l'imaginaireaméricain, ce roman est associé à un autrechef d'oeuvre de la littérature, « The RedBadge of Courage » de Stephen Crane (1895),où l'insigne rouge est celui du courage etdu sang, signe d'héroïsme, que verse unsoldat à la guerre. A l'inverse du premieroù le rouge symbolise le péché et lapersécution associés à la dimension de lafemme, dans le second roman, associé à ladimension de l'homme, le rouge symbolise lecourage et le sang versé à la patrie. Cesdeux romans classiques du XIXe sièclefigurent, rappelle Pheterson, dans laliste des lectures recommandées aux élèvesdu secondaire aux États-Unis.

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Pour l'auteur, la force etl'originalité de ces romans résident en cequ'ils découvrent d'un côté la dignité del'héroïne en dépit du déshonneur et lapassivité et la peur du héros malgré laglorification par la société. Il y a làperceptible un processus asymétrique desrapports sociaux de sexe qui indique unevoie pour la révision du concept destigmate. Plus généralement, il fautattendre le milieu des années 1970 pour quese brise le silence sur la déviance chez lafemme. Certain-e-s sociologues oucriminologues influencées par le féminismemontrent que l'absence relative des femmeset des jeunes filles de la représentationdu crime serait le reflet de son exclusiondu pouvoir et du savoir. Selon elles, lestyrannies de la socialisation sexuéeimposeraient son système de sanctions selonles sexes. La criminologue québécoiseColette Parent (1992) a fait un état de laquestion sur la contribution féministe àl’étude de la déviance en criminologie. Desauteures américaines ou européennes commeMarie-Andrée Bertrand, Maureen Cain, PatCarlen, Phyllis Chesler, FrancesHeidensohn, Mary McIntosh, Prudence Rains,Carol A.B. Warren, Mary de Young, etd’autres ont effectué des contributionssignificatives s’intéressant auxspécificités de la déviance féminine et àla victimisation des femmes (Parent, 1992,73). Cependant, l’émergence de la théoriede l’étiquetage n’a offert pas toutes sespromesses relativement aux questions

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féminines. Cela conduit Colette Parent àfaire un constat mitigé :

« la production interactionniste surles femmes, à l’instar des analysestraditionnelles de la discipline, s’estrévélée partielle et partiale. Malgré larichesse de cette approche, ce constats’applique à la fois à la première vagued’études phénoménologiques de l’Ecole deChicago (1920-1945) et au deuxième voletd’analyses sur la réaction sociale (après1960 tout particulièrement). » (Parent,1992, 78-79).

La réflexion féministe à l’intérieur dumouvement interactionniste a en effet étélongue à émerger. Parmi les sujets derecherche majeurs, Best (2004) range laprostitution, le viol, la violencedomestique, l’avortement lesquels nes’expriment qu’à partir du milieu desannées 1970. Par la suite, tout un courants’est attaché à l’examen d’autresproblèmes, impliquant de façoncaractéristique des femmes ou des enfantsvictimisés par des hommes et la recherches’est emparée de sujets comme les abussexuels, la pornographie, le harcèlement,etc. A rebours de la politique del’empathie des adhérents de la théorie del’étiquetage, la plupart des chercheursféministes en mettant l’accent sur lavictimisation des femmes « en appelaient àune application plus dure, plus agressivede la loi pour protéger les femmes » (Best,2004, 40). Du coup, l’empathie deschercheurs féministes se tournait vers le

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soulagement des plaies des prostituées, deslesbiennes, des femmes victimes deviolence, etc. A propos de la pornographie,le fossé se creusait entre adhérents de lathéorie de l’étiquetage et chercheursféministes. Les féministes rejetaient laposition des théoriciens de l’étiquetagequi défendaient les crimes sans victime.Pour les féministes, la pornographievoisine avec la prostitution qui est lesymbole même de l’oppression des femmes estdonc, en soi, condamnable. Dès lors, il aété difficile pour les travailleuses desindustries du sexe de se faire entendre carsujettes au blâme. Il faut attendre lesannées récentes pour que la question soitreconsidérée (Parent, 1998).

La médicalisation de la déviance n'acessée de s'amplifier depuis trente ans etdans un sens de plus en plus répressifconcernant les questions féminines. Ainsi,malgré un discours ambiant exhibantapparemment la liberté sexuelle,l’étiquetage de nombreux problèmes relatifsà l'intime, comme les MST (cf. Nack, 2008),le sida, le travail du sexe (Parent, 2001),la pornographie, dévoile la face cachée dece discours protecteur. Ils ou elles sontpeu nombreux-ses à montrer l'ambiguïté dudiscours de la protection et ses effetspervers. De plus en plus de conditionsordinaires deviennent des pathologies quirelèvent de la médecine. Les femmes sont enpremier lieu désignées pour êtreinstrumentalisées par la publicitéconcernant la santé et le marketing médical

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jusqu’à pathologiser le cours de la vie etses étapes. Il en ressort davantage decontrôles et d'interventions dont la natureest proprement bureaucratique et répressivesous le masque de l’offre de soin ou dumessage préventif.

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Mary McIntosh40 et le « rôle homosexuel »

Inspirée par la théorie del'étiquetage, Mary McIntosh publie en 1968« Le rôle homosexuel » (The homosexualrole) un texte phare dans le mouvement delibération gay et lesbien. L’article de

40 Mary Intosh (1936 - 2013) née à Hampstead, aunord de Londres, a étudié à l'école de High Wycombe etle Collège de Sainte-Anne, Oxford, où elle a étudié laphilosophie, la politique et l'économie (1955-1958).Elle a obtenu son MA en sociologie en 1962 à Berkeley.Initialement ses intérêts académiques vont à lasociologie du crime, et elle a travaillé à l'Unité derecherche du Home Office (1961-1963). Elle a ensuiteenseigné la sociologie à l'Université de Leicester(1963-1968) et l'Institut Polytechnique (1968-1972,maintenant Bank University de Londres Sud), ainsichargée de recherche au Nuffield College, Oxford (1972-1975). Marie et sa compagne de l'époque ElizabethWilson ont été actives dans la construction etl'élaboration du Gay Liberation Front au Royaume-Uni,qui est né à la London School of Economics, à l'automnede 1970. Elle allait bientôt devenir très critique dela criminologie orthodoxe, et a participé à la créationde la Conférence nationale déviance, un groupe decriminologie radicale de premier plan dans lasociologie entre 1967 et 1975 qui comprenait StanCohen, Jock Young et Laurie Taylor. Elle est membre ducomité consultatif de la politique de la commission derévision de la loi pénale (1976-1985), qui traite desquestions relatives aux infractions sexuelles et oùelle a joué un rôle dans la réduction du consentementde l'âge légal des homosexuels de 21 à 18 ans. En 1975,elle est nommée à l'Université d'Essex, où elle vatravailler pendant vingt ans et a laissé une marqueimportante. Elle est devenue la première femme à latête du département de sociologie et a enseigné unlarge éventail de domaines : la criminologie, lapolitique sociale, la famille, le féminisme et lemarxisme.

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McIntosh est aussi considéré comme uneétape primitive de la formation duconstructionisme social. Il s’agit en outred’un texte-clé dans l’œuvre de McIntosh quia toujours cherché à dénaturaliser lesocial.

Le « rôle homosexuel », peut êtreconsidéré comme un texte fondateur. Aprèsavoir rappelé les arguments majeurs del’essai de McIntosh, cet article doit êtrecompris à travers trois oppositionsessentielles : entre le comportementhomosexuel et la catégorie homosexuelle ;entre le pré-moderne et le moderne ; etenfin entre hétérosexualité ethomosexualité. 

McIntosh suggère qu’il faut considérerl’homosexuel comme exécutant un rôle socialplutôt que comme correspondant à un état.Le rôle de l’« homosexuel », cependant, necorrespond pas simplement à un modèle decomportement sexuel. Si cela était le cas,l’idée de rôle ne serait pas plus utile quecelle d’état. Car en introduisant le termede « rôle », l’objectif est de nouspermettre de tenir compte du fait que lecomportement dans ce domaine ne correspondpas aux croyances populaires : les modèlesde comportement sexuel ne peuvent pas êtredichotomisés de la même manière que le sontles rôles sociaux de l’homosexuel et del’hétérosexuel.

En acceptant une définition du rôle(homosexuel) en termes d’ attentes quant aurôle (qui peuvent être ou ne pas êtresatisfaites), alors la distinction est à la

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fois légitime et utile. Dans les sociétésmodernes où l’on reconnaît un rôlehomosexuel séparé, l’attente, de la part deceux qui exécutent ce rôle comme desautres, est qu’un homosexuel le soitexclusivement, ou de manière prédominante,au niveau des sentiments et ducomportement. De plus, il existefréquemment d’autres attentes, enparticulier de la part des non-homosexuels,mais qui affectent cependant la conceptionqu’ont d’eux-mêmes ceux qui se considèrentcomme homosexuels : des manièresefféminées, un type de personnalité et despréférences sexuelles ; que la sexualitéoccupe d’une manière ou d’une autre uneplace dans toutes les relations qu’ilentretient avec les autres hommes ; etqu’il soit attiré par les garçons et lestrès jeunes hommes, et probablement disposéà les séduire. 

Ce qui existe : le recours a l'histoireet l'ethnologie peut être utile mais estsouvent l'objet de biais homophobes. L'homosexualité ne peut pas être considéréecomme existant dans une configurationintemporelle, et dès lors ses formescontemporaines ont des racines historiques 

- la meilleure source d’information estcomparative. Leurs données surl’homosexualité ont été synthétisées parFord et Beach (1951, chapitre 7), quiidentifient deux grands types de modèlessocialement admis : le rôle homosexuelinstitutionnalisé et la relation entrehommes et garçons hétérosexuels ;

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- un rôle distinct de berdache ou detravesti est, selon eux, « la forme la pluscommune d’homosexualitéinstitutionnalisée ». Cette forme présenteune similarité marquée avec celle que l’ontrouve dans notre société bien que, d’unecertaine manière, elle soit encore plusextrême à l'exemple des Indiens Mohave deCalifornie et d’Arizona, étudiés parDevereux, et qui accordaient une certainereconnaissance au alybā, un homme travestioccupant un rôle de femme dans la relationsexuelle, et au hwamē, une femmehomosexuelle occupant un rôle d’homme. 

- les autres sociétés acceptent ouapprouvent les liaisons homosexuelles commecomposantes d’un modèle sexuel multiple.D’ordinaire, ces liaisons sont confinées àun stade particulier de la vie d’unindividu. Chez les Aranda d’Australiecentrale, par exemple, il existe desrelations longues de plusieurs années entrehommes non mariés et jeunes garçons, quidébutent à l’âge de dix ou douze ans ;

- Parfois, cependant, comme chez lesSiwans d’Afrique du Nord (ibid., 131-132),tous les hommes et les garçons sont censésse livrer à des activités homosexuelles,apparemment à toutes les périodes de lavie.

En résumé, dans toutes ces sociétés, ilpeut exister de nombreux comportementshomosexuels, mais il n’existe pasd’« homosexuels » (au sens occidentald'aujourd'hui).

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L'existence d'une sous-culturehomosexuelle est renseignée et existe àLondres mais la description de l'auto-labellisation, des pratiques des individusn'a pas de rapport avec la vision présentede l'homme gay :

A la fin du XVIIe siècle, différentessortes d’informations deviennentdisponibles et il est alors possible desortir enfin des spéculations sur desindividus en particulier pour aboutir à desdescriptions de la vie homosexuelle engénéral. À cette période, des référencesaux homosexuels comme catégorie, et à unesubculture homosexuelle rudimentaire,principalement à Londres, commencent àapparaître. Mais elles ne coïncident pasexactement avec la conception moderne.L’accent est plus fortement mis surl’efféminement et le travestisme enparticulier, à tel point qu’il semble toutd’abord n’exister aucune distinction entrele travestisme et l’homosexualité.

Les termes émergeant à cette périodepour décrire les homosexuels – Molly, Nancy-boy, Madge-cull –soulignent l’importance del’efféminement.

De manière contrastée, les termesmodernes : pédale, pédé, gay, tapette [fag, queer,gay, bent] – n’ont pas une telle connotation.

Le XVIIIe siècle a connu nombre denombreux scandales, lorsque plusieurscoteries homosexuelles ou clubs ont étédécouverts. Cela montre la pérennité d'unesous-culture. Au cours du XIXe siècle, lerôle homosexuel continue d’évoluer :

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« on trouve d’autres récits de raflesdans des clubs et des bordels homosexuels.Cependant, à cette période, le travestismeavait perdu de son importance. Même leshommes prostitués étaient décrits commed’apparence masculine et l’accent étaitdavantage mis sur la licence sexuelle quesur l’habillement et la mise en scène desoi.»

La création du « rôle homosexuel »

Le rôle d’« homosexuel » distinct,séparé, spécifique, a émergé en Angleterreà la fin du XVIIe siècle et la conception del’homosexualité comme un état quicaractérise certains individus et pasd’autres est un fait aujourd’hui dans notresociété. Bien entendu, le terme rôle estune sorte de raccourci. Il fait référencenon seulement à une conception culturelleou à un ensemble d’idées, mais aussi à unensemble d’arrangements institutionnels quidépendent de ces idées et les renforcent.Ces arrangements comprennent toutes lesformes d’activité hétérosexuelle, de couret de mariage, de même que les processusd’étiquetage –ragots, dérision, diagnosticpsychiatrique, condamnation criminelle – etles groupes et réseaux de la subculturehomosexuelle. Par souci de simplification,nous dirons simplement qu’il existe un rôlespécifique.

L'enquête de Kinsey a un intérêt dansce sens. L’essentiel du chapitre de Kinseysur les activités homosexuelles (ibid.,

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chapitre 21, 610-666) est centré sur son« échelle hétérosexuel-homosexuel ». Sessujets sont positionnés sur cette échelleen fonction de la proportion de leurs« réactions psychologiques et expériencesmanifestes [overt] » de type homosexuel àn’importe quelle période de leur vie. En cequi concerne notre société, la polarisationentre l’homme hétérosexuel et l’hommehomosexuel est loin d’être totale. Unepolarisation semble s’être produite, maisde nombreux hommes suivent des modèles decomportement sexuel qui se situent entreles deux, en dépit de nos préconceptionsculturelles et de nos arrangementsinstitutionnels.

En bref, les activités homosexuellessont «loin d’être le monopole despersonnes qui exécutent le rôled’homosexuel. »

L'auteur se demande pourquoi sommes-nous à ce point attachés à concevoirl’homosexualité comme un état qui auraitses causes ? Et en s’attaquant à cettenouvelle question, McIntosh propose uneapproche qui ouvrait sur une nouvelleorientation de recherche : considérer leshomosexuels « comme une catégorie sociale,plutôt que comme une catégorie médicale oupsychiatrique ».

L'impact principal n’apparaîtra pasavant plusieurs années, lorsqu’il serarepris par un certain nombre d’activisteset de chercheurs plus ou moins académiques,associés au mouvement de libération gay.Même l’expression « rôle homosexuel »

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semble aujourd’hui datée ; elle estlargement passée de mode, en dépit de sonimpact galvaniseur dans les années 1970.

Carol A.B. Warren41 ou l’ECT commethérapie taboue

L’investigation par les sciencessociales du vécu d’une thérapie aussicontroversée et particulièrement taboue aété assez rare. Dans la littératureinteractionniste, la prise d’un traitement,vivre sous médication a fait l’objetd’études diverses et même d’auto-ethnographies.

Seule, semble-t’il Carol A.B. Warren(1988) a étudié dans une perspectivesymbolique-interactionniste la thérapieélectro-anticonvulsive c’est à dire lesélectrochocs.

Bien que tombée en désuétude au coursdes années 1970, ce type de thérapie esttoujours utilisée aux Etats-Unis, en Europeet notamment en France. L’indications’adresse en dernier ressort auxdépressions résistantes et auxschizophrénies catatoniques. Aux Etats-Unis, les années 1980 ont vu le retour desélectrochocs particulièrement ans les

41 Carol A.B. Warren (née en 1944) est professeurede sociologie à l'Université du Kansas. Elle aauparavant enseigné à l'Université de Californie duSud, à Los Angeles. Docteur en sociologie del'Université de Californie, San Diego en 1972, elle y apour « mentor » Jack. D. Douglas. Membre de l'écoleinteractionniste, elle s'est fait connaître au débutdes années 1970 avec des recherches de terrain sur lemilieu gay de San Diego.

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cliniques privées où la thérapie estattractive pour son coût peu élevé.

Au cours des années, l’administrationd’électrochocs à un-e patient-e a subi deschangements et des améliorations pour sonconfort, notamment le traitement a lieusous anesthésie générale. Les risques defracture ont été limitées par une meilleurecontention.

Ayant remarqué que le traitement parélectrochocs concernait pour 2/3 desfemmes, l’auteur s’est intéressée à l’issuede ce traitement chez la femme.

La perspective interactionniste s’estattachée ainsi aux « significations del’ECT et aux autres traitements du point devue du patient » Warren, 1988 : 287). Lasociologue a de même interrogé la relationde couple et la famille à propos desretentissements de la thérapie sur lacellule familiale.

D’abord, Warren a voulu savoir commentles patientes ayant subi des électrochocsprotégeaient leur sentiment d’elle-même eten particulier leurs capacités mnésiques.

En effet, l’un des effets secondairesles plus remarquables est constitué de leperte de mémoire à court terme : « expertset informateurs ne sont pas d’accord si lamémoire est totalement recouvrée ou si ellereste lacunaire pour au moins quelquespatients au long terme. » (1988 : 285)

D’autres effets secondaires remarquésdécrivent des maux de tête, des vertiges,une perte d’appétit, décalage du cyclemenstruel, humeur terne ou niaiserie

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insouciante, et la perte de la mémoire àcourt terme.

« A part ces effets secondaires, lesopposants à l’ECT répondent négativement auprocédé lui-même » (1988, Ibid.)

La sociologue décrit ensuite ledéroulement d’une séance d’électrochocs etles effets corporels directs que produisentles chocs électriques sur le corps de lapersonne malgré la contention, c’est à direles secousses plus ou moins violentesincontrôlées.

Une patiente pense que le traitementpar chocs consiste à vous faire oublierbeaucoup de choses, votre dépression et cequi se passe ici.

La plupart des malades hospitalisées seplaignent de la part d' « incertitude et dumanque d'information, combinés avec lasoumission aux autorités médicales » (1988,id.)

Surtout pour les femmes hospitaliséespar leur maris, l'hospitalisation signifieaussi de se ranger à la fois à l' autoritémédicale et conjugale vécue par elles commeune sorte de « trahison conspiratrice. »

Les patientes regrettent de ne pasavoir été en quoi consistait letraitement : « Ils n'ont pas dit ce quec'était. »

On leur a pas dit non pus à quois’attendre en termes d’effets secondaires(mémoire, sensations physiques, ou cyclesmenstruels déréglés).

Elles évoquent aussi que la sourced’information était les autres patientes,

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et non pas personnel, sur des questionstelles que l'effet de l'ECT sur lamenstruation.

Une des conséquences de ce manqued'information officielle était qu'uncertain nombre de femmes, avaient des peurset se disaient qu'elles auraient pu êtreenceinte avant l'hospitalisation.

Par ailleurs, les patientes déploraientêtre l’objet d’une sur-interprétation deleur comportement comme symptomatique cequi constitue un trait de stigmatisaton dela part du personnel, une forme deméconnaissance vexatoire et les infirmièresimputent un sens psychiatrique à la plusbanale de leurs activités. De la mêmefaçon, ce que les médecins interprètentcomme des « effets secondaires » de l’intervention thérapeutique -comme la pertede mémoire classique lors de l’ECT-sontsusceptibles d'être interprétés par lespatientes comme des effets thérapeutiquessouhaités.

L’oubli peut perturber la relation ausoignant : pour certaines patientes plusâgées qui avait subi des électrochocs plusjeune vers la fin des années 1950 ou débutdes années 1960, régnait une certaineconfusion. Comme déjà indiqué « l'autoritémédicale ainsi que l'incertitude sont unecaractéristique invariante de la situationde l'hôpital. À la fin des années 1950(...) les malades mentaux pouvaient subirl'ECT sans leur consentement. Ainsi,l'utilisation de ECT a été vécue comme uncontrôle médical coercitif. » (1988 : 289).

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Une patiente évoque pour elle l'effetdésagréable des chocs, et la façon dont letraitement forcé exacerbait sa « paranoïa.»

La réservation de soi et de sesfacultés divisait le groupe des femmesayant subi des électrochocs. La perte de lamémoire était diversement perçue : engénéral, les patientes n’aimaient leurstroubles de mémoire et d’autres effetsassociés sur la pensée. D’autresattribuaient leurs problèmes mnésiques àleur maladie plutôt qu’au traitement. Laquestion de la perte de mémoire devientquasi un enjeu pour chaque patiente.Quelquefois l’oubli leur semble salutaire,notamment quand il est lié à un trauma. Al’inverse, d’autres veulent savoir pourquoielles oublient certaines choses et levivent comme une répression mnésique.

Un autre élément essentiel est larelation à l’autre et notamment le coupleet la famille.

Dans les entretiens qu’elle a mené, lasociologue observe que certaines« répondantes utilisaient la perte demémoire liée à l’ECT come une excuse pouroublier » (1988 : 295) Cela leur permettaitd’éviter de parler de sujets douloureux,embarrassants ou secrets. En parallèle,l’entourage reproduisait ce même oubli maisde façon stratégique pour effacer destraces d’un passé à taire et notamment pourles conjoints les conditions ou les motifsqui avaient conduit à l’hospitalisation deleur compagne. Chacun des conjoints pouvaitdès lors être à même de redéfinir le passé

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à sa guise et le repeindre aux couleurs quilui convenaient. Dans la majorité des cas,il semblait y avoir une restauration desliens initiaux et une reconstruction de laréalité. La parenthèse hospitalière, letype de traitement, ses effets secondairesquoique produisant une perte de continuitédu flux de la vie maritale et familialeétait néanmoins dans plusieurs cas departiciper de cette reconstruction. Biensûr, l’auteur décrit des exceptions et cessituations où la crise du couple devaitmener à une issue inextricable et uneséparation.

Gail Pheterson42 et « le stigmate de laputain »

Féministe et militante, Gail Phetersonmène un combat depuis une vingtained'années pour la défense des travailleusesdu sexe et notamment des prostituées.Chercheure et thérapeute, elle mène destravaux sur les droits des femmes et

42 Gail Pheterson (née à Rochester en 1948) aobtenu son PhD (doctorat) en psychologie sociale etcommunautaire en 1974 à l'Université de Californie,Riverside. Elle enseigne un aux USA, puis à partir de1976, elle vit aux Pays-Bas où elle est maître deconférences au département de psychologie clinique del'Université d'Utrecht et enseignante à l'AdvancedInstitute of Social Studies (IVABO) à Amsterdam. Depuis1986 elle réside en France où elle travaille commechercheure à l'Université de Paris VII et àl'Université de Montpellier III. Par la suite, elle estnommée maître de conférence de psychologie sociale àl'Université de Picardie (Amiens) - depuis 1997,titulaire d'une Habilitation à diriger des recherches,Amiens, 2005.

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s'intéresse particulièrement auxprostituées étrangères qui sont l'objet depluri-stigmatisation, en tant que femme,étrangère, prostituée, etc. L'étiquetagecomme prostituée est, pour elle, uninstrument sexiste de contrôle social quicontamine les discours sociaux institués etrelève des rapports asymétriques de sexe.Pour elle, « la prostituée est le prototypede la femme stigmatisée » (Pheterson,1996/2001, 95). La femme y est frappée parle stigmate de « putain » :

«[Il] peut s'appliquer à n'importequelle femme. L'adjectif correspondant à «putain» est « unchaste » (impudique) dontla définition est: « qui s'adonne à desrapports sexuels illégitimes ou immoraux ;qui manque de pureté, de virginité, dedécence (de langage), de retenue et desimplicité ; souillée (i.e. polluée,corrompue) ». Fait révélateur, qu'un hommesoit accusé d'impudicité (unchastity) nefait pas de lui une putain, bien que celapuisse le stigmatiser en fonction dediscriminations basées sur la couleur, lasexualité, l'appartenance ethnique ou declasse sociale. Le terme putain » est unstigmate de genre spécifique aux femmes. Ladéfinition du « stigmate » étant « unemarque apposée sur un esclave ou uncriminel, une tache à la réputation dequelqu'un, une marque de honte ou dediscrédit et/ou la trace visible d'unemaladie », nous pouvons alors définir lestigmate de putain comme une marque de

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honte ou de maladie apposée sur une femmeimpudique - esclave ou criminelle ».

Dans ce texte, Gail Pheterson révèle enquoi le stigmate de la putain menace toutesles femmes. Il menace chaque femme parcequ'il peut lui être imputé un crimed'impudicité. La femme n'est pas simplementimpudique quand elle est une prostituée ouune travailleuse du sexe, elle l'est quandelle est laissée seule décisionnaire decomment vivre sa sexualité. La femme est defait impudique quand elle est impure, c'està dire noire, juive ou prolétaire.L'impudicité est ici liée au statut racial,ethnique ou social. La femme est aussiimpudique quand elle est souillée, c'est àdire non-vierge. L'impudicité est ici liéeà l'expérience sexuelle. La carrière desfilles stigmatisées implique qu'ellespeuvent « subir le stigmate de putain àpartir du moment où elles sont exposées ausexe, que ce soit par force ou par choix »(Pheterson, 2001, 111). La porte estouverte à la sexualisation forcée, aux abuset sévices sexuels, et autres humiliationsqui peuvent leur être dévolues comme partde cette carrière morale. La femme estencore impudique quand elle indécente ousans retenue :

« Parmi les significations del'impudicité, se trouvent les notionsd'indécence et d'absence de retenue dans lelangage, l'apparence et les attitudes.«Indécent» est défini comme« malséant, immodeste, et obscène » ; «sans retenue », comme « manquant de réserve

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dans son comportement, manquant de maîtrisede soi, immodéré, et outrancier ». Bienentendu, ce qui sera jugé comme indécenceet manque de retenue varie d'une culture àl'autre et d'une génération à l'autre.Néanmoins, dans chaque culture et pourchaque génération, les femmes que l'on jugeinconvenantes reçoivent le stigmate deputain. (...) Les prostituées des ruesdoivent adopter un langage, une apparenceet des attitudes de putains pour se fairereconnaître ». (Pheterson, ibid., 122)

L'importance de ces signes d'indécenceou d'absence de retenue distingue lesputains de celles qui ne le sont pas :

« On s'attend à ce que les putainssoient des femmes d'une autre sorte. Enréalité, bien entendu, les femmes quis'habillent de la manière voulue pour laprostitution sont celles-là même quis'habillent en mères, en femmesd'intérieur, en étudiantes, en militantespolitiques, en jardinières ou en poètes endehors de leurs horaires « de tapin ». Etles femmes qui, dans un pays donné, sontconfondues avec des prostituées pourront nepas l'être dans un autre. Il est révélateurde constater que les femmes non prostituéesayant au fil des âges adopté les modes desprostituées, celles-ci ont été obligées demodifier continuellement leurs tenues. Lefait que les prostituées ne se distinguentpas des nonprostituées quand elles ne sontpas au travail, et même souvent quand ellesy sont, révèle qu'il est absurded'attribuer des caractéristiques inhérentes

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aux putains. La différence entre uneprostituée et une femme qui ne l'est pasréside, non dans ce qu'elle est, mais dansce qu'elle fait. Les prostituées dont on nevoit pas, ou ne suppose pas, qu'elles sontdes putains ne sont pas perçues commetelles. Le stigmate de putain n'a rien àvoir avec la nature de la femme. Lestigmate de putain est une projection. »(Pheterson, id., 125)

Enfin, la dernière définition del'impudicité est le « manque de simplicité». Toute femme qui y déroge risque lestigmate de putain. Ainsi, les femmesautonomes, intelligentes et trop belles,les femmes cadres, des professionslibérales, de classe supérieure vont êtrel'objet du stigmate.

Par extension, on conçoit donc que le« stigmate de la putain » concerne troissituations principales : (1) «  le stigmatequi s'attache à l'autonomie chez lesfemmes, à savoir l'accomplissementpersonnel, de l'expérience et del'importance; (2) le stigmate qui s'attacheà l'intelligence ou à l'originalité chezune femme, c'est-à-dire le contraire ducaractère bête ou ordinaire; et (3) lestigmate qui s'attache au fait pour unefemme de se faire remarquer, par la parure,l'affirmation de soi, la visibilité »(ibid., 126).

La prostituée, la femme cadre et lalesbienne représentent, pour elle, « unmodèle d'autonomie » en ce qui concerne lasexualité, le travail et l'identité »

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(id.). Comme telle, ne dépendant depersonne, « chacune est exposée à unestigmatisation sexuelle - comme femmelégère, frigide ou perverse - et à desattaques (sexuelles) » (id.). Ainsi sontexpliquées les agressions contre lesprostituées, contre les femmes cadres etcontre les lesbiennes. Et de fait, « ilapparaît que l’injure ultime pour lesfemmes impudiques, quelle que soit leursexualité, est bien le label de putain »(id., 126-127).

A travers la reconsidération du mythede la « Lettre écarlate » et la mise enévidence du « stigmate de la putain », unerévision notable du concept de stigmate aété opérée.

Peggy Thoits43 et la théorie de la

déviance émotionnelle

La théorie de la déviance émotionnellea été forgée par la sociologue Peggy A.Thoits (1985). En reliant l’émergence de lamaladie mentale uniquement à unedésignation officielle selon le leitmotivde la théorie de l’étiquetage, il y a unéchec au moins partiel à expliquer le faitque la plupart des gens qui consultent unspécialiste de santé mentale se jugent eux-

43 Peggy A. Thoits (née en 1949) effectue desétudes de sociologie à l'Université du Colorado et àStanford où elle est se rend titulaire du Ph.D. en1978. Elle enseigne la sociologie à l'UniversitéVanderbildt, à l’Université de Caroline du Nord, puis àl’Université d'Indiana. Elle a pour domained’investigation principal, la psychologie sociale et lasociologie médicale.

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mêmes ou s’appliquent à eux-mêmes uneétiquette sinon de malade mental au moinsde possesseur d’un désordre émotionnel,d’un trouble mental ou d’un problèmepsychologique voire psychiatrique.

P. Thoits suggère une approche qui tendà prendre en compte la dimension de l’auto-étiquetage, une voie négligée par larecherche initiale. Son approche est fondéesur l’observation que selon elle les genss’attribuent un trouble mental, un problèmepsychiatrique voire psychologique quand ilsexpérimentent une déviance émotionnelle. Larelecture de la théorie de l’étiquetage parP. Thoits implique un détour par ladoctrine interactionniste des émotions etnotamment par les travaux d’ArlieHochschild.

Dans son article princeps « Travailémotionnel, règles de sentiments etstructure sociale » (1979/2002), A.Hochschild contribue à l'élaboration d'unepsychologique sociale des émotions. Ils'agit de montrer qu'elles obéissent à desrègles sociales. L'auteur part d'unedéfinition de l'émotion « comme étant lefruit d'une coopération entre le corps etune image, une pensée ou un souvenir -, unecoopération dont l'individu est conscient.J'emploierai les termes « émotion » et« sentiment » de façon interchangeable,bien que le terme « émotion » dénote uneintensité que le mot "sentiment" n'a pas.Les termes « gestion émotionnelle » sontici utilisés comme synonymes de « travail

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émotionnel » et de « jeu en profondeur »(Hochschild, 2002, 21).

Selon elle, il y a deux types derégulation des émotions et des sentiments,les règles de sentiment (feeling rules) etles règles d'expression. Les règles desentiment sont des normes qui prescriventles émotions pertinentes en fonction dessituations et de ce qui est approprié ounon. Les règles d'expression guident lamanifestation d'une émotion dansl'interaction sociale, en fonction du rôleet du statut

L'auteure poursuit sa théorisation avecl'idée de transmutation des émotions. Ils'agit de montrer le transfert des émotions: celles-ci ne sont pas uniquement desobjets intimes, mais des objets publics quipeuvent éventuellement gérés etcommercialisés par l’organisation. Ainsi,le sourire de l'hôtesse de l’air ouprésentateur de télévision n’est passimplement l'expression d'une émotion. Elleest l'objet de scripts de comportement etd'un codage. Les types d'émotion(tristesse, joie, peur, etc.), leurintensité et leur durée sont ainsi codés.Les hôtesses de l'air sont invitées à êtreaimables et sensibles, les responsables durecouvrement des impayés à être froids etinsensibles. Ces règles de sentiment(feeling rules) sont des contraintes car lapersonne cible doit se mettre au service duclient et de l’organisation, faisant fi deses sentiments propres. Par « travailémotionnel », l'auteur désigne « l'acte par

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lequel on essaie de changer le degré ou laqualité d'une émotion ou d'un sentiment »(Hochschild, 2002, 32).

Elle différencie le jeu superficiel(surface acting) et le jeu en profondeur(deep acting). Le jeu superficielcorrespond au fait de feindre des émotionscomme telles non ressenties réellement. Lejeu en profondeur correspond lui au fait deressentir réellement les émotionsextériorisées. Elle distingue aussi deuxcatégories de travail émotionnel. Il y al'évocation et la suppression :« l'évocation, pour laquelle la cognitionvise un sentiment désiré initialementabsent, et la suppression, pour laquelle lacognition vise un sentiment involontaireinitialement présent » (Hochschild, ibid.,33).

Trois techniques sont utilisées pour letravail émotionnel : « L'une d'elles est« cognitive » : c'est la tentative dechanger les images, les idées ou lespensées dans le but de changer lessentiments qui y sont rattachés. Unedeuxième est « corporelle » : c'est latentative de changer les symptômessomatiques ou d'autres symptômes physiquesdes émotions (par exemple, essayer derespirer plus lentement, essayer de ne pastrembler). Troisièmement, il y a le travailémotionnel « expressif » où il s'agit detenter de changer d'expressivité pourchanger de sentiment intérieur (parexemple, tenter de sourire ou depleurer). » (Hochschild, id., 34-35)

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Un nouveau concept est forgé, celui de« dissonance émotionnelle » (pour fairependant au concept de « dissonancecognitive » élaboré par Leon Festinger en1957). Il faut rappeler que dans la théoriede Festinger, les cognitions(connaissances, opinions, croyances) d'unindividu peuvent être consonantes oudissonantes, conciliables ouinconciliables. Selon lui, la dissonancecognitive est un état insupportable. Pourretrouver la consonance, l'individu doitrestructurer son champ cognitif. Selon A.Hochschild, le processus est identique pourles émotions : quand on est obligé defeindre sur une longue période dessentiments qu’on ne ressent pas, commec’est le cas pour les hôtesses de l’air, ilse produit une dissonance émotionnelle queles personnes cherchent à réduire soit encessant de faire semblant (et en montrantainsi leurs sentiments réels), soit enressentant réellement des sentiments faux.

Cette dissonance émotionnelle peut êtredifficile à réduire. Hochschild prendl'exemple d'hôtesses de l’air qui sontvictimes de harcèlement sexuel de la partde clients, mais obligées de taire leurssentiments réels et de faire bonne figure.Pour réduire la dissonance, l'individu peutêtre amené soit à exprimer ses émotionsréelles (en manifestant par exemple sacolère), soit à devenir étranger à lui-même(et ne plus identifier ses sentimentsréels). Ces deux traitements de laquestion, expression ou aliénation,

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s’avèrent au fond problématiques tant pourla personne que pour l’organisation.

L'implication de la théoriepsychosociale des émotions pour la dévianceva être que les violations des règlesémotionnelles seraient à la base de ladéfinition du désordre mental. La théoriede l'étiquetage a mis l'accent surl'influence de la réaction sociale etnotamment le rôle des tiers dans ladésignation (étiquetage) de telle ou tellepersonne comme « malade mental ». P. Thoits(1985) va à l'inverse de cette tendance etsouligne que l'étiquetage, bienqu'influencé par des facteurssociaux implique la plupart du temps unconsentement explicite du sujet. Il y adonc reconnaissance du rôle joué parl'auto-étiquetage.

A partir de la littérature sur lasociologie des émotions, elle affirme qu'ilexiste des « règles de sentiment » (feelingrules) qui déterminent les contextessociaux dans lesquels l'expression desémotions est appropriée ou non. Dès lors,elle souligne que les individus apprennentà appliquer ces règles dans leur viequotidienne et à auto-contrôler chez euxdes signes de ce qu'elle appelle la «déviance émotionnelle ». La dévianceémotionnelle (Thoits, 1985, 1990) tendraità inhiber la prise de rôle par l'auditoirece qui rendrait le comportement de la cibleimprévisible ou incontrôlable. Cetteimprévisibilité et in-contrôlabilité sonten général traitées comme une maladie

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mentale. Ainsi des recherches enlaboratoire ont été menées et leur résultatle plus important montre que lesparticipants reçurent des évaluations commeperturbés et dangereux lorsqu'ilsmanifestaient un comportement affectifinapproprié et se montraient déviantsémotionnellement.

On note aussi l'importance relative desdésordres émotionnels dans lasymptomatologie psychiatrique et lacentralité des émotions dans la maladiementale. Pour P. Thoits, un comportementeffectif inapproprié est essentiel dans ladéfinition de 96 sur 210 troubles (46 %) etun trait associé (64 %) dans lanomenclature du DSM III.

Il s'agit de rendre compte du phénomènejusque là inexpliqué de la recherchevolontaire de traitement. En prenant lerôle de l' « autrui généralisé », lesindividus comme le montre la doctrinemeadienne, peuvent appréhender le sens deleurs impulsions et émotions. L'observationintérieure (dans le dialogue avec soi-même,cf. Wiley, 2006) et le recours àdifférentes formes d'aveu ou de confessionpeuvent amener l'acteur à repérer en lui lelieu de la violation de certaines règlesémotionnelles dont la persistance renvoie àcertaines troubles résiduels. Laperception de cette déviance émotionnelleet la possibilité de s'attribuer undésordre émotionnel, vont pousserl'individu à faire appel à l'aide d’autrui.Lorsque ces émotions leur paraissent

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déviantes (c'est-à-dire lorsque cesémotions ne peuvent être expliquées par cequi arrive aux sujets), les individusrecueillent l'opinion de tiers et cherchentà gérer leur comportement par le biais d'unsoutien social. Leurs effortsd'interprétation révèlent parfois que leursémotions ne sont pas véritablementdéviantes et qu'elles peuvent s'expliquerpar certains aspects, non pris en compte,de leur situation. Mais si ces émotionspersistent et ne peuvent trouverd'explication ou d'atténuation par desefforts de contention, la probabilité d'unauto-étiquetage va augmenter. La violationdes règles est re-conceptualisée comme unedéviance émotionnelle.

Dans certains cas, les individus sontaptes à traiter ou transformer les émotionset / ou sentiments déviants, et les auto-attributions de perturbation qui enrésultent. Dans d'autres, la perception decette déviance émotionnelle et lapossibilité de s'attribuer un désordreémotionnel, va pousser l'individu àrechercher l'aide de professionnelsnotamment de la santé. P. Thoits argue quel'échec à transformer une émotioninappropriée mène à un travail émotionnelqui ironiquement amplifie la dévianceinitiale. L'échec des individus ànormaliser leurs émotions les amènerait àaccepter leur statut de malade mental et àaller d'eux-mêmes vers les institutions desanté mentale pour recevoir de l'aide. Elleformule cette thèse après avoir identifié

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une déficience dans la théorie del'étiquetage de la maladie mentale, « àsavoir son incapacité à expliquer larecherche volontaire d'un traitementpsychiatrique et son insistance tropmarquée sur les réactions coercitives destiers ». Elle énonce que « la désignationpublique du viol des règles par unepersonne n’est pas nécessaire à l’émergenced’une identité déviante ; il peut y avoirun auto-étiquetage privé ». (Thoits, 1985,222)

A travers la « prise de rôle », dansune perspective meadienne, et en prenantl'attitude de l' « autrui généralisé »,l'individu est capable d'anticiper laréaction négative des autres et se découvredéviant, différent ou réprouvé dans lemiroir du groupe. Ce qu'exprime P.A. Thoits:

« Les individus peuvent s'auto-stigmatiser parce qu'ils sont aptes àobserver et classifier leurs comportements,leurs pensées et leurs sentiments du pointde vue de la communauté globale. » (Thoits,1985, 243)

Nancy Herman44 et la résistance au stigmate des usagers de lapsychiatrie

44 Née en 1958 au Canada, elle effectue des études depsychologie et sociologie à l’Université McMaster où elle esttitulaire du Ph.D. en 1984. Elle est enseignant-chercheure àla Central Michigan University, un centre réputé par sonaccent sur l’interactionnisme symbolique grâce lapersonnalité de Bernard N. Meltzer (1916-2008).

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Nancy Herman est une figure bien connuede l’interactionnisme symbolique. Sespremières recherches sur la situation depatients hospitalisés dans une grandeinstitution font désormais partie du fondspécialisé et relatif au traitement despatients psychiatriques. Elle a d’ailleurseu d’énormes difficultés pour effectuer sontravail de terrain dans un grand hôpitalcanadien où l’accès au terrain étaitconstamment remis en cause et a fini parlui être fermé. On y voit la peur del’hôpital pour son image et l’accusationfaite à la chercheure de vouloir nuire à sabonne réputation45.

Avec Charlene E. Miall, Nancy J. Hermana cherché à connaître la mode de gestion dustigmate dans des populationspsychiatriques (1990).

Les auteures montrent que la possessiond'un stigmate peut avoir de façoninattendue des effets positifs. Ilstiennent à un certain nombre de bénéficesou de récompenses. Dans une population depatients psychiatriques par exemple, lessociologues observent des réponsespositives comme la légitimation de ladéviance, l'exemption vis à vis decertaines obligations ou vis à vis decertains rôles, la provision d'opportunitésinterpersonnelles ou sociales(thérapeutiques ou financières par exemple,ou un soutien, une attention), etc.

45 Pour plus de détails, cf. N.J. Herman « Acessing thestigmatized : gatekeeper problems, obstacles and impedimentsto social research, in N. J. Herman, 1995. pp. 132-145.

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Dans une étude menée en collaborationavec Gil Musolf, (1998), Nancy Herman s'estintéressée aux stratégies de résistance àla stigmatisation d’ex-patientspsychiatriques.

Etudiant sur le terrain une populationde patients psychiatriques (N = 430) dansla phase post-hospitalière, les co-auteursy observent l’usage par ceux-ci de rituelsde résistance (Herman & Musolf, 1998, 434).Par résistance, on entend « l’activité deceux qui sont sans-pouvoir et qui croientque leur activité leur permet de seconfronter aux puissants qui lesoppriment » (1998, 429). Ces rituelspermettent de « sauver la face etdévelopper une culture de la résistance »(1998, 427). Cette résistance peut prendredeux formes, soit expressive, soitinstrumentale.

Parmi les rituels expressifs, on endistingue deux sortes : les rituels dits« anti-déférentiels » et l’automutilation.Les rituels dits « anti-déférentiels » sontadressés aux personnes qui les labellisentou les stigmatisent, ou qui cherchent à lescontrôler. La police, les voisins et lesprofessionnels de santé mentale sontconsidérés comme des ennemis. Aussi ilsdéveloppent à leur égard des rituels parlesquels ils exercent des représailles. Unde ceux-ci (pour 21 %) consiste à leur« montrer la lune » (mooning), c'est-à-direbaisser son froc et monter ses fesses. Unautre rituel consiste à leur cracher dessus(pour 60 %). Ainsi, Moses, un ex-patient se

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justifie ainsi « Cracher est une façon derépliquer à ceux qui sont contre nous – lesgens dont le boulot est de nous parquercomme du bétail, de nous forcer à avalerdes drogues qui nous rendent parfois encoreplus malades ; les gens qui nous traitentcomme si nous avions la « marque de Caïn »(cité par Herman & Musolf, 1998, 436). Untroisième rituel (pour 25 %), c’estd’uriner ou déféquer sur eux ou sur unobjet qui leur est associé (1998, 435-436).Une autre stratégie rituelle utilisée par16 % est l’écriture de graffiti sur lesmurs des institutions totales qui lesdominent. Le deuxième type de rituelexpressif est l’automutilation. 25 % del'échantillon a recours à des actesd’automutilation (brûlures de cigarettes,coupures) ou se rebellent contre la prisede traitement. Le second type de rituelsest instrumental (Herman & Musolf, 1998,441). 10 % de l'échantillon se fait fort derésister au travail plus ou moins forcédans des programmes de réhabilitation. 11 %résiste en faisant partie d'une associationd'ex-patients psychiatriques et assume plusou moins une forme d’activisme politique.Il s'agit de rejeter l'identité déviante etle stigmate comme résultat del'institutionnalisation. Par cela, ilspeuvent se redéfinir eux-mêmes commecitoyen de façon plus positive et nondéviante.

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Gill Green46 ou la fin du stigmate ?

Dans un ouvrage récent, une sociologuebritannique s'est instituée oracle de « lafin du stigmate » (Green, 2009).

Dans ses travaux, Gill Green examineles sources de l'expérience contemporainede la stigmatisation et tente de jeter unnouvel éclairage sur le phénomène.L’auteur y examine les enjeux contemporainsde la stigmatisation associée notamment àla maladie chronique.

Au cours des quinze dernières années,Gill Green a mené des recherches avec despersonnes vivant avec une série deconditions les affectant au long terme. Sebasant sur la combinaison de perspectivesprofessionnelles et personnelles, elleexamine les défis contemporains de lastigmatisation associée à la maladiechronique et explore s'il y a eu unchangement perceptible dans les attitudessociales envers les affections chronique ouà long terme. Le texte combine lalittérature actuelle sur le sujet avec lesrésultats des propres recherches menée parl'auteur avec des personnes séropositives,des personnes dépendantes des drogue et /

46 Née en 1956 en Grande-Bretagne, Gill Green aobtenu le Ph.D. de l’Université de Londres en 1988.Elle est enseignant-chercheur en sociologie médicale àl’Université d’Essex, Colchester. L’auteur, atteinted'une maladie chronique, a puisé dans sa propreexpérience dans son projet de revisiter l’usage duconcept de stigmate ayant acquis une maladie chroniqueinvalidante. Dans un premier temps, elle a choisi detaire sa condition avant de publier son ouvragemanifeste.

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ou d'alcool, et les utilisateurs deservices de santé mentale.

Elle-même atteinte d’une maladiechronique, la sclérose en plaques, GillGreen argue que certaines conditions commeles maladies chroniques plus ou moinsinvalidantes sont susceptibles de sortir ducorridor de la stigmatisation par lariposte des stigmatisés qui se mettent àlutter contre la discrimination dont ilssont l’objet. Tant les personnes touchéespar le VIH et le sida peuvent continuer(mais à quel prix ?) à (sur)vivre, lespersonnes touchées par des maladiesinvalidantes à évolution lente à participerà la vie sociale ou les malades mentauxtenter de mener une vie (pseudo)normale,tous sans être touchés par lastigmatisation. De fait, on peut admettreque certains changements ont eu lieu dansl’expérience sociale de certaines decertaines maladies ou le vécu de certainshandicaps.

Pour elle, concernant les quatreconditions qu'elle aborde dans son ouvrage(les maladies chroniques, le VIH et lesida, les assuétudes, les troublespsychiatriques), elle considère qu'on estpassé d'un paradigme de la déviance à unparadigme de l'oppression sociétale (2009,24) et qu'il s'agit de passer del'oppression à l'action (Green, 2009, 26).

Elle tente de reformuler de nouveauxaperçus sur la stigmatisation en matière desanté lorsqu'elle affirme démontrer que lespersonnes qui expérimentent des maladies

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chroniques à long terme tendent de refuserd'être définis par leur condition.

Cependant si l’on peut penser que leprocessus est en marche pour unereconnaissance des droits des malades,certaines réalités comme la désorganisationdes institutions de soin, le manque depersonnel dans les établissements public(impliqués dans les soins, laréhabilitation, l’assistance aux malades ouaux handicapés), la discriminationinstitutionnelle, le stigmate quotidienédicté par les professionnels eux-mêmestrop souvent et l’auto-stigmatisation despersonnes cibles amènent à penser que lafin du stigmate est une hypothèseaudacieuse voire séduisante mais qui n’estpas du moins pour tout de suite. Et parailleurs on peut affirmer avec G. Falk quepour les troubles mentaux, on a affaire austigmate le plus résistant qu'il considèrecomme « le stigmate des stigmates.»

Gill Green reprend et synthétise lesdéveloppements importants de l'analysestigmatique : la théorie de l'étiquetagemodifiée, la distinction stigmateressenti / stigmate édicté, la dimension del'auto-stigmatisation (internalisation).

Au cours de ses propres enquêtes auprèsde patients porteurs du VIH ou du sida, ouatteints de sclérose en plaques, Gill Greena fait remarqué que « le stigmateressenti est davantage prévalent que lestigmate édicté et il prédispose lestigmatisé à cacher sa condition pour se

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protéger de l'expérience de ladiscrimination.» (Green, 2009, 16)

Pour conclure cette section, le regardféminin /féministe permet d'élargir laréflexion sur les processus d'étiquetage etde stigmatisation pour inviter à théoriserces processus non comme un artefactinteractionnel mais comme un traitstructural de la régulation morale dessociétés. Sur l’apport féministe au courantinteractionniste dans le cadre de cetouvrage, je n’ai fait qu’une brève revue dela littérature et je laisse le lecteurapprofondir pourquoi et comment la questiondu stigmate est finalement consubstantielleà une part de l’identité féminine. Leurstravaux retracent de façon encore plusnette la dimension de violence symboliquequi y est impliquée.

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III. LA « STIGMATOPHOBIE » ET SESEFFETS DÉLÉTÈRES

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La contribution de l'anthropologie à larecherche sur le stigmate et les processusde stigmatisation a été largementdédaignée. Tant les sociologues mais plusencore les psychologues négligent cettediscipline qui constitue pourtant un axemajeur et incontournable du débatcontemporain sur le stigmate. Il estcependant remarquable que les travauxanthropologiques ne soientqu'exceptionnellement recensés ou convoquéspour faire état des avancées de larecherche sur le stigmate.

Parmi les recherches dignes du plusgrand intérêt, figurent les travaux de MaryDouglas, Joan Ablon, Sue Estroff, ArthurKleinman, Horacio Fabrega, David Le Bretonpour ne citer que les principaux.

Ainsi, l'ouvrage classique del'anthropologue britannique Mary Douglas« De la souillure » (1966), constitue unapport inestimable à la recherche sur lestigmate. Ici, le thème du stigmate estassocié à celui d'impureté ou de souillure.Il y a une fonction de régulation morale.Il est une réponse ou une réaction àl'égard d'un danger ou d'une menaceimaginaire, réelle ou symbolique

III.1. Souillure et réprobation del’impur

Au cours des années 1950 et 1960,

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l’anthropologue britannique Mary Douglas47,étudiant les interdits alimentaires quirègnent dans certains peuples primitifs etdans les textes sacrés, s’interroge sur lanature de ces interdictions. Généralisantses observations à la saleté, elle refused’y voir à l’œuvre un système derationalisation de type hygiéniste oumédicale :

« Ces interdits alimentaires quidivisent les animaux en purs et impursrévèlent les catégories de pensée propreculture. Ils sont la métaphore de lastructure d’une société, le terme destructure étant compris ici dans sonacception fonctionnaliste comme un systèmesocial empirique qui pourrait expliquer lescroyances, les rites et les mythes d’unecommunauté et en contrôler les

47 Mary Douglas (née à San Remo, Italie en 1921 -†Londres, 2007). Anthropologue britannique, élèved’Evans-Pritchard, africaniste, elle effectue untravail de terrain au Congo belge (Zaïre) chez lesLélé. Docteur en anthropologie de l’Université deLondres en 1953. Elle devient un membre influent del’école anglaise d’anthropologie sociale et culturelleaprès la publication de « Purity and danger » en 1966.Elle enseigne à l’Université de Londres jusqu’en 1977date à laquelle elle part pour les Etats-Unis où elleest professeur à l’Université Northwestern jusqu’en1988. Elle revient en Angleterre où, professeurémérite, elle continue de donner des conférences etd’écrire. Avec son ouvrage « Purity and danger »traduit en français « De la souillure » (1966/1971),devenu un classique des sciences sociales, elle mèneune investigation d’anthropologie religieuse sur lesnotions de pollution et de danger. Par la suite, ellecherche à construire une « théorie politico-légale dudanger ». Les textes sur cette question figurentnotamment dans « Risk and blame » (1992), inédit enfrançais.

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contradictions par le système de pollution,d’interdits et d’accusation. » (Teixido,2005, 50)

Dans son investigation d’anthropologiereligieuse sur les notions de saleté et depollution, l’auteur suggère qu’on ne peutcomprendre la souillure si on ne la reliepas à comment pensent les gens : « lesrites de pureté et d’impureté donnent unecertaine unité à notre expérience. »(Douglas, 1967,  24)

Mary Douglas met en effet au centre deson argumentation le fait que le motpollution, vague et flou, évoque un aspectmoral et social. Le profane et le sacré serejoignent car ce qui est sale, pollué,peut être à la fois méprisable, ignoble,impur, inconvenable etc.

« La saleté est essentiellementdésordre. La saleté absolue n’existe pas,sinon aux yeux de l’observateur. Quand nousnous détournons de la saleté, ce n’est pasque nous en ayons peur, ni qu’elle nousinspire une appréhension ou une terreursacrée (…) La saleté est une offense contrel’ordre. En éliminant, nousn’accomplissons pas un geste négatif ; aucontraire, nous nous efforçonspositivement, d’organiser notre milieu ».(ibidem, 1967, 24).

Mary Douglas va dès lors s’attacher àdévelopper une anthropologie de l’impur. Sathèse principale se fonde sur la conceptionque la pureté, l’impureté et la pollutionsont des catégories de classification etd’organisation sociale :

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« La réflexion sur la saleté impliquela réflexion sur le rapport de l’ordre audésordre, de l’être au non-être, de laforme au manque de forme, de la vie à lamort. Partout les notions de saleté sontautrement structurées, on découvre enlignes analysant, qu’elle met en jeucertain profond. C’est pourquoi laconnaissance des règles relatives à lapureté est une bonne façon d’entrer dansl’étude comparée des religions ». (Ibid.1966, 27)

Elle va s’opposer aux thèses del’anthropologie classique de James G.Fraser et Lucien Lévy-Bruhl qui pensaientque, dans la mentalité primitive, il y aune confusion entre la saleté (séculière)et la souillure (sacrée). Refusant ledualisme sacré/profane, elle établit que lasaleté, « c’est quelque chose qui n’est pasà sa place ». (Id., 1966, 55) 

Elle définit la saleté par rapport àsystème ordonné. L’impur eststructuralement quelque chose qui n’est pasà sa place car : « si l’impur c’est ce quin’est pas à sa place, nous devons l’aborderpar le biais de l’ordre. L’impur, le sale,c’est ce qui ne doit pas être inclus sil’on veut perpétuer tel ou tel ordre. »(Id., 59)

Mary Douglas inscrit sa réflexion dansun triptyque conceptuel : l’ordre, la formeet la structure comme s’opposant audésordre, au manque de forme et aux marges.L’impureté, qu’elle soit saleté oupollution rituelle, « appartient donc au

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domaine de la marge. » (Teixido, 2005, 51)Par ce fait, elle précise que :

« nombre de notions relatives à lapuissance reposent sur l’idée que lasociété est une série de formes quis’opposent à l’absence de formesenvironnantes. Les formes ont un certainpouvoir, l’absence de forme – les régionsinarticulées, les marges, les limitesconfuses, l’au-delà des frontières – en ontun autre. Si la pollution constitue unecatégorie particulière de danger, poursavoir où la situer dans l’univers desdangers, il nous faut dresser l’inventairede toutes les sortes possibles depouvoirs ». (Douglas, 1966, 115)

Elle dresse ainsi une carte despouvoirs et des périls de l’universprimitif, qu’ils soient intérieurs etextérieurs, et des rites pour s’enprotéger : séparation, frontière, limite,classement. Car « la souillure associée audésordre à la marge représente un dangerpour l’ordre social » (Teixeido, id.)

Le désordre est dangereux et puissant.Les sociétés cherchent à l’apprivoiser ou àutiliser son potentiel créatif pour lefaire ré-émerger dans le rituel.

L’auteur distingue quatre types depollution. Dans ces cas, ils peuventreprésenter :

- un danger qui porte sur lesfrontières externes. On voit qu’ici lecorps est une métaphore de la société ;

- un danger qui transgresse les lignesinternes d’un système. Ici on peut

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concevoir comment les règles de pollutionappuient les structures morales et éthiques;

- un danger à l’intérieur du système.Un exemple des dangers qui viennent dudedans est fourni par l’idée de pollutionsexuelle et la détermination asymétrique ouhiérarchique des relations entre lessexes ;

- un danger qui dérive d’unecontradiction interne. Les rites depurification impliquent presque toujours uncontact avec les éléments impurs. Parexemple, les rites de renouveau font appelà la pollution.

Dans la postface de l’ouvrage, revenantsur ses travaux 30 ans plus tard, MaryDouglas montre qu’il existe dans toutesociété un usage politico-légal du danger.La répartition du blâme serait une fonctionsociétale tout aussi irrépressible quenécessaire car les individus ont besoin dese défendre du danger qu’il soit réel,symbolique ou imaginaire. La gestion dudanger n’est pas une affaire de peuplesprimitifs car « les modernes sont toutaussi enclins que les primitifs à faire unelecture politique du danger ». (Ibidem,1966, 196)

Plus précisément, il s’agit de la façondont ils expliquent le malheur ou lamalchance. C’est ce qu’elle appelle lalogique de l’accusation ou de larépartition du blâme dans une sociétédonnée :

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« … la pollution est une importanteressource politico-légale. Rien de tel pourrappeler les membres de la communauté àleurs obligations. Le danger commun est unlevier à manipuler, et la menace d’unesouillure collective un instrument ou decoercition réciproque. Comment résister àla tentation de s’en servir si l’on sesoucie de la survie de la communauté ? »(Ibid., 1966, 194)

L’auteur remet en question l’idée quele tabou, la magie, les superstitions, engros, que l’irrationnel soit dû àl’ignorance. Il s’agit d’un point de vuelargement ethnocentrique. On y admetimplicitement que « la supériorité de notresavoir [occidental] et la plus grandeefficacité de nos moyens de communication[ont] creusé un fossé entre nous et lessociétés tribales ». (Id., 1966, 197) Cequi voudrait dire que le progrès techniquey est conçu comme un progrès moral.L’auteur montre que c’est lorsque latechnologie est devenue un objet dedéfiance et une source de danger enOccident que les choses se sont mises àchanger. D’ailleurs, dans le monde moderne,« les lacunes de l’interprétation du réellaissent suffisamment de marge à la logiquede l’accusation » (Id., 197)

L’auteur distingue trois typesd’explication de la répartition du blâme oucomment les gens expliquent le danger.

- La première est une explication detype morale, il s’agit du viol d’un tabouou d’un péché. De ce fait, « l’action

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réparatrice a un caractère expiatoire etimplique l’exécution de rites depurification. Pour éviter un sortidentique, la communauté est exhortée àobéir aux lois » (Id., 193)

- Un autre mode d’explication consisteà faire porter la responsabilité desactions malfaisantes à des adversairesindividuels, dans l’intra-groupe. Ici,règne la loi du talion et la lutte pour lasurvie de tous contre tous.

- La troisième explication consiste àrejeter le blâme sur un ennemi extérieur,un extra-groupe : « Ces trois types derépartitions du blâme influencent lesystème de justice. Ou plutôt, l’influenceva dans les deux sens, la logique del’accusation tout comme celle de la justicesont des symptômes de la façon dont unesociété est organisée ».

Mary Douglas contribue à édifier unethéorie politico-légale du danger quiinclut les conceptions primitives etmodernes.

« Les pouvoirs de pollution [sont]inhérents à la structure même des idées.Ils sanctionnent toute infractionsymbolique à la règle qui veut que detelles choses soient réunies et tellesautres séparées. Il s’ensuit que lapollution est un type de danger qui semanifeste probablement là où la structure,cosmique ou sociale, est clairementdéfinie. » (Id., 128)

Reprenant à son maître Evans-Pritchardl’idée que l’on peut faire une analyse

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politique car la pollution et l’impurposent la question de lien social et dupouvoir.

« La pollution est une métaphoreinversée de l’organisation sociale etpolitique. Elle révèle les forcesdestructrices internes à chacune dessociétés tout autant qu’elle les protègecontre elle. » (Teixido, 2005,  52)

Mary Douglas révèle donc la fonctionsymbolique de l’interdit et de lapollution. La pollution peut pallier lemanque d’interdits et devenir le signe dela réprobation morale. En tant que tel,l’impur est un authentique mécanisme decontrôle social :

« la pollution exprime ce que lasociété et le pouvoir en place necontrôlent pas, évitant, par des procédésd’accusation, une déliquescence de lacommunauté. Elle révèle aussi lessituations contradictoires qu’elle permetde gérer par le rite de purification. »(Ibidem, 2005,  52)

C’est en envisageant la question de lasorcellerie que son maître Evans-Pritchardanalysait comme lieu « d’immondices, de lasouillure et de la transgression », queMary Douglas établit que l’impur peut avoirun certain pouvoir. Elle examine le statutdes êtres marginaux tant dans les sociétésprimitives que modernes. Elle entend parmarginaux « ceux qui sont exclus d’unemanière ou d’une autre de l’ordre social,ceux qui n’ont pas place » (Douglas, 1966,112) : « ce qui nous importe ici, c’est que

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l’être marginal rencontre, aux quatre coinsdu monde, même accueil, qui illustrent -délibérément cette fois - les ritesmarginaux. » (Ibidem, 1967, 115)

Ainsi, dans plusieurs ethnies, elleobserve que l’enfant au stade fœtal « est àla fois dangereux et vulnérable » (Ibid.,1966, 112) car l’enfant pas encore né a unstatut ambigu, il est informe, on luiattribue parfois des pouvoirs et il fautdonc s’en tenir à bonne distance. Ce statutmarginal se retrouve dans les rites detransition et notamment dans l’initiation.Il y a un danger car « toute transition estentre un état et un autre et estindéfinissable. Tout individu qui passe del’un à l’autre est en danger, et le dangerémane de sa personne. Le rite exorcise ledanger, en ce sens qu’il sépare l’individude son ancien statut et l’isole pendant untemps pour le faire entrer ensuitepubliquement dans le cadre de sa nouvellecondition. Non seulement la transitionelle-même est dangereuse, mais aussi lesrites de ségrégation constituent la phasela plus dangereuse du rite ». (Id., 1966,113)

Dans l’initiation, l’exclusion esttemporaire mais la puissance de l’impur estambivalente : « un individu qui se placehors des structures admises et qui pénètredans une région marginale se trouve à lamerci d’une puissance capable, soit de lesupprimer, soit d’en faire un homme ».(Id., 113).

« Quand l’individu n’a pas sa place

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dans le système social, quand il est, en unmot, marginal, c’est aux autres, semble-t-il, de prendre leurs précautions, de seprémunir contre le danger. L’individumarginal ne peut rien changer, de lui-même,à sa situation. Dans notre propre société,nous observons lune attitude analogueenvers les êtres marginaux. » (Id., 114)

L’auteur offre deux exemples issus dufonctionnement des sociétés modernes quiillustrent la thèse que l’absence de rite,un rite de réintroduction dans la société,pour passer de l’impur à la pureté, a deseffets négatifs48.

48 L’anthropologue Arthur Kleinman, dans un courtarticle, a proposé une refonte de la théorie dustigmate. Pour Kleinman (2002), « la question dustigmate est posée de manière inadéquate ». Ladéfinition même du concept serait à revoir. Dans ladéfinition goffmanienne, l’accent est misessentiellement « sur les appellations culturelles, lesstéréotypes et les réactions sociales » (id.) même sila question du pouvoir a été peu à peu introduite.

Kleinman appuie son argumentation sur sonexpérience de terrain d’anthropologue médical après uneenquête menée sur la stigmatisation affectant lesépileptiques dans la Chine rurale contemporaine et surle vécu d’ex-patients psychiatriques et de leursfamilles en zone urbaine dans le même pays. Il proposede « repenser le stigmate comme une expérience moraleet émotionnelle ordinaire » (Kleinman, 2002, 98-99).Non plus comme Goffman qui le voit comme un artefactinteractionnel, lequel un attribut qui tend àdisqualifier un interactant dans les relations face àface ou en public, Kleinman y voit plutôt un traitstructural ancré dans la régulation morale dessociétés. Pour lui, le stigmate obéit à « une routinequi fait partie de l’expérience morale locale ; c’estun moyen par lequel les membres de ce microcosmecherchent à expérimenter et à défendre leur propreinvestissement dans les valeurs locales » (2002 : 99).

Il précise que ces valeurs peuvent être

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Le premier exemple concerne les anciensdétenus et leurs difficultés à se réinsérerdans la société. Issue d’un lieu en marge,la prison, un ancien détenu après un séjour« à l’ombre » a du mal à faire sa « placeau soleil » dans le système social.

A l’inverse, être structurellement misen marge, peut impliquer que les êtresmarginaux adoptent des conduitesantisociales comme expression de leurstatut marginal.

Le second exemple concerne les maladesmentaux. Reprenant les travaux des épouxCummings au Canada sur la tolérance vis-à-vis des malades psychiatriques, elle montreque tant qu’ils demeurent chez eux, lasociété considère leur comportement étrangecomme tolérable mais dès qu’ils ont étéadmis dans la catégorie des anormaux c’est-à-dire après une hospitalisation àl’hôpital psychiatrique, leur comportementdevient intolérable. Il apparaît lors decette enquête que le seuil de tolérancesociale ne dépasse pas l’admission du

discriminatoires, blessantes et même carrémentinhumaines mais elles n’en sont pas moins notables ausens où « elle expriment des émotions morales et desmondes locaux qui génèrent du danger » (id.).

Il donne un exemple tiré de la situation nord-américaine. Là, tout au contraire, les droits despatients sont importants, émanant de mouvements etd'associations qui mènent un fort lobbying. Néanmoins,les malades mentaux sont quand même stigmatisés et pourdeux raisons : « … d’une part, parce qu’ils sont perçuscomme des dangers envers eux -mêmes et envers lesautres et d’autre part, parce qu’on les considère commeincapables d’exercer l’autonomie et la responsabilitépersonnelle qui sont au cœur de l’idéologie nationaleaméricaine » (Id.).

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malade à l’hôpital psychiatrique. Car dèsqu’il franchit le seuil de l’hôpital,c’est-à-dire de la marginalité, leursexcentricités qui étaient auparavanttolérées ne le sont plus.

Structurellement la marginalité rendimpur et comme tel, le marginal devientsource de danger.

Douglas avance que les rituels parlesquels on évite le danger dans diversescultures ne peuvent s’expliquer uniquementdans une perspective médicale matérialiste.Ainsi, examinant la nature des interditsalimentaires dans le « Lévitique », elleremarque que les raisons sont esthétiquesplutôt hygiéniques en ce qui concernel’interdit de consommation du porc parexemple.

En Occident, on a tendance à percevoirles idées de saleté des autres culturescomme symboliques, et celles desoccidentaux comme objectives ethygiéniques. Douglas objecte qu’elles sonttout aussi symboliques. L’illusionethnocentrique de l’Occident repose sur lacroyance que la saleté est ancrée dans unelogique d’hygiène voire d’esthétiquedivorcée des à priori religieux. Mais siles interdits en Occident sont fondés surune connaissance des organismes pathogènes,ils ne dépendent pas moins d’un système declassification des choses qui estsymbolique. C’est ce qui amène l’auteur àdire que la saleté est dans toute cultureune chose qui n’est pas à sa place.

Mais la souillure n’est telle que dans

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le contexte d’un univers symbolique qui luidonne un sens. Les interdits et lesprohibitions sont référés aux systèmessymboliques qui sous-tendent les règles depollution et la ritualisation du danger quel’on retrouve dans toutes cultures. Toutesles cultures ont des rites pour traiter lesobjets, les choses, les situations ou lesgens impurs.

III.2. Distance sociale et séparation «eux- nous »

Dans cette section, je reprends uneconception classique de la distance socialeforgée par l’Ecole de Chicago pour mettrel’accent sur le processus de séparation quiest présent dans de nombreuses situationsqui font intervenir un contact entre desindividus, des catégories et des groupesstigmatisés et non stigmatisés. Ils’installe entre eux une frontière, unedistance sociale selon le terme conçu parBogardus49. Il s’agit d’une notion

49 Emory S. Bogardus (1882 – 1973) reçoit notammentl’influence de W.I. Thomas qui est un de ses « mentors» et reçoit le PhD en sociologie à l’université deChicago en 1911. La même année, il accepte le posted’assistant à l’Université de Southern California, àLos Angeles dans le premier département de sociologiefondé au-delà des Montagnes rocheuses. Il en devientbientôt le doyen et fonde en 1916 la revue « Journal ofApplied Sociology » qui devient « Sociology and SocialResearch » en 1925. Inspiré par une rechercheprospective de Park, Bogardus théorise le concept etcréé une échelle de distance sociale qu’il utilise àpartir de 1925 (Bogardus, 1925). Mais l’étude princepsconcerne la distance entre groupes ethniques (Bogardus,1933). A cette occasion, il pose ainsi une série de

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essentielle pour appréhender certainsdilemmes structuraux de l’étiquetage et dela stigmatisation.

questions à un échantillon représentatif de 1725personnes proposant un certain nombre de groupesethniques qu’il s’agit d’admettre : 1) en procheparenté par le mariage ; 2) dans son club comme amipersonnel ; 3) admettre dans sa rue comme voisin ; 4)admettre à un emploi dans sa profession ; 5) admettre àla citoyenneté dans son pays. L’instrument rencontre unsuccès inespéré et Bogardus va réaliser plusieursréplications de l’enquête notamment en 1946, en 1956 eten 1966. Elle permet de saisir l’état des attitudes del’opinion envers les groupes ethniques et à mesurer lesscores d’acceptation ou de rejet de certains de cesgroupes.

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III.2.1. Les processus de distancesociale

Inventeur de la notion de distancesociale, Robert E. Park écrivaitsommairement que « tout le monde estcapable de s'accorder avec tout le mondepourvu que chacun garde ses propresdistances. » Par la suite, l'étude desattitudes a constitué un des apports lesplus importants de la psychologie sociale.Une des méthodes utilisées pour la mesuredes attitudes a été la construction d'uneéchelle a priori (allant d'un extrême àl'autre, attraction-rejet). L'exemple leplus connu de ce type d'échelle est cellede Bogardus, ou échelle de distance socialedestinée à mesurer les attitudes inter-ethniques. En 1925, Emory S. Bogarduspublie un premier compte-rendud'expériences réalisées avec un instrumentinspire des conceptions de Park qui permetla mesure et la comparaison des attitudesenvers les groupes raciaux et nationaux. Letest consistait à présenter à des sujetsune liste de phrases indiquant diversdegrés d'intimité sociale ainsi qu'unesérie de noms de groupes raciaux. Ensuiteil s'agissait pour chaque sujet d'indiquerà quelle distance il désirait maintenir lesmembres de chaque groupe racial ou nationalen admettant qu'à une extrémité, onrefusait l'accès au pays à tel groupe, et àl'autre extrémité, on acceptait de voir unmembre de ces groupes épouser un membre dela famille du sujet lui-même. Entre ces

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deux extrêmes, il y avait divers échelonsintermédiaires, ce qui faisait en tout septitems. L'échelle comprenait une gradationlogique qui impliquait la supposition quel'acceptation de chacun des points entraînecelle de tous les points situés en dessous.

Dans les premières études, on posatoutes les questions séparément de tellefaçon que s'il y avait 10 groupes étrangerset un choix parmi 7 possibilités, on posaitdonc 70 questions. Cette techniqueaméliorait l'exactitude du test etpermettait d'apprécier la logique dessujets.

Les réponses faites au test indiquentcomment les gens pensent qu'ils agiraientdans certaines circonstances. Au début denombreux sociologues ont cru possible deprévoir le comportement d'âpres l'attitudedes individus et pensaient que l'imagequ'ils se faisaient du groupe étrangerréglait la distance sociale.

Bogardus avait dit de la distancesociale qu'elle était « le degré d'ententesympathique qui fonctionne de personne apersonne, de personne à groupe, et degroupe à groupe. La sympathie a trait auxréactions favorables de la sensibilité, etl'entente implique cette compréhension quiconduit à une réponse favorable ducomportement » (cité par Banton, 1971,339).

Bogardus distingue :- une distance horizontale, qui

consiste dans le degré d'intensité enfonction de la fréquence, durée, qualité

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des relations sociales ; on est proche dela notion de protection corporelle,physique et psychologique ;

- une distance verticale, qui est liéeà la position du sujet dans une hiérarchieformelle ou informelle ou son statut dansla stratification sociale.

Il ajoute (cité par Banton, 339) :- la distance sociale peut résulter des

attitudes négatives des gens provenant desidées défavorables qu'ils ont sur lesmembres d'un autre groupe : il s'agit alorsde préjugés ;

- la distance sociale peut aussicaractériser certaines relations, enparticulier celles entre supérieurs etsubordonnés, entre personnes jeunes etâgées, etc. Il s'agit ici d'un problème derôle et d'attente quant au rôle : on n'aimepas entrer en relation avec quelqu'un quel'on juge non qualifié pour assumer le rôleréciproque. Le refus de s'identifier à unétranger, les relations de supérieur àsubordonné, sont des variétés de ce genrede distance.

Le fait d'affecter un étranger à uneminorité particulière ayant une placedéfinie dans la société est le principaldéterminant de la distance exprimée.

Cela montre que la conformité auxnormes de groupe est le facteur le plusimportant. Les intérêts personnels etéconomiques incitent souvent les gens à uncomportement dont ils savent qu'il estcontraire aux valeurs admises dans leursociété : c'est un élément de discordance

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ou dissonance, que la personne en manque desécurité et dans une situation mal assurée,ne supporte pas.

Elle essaie d'y échapper en adoptantsans discernement une idéologie desoutien : le conformisme aux normes degroupe compterait environ pour 1/3 de lavariation de distance sociale, lescaractéristiques de la personnalitéseulement pour moins d’un tiers50.

A titre d'exemple, je voudrais citerles travaux A. Horwitz51 sur le rôle dans ladistance sociale dans le processusd’étiquetage des maladies mentales.

Les premiers travaux conduits dans lechamp de la sociologie psychiatrique par A.

50 Plusieurs études empiriques récentes sur lestigmate psychiatrique et notamment celles menées enAllemagne par Angermeyer et son équipe tententd’examiner dans quelle mesure le public général désireétablir une distance sociale à l’égard des personnessouffrant de schizophrénie (Angermeyer et al., 2003).On cherche à établir les croyances et les stéréotypesassociés à l’endroit des personnes qui sont porteusesde cette affectation grâce à une échelle de distancerévisée. L’étude menée sur un échantillon représentatifde 5025 personnes montre que l’imprévisiblité et ladangerosité perçues accroissent le désir de distancesociale à l’égard des groupes cibles. L’enquête informesur les effets pervers des campagnes anti-stigmates quipromeuvent une information sur les causes et lepronostic de la maladie comme d’ordre biologique oud’issue incertaine. L’étiquetage de la schizophréniecomme maladie mentale augmente le désir de distancesociale du public.

51 Né en 1948 à Minneapolis, Allan V. Horwitzobtenu son Ph.D. en sociologie à Yale en 1975. Il estensuite enseignant et chercheur à l’université Rutgersoù il se spécialise en sociologie de la maladiementale.

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Horwitz (1982) se sont intéressés au« renvoi du déviant » c’est-à-dire auxétapes qui conduisent les personnesaffectées de troubles mentaux à êtreamenées à rechercher et à obtenir untraitement par des spécialistes.

A. Horwitz étudie les conditions danslesquelles a lieu le processus d'étiquetagede la maladie mentale. L’auteur faitapparaître le phénomène de la distancesociale comme un trait fondamental duprocessus d’étiquetage que ce soit auniveau relationnel, culturel et social(professionnel) : « la tendance à étiquetercomme « malade mental » un individu varieen fonction directe de la distancerelationnelle entre l'observateur etl'acteur » (1982, 36).

L’auteur montre que les amis et lesemployeurs du pré-patient sont davantage enposition de le désigner comme déviant oumalade que ses proches.

La possibilité d'un étiquetage est plusforte parmi des personnes qui sont de façonrelationnelle distantes les unes desautres. Cette thèse est déduite decertaines études menées au cours des années1950 par S. Messinger, Charlotte G.Schwartz, Marian Yarrow et d’autres quimontraient le rôle de la neutralisation(minimisation) dans la perception par lesépoux de la maladie mentale de leurconjoint lesquels tentent de s’ajuster autrouble dans la famille et étaientréticents à étiqueter ce comportementdéviant comme un signe de maladie mentale.

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A. Horwitz souligne que l'étiquetagedes malades mentaux par des profanesdécoule dans une large mesure de ce qu'ilappelle l’« incompréhensibilité » (Horwitz, 1982) dudésordre mental.

D'après lui, l'incompréhensibilitésurvient lorsque « les catégories que lesobservateurs emploient pour comprendre descomportements ne leur permettent pas dejustifier ces comportements d'une manièresocialement intelligible. » (1982, 16)52

L'auteur recourt à la littératureexistante sur le processus d'étiquetagepour formuler une autre proposition: « lareconnaissance de la maladie mentale varieen fonction directe de la classe sociale dela personne qui pose l’étiquette ». (1982,64).

Plus la distance est importante entrela cible et le percevant, plus lapossibilité existe que l’attitude, lecomportement ou la condition de la ciblesoient perçus comme incompréhensibles etétiquetés comme déviants. Ainsi témoins ouobservateurs extérieurs sont certainementdavantage enclins à appliquer le label demaladie mentale.

Récemment, Horwitz a critiqué lesdérives de la « psychiatrie diagnostique»dont le propos est une prolifération dudiagnostic des maladies mentales.

52 Cette notion rejoint celle d' « ineffabilité »du désordre mental développée par Morris Rosenberg dansson ouvrage « The unread mind » publié en 1992. Horwitzméconnaît l'apport de Rosenberg dont le nom n'est mêmepas cité.

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L'expansion de la psychiatrie diagnostiquel'amène à créer de nouvelles entités commela personnalité multiple, le syndrome destress post-traumatique, l'hyperactivité etautres entités qui ne sont pasd'authentiques maladies mentales. Lesassociations de patients, les cliniciens etl'industrie pharmaceutique pour des raisonsqui sont propres à chacun(e)s se rejoignentpour promouvoir ces nouvelles catégoriesdiagnostiques qui sont institutionnaliséeset tenues pour acquises53. L'exemple en estla dépression traitée dans un ouvrage écriten collaboration (Horwitz & Wakefield,2007)

53 Vingt ans après ses premières recherches,Horwitz publie « Creating mental illness » (2002)qui se présente comme une analyse constructionistede la psychiatrie contemporaine qu'il appelle la «psychiatrie diagnostique ». Hélas, il s'agit d'unouvrage qui est affecté de nombreux biaisthéoriques qui affaiblissent de façon considérablesa portée. L'auteur prend soin de préciser qu'ilsouscrit à la thèse de l'existence de désordresbiomédicaux (psychiatriques) réels. Il y a là uneinconsistance théorique que l'auteur ne résout paspuisqu'il prétend son approche« constructioniste. » Or, dans la bibliographie, iln'y a, hormis les travaux de Hacking et Conrad,aucune référence constructioniste (par ex.,Gergen), aucune référence à la notion de stigmateet à la lutte anti-stigmate menée par desinstitutions officielles comme l'Associationmondiale de psychiatrie, aucune référence à Link età la théorie de l'étiquetage modifiée. Il n'estfait par ailleurs aucune mention à la théorie del'étiquetage.

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III.2.2. Emotions et séparation « eux -« nous »

Cette section s’inspire des travaux desémiotique de l’école de Tartu (Estonie,Pays Baltes). Youri Lotman54, dans unarticle intitule « La sémiotique desconcepts de peur et de honte dans lemécanisme de la culture » (1976), présenteune lecture alternative à celle d’auteurscomme Sigmund Freud ou Norbert Elias sur leprocessus de civilisation. La culture y estconçue comme un système de limitationcomplémentaire imposée au comportementnaturel de l’homme. Lotman se concentre surun phénomène psychologique relatif à ceslimitations qui sont imposées par laculture. Il établit que la pression exercéepar la culture comme refoulement ducomportement naturel de l’homme peut êtredivisée en deux branches : celle que régitla honte et celle que régit la peur. Aceci, il faut ajouter que la délimitation,au sein de la collectivité, d’un groupe quis’organise par la honte, et d’un groupe quis’organise par la peur, coïncide avec unedivision « eux- nous. »

54 Youri Lotman (1922 - 1993) est le fondateur del'école sémiotique de Tartu et un des principauxreprésentants du structuralisme de l'ex-UnionSoviétique lorsque l’Estonie était une Républiquesoviétique. Elle est aujourd’hui un des 25 pays del’Union européenne. Les idées de la sémiotique, del'approche systémique, de l'interdisciplinarité sontintrinsèquement liées dans ses conceptions qui se sontsurtout affirmées dans les années 1960.

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Il y a donc une symétrie entre lecaractère des limitations qui s’imposent aucouple « nous », c’est-a-dire à l’intra-groupe et qui diffèrent totalement decelles qui s’imposent à « eux », c’est-a-dire à l’extra-groupe. Dans l’intragroupe,la collectivité est animée par des normesde honte et d’honneur. La peur et lacoercition définissent les modalités de larelation à l’extra groupe.

Comme exemple, l’auteur citel’émergence dans la Russie de la fin duXIXe siècle, de la coutume du duel, detribunaux militaires fondés sur l’honneurdans les cercles de la noblesse, d’uneopinion publique estudiantine, de tribunauxd’écrivain dans les cercles del’intelligentsia roturière, ce qui attested’une tendance à s’appliquer des normes ausein de son propre cercle sans recourir auxservices de tribunaux, de la loi, lapolice, de l’Etat, comme autant detémoignages des diverses tendances as’appliquer des normes de honte àl’intérieur de son propre groupe, et non depeur, aux membres de sa collectivité entant qu' intra groupe.

Les descriptions basées sur unedélimitation des normes qu’il est honteuxd’enfreindre de celles que l’on observe parpeur dans une collectivité peuvent servirde fondement a une classificationtypologique des cultures :

« les relations mutuelles de ces deuxtypes de normalisation d’un comportementhumain dans une collectivité peuvent varier

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de façon considérable. Mais leurcoexistence est essentiel au mécanisme dela culture. » (1976, 55).

Dans un premier stade de sonfonctionnement, la collectivité humaine aeu besoin pour s’organiser, de mécanismesdifférents de ceux qui existent dans lemonde animal où règne la peur. La hontes’institue comme spécifiquement humaine.Comme telle, elle est au fondement de larégulation des premiers interdits humains,déjà culturels : « ces normes portaient surla satisfaction des besoins physiologiques,fondant ainsi la strate indiscutablement laplus ancienne du système des interditsculturels. La métamorphose de laphysiologie en culture est régie par lahonte. » (Lotman, 1976, 55).

Dans un second temps avec l’émergencedes fonctions étatiques et de groupessociaux antagonistes, la dominance socialese déplace : l’homme se met à se définircomme un animal politique et la peurdevient le mécanisme fondamental de laculture.

La honte est alors un mécanisme quirégit ce qui est commun à tous, la peurdéterminant pour chacun la spécificité deson rapport à l’Etat, c’est-a-direprécisément ce qui paraissaitculturellement dominant à l’époque. Avecl’émergence d’une société civile avec sesclasses, ces corporations, ces réseaux, cesmétiers et ces professions, chacun de cesgroupes se voit comme une unitéd’organisation supérieure à celle qui régit

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la conduite du reste de la collectivité. Larégulation par la honte commence à êtretenue pour un indice d’organisationsupérieure. Lors de cette étape, lessphères de la honte et de la peurs’engagent dans un rapport decomplémentarité. Celui qui encourt la peurn’encourt pas la honte et réciproquement.Il faut ajouter que l’influence de cessphères est dynamique et constitue l’objetd’une lutte mutuelle.

Ainsi, Lotman peut montrer que laculture de la noblesse russe du XVIIIesiecle va vivre dans une atmosphère detension réciproque entre les deuxsystèmes : dans l’optique de l’un, toutnoble est un sujet qui leur appartient etdont la conduite est régie par la peur.D’un autre point de vue, il est membred’une noble confrérie de gentilshommes. Onn’y reconnait que les lois de la honte. Larelation mutuelle de ces deux sphères estdécrite comme suit : « le domaine de lahonte tend à devenir l’unique régulateur dela conduite, il s’affirme notamment dansles circonstances où l’on sous-tend qu’ilest honteux d’avoir peur. » (Lotman, 1976,56).

La complémentarité des rapports mutuelsentre la honte et la peur en tant que desmécanismes psychologiques de la culturepermet de construire des descriptionspsychologiques allant de systèmes oùl’hypertrophie du domaine de la peur mène ala disparition de celui de la honte etd’autres systèmes où la honte régit seule

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les interdits. Il s’agit de deux situationsextrêmes. Cependant comment on l’a notéplus haut, à l’intérieur d’autres systèmes,la répartition des domaines afférents à lapeur ou a la honte peut être tout a faitasymétrique.

Mais on peut à l’occasion accorder uneimportance particulière aux conduitesperçues comme « impavides » ou « éhontées». Parmi celles-ci, il faudraitdifférencier les conduites extérieurementéhontées de celles qui le sontintrinsèquement telles les cyniques ou leshippies. D’autre part, comme l’exposeLotman, les rapports mutuels entre honte etpeur peuvent être symétriques ouasymétriques. En effet, il peut y avoirautant de peur que de honte comme mécanismede contrôle informel dans une société, maisla part de l’une de l’autre sera le plussurement inégale. De façon toute théorique,dans un cas, la peur peut l’emporter sur lahonte, dans l’autre l’inverse la hontel’emporter sur la peur. Il est possibleainsi de saisir la stigmatisation commestructuralement fondée, et non simplementcomme un fait accidentel lié à lapossession malheureuse par un individu, ungroupe ou une communauté d’individusd’attributs péjorativement perçus. Lastructuration du contrôle social sur unmode dual, l’un concernant l’intra groupeet l’autre l’extra groupe, permet deconcevoir la place du phénomène du stigmatedans une société donnée. La modalité bi-factorielle de structuration du contrôle et

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du lien social implique une perceptiondifférentielle du stigmate. L’attributstigmatique et la souillure quil’accompagne peuvent être perçus, selon leschéma de Lotman, comme un objet de hontedans l’intra groupe et un objet de peur parl’extra groupe.

Ce niveau de lecture peut amener àcomprendre le phénomène du stigmate end’autres termes que celui d’un simpleartefact interactionnel. Il peut ainsiapparaitre comme reposant sur unestructuration des relations intergroupes etla bifurcation entre « eux » et « nous ».De fait, l’impact du stigmate sur unindividu, un groupe ou une communautéd’individus pourra être mieux saisi sachantque pour l’extra groupe, pour « eux » (ceuxqui ne sont pas stigmatisés), lespossesseurs d’un attribut tangiblementdévalorisant, cet attribut lui-même va êtreun vecteur de peur55.

On peut ainsi considérer qu’il s’agitlà d’un trait fondamental d’ordrestructural qui est dévoile par l’analysedes concepts de peur et de honte dans le

55 Pour remédier au stigmate pénal, le criminologueaustralien John Braithwaite développe la thèse de lahonte réintégratrice et propose de créer des «cérémonies de réintégration de l’identité » à l’inversede Garfinkel. Il préconise le recours à la justicerétributive et notamment à l’usage d’assembléescommunautaires. L’assemblée doit être composée departicipants vis-à-vis desquels les contrevenants sontcensés éprouver du regret pour leur comportement(Braithwaite & Mugford, 1994). La honte comme sentimentsocial est susceptible alors de ramener la brebisgaleuse dans le troupeau.

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mécanisme de la culture. Le couple binairede la peur et de la honte est liéstructuralement à une division intergroupe,entre l'extra groupe et l’intra groupe («eux » et « nous »). Pour Lotman, « Ladélimitation, au sein de la collectivité,d’un groupe qui s’organise par la honte, etd’un groupe qui s’organise par la peur,coïncide avec une division « nous ». - «eux » (Lotman, 1976, 54).

Ainsi, la théorie de l’étiquetagemodifiée de Bruce G. Link inclue dans lescomposants du stigmate une séparation « eux» - « nous » (Link & Phelan, 2001)

Cette dimension du processus destigmatisation est assez essentielle car denombreux stigmates « connotent uneséparation entre « eux » et « nous » (id.,370). Ce processus de séparation estimpliqué dans de nombreuses situations quifont intervenir un contact entre desindividus, des catégories et des groupesstigmatisés et non stigmatisés. Ils’installe entre eux une frontière, unedistance sociale selon le terme forgé parBogardus.

L'apport de Lotman montre que cesclivages entre groupes pourraient êtrefondés sur des émotions, et notamment desémotions de peur et /ou de honte. La honteet la peur pourraient être instrumentalesdans le découpage groupal entre « eux » et« nous » et dans le phénomène global duprocessus de stigmatisation.

Ainsi, dans son étude de terrain sur la« fabrication de la folie »,

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l’anthropologue Sue Estroff (1981) rapportecette bifurcation du monde entre eux etnous, entre les « dingos », les « cinglés», les « tordus » ou clients (patients) etles « normaux », les gens ordinaires nonconnus comme fous. Elle traite cettequestion en l’affinant entre fous dudehors, fous du dedans, normaux du dedanset normaux du dehors. Le fou du dedans estcelui « qui sait qu’il est lui-même fou, etqui sait aussi qui d’autre est fou »(1981/1998, 257). Le fou du dehors estcelui qu’on sait fou par sa participation àun groupe, un cabinet, un centre ou unétablissement qui s’occupe de fous. Il peuts’agir aussi d’une personne qu’on rencontredans un lieu public et qui se distinguecomme « folle » dans son comportement ouson apparence. Chacun pouvait, être admisdans le « nous » des fous du dedanss’opposant à « eux » (1998, 263), aux gensordinaires. Les normaux du dedans sont lesindividus qui ne sont pas fous mais quisavent qui l’est, tout en acceptantd’interagir avec eux. Il y a lesprofessionnels qui s’occupent des fous quien font partie. Les autres sont les gensordinaires que certains fous côtoient.Enfin, les normaux du dehors ne savent pasqui d’autre est fou, il s'agit des membresde la société globale : propriétaires,employeurs, police, hommes d’affaires, etc.Ils ne s’aperçoivent pas en général pas quele sujet est fou : « s’ils le savaient, ilsy réagissaient sur un mode neutre, négatif

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d’évitement, voire dans un esprit depunition. » (Estroff, 1998, 266)

Il y a très peu d’études qui cherchentà déterminer la réponse des gens dans dessituations où ils sont impliquéspersonnellement avec des malades mentaux.L’une de celles-ci a pour auteur lepsychologue canadien Stewart Page (1977),et est devenue un classique des sciencessociales. Il cherche à révéler l’attitudedes propriétaires à l’égard des locatairesqui ont le statut de malade mental. Dansson étude, il sélectionne une listed’appartements à louer et un membre de sonéquipe se porte candidat à la location d’unappartement tout en invoquant son statut depatient psychiatrique. Dans un appeltéléphonique, il indique qu’il est sortantdans un jour ou deux. Dans la conditioncontrôle, il n’est pas fait mention dupassé psychiatrique du candidat à lalocation. Les résultats de l’enquêtemontrent que lorsque le statut de malademental est connu, les propriétaires sontmoins amenés à déclarer l’appartementdisponible (27%) que dans les conditionscontrôle (83%). (cf. Link et al., 1992,91).

Une question importante a été de sedemander « si c’est le comportement déviantassocié à la maladie mentale ou le stigmatequi cause le rejet. » (Link et al., 1992,91). La doctrine de la prédiction créatricemontre l’effet de désignation qui peut êtreproduit par l’étiquetage en l’absence detout comportement déviant.

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Dans une autre étude, Link etcollaborateurs (1987), reprenant lestravaux expérimentaux et quasiexpérimentaux comparant l’importancerelative du stigmate psychiatrique,montrent que le comportement est plusimportant que le label de la maladiementale dans l’obtention de réactionsnégatives de la part de l’audience sociale.Ce fait a amené nombre d’observateurs àconclure que le stigmate étaitinsignifiant. Cependant Link observequ’aucune de ces études ne s’est demandéece que le terme « ancien patientpsychiatrique » signifiait pour leursrépondants.

Les auteurs ont alors conduit une étudequi cherchait à vérifier la croyance queles malades mentaux en général sontdangereux. Le dispositif expérimentalreproduisait celui des expériences revues.L’expérimentation faisait varierl’étiquetage et le comportement déviant.Une échelle de distance sociale y étaitutilisée pour mesurer le résultat. Lesdonnées indiquent que lorsque la vignetteimpliquait un sujet sans labelpsychiatrique, les croyances sur ladangerosité du malade mental n’ont jouéaucun rôle dans la détermination desréponses de distance sociale à l’égard despersonnes décrites dans la vignette. Parcontre, lorsque la vignette décrivait unsujet labellisé malade mental, lescroyances devenaient un déterminantpotentiel des réponses et cela

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indépendamment des comportements déviants.Les auteurs montrent ainsi que l’étiquetageactive des croyances à propos de ladangerosité des patients psychiatriques.Ces croyances interviennent alors pourdéterminer la nature de la distance socialequ’une personne souhaite aménager avec unancien malade mental.

Ainsi, le désordre, l’étrangeté,l’asymétrie, la laideur, l’anormal, lesale, l’insensé sont autant de figuressusceptibles de créer le chaos dans lamachinerie sociale. Comme tels, ilsprovoquent une séparation entre « eux » et« nous », une distance sociale. A la base,il y a ce que Lévi-Strauss a bien vu dansson ouvrage « La pensée sauvage » (1962)quand il se réfère a un besoin d’ordre etde structure et que des lors toutclassement est supérieur au chaos. Onpourrait invoquer l’idée que le spectacledes marges pourrait remplir des fonctionsvitales pour le bon fonctionnement de touteorganisation sociale (Durkheim, Erikson).Il exercerait la fonction de soupape desureté, d’effet de contraste des normes, etrépondrait tant à des impératifs proprementpsychologiques que sociologiques.

J’ai essayé d’insister dans ce chapitresur quelques idées comme le besoin declasser, la distance sociale et laséparation « eux »-« nous » pour rendrecompte de ce que je pourrais appeler la «stigmatophobie », c'est-a-dire la peur oula haine des stigmates et des stigmatisés.Certainement, il faudrait aller aux sources

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mêmes de la. pensée humaine pour trouverl'origine des phénomènes d’étiquetage et destigmatisation et donc de cettestigmatophobie.

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III.3. Mépris, haine de soi, identiténégative

L’itinéraire moral des individusstigmatisés implique régulièrement leurconfrontation aux standards de groupe. Atravers eux, l’audience sociale tend àévaluer individus, catégories et groupes àl’aune de leurs attributs stigmatiques (quece soit des états - qualités, dispositions– ou des agirs) selon des critères derespectabilité sociale, une hiérarchie deleur acceptabilité morale ou unedramatisation du mal et de la vertu(Tannenbaum). Ainsi, toutes les sociétésfabriquent ce que James Tully appelle des «normes de reconnaissance intersubjective. »(Tully, 2000, 471)

Ces normes affectent en retour les« porteurs de stigmates » (Héas & Dargère,2014), amenés à observer sur eux dans lemiroir groupal la dimension réfléchie dumépris, de la haine de soi et del’identification négative.

De fait, Goffman a souligné la partd’humiliation qu’il y a à être affublé d’unstigmate à ses propres yeux :

« La honte surgit dès lors au centredes possibilités chez cet individu quiperçoit l’un de ses propres attributs commeune chose avilissante à posséder, une chosequ’il se verrait bien ne pas posséder. Laprésence alentour de normaux ne peut engénéral que renforcer cette cassure entresoi et ce qu’on exige de soi, mais, enfait, la haine et le mépris de soi-même

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peuvent aussi bien se manifester lorsqueseuls l’individu et son miroir sont en jeu». (Goffman, 1963/1975, 18)

III.3.1.L’envers de la reconnaissance :

le mépris Le mépris est selon Axel Honneth56 « le

déni de reconnaissance » (1992/2000, 161).Or, le déni de reconnaissance peut prendrela forme du stigmate en ce qu’il s’agitd’une réaction sociale qui colle uneétiquette dépréciative et sépare desautres.

Dans son ouvrage « La lutte pour lareconnaissance » (1992), Honneth développel'idée qu'il existe « un lien indissolublequi rattache l'intégrité etl'inaliénabilité des êtres humains àl'approbation qu'ils reconnaissent chezautrui » (Ibid., 2000, 161). Il y a selonlui une dimension anthropologique à ceprocessus : « en tant qu’être humain, nousne pouvons développer notre identité et unerelation positive à nous-mêmes sansreconnaissance ». (Honneth, 2006, 40)

L’expérience de la reconnaissance est,pour lui, un facteur constitutif de l’êtrehumain comme sujet social : « pour parvenirà une relation réussie à soi, celui-ci a

56 Axel Honneth (né en 1949), philosophe etsociologue à l’Université de Francfort, élève etsuccesseur de Jürgen Habermas est l'initiateur de la «seconde Ecole de Francfort » qui a ceci de particulierqu'elle intègre notamment la psychologie sociale deG.H. Mead et donc une partie de la doctrine de l'Ecolede Chicago (Mead, 1934).

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besoin d’une reconnaissance intersubjectivede ses capacités et de ses prestations ; siune telle forme d’approbation sociale luifait défaut à un degré quelconque de sondéveloppement, il s’ouvre dans sapersonnalité une sorte de brèche psychique,par laquelle s’introduisent des émotionsnégatives comme la honte ou la colère »(Honneth, 1992/2000, 166).

Honneth distingue trois formes dereconnaissance, la bienveillance, lerespect et l’estime sociale qui constituentles trois socles fondamentaux du rapport àsoi à travers la confiance en soi, lerespect de soi et l’estime de soi.

Dès lors, être privé de reconnaissancesociale est l’expérience la pluscatégoriale du mépris. Il existe doncparallèlement trois formes de mépris.

La première forme du mépris concerneles sévices et les violences :

« Les formes de sévices par lesquelleson retire à un être humain toutepossibilité de disposer librement de soncorps constituent en effet le genre le plusélémentaire de l'abaissement personnel. Enessayant, dans quelque intention que cesoit, de se rendre maître du corps d'unepersonne contre sa volonté, on la soumet eneffet à une humiliation qui détruit enelle, plus profondément que d'autres formesde mépris, sa relation pratique à soi ; carla particularité de telles atteintes,torture ou viol, ne réside pas tant dans ladouleur purement physique que dans le faitque cette douleur s'accompagne chez la

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victime du sentiment d'être soumis sansdéfense à la volonté d'un autre sujet, aupoint de perdre la sensation même de sapropre réalité ». (Honneth, 2000, 162)

Elle implique l’atteinte à l’intégritéphysique et sape la confiance en soi de lavictime en elle-même et en autrui :

« La violence physique représente untype de mépris qui blesse durablement laconfiance que le sujet a acquise, grâce àl'expérience de l'amour, en sa capacité àcoordonner son corps de façon autonome.Aussi entraîne-t-elle, avec une sorte dehonte sociale, une perte de confiance ensoi et dans le monde qui affecte, jusquedans sa dimension corporelle la relationpratique de l'individu avec d'autres. Cequi est nié ici, c’est la capacité même dusujet à disposer librement de son proprecorps, telle qu'elle s'est constituée aucours des expériences affectives dontdépend le processus de socialisation.L’intégration réussie de qualitéscomportementales d'ordre physique et moralest pour ainsi dire remise en cause del'extérieur, de sorte que la forme la plusélémentaire de rapport pratique à soi, laconfiance en soi-même, se trouve détruitepour longtemps. » (Honneth, 2000, 163)

La seconde forme du mépris concerne laprivation des droits et l’exclusion. Sasource réside « dans les expériencesd'humiliation qui peuvent affecter aussi lerespect moral qu’elle se porte : il s'agitdes modes de mépris personnel dont un sujetest victime lorsqu'il se trouve

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structurellement exclu de certains droitsau sein de la société. » (Honneth, 2000,163)

Elle implique une menace à l’intégritésociale et provoque la perte du respect desoi.

« La particularité de ces formes demépris, telles qu'elles se manifestent dansla privation de droits ou dans l'exclusionsociale, ne réside pas seulement dans lalimitation brutale de l'autonomiepersonnelle, mais aussi dans le sentimentcorrélatif qu'éprouve le sujet de ne pasavoir le statut d'un partenaired'interaction à part entière, doté desmêmes droits moraux que ses semblables ; sevoyant débouté d'exigences juridiquessocialement admises, l'individu est blessédans son attente intersubjective d’êtrereconnu comme un sujet capable de former unjugement moral. À cet égard, l'expériencede la privation de droits est typiquementliée à une perte de respect de soi, c'est-à-dire à l'incapacité de s'envisager soi-même comme un partenaire d'interactionsusceptible de traiter d'égal à égal avectous ses semblables ». (Ibid., 2000, 164)

La troisième forme du mépris concernel’humiliation et l’offense :

« une dernière sorte d'humiliation (…)consiste à juger négativement la valeursociale de certains individus ou decertains groupes ; c'est seulement aveccette forme pour ainsi dire évaluative duumépris, ce regard de dénigrement portésur des modes de vie individuels et

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collectifs, qu’on aborde réellementl'attitude qui est aujourd'hui courammentdésignée comme une « offense » ou une «atteinte à la dignité » d’autrui. » (Id.,2000, 164)

Elle implique la menace de la dignitéde la personne et porte atteinte à l’estimede soi individuelle et sociale :

« Pour l’individu, l’expérience d’untel déclassement social va de pair avec uneperte de l’estime de soi. Il n’a plusaucune chance de pouvoir se comprendre lui-même comme un être apprécié dans sesqualités et ses capacités caractéristiques.» (Id., 2000, 165)

A la suite d’Honneth, le philosopheEmmanuel Renault a poursuivi uneinvestigation sur les formes du « Méprissocial » (2000). Selon lui, les relationsinterpersonnelles et intergroupes sontl’enjeu d'une lutte pour lareconnaissance :

« le rapport positif à soi estintersubjectivement constitué, et de cefait (…) intersubjectivement vulnérable.Nous apprenons qui nous sommes parl’observation du comportement d’autrui ànotre égard, et d’une reconnaissanceeffective par le comportement d’autrui,nous obtenons une image positive de nous-mêmes. Mais nous risquons toujourségalement de voir les actes d’autruiméconnaître ou dénier ce que nous croyonsêtre et de ce fait, remettre en cause notrerapport positif à nous-mêmes. » (Renault,2000, 41)

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Cette lutte intéresse l’image qui estpubliquement assignée à une personne, unecatégorie ou un groupe. La promotion ou lapérennisation dans les structures socialesde statuts dépréciatifs à l'égard decertains individus, certaines catégories oucertains groupes, est susceptible d'avoirpour conséquence une forme de mésestimesociale. L’identité sociale dépréciative ycréée par la reconnaissance biaisée, parl’intériorisation du mépris social, de lamême façon que c’est pour Sartre «l’antisémite qui fait le Juif » (1946, 84).La mésestime est sociale quand elle estproduite par des schémas ancrés dans les «habitus » et dans des institutions totalesou quasi-totales. Je m’y réfère comme à unprocessus de stigmatisation structural.

III.3.2.Un concept oublié : la haine desoi

L'expression haine de soi dérive de

celle de « haine de soi juive » qui a pourcréateur Theodore Lessing57, dans un livre

57 Theodore Lessing (1872 – 1933), professeur dephilosophie et de psychologie à l'Université Techniquede Hanovre, dont il devait démissionner pour caused’antisémitisme, est l’auteur du livre polémique « Lahaine de soi juive » (1930). Après la prise de pouvoirnazi, Lessing s’enfuit en Tchécoslovaquie où il estassassiné par la Gestapo. La thèse de Lessing sur lahaine de soi juive a été jugée ambiguë, voiredangereuse. On a négligé qu’il y insiste sur lecaractère universel de la haine de soi. On a réduit lacontribution de l'auteur à son traitement unique du casjuif. Par extension, on peut généraliser son modèle etvoir dans les phénomènes de marginalité ou des

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daté de 1930. L’auteur cherche à ycomprendre la nature de la haine envers lesJuifs et la haine du juif chez les Juifs.L’analyse de Lessing porte sur la naturesocio-historique, théologique etpsychologique du phénomène de la haine desoi.

Lessing soutient que le concept de «haine de soi n’est pas adapté seulementaux Juifs seuls : « Au contraire, ilintéresse l'ensemble du genre humain. Maisc'est aussi un phénomène qui s'illustretrès bien par la psychopathologie del'histoire du peuple juif » (Lessing, citépar Ben Bassa & Attias, 2000, 15). Ilsouligne le caractère universel de la hainede soi, mais restreint son propos aux seulsintellectuels juifs. Il introduit toutd'abord la notion de « minorité souffrante», puis concentre ensuite son examen sur lasituation de l'assimilation des Juifs. Avecla notion de « minorité souffrante »,Lessing affirme que : « La psychologie duJuif n'est qu'un exemple particulièrementfrappant de psychologie de la minoritésouffrante. » (Lessing, cité par Benoit,2000, 30)

Il souligne ainsi le rôle del'antisémitisme et de l’assimilation dansle développement du sentiment de haine de

relations majorité/minorité, des être tourmentés ou muspar la haine de soi inhérente à leurs origines et /ou leurs conditions sociales, sexuelles oupersonnelles. Lessing est notamment accusé en forgeantl'expression de haine de soi juive de conforter lesthèses antisémites. Il y donnait notamment la « cautiond'un Juif » (Benoit, 2000, 43).

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soi et inscrit la haine de soi dans labiographie collective des minoritésopprimées. Comme telle, il s’agit d’unecontribution précoce au champ des relationsintergroupes et de la déviance.

Lessing reprend une thèse commune dansl’empire autrichien des années 1900 suivantlaquelle toute « minorité souffrante» estsujette à un sentiment de rejet de soi(Benoit, 2000, 31) : « Après avoir comparéla situation des Juifs à celle de « toutesles castes de parias ou d'esclaves », cetexte inscrivait cette comparaison dans unedescription de la réaction juive àl'antisémitisme, en notant que, dansl'impossibilité de répondre à cette haine,les Juifs se seraient repliés sur eux-mêmes».

Lessing écrit « idées fixes,monomanies, hystéries et autodestructionsont les derniers expédients pour descerveaux qui ne peuvent plus se disculpermais sont accablés et tourmentés àl'extrême. » (Lessing, cité par Benoit,2000, 31)

Le phénomène de la haine de soi estétabli comme ressort déterminant de l' «appartenance à une minorité rejetée et enbutte à l'antisémitisme ».

Mais de manière explicite, elle estinscrite « dans le contexte del'assimilation » (Benoit, 2000, 31).Lessing évoque ainsi « le passé douloureuxdu peuple juif, » l'« humiliation séculairedes âmes, des hommes réduits depuislongtemps en esclavage » (id.).

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La germaniste Martine-Sophie Benoitdans son exégèse de la pensée de Lessingremarque l’on peut situer la haine de soidans le contexte de l'assimilation endonnant trois éléments explicatifs : «l’appartenance de ces Selbsthasser juifs àune minorité déracinée qui, ayant perdu sesattaches traditionnelles, cherche vainementà trouver sa place dans la société ; lemépris et le rejet qu'ils essuient de lapart du peuple hôte ; le contexte familial» (id.). Lessing se penche sur ces «enfants pitoyables » tiraillés parl’ambivalence entre l'héritage et le désirde s'assimiler, d’ailleurs qu'on leurconteste. Il établit un lien expliciteentre haine de soi, rejet de la famille etdégoût de la société bourgeoise ou établie.Une telle orientation est sous-jacente à lapersonnalité de nombreux intellectuelsjuifs au XIXe et XXe siècles.

Lessing relève deux phénomènes,religieux et historique, qui viennentaggraver la propension à l'auto-flagellation du Selbsthasser, fruit d’un «amalgame entre élection divine et péché »(id.). Il souligne ainsi que le mea culpaest, dans la doctrine juive, un « aveu defaute collective », qui lie d'autant plusle Juif à ce sentiment de culpabilité : «L'aveu de faute collective ne se contentepas d'affirmer que chaque Juif est tenupour responsable de toute injustice arrivéeà un autre Juif [...] mais on affirme toutbonnement : Israël est coupable de tous lespéchés de la terre. » (Lessing, cité par

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Benoit, 33). Par ailleurs, Lessing rapporte la

réaction des autres peuples à cet aveu dela faute qui conforte les Juifs dans leurtendance à l’auto-accusation et à laculpabilisation : « La position du Juifétait doublement menacée. D'une part parcequ'à la question "Pourquoi ne nous aime-t-on pas ?" lui-même répond : "Parce que noussommes coupables" » (id.)

L’approche psychologique de la haine desoi s'inscrit dans la théorie lessingiennede l'émergence du conscient (Benoit, 2000,34). À la source de la haine de soi setrouverait la séparation du sujet et del'objet : « Lessing oppose ainsi deuxattitudes du sujet face à la vie etdistingue entre « moi logique » et « moiéthique ». Le moi logique cherche àmaîtriser la vie par le savoir, alors quele moi éthique veut se rendre maître de lavie par la volonté.

Lorsque le premier constate (« cela estainsi »), le second porte un jugement devaleur (« cela doit être »). Ainsi le moilogique tendrait-il vers une meilleureconnaissance de lui-même, sa quête peutcertes être douloureuse mais elle neportera pas atteinte à son essence propre.En revanche, le moi éthique s'évalue àl’aune d’idéaux irréalisables : « C'estalors que commence la souffranceintérieure, le dénigrement de soi,l'implacable mortification. » (Lessing,cité par Benoit, 2000, 35)

L’ouvrage de Lessing offre plusieurs

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portraits de « Selbsthasser ». Il distinguetrois manifestations de la haine de soijuive, dont il esquisse une typologie. Il ya le « censeur de l'univers », la victimeconsentante et le champion du « mimétisme». Il s’agit de trois « issues » empruntéespar les intellectuels juifs assimilés dontil fait le portrait. Ainsi, il y a le «censeur de l'univers » qui est caractériséainsi : [il] accable ses proches en prenantdes attitudes de « zélateur, [de]moralisateur, [de] prédicateur du repentir». Il tente de dissimuler derrière cemasque un « homme faux, qui comble seslacunes par des idéaux », « un hommeputréfié, qui tourne contre les autresl'aversion qu'il ressent envers lui-même» -un homme dont l'âme est morte ». Lessingvoit en Otto Weininger le cas-type du «censeur de l’univers ». (Benoit, 2000, 35).Il y a la posture de la victime consentantequi est caractérisée de la façon suivante :« [elle] conduit l'homme brisé à setransformer en agneau, à s'abandonner sitotalement au service de l'autre qu'il s'enoublie lui-même.

Cela revient selon Lessing à se livrerpieds et poings liés à l'ennemi, voire àlui fournir des armes afin qu'il puissevous détruire plus aisément. » (Benoit,2000, 37). Lessing voit en Paul Réel’exemple type de la victime consentante.

Enfin, le champion du « mimétisme»,troisième type, choisit « la métamorphosecomplète, cherchant à devenir plus allemandque les Allemands eux-mêmes, notamment par

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le biais de la conversion. Il tented'effacer toute relation à l'origine juiveafin de se sentir en "sécurité"» (ibid.,2000, 38). Dans ce dernier type, Lessingidentifie Edmund Husserl qui aurait du êtreson directeur d’Habilitation mais avec quiil entre en désaccord, lui qui méprise larace (juive) et cherche même à la combattreen soutenant l’Etat allemand (antisémite).

Enfin, dans son ouvrage, Lessingdéveloppe un certain nombre de solutionspour remédier à la haine de soi. Ledépassement de la haine de soi juive sefait pour lui dans l’affirmation et « lerespect de soi » (Lessing, cité par Benoit,2000, 41). Il s’agit de se recomposer uneidentité. Lessing prône l'affirmationnationale juive et insiste sur lareconquête d'une identité positive, laquête de la fierté des origines juives.Autant de thèmes développés plus tard parla psychologie et la sociologie qu’ildevance.

Le thème de la haine de soi juive estrepris par le psychologue Kurt Lewin (1890– 1947), après son émigration aux Etats-Unis, dans le cadre de ses travaux sur lesconflits inter-groupes et l’appartenancegroupale (Lewin, 1941).

Pour lui, l’analyse permet desdéveloppements généraux sur les facteurs decohésion et de désintégration à la fois desgroupes privilégiés et défavorisés. Au-delàdu phénomène de psychopathologie, il y voitun agenda de recherche psychosociale surles rapports majorité-minorité.

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Lewin confirme à la suite de Lessingl’existence de la haine de soi juive à lafois comme phénomène groupal et commephénomène individuel. Il en offre plusieursexemples. Est bien connu le sentimentd'hostilité, au début du XXe siècle, desjuifs allemands autrichiens contre lesjuifs d'Europe de l'Est ou celui des juifsfrançais contre les juifs allemands, etc. :« en termes individuels plutôt quegroupaux, la haine de soi d'un juif peutêtre dirigée contre les juifs comme groupe,contre une fraction particulière des juifs,contre sa propre famille ou contre lui-même. Elle peut être dirigée contre lesinstitutions juives, les manières juives,le langage juif ou les idéaux juifs. »(Lewin, 1941/1948, 187)

Lewin y voit à l’œuvre un « phénomènepsychosocial ». Pour lui, il s’enracinedans le sentiment d’infériorité et celui depeur du membre du groupe minoritaire. Cequi l’amène à en offrir une définition où «le sentiment d'infériorité du juif n'estrien d'autre qu'une indication du faitqu'il voit les choses juives à travers lesyeux d’une majorité inamicale » (Lewin,1948, 198).

Ce phénomène est révélateur dufonctionnement de la vie des groupes.Ainsi, Lewin met en évidence dans un groupel’existence de forces centripètes et deforces centrifuges. Ces forces s'exercentsur le membre du groupe soit en le gardantà l'intérieur, soit en le propulsant àl’extérieur : « si l'équilibre entre les

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forces centripètes et centrifuges estnégatif, l'individu «quittera le groupe siaucun autre facteur n'intervient. » (Lewin,1948, 190). Au contraire, si cet équilibreest positif, on peut penser que le groupene contiendra que les membres sur quis'exercent des forces centrifuges. Un desfacteurs qui opèrent sur ces forces est,pour Lewin, « le degré auquel lasatisfaction des besoins de l'individu estentravée ou réalisée par son appartenanceau groupe » (Lewin, 1948, 191).

Il y a donc un lien entre la poursuitedes buts de l'individu et l’appartenancegroupale. Dès lors, le rôle que joue legroupe comme facteur qui favorise ou pasleur poursuite, joue sur l'équilibrepositif ou négatif entre forces centrifugeset centripètes. Ces observations permettentune analyse des forces de cohésion et dedésintégration dans un groupe défavorisé :« L’accroissement du statut est un desfacteurs éminents qui détermine lecomportement des individus dans notresociété. (…) Pour ces raisons, les membresde l'élite dans un pays ont un équilibrepositif en faveur de la préservation deleur appartenance à ce groupe (...) lemembre d'un groupe défavorisé est davantagegêné par son appartenance groupale. Deplus, la tendance à l'accroissement dustatut joue comme une force centrifuge àl'égard du groupe. En même temps, la libremobilité à travers les frontières estlimitée ou entièrement empêchée par lemanque d'habiletés ou des forces externes.

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La majorité la plus privilégiée ou unesection influente de cette majorité empêchela libre mobilité. Dans tout groupedéfavorisé, il y a ainsi un nombre demembres du groupe sur qui l’équilibre desforces centrifuges et centripètes est telqu'ils préféreraient le quitter. » (Ibid.,1948, 192).

Il est important de connaîtrel'atmosphère, la structure, l'organisationdes groupes défavorisés et la psychologiede ses membres pour comprendre le jeu desrapports complexes qu'entretiennent lesforces de cohésion et de désintégrationgroupales. L'auteur attire ainsil'attention sur le rôle de la loyautégroupale et du chauvinisme négatif. PourLewin, « dans tout groupe on peutdistinguer des strates qui sontculturellement plus centrales, et d'autresqui sont davantage périphériques. Lesstrates centrales contiennent les valeurs,les habitudes, les idées, les traditions ducentre qui sont considérées comme les plusessentielles et représentatives pour legroupe ». (Id., 192).

Il nomme loyauté groupale l'attachementdes membres du groupe à ces stratescentrales. Parfois, il existe une tendanceà les surestimer qu'il appelle chauvinisme.Néanmoins, « la valorisation positive desstrates centrales est le résultat logiquede la loyauté groupale [qui] un facteuressentiel de la cohésion du groupe » (Id.,193). Mais pour ce qui concerne le groupedéfavorisé, il semble exister des individus

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qui sont forcés de rester dans ce groupe etqui sont insatisfaits de cetteappartenance. Selon l'auteur il sedéveloppe alors un processus inverse. Carles individus qui cherchent à quitter ungroupe ne possèdent pas la loyautégroupale. Pour lui, ils sont même enclinsà dévaloriser les strates centrales et àdévelopper ce qu'il appelle un «chauvinisme négatif » (Lewin, id.). Cettesituation implique un positionnementnégatif à l’égard de son propre groupe.Dans certains cas, l’équilibre des forcesest négatif et le membre est propulsé auxfrontières groupales : « il va restercontre cette barrière et être dans un étatconstant de frustration. » (Lewin, id.).Ces états de forte tension sont considéréscomme producteur d’une tendance àl'agression.

« L'agression peut-être de façonlogique dirigée contre la majorité quiempêche le membre de la minorité de quitterson groupe. Cependant la majorité a dansles yeux de ces personnes un statutsupérieur. De plus, la majorité est troppuissante pour être attaquée. Desexpérimentations ont montré que, dans cesconditions, l'agression est susceptibled’être retournée contre son propre groupeou contre soi-même » (Lewin, id.).

Par ailleurs, les membres du groupedéfavorisé se trouvent dans un état detension dans la mesure où ils acceptent lesstandards du groupe favorisé. Cela signifiepour Lewin, « que leurs opinions à propos

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d’eux-mêmes sont influencées par le peud'estime dans laquelle la majorité lestient » (Lewin, id., 194).

Placés face à la frontière du groupequ'ils cherchent à quitter et face à celledu groupe dans lequel ils cherchent àentrer, ces individus se retrouvent face àeux-mêmes incapables de couper les liensavec leur groupe d'origine et susceptiblesde développer ce processus de haine desoi58.

III.3.3. La théorie de l’identiténégative

Dans la lignée de Lessing et Lewin, lepsychanalyste Erik H. Erikson a développéune théorisation identique à propos desproblèmes d’identité des minorités, etrepris à son compte le thème de la haine desoi, notamment dans « Adolescence et crise» (1968/1972) : « L’existence de"sentiments d’infériorité" et d’une hainede soi morbide est largement attestée danstous les groupes minoritaires ». (1972,324).

Erikson forge la notion d’identiténégative qui représente l’identificationnégative dont parents, éducateurs et «autrui signifiants » (Sullivan) ont investi

58 Il faudrait signaler l'ouvrage de Kardiner etLovesey (1951) qui traite du même phénomène concernantles Afro-américains comme minorité qui portent la"marque de l'oppression" : fuite dans l'alcool et le"vice", la dévalorisation de soi, paranoïa vis à vis dumonde extérieur jusqu'à des fantasmes d'auto-mutilation.

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l’adolescent en nommant ses actes et lemonde et le poussent à être le fidèlereflet de la reconnaissance négative quil’entoure. Ils l’invitent à adopter uneimage ou une identité négative de lui-même,« c’est dire une identité perversementétablie sur toutes ces identifications etces rôles qui, aux stades critiques dudéveloppement, leur avaient été présentéscomme indésirables ou dangereux tout enétant cependant très réels » (1972, 183).Il observe ainsi les mécanismes d’uneidentité négative comme « une adaptationdéfensive » (1972, 324) notamment chez lesAfro-américains, minoritaires, face àl’oppression des Blancs, majoritaires.Identité négative qui est confirmée par legroupe majoritaire : « l’oppresseur a unintérêt bien compréhensible dans l’identiténégative de l’opprimé parce que celle-cireprésente une projection de sa propreidentité négative inconsciente – projectionqui, jusqu’à un certain point, fait qu’ilse sent supérieur mais aussi, d’une façonprécaire, en pleine possession de soi »(ibid., 324-325).

Comme ses prédécesseurs, Erikson59

affirme qu’un système social fondé sur59 Par la suite, la psychologie sociale classique

des attitudes et des préjugés ou appliquée auxminorités a insisté, dans les travaux de Lewin,Allport, Erikson, sur le fait que les groupesminoritaires souffrent de haine de soi et dedévalorisation. Le renversement de perspectives est liéà l’étude empirique standard de Rosenberg (1965) surl’estime de soi d’Afro-américains comparée à celled’Américains de souche européenne qui n’a pas montré dedifférence significative entre les deux groupes.

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l’asymétrie, l’inégalité, imprime uneinfériorisation et une estime de soipéjorative aux groupes minoritaires (Adam,1978). Au cours des années 1950 et 1960, ilen a été déduit une investigation surl’estime de soi, l’image de soi etl’identité psychosociale des groupesminoritaires. Certains de cesdéveloppements ont été effectués en Francesous l’égide de psychologues sociauxspécialisés en criminologie, tels JacquesSelosse. Ils aboutissent à une théorisationde processus et de stratégies identitaires.

Selosse (1997) pour sa part s’estintéressé à l'enfance dyssociale et auxadolescents marginaux ainsi qu'aux jeunesdélinquants et a étudié l’impact del’identification négative chez ces sujets.Reprenant Erikson, il observe que une luttecontre la « déplétion » identitaire, quise traduit par un sentiment dedésapprobation et la diffusion d'unsentiment identitaire morcelé, ces élémentssont projetés sur des élémentsfragmentaires et dépréciés de la société :« pour lutter contre la dilution d'uneidentité affaiblie ou diminuée, voirel'abrogation d'une identité personnelle,des sujets peuvent choisir une identiténégative. » (Selosse, 1997, 370).

Ce besoin de reconnaissance et devalidation absent se résout par lenégatif : « Cette conversion totale, d'unadolescent par exemple, à être quelqu'unde craint ou même de haï peut, par uneréorientation totalitaire de soi, avoir

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valeur de survie et d'existence reconnuenégativement, plutôt que de n'être pas toutà fait quelqu'un. » (Selosse, Ibid.)

La construction d’une identité négativeintervient pour lui dans trois cas typiques:

- « soit par la prise de distancesociale des sujets, par le retrait ou lerejet faisant suite à un regarddiscriminatoire ;

- soit par la dénomination de leurdifférence, de leur singularité ou de leurrapport aux références normatives.L'étiquetage social peut entraîner uneréduction des capacités et accuser l'aspectnégatif des traits attribués ;

- soit par stigmatisation qui enfermel'individu à n'être conforme qu'austéréotype déterminé par autrui. »(Selosse, 1997, 373-374)

J. Selosse situe le processus dynamiquede l’identification négative à l’intérieurde deux éventualités. Il y a est laconversion d’identité impliquée parl’intériorisation d’un jugement ou d’uneévaluation négative dont le paradigme estcelui de la réalisation automatique desprédictions. L’autre est le passage destatut consécutif à ce que Lemert appellel’ « individuation sociopathique ». Elleimplique la réorganisation de l’identité etde l’action autour de la déviationsecondaire, des actes délinquantiels oucriminels. Les recherches surl'identification et la création d’uneidentité positive ou négative amènent à

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observer relativement aux sujets définisnégativement (déviants, dyssociaux), que :« La caractéristique la plus significativeparaît être constituée par l’accumulationd'échecs graves sur tous les plans :affectif, scolaire, social, -économique etautres. Ces échecs développent un sentimentet une perception dévalorisés, qui incitentà une protestation vindicative et à uneopposition destructive, ou/et à un retraitautistique pouvant aller jusqu'à unerégression autothanatique. L'identificationnégative qui accompagne ou qui résulted’échecs intervient comme un processusaboutissant à une véritable « mort sociale» (Selosse, 1997, 374-375).

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IV. LE STIGMATE : DU SECRET A LAFIERTÉ

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IV.1. L'Auto-étiquetage par l’aveu etla confession

Mary Douglas écrit dans « De lasouillure » qu' « il y a deux manièresd’effacer une pollution » (1966/1971, 151).Il y a deux sortes de rite : il y a desrites de purification et des rites deconfession. Dans cette section, je vaistenter de démontrer que le traitementrituel de l'impur s'est institutionnaliséen Occident avec un accent mis sur lacréation de « techniques de soi » fondéessur l'aveu et la confession dont l'exempleclé a sa source en particulier dans lecatholicisme. Le lien forgé par des auteurscomme Foucault, Mead et d'autres entre laconfession et l'accroissement de l'activitéintrospective, attire l'attention sur uneforme historiquement déterminée de saisiede soi. Cette dimension nourrit maréflexion sur le terme de l'auto-étiquetage.

IV. 1.1. L'aveu et la confession comme « techniquesde soi »

L’étude de l’aveu doit beaucoup àl’intérêt que Foucault, un des très raresauteurs à s’y être intéressé, a porté à ceprocédé. Cependant sa contribution restelacunaire car il n’a pas écrit cettehistoire de l’aveu qui manqueindubitablement aujourd’hui. Ses réflexionsapparaissent dans divers articles publiésau début des années 1980 ou posthumes

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(Foucault, 1994b). Selon lui, l’aveu, danssa forme moderne et actuelle, fait sonapparition en psychiatrie. Foucault à cetégard rappelle le rôle joué par lepsychiatre François Leuret auteur en 1840d’un ouvrage intitulé « Du traitement moralde la folie ». Le psychiatre cherche àobtenir de celui qui souffre de maladiementale l’aveu qu’il est fou. PourFoucault, le psychiatre ici précisément «se fonde sur l’hypothèse que la folie entant que réalité disparaît dès l’instant oùle patient reconnaît la vérité et déclarequ’il est fou » (1981/1994, 988).

Cette notion comprend deux éléments :la reconnaissance de l’action commise (parexemple, le cas du crime de PierreRivière), soit dans le cadre de lareligion, soit dans celui des connaissancesscientifiques acceptées ; d’autre part,l’obligation de connaître nous-mêmes notrevérité, mais également de la raconter, dela montrer de la reconnaître commevéridique.

L’aveu prend toujours la forme d’unrécit autour de la vérité, d’un crime oud’un péché. Pour Foucault, le christianismea sinon inventé du moins mis en place uneprocédure d’aveu ou de confession sansprécédent dans l’histoire de lacivilisation occidentale. Comme tel, lechristianisme tend à imposer ce qu’ilappelle des « obligations de vérité ».L’auteur distingue deux ensemblesd’obligations, celles qui concernent lafoi, le livre, le dogme et celles qui

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concernent le soi, au sens où : « chaquechrétien se doit de sonder qui il est, cequi se passe à l’intérieur de lui-même, ilfaut il a pu commettre, les tentationsauxquelles il est exposé. Qui plus est,chacun doit dire ces choses à d’autres, etainsi porter témoignage contre lui-même »(1981/1994, 990).

Même si l’aveu existe depuisl’Antiquité classique, Foucault montre quec’est le monachisme qui a transformé latechnique de l’aveu qui dès lors estdevenue « une technique de travail de soisur soi ». Au cours du XVIIe et XVIIIesiècles, l’aveu se glisse hors du champreligieux pour devenir une sorte detechnique psychologique, une « technologiede soi » au service de la connaissance etde la gestion de soi.

Dans l’aveu, Foucault voit l’expression« d’une extériorisation permanente par lesmots des arcanes de la conscience »(1980/1994, 948).

Pour lui, l’aveu et la confession sesituent à l’intérieur de ce qu’il appelleles techniques de soi : « elles permettentà des individus d’effectuer, par eux-mêmes,un certain nombre d’opérations sur leurscorps, leur âme, leurs pensées, leursconduites, et ce de manière à produire eneux une transformation, une modification,et à atteindre d’un certain état deperfection, de bonheur, de pureté, depouvoir surnaturel » (Foucault, 1981/1994,990).

En tant que tel, ils procèdent d'une

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auto-stigmatisation. Par suite, lapublicité de l'aveu et de la confession(dans la biographie, l'autobiographie, lesgroupes de parole, les psychothérapies etla téléréalité sont des moyens de récupérersa propre estime de soi et celle desautres. De cet aveu et de cette confession,est censée naître la rédemption.

Dans « La volonté de savoir » (1976),Foucault analyse le sens du discours sur larépression moderne de la sexualité :

« La théorie de la répression, qui vapeu à peu recouvrir tout le dispositif desexualité et lui donner le sens d'uninterdit généralisé, a là son pointd'origine. Elle est historiquement liée àla diffusion du dispositif de sexualité.D'un côté elle va justifier son extensionautoritaire et contraignante, en posant leprincipe que toute sexualité doit êtresoumise à la loi, mieux, qu'elle n'estsexualité que par l'effet de la loi : nonseulement il faut soumettre votre sexualitéà la loi, mais vous n'aurez une sexualitéque de vous assujettir à la loi »(Foucault, 1976, 169-170).

Le projet de ce discours est de libérerla vérité refoulée du sexe ce qui permetl'exercice d'un pouvoir normalisateur. Ilexamine, fait parler et spécifie lesperversions. La confession et l'aveu sontaussi le propre de la cure psychanalytiqueet de la psychothérapie où ils sontconsidérés comme des mécanismes parlesquels les individus sont appelés àdécouvrir leur vérité intérieure.

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L'aveu ou la confession dans laperspective foucaldienne n'est passimplement une « technique de soi » selonle modèle répressif des états totalitaires,il est une des conditions de la productionde l'identité des individus comme sujets.

« Dans la logique psychanalytique,telle que l'entend Foucault, cette véritéintérieure est invisible parce qu'elle estréprimée par la société et donc refouléepar l'individu. C'est pourquoi l'aveudevient le propre d'un désir de liberté. Orselon Foucault, l'aveu, plutôt que delibérer la vérité refoulée du sexe, estproducteur d'une surveillance personnellenormalisatrice. Il s'agit d'une dynamiquequi engendre la « découverte » de la véritéintérieure et cachée des individus »(Courville Nicol, 2004, 214)

C’est donc dans les travaux du dernierFoucault que l’on trouve le concept de« techniques de soi ». Il s’agit des« procédures […] qui sont proposées ouprescrites aux individus pour fixer leuridentité, la maintenir ou la transformer enfonction d’un certain nombre de fins, etcela grâce à des rapports de maîtrise desoi sur soi ou de connaissance de soi parsoi » (Foucault, 1981/1994, 1032).

Ces procédures qui renvoient augouvernement de soi-même constituent unobjet théorique nouveau qui se situe aucroisement de deux thèmes profondémentfoucaldiens, d’une part l’histoire de lasubjectivité et d’autre part l’analyse desformes de la « gouvernementalité » et donc

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du pouvoir. Cette question centrale dansl’œuvre de Foucault est revisitée au débutdes années 80. L’auteur y prend sesdistances avec les conceptions récurrentesdu pouvoir compris comme système unitaireet centralisé. Il se propose dès lorsd’analyser le pouvoir « au contraire commeun domaine de relations stratégiques entredes individus ou des groupes – relationsqui ont pour enjeu la conduite de l’autreou des autres, et qui ont recours, selonles cas, selon les cadres institutionnelsoù elles se développent, selon les groupessociaux, selon les époques, à desprocédures techniques diverses »(1981/1994, 1033).

La référence aux techniques de soi estun nouveau chapitre de l’histoire de lasubjectivité qui prolonge les études surl’enfermement et la discipline, le partageentre fou et le non fou. Il a pour objet« la mise en place, les transformationsdans notre culture des « rapports à soi-même », avec leur armature technique etleurs effets de savoir » (1981/1994, 1033).

Le gouvernement de soi par soi est unedes formes de la gouvernementalité que l’onretrouve dans la pédagogie, la directionspirituelle, la psychothérapie et lapsychanalyse ou les manuels de savoir-vivreetc. Dans ses propres recherches, Foucaultcherche à appréhender la constructionhistorique des techniques de soi à traversla question de la sexualité. Il s’agit pourlui « d’esquisser une histoire dedifférentes manières dont les hommes, dans

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notre culture élaborent un savoir sur eux-mêmes : l’économie, la biologie, lapsychiatrie, la médecine et lacriminologie. Plus précisément, Foucault avoulu « analyser ces prétendues sciencescomme autant de « je de vérités » qui sontliés des techniques spécifiques que leshommes utilisent afin de comprendre qui ilssont » (1988/1994, 1603).

- Contribution d'Alois Hahn sur l'aveu

Parallèlement à Foucault, le sociologueallemand Aloïs Hahn (« Contribution à lasociologie de la confession et autresformes institutionnalisées d'aveu »,1982/1986) prend pour objet d'analyse lesaveux institutionnalisés, dont laconfession est un cas particulier, A cejour, il s'agit d'une des études les pluspénétrantes qui articule aspects psycho-génétiques et socio-génétiquesd'intériorisation et d'extériorisation etprocessus historiques.

L'aveu n'est pas une pratique quirelève exclusivement du contrôle socialreligieux puisqu'il joue un rôle centraldans la justice et la procédure juridique.Depuis le XIXe siècle environ, on assiste àune sécularisation et en même temps uneextension de l'aveu : par exemple, lapsychanalyse, l'anamnèse médicale et aussila sociologie y empruntent nombre de traitsstructuraux soulignés par un auteur commeFoucault. L'aveu peut être décodé commepratique bi-focale, puisque l'aveu est une

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« technique de soi » (Foucault) adressée àautrui mais aussi exercée dans son forintérieur.

Ainsi, on peut dresser un parallèleentre les processus de répressionsociétaux, les aveux publics des hérétiquesou des procès de sorcellerie (Baschwitz,1963), dans les procès mis en scène parl'Inquisition (Testas & Testas, 1966), etl'autocritique publique dans les cerclesrévolutionnaires ou les procès de Moscou oudes ex-pays satellites de l'URSS en Europecentrale et orientale (Kaplan, 1980). Lepoint commun serait que les uns relèvent dela religion d'en haut, les autres de celled'en bas.

Hahn fait remonter au Moyen Âge etprécisément au XIIe siècle l'extension dela confession comme pratiqueinstitutionnalisée dans l'Église. Cetteextension se double d'un changement destructure de l'aveu lui-même :

« le foyer de l'analyse des péchés sevoit déplacé des actes extérieurs vers lesintentions ; sur ce point, une importanceparticulière peut être attribuée à Abélardet à sa doctrine des péchés. Pour lui, lepéché n'est pas intrinsèquement lié à unagir extérieur. Le noyau en est, aucontraire, un acte intentionnel : leconsentement au péché. Pour lui, le péchén'est pas intrinsèquement lié à un agirextérieur. Le noyau en est, au contraire,un acte intentionnel : le consentement aupéché. Seul ce consentement entraîne uneculpabilité de l'âme, qui mérite ainsi la

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damnation en se rendant coupable devantdieu » (Hahn, 1991, 170).

La diffusion de la doctrine d'Abélardimpose une nouvelle doctrine du péché qui apour corollaire une forme intériorisée dela pénitence : la contrition. La doctrinedu péché, qui commence à s'imposer à partirdu XIIe siècle, a pour corollaire logiqueune forme intériorisée de la pénitence. Lepécheur est pardonné de ses péchés « enannihilant la réalité intérieure du péchépar la négation des intentions" (...) etpar "la reconnaissance de l'ignominie dupéché, sur la douleur d'avoir eu de tellesintentions ». (1991, 171)

On peut ainsi à travers le processus desubjectivation du péché repérer le passaged' « une socialisation des mouvements del'âme et à un contrôle social de laconscience, ce qui n'était pas possible aumême degré antérieurement. La confessiondevient alors une instance omnicompétentedevant laquelle l'individu doit assumer saresponsabilité. (...) A mesure ques'imposera cette conception, l'individusera renvoyé à une appréhension de lui-même, ce qui n'était jamais le casauparavant. Ses motifs les plus intimesdeviennent pertinents pour son salut etdonc susceptibles d'être examinés. Mais àcet éclairage portant sur l'économiepersonnelle des motifs est aussi lié,justement, un sens accru, historiquementnouveau de la subjectivité » (1991, 171).

Hahn se permet une avancéeépistémologique notable en reliant la

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sociologie historique de la confession etdes pratiques d'aveu avec la doctrine del'Ecole de Chicago. Celle-ci à travers lapsychologie sociale de George H. Mead ainsisté sur le fait que la subjectivitédécoule de processus sociaux de contrôle desoi. Pour Mead, le soi naît en assumant laperspective d'un autrui signifiant grâce àla « prise de rôle » (role-taking). MaisHahn note qu'on a négligé de considéreraprès Mead le rôle des processushistoriques dans la construction de lasubjectivité. Avec Hahn et Foucault, cetteomission est comblée et un lien estexplicitement forgé entre la confession etl'accroissement de l'activitéintrospective. Ils attirent l'attention surune forme historique déterminée de lasaisie de soi, forme qui en tant que tellen'est pas universelle mais située.

Les reformulations, au cours du XIIesiècle, de la notion de culpabilitémodifient foncièrement la conception de laresponsabilité des actes et inculquent cesnouvelles conceptions par l'intermédiairede la confession : « cette subjectivationest assurément un processus fort lent, quidépend de nombreuses variables : c'est àdes degrés divers que ce processus affectedifférents groupes à des époquesdiverses. » (Hahn, 1991, 172)

Ces processus de contrôle de lasubjectivité mais aussi en même tempsprocessus de construction de sujets douésd'une psyché et dune vie intérieure sontbien mis en évidence par la sociologie

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historique de la confession et despratiques d'aveu. L'auteur poursuit enmontrant qu'à partir du XIIIe siècle, et leConcile du Latran qui rend obligatoire laconfession, se diffuse de façoninstitutionnalisée le contrôle et laconstruction de la subjectivité. Ces faitsvont contribuer à faire naître une formenouvelle d'individualité, une notionnouvelle de l'agir, qui met l'accent surl'intentionnalité et une idée nouvelle dela responsabilité. Mead montre quesubjectivation, intériorisation de la viespirituelle sont à l'origine del'introspection et par là de toute lapsychologie moderne en Occident (Mead,1934, 170).

Au cours des XIIIe et XIVe siècles, onassiste à l'accroissement del'individualisation du sujet historique età l'émergence de l'institution sociale dela confession. S’il y a une pressionextérieure et institutionnelle qui pousseles pénitents à la confession. La pressionvient aussi de la conviction religieuse etdes idées de salut et de pénitencelesquelles rendent obligatoire deconfesser entièrement tous les péchés. Laconfession obligatoire conduit à s'occuperde soi-même et est co-extensive d’unsentiment nouveau d'unicité de l'individu.A la suite des travaux de l'historienPhilippe Ariès, une des conséquences del'individualisation de la conscienceidentitaire est l'attitude face à la mort.On va passer d'une ère où la mort est

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apprivoisée essentiellement comme unévénement de groupe, à une ère où ellecommence à être vécue comme une criseindividuelle. Il y a une perte du contrôlede la peur face à la mort de l'individu.Ariès rappelle que cette d'attitude face àla mort, «la mort de soi », provoque unemodification de la croyance en l'au-delà.Cette perspective de transformation durapport à la mort est ainsi résumée (Hahn,1991, 176-177) :

« On voit en particulier s'imposer,d'une manière générale, une conception quin'était répandue jusque là que dans lesélites théologiques: séparation de l'âme etdu corps immédiatement après la mort,jugement individuel ou particulier àl'heure de la mort et croyance aupurgatoire. La conception la plus répandueauparavant était qu'après la mort, onsombrait, jusqu'au Jugement dernier, en unesorte de sommeil sans conscience dans unlocus refrigerii. Pour une conscience de soifortement individualisée, une telleconception devient difficilementsupportable. A la conscience de l'identitéindividualisante correspond une craintegrandissante face à la fin du moi ou à uneinterruption de la vie pour des milliersd'années peut-être. L'idée de laprolongation de la vie par-delà la mortrépondra à cette angoisse. Cetaccroissement de la crainte face à la pertede soi sera intégré dansl'individualisation de la représentation del'au-delà ».

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Mais, d'un autre côté, la menace d'unjugement individuel des âmes qui suitimmédiatement la mort souligne laresponsabilité personnelle de l'agir,renforçant ainsi à son tourl'individualisation. Ce processus serenforce encore du fait que l'aveu, lerepentir de l'individu après une faute, etla réparation de cette faute par sesfondations pieuses et autresinvestissements du même genre en vue de sonpropre avenir posthume ne le laissent pasimpuissant face à son destin dans l'au-delà, mais bien plutôt, même en tenantcompte de la grâce, maintiennent en sespropres mains son bonheur ou son malheurdans l'au-delà.

- Confession et production de soi

Hahn, revisitant la thèse du« processus de civilisation », telle quedécrite par Norbert Elias dans la« Civilisation des moeurs » note lerenforcement de la maîtrise de soiintérieure et extérieure par l'auto-contrôle60. Cette maîtrise, on peut ladécrire comme un contrôle des informationsqui joint les domaines physiques etpsychiques, et peut être conçu comme unvoilement du moi. Le contrôle doit portersur les réactions physiques spontanées :

60 Cette thèse est réfutée par Hans Peter Duerrdans une série d’ouvrages critiques du mythe duprocessus de civilisation dont le premier volume a étépubliée en 1988 et traduit dix ans plus tard sous letitre de « Nudité et pudeur ».

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toux, éternuements, transpiration, miction,défécation, etc. Le corps doit êtredomestiqué et tout l'involontaire doit êtrebanni de la présentation de soi.

Mais il faut ajouter à la dimension ducorps, celle de l'âme qui doit être soumiseelle aussi à cet auto-contrôle : lespulsions se doivent d'être refoulées :émois, émotions, sentiments doivent êtrerendus invisibles et disciplinés :

« Partout, il apparaît que le processusd'autocontrôle repose sur une logique duvoilement, de l'occultation, soit que l'onne laisse pas apparaître les véritablessentiments (dissimulatio), soit que l'onmanifeste de surcroît des sentiments et desintentions qu'on n'a pas, mais qu'onvoudrait se voir imputer (simulatio) » (Hahn,1991, 196)

La subjectivité moderne est vue commele résultat de la production d'une formed'auto-contrôle par le dévoilement de soiet par la confession ou l'aveu. Le but viséest de discipliner et maîtriser lesimpulsions. A l'examen, on s'aperçoit assezvite que sont intimement liées les deuxtechniques, apparemment contraires, visantà instaurer le contrôle de soi et ladiscipline des affects, à savoir levoilement et le dévoilement. Cacher sessentiments par tactique n'est possible quesi l'on d'acquiert une connaissance trèsexacte de soi-même: le contrôle de soiprésuppose ainsi la connaissance de soi.

Le rôle particulier de la confession yest central car :

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« ...dans le contexte religieux, ilexiste justement une technique qui combinesystématiquement - en une tensionstabilisée - le dévoilement de soi et lesecret : la confession. Dans la confessioncoïncident donc les techniques d'auto-domestication qui sont décisives pour leprocessus de civilisation : voilement etdévoilement. C'est particulièrement net làoù la confession n'est plus seulement uncompte rendu d'actes isolés, mais devientaussi une exploration rigoureuse des motifset des penchants propres, et surtout là oùl'on ne vise pas d'abord à redire de façonponctuelle des péchés disparates, mais àretracer systématiquement dans laconfession générale toute la biographie. »(1991, 197)

L'aveu à soi-même devient le modèle surlequel se fonde le journal intime etl'ensemble de disciplines telles que lapsychanalyse :

« Dans l'aveu, on s'acquiert soi-mêmeen tant que tout temporel. Mais l'aveureste secret - sauf pour le confesseur oudirecteur spirituel. Depuis le XVIe siècledéjà, les avis au pénitent tendent à luirecommander de préparer son aveu par desnotes écrites : le journal intime,instrument de la confession. Or, enexaminant la littérature puritaine, onremarquera immédiatement la grande impor-tance du journal intime - document d'auto-examen à base réelle, mais privé etconfidentiel, aussi bien que journalfictif, servant à son tour de modèle au

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journal à base réelle. Le journal intimedevient ainsi une confession sansconfesseur » (1991, 197-198)

Pour Hahn, la psychanalyse sembleraitprocéder d'une manière analogue. On y viseà « une forme d'autocontrôle parl'autodévoilement », l'analyste tel leconfesseur y a le rôle de mettre à jour lesoi caché et la séance elle-même, relève dusecret par rapport à l'extérieur :

« Secret et voilement, contrôle de soi,occultation et manifestation, aveu etsimulation ou dissimulation s'avèrent doncêtre, pour ainsi dire, les deux faces d'unprocessus que peuvent mettre en œuvre etencourager des objectifs religieux,thérapeutiques et politiques, et qui a pourrésultats les singulières auto-domestications qui caractérisent lamodernité. Partout où l'on vise à un auto-dévoilement volontaire, apparaissent lescombinaisons de l'aveu et du secret. Laconfession, mais aussi la psychanalyse,dévoilements voilés, constituent lasynthèse entre mise à nu et occultation desoi-même". (1991, id.)

Confessions et aveux jouent un rôlecentral dans la société contemporaine. On athématisé avec Foucault et Hahn la créationd'un homme intérieur et d'un sujet moderneconstitués par des procéduresinstitutionnalisées de confession etd'aveu, des formes de « techniques de soi »spécifiques enracinées dans les processusd'inculcation religieuse. Avec le temps,ces techniques ont acquis leur autonomie en

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se détachant du contexte qui les aproduites. Par un effet ironiqued'inversion, la subjectivité moderne estdevenue dépendante de ces techniquesinstauratrices d'identité.

« La plupart de ces procéduresd'autodécouverte semblent avoir pourfonction principale moins d'assurer lecontrôle social que d'être fondateurs desens ad hoc, moins d'accroître laresponsabilité que de produire du bonheuren surmontant les traumatismes. Ce qui està faire, c'est avant tout unesynchronisation pouvant, en tel ou tel cas,se réaliser non pas par l'aveu, mais par lerejet dans l'oubli. Rarement, en tout cas,on vise à établir une biographie cohérenteune fois pour toutes; il s'agit plutôt deredéfinir constamment la biographie par desconfessions toujours nouvelles. Le critèrede sélection appliqué au passé à prendre enconsidération - à moins qu'on atteigne àl'accord biographique plutôt en renonçantaux procédures réflexives, s'éprouvant soi-même directement dans les transes,l'ivresse, la danse, sortant de soi parimmunisation du passé -, c'est ici à chaquefois le présent avec son besoin de prise desens et de catharsis. Ce qu'on a dit desrégimes totalitaires, à savoir qu'ilsrécrivent constamment leur histoire, vautaussi pour l'individu moderne et lescontenus de ses aveux. Ce changement dansla définition de soi-même est éprouvé commefaisant partie de l'autonomie del'individu, qui peut interpréter sa vie

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(plus exactement: sa vie privée) d'unemanière subjective purement et simplement.A mesure que notre moi perd en obligationsqui l'engagent objectivement, il devientpour nous terrain-source, vécu de façonnarcissique, de romans toujours plusnouveaux, toujours plus intéressants. »(Hahn, 1991, 201)

Dans ce cadre privé del'autothématisation, il règne une pluralitéde techniques instauratrices d'identité.Berger et Luckmann ont ainsi parlé de« marchés de l'identité ». L'individu ydevient le consommateur d'entreprises defabrication d'identité dont certaines sonten compétition les autres - les mass media,les organisations religieuses et lesdifférentes organisations d'experts sur lemariage, le divorce, l'éducation desenfants et les autres activités privées.L'ensemble de ces techniques qu'ellessoient religieuses et classiques y trouvesa place à côté de plus récentes, qui vontde la psychanalyse et la psychothérapieindividuelle aux groupes d'entraide et à latélé-réalité. Ils constituent selon moi uneforme nouvelle de stigmatisation, celle dupost-étiquetage. Il s'agit d'unestigmatisation salutaire ou fondatrice pourle sujet. Il peut y puiser uneappartenance, un rôle et un statut dans unesociété anomique et sans appartenance. Elles'épanouit dans des techniques de soispécifiques qui permettent au sujet de seraconter par la confession, de s'auto-corriger par l'auto-contrôle, de s'amender

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par l'aveu, toutes formes qui sontdéveloppées notamment dans les religionssécularisées de la guérison ou« recouvrance » (recovery) etparticulièrement les Programmes en douzeétapes (« twelve step groups »).

IV.1.2. Formes actuelles d’aveu etd’auto-étiquetage

- Dés-étiquetage et ré-étiquetage dansles Programmes en douze étapes

Un Programme en douze étapes est ungroupe d'entraide dont le but est laguérison (recovery) ou « recouvrance »(selon sa traduction québécoise). Il enexiste de nombreuses variations mais lemodèle du genre est les AlcooliquesAnonymes (fondé en 1935). Aux Etats-Unis,depuis plusieurs décennies, ces groupesd’entraide jouissent d’un engouement qui nedément pas et qui s’accompagne d’un intérêtdu public pour la « recouvrance »(« recovery ») qu’ils cherchent àpromouvoir. Plusieurs des traits de cesgroupes ont un lien direct avecl'étiquetage et la déviance.

Les programmes en douze étapes

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(« Twelve steps groups ») sont des groupesd'entraide dont le modèle est fondé sur lesAlcooliques anonymes, pour ceux qui veulentarrêter de boire. Il y a aussi, les Al-Anon,pour ceux qui souffrent de l'alcoolismed'autrui et Alateen, pour les adolescentsatteints par l'alcoolisme d'un proche, etles Narcotiques anonymes pour lestoxicomanes. Nar-Anon est réservé à ceux quisubissent les effets de la toxicomanie parpersonne interposée. Overeaters Anonymous estpour ceux qui souffrent de troubles del'alimentation, et O-Anon, pour leurentourage 61.

Families Anonymous, concernent ceux quis'inquiètent de voir un ami ou un parentfaire usage de substances chimiques ouprésenter un trouble du comportement. LesEx-Enfants d'Alcooliques, est consacré aux adultesqui ont connu ce problème dans leurenfance. Emotions Anonymous, est réservé aux gensqui souhaitent résoudre leurs problèmesaffectifs. Il existe d'autres programmes enDouze Étapes : les Sex Addicts Anonymous, pourles gens atteints de troubles sexuels denature compulsive, et Co-SA, pour lesvictimes qui vivent dans leur entourage.

Un autre groupe d'entraide très connuet fréquenté est Gamblers Anonymous, pour ceuxqui veulent arrêter de jouer à des jeuxd'argent, et Gam-Anon, pour ceux quisouffrent de leur comportement. Citons lesDébiteurs anonymes62 pour ceux qui ont des

61 Cette liste, certainement partielle, figuredans « Vaincre la codépendance » de M. Beattie(1987/1991, 238) qui est une avocate de la cause.

62 Ainsi le sociologue interactionniste Terrell A.

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dettes d'argent. Parents Anonymous, s'adressentaux parents abusifs, négligents ou quicraignent de le devenir, ou bien qu'auxadolescents en difficulté pour cause demauvais traitements passés ou présents.Dans le même ordre d'idée, existent les SexAbusers Anonymous. Il faut citer encoreCodependents Anonymous dédiés à ceux qui sontliés à gens qui sont dépendants d'unproduit ou d'une pratique.

Les programmes en Douze Étapes ne sontpas seulement des groupes d'entraide quipermettent « aux gens atteints de troublescompulsifs à se débarrasser de leur manie,qu'il s'agisse de boire ou d'aider lebuveur, entre autres cas de figure. Ce sontdes programmes qui apprennent aux gens àvivre -- à vivre en paix, à vivre dans lajoie et dans la réussite. Ils apportent lasérénité. Ils visent la guérison »(Beattie, 1987/1991, 238).

Les Douze Étapes forment le cœur detous les programmes d'entraide sur lemodèle des A.A63. J'en expose brièvement lemessage.64

Hayes a étudié les gens endettés, leur stigmatisation,leur sentiment de honte et le rôle du groupe d'entraidedes « Débiteurs Anonymes » (Hayes, 1996, 2000, 2010).

63 Une interprétation extensive de l'idéologie desprogrammes en douze étapes est hors-champ. Je ne faisqu’y repérer le rôle de la confession ou de l'aveu, enpublic, et celui des processus d'étiquetage, dés-étiquetage et ré-étiquetage.

64Voici tel que résumé les douze étapes duprogramme :

1) « Nous avons admis que nous étions impuissantsdevant l'alcool - que notre vie était devenueimpossible.

2) Nous en sommes venus à croire qu'une Puissance

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Dans ce processus, la confession oul'aveu, exprimé publiquement, joue un rôleclé :

« La confession profite à l’âme. Il n'ya rien de tel. On n'est pas obligé de secacher. On révèle ses pires secrets, sespires hontes à une personne de confianceayant l'habitude d'écouter ceux quiabordent la Cinquième Étape. On s'ouvre

qui nous dépasse pouvait nous rendre notre intégrité. 3) Nous avons résolu de remettre notre sort entre

les mains de cette Puissance supérieure 4) Nous avons entrepris, scrupuleusement et sans

peur, de faire notre examen de conscience. 5) Nous avons reconnu devant nous-mêmes, devant

autrui et devant notre Puissance supérieure, la natureexacte de nos égarements.

6) Nous étions entièrement disposés à laissernotre Puissance supérieure nous délivrer de nos défautsde caractère.

7) Nous avons humblement demandé à notre Puissancesupérieure de nous débarrasser de nos imperfections.

8) Nous avons dressé la liste des personnes à quinous avons fait du mal, et nous nous sommes disposés àfaire amende honorable devant chacune d'entre elles.

9) Nous nous sommes excusés auprès de cespersonnes chaque fois que c'était possible, sauf sicette démarche devait leur nuire, à elles ou à d'autrespersonnes.

10) Nous avons continué à faire notre examen deconscience, et, chaque fois que nous avons eu tort,nous l'avons promptement reconnu.

11) Nous avons cherché, par la méditation et lerecueillement, à améliorer notre contact conscient avecnotre Puissance supérieure telle que nous l'entendons,afin de puiser en nous-mêmes la force de trouver savoie.

12) Ayant reçu l'éveil spirituel de ces étapessuccessives, nous nous sommes efforcés de transmettrele message à d'autres et d'appliquer ces principes danstous les aspects de notre vie.

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elle, on lui dévoile sa souffrance, sacolère. Et elle écoute. Elle n'est pasindifférente. Elle pardonne. Les blessurescommencent à se refermer. On pardonne »(Beattie, 1991, 243).

L'affiliation réussie aux A.A. supposeaveu ou confession et au cours del'insertion dans le groupe, « le déviantest déstigmatisé, puis re-étiqueté comme"ancien déviant" et "déviant repenti" »(Trice & Roman, 1970/1979).

Un autre aspect souligné Trice etRoman, dans une société qui croit à larédemption religieuse, c'est le rôle durepentir :

« .... à travers l'expression publiquecontrite et pleine de remords,substantifiée par un comportementvisiblement réformé en conformité auxnormes de la communauté, un ancien déviantpeut prendre un nouveau rôle tout à faitacceptable dans la société. Sa re-acceptation peut ne pas être entièrementcomplète, cependant, subséquemment, lelabel d'alcoolique est remplacé par celuid'alcoolique qui a arrêté » (Trice etRoman, 1970).

Le modèle de l'alcoolisme comme maladiepermet au déviant de renégocier la réalité.Il peut ainsi choisir d'avouer publiquementà travers l’auto-étiquetage ses faits dedéviance (son alcoolisme) et adopter lerôle de déviant repentant. Mais l'accès aurôle de déviant repentant est soumis àcertaines conditions. Il doit remplircertaines obligations vis-à-vis du rôle de

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malade. Il s'agit d'une part de voir lamaladie comme indésirable et de rechercherl'aide nécessaire pour vaincre la maladie.Il s'agit d'autre part d'accepterl'abstinence comme moyen pour vaincre lamaladie. Finalement on attend de lui qu'« il exprime visiblement une réforme de saconduite en conformité avec les normes lacommunauté. Pour le buveur déviant, ce rôlede déviant repentant se traduit sur le modesocialement acceptable d'alcoolique enrémission «  (Nusbaumer, 1983/1990, 468)

Les Alcooliques Anonymes exigent de lapart du déviant repentant son auto-étiquetage comme alcoolique et donc l'aveude la déviance. Le déviant est considérécomme apte à renégocier l'étiquetage enavouant ou désavouant sa déviance, ici sonalcoolisme. L'aveu lui permet d'accéder aurôle de déviant repentant en souscrivant àla définition de l'alcoolisme comme maladieselon les A.A.65

65 A la suite de Davis et Turner, on peut établirqu'il existe seulement deux modes de réponse àl'étiquetage, l'aveu ou le désaveu. Dans le désaveu ily a « tentative de convaincre autrui (désaveu) et soi-même (déni) que la déviance n'est pas réellement unobstacle à l'existence normale » (Schur, 1979, 296). Ledésaveu de la déviance est souvent exprimé à l'aide detechniques de neutralisation ou d'excuses et dejustifications de (Sykes & Matza, 1957 ; Scott & Lyman,1968). On doit noter que le désaveu de la déviance estune réponse qui est souvent retrouvée dans les phasesinitiales des carrière déviantes (Turner, 1972, 315).Le désaveu est possible tant que le déviant potentielest susceptible de normaliser sa conduite et dedéfléchir avec succès l'impact de l'étiquetage. Ledésaveu de la déviance suppose de la part de l'acteurl'échec ou le refus de se considérer comme déviant etici de s’auto-étiqueter comme alcoolique. Les chances

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Le retour du membre des A.A. à uneperformance normale dans la société, àtravers l'expression du rôle socialementapprouvée du « repentant », de celui quiveut « s'en sortir », est une façon des'adresser et de se re-convertir àl'idéologie américaine du « self-control »en exemplifiant une attitude d'orientationvers les valeurs qui est caractéristiquedes classes moyennes américaines.

- Etiquetage et aveu dans latéléréalité

Chacun peut observer à la télévisiondepuis déjà de nombreuses annéesl’inflation du nombre d’émissions dites de« téléréalité ou « talk show », danslesquelles des invités, des profanes ou descélébrités viennent témoigner ou parlerd’eux. Pour moi, elles constituent uneforme actualisée du pouvoir identisant del’aveu et de la confession, d’une part etdu statut central accordé à l’auto-étiquetage.

Dominique Mehl (2003), dans l’article «Confessions sur petit écran », a fait unétat des lieux des types de témoignages quiy sont offerts. Elle en distingue quatre :

«- le message personnel est celuiproféré par des témoins qui se livrent auxcaméras pour débloquer une communication enface-à-face désespérément dans l'impasse ; d’esquiver la stigmatisation diminuent avec le temps etl’ancrage dans la déviance. On est amené ainsi àconsidérer le rôle de la dimension du temps dans ladéviance.

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- les coming out de personnes porteusesd'un secret (exemple homosexualité,séropositivité ...) trop lourd à porter etcherchant par la scène publique à ledévoiler à leurs proches ;

- la parole identitaire, où lespersonnes conviées viennent raconter unepartie de leur existence en présentant desmodes de vie qu'ils ont adoptés, enexposant des choix, des valeurs ... Ils lessoumettent au regard public autant pourlégitimer les voies qu'ils se sont tracéesque pour faire partager par un public, lui-même en recherche identitaire, des valeurs,des références, des modèles inspirés de cesexpériences;

- enfin, le message collectif, où enarrière-plan du vécu personnel se dessinele portrait de groupe de ceux qui viventune situation semblable et se profile lediscours des associations qui lesréunissent. »

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IV.2. L'auto-étiquetage au miroir

Au cours des années 1980, plusieurschercheurs ont forgé certains modèles quiintègrent la dimension de l'auto-étiquetagequi démontrent qu'il n'est nul besoin d'unétiquetage formel pour que se développentdes sentiments de stigmate. Les travaux deBruce G. Link et ses collaborateurs autourde la théorie de l’étiquetage modifiée sontun des modèles les plus utilisésactuellement. Le sociologie britanniqueGraham Scambler dans une étude surl'épilepsie introduit une distinction entrestigmate ressenti et édicté. A la mêmeépoque, Peggy Thoits propose un autremodèle celui de la déviance émotionnelle(Scambler, 1989 ; Thoits, 1985).

La Théorie de l’étiquetage modifiéedevient au cours de cette période un desparadigmes dominants dans le champ de lasociologie médicale appliquée au domainepsychiatrique. Une révisioninterdisciplinaire du concept de stigmatese déroule sous l’égide de sociologuesartisans de la Théorie de l’étiquetagemodifiée et de psychologues de la santé etd’anthropologues de la médecine (Corrigan,Kleinman). Elle a été co-extensive d'unprocessus nouveau de fédération etd'extension autour de la nouvelle analysestigmatique. Elle est étendue à d'autresconditions de stigmatisation. Dans cettesection, je ne fais qu'une brèveprésentation du modèle et insiste surtoutsur la dimension de l'auto-étiquetage qu'il

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renferme. J'ai par ailleurs publié unarticle qui en synthétise les idées-clés(Lacaze, 2012).

IV.2.1. La « Théorie de l’étiquetagemodifiée » 

A partir de 1982, le sociologue BruceLink66 (Université Columbia) et sescollègues dont Francis T. Cullen, John B.Cullen, Elmer Struening, Jo C. Phelan, ontété les artisans de la nouvelle formulationde ce champ de recherches sous le vocablede « Théorie de l’étiquetage modifiée »,qui a abouti à une révision desaffirmations initiales de l’analysestigmatique.

Les auteurs rappellent que la notion destigmate a été posée dès son origine par E.Goffman en relation avec d’autres concepts.La redéfinition du concept de stigmateproposée par les auteurs l’examine comme unprocessus articulé par cinq éléments (Link& Phelan, 2001) : « … On applique donc leterme de stigmate lorsque des élémentsd’étiquetage, stéréotypisation, séparation

66 Bruce G. Link (né à Denver, Colorado en 1949)effectue des études de sociologie à Earlham College àRichmond (Indiana) et à Columbia où il obtient sonPh.D. en 1980 sous la direction de Bruce Dohrenwend. Sathèse, « Mental patient and social disability : anexamination of the effects of a psychiatric label »constitue un essai d’évaluation de l’impact du stigmatepsychiatrique sur la carrière du patient psychiatrique.B. Link se spécialise ensuite en épidémiologiepsychiatrique et en bio-statistiques et il enseigne àl’Ecole de santé publique Mailman de l’UniversitéColumbia.

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« eux »-« nous », perte de statut etdiscrimination ont lieu concurremment dansune situation de pouvoir qui permet auxcomposantes du stigmate de se développer »(Ibid., 367). Je développe dans ce qui suitles composantes du stigmate reliées à cesextensions conceptuelles. S’y ajoute unesixième composante ajoutée ultérieurement,qui implique le rôle des émotions.

L’étiquetage

L’étiquetage (en anglais, le« labeling ») suppose l’appositiond’étiquettes (ou labels)  sur une cible.Le rôle de l’étiquetage dans les processusde stigmatisation est souvent omis.Cependant, il joue un rôle important car lelabel ou l’étiquette fait apparaître« comme une question ouverte la validité dela désignation » (2001, 368). Ce qui n’estpas le cas avec les notions d’« attribut », « condition » ou « marque ».Ces mots tendent à induire que la choseidentifiée comme un stigmate est « dans »la personne stigmatisée. Comme tel, lerisque est « d’obscurcir (le fait) quecette identification et sélection (…) sontle résultat d’un processus social » (ibid.)d’étiquetage.

Le processus d’étiquetage tend à rendrevraie la chose décrite laquelle colle àl’identité de la cible et resteindélébile : l’injure, la diffamation, lemensonge, la rumeur, le stéréotype.

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Le stéréotypage

Le stéréotypage (ou stéréotypisation)est l’application de stéréotypes ; ici ils’agit « des croyances culturellesdominantes qui lient les personnesétiquetées à des caractéristiquesindésirables, des stéréotypes négatifs »(Link et Phelan, 2001, 367).  Enpsychologie sociale, un stéréotype indiqueles idées toutes faites et les croyancespartagées qui sont attachées auxcaractéristiques personnelles, traits oucomportements de certain-e-s individus,catégories ou groupes.

Cette conception du stigmate « impliqueun label et un stéréotype, le labelassociant la personne à un ensemble decaractéristiques indésirables qui formentce stéréotype » (Link & Phelan, 2001, 368).Cette tendance rejoint les propres travauxde Bruce Link, qui a mené en collaboration,des études expérimentales sur le stigmatepsychiatrique. Par exemple, les mass mediavéhiculent une image des personneshospitalisées pour troubles mentaux commeviolentes et imprévisibles. Pourcontrecarrer cette vision, il y a nécessitéde déconstruire la mystique de ladangerosité absolue des malades mentaux etde la resituer dans les tendances de lapolitique criminelle à confondre malademental et délinquant. Il s’agit aussi decerner véritablement les faits et agir sanssur-stigmatiser et créer de bouc émissaire.

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La distance sociale

Souvent négligée, cette dimensions’avère déterminante dans les processus destigmatisation. De nombreux stigmates« connotent une séparation « eux » et« nous » (id., 370). La distance sociale est le processus au cours duquel « lespersonnes étiquetées sont placées dans descatégories distinctes qui impliquent undegré de séparation entre « eux » et« nous » (ibid., 367). Ce processus deséparation est impliqué dans nombre desituations qui font intervenir un contactentre des individus, des catégories et desgroupes stigmatisés et non-stigmatisés. Laquestion est traitée extensivement auchapitre III.

Le pouvoir et les relations de pouvoir

Les relations de pouvoir ont un rôleprééminent et le pouvoir un agent« essentiel dans la production sociale dustigmate » (id.). S’il apparaît évident,le rôle du pouvoir dans les processusd’étiquetage et de stigmatisation « estfréquemment négligé parce que dans beaucoupd’exemples les différences de pouvoir vontde soi au point d’apparaître comme allantsde soi » (id., 375). Le pouvoir est unagent « essentiel dans la productionsociale du stigmate » (id.) mais larecherche en sciences humaines et socialesn’a mené que peu d’investigations sur lelien entre stigmate et pouvoir. A travers

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les notions de stigmatiseurs, d’individus,catégories ou groupes « stigmatophobes » oud'entrepreneurs de morale, la théorie del’étiquetage a tenté de construire des« concepts sensibilisateurs » (van denHoonaard, 1997) pour promouvoir uneréflexion sur le rôle du pouvoir dans leprocessus d'étiquetage et destigmatisation. « La stigmatisation estentièrement dépendante du pouvoir social,économique et politique – il faut dupouvoir pour stigmatiser » (id., 375).

A rebours de la majorité des critiquesadressées à la théorie de l’étiquetage sursa négligence de la question du pouvoir, A.Dennis (dans un article écrit avec P.J.Martin) estime que la sociologie de ladéviance interactionniste ne fait pasl’impasse sur cette question, pas plusqu'elle n‘est affectée comme on le ditsouvent par un « biais a-structural ». Laquestion y occupe selon les auteurs uneplace au contraire qu’ils considèrent toutà fait centrale :

« Le pouvoir n’est une sorte d’entitédont l’essence peut être révélée ouabstraite de ses situations d’usage, définiabstraitement ou mesuré en soi. Aucontraire, ces auteurs sont intéressés,comme des sociologues pratiques, àl’investigation de comment les individussont capables de faire certaines choses àd’autres - quelque fois de petites choses(dans la relation interpersonnelle proche)et quelquefois de grandes choses (commepromouvoir des lois ou ) - en d’autres

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mots, avec des activités dans le monde réelet toutes leurs incertitudes, contingenceset conséquences inattendues » (Dennis &Martin, 2005, 200)

Au-delà de la sympathie pour lesindividus ou les groupes dominés ouopprimés, la sociologie (interactionniste)de la déviance possède un sens plus profond:

« Sa signification la plus fondamentalerepose dans la démonstration des modalitésroutinières suivant lesquelles lesprocessus formels des institutions assurentla catégorisation autoritaire d’individusou de groupes entiers, comme subordonnés oumoralement inacceptables de quelquefaçon. Exemplaire de cet état de fait, estainsi l‘examen détaillé des procédures dela police, de la justice et de la prison,et avec les typifications et les actionsqui informent les perspectives de ceux quidétiennent l’autorité. » (2005, 201)

Les études de terrain menés par lesinteractionnistes sont effectivementinformées par une perspective del’asymétrie des rôles et des statuts entreinteractants dans le cadre des contactsavec les institutions. La subordination del’acteur face à l’institution y est unedimension soulignée de façon récurrentedans la littérature spécialisée etl’investigation est fortement « concernéepar les processus autoritaires à traverslesquels les individus sont assignés à unstatut subordonné à l’intérieur de

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structures établies institutionnellement etsanctionnées légalement. » (2005, 198)

La perte du statut et la discrimination

La perte de statut et la discriminationsont des processus qui impliquent untraitement basé sur l’iniquité etl’inégalité. Comme conséquence del'étiquetage et de la stigmatisation, lesindividus, les groupes ou les catégoriesstigmatisé-e-s, sont affectés de façonpéjorative à des attributs qui fontl’objet d’une sélection, d’un étiquetagesocial et d’une stratification qui estfondée sur leur caractère moral mais aussisocial. L’individu, la catégorie ou legroupe étiqueté-e et stigmatisé-e estsouvent destiné-e à expérimenter une pertede statut et à subir une inégalité detraitement.

De façon générale, la perte de statutimplique « une hiérarchisation descendantede la personne dans la stratification desstatuts ». (Link & Phelan, 2001, 371) Lapossession d’un statut dépréciatif dans lasociété est corrélative d’une inégalité deschances expérimentée par les personnes quiprésentent des différences et desdéficiences conditionnées par le stigmate.Marque d'infamie ou de disgrâce, signe d’undéfaut moral, tache causée par une conduitedéshonorante ou une caractérisationréprobatrice, le stigmate altère la valeurde la personne qui est en récipiendaire etqui risque d’être considérée comme

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inférieure dans la comparaison sociale.Elle est menacée d’encourir une inégalitéde traitement et toute forme de méprissocial (Honneth, 1992). Dans certains cas,elle peut être traitée comme une « non-personne » et privée de droit et venirgrossir le lot des personnes sans droit,sans statut, voir sans identité de façonréversible ou irréversible. Dans lessociétés occidentales, la régression de laprotection sociale a pour corollaire quecertain-e-s individus, catégories ougroupes sont dépourvu-e-s de droits qu’ilssoient sociaux, légaux ou constitutionnels.A l’inverse, la privation de droits peutêtre une punition dont le but est une pertede statut ou de droits et une destructionde l’identité sociale (Goffman, 1963).

Les émotions

Introduites dans un article ultérieur(Link et al., 2004) comme sixièmecomposante, les émotions ont un rôleessentiel dans les processus destigmatisation, un thème longtemps négligé.Tant les réponses émotionnelles tant cellesdes stigmatiseurs que celles desstigmatisés s'avèrent décisives pourcomprendre les processus d’étiquetage et destigmatisation. Les sources ou lesconséquences du stigmate peuvent êtrecertaines émotions et certains sentiments(embarras, peur, pitié, colère, mépris,haine, ressentiment ou honte) qui sontressentis par le stigmatiseur et / ou le

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stigmatisé. Scheff, auteur de la premièrethéorie de l’étiquetage du désordre mental,par exemple, s'est lui-même revisité enintégrant la honte vécue par le stigmatisédans sa théorisation (Scheff, 2003, 2010).

Ainsi Axel Honneth, philosophe etsociologue de l’Ecole de Francfort à lasuite de son maître Jürgen Habermas, s’estrapproché des thèses de l’Ecole de Chicago.Il traite du mépris et du déni dereconnaissance (Honneth, 1992), On pourraitrappeler d'autres travaux et montrer àl'inverse le rôle du ressentiment, del'angoisse (un thème initié au début du XXesiècle par Max Scheler), de la peur, etc.

Dans son ouvrage « The CulturelPolitics of Emotions » Sara Ahmed traitedes émotions comme la douleur, la haine, lapeur, le dégoût, la honte ou l’amour face àl’oppression, l’injustice, l’insoutenable :

« Les émotions nous disent beaucoup dechoses sur le temps; les émotions sont la «chair » même du temps. (...) À travers lesémotions, le passé persiste sur la surfacedu corps. Les émotions nous montrentcomment les histoires restent en vie, mêmequand consciemment on ne s’en rappelle pas; comment l'histoire du colonialisme, del'esclavage, et la violence formatent vieset mondes dans le présent. » (Ahmed, 2004 :202)

Enfin, le rôle des émotions est aucentre du réexamen de l’analyse stigmatiqueà travers la question de l'auto-étiquetage. B. Link et ses collaborateursvont s’attacher, à l’inverse de la première

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théorie de l’étiquetage qui s’étaitintéressée aux causes de la stigmatisationjusqu’ à être taxée de faire del’étiquetage un modèle étiologique, àpréciser comment les personnes étiquetéeset traitées comme cas psychiatriquessubissent un certain nombre dediscriminations et de privations de droitdans le revenu, l’emploi, l’habitat, lasanté, etc. et donc s’intéresser auxconséquences du stigmate :

« Les conséquences négatives peuventdonc découler au moins de deux mécanismespsycho-sociaux. D’abord, les individus quideviennent patients psychiatriques peuventêtre amenés à se dévaloriser eux-mêmesparce qu’ils appartiennent alors à unecatégorie qu’ils considèrent de façonnégative. Deuxièmement, les patientspeuvent être concernés par la façon dontles autres vont leur répondre et ainsiengager des défenses qui mènent à destensions dans l’interaction, à l’isolementet à d’autres conséquences négatives »(Ibid., 97)

Les individus stigmatisés ont tendancealors à s’appliquer à eux-mêmes desconceptions défavorables et erronées dutrouble mental par le fait del’intériorisation des préjugés et du blâme.L’auto-étiquetage, dimension largementnégligée par la première théorie del’étiquetage, y est repérable comme une« attente de rejet ». (Link, 1987, 97)

Recherches sur les effets de l'auto-

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étiquetage

Dans une étude d'Amy Watson de l'équipede Patrick W. Corrigan publiée en 2007, lesauteurs se retrouvent devant un paradoxe del'auto-stigmatisation.

Les personnes souffrant de maladiesmentales comme la schizophrénie peuventintérioriser la stigmatisation de lamaladie mentale et expérimenter une formed'auto-rejet, d'auto-stigmatisation.

La recherche suggère que lastigmatisation perçue provoque une perte del'estime de soi et l'auto-efficacité et desperspectives limitées de guérison. Suivantla théorie de l'étiquetage modifiée pointde vue, étiquetés comme malades mentaux,les individus ont intériorisé lesstéréotypes culturels sur la maladiementale et se les appliquent à eux-mêmes.

La recherche suggère que lastigmatisation perçue est associée àdiminution perte de l'estime de soi etl'auto-efficacité et des perspectiveslimitées pour la guérison. Suivant lathéorie de l'étiquetage modifiée il estsupposé que, avant d'être étiquetés commemalades mentaux, les individus ontintériorisé les stéréotypes culturels surles maladies mentales. La psychologiesociale considère les stéréotypes comme desstructures de connaissances qui sontapprises par la plupart des membres d'ungroupe. Les stéréotypes sur les personnesatteintes de maladie mentale sont qu'ilssont dangereux, incompétents et à blâmables

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à cause de leur maladie. Dès lors, quandles individus sont confrontés àl'apparition de la maladie, comme laschizophrénie, ces stéréotypes deviennentagissants sur le concept de soi. Cetteperspective suggère également que lesindividus restreignent leur réseau socialet les opportunités en prévision du rejetdu à la stigmatisation, ce qui conduit àl'isolement, au chômage et à une diminutiondes revenu et donc de la qualité de vie.Ils peuvent être aussi moins enclins àrechercher un traitement en raison de laperception du stigmate lié à lafréquentation de centres spécialisés .L'effet de la stigmatisation intérioriséeaboutit à des effets délétères surl'estime de soi et l'auto-efficacité.

Dans cet article, les auteurs teste unmodèle de l'auto-stigmatisation etexaminent une hiérarchie de processusmédiationnels dans le modèle. Soixante etonze personnes atteintes de maladie mentalegrave ont été recrutés à partir d'unprogramme de soutien communautaire dans unservice de consultation externe depsychiatrie d'un hôpital. Tous lesparticipants ont rempli une échelled'l'auto-stigmatisation de la maladiementale ainsi que des mesuresd'identification de groupe (GI), d'estimede soi et d'auto-efficacité. Les étapes dumodèle de processus d'auto-stigmatisationont été testés. Les résultats fournissentun soutien partiel pour les processusmédiationnels proposées et notamment

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l'appartenance de groupe et la légitimitéperçue de la de la stigmatisation et ladiscrimination maladie mentale. Le comingout est considéré comme un support.L'adhésion aux stéréotypes est à prendre enconsidération pour l'intervention.

L'intériorisation de la stigmatisationet la baisse de l'estime de soi ne sont pastoutefois inévitables. Certaines personnesréagissent de façon positive et se montrentcombattifs et assertifs. D'autres ne sontpas affectées et sont indifférentes àl'auto-stigmatisation.

Une étude de Patrick W. Corrigan etcollaborateurs publiés dans « WorldPsychiatry » en 2008 est analysée. L'auto-étiquetage y est au coeur de l'expérience.

« Pourquoi essayer ? » est le phénomènefondamental d'intérêt dans cetteexpérimentation. « Pourquoi essayer »englobe l'auto-stigmatisation, lesprocessus de médiation, et leur effet surles comportements liés à un objectif. Danscet article, la littérature qui explique le« pourquoi essayer » est examiné, avec unaccent particulier sur les modèles socio-psychologiques.

L'auto-stigmatisation comprend troisétapes: la sensibilisation au stéréotype,un accord avec elle, et se l'appliquer àsoi-même. A la suite de ces procédés, lespersonnes qui souffrent de troubles mentauxvoient une baisse de leur estime de soi etleur auto-efficacité. Les individus sontdissuadés de poursuivre le genre depossibilités qui sont fondamentales pour la

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réalisation de leurs objectifs de vie enraison de la diminution de leur estime desoi et leur auto-efficacité. Les genspeuvent également éviter l'accès etl'utilisation de pratiques fondées sur desdonnées probantes qui aident à atteindreces objectifs. Notamment de se faire aidercar cette « deuxième maladie » estinvisible. Les effets de l'auto-stigmatisation et l'effet « pourquoiessayer » peuvent être diminués par desservices qui favorisent l' empowerment desusagers de service mentale.

« Les individus qui intériorisent lesstéréotypes sur la maladie mentalesubissent une baisse de l'estime de soi etde l'auto-efficacité. Les gens marqués parla maladie mentale qui vivent dans uneculture renforçant les stéréotypes de lamaladie mentale peuvent anticiper etintérioriser les attitudes qui reflètent ladévalorisation et la discrimination. Ladévalorisation est décrite comme laconscience que le public n'accepte pas lapersonne souffrant de troubles mentaux. Uncorps ultérieur de la recherche a cherché àétendre la théorie de l'étiquetagemodifiée. Ainsi la dévalorisation de soiest plus entièrement décrite par ce qu'onappelle les « trois A » de l'auto-stigmatisation » (+ et al. 2008 : 75):

- avoir conscience (awareness) ;- acceptation (agreement) ;- application.La mise en place de stratégies de

coping basé sur un « empowerment » des

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habiletés de la personne est l'axe de laperspective de la relation d'aide. Celle-cidoit avoir lieu avec un intervenant sur unpied d'égalité et toute relation d'aidebasée sur une symétrie des statuts estvouée à l'échec. Les auteurs ontexpérimenter la valorisation identitairepar l'adhésion à un groupe pairs et lacréation d'une identité de groupe avec desrésultats mitigés. Enfin, ils promeuvent le« coming out » tout en précisant que ladécouverte de soi doit être « sélective.»(2008, 78-79).

Tally Moses (2009) dans une étude surl'auto-étiquetage chez des adolescentssouffrant de troubles mentaux avec le cadrede référence de la théorie de l'étiquetagemodifiée à partir d'entretiens avec 54adolescents américains qui reçoivent desservices de santé mentale vivant dans uneville de taille moyenne a cherché àdéterminer (1) la mesure dans laquelle ilsutilisent des termes psychiatriques pour seréférer à leurs problèmes («auto-étiquetage»), et (2) les relations entrel'auto-étiquetage et les indicateurs debien-être psychologique (estime de soi,maîtrise de soi, dépression et l'auto-stigmatisation) chez les adolescents.

L'auteur de l'étude partant du postulatque l'adolescents ne s'auto-stigmatiseraient pas et garderaient unebonne qualité de vie est déconcertée parles résultats délétères de son étude.

Comme prévu, les résultats ont montré

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que seule une minorité d'adolescentss'auto-stigmatisent. La plupartconceptualisent leurs problèmes en termesnon pathologiques ou restent incertains surla nature de leurs problèmes. Mais lesadolescents qui auto-désignent comme malademental ont un forte tendance à l'auto-stigmatisation et la dépression, et unsentiment diminué de maîtrise de soi, maisparadoxalement il n'y avait pasd'association avec l'estime de soi.

IV.2.2. La distinction entre stigmateressenti / agi / projeté

Au cours d'une recherche sur

l'épilepsie et ses conséquencespsychosociales, Graham Scambler67 arevisité le concept goffmanien et y aajouté de subtiles dimensions.

Ainsi Scambler qui a revu son modèleplusieurs fois suggère que lastigmatisation, comporte trois dimensions :

- le stigmate édicté : il s'agit dediscrimination agie par autrui ;

- le stigmate ressenti : il s'agit pourlui du sentiment de honte intériorisé ;

- le stigmate projeté : il s'agit desstratégies ou des tactiques conçues pouréviter de, ou combattre le processusd'étiquetage / stigmatisation sans tomber

67 Graham Scambler est natif du Royaume-uni. Il aobtenu son Ph.D. en sociologie à l'Université deLondres en 1983. Il est professeur de sociologiemédicale à l'University College London (UCL) et officieau Centre des sciences sociales et du comportement.

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dans le vécu ou la reviviscence desentiments de stigmate. Ce concept rejointcelui de déviance tertiaire forgé parKitsuse en 1980 et plus ou moins ignoré parla communauté des chercheurs.

Scambler fort justement note que larecherche sur le stigmate a ignoré assezlongtemps dans le champ de la maladiechronique, des maladies contagieuses et /ouà issue fatale ou dans le handicap, lesthéoriciens de l'invalidité, ont négligé lerôle du stigmate projeté ou la riposte. Acet égard, il existe un article oublié deRogers & Buffalo (1974) sur lequel on afait l'impasse. Ils y proposent neufmodalités de riposte face à l'étiquetageissu de stigmatophobie groupale ousociétale.

La théorisation de Scambler a permis derépondre de façon radicale aux critiques dela théorie de l'étiquetage qui y voyait unmodèle limité mais il permet d'aller au-delà de Tannenbaum et de l'épinglage dudéviant et de Lemert et de la déviationsecondaire c'est à dire qu'il ne pouvait yvoir stigmatisation sans un étiquetageformel.

La théorisation de G. Scambler(Scambler & Hopkins, 1986) est extraited'une investigation sur la conditionsociale des épileptiques. Elle est issuedes conclusions d'une étude qualitative etquantitative menée par entrevues avec unepopulation de 94 personnes souffrantd'épilepsie. Les participants ont étéinterviewés à la fois par un neurologue

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pour collecter un matériel d'ordre médicalet par un sociologue pour collecter desdonnées sur le vécu de la maladie, sonimpact et l'accommodation des sujets à leurvie familiale et à l'emploi.

Le sociologue a d'abord cherché àappréhender comment on devient épileptique.Tous les sujets ont été confrontés àl'annonce du diagnostic d'épilepsie lequela été vécue de façon négative. De fait, lediagnostic de l'épilepsie confère un statutsocial, un statut qui a été jugépotentiellement préjudiciable à leur égardet ce parce qu'ils définissent l'épilepsieessentiellement comme « une conditionstigmatisante » (Scambler & Hopkins, 1986,31) :

« Ils ressentaient qu'on leur avaitattribué un statut ou une identité quipouvait, ou devait, mettre une distanceentre les gens normaux et eux. Ce sentimentavait ses racines dans ce qu'il croyaitêtre l'image du public de l'épilepsie. Laplupart voyait les membres du public commemal informés, hostiles et prédisposés à unediscrimination injuste.» (id.)

Mais, pour l'auteur, l'impact de lamaladie sur la vie des sujets atteintsd'épilepsie n'est pas seulement imputableaux attitudes discriminatoires et auxpréjugés en vigueur dans la société. Ens'intéressant aux stratégies de copingdéveloppées par les sujets en famille etdans le travail, le sociologue est amené àproposer un modèle alternatif pour rendrecompte de l'expérience vécue par les

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épileptiques et ce qu'implique «êtreépileptique.»

G. Scambler reprend le terme forgé parR. Stebbins de « carrière subjective »« pour se référer à la façon dont unindividu interprète les faits et lesévènements - passés, présents et futurs -associés à une identité particulière »(Scambler & Hopkins, 1986, 32). Lesindividus développent une « conception dumonde » et, chez les sujets de son enquête,son axe central est constitué par « leursentiment de l'épilepsie comme stigmate »(Scambler & Hopkins, 1986, 33).

A ce niveau, G. Scambler présente unedifférenciation entre le stigmate ressentiet le stigmate édicté :

« Le stigmate édicté se réfère auxexemples de discrimination contre lesindividus épileptiques sur la base de leurin-acceptabilité ou de leur inférioritéperçue. » (1986, 33)

Plus largement, le stigmate édicté estla discrimination réellement vécue. Ce sontles actes manifestes de discrimination. Parexemple, pour un épileptique, certaineslimitations dans leur vie sociale commel'interdiction de conduire une voiture oud'utiliser une machine de l'industrie.

A l'inverse, le stigmate ressenti « seréfère à la peur du stigmate édicté, maisqui est relié à un sentiment de honteassocié au fait d'être épileptique » (id.).

Plus largement, le stigmate ressentiest le rejet perçu d'une condition qui estpartagée par la cible. Il n'y a pas besoin

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d'être étiqueté publiquement, que ladiscrimination soit agie, pour que lestigmate existe. Il suffit qu'il soitressenti. Beaucoup de personnesstigmatisées régulent leur proprecomportement pour éviter de subirl'hostilité et les abus en provenance desautres. Le stigmate ressenti est la peurd'être stigmatisé, celle de la persécution,c'est la discrimination anticipée, lui sontassociés notamment des affects de peuret/ou de honte.

Le stigmate ressenti motive lesindividus stigmatisés à tenter de passer entant que membres de la majorité non-stigmatisée. La réussite de l’entrepriseréduit leur probabilité d'être la cible dustigmate édicté. Cependant, cette attitudeperturbe leur vie sociale et relationnellede manière significative et est susceptibled'augmenter leur détresse psychologique.

L’apport significatif dans la recherchede G. Scambler est que la discrimination nedoit pas nécessairement se produire pourque les personnes stigmatisées aient àsouffrir de leur statut. Ils expérimententun sentiment de vulnérabilité qui résultedu stigmate ressenti qui est susceptible delimiter leur propre comportement et leurspossibilités. Ce sentiment devulnérabilité peut persister en l'absencede stigmatisation explicite comme unedésignation publique ou un étiquetageformel. Par ailleurs, les cas dramatiquesd’expression de stigmatisation impliquantla violence, la discrimination,

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l'ostracisme directe à l’égard d’'unindividu ou d‘un groupe vont accroître lesentiment de stigmate ressenti de toutesles personnes qui partagent une conditioncommune. La stigmatisation y est réfléchiede façon indirecte à travers ce qui arriveaux autres vu à travers les rencontresinterpersonnelles ou travers les media.

IV.3. Auto-étiquetage et découvertede soi

Un des niveaux d’analyse de la théoriede l’étiquetage concerne le processus de ladécouverte de soi ou auto-étiquetage aucours duquel un individu en vient àdécouvrir la nature de sa propre dévianceet son statut de « stigmatisé. »

IV.3.1. La découverte du stigmate

En un sens, tout étiquetage suppose ladécouverte de soi. Dans la plupart des cas,la personne est amenée à modifier laconception qu'elle a d'elle-même et àréévaluer la nature de ses attributsphysique, psychiques et sociaux. Il s’agità ce niveau d’évaluer le rôle d’autrui dansce processus. Dans la vie sociale, lesautres peuvent être absents, présents, co-présents ou en interaction à certainsmoments cruciaux. Certains de ces momentsoù les individus choisissent un chemin ouun autre peuvent être vécus d’une manièretout à fait solitaire et certainesdécouvertes peuvent se faire sans l’aide

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d’un ami ou d’un ennemi présent, sinon defaçon symbolique ou imaginaire.

L'auto-étiquetage part d'une prédictionau décours de laquelle, comme le montre lepremier Tannenbaum, « la personne devientce qu'on a dit qu'elle était » (1938, 19-20).

Cependant, il peut y avoir auto-étiquetage sans réaction sociale oudésignation, si non celle que le sujets'imprime à lui-même en se regardant dansle miroir du groupe ou de la moralitéintériorisée. Selon Scambler, nul besoind'être désigné officiellement pourexpérimenter des sentiments de stigmate, ilsuffit d'être témoin de la façon dont lasociété stigmatise une condition, un groupeou une catégorie. Il a dès lors avancé ladifférence entre stigmate ressenti etexprimé (Scambler, 1989 ; Scambler &Hopkins, 1986).

On touche l'implication du concept desoi dans le processus d'étiquetage (Wells,1978, 200). Selon la perspective symbolique– interactionniste, le développement duconcept de soi résulte d'un processusd'intériorisation et d'extériorisation.Dans ce processus, l' « autrui généralisé »est incorporé et le soi se colore desperceptions des autres.

La thèse est connue sous l'appellationde doctrine James-Cooley-Mead du soi-miroir. La littérature symbolique –interactionniste repose alors sur unethéorie de la découverte de soi. A cetégard, l'interactionnisme symbolique a pu

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être conçu comme fondé sur le soliloque oule discours d'une personne qui se parle àelle -même, voir son monologue intérieur(Blumer, 1969 ; Athens, 1994 ; , 2006).

Par exemple, dans ses travaux surl’opiomanie, Alfred Lindesmith (1947)montre que l’apprentissage de latoxicomanie consiste dans la prise deconscience par le consommateur de drogueque ses symptômes de sevrage ne peuventdisparaître que s’il continue à faire unusage continu de drogues. Selon la théoriede l’étiquetage, le consommateur ne devienttoxicomane que lorsqu’il en fait ladécouverte pour lui-même. À ce moment, ilconsidère que ses actes sont le symbole desa conception de lui-même (concept de soi).La découverte de soi transforme alorsl’orientation vis-à-vis la drogue del’usager. Bien que ce lien puisse se fairegrâce à des spécialistes ou des proches, lapierre angulaire en est la découverte desoi.

Goffman, dans « Asiles » (1961) offreun autre exemple de ce processus à proposde ce qu’il appelle la « carrière morale »du malade mental. Il montre qu’à un momentdonné, le patient psychiatrique se rendcompte que la seule manière de sortir del’institution est de devenir malade,d’accepter l’étiquetage puis de serétablir. Du point de vue de l’interactionstratégique face à l’organisation, lepatient accepte le point de vue dupersonnel sur son cas, puis accepte leuraide et d’y répondre positivement. Goffman

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va au-delà de la découverte de soi etsuggère que la conversion des pensionnairesà l’idéologie de l’institution n’estqu’apparente et tient du double jeu.L’interaction stratégique consiste à fairesemblant d’accepter la façon dont on estconsidéré officiellement. Cela semble unesage décision pour faire face à unesituation difficile.

De nombreux exemples informent sur lerôle de l’étiquetage et de la déviationsecondaire comme forme de découverte desoi. Ainsi en est-il de la décision queprend un homosexuel de tomber le masquefaire son « coming out ».

Dans le cas de professions déviantes ousemi-déviantes ou de criminelsprofessionnels, on retrouve ce traitd’auto-étiquetage. Par exemple, certainesprostituées trouvent avantage à êtrereconnues comme telles puisqu’elles ytrouvent les contacts désirés pourdévelopper leur activité. Dans tous cescas, l’étiquetage n’est pas la conséquenced’une sanction formelle, il est le résultatde processus informels d’auto-définition oud’auto étiquetage.

A la suite de Lemert, on distingueentre réaction sociale, informelle, etréaction sociétaire, formelle. La réactionsociétaire formelle est « la réponse à ladéviance des agents des représentantsd’organisations agissant au nom d’unesociété ». En font partie les agences decontrôle telle la police, les tribunaux,les prisons, les hôpitaux psychiatriques,

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les organisations d’assistance sociale,etc. et appelées par Goffman « institutionstotales » (Goffman, 1961).

La réaction sociale informelle n’estpas institutionnalisée. Les procédures lesrèglements explicites à la base de ladésapprobation sociale lui font souventdéfaut. Il en résulte que le déviant estsouvent amené à devoir chercher et trouverlui-même les causes de son exclusion.Ainsi, dans certains cas, il peut invoquerdes complots qui justifient la réaction desautres à son égard comme le fait leparanoïaque (Lemert, 1962). Cela peutconduire à une nouvelle escalade deréponses négatives. Ceux qui souffrent destigmatisation informelle souffrent souventdu fait que leur statut et la véritablecause de leur exclusion demeurent ambigus(Goffman, 1963).

L’idée est que la réponse sociale à ladéviation est fréquemment ambiguë. Mêmelorsque les raisons explicites d’exclusionsont évidentes, l’étiquetage officiel nes’impose pas toujours comme une conséquencedirecte et nécessaire. Il n’y a pasinvariablement passage à la déviationsecondaire et à une réaction sociétaireofficiellement organisée.

IV.3.2. De la déviance secrète au« coming out »

La catégorie de la « déviance secrète »

introduite par Becker, et à raisoncritiquée, décrit la situation où un acte

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impropre a été commis, mais personne n’anoté, ou réagi à la violation de la règle.Dans le cas de l’homosexualité cachée ounon-dite, on peut parler de déviancesecrète ou alors d'auto-étiquetage. Àpartir du moment où une personne estétiquetée homosexuelle, tout son passé etson comportement sont l’objet d’une« cérémonie de dégradation de l’identité »c'est-à-dire d’une « interprétationprospective-rétrospective » dans laquelletoute sa biographie est ré-examinée àl’aune de la désignation.

Ainsi, le profane va rechercher legeste anodin qui peut être réinterprétécomme une avance sexuelle et leprofessionnel et notamment le psychiatre varechercher dans l'enfance du sujetl'origine de son homosexualité. Mais cemême processus d’interprétationprospective-rétrospective peut aussi êtreréalisé par le sujet homosexuel ou lesbienqui se découvre. Il est ainsi amener àreconsidérer son passé, y repérer lesindices permettant d'établir la permanencede son attirance pour le même sexe et con-firmer sa nouvelle définition de lui-mêmeou d'elle-même.

Si pour Becker, la phase ultime d’unecarrière déviante est l’intégration à unesous-culture déviante. Ici, la sous-cultureou la communauté gay résulte de la mise encontact, par confinement ou parregroupement volontaire, d’individus ainsiétiquetés. Le regroupement par affinitéidentitaire est aussi une solution possible

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face aux problèmes qui découlent del’étiquetage et de la stigmatisation telsqu’ils sont véhiculés par la sociétémajoritaire où règne une homophobie latenteou explicite.

Il est fait reproche à la théorie del'étiquetage d’avoir trop insister surl’entrée dans une carrière déviante àpartir d’un étiquetage formel. Nombred’études empiriques et cliniques ont eneffet indiquer au contraire quel’identisation comme « homosexuel » ou« lesbienne » découle moins d'un étiquetagepublic que d'un long processus d'auto-étiquetage ou d’un « stigmate ressenti »(Scambler).

Les interactions avec les pairs, lafréquentation de différents milieux de vie,les rencontres paraissent peut-être plusdécisives que les risques d'étiquetagepublic, un renvoi ou un licenciement. Leprocessus par lequel l’individu en vient àse (re)définir autour de son orientationsexuelle, est conçu comme l’acquisition del’identité homosexuelle laquelle devientune composante centrale de son identité.

Cette conception de l'identité sous-tend les recherches qui se sont penchéessur le « coming-out ». Ce terme, empruntéau vocabulaire du mouvement gay américain,désigne initialement le fait de révéler sonhomosexualité en public, conformément aumot d'ordre lancé par ce mouvement au débutdes années 1970.

« Les définitions de ce terme se sontmultipliées au cours des ans. Ainsi, le

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coming-out peut signifier l'acceptation deson homosexualité, sans que celle-ci nesoit rendue visible, ou à tout le moins,sans qu'elle ne soit affichée sur la placepublique. Quoi qu'il en soit, ce termeconserve la connotation qui lui étaitrattachée à l'origine, soit celle d'uneidentité homosexuelle assumée positivement,sinon avec fierté. Certaines analyses onttenté de dégager des modèles de coming-outen reconstituant l'ensemble du processus oules étapes qui mènent à l'acceptation deson homosexualité ». (Chamberland, 1996,27)

Le terme « coming out » est entré enusage dans la seconde moitié du XXe siècleoù il a été une des tactiques du mouvementde libération des homosexuels aux États-Unis et notamment de ces activistes quicherchaient à rompre avec l'apathie desgénérations précédentes qui préféraient «rester dans le placard » :

« Se révéler aux hétérosexuels étaitnécessaire non seulement pour affronter lesconceptions erronées des hétérosexuels,mais aussi pour surmonter la honte, etatteindre son intégrité personnelle et sonéquilibre psychologique » (Chauncey, 2002,45)

La notion de « coming out » a étédiffusée dans les cercles académiques aucours des années 1960 lorsque lapsychologue Evelyn Hooker68 l'utilise pour

68 Evelyn G. Hooker (1907 – 1996), psychologueaméricaine, enseignante à l’UCLA est devenue une figurelégendaire de la cause des gays. Au cours des années1950, elle réalise une étude dans laquelle elle cherche

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observer que « très souvent, le début --auquel les homosexuels se réfèrent comme aucoming out -- d'une personne qui croie êtrehomosexuelle, mais qui doit lutter contre,a lieu quand elle s'identifie publiquementpour la première fois comme un homosexuel,en présence d'autres homosexuels, par sonapparition dans un bar », ou plus largementdans la communauté gaie (Hooker, 1962,1967 ; Cf. L’article de Barry Dank, 1971 :180))

L'auteur souligne chez les homosexuelsle rôle de l'acceptation de soi, de l'aveupublic et des bars gais comme un espace sûr

à comparer l’ajustement d’hommes homosexuels avec celuid’hommes hétérosexuels. Des cliniciens mis en situationde juges expérimentaux doivent évaluer des testsprojectifs issus des deux populations. Hooker réussit àmontrer que les juges, des cliniciens experts, nepouvaient distinguer dans ces protocoles de testsprojectifs entre le groupe non-clinique d’hommeshomosexuels du groupe comparable d’hommeshétérosexuels. Il n’y avait par ailleurs aucunedifférence significative dans les scores d’ajustemententre les deux groupes (Hooker, 1957). L’étude acontribué à amener l’Association Américaine dePsychiatrie à supprimer l’homosexualité de laclassification des maladies mentales du Diagnostic andStatistical Manual of Mental Disorders (DSM) en 1973,l’American Psychological Association (APA) suivra en1975. Au cours des années 1960, Evelyn G. Hookeraccompagne le mouvement de libération homosexuel enthéorisant les processus du « coming out » et le rôlede la communauté gay (Hooker, 1965, 1967). En 1967,elle dirige une Task Force du NIMH sur l’homosexualité(Hooker, 1969), qui a permis la constitution d’autresétudes empiriques. Après sa retraite en 1970, elles’installe comme thérapeute. Elle a été instrumentaledans l’établissement de l’homosexualité comme un champd’étude en soi. L’Université de Chicago a honoré sesaccomplissments en créant l’ « Evelyn Hooker Center forthe Mental Health of Gays and Lesbians ».

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pour être eux-mêmes. Le bar en tantqu’institution dédiée aux loisirs et auplaisir remplit des fonctions socialesimportantes. Il introduit les nouveauxvenus à la vie homosexuelle, il leur offredes opportunités de contactsinterpersonnels mais il est aussi un lieud’échanges.

Le terme « coming out » a doncplusieurs dimensions. Pour simplifier, ila, à la fois, une dimension collective etune dimension individuelle.

Pour la génération Stonewall69, ilsignifie sortir du placard de la solitudeet de l'isolement, de la haine de soi et lahonte. Par rapport à la générationprécédente d’homosexuels qui menaient unedouble vie ou portaient un masque, lagénération activiste des années 1960 et1970 cherche à promouvoir la «  sortie duplacard » :

«"Sortir du placard", pour unhomosexuel, devint dans ce contexte unimpératif, parce que l'idéologie de ladécouverte de soi, de l'affirmation de soiet de la révélation à soi-même se fit

69 Référence aux évènements de juin 1969,lorsque la police de New York pourchasse les clientsd'un bar de travestis, le Stonewall. La réactioninattendue et la résistance des gays tourne àl’émeute entre les gays et la police. Cet événementdonne lieu à la constitution d'une identitéhomosexuelle « comme force politique. » Chaque année,on commémore le 28 juin, les événements de Stonewallpar la marche des LGBT (lesbienne, gay, bi, trans).

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particulièrement insistante. » (Chauncey,2002, 57)

Au niveau collectif, le « coming out »possède des dimensions politiques notables.Pour Kitsuse, le « coming out » peut êtreconçu comme un acte de déviance tertiaire.

La déviance tertiaire se situe au-delàdu stigmate. Il s'agit pour le déviantstigmatisé de rejeter l'oppression etd'oblitérer l'étiquetage. Pour Kitsuse, lesefforts des gays, notamment « pourredéfinir le sens de leurs conditions,activités, préférences, et valeurs sont desefforts (souligné par l'auteur) [qui]tendent à contrer et neutraliser ceux quiles définissent comme déviants » (Id., 11).

A travers la « déviance tertiaire »,l'auteur souligne l'importance del'affirmation de soi qui caractérise lasortie du placard.

L'aspect politique du « coming out »est particulièrement développé aux Etats-Unis. Le 11 octobre de chaque année estdepuis 1987 et la marche sur Washington duNational Coming Out Project de la campagnedes droits de l'homme, a été déclaré jourférié pour les Gays, Lesbiennes, Bisexuel-le-s et Transgenres. Le 11 octobre est leNational Coming Out Day. Ce jour là, chacunest pressé de révéler son orientationsexuelle aux autres. Sur de nombreuxcampus, le coming out est devenu une formed'activisme politique auquel lesparticipants prêtent l'espoir qu'il vaaccroître le support à la cause des Gays,Lesbiennes, Bisexuel-le-s et Transgenres.

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Au niveau individuel, le coming out estune phase de développement d'une identitéhomosexuelle.

Le premier modèle forgé dans lacommunauté des psychologues et qui signifiel'acceptation de l'homosexualité comme uneorientation sexuelle normale a été celui dela psychologue australienne Vivien Cass en1979.

Il s'agit d'un modèle de la formationd'une identité homosexuelle qui comprendsix phases de développement.

Ces phases sont : - 1 la conscience identitaire

(l'individu devient conscient du fait qu'ilest différent de ses pairs) ;

- 2 la comparaison identitaire(l'individu croit qu'il peut êtrehomosexuel mais continue de passer pourhétérosexuel) ;

- 3 la tolérance identitaire(l'individu réalise qu'il est homosexueldans un monde hétérosexiste)

- 4 l'acceptation identitaire(l'individu commence à explorer lacommunauté gay et aussi l'identité gay oulesbienne) ;

- 5 la fierté identitaire (l'individudevient actif dans la communauté gay aupoint de d'accepter l'homosexualité et derejeter l'hétérosexuel comme intérêtprimaire ;

- 6 la synthèse (l'individu s'accepteet accepte pleinement les autres commemembres égaux de la communauté).

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Ce modèle a été accueilli avec succèset a influencé plusieurs générations decliniciens et de chercheurs spécialisésdans les études gays et lesbiennes. Par lasuite, il a été révisé pour tenir compte dela compréhension et de l'évolution desaspects dynamiques de l'orientationsexuelle.

« Se déclarer comme gay n'était qu'unaspect d'un impératif culturel plus généralinvitant les homosexuels à chercher leurmoi authentique et à le révéler aux autres,à être soi-même dans tous les milieux. Celadevint au bout du compte la revendicationmajeure, celle qui eut le plus d'influence.Elle ne fut pas seulement lourde deconséquences pour la conduite de la viequotidienne, mais elle servit aussi demodèle pour d'autres actes d'affirmation oude révélation d'un « soi » authentique,comme l'atteste aujourd'hui la diffusion(et la banalisation) dans le langageaméricain du terme « coming-out », termequi, à l'époque, n'était employé que parles homosexuels mais qu'une foule d'autresse sont approprié ». (Chauncey, 2002, 59)

IV.3.3 De la Gay Pride à la MadPride ?

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De nos jours, de nombreuses maladieschroniques, épidémiques et /ou à issuefatale sont sujettes à être stigmatiséestant par les proches que dans le regard dela société à travers notamment les media.

Cela pose le problème de la révélationde la maladie ou de l'infirmité à autrui etles risques encourus par cette découverte.Doit-elle rester un secret ou peut-elleêtre révélée à autrui ?

La découverte du stigmate est unconcept souvent utilisé mais rarementinterrogé dans ses effets sur la santé etle bien-être psycho-social. Un abus, unhandicap (non visible), l’orientationsexuelle et l'état de santé peuvent être« communiqués » de façon choisie à sespairs et à des professionnels. Cependant,dans certaines occasions, la divulgationest une obligation et non un choix.

L’idée de divulgation à autrui d’unsecret, étant porteur d’un stigmate cachéest une idée nouvelle qui a ses racinesdans l’histoire du mouvement gay et lesbien(plus largement LGBT). Cette transpositionest appliquée ici aux porteurs d’un« stigmate psy », les autres applicationséventuelles sont hors champ dans cetravail.

Cependant, être handicapé, avoir uncancer, une affection chronique, uneépilepsie, être séropositif ou sidéen, nesont pas choses aisées à vivre (Charmaz,1983) et souvent ce fait pèse comme unfardeau supplémentaire qui s'ajoute au vécude la maladie. A la suite de Finzen, j'ai

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illustré ce phénomène en évoquant lamétaphore d' une « seconde maladie » qui selit dans le regard d'autrui et de lasociété (Lacaze, 2012) notamment en ce quiconcerne la maladie mentale.

De ce fait, le problème de ladécouverte de la maladie qu'elle soitphysique ou mentale est un thème quiintéresse tant les malades que lessoignants mais aussi les proches et legrand public qui est le grand fourbisseurde stigmatisation dans la société à traversnotamment les media (Wahl, 2003).

Il y a cependant une spécificitéattachée aux maladies mentales, j'aid'ailleurs utilisé le mot de désordrespsychiatriques, pour montrer que cesmaladies pouvaient soulever des vaguesd'émotion comme la peur, le dégoût, lemépris qui ont pour effet qu'on s'écarte oufuit les personnes qui en sont atteintes.Certains stéréotypes sont attachés à ellescomme l'imprévisibilité ou la dangerositéce qui n'est pas la moindre des atteintesstigmatiques à l'estime de soi d'unepersonne et un « stigmate ressenti »douloureusement (Scambler, 1989).

Pour le patient ou le pré-patient, lerisque impliqué par le stigmate lui imposede faire des choix concernant la révélationde son affection.

Dans cette section, j'ai longuementtraité du « coming-out » chez les gays,lesbiennes et transsexuelles pourinterroger la transposition possible de cemodèle marqué par une politique identitaire

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et une visibilité choisie, vers lestroubles psychiatriques (Corrigan &Matthews, 2003). Cependant il fautremarquer que le parallèle entre catégoriesstigmatisées et leur façon de faire face àleur condition ne sont pas semblables. Parailleurs, nul n'a remarqué l'existenced'une chaîne d'amitié entre catégoriesstigmatisées mais plutôt tensions etrivalités. Il peut sembler difficile à unepersonne porteuse d'un autre stigmated'accepter l'idée d'un « coming out » etd'être assimilée à l'homosexualité (surtoutsi elle est homophobe !).

Dans ce qui suit, je tente de réaliserune synthèse des travaux menés sur cettequestion car il s'agit d'un sujet sensiblemais impérieux car les patientspsychiatriques stigmatisés par leuraffliction et étiquetés veulent priser lecercle de l'enfermement, du silence, etsortir du « corridor de la déviance.»

Depuis quelques années, on assiste à undéveloppement considérable des associationsde malades qui contribuent à une prise encharge de soi par soi et un soutiencollectif auxquels s'ajoute la possibilitéd'un lobbying auprès des pouvoirs publicspour obtenir toute forme de reconnaissance.Comme le montre C. Warren (1980), leregroupement en association de personnesstigmatisées par une condition ou untrouble commun agit comme un processus dedéstigmatisation salutaire qui fait passerla catégorie « incriminée » de la dévianceau charisme. Cependant si l'association

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peut déstigmatiser la catégorie porteuse destigmate(s), qu'en est-il pour l'individului-même face à son affection, sessentiments de stigmate et le reste dumonde ?

De ce fait, la question de ladécouverte à autrui de son stigmate est undilemme auquel chaque individu stigmatisése trouve confronté et la réponse à cedilemme ne va pas de soi.

Parmi les auteurs qui s'intéressent àla question du stigmate en psychiatrie,Patrick W. Corrigan s'avère un précurseurde la réflexion. Il estime que l'expérienceconnue du « coming out » en termed'orientation sexuelle peut fournir deshypothèses et des méthodes qui sontsusceptibles de guider la rechercheultérieure dans ce domaine appliqué à lamaladie mentale. » (Corrigan & Matthews,2003 : 236).

Néanmoins le parallèle avecl'homosexualité a ses limites.L'homosexualité n'étant pas une maladiementale, il risque de décroître enpertinence car les troubles mentaux sont,eux, susceptibles de recevoir untraitement. Cependant les associationsd’usagers, patients, ex-patients,survivants de la psychiatrie approuvent ceparallèle car ils mettent en question «la légitimité du traitement psychiatrique.» (Crossley, cité par Corrigan & Matthews,2003 : 238). Il reste que pour la majoritédes professionnels, soit lapsychopharmacologie, soit la relation

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d'aide psychosociale (ou les deux associés)restent les moyens standard de traitementet de stabilisation des troubles etsusceptibles d'apporter une améliorationdes conditions de vie des patients traités,ceci dit avec un bémol sur les effetsdélétères de certains médicamentspsychotropes dont on sait certains effetssecondaires néfastes à long terme etl’inutilité.

IV.3.3.1. Sortir du placard ?

Plusieurs études se sont intéressées àla découverte de soi et celle de sonstigmate. Globalement, les usagers/survivants de la psychiatrierencontreraient le même type de problèmesque les gays qui font leur « coming out. »

Plusieurs sortes d'études co-existent.Il y a notamment des auto-ethnographiesdans lesquelles le sujet fait partager sonexpérience. D'autres plus récentes sont desenquêtes quantitatives avec deséchantillons de grande taille.

Avant de débuter, il me faut renvoyeraux travaux d'Otto Wahl qui a publié «Telling is a Risky Business » en 1999 où ilavertit sur les dangers de tout « comingout » systématique, non préparé.

Les personnes ayant une maladie mentaletelle que la schizophrénie, le troublebipolaire ou la dépression portent undouble fardeau, selon Otto Wahl. Nonseulement elles doivent faire face à destroubles parfois très invalidants, mais

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elles doivent aussi composer avec lesattitudes négatives du public envers cestroubles, quelquefois (trop souvent) deleur entourage. Pour vraiment comprendrel'ampleur de cette stigmatisation, il y anécessité d'entendre les consommateurs (leterme américain utilisé dans ce livre pourles personnes atteintes de maladie mentale)eux-mêmes. « Telling is a Risky Business »est le premier ouvrage à examiner ce queces gens ont à dire sur leurs propresexpériences de la stigmatisation.

       L'axe de la recherche de Wahlétait une enquête nationale dans laquelleon a demandé aux consommateurs de santémentale à travers les États-Unis, à la foisau moyen de questionnaires et d'entretiens,de parler de leurs expériences destigmatisation et de discrimination.L'échantillon de population de l'enquêteporte sur plus de 1300 répondants qui ontrapportés directement, dans leurs propresmots, leur(s) expérience(s) négatives etpositives.

       « Telling is a Risky Business »couvre des sujets tels que l'isolement, lerejet, le découragement et ladiscrimination. Les consommateurs offrentégalement des observations perspicaces dela façon dont notre société se représenteles personnes ayant une maladie mentale(souvent de façon erronée). Le livre setermine avec des suggestions de stratégieset d'adaptation pour faire face austigmate.

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Ruth O. Ralph (2002) qui est chercheurà l'Ecole de Service publique del'Université du Maine méridional, a relatéson expérience de révélation de sonhospitalisation en psychiatrie et dutraitement qu'elle a subi : lesélectrochocs.

La question de la découverte à autruicommence par la question des conditions decette découverte. D'abord est-elle unchoix, une nécessité ou une fuite ?

La dynamique de la découverte de soin'est pas la même suivant laquelle de cestrois possibilités s'est offerte.

Le point de départ comme chez les gaysest posé par le dilemme de rester « auplacard » avec tout le problème de gardercaché une part de soi et de vivre enportant un secret ce qui a des implicationssur les rapports interpersonnels que l'onentretient avec son entourage proche ouéloigné (famille, collègues de travail,employeurs, etc.).

Goffman (1963) a décrit les difficultésqui sont éprouvés par ceux qui sontstigmatisés dès lors qu’ils sontconstamment obligés de « faire semblant »(Goffman, 1975, 91). C’est ainsi qu’unindividu « discréditable » et qui a unstigmate non visible peut en venir àprésenter le « syndrome de Cendrillon »,toujours sur la brèche, prêt à battre enretraite de peur d’être découvert. L’usagede la tactique du « faux semblant » par unstigmatisé qui souhaite dissimuler sonattribut et ne pas être découvert, implique

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toujours un équilibre malaisé entrevisibilité et dissimulation. L'individu quifait semblant s’expose toujours à êtredécouvert intentionnellement ou non. Lerisque est celui de laisser apparaître augrand jour un aspect de lui-même qu’ilcherchait à cacher aux yeux des autres. Dece fait, l’usage de la tactique du « fauxsemblant » implique toujours l’angoisse oula peur d’être dévoilé ou découvert.

Cacher une partie de son identitéimplique de vivre masqué, dans la peur etdans le mensonge et l’homme en fuite courttoujours le risque permanent d'êtredécouvert. Le pire pour lui étant cependantde dévoiler lui-même aux autres quasiment àson insu son secret caché. L'autre ironieétant de continuer à cacher ce que chacunsait dans un double jeu de faux-semblant oùsouvent on sait que l'autre sait. Par tact,l'autre se tait. Mais parfois, êtredétenteur d'un secret qui est en fait supar autrui peut être un danger pour soi :la personne qui garde un secret qui estpartagé à son insu court des risquespersonnels (colportage, rumeur, évitement,harcèlement, agression, etc.) et aussi desrisques pour sa carrière professionnelle(renvoi, discrimination, refus depromotion, etc.).

A partir de son expérience, Ruth O.Ralph a construit un exposé sur les risqueset les bénéfices de la découverte de sonstigmate, c'est à dire son histoirepsychiatrique. La décision de révéler sonstigmate peut se heurter à un certain

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nombre de difficultés de différents ordresqui se posent comme des freins à ladivulgation de son secret.

IV.3.3.2. Barrières à la révélation desoi

. Le secret et le contrôle (del'information)

Avec Goffman, j'ai abordé les dilemmesdes personnes affectées d'un stigmate,d'une condition susceptible de lesdiscréditer comme un épisode d'un troublepsychiatrique et une hospitalisation dansun service spécialisé. De tels évènementstraumatisants et très personnels, on peutle comprendre, peuvent entraîner le sujet àvouloir garder secret le problème vécu etcontrôler l'information sur son passé etcet épisode.

Selon R. Ralph, il se déroule dans sonfort intérieur un soliloque où le sujetdébat avec lui-même de l'issue à donner àce secret qui lui gâche la vie ou qu'iltraîne comme un boulet. Du fait de garderune ombre sur son passé, le sujet peut êtremal à l'aise dans la vie quotidienne et lesrencontres interpersonnelles, que ce soitamis, collègues ou même des proches. Vivreavec un secret est difficile à assumer caril y a toujours la peur de se trahir oud'être désigné publiquement.

Je rappelerai qu’une des dimensions dustigmate, la dissimulation et ce que Smartet Wegner (2000) appelle les « coûts cachés

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du stigmate caché. » Les auteurs d'ailleursargumentent la nécessité de la révélationdu soi caché et la transparence de soi(Jourard)70.

Cependant, R. Ralph cite des exemplesde cas où la maladie, le traitement, sescauses et ses conséquences sont impossiblesà dire. C'est ce que rapporte Ann Jenningsdans ses entretiens avec des usagers /survivants de la psychiatrie à propos deleur vécu de l'enfermement et descontraintes hospitalières qui provoquaientchez les interviewé(e)s de tels sentimentsde colère et de rage qu'ils leur étaientimpossible d'en parler.

. La honteLes maladies mentales restent des

affections honteuses, porteuses destigmatisation. Certains usagers /survivants de la psychiatrie décriventl'épreuve de l'hospitalisation comme sevivant ayant franchi la ligne et en

70 Une expérimentation en laboratoire sur larévélation d’un attribut stigmatique discréditable, undésordre mental (Quinn et al., 2004) aboutit à desconclusions inverses. Le fait de révéler un telattribut lors de tâches expérimentales produit unediminution des performances des sujets. Les auteursmettent alors en garde les individus qui chercheraientà rendre de façon systématique transparents à autruileurs problèmes de santé mentale. Je rappelle qu’OttoF. Wahl a écrit un livre dont le titre est « Telling isrisky business » (1999) : le dire est une affairerisquée. Dans un échantillon de 1301 usagers de lapsychiatrie, 74 % d’entre eux tendent à éviter deparler de leur problème hors du cercle familial.Seulement 21 % ont découvert aux autres leur statutsans dommage pour eux.

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retirent un sentiment de honte : « cetteligne que l'on franchit nous rend dégradé,sans espoir et perdu. » (Ralph, 2002 : 166)

Dan Fisher témoigne avoir perdu sonestime de lui-même après sonhospitalisation. Il n'a pu la regagnerqu'en devenant psychiatre « pour se prouverà lui-même, au monde, pour dépasserl'étiquette. Une fois qu'on vous adiagnostiqué, vous ne pouvez pas vous endébarrasser, dans vos souvenirs et votrecoeur. » (cité par Ralph, 2002 : 166)

. La discrimination et le stigmateUne des raisons qui amène ou non à la

révélation du stigmate est la question dustigmate, entendu comme une forme dediscrimination sur la base de préjugés.

Ainsi Deborah Reidy a interviewéd'anciens usagers / survivants de lapsychiatrie pour qui le stigmate est « unemort sociale. » (cité par Ralph, 2002 :166) :

« Les histoires racontées par lesusagers / survivants disent l'expériencedouloureuse de l'exclusion, du rejet et dela discrimination, souvent tout au long decentaines d'interactions au jour le jour.»(ibid.)

Le pire est la discrimination et lestigmate transmis par le système de santémentale lui-même à travers ses personnels.Ils décrivent le pouvoir et le contrôleimposé, le traitement comme les mettantplus bas qu'eux, le fait de subir despratiques d'enrégimentement et de

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déshumanisation, de séparation avec lacommunauté, être confronté à l’incrédulitéface aux possibilités d'évolution despersonnes avec des troubles psychiatrique,au manque de respect vis à vis del'intimité, à l’absence d'information.

Les témoignages des usagers /survivants de la psychiatrie confirment desobservations similaires de la part despersonnels du système de santé mentale, ycompris les médecins. Nombre d'expériencesde mortification décrites par Goffman dansles années 1950 et qui existent toujourssoixante plus tard et qui équivalent à uneamputation de la personnalité (Goffman,1961 ; Dargère, 2012).

Pour le personnel les reclus des «institutions-stigmate » (Dargère), ne sontpas des « personnes à part entière.» Ilsfont partie du « musée de la folie »(Scull), à mi-chemin entre l'humain et labête, la bête-humaine et traitée commetelle.

. La discrimination au travailLa plupart des témoignages des

usagers / survivants de la psychiatriedécrivent l'expérience des discriminationsau travail où ils doivent faire face dansles travaux à forte productivité, à despressions de l'encadrement et des remarquessur les absences en cas de maladie. Pourgarder leurs jobs, ils doivent compenserleur défaillances en travaillant davantage,faisant davantage d'heures. Ils doiventfaire face au manque de compréhension de la

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part des collègues de travail et descontremaîtres. Malgré la loi (American withDisabilities Act, en abrégé ADA), lespersonnes ayant des troubles psychiatriquesne correspondent pas l'image du handicapé,leur handicap est invisible, et comme tel,ils ne reçoivent pas le même crédit desympathie ou de pitié que ceux qui ont unhandicap visible.

Il est impensable de dévoiler sonexpérience avec la psychiatrie lors d'unentretien d'embauche pour obtenir parexemple une adaptation du poste de travailcar les préjugés des employeurs peuventaffecter leur chance d'obtenir le job.

De plus l'ADA ne s'applique pas quandon croit que la personne avec un handicapest susceptible d' un risque pour lasécurité d'autrui. Vu les préjugés surl'imprévisibilité et la violence prêtéesaux malades mentaux, l'ADA contribue à unestigmatisation et discriminationstructurale au travail. De plus, lesemployeurs rechignent à adapter les postesaux personnes ayant des problèmespsychiatriques.

. La révélation Une des raisons qui pousse les

personnes qui ont des problèmes d'ordrepsychiatrique à s'ouvrir aux autres de leuraffliction et révéler leur problème estpour obtenir une adaptation de leur posteconformément à ce que demande l'ADA. Sil'employé ayant des problèmes psy continue

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de cacher ses symptômes, il n'obtiendra pasde son employeur ces aménagements.

Néanmoins, la loi étant entrée dans lesmoeurs, de plus en plus d'usagers /survivants de la psychiatrie révèlent leurmaladie au travail et trouvent le soutienadéquate de la part des collègues et desemployeurs.

Le dévoilement du trouble mental peutêtre lié à des raisons, qui, même sipersonnelles, n'empêchent de vivre au grandjour sans un secret source de conflitsintérieurs.

La révélation et le « coming out » despersonnes qui ont des problèmespsychiatriques doivent être murementréfléchis et préparés en fonction del'auditoire dans lesquels ils vont sedérouler. Les personnes interrogées fontpart d'un « vocabulaire de motifs »invoquant l'appel à des valeurssupérieures, le désir d'aider autrui ou unecause, avoir un impact sur le système desanté mentale71.

71 Le « coming out » des personnalités publiques,celui de membres du système de santé mentale comme lespsychiatres (telle Elyn Saks) et d'autres professionsen vue est un facteur très important pour avancer lacause de la déstigmatisation des maladies mentales. Ilen est de même du rôle des media qui depuis troplongtemps donnent une image négative du « fou »psychopathe, imprévisible et dangereux ; ces media quisurfent de façon glauque sur des « scénarios destigmatisation» qui dépeignent un « carnaval de ladéviance » (Dotter, 2011). Il est temps de retourner lestigmate sur ces industries du spectacle complaisantesen donnant des déviances humaines l’image du pire. Lepire c’est eux. Stigmatophobie et avidité vont ici depaire.

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L'auteur du texte ne cache qu'ellesupporte la cause des personnes quirévèlent leurs problèmes de santé mentaleet fait état des bénéfices de larévélation. Elle a des vertusthérapeutiques et peut améliorer le bien-être dans la famille, au travail, dans lacommunauté.

J’examine une autre étude qui est destyle plus quantitatif et non unerévélation de soi de son auteur.

La présente étude mené par Arjan E.R.Bos et son équipe (2009) examine lesmodalités de révélation chez les usagers dusystème de santé mentale et montre commentla divulgation est liée à la stigmatisationet au soutien social perçus, et l'estime desoi.

L' étude qui porte sur les stratégiesde gestion d'une information sur soi-même,un stigmate caché, et la façon dont lessujets choisissent à qui confier leursecret est une des premières à porter surun échantillon conséquent (N = 500) et deplus réalisée en Europe, aux Pays-Bas.L’équipe examine les effets de ladivulgation, sur la perception de lastigmatisation, le soutien social etl'estime de soi.

« Les personnes ayant une stigmatecaché et dissimulable, comme une maladiementale, sont confrontés au dilemme de lagestion de ce secret. La révélation del'information peut d'une part, conduire àla stigmatisation et peut donc avoir unimpact négatif sur le bien-être

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psychologique. » (Bos et al. 2009 : 510). D'autre part, dissimuler un stigmate

empêche de recevoir un soutien social etest lié à des facteurs de stressconsidérables et les auteurs d’ajouter desdéfis psychologiques. Malgré cet énormedilemme, les chercheurs en sciencessociales n'ont accordé qu'une attentionlimitée à la question de la divulgationhormi quelques études américaines.

Cette étude montre que les personnesatteintes de troubles mentaux divulguentsélectivement leur maladie mentale. Engénéral, ils s'ouvrent envers leurpartenaire et les membres de la familleproche, mais restent sur la réserve avecdes partenaires d'interaction moinsintimes, comme connaissances et collègues.Si les usagers révèlent leur maladiementale, ils reçoivent plus de soutien etmoins de réponses stigmatisantes. Enrevanche, la divulgation de la maladiementale à des connaissances et collèguesétait liée à moins de soutien et davantagede réactions stigmatisantes. Ainsi, ladivulgation sélective semble optimiser lesoutien social et limiter lastigmatisation. Cependant, la divulgationsélective implique que les gens ont encoreà cacher leur stigmate dans certainessituations, ce qui peut être un stresseur.

Bien que la divulgation sélectivesemble bénéfique pour les personnes avec untrouble mental, il peut y avoir desconséquences négatives pour le groupe dansson ensemble. La recherche en psychologie

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sociale remarque que la connaissance et lecontact interpersonnel, seuls, conduisent àune réduction de la stigmatisation(Corrigan & Matthews, 2003). Si lespersonnes atteintes d'une maladie mentalecachent leur condition, cela acertainement des conséquences négativespour changer les attitudes du public àl'égard des malades mentaux. Il convientégalement de remarquer que les troublesmentaux graves sont parfois difficiles àcacher et la divulgation volontaire n'estpas toujours possible et une option pourtoutes les personnes ayant un troublemental. Par exemple, en cas de crise oud'hospitalisation soudaine, les parents dejeunes adultes ayant une schizophréniesont amenés à informer les amis et lesmembres de la famille sans concertationpréalable.

Aucune différence dans lastigmatisation perçue n’a été trouvée pourdifférents diagnostics psychiatriques.

« Une explication possible de l'absencede différences entre les diagnostics estque les personnes ayant une maladie mentalegrave le plus souvent ont décidé de ne pasparticiper à l'étude. Une autreexplication est que les personnes ayant unemaladie mentale grave peuvent être amenés àlimiter leurs interactions sociales enraison de leur état et, en conséquence,éviter l'expérience des réponsesstigmatisantes. » (2009 : 512)

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Néanmoins en conclusion de cettesection, on doit comprendre que cetterévélation ne peut avoir lieu sans lesecours du milieu, notamment de la famille,des proches. Avoir le support d'autrui,d'un groupe, est une condition pour que le« coming out » soit réussi. Il estcertainement important que tout usager /survivant de la psychiatrie fasse partied'une association et /ou d'un grouped'auto-support car dans les problèmespsychiatriques, il y a souvent la solitude,des conflits de couple ou familiaux et sile support ne vient pas des proches, lapersonne doit pouvoir le trouver dans une «famille de coeur » et surtout bénéficierd'un bon réseau de soin et avoir uneinfirmère référente, un travailleur social,un psychiatre et /ou un psychologue qui luidonnent le sentiment d'être écouté etcompris.

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PARTIE II : L'INCIDENCE DUUSTIGMATE PSYCHIATRIQUE

SUR L’ESTIME DE SOI (EMPIRIE)

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A] ÉTUDE STATISTIQUECOMPARATIVE DE DEUX POPULATIONS

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V. HYPOTHÈSE ETCONSTRUCTION DEL’ENQUÊTE

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Dans ce chapitre, je traiteexplicitement du stigmate psychiatrique. Lathéorie de l'étiquetage considère que lediagnostic psychiatrique en tant qu’il estun élément de la réaction sociale, pose uneétiquette de malade mental.

Cette conception après trente esttoujours aussi polémique. Dès l’origine, ona tenté de la ridiculiser par tous lesmoyens. Contre vents et marées, je lamaintiens. On a souvent voulu y voir unevision simpliste en réduisant cetteassertion à un nouveau modèle étiologique.

Un défi est posé par cette conceptionc’est d’inviter les professionnels de lasanté mentale à reconsidérer leur rôle ense demandant s’ils doivent être oustigmatiseurs ou déstigmatiseurs. Il s’agitde formuler un modèle du désordre mentalqui ne soit stigmatisant, nidiscriminatoire.

Les oppositions institutionnelles,professionnelles, corporatives etbureaucratiques face à un tel projettémoignent, selon moi, du fait que lestigmate psychiatrique est structuralc'est-à-dire constamment renforcé au niveauinstitutionnel et sociétal.

Je propose d’étudier l’effet dustigmate psychiatrique sur l’estime de soi.

V.1. Spécificité du stigmatepsychiatrique

Le stigmate psychiatrique est à priori

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une question qui devrait concerner au plushaut point tous les professionnels de santémentale. La réponse publique négativeattachée aux personnes qui souffrent detrouble mental est considérée aujourd'huicomme un obstacle majeur au dépistage, àl’accès aux soins, au traitement ainsi qu’àla stabilisation, la rémission voire laguérison des troubles mentaux. Dans notrepays, la prise de conscience de cephénomène a été lente et difficultueuse.Mais depuis quelques années, la montée enpuissance des associations est en traind'infléchir la tendance. Cependant si larecherche sur les processus impliqués parla possession d'un stigmate psychiatriqueest aujourd'hui considérable au planinternational, en France, par contre cetype d'investigation est encoreminoritaire. Pour cette raison, il apparaîtopportun de passer en revue la littératuresur le sujet.

La sociologue Agnes Miles dans sonouvrage « The Mentally Ill in ContemporarySociety » (1981) reprend la définitionstandard de Goffman mais reprécise lavariabilité contextuelle et historique desphénomènes de stigmatisation :

« Le concept de stigmate, tel queGoffman le développe, est utile pourcomprendre le rôle social du malademental : l’image traditionnelle du patientpsychiatrique, comme quelqu’un d’étrangedans son apparence, dangereux,inexplicable, quelqu’un dont on a peur eten qui on n’a pas confiance, est

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profondément discréditante etstigmatisante. » (Miles, 1981, 70)

Un des axes de recherche sur lastigmatisation psychiatrique implique desétudes auto-reportées menées dans lapopulation générale. De telles étudesambitieuses et coûteuses sont rares dans lalittérature. Dans un registre parallèle, ilexiste un certain nombre d'études d'opinionqui ont été réalisées sur les attitudes àl'égard de la maladie mentale. De tellesétudes ont été réalisées en nombre auxÉtats-Unis depuis les années 1960. Ellesrévèlent les attitudes fortement négativesà l'égard de la maladie mentale en général.

Un autre type d'études d'essencedavantage cliniques offrent un certainnombre de vignettes, de biographies oud’autobiographies de personnes souffrant detrouble mental. On n'y trouve, vécus del'intérieur, rapportés le rejet et la peuren rapport avec les informations contenuesdans l'histoire du trouble et du traitementpsychiatriques.

Finalement, un dernier secteur de lalittérature concerne un certain nombred'études expérimentales ou quasiexpérimentales éventuellement menées enlaboratoire et qui concernent le traitementsocial ou interactionnel de personnes ayantun trouble mental. Un dispositifexpérimental y est utilisé. Il a pour thèmecentral l'inclusion d'une information surle traitement psychiatrique passé d'unepersonne. On vérifie alors que cetteinformation décroît le succès de celle-ci

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dans la recherche d'un logement, d'unemploi ou de l'admission dans une école ouune université. L'identification d'unepersonne comme patient psychiatrique mène àun certain nombre d'attributions oud'interprétations biaisées de la part d'uneaudience sociale, professionnels de lasanté mentale y compris.

Les recherches qui impliquent le pointde vue des personnes stigmatisées et plusprécisément les récipiendaires d'unstigmate psychiatrique et communémentappelés usagers de la psychiatrie sont parcontre quasi absentes jusqu'à une daterécente.

Actuellement, notamment aux États-Unis,on doit compter sur les travaux éminents deplusieurs chercheurs en psychologie, dontPatrick W. Corrigan et Otto Wahl. Ensociologie et en anthropologie, on trouveles noms (entre autres) de Nancy Herman,Bruce Link, Jo Phelan et Arthur Kleinmann.En Europe, d’abord Norman Sartorius qui alancé l’initiative lorsqu’il fut Présidentde l’Association mondiale de psychiatriedans les années 1990 et d’autres, MathiasAngermeyer, professeur de psychiatrie àl’Université de Leipzig (Allemagne), ArthurCrisp, professeur de psychiatrie à Londres,Peter Nawka (Michalovce, Slovaquie), etc.

Effectivement jusqu'à il y a peu, unepoignée d'études seulement allaientchercher directement l'information chez lesusagers des services de santé mentale pourfournir l'évidence de leur expérience de lastigmatisation. De telles études ont montré

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le rôle du rejet et de la discrimination enrapport avec le stigmate psychiatrique.Cependant, nombre de ses études restentconfinées à des lieux ou des groupesspécifiques, ont une portée davantage microsociologique que macro sociologique. 72

V.1.1. L’impact de la désignationopérée par les professionnels

La théorie de l'étiquetage et notammentles recherches de Scheff, considèrent quele diagnostic en psychiatrie est un élémentde la réaction sociale et comme tel, qu'ilaffecte à travers le type de diagnostic quiest effectué par les professionnels et letype de traitement préconisé pour letraiter, la personne étiquetée de malademental. La question rejoint le processus demédicalisation de la déviance et plusparticulièrement de psychiatrisation desdifférences.73

Cette affirmation est confirmée par denombreux résultats de recherche.74 Des

72 À ce jour, on doit noter une seule étude majeuredédiée à l'expérience du stigmate appréhendé del'intérieur ou de façon phénoménologique, à partird'une étude de type macro sociologique, il s'agit decelle d’Otto Wahl (1999). Ce dernier a réalisé uneenquête par questionnaire sur une population d'environ1300 personnes. L'enquête se double d'une séried'entretiens sur les sources et l'impact du stigmate,réalisée sur un échantillon de 100 personnes.

73 L’argument de recherche est repris par laThéorie de l’étiquetage modifiée autour de Bruce Linket Jo C. Phelan (1999/2004).

74 Le déchiffrement du classement et desclassifications comme pratiques institutionnalisées est

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études sociologiques ont montré que desfacteurs non liés à l'état psychiatrique,comme la suggestion du diagnostic par un «collègue prestigieux», le verdict d'uneaction en justice, la prise en charge parune compagnie d'assurance et l'existence depossibilités de logement et de soinspeuvent tous affecter la prise de décisionun objet d’étude bien balisé en France uniquement dansle secteur des sciences de l’éducation. Nombre detravaux s’intéressent par exemple au traitement de laquestion du retard mental et de celle de l’éducationspéciale et plus généralement du champ de l’enfanceinadaptée. Les enfants dits « anormaux », « arriérés »ou « débiles » ont étés exclus de l’institutionscolaire entre le XIXe et le XXe siècle par unprocessus de « tri » (Monceau, 2001). Un processus quise poursuit à travers la médicalisation de l’échecscolaire jusqu’au années 1970. A travers réformes etlégislation : « les discours et les réformesministérielles affirment depuis longtemps la nécessitéde permettre une circulation maximale d’élèves menacésde relégation et d’exclusion. La logiqueinstitutionnelle, qui classe les élèves pour lespenser, tend au contraire à les inscrire dans destypologies des structures de manière stable. Cetteinscription, qui est aussi étiquetage, portait auxorigines sur ce que les élèves étaient. Il me semblequ’elles portent maintenant et de manière croissante,ce qu’ils deviennent. » (Monceau, 2001, 30). Les élèvesà aider sont l’objet d’un classement et d’un tri etaffectés à des dispositifs qui séparent en traitant outraitent en séparant selon le jeu des « pratiquesdivisantes » (Foucault). La simple sérialisationinstitutionnelle et imputation à un de ceux-ci estsusceptible, en elle-même, de produire des effetsd’étiquetage et de stigmatisation (Monceau, 2001, 32).Dans le même secteur, Jacqueline Gateaux-Mennecier ainterrogé la production de l’arriération et sa logiquesociale et institutionnelle au cours du XXè siècle(Gâteau-Mennecier, 1990,1993, 1999). L'analyse socio-génétique de la désignation d'arriération (à laquellese substitueront les notions de « débilité légère » et« déficience intellectuelle légère ») montre qu'elle

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clinique. (Phelan & Link, 1999/2004, 25).Pour Rosenberg (1984, 1992), les

professionnels ne font que confirmer lepoint de vue des profanes et parle d'échecde la « prise de rôle » par les uns et parles autres, c'est dire qu'on ne peut pascomprendre le sujet ou prendre son point devue. De même, le criminologue etpsychologue Debuyst situe l'étiquetage ausein de l'échec dans une relation et,reprenant la littérature nord-américaine,il écrit que l'étiquetage « doit êtreconsidéré comme le résultat d'une failledans cet échange de communication quiaurait du permettre de tenir compte del'autre. C'est en d'autres termes unefaille dans le processus de reconnaissancede l'autre » (1975, 860, 861). La demandede reconnaissance de l'autre aboutit à uneimpasse en ce sens que l'étiquetage est unrejet et même une réduction de l'autre àl'état de non-personne. Il n’y est plus unepersonne à part entière digne de respect etdouée d’habileté et capacité d’agir.

À ces facteurs s'ajoute à propos deseffets de la distance sociale, quireprésente une forme particulièrementpernicieuse d'influence sociale sur lesdécisions d'étiquetage.

« D'autres études ont démontré que ladistance sociale (entre les cliniciens et

est le résultat d'une construction idéologique. Elleconstitue une traduction individualisante d'un rapportinteractionnel et conflictuel (indiscipline, déviance)ou un masque psychologique de phénomènes sociologiquesliés à la résistance à l'acculturation scolaire.

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les patients pour lesquels ils établissentun diagnostic et qu'ils traitent) affectel'exactitude du diagnostic de pathologiementale. Ces observations applicationsévidentes dans le domaine des rencontrestransculturelles mais peut aussi influersur l'établissement du diagnostic lorsqu'ona affaire à des souscultures internes auxÉtats-Unis. » (Phelan & Link, 1999/2004,25).

Une étude notamment de Rosembaum etPrinsky de 1991 « met en évidence leseffets de la distance culturelle entre lesadultes et les jeunes et son influence surla désignation de la maladie mentale. Cesauteurs constatent l'existence d'une sous-culture musicale "punk" et "heavy metal"qui, entrant en conflit avec celle desadultes, a entraîné la mise sur pied deprogrammes de "dépunkisation" et de "démé-tallisation" des jeunes. Afin de déterminersi les programmes de prise en charge desmaladies mentales contribuaient à étiqueteret à traiter ces jeunes sur la base de leurimplication dans l'univers musical "punk"et  "heayy metal", ces chercheurs ont élaboréune situation hypothétique dans laquelledes parents s'inquiétaient des choixmusicaux, vestimentaires, ou de posters deleurs enfants. Ils ne mentionnaient aucunsymptôme de maladie mentale et spécifiaientque la drogue, l'alcool, la dépression, laviolence et le suicide ne constituaient pasun problème dans le cas particulier de leurenfant. Après qu'un assistant de recherchese faisant passer pour le père d'un

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adolescent eut contacté des personneschargées de l'hospitalisation auprès de sixétablissements publics et sixétablissements privés, 83 % de ces derniers(soit dix responsables) déclarèrent qu'ilspensaient que les troubles du jeune ainsidécrits nécessitaient son internementpsychiatrique, alors que les seulsproblèmes mentionnés n'impliquaient que saparticipation à une sous-culture dejeunes. » (cité par Phelan & Link,1999/2004, 25).

Une autre étude sur l’objectivité de laclassification du D.S.M. III essaie demettre en évidence le rôle joué par larace, le genre et la religion comme sourcesimportantes de division sous-culturelle.Ainsi Loring et Powell ont conçu unesimulation dans laquelle on demandait à despsychiatres de diagnostiquer l'état d'unindividu hypothétique décrit comme atteintd'une série fixe de symptômespsychiatriques, mais dont la race et lesexe variaient.

Le résultat est le suivant :« La majorité des psychiatres

diagnostiquèrent une schizophrénieindifférenciée. Mais la race, le sexe dumédecin et du sujet imaginaire, ainsi que,de façon essentielle, l'interaction entreles deux, ont considérablement influencé lediagnostic obtenu. Les sujets masculinsnoirs ont été bien plus souvent que lesautres taxés de schizophrénie paranoïaque,une pathologie plus grave, et lespsychiatres masculins ont eu davantage

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tendance que leurs consœurs à diagnostiquerles sujets féminins comme dépressifs. »(cité par Phelan & Link, 1999/2004, 25).

L’étude des canadiens Silverstone etSalsali (Silverstone et Salsali, 2003 ;Salsali et Silverstone, 2003) avec unéchantillon de 1190 sujets dont 957patients psychiatriques avec le supportcomme outil de l’échelle d’estime deRosenberg, démontre que tous les patientspsychiatriques étaient affectés d’une basseestime de soi. Il y avait cependant desvariations selon les groupes diagnostics.L’estime la plus basse se retrouverait chezles patients affectés de troublesdépressifs, de troubles alimentaires etd’usagers de drogue. Cette estime de soidépréciative de plus s’accroit avec la co-morbidité (être atteint de troublesassociés) surtout quand le trouble majeurest la dépression.

Les auteurs mettent en évidence uncercle vicieux entre estime de soi etdésordre psychiatrique. Ainsi l’estime desoi basse accroitrait la susceptibilité àdévelopper une affection psychiatrique eten retour l’existence d‘un désordrepsychiatrique tendrait à abaisser l’estimede soi. Cet effet serait prédominant dansla dépression et les troubles alimentaires.

Par ailleurs, les caractèresdémographiques (âge, sexe, statut marital,niveau d’éducation, emploi et revenu)jouent un rôle dans le niveau d’estime desoi.

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L’estime de soi augmente avec l’âge, leniveau d’éducation, et le revenu. L’emploiest un critère très significatif car lestravaillants ont une bien meilleure estimede soi que les sans-emploi. Les auteurs del’étude retrouvent la différence souventnotée entre les sexes avec une estime desoi plus basse chez la femme que l’homme.Chez les patients psychiatriques, l’estimede soi n’est pas significativement corréléeau statut marital. Par contre leur estimede soi est sensible aux stresseurspsychosociaux (évènements de la vie, parexemple).

Les auteurs dans leur étude mettentdonc l’accent sur cet effet de boucle entreprésence d’un désordre psychiatrique etbaisse de l’estime de soi. Se savoiratteint de quelque forme de traitspsychopathologiques ou se croire malademental, être identifié et / ou s’identifiercomme tel, tendrait à abaisser l’estime desoi ce qui en retour accroît les phénomènespsychopathologiques. On voit ici lapossibilité que la variable interférentepuisse être le fait de porter une étiquettepsychiatrique et de se sentir stigmatiséd’être identifié comme tel. Ce travail vadans le sens de mon hypothèse que maladiementale et stigmate peuvent être conçuscomme une double maladie (Lacaze, 2012)dont le sujet se retrouve porteur et d’oùla nécessité de lutter contre le stigmateau niveau individuel et collectif.

A ce niveau je voudrais mentionner untravail de Morris Rosenberg, un écrit

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posthume et terminé par Timothy J. Owenssur les personnes à faible estime de soi(Rosenberg & Owens, 2001).

Dans ce portrait collectif, la longueexpérience de Rosenberg lui permetd’affirmer un certain nombre d’évidencessur le phénomène de la basse estime de soi.

Un des premiers facteurs estl’hypersensibilité de l’estime de soi despersonnes à faible estime d’eux-mêmes. Il ya une difficulté particulière face auxmenaces et à protéger son estime de soi-même vis-à-vis des attaques, des échecs,des déceptions, des rejets, des évènementsde la vie négatifs. Comme le dirait H.S.Sullivan, les personnes à basse estime ontdes « problèmes de vie » difficiles àassumer et qui altèrent et pèsent sur lesens de leur existence. En paraphrasant MaxScheler, ils sont porteurs d’un « sens dela souffrance » dans lequel peut-être« l’existence est « culpabilité » et parcela même souffrance. » (Scheler, « Le sensde la souffrance », 1916/1932, p. 30).

Comme dans l’étude analysée auparavantde Silverstone et Salsali (2003),Rosenberg, & Owens (2001 : 410) retrouventcet effet de boucle entre présence d’undésordre psychiatrique, notamment ladépression, et baisse de l’estime de soi :« chacune éveille et renforce l’autre »(Ibidem).

Ensuite Rosenberg identifie la questionde l’angoisse chez les personnes à faibleestime de soi. Il rappelle que lapsychanalyste Karen Horney associait estime

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de soi et angoisse. Elle disait quel’angoisse met en branle toute une chainecomplète d’évènements, en termes actuels destresseurs, et produit la haine de soi etle mépris de soi-même tout en abaissantl’estime de soi (2001 : 411).

A côté des problèmes de vie, lespersonnes à basse estime de soi subissentdes distorsions du processus de la pensée.Elles sont nombreuses et affectent autantleur moral que leur fonctionnementpsychosocial. Elles doivent faire face aupessimisme, au cynisme, à une orientationnégative vis-à-vis des instituions,négativisme vis-à-vis d’autrui et de soi-même (Rosenberg, & Owens, 2001, 412-415).De plus, c’est leur pensée elle-même quiest affectée à travers des mécanismescognitifs négatifs tels que l’incertitude,une pensée dé-construite, une lenteur dansla réponse et enfin une forme dedépersonnalisation au sens de perte d’unsens de soi-même, n’être plus pareil.

Pour Rosenberg, vivre avec une basseestime de soi génère une attitude envers lavie spécifique. Le cours de la vie estmarqué par nombre d’éléments déjà relevésqui réfléchissent une personnalité marquéepar la tristesse, la colère, le sentimentde menace, la nervosité, ladésorganisation, le conflit, la retenue etle scrupule.

Du coup, le cours de vie est affecté dedeux tendances marquées : l’évitement et lamentalité de « tranchée » qui veut dire quela personne construit un mur de défenses

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pour se protéger dont la solidité et lavaleur sont toutes relatives. Cettementalité de tranchée se caractérise par larestriction de l’interaction, l’auto-marginalisation, la réticence etl’inhibition, la dissimulation,l’inauthenticité (Rosenberg, & Owens, 2001,420-423).

J’ai été amené à revenir sur la basseestime de soi et on dirait avec C. André(2004), dans beaucoup de cas, la mésestimede soi et comment cela peut devenir uneattitude envers la vie et un modefonctionnement psychosocial. Le travaileffectué par Rosenberg et complété par T.Owens s’avère un tableau réaliste de la viede nombre de gens qui ne sont que l’ombred’eux-mêmes, qui se terrent « porteurs destigmate. » Ce travail a valeurscientifique autant que clinique pour lethérapeute. La question centrale y est lepoids de cette désignation psychiatriquequi affecte l’identité et le cours de lavie. A qui sert ce système ? Pourquoiexiste-t-il ?

V.1.2. Paradoxes de la taxinomie

Le dilemme du diagnostic psychiatriqueréside dans sa façon d’être une méthode decontrôle social, selon Roland Jaccard. Dèslors que les classifications psychiatriquesaboutissent à la dégradation et à laségrégation sociale de l'individu identifiécomme malade mental, on peut être amené à

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se demander si « en définitive, le but nonavoué de la classification psychiatrique neserait-il pas, entre autres, lastigmatisation sociale et la création d'uneclasse de boucs émissaires ? » (Jaccard,1979, 40)

Chez les professionnels de lapsychiatrie, les critiques à l'égard de lanosographie psychiatrique toujours existéaussi. Ainsi, certains psychiatres, etnotamment Bourguignon, au plus fort del’anti-psychiatrie, arguait que lanosographie ne servait ni à décrire, ni àprescrire, ni à communiquer. Lui-mêmeprônait à cette époque, un usage de l’« antidiagnostic ». Dans la filiationd’Ellenberger, il remarque que :

« Poser un diagnostic, c'est créer uneentité - la maladie - en la nommant et enla classant. C'est, d'un seul coup, tarirles deux sources de son angoisse, l'inconnude la folie et la relation au fou. Car, dèsqu'elle est nommée la maladie devient cettechose familière, autonome, avec laquelle onentre directement en relation, sans avoir àpasser par le fou. Ne dit-on pas qu'on asoigné ou guéri telle ou telle maladie, nenomme-t-on pas les « malades » parleur diagnostic? » (Bourguignon, 1971)

Par la suite, « sitôt marqué, étiqueté,le fou va se trouver enfermé dans unpronostic dont il lui sera bien difficilede sortir : le paranoïaque sera dangereux,l'obsessionnel incurable et la femmehystérique insatiable. On attendra que le «suicidard » recommence, que l'agité casse

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tout ce que le « dingue » continue àdélirer ». (Bourguignon, 1971)

J’ai proposé d’appeler « pronosticimplicite », le ressort infernal de cetenfermement symbolique qui aboutit à sur-interpréter le comportement du patient.

L’argumentation est poursuivie parJaccard qui forge l’idée d’une  loid’airain de la taxinomie :

«  Doublement marqué par le diagnosticet le pronostic, le patient, prisonnier decette fatalité, se trouve enchaîné à deschaînes qui ne sont plus faites d'aciermais de mots. Une chose classée peut-elleen effet changer sans risque de ruiner toutle système de classification? Telle est laloi d'airain de la taxinomie. ». (Jaccard,1979, 41)

Mais les mésusages du diagnosticpsychiatrique reste occulte. Les effetsiatrogènes du diagnostic psychiatrique nesont pas pris en compte. Pourtant depuis1960, nombre d’études ont montré larhétorique du rejet, de l'exclusion et del'amendement qu’il suppose.

Le caractère scientifiquement aléatoiredu diagnostic en psychiatrie a été l’objetde plusieurs investigations en psychiatrie,en psychologie et en sociologie. On admetainsi qu’il peut varier en fonction del'école psychiatrique, de l'arrière-planethnique notamment du psychiatreclassificateur.

Jaccard (1979) cite un travail réalisépar Morton Kramer, « Une étude comparativeinternationale du diagnostic » en 1969. Des

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consultations psychiatriques filmées sontmontrées à un certain nombre de cliniciensexpérimentés auxquels on demande undiagnostic fondé sur une échelle courantedes symptômes :

« Dans la première expérience relatée,sur 35 psychiatres américains - tous des «vétérans expérimentés », 14diagnostiquèrent chez le malade unenévrose, et 21 une psychose. Dans une autrerecherche, à laquelle participèrent 42psychiatres américains, la malade, décritecomme une « jeune femme séduisanted'environ 25 ans », fut classée commeschizophrène par un tiers desdiagnostiqueurs, comme névrosée par unautre tiers et par le troisième tiers commeatteinte de troubles de la personnalité.Or, quand la même malade fut soumise audiagnostic de psychiatres britanniques, pasun seul d'entre eux ne la classa parmi lesschizophrènes et 75 % diagnostiquèrent des« troubles de la personnalité ». (Jaccard,1979, 42)

Une autre approche a consisté àdémontrer la variabilité interculturelle del’apposition des diagnostics. Par exemple,une comparaison entre l’étiquetagebritannique et américain, a permis dedécouvrir que

« La principale cause descontradictions dans les diagnostics étaitque les Américains avaient remarqué chez lamalade des symptômes d'apathie trèsmarqués, tandis que leurs collègues

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britanniques n'en avaient pas trouvé. »(Ibid., 1979, 42)

D'un pays à l’autre, l’apathie peutêtre jugée un symptôme plus ou moins grave.Avec Jaccard, on peut considérer que ladiagnostic est toujours basé sur descritères extérieurs du patient et quefinalement la base du diagnostic estcontextuelle et fondée sur ce qui va de soiselon l’ « American way of life » ou selonle flegme britannique.

Certaines recherches tendent à montrerque les diagnostics sont «  plus sévèrespour des patients appartenant aux classespopulaires », où le diagnostic de psychoseest appliqué plus facilement. « Al'inverse, les cliniques privées sont moinsportées à parler de schizophrénie, sachantles stigmates sociaux qui s'attachent à untel diagnostic et étant sensibles à larésistance des familles. » (Id.).

La catégorie de la psychose est unétiquetage au sens de la critiqued'Ellenberger c'est à dire qu'il permet àl'observateur professionnel de se protégerderrière un écran celui de laclassification psychiatrique. Cela permetd'atténuer la tension ou le malaiseressenti. Car une bonne partie de ce quefait et dit le patient est incompréhensiblepour l'observateur. L'interprétation ducomportement de l'autre comme psychotiqueest une tentative pour réduire le chaos.Piètre réassurance mais commode.

Cependant classé comme tel, toute sabiographie est relue à l'aune de cet

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étiquetage de façon prospective-rétrospective. Nombre d'exemples tirés duquotidien des relations soignants-soignés,attestent du fait qu'un stéréotype dureclus conduit systématiquement lepersonnel médical ou para-médical àinterpréter le comportement des patients età le traduire invariablement en symptôme,ajoutant ainsi un enfermement symbolique àl'enfermement physique. Mais il peutarriver que le reclus y trouve son compte.Certaines hypothèses en rapport avec lesréactions à l’étiquetage, et notammentautour du phénomène de l’acquiescement,premier item de la typologie de riposte(Rogers & Buffalo, 1974) où certainesdistorsions des réponses d’acquiescementpeuvent être manipulatoires et notammentliées aux effets positifs du stigmate dontles recherches de certains sociologuesinteractionnistes ont repéré l’existence(Herman & Miall, 1990). L’issue duprocessus d’étiquetage n’est ni linéaire niunilatéral, il peut être retourné,« chevronisé » (Javeau ; Vienne) autant quel’objet d’un acquiescement, assentiment parla cible qui peut en tirer profit.

Lemert (1967, 48) évoque ainsi « lescôtés positifs des identités négatives » etDeLamater (1968, 53) « les gainssecondaires » susceptibles d’être retirésde la stigmatisation par le stigmatisé.L’attitude du déviant peut être aussiréexaminée comme une « praxis passive »(Sartre, 1971/72). C'est peut-être dans lamesure où l'étiquetage peut dans certains

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cas procurer certains avantagessecondaires. Dans certaines situations,même, l'acquiescement peut devenir unetactique ou un expédient.

Dan Crewe (2006) montre que dans uneinstitution pour mineurs incarcérés, ladocilité du résident peut aller jusqu'à laflatterie ou la fausse camaraderie voireflagornerie et un jeu interactionnel quipermet de faire « bonne figure» (Goffman),s'attirer des bénéfices de la part desgardiens ou d'être bien vu. Un bon pointpour une sortie anticipée, une cigarette,une heure de jeu en plus ou un délit cachéet dès lors que ceci n'impliquecertainement qu'une acceptation diffuse etsuperficielle du stigmate. Ce typed'échange déséquilibré se retrouve dans laplupart des « institutions totales ».

Ainsi S. Estroff (1981) a montréqu’être un patient psychiatrique peut êtreaussi « un moyen de gagner sa vie »(1981/1998, 334). Elle soulignel’insuffisance de la perception de l’acteurdéviant comme passif et uniquementvictimisé. « Faire le fou » a descontreparties positives : on est aidé, prisen charge. D’ailleurs « prolonger sacapacité à la folie [est] une conditionpour percevoir un revenu permanent etgaranti » (1998, 326). C’est aussi sedégager du système des droits et devoirs,en faisant apparaître la folie comme uneexemption légitime. Dans sa logique propre,le système psychiatrique contribue àaccroître ce processus selon le modèle

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d’amplification de la déviance décrit parWilkins (1964).

R. Gramling & C. Forsyth (1987), pourleur part, vont plus loin et mettent enévidence sept types de stratégies parlesquelles un individu stigmatisé estsusceptible d’exploiter le stigmate qui luiest accolé : « Ces stratégies (…) ne sontpas mutuellement exclusives. Les acteurspeuvent alterner l’une ou l’autre enfonction de l’origine de leur marque, deleur but, des ressources que l’individustigmatisé cherche à mobiliser en fonctiondes situations » (1987, 405). L'accent estmis sur la nature possiblementmanipulatoire de l'acquiescement dustigmate. Ces sept bénéfices que leur offreleur statut de stigmatisé sont :

- la possibilité d’obtenir untraitement spécial ou une considérationparticulière ;

- la possibilité de produire desaspects choisis plutôt qu’imposés dustéréotype associé au stigmate ;

- la possibilité d’éviter un stigmateplus grave ;

- la possibilité de fuirl’interaction ;

- la possibilité de se soumettre defaçon manipulatoire ;

- la possibilité d’éviter laparticipation ;

- la possibilité d’obtenir laparticipation.

Dans certains cas, ce procédé devient

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une stratégie identitaire (C. Camilleri,1996) dont le sens est celui de maximiserles avantages d'une condition péjorative.On peut le saisir alors comme un mécanismede surcompensation du sentiment d’identiténégative. A travers de telles réactions, lestigmatisé s'adapte à sa condition encherchant à en tirer les fruits. Onretrouve ce trait chez nombre de cassociaux qui font valoir leurs droits sanscontrepartie ou cherchent à monnayer leurdésavantage. A l'extrême, l'acquiescementest une « arme » qui permet à celui qui sesoumet au label infamant d'en obtenir,éventuellement par la force, rétribution.

Cependant, durant les années 1970, lapsychiatrie psychodynamique, notamment lapsychanalyse, a subi un brusque déclin auxEtats-Unis et a été critiquée sur plusieursde fronts par l’Institut de santé mentaledont le directeur était Loren Mosher,soutien de la théorie de l’étiquetage etdes communautés thérapeutiques (qui estlimogé et remplacé à cette époque par unpartisan de la psychiatrie diagnostique),les compagnies d'assurance,l’antipsychiatrie et une partie de lacorporation des psychiatres. Pour répondreà ces attaques, et maintenir une légitimitéprofessionnelle, un groupe de psychiatresconnu comme les néo-Kraepeliniens ont prisle pouvoir et commencé à édifier unemachine destinée à favoriser les trustspharmaceutiques et ont avancé des pionspour mettre en place une psychiatrie fondéesur une approche diagnostique biomédicale

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« dure » qui s'appuierait sur la définitionnormalisée de symptômes de base desmaladies mentales. Ce groupe a gagné unegrande influence dans les années 1970 lorsde la révision processus du DSM-II (APA,1968) qui aboutit au DSM-III (APA, 1980).

La nomenclature psychiatriqueaméricaine a subi une transformationsubstantielle.

On est passé à un système trèsstructuré axé sur des descriptionsdétaillées des troubles, des ensembles desymptômes observables et des listes decritères opérationnels.

Par voie de conséquence, le DSM-IIIcomme classification normalisée des maladiementales est devenu la Bible despsychiatres américains (cf. Horwitz &Wakefield, 2007, pour le cas de ladépression).

La théorie de l’étiquetagedisqualifiée, les chercheurs en sociologiemédicale se sont retrouvés devant destransformations brutales et inattendues dufonctionnement de la psychiatrie. Il y a eud’abord l’intérêt provoqué dans la « politique du diagnostic » par lasuppression de l'homosexualité du DSM etcertains ont étudié pourquoi ce changementa eu lieu, ainsi que l'impact de cechangement. La démédicalisation del'homosexualité a été vécue de façonpositive et une libération par lesassociations homosexuelles qui y ont vu unsigne favorable, la psychanalyse ayanttoujours (sauf exception) été homophobe.

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Mais ce changement en cachait d’autresplus pernicieux qui ont eu des impacts surles définitions de la maladie mentale et del’application de la discipline en général(cf. voir Horwitz, 2002 ; Kirk & Kutchins,1992 ; Pilgrim, 2013).

L'inclusion de nouveaux troublesmentaux comme le syndrome de stress post-traumatique (PTSD), le trouble dysphoriqueprémenstruel, l’autisme, l’anxiétégénéralisée, au début n’a pas suscitéd’intérêt majeur. Mais déjà l’emprise dusystème étendait son filet pour intégrer deplus en plus de clients dans la machine,grâce à des procédés habiles de marketing,n’hésitant à créer des modes« psychiatriques » comme la bipolarité.

Pour clore cette section, je voudraisciter à nouveau R. Jaccard qui dans sonpetit ouvrage « La folie » publié en 1979,montre qu’on assistait déjà dès cettepériode à une psychiatrisation de lasociété : « Fonctionnant de manièrepermanente, voire quasi automatique, lepouvoir médical et psychiatrique étendraitson emprise jusqu'à constituer un des prin-cipaux instruments de contrôle social et denormalisation. » (1979, 50)

C’est toute la question de lamédicalisation de la déviance qui est iciexposée. Encore une fois, c’est dans lalittérature et le roman contemporain, quel’on peut trouver une intelligibilité d’untel phénomène, grâce à sa fonction demiroir et de découverte de soi. Ainsi,

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Jaccard note que dans un roman prémonitoirede l'écrivain danois Henrik Stangerup,« L'homme qui veut être coupable »,l’auteur révèle « comment le but dessociétés de sollicitude, qui sont celles denotre XXe siècle déclinant, est d'amenerchaque individu à se considérer et àconsidérer autrui sous un anglepsychiatrique. Non point pour réduire ouabolir le territoire de la libertéindividuelle, mais pour qu'il soit exposéen pleine lumière. Moins punir, parconséquent, que surveiller. Avecl'assentiment, voire la bénédiction, dechacun. » (Jaccard, 1979, 51)

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V.2. Structure l'estime de soi

V.2.1. Du soi à l'estime de soi

Grâce à des auteurs comme James,Baldwin, Cooley, Mead et quelques autres,la notion de Soi a occupé une placecentrale dans l'étude du développement etdu fonctionnement de la vie personnelle etsociale de l'individu dès la fin du XIXesiècle. Mais, au début du XXe siècle, avecl'avènement, d'une part de la psychanalyse,d'autre part du behaviorisme, le concept desoi a été rejeté, car subjectif et commetel, non scientifique. La psychanalyse, enoutre qu'elle révélait la face cachée desactions quotidiennes de l'homme,fragmentait la « psyché » en troisinstances : ça, moi et surmoi, et enfinissait définitivement avec cette fameuse« unité » de l'homme. Quant aubehaviorisme, il ne s'intéressait qu'aucomportement extérieur et visible del'homme, conçu comme une « boîte noire »(avec entrées et sorties d'information).

Parmi les auteurs qui ont contribué àla réhabilitation du concept de soi, ontrouve George Herbert Mead, auteur del'ouvrage posthume « L’Esprit, le soi et lasociété » (1963). A la suite de Mead, sesélèves regroupés, ont fondé à l'Ecole deChicago, un courant de la psychologiesociale appelé « interactionnismesymbolique » (Blumer, 1969) et se sontattachés à développer et objectiver sesidées.

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- Précurseurs du concept de soi

Il revient au « père » de lapsychologie américaine, William James,professeur à Harvard, d’avoir défini lepremier le concept de soi dans ses« Principes de psychologie » en 1890 etdans l'édition abrégée de cet ouvragetraduite en français. Jusqu’à aujourd’hui,sa théorisation a laissé une marqueindélébile sur la réflexion psychologique àpropos du Soi. Sa conception a en tout casjeté les bases de la théorie del’interaction symbolique avec Cooley etMead dont j’examine brièvement l’apport.

- William James (1842 – 1910)

James, dans le « Précis depsychologie » (1892/1909) écrit que le soiest « la somme totale de tout ce qu’il(l’individu) peut appeler sien, nonseulement son corps et ses capacitésphysiques, mais ses vêtements et sa maison,son conjoint et ses enfants, ses ancêtreset amis, sa réputation et son travail, sesles chevaux et son yacht et son compte enbanque » (1909, 132). En somme, pour James,le soi consiste en tout ce qui peut êtreappelé mien (ou sien) ou faire partie demoi.

Chez James, le Soi implique unprocessus normal de dédoublement et uneréflexivité à l'intérieur de laquelle ilexiste une dichotomie entre le « Je » et le« Moi » :

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« … au sein du soi total qui forme lemoi, en quelque sorte dédoublé, en partieconnu en partie connaissant, en partieobjet en partie sujet, on doit distinguerdeux aspects que, pour faire court, on peutappeler Moi et Je. » (James, 1892/1909, 131)

Parmi les éléments constituants, Jamesdistingue : le moi matériel, le moi socialet le moi spirituel ;

- le « Moi » matériel est constitué parle corps, la famille et les possessions ;

- le « Moi » social est lareconnaissance que l'individu tient d'« autrui significatifs » ;

- le « Moi » spirituel est l'êtreintérieur de l'homme, ses facultéspsychiques.

Ces composantes du « Moi » sontstructurées hiérarchiquement. À la base, ontrouve le soi matériel, la positionintermédiaire étant réservée au « Moi»social et le sommet au « Moi » spirituel.

Ensuite, il y a les sentiments et lesémotions que suscitent le Soi :« l’appréciation de soi » ;

Les différents « Moi » donnentnaissance, par l'intermédiaire du « Je », àdes sentiments et des émotions qu'il nommesentiments de soi (self-feelings). Ces dernierssuscitent aussi deux types d'action. Lespremières relèvent de la préservation desoi et du maintien dans le présent; lessecondes de la recherche de soi et de sasauvegarde dans l'avenir. Enfin, il y a lesactes qu’il nous incitent à accomplir :

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« le souci de soi et l’instinct deconservation. »

James affirme que dans la personnetotale coexistent nécessairement et demanière indissociable, le « Je », sujetactif de l'expérience, et le « Moi »,contenu de cette expérience.

En résumé, pour James, « le « Je »serait le Soi en tant qu'agent actif, lesujet de la connaissance. Il est considérécomme le Soi subjectif. Le « Moi » seraitle Soi en tant qu'objet de la connaissance,la composante passive, le contenu étudié del'expérience. On peut le voir comme le Soiobjectif. » (Famose & Guérin, 2002, 16)

Au total, l’apport théorique de W.James, ouvre la voie aux modèles du conceptde soi les plus avancés en posant leshypothèses suivantes:

- la multidimensionnalité du soi ; - sa hiérarchie interne; - l'articulation dynamique entre le soi

qui voit (je) et le soi qui est vu (moi) etses conséquences immédiates :

a) les dimensions évaluative versusdescriptive ;

b) le processus versus la structure ; c) l'estime de soi versus le concept de

soi ; d) l'influence prépondérantede l'estime de soi sur le concept de soidans l'évaluation relativiste dessituations.

Une place particulière doit êtreréservée à l’estime de soi qui est faitpartie des sentiments et des émotions duSoi (1909, 136).

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La définition de l'estime de soi, lapremière en psychologie, et qu’offre Jamesest la suivante : «  Elle est de deuxsortes : la satisfaction le mécontentement de soi ».(1909,136)

« On peut toutefois dire que ce quid'ordinaire donne le ton au sentiment desoi est en fait le succès ou l'échec de lapersonne ainsi que la position avantageuseou non qu'elle occupe dans la société »(1909, 137)  

La satisfaction de soi est donc reliéeau soi social. L'appréciation de soi estsouvent traduite dans des termes comme lafierté, la suffisance, la vanité, lecontentement de soi, l'arrogance,l'orgueil, d'une part, et, d'autre part, lamodestie, l’humilité, le trouble, ladéfiance, la honte, la mortification et lacontrition, le sens de l'opprobre et ledésespoir.

James formule à ce propos de l’estimede soi une célèbre équation où lesprétentions fournissent le dénominateur etles succès le numérateur. Il montre ainsique l’estime de soi est fonction desprétentions de chacune et de sa capacité àles réaliser avec succès. Cependant ilattire l’attention sur le fait que lafraction peut croître lorsque ledénominateur diminue ou que le numérateuraugmente. Pour l’auteur, l’individu tend às’estimer d’après ce qu’il prétend être etprétend faire. Il prend pour mesure de savaleur le rapport payé entre le résultat

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qu’il obtient et ce qu’il pense pouvoirobtenir (James, 1909, 142) :

succèsEstime de soi = _________ prétentio

ns

James considère l’estime de soi comme «la conscience de la valeur du moi » ettente de mettre l’accent explicitement sursa dynamique intrapersonnelle etinterpersonnelle.

La psychologie de James s'intéresse àla notion de Soi (Self en anglais), etparticulièrement au soi social de chaquepersonne. James avait trouvé cette formule,restée célèbre : « un homme a autant de soisociaux qu'il y a d'individus à leconnaître » (1909, 231). A l’intérieur decette conception, elle accorde toute sonimportance à un concept comme celuid'estime de soi lequel va être vite oubliépar ses successeurs. C’est qu'en effetceux-ci ne vont pas développer uneconception explicite de l'estime de soimême si la valeur accordée au soi parautrui a une grande importance dansnotamment la doctrine Cooley-Mead et sonattention au soi social.

- Charles Horton Cooley (1864 – 1929)

La psychologie sociale de Cooley estfondée sur les prémisses suivant lesquels

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la société humaine est mentale et l'esprithumain social. C'est le thème qui estdéveloppé dans « Human nature and thesocial order » (1902) où il s’oppose audualisme qui pousse à opposer l'individu etla société : « Un individu à part est uneabstraction inconnue et il en est de mêmede la société conçue comme quelque chose endehors des individus. La réalité c'est lavie humaine, que l'on peut considérer sousson aspect individuel ou social, c'est-à-dire général ; mais c'est en fait toujoursles deux à la fois, individuel et général »(Cooley, 1902, 36). Individu et société neforment pas des entités séparables. Il y aune réalité psychologique de la sociétéaffirmée par Cooley quand il écrit que« l'image que les gens ont les uns desautres constitue les faits solides de lasociété, et que les observer et lesinterpréter doit être le but principal dela sociologie" (ibid., 1902, 121).

Cooley introduit la conception du« looking-glass self » (soi-miroir, c'est-à-dire soi vu à travers un miroir ou soitel qu'il se réfléchit dans un miroir). Laperception et l’estime de soi sont lerésultat de l’appréciation réfléchie dansle miroir groupal ou social. Il s’agit d’un« soi réfléchi » ou « soi-miroir » Deuxlignes de lui (1902, 184) sont restéescélèbres et méritent d'être citées sur cepoint : Each to each a looking glass/Reflects the otherthat doth pass (<< De toi à moi un miroir/reflètel’un à l'autre »).

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L'individu chez Cooley est amené à sevivre comme objet et se connaître de façonmédiate à travers l'image qu'autrui luirenvoie. C'est à travers l'attitude prêtéeà autrui que la personne apprend à se voir,à évaluer sa propre apparence, sesattitudes et sa conduite. On peut remarquerque Cooley a pré-théorisé l’idée de « stadedu miroir ». Il utilise la métaphore dumiroir pour décrire l’image de soi-même quel’on voit réfléchie dans les autres :

« De la même façon que nous voyonsnotre visage, notre allure et nos vêtementsdans la glace, nous nous y intéressonsparce qu'ils sont nôtres et en sommes ounon satisfaits..., de la même façon, nouspercevons dans l'imagination, dans l'espritd'autrui, quelque idée de notre apparence,de nos manières d'être, de nos buts, actes,traits de caractère...et nous en sommesdiversement affectés. » (Cooley, 1902, 184)

Pour lui, « l’idée de soi-même (…)semble avoir trois composantesprincipales : imaginer comment on apparaîtà une autre personne ; imaginer quel serason jugement sur notre façon d’apparaître ;et quelque de sentiment de soi commel’orgueil ou la mortification » (Cooley,1902,  152).

Selon Cooley, les « autruisignificatifs » constituent un miroirsocial ou groupal dans lequel seréfléchissent les opinions des autres sursoi-même. L'auteur prétend donc que noussommes ce que les autres pensent de notre

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apparence, de notre caractère, de nos faitset gestes :

« Ce qui fait naître la fierté ou lahonte chez nous, n'est pas tant le simplereflet mécanique de nous-même que lesentiment imputé, l'effet imaginé de cereflet sur l'esprit de quelqu'un d'autre»(Cooley, 1902, 153).

L'individu finit par intégrer ets'approprier ces jugements. Dès lors, cetteidée de soi est conçue comme ayant troiscomposantes:

- on décrit ce qu’on imagine quel'autre pense de soi-même ;

- on imagine le jugement que portel'autre à son égard après avoir été observépar lui ;

- on tire les conséquences du jugementque l’on a prêté à l'autre et on éprouve enconséquence un sentiment de soi comme lafierté ou la honte.

- George Herbert Mead (1863 – 1931)

J’en arrive à George Herbert Mead, quiest celui qui a certainement le pluscontribué à développer le concept de soi.

Pour Mead, le soi se caractérise parl'aptitude pour l'homme à se prendre pourobjet qui est inhérente au langage. Dans lamesure où il est capable d'assumer le rôled'autrui, l'individu peut se donner à lui-même une réponse du point de vue d'autrui,et, par conséquent, de devenir un objet àses propres yeux.

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On rejoint la thèse meadienne du« symbole signifiant ». Ce processus a uncaractère réflexif - en miroir. Il s’agitde noter que l'individu peut s'adresser àlui-même de la même façon que se réfléchiten lui le point de vue d'autrui. Pour qu'ily ait symbole signifiant, l'individu doitêtre capable d'interpréter le sens de sonpropre geste, de susciter en lui la réponseque son geste provoque chez autrui etd'utiliser la réponse de l'autre pourguider sa conduite future. Cela revient àdire qu'il a symbole signifiant, onpourrait dire « sens commun » lorsquel'individu prend le rôle de l'autre.

Cette conception est à re-situer àl'intérieur de la pensée de Mead et del’image qu’elle présente de la naturehumaine. Au départ, l'homme est un animalsocial, supérieur, certes, mais un êtregrégaire qui ne communique que par gestes.Il ne peut s'humaniser qu’en prenantconscience de lui-même, ce qu’il ne peutfaire qu’en prenant conscience d’autrui.Dès lors, il ne peut se découvrir lui-mêmeque grâce au processus appelé prise derôle.

Selon Mead, le soi est conçu comme lafusion complexe d'aspects extérieur etintérieur de l'acte social. Le « je », le« moi », représentent à la fois leprocessus social et la réponse interne à ceprocessus. La conception de Mead a eu denombreuses implications et prolongementsultérieurs.

A la suite de James, Mead a cherché à

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définir le soi en tant que produit del’interaction sociale et processusd’introjection de la façon dont les autresperçoivent l’individu. Pour lui, le conceptde soi ou encore image, perception,représentation, conscience de soi ne peutémerger que dans la communication avecautrui. Fondamentalement le soi est conçudans cette optique comme « essentiellementune structure sociale [prenant son origine]dans l’expérience sociale » (Mead, 1934).

Dans la filiation des idées de James,le concept de soi apparaît comme un soisocial qui renvoie tantôt à la façon dontl’individu perçoit les autres, tantôt à lafaçon dont les autres perçoiventl’individu, tantôt encore à la façon dontl’individu pense que les autres leperçoivent, tantôt un mélange de ces diversaspects.

Globalement, ces idées théoriquesforment l’arrière-plan théorique de l’écoleappelée interactionnisme symbolique.

V.2.2. L’estime de soi : conceptréflexif

L’estime de soi est considéréeclassiquement en psychologie depuis WilliamJames comme une composante du concept desoi. Rosenberg définit celui-ci comme la« totalité des pensées et des sentimentsd’un individu au regard de lui-même commeun objet ». L’estime de soi est globalementconcevable comme une orientation positiveou négative envers soi-même. Il s’agit

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d’une évaluation globale de la valeur quel’on se prête à soi-même.

Rosenberg précise que sa conception del’estime de soi concerne l’estime de soiglobale c’est-à-dire « l’attitude positiveou négative de l’individu à l’égard de soicomme une totalité » (Rosenberg et al.,1995, 141). Pour l’auteur, l’estime de soi« peut être considérée comme une attitudeenvers un objet, même si le titulaire del’attitude et l’objet envers lequell’attitude est tenue – le soi - sont lesmêmes. » (Rosenberg et al, 1995, 142).

Comme les autres attitudes, lesconceptions d’eux-mêmes qu’ont lesindividus peuvent avoir des composantespositives ou négatives. Les analysesfactorielles menées sur l’échelle d’estimede soi de Rosenberg, montre que l’échellecontient deux composantes : la confiance ensoi et la dépréciation de soi.

- L’estime de soi est le résultat d’uneauto-évaluation. Il s’agit en quelque sorted’un baromètre révélant dans quelle mesurenous vivons en concordance avec nosvaleurs.

- L’estime de soi est globalementconcevable comme une orientation positiveou négative envers soi-même. Il s’agitd’une évaluation globale de la valeur quel’on se prête à soi-même.

- L’estime de soi se manifeste par lafierté que nous avons d’être nous-mêmes etrepose sur l’évaluation continue de nosactions

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- L'estime de soi comporte deux aspectsinter-reliés : premièrement, un sens del'efficacité personnelle (efficacité desoi), deuxièmement, un sens de la valeurpersonnelle (respect de soi).

L'efficacité de soi signifie laconfiance dans le fonctionnement de sonesprit, dans sa capacité de penser, dans sacapacité de choix et de décision ; laconfiance dans sa capacité de comprendreles faits de la réalité qui s'inscriventdans la sphère de ses activités et de sesbesoins ; elle est source de la confianceen soi et de l'autonomie.

L’estime de soi est globalementconcevable comme une orientation positiveou négative envers soi-même. Il s’agitd’une évaluation globale de la valeur quel’on se prête à soi-même.

L'estime de soi comporte deux aspectsinter-reliés : premièrement, un sens del'efficacité personnelle (efficacité desoi) ; deuxièmement, un sens de la valeurpersonnelle (respect de soi).

L'efficacité de soi signifie laconfiance dans le fonctionnement de sonesprit, dans sa capacité de penser, dans sacapacité de choix et de décision ; laconfiance dans sa capacité de comprendreles faits de la réalité qui s'inscriventdans la sphère de ses activités et de sesbesoins ; elle est source de la confianceen soi et de l'autonomie.

Pour Branden, le père du mouvement del’estime de soi, le respect de soi un prixà conscient de sa valeur personnelle, de

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son droit bonheur, sa volonté d'affirmerses pensées, ses besoins, c'est, parcequ'on est certain d'être sur terre pourconcrétiser ses possibilités vivre dans lajoie. On pourra dire que se respecter c’estse considérer comme digne du succès, debonheur, par conséquent cela implique laperception de soi comme étant quelqu'unpour qui les réalisation du succès, lerespect, l'amitié et l'amour sontappropriés. Le respect de soi etl'assurance de sa valeur propre, uneattitude affirmative à l'égard de son droitde vivre et d'être heureux, c'est uneaisance affirmée de façon appropriée sespensées, ses désirs et ses besoins, lesentiment que la joie est son héritagenaturel

L'efficacité de soi et le respect desoi constituent le double pilier d'unesaine estime de soi (Branden, 1995, 41).Sans l'une ou l'autre, l'estime de soi estdéficiente. L'expérience de l'efficacité desoi entraîne un sentiment de contrôle sursa propre vie que nous associant au bien-être psychologique, le sentiment d'être aucentre vital de sa propre existence --contrairement à l'impression d'être unspectateur passif ou une victime desévénements. L'expérience du respect de soiest tout aussi importante.

Le respect de soi est l'assurance de savaleur propre, une attitude affirmative àl'égard de son droit de vivre et d'êtreheureux, c'est une aisance affirmée defaçon appropriée ses pensées, ses désirs et

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ses besoins, le sentiment que la joie etson héritage naturel. L'efficacité de soiet le respect de soi constituent le doublepilier d'une saine estime de soi. Sansl'une ou l'autre, l'estime de soi estdéficiente. Une faible estime de soi estautrefois considérée comme « une bombe àretardement ». Déficiente, elle limitegravement les aspirations et lesréalisations d'une personne.

Ont été associés à la possession d’uneestime de soi basse, l’agression, l’échecscolaire, la dépendance, les grossessesprécoces, les problèmes conjugaux etc.

Cependant, du point de vue empirique,la causalité directe entre une estime desoi basse et la production d’un symptôme oud’un problème social est difficile à mettreen évidence. Plus généralement même leniveau d’estime de soi et son lien avec laconduite est un phénomène qui ne va passoi.

Les résultats empiriques apparaissentincertains et inconsistants au point que lemouvement pour l’estime de soi a subi uncertain nombre d’attaques récentes de lapart d’universitaires reconnus.

Certains auteurs ont même faitapparaître qu’une estime de soi haute sansrapport avec un quelconque accomplissement,si elle pouvait être certainement unsoutien pour le soi de la personne ciblepouvait s’avérer aussi certainementaversive vis-à-vis d'autrui.

D'autres ont tenté d’établir que mêmesi l’estime de soi apparaît de façon

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évidente posséder un effet positif, ellepourrait ne rien expliquer de la conduiteou trop peu.

Il y a là un paradoxe qui a éténotamment souligné par Jennifer Crocker,une des spécialistes de l’estime de soi etdirectrice du laboratoire sur « Lescontingences de l’estime de soi » àl’Université du Michigan, Ann Arbor.

- Les coûts de l'estime de soi

Le fait que l’estime de soi apparaîtune chose bonne à chacun est attesté par lefait que de très nombreuses études enpsychologie sociale (en particulier) ontmontré que les gens cherchent à maintenir,développer et protéger leur estime d’eux-mêmes.

Il s’agirait en fait d’une croyanceselon laquelle la valeur personnellefaçonne la façon dont les gens seconsidèrent, considèrent autrui et lesévénements. Pour comprendre comment elleinterfère avec les actions des gens,Jennifer Crocker introduit la notion decontingences de l’estime de soi. Pour elle,le comportement est relié à l’estime de soià travers des contingences de la valeur desoi. Le lien entre l’estime de soi et lecomportement ne serait pas reliédirectement aux scores d’estime de soi,qu’ils soient forts ou faibles.

Elle montre précisément que lesindividus défendent et développent leur

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estime d’eux-mêmes en essayant de garantirle succès de leurs actions dans le domainedans lesquelles le sentiment de leur valeurpersonnelle est contingent, etparallèlement de s’y protéger de l’échec.

Les contingences d’estime de soi sontles domaines dans lesquels les individusinvestissent leur estime de soi en rapportavec des domaines de leur vie danslesquelles ils croient que le succèsaccroît le sentiment de leur valeurpersonnelle et que l’échec le diminue.

Ou peut voir ici que l’auteur effectueun retour à James et à sa fameuse équationétablie dans ses « Principes depsychologie » en 1890. Pour lui, l’estimede soi est influencée par le coefficient dusuccès respectivement à la mesure de sesprétentions. Plus est élevé le niveauauquel on aspire, plus les succès obtenusdoivent être majeurs à fin de se rassurersur sa propre valeur.

Pour éviter une chute dramatique deleur estime d’eux-mêmes et au contrairepour en obtenir un accroissementsignificatif, les individus tendent àautoréguler leur conduite dans des domainesde contingences de l’estime de soi àvalence positive. La poursuite de l’estimede soi peut alors impliquer une régulationde type émotionnel ou comportementale oules deux. Cela peut vouloir dire qu’ilsvont autoréguler leur comportement pourobtenir le succès dans un domainecontingent qui va promouvoir leur estimed’eux-mêmes. Mais, dans d’autres

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conditions, ils peuvent aussi abandonnertout effort d’autorégulation et poursuivreune stratégie d’autoprotection de leursentiment de valeur personnelle dans lamesure où à un accroissement de leur estimed’eux-mêmes n’est pas attendu.

L’auteur attire l’attention sur unautre phénomène inobservé qui est le faitqu’à court terme la poursuite de l’estimede soi a des effets émotionnels positifsmais qu’au long terme elle s’avère trèscoûteuse :

«  La poursuite de l'estime de soi doitêtre payée au prix fort » affirment Crockeret Nuer (2003, 2).

Ou encore :«  Le prix peut être difficile à

envisager, parce que dans le court terme ily a des bénéfices émotionnels significatifsdans la poursuite de l'estime de soi --lorsqu'on réussit, on se sent bien, ce quimène à des affects positifs et on se sentsauf, sur de soi et supérieur. » (Crocker &Nuer, 2003, 2).

La poursuite de l'estime de soi soulagenotamment l'anxiété. Mais cet effet positifa un terme très court. Par la suite, « lapoursuite de l'estime de soi de devient unequête sans fin » (Ibid., 2003, 2).

Au cours terme, les bénéfices enparticulier émotionnels en matière d’estimede soi induisent essentiellement uneréduction de l’anxiété et une augmentationde la satisfaction. Mais au long terme, lescoûts peuvent être importants dans lesdomaines de la compétence, de l’autonomie,

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de l’autorégulation, des relationsinterpersonnelles et finalement de la santéphysique et mentale.

- Au niveau de la compétence,l’accroissement des coûts liés à lapoursuite de l’estime de soi implique unefermeture vis-à-vis des autres en termes defeed-back et en conséquence une diminutiondes capacités d’apprentissage nouveaux etde changement.

- Au niveau interpersonnel, l’excès decentration sur soi pourrait impliquer uneréduction de l’empathie dans la mesure oùil s’agit de défléchir toute menace deblâme, colère ou agression en provenancedes autres et à rechercher uniquement leurréassurance.

- Au niveau de l’autonomie, le dangerrésiderait dans la pression ou la tensionqui est impliquée dans l’effort pourobtenir une reconnaissance de sa valeurcomme personne à part entière de la partd’autrui, au prix d’écarter les notions dechoix et d’intérêt dans une action.

- Au niveau de l’autorégulation, il yaurait un prix à sacrifier le succès à desactivités qui impliquent une estime de soiabaissée de façon à maintenir l’estime desoi globale.

- Enfin, l’accumulation de ses coûts auniveau de la compétence, au niveauinterpersonnel, au niveau de l’autonomie etde l’autorégulation, serait susceptibled’induire des perturbations de l’équilibrephysique et mental. Ils pourraient dériveren partie de l’échec dans la satisfaction

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des besoins fondamentaux de compétence, derelation, d’autonomie et d’autorégulationet ensuite dans la production donc c’était,de tension et d’instabilité de l’estime desoi.

La conclusion de Jennifer Crocker estque l’estime de soi est certainement liée àla conduite et aux actions menées, mais pasen soi, plutôt à travers la question de lapoursuite de l’estime de soi.

Pour l’auteur la recherche sur l’estimede soi contrairement à ce que disentcertains critiques est tout à faitpertinente si on la considère comme unaccomplissement des acteurs sociaux et noncomme une donnée immuable et intangible.Plus précisément, l’attention doit êtreattirée non pas vers les scores d’estime desoi ou l’amplitude du phénomène mais sur lafaçon dont activement les individuss’attachent à la poursuite de l’estimed’eux-mêmes, c’est-à-dire à la promouvoirou la protéger.

Ainsi, après avoir été l'objet d'unengouement considérable notamment enAmérique du Nord, la notion d'estime de soisubit actuellement un revers important.Après avoir été un des concepts dominantsde la psychologie pendant plus de vingtans, elle est en train d'être déboulonnéede son statut de concept central. Quellessont les raisons de ce retournement detendance ? Sur quoi portent les attaquescontre le concept d'estime de soi ? Danscette section, je tente d'apporter quelqueséléments de réponse.

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- Basse ou haute estime de soi : où estle problème ?

Après avoir été pendant 30 ans à lasource de la promotion du développementd'une haute estime de soi, aux Etats-Unis,au cours de l'année 2002, un certain nombrede psychologues et de journalistes sontintervenus dans la presse américaine pours'élever contre le mouvement pour l'estimede soi et ses effets pervers.

Pourtant le terme était devenufamilier. Les parents, les enseignants, desthérapeutes s'étaient évertués à« booster » l'estime de soi notamment desenfants sur la base de l'idée qu'une hauteestime de soi cause des résultats positifset a de nombreux bénéfices.

Ainsi Laura Slater (New York TimeMagazine, 3 février 2002), maintient quele mouvement pour l'estime de soi a produitun discours affirmatif qui sert lavantardise des gens sans regard pour leursréalisations.

Le scandale a été suscité par lesdéclarations du psychologue Roy Baumeisterqui établit que les meurtriers, les chefsde gang, les racistes, les violeurs sontdotés d'une haute estime de soi. Il faitétat à l’appui de ses déclarations de sespropres travaux empiriques.

Dans une expérience en laboratoire,Baumeister commence par faire passer deuxtests, l'Inventaire de PersonnalitéNarcissique et l'Echelle d'Estime de Soi deRosenberg, à des participants.

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Il organise ensuite des groupes dediscussions entre étudiants. Il donnel'opportunité aux participants d'agresserles gens qui les ont critiqués en leurdonnant une sonnerie bruyante. Lesrésultats montrent que le narcissismeprédit la force de la réponse agressivec'est-à-dire l'intensité et la durée dubruit. Mais les individus qui ont desscores importants au questionnaire denarcissisme avaient aussi des scoresimportants à l'échelle d'estime de soi.L'idée a germé que les gens qui ont unehaute estime de soi sont agressifs quandleur auto concept est menacé.

En 2003 un rapport est publié dans « Psychological science in the publicinterest » qui suggère que l'émulation del'estime de soi peut avoir dans certainscas des effets opposés à ceux attendus. Lesauteurs du rapport qui sont despsychologues et notamment le mêmeBaumeister, découvrent que les efforts pourstimuler l'estime de soi des enfants n'apas produit l'amélioration des performancesscolaires et même a été jugé contre-productive.

Il semble même à certains auteurs quel'on a pensé à l'envers. L'expérienceaffective crée l'impression que l'estime desoi s'éveille lorsque l'on gagne unconcours, un prix, que l'on résout unproblème, que l'on est accepté dans ungroupe, et qu’elle chute avec les échecscorrespondants. En fait on croit percevoirque l'estime de soi n'est pas le résultat

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et en fait la cause de nos succès ou de noséchecs. À l'inverse, la recherche récente amontré qu'une telle relation de causalitén'existe pas et qu’ général l'estime de soiserait certainement davantage le produitque la cause de ces occurrences.

La psychologue sociale JenniferCrocker est elle aussi intervenue enindiquant que les contingences externes del'estime de soi qui dérivent de l'apparenceou du besoin d'approbation par exemple,sont associées à un comportementdestructeur, à l'alcoolisme, à l'usage dedrogues ou aux troubles du comportementalimentaire. Elle développe par ailleurs lanotion que la poursuite de l'estime de soia des coûts et qu'ils sont sévères.L'estime de soi ne doit pas êtrecontingente. Elle ne doit pas être baséesur des sources particulières. Les gensdoivent pouvoir s'évaluer positivement sansconditions ni critères. On remarque dèslors qu'ils sont moins susceptibles desouffrir de problèmes d'alcool,d'agressivité ou de dépression.

Au même moment, Nicolas Emler,psychologue de l'Université du Surrey enGrande-Bretagne, et un de ceux qui enEurope ont mené des investigations surl'estime de soi, établit de son côté qu'uneestime de soi basse n'est pas un facteur derisque comme on l'a longtemps pensé vis-à-vis de la délinquance, de la violence ou dupréjugé racial. Au contraire, il suggèreque la haute estime de soi en est lefacteur le plus plausible. Selon Emler, les

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gens avec une haute estime de soi sontdavantage susceptibles de s'engager dansdes poursuites risquées, de conduire enétat d'ivresse ou de présenter d'autrestypes de troubles de comportement.

Enfin Emler détruit l'idée répandue quel'estime de soi et la réussite des étudesseraient associées. Il montre même que desétudiants en échec ont souvent des scoresd'estime de soi importants (Emler, 2001).

À la fois les recherches récentes etles articles publiés dans la presse ontjeté le trouble dans la communauté despsychologues et dans le grand public.

Une autre attaque contre l'estime desoi a été la critique portée aux mesures del'estime de soi et notamment à l'Echelled'Estime de Soi de Rosenberg. Cetinstrument par sa simplicité avait réussi àséduire jusqu'au grand public.

Mais des critiques se sont fait jour.Certains estiment que l’introspection quiest impliquée pour remplir l'échelle n'apas de valeur si les répondants nerépondent pas la vérité.

Ainsi Nathaniel Branden, le père dumouvement de l'estime de soi, lui aussiattaqué, réplique que le vécu dépréciatifassocié à la possession une estime de soibasse est si difficile à vivre et supporterque les gens mettent en place des défensespour le supporter. Ainsi, une personne vaavoir tendance à compenser ses sentimentsd'inefficacité ou d’indignité en répondantle contraire de ce qu'elle pense ou vit.

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Les psychologues sociaux ont attirél'attention à leur tour sur le fait quedans les réponses à de tels questionnaires,les répondants peuvent être amenés à obéirà un biais de désirabilité sociale. C'est-à-dire qu'ils ne répondent pas ce qu'ilspensent, mais ce qu'ils pensent qu'onattend d’eux c'est-à-dire répondre endonnant une image positive d'eux-mêmes.

En plus, le mouvement pour l'estime desoi qui avait milité de longues années enfaveur de la haute estime de soi, qui étaitmême devenue une cause nationale enCalifornie, avait contribué à rendre lui-même la haute estime de soi une qualitédésirable. Si bien que le recueil desscores d'estime de soi dans les collègesaméricains donnait des résultatsextrêmement flatteurs pour les répondants.

Pour remédier aux insuffisances desinstruments traditionnels, beaucoup depsychologues cherchent des alternativespour mesurer l'estime de soi. Certainsproposent d'effectuer des mesuresindirectes. De fait on peut penser que demoins en moins on demandera aux gens dereporter eux-mêmes leur estime d'eux-mêmes.

D'autres spécialistes arguent qu'on n'apas assez tenu compte des relations entrenarcissisme et estime de soi. Certainsproposent de travailler sur la haute estimede soi et ses rapports avec la vanité,l'inflation du moi ou l'orgueil. Mais onévoque l’idée que le narcissique quiaffirme un soi grandiose est dépendant desautres pour l'affirmer. Derrière son

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masque, le narcissique serait vulnérable etfluctuant dans son estime de lui-même.

V.3. Opérationnalisation de la thèse de l'intériorisation

Dans un état de la question sur lerapport entre stigmate et estime de soi,Crocker (1995) renverse les présupposésdominants en affirmant, études à l’appui,« l’impossibilité à trouver une estime desoi basse parmi les stigmatisés » (1995,91).

La plupart des recherches précédentesavaient suggéré la présence chez lesindividus qui étaient affligés d’unstigmate d’une estime de soi péjorativevoire de haine de soi ou résignationapprise.

Dans ce qui suit, je tente d’éclaircirles deux thèses en vigueur et leurargumentation, sachant que les recherchesportaient le plus souvent sur l’identitéethnique.

V.3.1. L’effet miroir  (rapport stigmate/estime de soi)

La thèse de l’effet miroir est unereprise personnelle des concepts issus dela postérité de la doctrine James-Cooley-Mead

Les conceptions théoriques de Mead etCooley ont été unifiées en une hypothèsedite Mead-Cooley laquelle établit un lienentre les réactions d’autrui et la visionde soi-même. Cette hypothèse est aussi dite

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celle de l’intériorisation et du feed-backsocial (Lundgren, 2004).

Dans la perspective del'interactionisme symbolique, le soi estpris comme un objet social. Ce que confirmel'étude des définitions données par uncertain nombre d’auteurs. Ainsi John Kinch(1963) donne cette définition du soi : « Leconcept de soi est cette organisation dequalités que l'individu s'attribue à lui-même. » (1963 : 246)

Par qualités, il entend « à la fois lesattributs que l'individu exprimerait enterme d'adjectifs (ambitieux, intelligent)et aussi les rôles dans lesquels il se voit(père, docteur, etc. (…) La conception desoi de l’individu émerge de l'interactionet, en retour, elle guide et influence soncomportement. » (Kinch, 1972, 246)

A travers ces définitions, on voitclairement que l’estime de soi est unecomposante du soi. Il est une organisationd’attributs que l'individu s'attribue àlui-même. Cependant, dans la mesure où dansl’hypothèse dite Mead-Cooley et ensuite dela théorie de l’interaction symbolique, lesoi est perçu comme le résultat del'interaction, comme un produit social, etl'introjection par le sujet de la façondont les autres le perçoivent, et ensuitela réappropriation des ces introjections.Il y a des mouvements dialectiques entre ledehors et le dedans qui font que cet aspectperceptuel du soi a du être intégré dans laplupart des modèles théoriques quidéveloppent une conception du soi et de

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l’estime de soi. Ainsi la littérature symbolique-

interactionniste (de Mead à Cooley), avecles concepts de soi-miroir ou d’évaluationréfléchie, a toujours mis au centre de sesthéorisations le rôle de l’autre dans laconstruction de l’identité. Il y est montrécomment le soi est un processus social quiimplique l’interprétation des réponsesd’autrui et comment le concept de soiincorpore une évaluation réfléchie.L’implication pour l’analyse du processusde stigmatisation est ainsi que l’identitédévaluée par autrui mène à des distorsionsde la personnalité qui sont intériorisées,deviennent stables et dépréciatives.

Par la suite, la psychologie socialeclassique des attitudes et des préjugés ouappliquée aux minorités a insisté, dans lestravaux de Lewin, Allport, Erikson, sur lefait que les groupes minoritaires souffrentde haine de soi et de dévalorisation (Adam,1978 ; Lessing, 1930 ; Lewin, 1948).

Le renversement de perspectives est liéà l’étude empirique standard de Rosenberg(1965) sur l’estime de soi d’Afro-américains comparée à celle d’Américains desouche européenne qui n’a pas montré dedifférence significative entre les deuxgroupes. D’autres études qui vont suivrevont aller dans le même sens.

La divergence des résultats peut êtreexpliquée comme le font Crocker et Major(1989) en arguant que les populationsstigmatisées recourent à des protectionspour s’immuniser face à la stigmatisation.

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Dans le cas d’étudiantes Afro-américaines,les auteurs montrent l’usage qu’elles fontd’un mécanisme de protection assez typique.Il consiste à attribuer ses propres échecsaux préjugés qu’on subit plutôt que deprendre acte de ses déficiencespersonnelles. Les résultats de l’enquêteoffrent ainsi des scores inverses chez lesBlancs et les Noirs : le fait d’êtrel’objet de discrimination raciale estcorrélé avec l’estime de soi, positivementchez les Noirs et négativement chez lesBlancs.

Que l’on attribue ces différences àl’un ou l’autre de ces facteurs, on voitque la recherche continue d’être nécessaireau plan empirique pour mesurer la qualitéde l’estime de soi dans différents groupessociaux et de poursuivre l’investigationsur la nature des différences relevées.

L’hypothèse est donc que les membres degroupes stigmatisés essaient d’échapper auxmenaces pour leur estime de soi en secomparant d’abord avec ceux qui sontmembres du même groupe stigmatisé plutôtqu’avec les membres d’un out-groupe plutôtavantagé (Crocker & Major, 1989).

Les membres de groupes stigmatisés oudésavantagés tendent à protéger leur estimed’eux-mêmes en dévalorisant sélectivementles domaines dans lequel l’out-groupe estavantagé et en valorisant sélectivement lesdomaines dans lesquels leur in-groupe estavantagé (Major et al ., 1993).

On cherche à tester l’hypothèse que,pour protéger leur estime de soi globale,

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les groupes menacés par le stigmate tendentà diminuer la valeur qui est donnée à dessecteurs dans lesquels l’individu ou songroupe de référence est médiocre

V.3.2. Intériorisation vs. immunisation ?

Aux Etats-Unis, les recherches qui ontporté sur le rapport entre estime de soi etstigmate ont trouvé un champd’investigation privilégié dans l’étude del’ethnicité et des relationsinterethniques.

Avec des mesures directes, lesinvestigations montrent, d’une part, queles individus ou les groupes stigmatisésont des scores d’estime de soi supérieurspar rapport aux individus ou groupesstigmatisés. Elles montrent, d’autre part,que parmi les individus ou les groupesstigmatisés, ceux qui sont évalués plusfavorablement ont des scores d’estime desoi supérieurs par rapport à ceux qui sontévalués de façon plus péjorative. AuxEtats-Unis, c’est le cas d’un côté pour lesAsiatiques et de l’autre pour les Noirs etles Latinos.

Mais d’autres recherches à propos del’estime de soi personnelle ont montréaussi que les Afro-américains ont desscores d’estime de soi supérieurs auxBlancs américains, lesquels ont eux-mêmesdes scores supérieurs ou Latinos, auxAsiatiques et aux Amérindiens.

Par contraste, l’estime de soi

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collective des Afro-américains, des Latinoset des Asiatiques est supérieure ou égale àcelle des Blancs américains (Major &0’Brien, 2005, 407).

Avec des mesures indirectes, lesinvestigations montrent des résultatsdifférents. Une étude suggère que les Afro-américains ont la meilleure estime d’eux-mêmes personnelle, suivis par les Latinos,les Blancs américains et les Asiatiquesbien que les différences intergroupessoient très ténues. D’autres mesuresindirectes relevant l’estime de soicollective tendent à montrer que les Blancsaméricains affichent un favoritisme intra-groupe en faveur d’eux-mêmes là où lesLatinos, les Asiatiques et les Afro-américains affichent un favoritisme extra-groupe en faveur des Blancs.

D’autres investigations ont été menéesavec des populations stigmatisées par leurpoids et qualifie la question de l’obésitécomme stigmate. Les mesures d’estime de soipersonnelles et collectives convergent pourattester la faible estime d’elle-même defemmes obèses par rapport à des femmes depoids normal.

Un autre secteur qui a été l’objet derecherches est celui des relations hommes /femmes et du genre. Kling et sescollaborateurs montrent que les femmesrapportent globalement des scores d’estimede soi inférieurs à ceux des hommes (citépar Major & O’Brien, 2005, 407), à l’estimede soi personnelle mesurée de façondirecte. Par contre, des mesures indirectes

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indiquent des scores égaux entre hommes etfemmes.

Dans l’évaluation de la littératureréalisée par Major & O’Brien (2005), lesauteurs admettent que les résultats sonttrès inconsistants à propos des recherchesqui souhaitent tester la perspective del’intériorisation. Une partie la supporte,une autre non.

Une partie de ces inconsistances peut-être attribuée à des biais méthodologiques.Ainsi, certains auteurs montrent que lesmesures explicites obtenues par auto-reportage sont sensibles à la désirabilitésociale. Mais les mesures implicites sontelles susceptibles d’être biaisées par desreprésentations du groupe teintées parfacteurs environnementaux ou extra-personnels autre que personnels.

Il a aussi été montré que les mesuresdirectes obtenues avec le « Test implicited’association » (IAT) de Nosek tendent àsurestimer l’étendue du favoritisme extra-groupe par les groupes stigmatisés.

Certains auteurs, tels Crocker, Majoret Scheff, ont remis en question lastabilité de l’estime de soi et montrentqu’elle varie en fonction decaractéristiques personnelles,situationnelles et collectives.

Au cours des quinze dernières années,un nombre relativement importantd’investigations empiriques ont été menéessur la relation entre estime de soi etstigmate. Les chercheurs ont tenté demesurer l’impact du stigmate sur l’estime

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de soi personnelle ou collective à partirde mesures auto-reportées. Récemment, destentatives ont été menées pour créer desinstruments de mesure directe que ce soitde la stigmatisation (« Echelle destigmatisation » de Harvey) ou de nouvellesméthodes d’appréhension de l’estime de soi(avec le « Test implicite d’association »(IAT) de Nosek).

Classiquement, la proposition de basede la théorie de l’étiquetage établit que :

« L’acte social d’étiqueter unepersonne comme déviante tend à altérer laconception de soi de la personnestigmatisée par incorporation de cetteidentification » (Wells, 1978, 200). Par laréalisation automatique des prédictions,elle devient ce qu’on a supposé et ditqu’elle était. L’étiquetage produit deschangements dans les identifications et lesévaluations d’elle-même de la personneainsi traitée. Elle peut être ainsi amenéeà assumer une identité négative.

Dans la perspective del'interactionnisme symbolique, l'individuest considéré comme un agent actif dans leprocessus d'interaction sociale. Plutôt quede simplement réagir à une situation,l'individu conçu comme un acteur est vucomme étant apte à traiter lui-même lesobjets à travers le développement de sonconcept de lui-même (soi). Comme le ditBlumer lui-même, «  en face de quelquechose qu’on indique, on peut différerl'action, l'inspecter, le juger, vérifierson sens, déterminer ses possibilités, et

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diriger son action envers lui » Blumer,1969, 63).

Dans une conception symbolique-interactionniste, le soi est conçu comme unprocessus émergent, constamment endéveloppement et en devenir, et jamais uneproduit final ou statique (Blumer, 1969;Mead,1934).

Ainsi l'individu confronté àl'étiquetage est susceptible de négocier ladéfinition de la réalité pour en modifierl'impact.

Dans la perspective de la psychologiesociale classique, on a vu que « le conceptde soi est compris comme une structurementale interne qui refléterait en grandepartie la structure sociale externe (à telstade du développement social del’individu) et qui serait plutôt déjà bienétablie au début de l’âge adulte. »(Anderson & Snow, 2001, 18)

Du point de vue de l’interactionnismesymbolique et l’approche de Rosenberg(1979) dite « biographique », le conceptde soi est une « caractéristique stable etpersistante de la personnalité » quiprovient en premier lieu des évaluations enmiroir des jugements qu’autrui porte sursoi. Rosenberg considère que le concept desoi est en grande partie déterminé par lecontexte social primaire de l’individu.

L’auteur tend à replacer l’estime desoi dans le contexte dans lesquels lesindividus sont inscrits. Pour ce quiconcerne le lien entre statut minoritaireet estime de soi, Rosenberg ne voit pas de

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lien unilatéral entre ces deux phénomènes.Avec ses collaborateurs, il trouve que lesenfants des minorités ne souffrent pas plusde problèmes d’estime de soi que les autresenfants. Rosenberg se rapproche de l’idéed’évaluation en miroir à ceci près que lasource des évaluations significatives estlocalisée dans le contexte immédiat dessujets.

D’autres interactionnistes s’opposent àl’interprétation de Rosenberg qui consisteà penser qu’autrui a plus d’importance quel’acteur dans la dynamique du concept desoi et de l’estime de soi. Mais cettevision est caractéristique d’unebifurcation de l’interactionnismesymbolique en deux écoles : l’une qui metl’accent sur l’acteur et son agentivité,l’autre qui met l’accent sur la structuresociale et l’effet de ses déterminants.

Dans la perspective symbolique-interactionniste, on trouve cependantmajoritairement une insistance sur le pointde vue d’autrui ou sur les évaluations enmiroir mais elle doit s’accompagner d’une« conception des acteurs sociaux en tantqu’êtres volontaires et ingénieux ».(Anderson & Snow, 2001 : 19)

En d’autres mots, ils défendent unaspect subjectif et spontané du soi queMead (1934) nomme le « Je ».

Ainsi, Strauss dans « Miroirs etmasques » (1959) met l’accent sur leprocessus d’interprétation comme élément quiintervient dans la compréhension desréactions de l’individu face aux

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évaluations d’autrui. Le soi n’est passeulement une image en miroir, réfléchie,des évaluations et des définitions opéréespar autrui. L’acteur a la possibilité deréévaluer ses perceptions et peut alorsaccepter ou rejeter ces évaluations, ouencore adopter une position intermédiaireplus ambivalente en réaction à cesévaluations d’autrui.

La position théorique générale del’interactionnisme symbolique doit intégrerdes positions parfois opposées comme on l’avu. A la suite des recherches récentes surle soi et les conséquences de l’inégalité,Snow et son collaborateur adoptent uneposition médiane. Ils maintiennent leuradhésion à la thèse du soi-miroir et del’intériorisation tout en assouplissant sesprérequis :

« Il n’y a pas de processus automatiqued’évaluation en miroir qui soit à l’oeuvredans les liens entre les affronts d’uncôté, et le concept de soi et l’estime desoi, de l’autre. Il faut plutôt penser queles activités cognitives et autres del’acteur social sont déterminantes quant àl’impact de la stigmatisation ou de lasubordination. Se faire attribuer uneidentité sociale négative ne se traduit pasautomatiquement en une acceptation de cetteidentité, peu importe jusqu’à quel point lestatut social de la personne est dénigré ouméprisé. En effet, l’acteur social peutadopter une vision tout à fait contraire. »(Anderson & Snow, 2001, 20)

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Les effets péjoratifs sur le soi del’inégalité sont cependant attestés maisils ne doivent pas entraîner une négationou une euphémisation du rôle de la margedes de manœuvre des acteurs même placés ensituation difficile. De plus, nombred’études de terrain décrivent à l’œuvrecette marge. De fait :

« Même si ces coûts ou ces effetsnégatifs ne se traduisent pas nécessairementen atteintes au concept de soi, il estraisonnable de penser que ces coûts sontconsidérables, surtout en termes d’énergieet de temps psychiques et sociaux quidoivent être consacrés au processus desauvetage et de rédemption. Sur une longuepériode, le prix à payer peut mener à unecapacité diminuée de sauver et de remonterle soi mais il s’agit là d’une questionempirique qui requerrait une enquête pluspoussée. » (Anderson & Snow, 2001 : 20)

Les auteurs situent sur le planempirique la question de montrer à traversle temps si les possibilités de préserverson identité et son estime personnelles’avèrent ou non coûteuses. Ils admettentla nécessité de poursuivre cet agenda derecherche sur les « résistances » àl’exclusion, la subordination, à ladomination ou à l’inégalité de la part desacteurs sociaux :

« La relation entre l’inégalité et lesoi n’est pas toujours aussi directe que lepensent les chercheurs en sciencessociales. En effet — c’est une raison parmi

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d’autres — la plupart des êtres humainssont plus créatifs que ce que postulentplusieurs théories sociologiques. En termessimples, les êtres humains prennent, demanière routinière et ingénieuse, desdispositions pour réduire l’occurrence desaffronts et de la dégradation, ou pourdiminuer la force de leur impact. Lesinteractionnistes, en plus de nous signalerla présence d’une grande variété demanifestations quotidiennes de l’exclusion,ont joué un rôle important dans lesignalement des stratégies d’interaction etde la résilience des acteurs sociaux quifont face aux affronts et à la subordinationqui cherchent à les stigmatiser ». (Anderson& Snow, 2001, 21)

A titre d’illustration, on peut référerau travail de Goffman « Asiles » (1961).Lorsque les acteurs sociaux font face auxaffronts et à la subordination qui lesdiminuent, ils ont tendance à répondre demanière à préserver une partie de leurdignité, leur sens de l’autonomie et mêmeleur propre importance. Goffman fournit denombreux exemples des procédés défensifsqu’adoptent les reclus dans lesinstitutions totales, ce sont des« adaptations secondaires ». Leur prise encompte amène l’auteur à élaborer unethéorie de la vie souterraine construite etentretenue par les reclus.

En résumé, dans la thèse del’intériorisation, le niveau d’estime desoi des individus ou des groupesstigmatisés est considéré comme symétrique

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par rapport au degré auquel ils sontdévalorisés par rapport au groupe dominant.

Le rapport entre stigmate et estime desoi est inscrit dans le débat autour desthèses de l’intériorisation ou del’immunisation (autoprotection) dustigmate.

Il peut sembler donc adéquat de mesurerl’intériorisation du stigmate et ses effetspéjoratifs sur l’estime de soi par le biaisde l’attitude envers elles-mêmes despersonnes stigmatisées, car l’attitudeenvers soi-même selon Rosenberg, c’estl’estime de soi.

Mon hypothèse est donc qu’une estime desoi péjorative pourrait se retrouvercomparativement plus importante dans ungroupe psychiatrique que dans un groupe ditnormal.

V.4. L’instrument : L’Echelle d’estimede soi de Rosenberg

Parmi les méthodes d’exploration duconcept de soi, on distingue généralementles méthodes selon qu’elles prennent encompte le soi phénoménal ou le soi nonphénoménal.

Un certain nombre de méthodesd’exploration du soi phénoménal consistentdans des techniques d’évaluation du conceptde soi général, de l’estime de soi ou dusoi social. Les techniques cherchant à

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évaluer le soi n’ont phénoménal, c’est-à-dire les aspects inconscients du concept desoi utilisent les tests psychodiagnostiquesprojectifs classiques comme le Rorschach etle T.A.T. (Thematic aperception test).

En ce qui concerne l’évaluation del’estime de soi, la plupart des mesures del’estime de soi sont tirées de l’écartobtenu entre le soi et le soi idéal. Cetécart est interprété comme étant uneindication du degré d’acceptation de soi.De fait, la mesure de l’estime de soiapparaît comme un trait indirect de cerapport (cf. L’Ecuyer, 1978).

Il existe cependant des instrumentsdéveloppés pour évaluer spécifiquement etdirectement l’estime de soi. Parmi ceux-ci,les plus connus sont l’inventaire del’estime de soi de Coopersmith et l’échelled’estime de soi de Rosenberg.

Pour ce qui concerne Rosenberg,l’estime de soi y est conçue comme uneattitude envers soi-même

Il précise que sa conception del’estime de soi concerne l’estime de soiglobale c’est-à-dire « l’attitude positiveou négative de l’individu à l’égard de soicomme une totalité » (Rosenberg et al.,1995, 141). Pour l’auteur, l’estime de soi« peut être considérée comme une attitudeenvers un objet, même si le titulaire del’attitude et l’objet envers lequell’attitude est tenue – le soi - sont lesmêmes. » (Rosenberg et al, 1995, 142).

Comme dans les autres attitudes, lesconceptions d’eux-mêmes qu’ont les

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individus peuvent avoir des composantespositives ou négatives. Les analysesfactorielles menées sur l’échelle d’estimede soi de Rosenberg, montre que l’échellecontient deux composantes : la confiance ensoi et la dépréciation de soi.

V.4.1. Le choix de l'instrument :l’Echelle d’Estime de Soi deRosenberg (EES)

J'ai choisi pour des raisons surlesquelles je reviens d'utiliser l'Echelled'estime de soi de Rosenberg, une échellede Likert (du nom du psychologue américainRensis Likert).

Il s'agit une échelle de mesurerépandue dans les questionnairespsychométriques. La personne interrogéeexprime son degré d'accord ou de désaccordvis-à-vis d'une affirmation (l'énoncé).

L'échelle contient en général cinq ousept choix de réponse qui permettent denuancer le degré d'accord :

- Pas du tout d'accord- Pas d'accord- Ni en désaccord ni d'accord- D'accord- Tout à fait d'accord

Pour les échelles impaires, le niveaucentral permet de n'exprimer aucun avis,tandis que les échelles paires (par exempleà quatre modalités) sont dites « à choixforcé ». À chaque réponse est attribuée une

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note positive ou négative, ce qui permet untraitement des données avec moyenne etécart-type.

Au démarrage de ce travail, aucuninstrument n’était disponible en françaiset validé pour mesurer directement lestigmate du « point de vue de la cible ».Il a fallu trouver un moyen de mesurer aumoins de façon indirecte l’effet négatif dela stigmatisation sur le soi.

L’étude est une contribution de typephénoménologique au processus destigmatisation en tant qu’elle cherche àappréhender le stigmate du point de vue decelui qui en est affligé, le stigmatisé.

De fait, dans un premier temps, monprojet était d’utiliser un instrumentpermettant de témoigner de l’impact dustigmate sur des sujets stigmatisés. Il afallu recherché dans la littératureexistante la présence d’échelles d’attitudequi porteraient sur les phénomènes destigmatisation. A ma grande surprise, detels instruments étaient quasi inexistants.

Une des raisons de la quasi absenced’instruments cherchant à appréhenderl’effet de la stigmatisation, est que laplupart des recherches sur le stigmatemenées en psychologie sociale concernent lepoint de vue des « stigmatiseurs » et noncelui des stigmatisés. L’appropriation duconcept de stigmate par la psychologiesociale a transféré à ce concept, le corpusd'études relatif aux recherches sur lespréjugés et la discrimination. Or, cesrecherches sont essentiellement menées pour

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en examiner les sources. Ainsi, le travaille plus célèbre dans ce sens, celuid’Adorno et ses collaborateurs, de naturepersonnologique, attribuait la tendance àémettre des préjugés à la possession d’unepersonnalité autoritaire. L’objet derecherches des études sur les préjugés etles discriminations est majoritairement lapersonne ou le groupe atteint que depréjugés ou celui qui opère desdiscriminations.

Ces travaux véhiculent un certain denombre de « biais » infertiles pour larecherche. Une grande partie des recherchesen psychologie sociale expérimentale sur lestigmate étant des études de laboratoire,elles ne traitent que deux sortes destigmate : le stigmate tribal de l’origineethnique et le stigmate de la difformitéphysique avec l’obésité. Les recherches surles gens en fauteuil sont beaucoup plusrares du moins en psychologie. La rechercheen laboratoire porte exclusivement sur deséchantillons d’étudiants et comme telle,elle n’a à sa disposition dans les campusque ces deux types de stigmate. Une autreinsuffisance de ces recherches est que, leplus souvent, elles n’impliquent pas dessujets véritablement stigmatisés. Si l’onconsidère qu’une partie de leurs résultatstendent à minimiser le rôle du stigmate, onpeut penser que la cause en est imputable àdes biais d’échantillonnage.

A l'encontre des travaux de sociologieinteractionniste qui portent autant sur lesstigmatiseurs (« entrepreneurs de morale »,

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agence de contrôle social, etc.) que surles stigmatisés (les déviants), les travauxde psychologie sociale, sauf exceptionnotable, portent exclusivement sur le pointde vue des stigmatiseurs. Cependant, unvirage a été entrepris au cours desdernières années.

Dans cette perspective, peu de placeest accordée à ceux qui sont l’objet depréjugés ou de discrimination, ou qui sontstigmatisés. Il s’agit d’une déficiencemajeure car la possibilité de savoir si unepersonne porteuse d’un stigmate se vitstigmatisée ou non, est une questioncentrale. Le fait qu’elle ne soit pastraitée, montre que la recherche standardutilise une conception de la stigmatisationnaïve, incomplète, non-scientifique et detype journalistique. Elle équivaut àconsidérer stigmatisé celui ou celle surqui on jette le blâme. Nombre d’étudesn’ont pas une véritable compréhension desphénomènes de la stigmatisation car ellesadhèrent à une vision du stigmatedéfectueuse. La stigmatisation y est conçuecomme un processus automatique qui atteintcelui ou celle sur qui on jette le blâme.Elle n’est étudiée que du point de vue dustigmatiseur et omet le point de vue dustigmatisé. Il s’agit d’une autredéficience majeure au niveau théorique etméthodologique.

Cependant, quelques travaux récentsmais rares tentent d’infléchir cettetendance (Harvey, 2001 ; Link, 2004). On nepeut pas se passer du point de vue des

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personnes sujettes à la stigmatisation poursavoir si elles se vivent stigmatisées,discriminées ou non. Ce fait estillustratif d'un certaine suffisance dessciences humaines qui, pour rendre compted’un phénomène vécu par des acteurssociaux, négligent de considérer leur pointde vue. Alors, elles le fabriquent de toutepièce. Cette idée était défendue par H.Blumer qui ironisait sur l’infatuation deces disciplines dites humaines qui tendentà confisquer la parole de leurs sujetsd’enquête. On aperçoit aussi leur lacunecentrale qui réside dans la difficulté àsaisir le monde empirique faute d’être surle terrain et de rencontrer les autres.

Aussi, je n’ai trouvé que deuxinstruments, en sociologie (et aucun enpsychologie), mais ils étaientinexploitables. Le premier instrument a étéforgé par la sociologue Charlene Miall maisil porte sur le vécu de la stigmatisationpar des sujets infertiles. Trop spécialisé,il ne pouvait être utilisé dans le cadred’une recherche dans le champpsychiatrique. Le second instrument avaitl’avantage d’avoir été confectionné pourtravailler justement sur le stigmatepsychiatrique. L’auteur en est lesociologue Bruce G. Link (Université deColumbia), auteur de nombreux travaux surla question. Il construit une échelle de 12items destinée à mesurer l’impact de ladévaluation et de la discrimination àl’égard des malades mentaux (Link, 1987).Mais l’instrument était d’une part non

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publié, non validé en français et, donc,lui aussi inexploitable. Ce n’est que plustardivement que cet auteur a publié sapropre échelle in extenso (Link et al.,2002).

D’autre part, la recherche dans lalittérature a omis le travail dupsychologue social Richard D. Harvey(Université du Missouri). En effet, il apublié en 2001 une échelle destigmatisation, mais dédié à la perceptiond'un stigmate ethnique.

A l'époque où j'ai entrepris le travailde terrain, j'ai appris qu'Heather Stuartpréparait une échelle spécifique pour lestroubles psychiatriques mais elle n'a étépubliée en version d’eesai en 2005 (Stuart,Milev, Koller, 2005) et en version finaledans un ouvrage écrit en collaboration en2012 (Stuart, Arboleda-Flores & Sartorius,2012).

Cependant, il y avait le problème quel’instrument n’était pas validé en françaiset que son usage préalable aurait dûsupposer d'effectuer ce travail devalidation, ce qui n’était pas mon objectifdans le cadre de la présente étude.

De ce fait, j'ai fait l’impasse sur lapossibilité de mesurer le stigmate avec unoutil spécifique. Car entre-temps, fauted’un instrument de mesure du stigmate, j'aipensé utiliser l’échelle d’estime de soi deRosenberg. Les travaux de cet auteurm'étaient connus depuis longtemps etnotamment ses recherches interactionnistessur le soi et le trouble mental. C’est

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alors que j'ai découvert que l’échelled’estime de soi de Rosenberg avait étévalidée en français par une équipemontréalaise en 1990 (Vallières &Vallerand, 1990).

Le but de Rosenberg était de développerune technique simple et brève quipermettrait d’étudier l’image de soi de5000 adolescents en tenant compte desdivers contextes sociaux reliés au conceptde soi : structure sociale, religion,école, famille, dimensions personnelles etinterpersonnelles et conséquences sociales.Il a mis au point un questionnaire composéde 10 questions faciles à compléter en deuxou trois minutes. Les réponses permettentde placer les répondants sur un mêmecontinuum allant de ceux qui ont une trèshaute estime de soi et ceux qui en ont unetrès faible.

Owens (1993) a confirmé ultérieurementl’existence d’un pôle de la confiance ensoi et d’un pôle de la dépréciation de soidans l’échelle d’estime de soi. Pour lui,ces composantes s’adaptent très bien à uneconstruction de second ordre de l’estime desoi global où la confiance en soi estassociée de façon notable à l’estime de soiglobale plutôt que la dépréciation de soi.Chez un sujet âgé de 23 ans, l’effet del’estime estime de soi globale sur laconfiance en soi, dans une populationnormale, est de .88 et celui de l’estime desoi globale sur la dépréciation de soi estde -.64.

Dans un article posthume, Rosenberg

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(1995) cherche à établir une différenceentre l’estime de soi globale et l’estimede soi spécifique. Pour lui l’estime de soiglobale se rapporte au bien-êtrepsychologique, alors que l’estime de soispécifique se rapporte à la conduite. Ilprécise aussi que l’estime de soispécifique peut être identifiée au conceptd’auto efficacité introduit par lepsychologie Albert Bandura.

Selon l’hypothèse de l’intériorisationet de la prédiction créatrice, le stigmatealtère le concept de soi, son estime delui-même, de la personne cible. Aussi, pardéfaut, la possibilité d’appréhenderl’impact du stigmate sur le soi a été renduenvisageable en mesurant cet effetd’altération auprès de sujets stigmatisésgrâce à ce type d’échelle.

Mon étude quantitative reproduit enminiature l'étude menée par les canadiensPeter H. Silverstone et Mahnaz Salsalipubliée en 2003 sous la forme de deuxarticles dans les « Annals of GeneralHospital Psychiatry »( Silverstone etSalsali, 2003 ; Salsali et Silverstone,2003). L'échantillon de l'étude estimportant : 1190 sujets. Vu l'étendue del'échantillon, les auteurs ont puappréhender le diagnostic psychiatrique despatients. Vu mes échantillons restreints,cette procédure m'a apparu inutile. Parcontre leur étude n'est pas comparativeavec en face un groupe témoin ce qui estmon cas. Les résultats de leur étudecorroborent les miens. L'outil central de

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mesure y est l’Echelle d’Estime de Soi deRosenberg, dont le nom revient plusieursfois dans ce livre.

V.4.2. Présentation de l’Echelled’Estime de Soi de Rosenberg

L’Echelle d’Estime de Soi de Rosenbergest, certainement, un des instruments lesplus utilisés dans l’investigation del’estime de soi pour la recherche ensciences humaines et sociales et notammenten psychologie sociale. Forgée par MorrisRosenberg au milieu des années soixante,l’échelle d’estime de soi est librementutilisable sans charge sinon d’adresser unecopie des résultats de l’enquête réalisée àla Fondation Morris Rosenberg sise àl’université du Maryland.

L’estime de soi est globalementconcevable comme une orientation positiveou négative envers soi-même. Il s’agitd’une évaluation globale de la valeur quel’on se prête à soi-même. L’estime de soiest considérée classiquement en psychologiedepuis William James comme une composantedu concept de soi. Rosenberg définit celui-ci comme la « totalité des pensées et dessentiments d’un individu au regard de lui-même comme un objet ». D’autres composantesdu concept de soi telles que l’autoefficacité et le sentiment d’identité ontété et sont actuellement l’objetd’investigations nombreuses et variées.

Cependant, l’estime de soi jouie dans

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la vie de tous les jours et la psychologiequotidienne d’une vaste popularité au pointque le concept lui-même a été, ce qui estfâcheux mais courant pour de nombreusesidées de la psychologie, l’objet dedistorsions et de mésusages. Un tel conceptdemande à être pris en considération avecla rigueur conceptuelle qui sied. Celaimplique notamment de faire le détour parla littérature classique sur le concept desoi depuis James, considérer sa complexitéet aussi se familiariser avec les méthodesde recherche en sciences sociales. Parailleurs, une connaissance préalable doitexister de la littérature existanteconcernant les populations à qui on soumetl’échelle.

Les recherches de Rosenberg ont pourobjet de relier le statut social etnotamment les caractéristiques ethniques etles contextes institutionnels comme l’écoleou la famille avec l’estime de soi.

Les cadres sociaux offrent aux acteurssociaux un ensemble d’expériences qui sontl’objet d’un processus d’interprétation parles individus de telle façon que le conceptde soi est conçu.

L’échelle originale d’estime de soi deRosenberg figure dans l’appendice de sonouvrage « Society and the adolescent self-image » publié en 1965 (Rosenberg, 1965,325-327). La validation en français a étéopérée par deux chercheurs québécois en1990 (Vallières & Vallerand, 1990).

On doit noter que, créée à l’originecomme une échelle de Guttman, l’échelle

413

d’estime de soi est utilisée courammentcomme une échelle de type Likert. Les dixitems qui la composent sont rangés sur uneéchelle en quatre points.

La validation statistique a montré quel’échelle est unidimensionnelle et bi-factorielle. Les deux facteurs quistructurent l’échelle sont la confiance ensoi et la dépréciation de soi.

La cotation des items se fait enassignant une valeur aux 10 items, commesuit aux items positifs (1) et négatifs(2) de l’échelle :

Items 1, 2, 4, 6, 7 Items 3, 5, 8, 9, 10

Bi-factorialité de l'EES :- items positifs 1, 2, 4, 6, 7 - items négatifs 3, 5, 8, 9, 10

L’étendue des scores de l'EES va de 0 à30 qui est le score le plus haut possible.D’autres options sont possibles notammentd’assigner des valeurs de 1 à 4 (qui estcelle que j'ai utilisé), aussi de cettefaçon l’étendue des scores va de 10 à 40.Certains chercheurs utilisent des échellesde type Likert en 5 voire 7 points et desvariations y introduisent une valeurcentrale.

Donc, l’échelle d’estime de soi deRosenberg est un questionnaire auto-reportéqui comprend dix items.

414

Cinq items essaient d’appréhenderl’estime de soi sous forme positive (parexemple, « dans l’ensemble, je suissatisfait-e de moi »)  et cinq sous formenégative (par exemple, « je sens peu deraison d’être fier-e de moi »).

Items positifs :

« Je pense que j’ai une personne devaleur au moins égale à n’importe quid’autre » (n° 1)

« Je pense que je possède un certainnombre de belles qualités » (n° 2)

« Je suis capable de faire des chosesaussi bien qu’à majorité des gens » (n° 4)

« J’ai une attitude positive vis-à-visde moi-même » (n° 6)

«  Dans l’ensemble, je suis satisfait-ede moi » (n° 7)

Items négatifs :

« Tout bien considéré, je suis porté-eà me considérer comme un(e) raté(e) » (n°3)

« Je sens peu de raison d’être fier-ede moi » (n° 5)

« J’aimerais avoir plus de respect pourmoi-même » (n° 8)

«  Parfois je me sens vraimentinutile » (n° 9)

«  Il m’arrive de penser que je suisun-e bon-ne à rien » (n° 10)

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Selon Rosenberg, quatre indicateurs dela confiance en soi sont basés sur lesréponses à quatre items de l’échelle (items1, 2, 4, 6), et deux indicateurs de ladépréciation de soi propos sur la réponse àdeux énoncés de l’échelle (items 9 et 10).

Pour Rosenberg et al. (1995), uneestime de soi élevée est un bon indicateurd’acceptation, de tolérance et desatisfaction personnelle à l’égard de soi.De plus, l’estime de soi implique respectde soi-même. L’auteur, à ce niveau,différencie deux niveaux du respect, unniveau inconditionnel et un niveauconditionnel. Le respect inconditionnelsuppose que l’individu se respecte en tantqu’être humain, indépendamment de sesqualités ou accomplissements alors que lerespect conditionnel comporte unecongruence entre les standards personnelsde compétence, de moralité, d’excellence etles sentiments d’accomplissement à l’égardde ces standards. Selon Rosenberg,l’absence d’un respect conditionnel de soidifférencie la personne ayant une estime desoi élevée de celle affectée par une plusou moins grande mésestime de soi.

Un certain nombre d’études empiriquesont mesuré le lien avec d’autres facteurscomme la santé mentale. A une faible estimede soi est régulièrement associée ladépression dans des populations normalestant adultes qu’adolescentes. Elle l’estaussi à des scores d’anxiété importants, àdes niveaux péjoratifs de satisfaction devie et à des états affectifs négatifs tels

416

que l’agressivité et l’anomie. D’autresrecherches indiquent que les individusatteints de mésestime d’eux-mêmes sont plussusceptibles de ressentir des sentiments deculpabilité pathologique, d’avoir une peurmorbide de l’échec et de présenter en faitune vulnérabilité psychologique importante.

La version française de l’Echelled’Estime de Soi (EES) de Rosenberg a étévalidée par une équipe de psychosociologuesquébécois (Vallières & Vallerand, 1990).L’instrument de type unidimensionnel estconstruit à partir d’une conceptionphénoménologique de l’estime de soi, ilpermet de capter la perception globale dessujets quant à leur propre valeur. Composéde dix items, il atteint des niveauxsatisfaisants sur le plan de la consistanceinterne et de la fidélité test-retest. Deplus, l’analyse sectorielle démontre laprésence d’un concept unidimensionnel :

«  [il] permet d’évaluer à quel pointl’individu se considère généralement commeune personne de valeur, comme possédant uncertain nombre de belles qualités, commeayant une attitude positive à l’égard delui-même, comme ne se considérant pas commeun échec, un inutile, ou un bon à rien ».(Vallières & Vallerand, 1990, ?).

L’usage de l’échelle d’estime de soi deRosenberg a suscité l’intérêt de nombreuxchercheurs et il s’avère un des instrumentsles plus utilisés dans les milieuxanglophones et maintenant francophones. Ilse distingue tant par sa brièveté et safacilité de passation que par la généralité

417

et la pertinence des items qui reposent surune évaluation très globale quoique finedes sentiments positifs ou négatifs quepeut avoir le sujet quant à sa personne. Lapertinence de l’instrument est telle qu’ilpeut raisonnablement être utilisé dans ledomaine clinique où il peut fournir desinformations précieuses sur le rapport dusujet lui-même75.

75 L’étude a été réalisée dans la région iséroiseet a été rendue possible uniquement grâce àl’appartenance de l’auteur comme salarié à unétablissement hospitalier public et à une associationlocale qui m’a permis de comparer une populationexpérimentale et une population contrôle. Les modalitésparticulières de l’enquête sont hors-champ de cetouvrage.

418

VI. RÉSULATS ET INTERPRÉTATION

419

VI.1. Confirmation de la thèse del'intériorisation

Dans ce chapitre, sont exposes lesrésultats quantitatifs de l’enquêtecomparative de la structure de l’estime desoi dans les deux groupes qui sontsujets del’observation.

VI.1.1. Structure de l’estime de soi

La première section concerne lacomparaison des scores d’estime de soientre les deux groupes. Le Groupe 1 est legroupe expérimental, compose des membres del’échantillon psychiatrique. Le Groupe 2est le groupe témoin, compose des sujetscontrôle. Des analyses statistiques ont étéeffectuées dont je présente les résultats.Certaines d’entre elles sont visualiséesdans des tableaux et des graphiques quifigurent dans les Annexes.

La description de l’échantillon enfonction des variables démographiques offreles caractéristiques suivantes (cf. Tableau1 en Annexe) :

- Au niveau de l’âge, l’âge moyen dansle Groupe 1 est de 39 ans et dans le Groupe2, de 44 ans.

- Au niveau du sexe, il y a 62,9 % defemmes et 37,9 % d’hommes dans le Groupe 1,70 % de femmes et 30 % d’hommes dans leGroupe 276.

76 La valeur du Chi 2 qui teste l’indépendanceentre le sexe et le groupe est de 0,61 et doncinférieure à 1 (p= .001)

420

- Au niveau du statut matrimonial, il ya 57 % de personnes seules et 43 % depersonnes non seules dans le Groupe 1,elles sont 38 % a être seules et 43 % a nepas être seules dans le Groupe 2.

- Au niveau du travail, 51 % ont uneactivité professionnelle et 49 % n’en ontpas dans le Groupe 1, ils sont 70 % a avoirune activité professionnelle et 30 % n’enont pas dans le Groupe 2.

VI.1.1.1. Analyses statistiquespréliminaires

. L’Alpha de Cronbach

La première analyse préliminaireconcerne l'étude de la consistance internede l’échelle d'Estime de Soi (EES) deRosenberg qui a été appréciée avec l'Alphade Cronbach. L'alpha de Cronbach qui varieentre 0 et 1 constitue un indice de laconsi*stance de l'échelle, c'est-à-dire dudegré auquel l'ensemble des items qu'elleinclut mesure bien une même chose.

Ci-dessous figurent les valeurs del'alpha qui permettent de déterminer s'ilest satisfaisant pour que l'on puissecalculer un score correspondant àl'ensemble de l'échelle (en effectuant lamoyenne ou la somme des items):

- Entre 0 et .50 : valeursinsuffisantes

- Entre .50 et .70 : valeurs limites.- Entre .70 et .99 : valeurs élevées ou

très élevées.

421

Le calcul de l'alpha de Cronbach pourles échantillons donne les résultatssuivants :

Groupes Alpha de CronbachGP 1 α = .71GP 2 α = .72L'analyse de la consistance interne de

l’échelle a été effectuée avec l'Alpha deCronbach et offre globalement des résultatsqui sont satisfaisants car élevés. Deslors, la validité interne de l’instrumentest attestée.

. Répartition ternaire de l’estime de soi

La seconde analyse préliminaireconcerne le tri à plat des scores obtenusdans les deux échantillons de population àl’échelle d’attitude qui leur a étéprésentée, l’Echelle d’Estime de Soi (EES).

Pour cela, classiquement, on repartitles scores d'estime de soi (André etLelord, 1995, 298) de la façon suivante :

- un score compris entre 10 et 16indique une estime de soi basse

- un score compris entre 17 et 33signale une estime de soi moyenne

- un score entre 34 et 40 révèle uneestime de soi haute.

La moyenne des scores du groupe témoinest de 32,9, celle du groupe expérimentalelle est de 24,9. L'écart entre les deuxgroupes est dont très important. Les deuxgroupes ont cependant tous les deux uneestime de soi qui se situe dans la moyenne.

422

Si on regarde de plus près lesrésultats, on observe ;

- Dans le groupe témoin, l'étendue desscores va de 24 à 40 ; dans le groupeexpérimental, l'étendue des scores va de 14a 34.

- Dans le groupe témoin, aucun sujetn'a une estime de soi basse (0 %) et dansle groupe expérimental, ils sont 4 % ;

- Dans le groupe témoin, 44 % dessujets possèdent une estime de soi haute,contre 1 % seulement dans le groupeexpérimental ;

- Enfin, 56 % des sujets du groupetémoin ont une estime de soi moyenne, alorsqu'ils sont 94 % dans le groupeexpérimental.

Il s’agit d’emblée d’un résultatintéressant qui offre une configuration del’estime de soi différente pour les deuxgroupes. Les scores moyens et les étenduesmoyennes sont présentes selon le sexe :

Groupe contrôle (GC) : hommes = 30,8Groupe contrôle (GC) : femmes = 36,8Groupe expérimental (GE) : hommes = 25Groupe expérimental (GE) : femmes =

23,6Etendue (GC) hommes : de 24 à 36Etendue (GC) femmes : de 28 à 40Etendue (GE) hommes : de 20 à 31Etendue (GE) femmes : de 14 à 34 On constate un résultat encore assez

surprenant :- Dans le groupe témoin, l’estime de

soi des femmes est supérieure à celle deshommes et dans le groupe expérimental, le

423

résultat est inverse, l’estime de soi desfemmes est inférieure à celle des hommes.

- Une précision sur ce résultat estfournie par l’étendue des scores selon legroupe : dans les deux cas, les scoresd’estime de soi des femmes ont une pluslarge amplitude que ceux des hommes. Lesfemmes, dans le groupe témoin, ont uneestime plus haute que celle des hommes. Lesfemmes, dans le groupe expérimental, ontune estime de soi à la fois plus basse etplus élevée que les hommes, celle-ci étantplus centrale, dans la moyenne.

Il apparaît ainsi que l’estime de soibasse affecterait uniquement les femmesdans notre échantillon psychiatrique. Cerésultat bien sûr est à pondérer avec toutela prudence nécessaire. Il peut être lénotamment à un biais d’échantillonnage. Ildemanderait de plus à être vérifié sur deséchantillons plus importants. Je revienspar la suite sur les différences del’estime de soi selon le genre.

VI.1.1.2. Analyses de la variance

Le test statistique utilisé avec lelogiciel STATISTICA consiste à comparerplus de deux moyennes et exige le recours àl’analyse de variance ou test du F deFISCHER-SNEDECOR. Il permet la comparaisondes scores globaux à l'EES selon le groupe.Un tel type d’analyse cherche àappréhender :

« dans quelle mesure la variabilitétotale observée sur la variable numérique

424

peut être expliquée par le fait que lesobservations proviennent systématiquementde groupes différents. » (Beaufils, 1996,164).

Les résultats offrent les moyennes etles écarts-types selon le groupe

(Groupe 1 : patient ou expérimental ;Groupe 2 : non-patient ou contrôle). Ils’agit des résultats globaux calcules apartir des moyennes des deux groupes.

Score global à l'EES selon le groupeGroupes Moyennes Ecarts-typesGP 1 24, 9 (4,59)GP 2 32, 9 (3,38)Le calcul du test de probabilité F de

Fischer donne le résultat suivant :

F (1, 99) = 98.34 p < . 0001

La présentation du coefficient F deFischer indique entre parenthèses la valeurdu degré de liberté (ddl) du numérateur,puis celle du dénominateur. Ici, la valeurdu ddl du numérateur est 1, celle dudénominateur 99. On recherche dans la tablela valeur critique du F au risque de 1% quise trouve à l’intersection de la colonne dunumérateur 1 et de celle du dénominateur.Le chiffre 99 ne figure pas dans la table,on utilise par défaut la valeur laplusproche et la plus défavorable, ici ils’agit de la valeur correspondant à F(1,60) qui est 7,08.

En général, on admet que (Beaufils,1996, 167) :

425

- si la valeur du F calculée estinférieure à la valeur lue dans la table,on ne peut rejeter ce qu’on appellel’hypothèse nulle : on ne peut rien diredes moyennes ;

- si la valeur du F calculée estsupérieure à la valeur lue dans la table,on rejette l’hypothèse nulle : deuxmoyennes au moins diffèrent entre elles.

La valeur calculée du F qui est 98,34,ce qui, on le voit, est très nettement unevaleur supérieure à la valeur critique. Lesrésultats vont dans le sens attendu. Aumoins une des moyennes est différente.

Il y a 99 chances sur 100, pour que ladifférence des moyennes entre les deuxgroupes ne soit pas due au hasard. Ainsi,on peut considérer qu’il y a une différencefortement significative entre les scores àl’EES du groupe expérimental et ceux dugroupe témoin. C’est l’appartenance augroupe psychiatrique qui est seule lavariable active dans la production de cettedifférence.

Car, globalement, aucune des variablesdémographiques de l’échantillon n’estsignificative : l’âge, le statut marital,le travail (ou le non-travail) n’ont pasd’effet sur les scores.

Pour la variable du sexe (genre), iln’y a pas non plus d’effet sur les scores al’EES. Donc ce ne sont ni l’âge, ni lestatut marital, ni le travail qui expliqueles différences de scores à l'EES entre lesdeux groupes, mais bien le statutpsychiatrique versus non-psychiatrique.

426

Mon hypothèse initiale semble vérifiéeavec un seuil de significativité assezimportant. Il existe donc une différencesignificative des scores à l'EES entregroupe psychiatrique et groupe non-psychiatrique. L’estime de soi dans legroupe patient est inférieure à celle dugroupe contrôle. La variable del’appartenance au groupe psychiatrique estcorrélée à une estime de soi plus basse quecelle des sujets contrôle.

Par la suite, l’étude peut sepoursuivre item par item. Ci-dessous, on aainsi les résultats pour chaque item del’échelle.

ITEM 1 Groupe 1 = 3,1Groupe 2 = 3,4ITEM 2 Groupe 1 = 2,9Groupe 2 = 3,3ITEM 3 Groupe 1 = 2,6Groupe 2 = 3,8ITEM 4 Groupe = : 2,9Groupe 2 = 3,3ITEM 5 Groupe 1 = 2,6Groupe 2 = 3,2ITEM 6 Groupe 1 = 2,2Groupe 2 = 3,1ITEM 7 Groupe 1 = 2,1Groupe 2 = 2,8ITEM 8 Groupe 1 = 1,8Groupe 2 = 3ITEM 9 Groupe 1 = 2Groupe 2 = 3ITEM 10 Groupe 1 = 2,2 Groupe 2 = 3,7

427

Le résultat qui suir représente lamoyenne des scores item par item à l’EESselon le groupe

Groupe 1 : psychiatrique Groupe 2 : non-psychiatrique)[F (10,90)=11,70 ; p<.0000]

L’hypothèse statistique qui est poséeest que les moyennes obtenues par lesdifférents groupes (2 groupes : G1 et G2)sur la variables numérique, ici les itemsde l’échelle, ne sont pas les mêmes. Lecalcul a été opéré item par item (10 items)en comparant les deux groupes. Lesrésultats montrent une différencesignificative pour les dix items de l’EESselon le groupe. Dans ce qui suit, lesrésultats sont mis en perspective etcommentés en détail.

VI.2. Force de l’estime et de lamésestime de soi

Dans cette section, j’essaied’apprécier dans les deux échantillons lastructure différentielle de l’estime desoi. Je tente notamment de repérer s’ilexiste une différence dans la façon parlaquelle les participants du groupeexpérimental et du groupe contrôleratifient à travers leurs scores unedimension bi-polaire (positive ou négative)de l’estime de soi. J’explore aussi lesfacettes de l’estime de soi sur laquelle engénéral la littérature ne s’attarde pas.

428

Au titre des fonctions principales del'estime de soi, C. André (1994) avancequ’elle a pu être comparée à un véritable«  système immunitaire du psychisme » : « tout comme notre immunité biologique nousprotège des agressions microbiennes ouvirales, une des fonctions de l'estime desoi serait de nous protéger del'adversité. »

Dans son ouvrage « Les six clés de laconfiance en soi », N. Branden consacre unchapitre aux caractéristiques de l'estimede soi appelée ici confiance en soi.

L'estime de soi comporte deux aspectsinter-reliés : premièrement, un sens del'efficacité de soi (ou confiance en soi)et, deuxièmement, un sens de la valeurpersonnelle (ou respect de soi). Ainsi, « l'efficacité de soi et le respect de soiconstituent le double pilier d'une saineestime de soi » (Branden, 1995, 41).

Sans l'une ou l'autre, l'estime de soiest déficiente. L'expérience del'efficacité de soi entraîne un sentimentde contrôle sur sa propre vie qui estassociée au bien-être psychologique, lesentiment d'être au centre vital de sapropre existence -- contrairement àl'impression d'être un spectateur passif ouune victime des événements. L'expérience durespect de soi est tout aussi importante.

Mon hypothèse, extraite de la doctrinede l’intériorisation et de la prédictioncréatrice et de la doctrine de Rosenberg,postule que le stigmate altère le conceptde soi de la personne cible. L’impact du

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stigmate sur le soi est perceptible commeun effet d’altération de l’estime de soides sujets stigmatisés et a été testé avecl’EES.

Une estime de soi basse pourrait seretrouver comparativement plus importantedans un groupe psychiatrique que dans ungroupe normal. Des lors, on se demanderas’il existe une forme de mésestime de soiconçue comme réponse a la stigmatisation àtravers l’intériorisation du jugementnégatif porte sur soi.

Pour faire apparaitre les différencesentre les deux groupes, je me suis livré àdeux observations.

La première observation a consisté àrechercher les variations de la confianceen soi et de l’auto-dépréciation danschaque groupe.

VII.2.1. L’indicateur de confiance ensoi

Je rappelle que pour Rosenberg et al.(1995, 152), l’EES est fondée sur unedimension bi-polaire de l’estime de soiavec d’un côté un pôle de la confiance ensoi et de l’autre, un pôled’autodépréciation. L’échelle renfermequatre items qui peuvent constituer desindicateurs de la confiance en soi. Ce sontles items 1, 2, 4, 6 :

Item 1 : « Je pense que je suis unepersonne de valeur au moins égale àn’importe qui d’autre »

430

Item 2 : « Je pense que je possède uncertain nombre de belles qualités »

Item 4 : « Je suis capable de faire deschoses aussi bien que la majorité des gens»

Item 6 : « J’ai une attitude positivevis-à-vis de moi-même »

On peut ainsi élaborer un indicateur deconfiance en soi (cf. Graphique 4).

Dans le graphique, on voit nettementqu’à toutes les questions 1, 2, 4 et 6 legroupe contrôle donne des réponses entre 3et 4, c'est-à-dire entre «  plutôtd’accord » et « tout a fait d’accord. »

Par contre, le groupe expérimental(sauf à la question 1), répond entre 2 et3, c'est-à-dire entre « plutôt pasd’accord » et « plutôt d’accord ». Ainsi, àla question 1 («  Je pense que je suis unepersonne de valeur au moins égale àn’importe qui d’autre »), comme le groupecontrôle, il adhère à cette affirmation encochant une réponse entre 3 et 4, c'est-à-dire entre «  plutôt d’accord » et «  touta fait d’accord ». Mais si l’on affine, ons’aperçoit que pour les items 2 et 4, legroupe expérimental ratifie une réponseproche de 3, c'est-a-dire « plutôtd’accord ».

En majorité, donc, le groupepsychiatrique est plutôt d’accord avecl’assertion : «  Je pense que je possède uncertain nombre de belles qualités » et « Jesuis capable de faire des choses aussi bienque la majorité des gens. »

431

A l’inverse, on voit que pour l’item 6,le groupe psychiatrique est à mi-cheminentre 2 et 3.

En majorité, donc, le groupepsychiatrique répond à l’item 6 (« J’ai uneattitude positive vis-à-vis de moi-même »)entre «  plutôt pas d’accord » et « plutôtd’accord ».

Ces observations montrent globalementque le groupe contrôle souscrit aux itemsde confiance en soi en ratifiantmajoritairement les réponses entre « plutôtd’accord » et «  tout a fait d’accord ».

Par contre, dans le groupepsychiatrique, le tableau est pluscontrasté.

Ainsi, pour un item, le 1, lesrépondants font preuve d’autant deconfiance en soi que le groupe contrôle.

A cet item, «  Je pense que je suis unepersonne de valeur au moins égal-e àn’importe qui d’autre »), ils offrent uneréponse entre 3 et 4, c'est-adire entre« plutôt d’accord » et «  tout a faitd’accord »

Aux items 2 et 4, le groupeexpérimental ratifie une réponse proche de3, c'est-a-dire «  plutôt d’accord ».

Mais à l’item 6, «  J’ai une attitudepositive vis-à-vis de moi-même », ilsoscillent entre «  plutôt pas d’accord « et « plutôt d’accord ».

En résumé, il y a des différencesnotables dans les indices de confiance ensoi entre les deux groupes. Le groupecontrôle a tendance à souscrire aux items

432

de confiance en soi en ratifiantmajoritairement des réponses qui se situententre «  plutôt d’accord » et « tout a faitd’accord ». Le groupe peut être reconnucomme ayant une bonne confiance en soi. Legroupe psychiatrique procède différemment.Sur les 4 items qui forment cet indice, ilsvalident les assertions positives de 3items (1, 2, 4) mais à un degré moindre, etsurtout invalident les assertions de l’item6. Celui-ci concerne un aspect nonnégligeable de la confiance en soi, le faitd’être positif. On peut affirmer des lorsqu’un des traits qui altèrent la confianceen soi des membres du groupe psychiatrique,c’est qu’ils n’ont pas une attitudepositive vis-à-vis d’eux-mêmes. On peut endéduire que dans le groupe psychiatrique ily a comme une réticence à se valoriser.

VII.2.2. L’indicateur d’auto-dépréciation

A l’inverse de la section précédentesur les items qui pondèrent dans l’EES lestendances a la confiance en soi, l’échellerenferme deux items qui peuvent constituerdes indicateurs de l’autodépréciation. Cesont les items 3 et 10 :

Item 3 : «  Tout bien considéré, jesuis porté-e à me considérer comme un-eraté-e »

Item 10 : «  Il m’arrive de penser queje suis un-e bon-ne à rien. »

433

On peut ainsi élaborer un indicateurd’autodépréciation (cf. Graphique 5). Jedois attirer l’attention sur le fait quepour réaliser cette représentation visuelledes scores aux items 3 et 10, j’ai inverséla cotation des items négatifs (3 et 10)qui se fait normalement en assignant 1point lorsque le répondant côte «  tout afait d’accord » et 4 points lorsqu’il côte« pas du tout d’accord ».

En effet, dans cette perspective, onrecueille l’absence de dépréciation pour lecalcul du score global d’estime de soi. Eninversant la cotation, on peut observer lanature de l’auto-dépréciation.

Dans le graphique, on voit nettementqu’aux questions 3 («  Tout bien considéré,je suis porté-e à me considérer comme un-eraté-e » et 10 («  Il m’arrive de penserque je suis un-e bon-ne à rien »), legroupe contrôle donne des réponses entre 1et 2, c'est-a-dire entre « pas du toutd’accord » et « plutôt pas d’accord » alorsque le groupe expérimental répond entre 2et 3, c'est-a-dire entre « plutôtd’accord » et « tout à fait d’accord ».

Ce résultat va dans le sens del’identification dans le groupeexpérimental (psychiatrique) d’une formenette d’autodépréciation qui peut êtreassimilée à de la mésestime de soi.

André (2004, 4) la définit comme unetendance « à ne pas s’apprécier ni s’aimer.Elle comporte des dimensions conscientes(l’insatisfaction avec de nombreux aspectsde sa personnalité, et l’autocritique

434

systématique), mais aussi des dimensionsinconscientes (par exemple des conduitesrépétitives de mises en échec) ».

La mésestime de soi se manifestenotamment par une «  connaissance de soimédiocre et biaisée » (André, 2004, 5). Lespersonnes qui se mésestiment ont une visiond’elles-mêmes négatives, biaisées en cesens qu’elles se fondent presque uniquementsur leurs échecs ou leurs limitations.

La mésestime de soi se manifeste aussipar une «  tendance à l’autocritiqueféroce. » (André, 2004, 5)

Les personnes qui se mésestiment fontpreuve d’une sévérité excessive à l’égardd’elles-mêmes, une constante dévalorisationd’elles-mêmes et d’un doute systématiquesur elles-mêmes :

«  Le regard que portent sur elles-mêmes les personnes à basse estime de soiest souvent d'une sévérité extrême. Dansles cas les plus marques, ce ne sontd'ailleurs plus des dotés sur soi quitaraudent la personne («  suis-je quelqu'unde bien ? »), mais des certitudes («  jesuis un(e) gros (se) nul (le) ».

Ce discours intérieur auto-dévalorisantpeut d'ailleurs aboutir à de l'hostilité etde l'agressivité envers soi-même («  je medéteste » (André, 2004, 5)

On retrouve aussi chez elles «  uneidéalisation des standards de performancesociale », c'est a dire de ce qu'il fautfaire pour être apprécié(e) ou respecté(e)et qu’elles ne remplissent pas. Ce qui lesamènent dans la comparaison sociale avec

435

les autres, à se percevoir comme un loser,un nul, etc. Cette tendance à se déclarerpas bon, nul, se retrouve dans les deuxitems de l’EES ou les répondants ont validédes images d’eux-mêmes dans lesquels ils seconsidèrent comme des rate-é-s (item 3) oubon-ne-s a rien (item 10).

Ces occurrences m’amènent à soutenir lathèse que les personnes du groupepsychiatrique sont affectées d’une tendanceà l’auto-dépréciation nette qui rejoint lestraits manifestes de mésestime de soi misen évidence par C. André (2004).

Globalement, les résultats montrententre les deux groupes des différencesnotables dans la validation d’une structurede l’estime et de la mésestime de soi.

L'examen des variations des scores auxitems négatifs (3, 5, 8, 9, 10) de l'EESselon le groupe amène quelquesobservations. L'écart le plus large a lieuaux items 3 et 10 dont j'ai déjà parlé. Jerappelle que Rosenberg y voit un indiced'autodépréciation. Il est possible d’ydistinguer aussi possiblement un indice dela mésestime de soi. Ces deux itemsimpliquent une forme d'évaluationpéjorative de soi, tout à fait notable(« Tout bien considéré, je suis porté-e àme considérer comme un-e ratée-e », «  Ilm'arrive de penser que je suis un-e bon-neà rien »). On voit que le groupe contrôleréagit majoritairement en rejetant ces deuxassertions.

VII.2.3. Les autres items

436

Les deux indices proposés parRosenberg, omettent chacun un ou deux itemsdont il est important de fairel’évaluation. Ce sont les items 5, 7, 8, et9 de l’EES. Parmi eux, 3 sont négatifs (5,8, 9) et 1 positif (7).

Item 5A cet item, on obtient des résultats

qui ne tranchent pas les choses. C’est leseul item où l’écart entre les deux groupesest moindre («  Je sens peu de raisonsd’être fier-e de moi »). Le sentiment defierté de personnelle est relativementpréservée dans le groupe expérimental. Al’inverse, on pourrait dire que le groupecontrôle fait preuve de modestie.

Item 7Par contre, l’item 7 (positif) de l’EES

: «  Dans l’ensemble, je suis satisfait-ede moi » offre des résultats qui sont trèsintéressants car dans le groupe contrôlec’est un des items ou le score est le plusbas. En majorité, donc, le groupe contrôlerépond à l’item 7 entre «  plutôt pasd’accord » et «  plutôt d’accord ». Si l’onaffine, le score moyen étant 2,88, il estcependant plus proche de « plutôtd’accord » que de « plutôt pas d’accord ».

Au contraire, si le groupepsychiatrique souscrit, lui aussi, à l’item7 entre «  plutôt pas d’accord » et« plutôt d’accord », lorsque l’on affine,le score moyen étant 2,13, il est davantage

437

à proximité de « plutôt pas d’accord » quede « plutôt d’accord »

On peut des lors encore repérer quecomme composante de l’estime de soi, lasatisfaction de soi est une question test.Même dans un groupe dont près de la moitiéa une estime de soi haute, la réponse ne vapas de soi.

L’énoncé de cette opinion sur soisemble provoquer un recul comme unedistance où l’on se remet en question. Onse regarde d’un œil critique.

Globalement donc, elle entraîne unmouvement d’autodépréciation. Mais il n’apas le même effet selon le groupe. Il estnotamment péjoratif dans le groupepsychiatrique qui conclue à une absence desatisfaction de soi. Le groupepsychiatrique se dit « plutôt pasd’accord », le groupe non-psychiatrique sedit « plutôt d’accord ».

Item 8Un autre item est intéressant à

considérer, c'est l'item 8 : «  J'aimeraisavoir plus de respect pour moi-même ». Acet item, le groupe psychiatrique obtientson score le plus bas. On a la preuve iciqu'un des piliers de l'estime de soipourrait être altéré dans ce groupe.

A cet item, le groupe contrôle niel’assertion par une réponse cotée 3 pointsc'est-a-dire (car c’est un item inversé)d’un «  plutôt pas d’accord »

Les membres du groupe psychiatrique aucontraire ratifient l’assertion : ils ne

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rejettent pas l’affirmation négative et sepositionnent «  plutôt d’accord » ou « tout à fait d’accord ». Globalement, ilsadmettent manquer de respect d’eux-mêmes.Il s’agit d’une notation importante. Car lerespect de soi comme je l’ai déjà dit estune des clés de la confiance ensoi : l'estime de soi élevée implique lerespect pour soi-même.

Rosenberg différencie deux niveaux derespect, soit les niveaux inconditionnel etconditionnel. Le respect inconditionnelsuppose que l'individu se respecte en tantqu'être humain, indépendamment de sesqualités ou accomplissements alors que lerespect conditionnel comporte uneadéquation entre les standards personnelsde compétence, de moralité, d'excellence etles sentiments d'accomplissement à l'égardde ces standards. Selon Rosenberg :

« l'absence d'un respect conditionneldifférencie la personne ayant une estime desoi élevée de celle possédant une faibleestime de soi. » (cité par Vallières &Vallerand, 1990, 306)

Ce diagnostic est renforcé par lesrésultats à l’item 9 («  Parfois je me sensvraiment inutile « ). Les membres du groupepsychiatrique souscrivent à cette assertionen pondérant d’un «  plutôt d’accord » leurréponse. Les membres du groupe contrôle parcontre la repoussent d’un «  plutôt pasd’accord ».

Encore une fois, il y a un clivage dansla pondération de la réponse en fonction dugroupe. Or, ce sentiment d’inutilité, le

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groupe non-psychiatrique arrive à lerepousser, mais pas le groupepsychiatrique. On voit bien qu’il n’y a pasentre les deux groupes un travail similaireface au négatif. Le groupe psychiatrique sedéprend là ou le groupe non-psychiatriquese reprend.

VI.3. Structure de la valence del’estime de soi

Dans la seconde observation, j'aieffectué une comparaison de moyennes entreitems positifs (1, 2, 4, 6 , 7) et itemsnégatifs (3, 5, 8, 9, 10) de l’échelle.

On cherche à tester une symétrie ou uneasymétrie entre le positionnement à l’égarddes items positifs et des items négatifsselon le groupe. Car, globalement, lastructure bi-factorielle implique que lerépondant face à un item négatif doitrejeter l’affirmation négative pourproduire une évaluation positive de lui-même. Il faut quelque part, dire non ets’affirmer.

La différence des moyennes entre itemspositifs et négatifs apparaît significativeselon le groupe. Il y a donc une différencenotable de la répartition des scores àl’échelle d’EES entre le groupe despatients et celui des non-patients.

La force respective de l’estime de soiou au contraire de la mésestime de soiselon le groupe est fondée sur la prise encompte de la différence des scores. Cettedifférence est plus forte pour les items

440

négatifs que pour les items positifs. Surles items positifs, les moyennes despatients sont plus faibles que celles desnon-patients. Sur les items négatifs, lesmoyennes des patients sont plus fortes quecelle des non-patients.

L’interprétation des résultats amèneainsi à considérer que globalement legroupe non-patient souscrit aux itemspositifs de l’échelle et repousse les itemsnégatifs :

- On peut évoquer ainsi l’idée qu’il ya un rejet des items négatifs chez les non-patients qui n’existe pas dans le groupedes patients.

- On peut donc repérer dans l’auto-évaluation de ces deux populations unesymétrie, dans le groupe patient, entrel’adhésion aux items positifs et négatifsde l’échelle et au contraire, dans legroupe non-patient, une asymétrie, entreune adhésion relativement forte aux itemspositifs de l’échelle et le refus d’adhéreraux items négatifs de cette même échelle.

La force du choix des items positifs ounégatifs selon le groupe offre lesrésultats suivants a partir des différencesde moyennes selon le groupe :

On pourrait alors observer que dans legroupe patient par rapport au groupe nonpatient, il n’y a pas cette clarté, cettedichotomie entre items positifs et négatifsde l’échelle. On peut en déduire toutsimplement que les personnes quiappartiennent au groupe non-patient

441

n’hésitent pas à se valoriser contrairementà l’autre groupe.

- Ainsi, en moyenne, sur les itemspositifs de l’échelle, 69 % du groupepatient répond entre 2 et 3 (au milieu : «  pas d’accord » ou «  plutôt pas d’accord ») et seulement 42 % du groupe non-patientle fait.

La force du choix des items positifs ounégatifs selon le groupe offre lesrésultants à partir des différences demoyennes selon le groupe :

Items + Items -

GR 1 (EXP.) 13, 4 13, 3GR 2 (CT) 16 8, 1

- En moyenne, sur les items négatifs,74 % du groupe non-patient répond entre 2et 3 (au milieu : «  pas d’accord » ou« plutôt pas d’accord »), dans l’autregroupe seulement 50 % le fait.

On pourrait nommer ce facteur la «valence » positive ou négative de l’estimede soi :

- Dans le cas du groupe non-patient, onpeut observer que la valence de l’estime desoi est positive. Les répondants opèrentune claire dichotomie entre items positifset négatifs de l’échelle. Ils n’hésitentpas à se valoriser. Mais essentiellement,ils ne se dévalorisent pas.

- Dans le cas du groupe patient, onpeut observer que la valence de l’estime de

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soi est, au contraire, négative. Lesrépondants n’opèrent pas une clairedichotomie entre items positifs et négatifsde l’échelle. Ils ont de la réticence à sevaloriser. De plus, essentiellement, ils sedévalorisent.

Cette valence positive ou négative del’estime de soi pourrait permettre decontribuer à la création d’un indice globalde la mésestime de soi.

Je poursuis mon analyse car même sil’hypothèse est vérifiée d’une différencesignificative des scores d’estime de soientre les deux groupes, les résultatsdoivent être encore scrutés avec attention.

J’ai postulé que l’intériorisation dustigmate psychiatrique serait la caused’une estime de soi basse et d’un phénomèneque j’appelle mésestime de soi.

Or, précisément, cette sous-hypothèsen’est pas vérifiée pleinement.

En effet, le pourcentage de répondantsayant une basse estime de soi dans legroupe expérimental (psychiatrique) n’estque de 4 %. L’observation montre qu’en faitle groupe psychiatrique possède une estimede soi moyenne (pour plus de 90 % d’entreeux). Le véritable phénomène important àrepérer dans ce groupe est le nombreextrêmement réduit de répondants du groupepsychiatrique dotés d’une haute estime desoi.

A l’inverse, dans le groupe témoin,aucun sujet n'a une estime de soi basse (0%) et 40 % des sujets ont une estime de soi

443

haute (contre 1 % seulement dans le groupeexpérimental).

Ce résultat est susceptible de conduireà une réflexion sur la structure del’estime et de la mésestime de soi. D’uncôté, si l’on doit admettre qu’uneattention insuffisante a été réservée à lamésestime de soi, les résultatsquantitatifs, s'ils sont satisfaisants,restent statiques et ne permettent pasd’appréhender le caractère dynamique de lamésestime de soi telle qu’elle estsusceptible de s’exprimer chez despersonnes souffrant de trouble mental etsujettes à la stigmatisation.

Seule une analyse plus approfondiepourrait démontrer ce caractère dynamique.Car il s’agit de comprendre la véritablenature de la mésestime de soi commeprocessus, et un processus actif. Conçuecomme telle, elle est susceptibled'intervenir en tant qu’attitude enverssoi-même, dépréciative et péjorative. Lespremières recherches de psychologie socialesur la question, et notamment à partir destravaux de Lessing, Lewin, Kardiner etOvesey, avaient ainsi montré la part dedénigrement et de haine de soi dont sontmarqués les individus appartenant à desgroupes minoritaires (Lewin, 1948). Car lamésestime de soi n’est pas simplement uneémotion ou un ressenti c’est une attitudeactive qui peut consister dans certains casà ne pas s’aimer, se nier, s’abaisser, voirse dénigrer ou même s’avilir. Est posée

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aussi ici la question des pathologies del’estime de soi (André, 2004).

On a pu montrer que les affects de baseétaient plus souvent négatifs en cas debasse estime de soi ; en psychiatrie,plusieurs études ont confirme le lien entrebasse estime de soi et risque dépressif.

D’un autre côté, au vu des résultats,la structure de l’estime de soi dans legroupe expérimental offre une imagedifférente que celle que j’attendais. Ellen’est pas foncièrement basse mais plutôtmoyenne. Dois-je reconsidérer l’hypothèseinitiale ?

Une autre question posée est celle durôle des stratégies mises en œuvre par lesstigmatisés dans le secteur du désordrepsychiatrique pour faire face aux effetsnégatifs de l’auto-étiquetage. La théoriede l’immunisation du stigmate a étéappliquée essentiellement dans le secteurdes relations interethniques et celui del’obésité et à ma connaissance pas dans lesecteur du désordre mental. André et Lelord(1999) citent des travaux qui montrent queles sujets à basse estime de soi font moinsd'efforts pour « se remonter le moral »après un revers. Apres avoir été mis enéchec en situation expérimentale, ils vontmoins souvent choisir de regarder un filmamusant que les sujets à haute estime desoi, alors qu'ils considèrent par ailleursque cela leur ferait sans doute du bien.Bolognini et Prêteur (cités par André etLelord, 1999) observent que ce sontprécisément les individus les plus fragiles

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qui ont recours aux stratégies deréparation les moins adaptées.

En résumé, j’ai étudié le rapport entrele stigmate et l’estime de soi en postulantla thèse de l’intériorisation du stigmate.Une estime de soi plutôt péjorative a étéretrouvée comparativement plus importantedans le groupe psychiatrique que dans legroupe normal. J’ai postulé quel’intériorisation du stigmate psychiatriqueserait la cause d’une estime de soi basseou même d’un phénomène que j’appellemésestime de soi. Cette hypothèse a étérevue et ré-évaluée. La notion de mésestimede soi y a été l’objet d’un travailspécifique d’explicitation.

Globalement, les résultats desvariations de l’estime de soi entre legroupe contrôle et le groupe expérimentalm’amènent à conclure que le groupepsychiatrique n’est pas affecté d’une basseestime de soi mais qu’il est, par contre,par rapport au groupe contrôle, dansl’impossibilité de présenter des traitsdémontrant une estime de soi haute. Parailleurs, si l’indice de confiance en soiest relativement bon dans le groupepsychiatrique, ce groupe est affecté d’unindice d’autodépréciation qui est positifet important, d’une absence de respect etde satisfaction de soi ainsi que d’unetendance à ne pas exprimer d’attitudepositive à l’égard de soi-même.

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Vers un indicateur de la mésestime desoi ?

J’ai été amené à reformuler monhypothèse initiale qui était fondée sur laperception que la mésestime de soi dans legroupe psychiatrique équivalait à êtreaffecté d’une basse estime de soi, c'est-a-dire des scores d’estime de soi péjoratifsc'est-a-dire quantitativement bas. Or,d’une part, ils ne le sont pas, carl’estime de soi y est moyenne selon lescritères standard. C’est seulement l’examenapprofondi de la structure de l’estime desoi qui permet de mettre à jour lesdifférences entre les groupes.

L’examen de ces résultats montre que lamésestime de soi doit être davantage conçuecomme un facteur structural dontl’appréhension dérive d’une étude quasi-clinique des résultats qu’offrent les itemsde l’Echelle d’Estime de Soi de Rosenberg.Un certain nombre d’indicateurs et uneétude items par items sont nécessaires pourla mettre en évidence.

La mésestime de soi a pu être établiesur la base de certains facteurs qui sontles suivants. ce sont les facteursstructuraux de la mésestime de soi :

- l’absence de traits indiquant uneestime de soi haute ;

- un indice de confiance en soi négatif;

- un indice d’autodépréciationpositif ;

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- une valence négative de l’estime desoi ;

- l’absence perçue de respect pour soi-même ;

- pas de satisfaction de soi

Je rappelle que ces conclusions derecherche font suite à l’analysemultivariée item par item dont lesrésultats montraient une différencesignificative inter-groupe. Un indice demésestime a été mis en évidence.

De fait, la question qui est posée à lasuite de ces résultats concerne cettemésestime de soi qui apparaît dans legroupe psychiatrique : peut-elle êtreconçue comme une réponse à lastigmatisation à travers l’intériorisationdu jugement négatif porté sur soi ?

Le lien entre stigmate et estime de soin’avait pas été étudié dans des populationsde patients psychiatriques jusqu’à une daterécente. La première étude (Wright et al .,2000) réalisée a pu montrer que le stigmatemène à la dépréciation de soi. La recherchemet en évidence les failles dans l’estimede soi de populations psychiatriques suiteà la stigmatisation. La seconde étude menéepar Bruce Link et son équipe aboutit à desrésultats similaires (Link, Struening,Neese-Todd, Asmussen & Phelan, 2001). Dansla troisième de ces études qui s’intéresseà l’effet du stigmate sur l’estime de soi,Laura Blankertz (2001) établit notammentque « le stigmate comme évaluationréfléchie opère de façon séparée, cependant

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en concurrence, avec la tendance àmaintenir son estime de soi haute » (2001,463). Dans une population de personnes avecune maladie mentale sévère, elle retrouveque la perception du stigmate a un impactsur l’estime de soi qui peut avoir desconséquences au long terme. Elle suggèrenotamment que « le stigmate est unecomposante significative et dominante chezceux qui ont une basse estime de soi »(2001, 463). Elle démontre notamment dansson étude que « la variable qui mesure laperception du stigmate social estsignificative dans le sous-groupe à estimede soi basse » (2001, 462). A l’opposé,elle ne l’est pas dans le sous-groupe àestime de soi haute.

Cette étude pose donc que le stigmateet une estime de soi haute sontincompatibles. L’effet du stigmate seraitcorrélatif d’une basse estime de soi, unfait que je ne retrouve pas dans ma propreétude. Cependant, les critères pourapprécier une estime de soi basse oumoyenne ne sont pas mentionnés parl’auteur. Du coup, il ne peut y avoir decomparaison possible. Par contre, si jeretiens le construct de la mésestime de soique j’ai réalisé, il y a de fortes chancesque les résultats convergent.

En analysant l’estime de soi depersonnes ayant des problèmespsychiatriques comparée à une populationtout venant, on constate une altérationnotable de l’estime de soi dans lapopulation psychiatrique. Je suggère

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l’existence d’une mésestime de soi révéléepar l’interprétation structurale des scoresa l’EES (et pas simplement le score globalde l’EES)

Bien sûr, je dois faire preuve deprudence et en appeler à des comparaisonsanalogues qui pourraient être faites avecdes populations similaires et qui seraientsusceptibles de vérifier ou non cerésultat. Par ailleurs, ils peuvent avoirété l’objet de biais inhérents à larecherche.

B] ÉTUDES DE CAS

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VII. LE STIGMATE INCARNÉ

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Introduction

Le présent chapitre propose troisétudes de cas. Je dois avertir le lecteurqu’il ne va pas trouver dans ce qui suit unexposé dont la démarche est orientée par lemodèle psychopathologique. Ce travail deréflexion à partir d’études de cass’articule sur plusieurs lignes derecherches actuelles en sociologie cliniquequi s’inscrivent en particulier dans unemouvance interactionniste. Elles viennentenrichir l’axe initial de la théorie del’étiquetage.

La première se relie à l’approche duconstructionisme social dont le promoteurest Kenneth J. Gergen autour du mouvementanti-diagnostic et sa dénonciation d’uncycle d’infirmité progressive inhérent audiscours et aux pratiques psychiatriquescontemporaines de diagnostic.

Mon orientation s’inspire pour ce quiest du type d’intervention de l’écoleexistentielle en psychologie etpsychothérapie, associée notamment àl’école néo-rogérienne dont lesreprésentants actuels (européens etaméricains) sont Larry Leitner, NathanielRaskin, et d’autres.

Dans un article récent, Leitnerdéveloppe une conception anti-diagnostiqueà travers l’étude de cas d’un homme dont ledésordre mental a été étiquète à l’aide duDSM IV (Honos-Webb & Leitner, 2001). Lepropos des auteurs est de dénoncer lecaractère iatrogène et anti-thérapeutique

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de la nosologie psychiatrique.L’intériorisation de l’étiquetage par unpatient est susceptible de réifier sapersonnalité et de l’altérer par uneconception en terme de déficit, un biaisdéjà dénoncé par Gergen (1990, 1999).

Le diagnostic (qu’il soit de type DSMou CIM), y est vu comme un outilstigmatisant, réifiant et négativiste. Jene peux que souscrire à une telleconception. Quel bénéfice pour le patient ?Siebert (2000) milite aussi pour l’usage del’écoute non-diagnostique qui peutconstituer une alternative à la psychiatriediagnostique et notamment institutionnellequi mène souvent au nom de l’éradication dela maladie mentale, une croisade symboliquecontre les usagers de la psychiatrie. Elleimplique une déqualification morale desattributs de la personne et à les obliger àporter un stigmate.

Mon recours à l’étude de cas doit êtreexplicite en référence à la théorie del’étiquetage qui dénonce certains aléas dumodèle clinique. Elle lui attribueplusieurs biais, notamment celui d’omettreles enjeux de pouvoir, celui de sous-estimer l’influence du sexe et du genre,celui de blâmer sa cible (Biklen, 1988 ;Parker et al., 1995). En effet, les traitsde dégradation d'identité ne se retrouventpas seulement dans l'étiquetagepsychiatrique, ils sont présents aussi dansles classifications psychopathologiques,les critères psychométriques et les schémaspsychanalytiques. Ils apparaissent encore

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dans l’étude de cas dont le propos estsouvent de justifier à posteriori ladéfinition formelle d’un individu commedéviant, ici malade mental. Dans l’optiqueethnométhodologique, on est amené à saisirque ce statut n'est pas inhérent à l'objetmais qu’il est le résultat du travailinterprétatif de l’observateur, ici leclinicien. Il produit une continuité entrele passé et le présent où l’un (présent)explique l’autre (passé). Le modèleanamnestique ne serait alors qu’une vuedéformante ou de façon linéaire la saisietotale de l’identité du dévieur seraitsoumise a une reconsidération présentistedans laquelle le passé est lu à partir duprésent. A la suite de Garfinkel, Goffman,Kitsuse, ces biais sont vus commeprototypiques de l'usage d’une lectureprospective-rétrospective des biographiesde patients et comme un accomplissement desens commun. L'entité clinique, lastructure y sont des modèles sous-jacentsqui viennent donner sens aux faitsobserves. A leur insu, les constructionsdes savants créent des réalités pratiquesen vue d'actions à mener mais au risque dedétruire l’identité de la cible. Ces faitsse déroulent à l’intérieur d’une relationasymétrique et inégalitaire. Il fautrappeler que la question du pouvoir est unimpensé du modèle clinique (Parker et al.,1995, 117).

Pour les raisons décrites précédemment,j’utilise le terme étude de cas avecquelque réticence. J’aurais préféré un

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cadrage comme celui que propose l’analysenarrative (Riessman, 1993).

Au-delà des ambigüités notéesprécédemment, l’étude de cas visel’appréhension du vécu dans ses dimensionssubjectives certes mais aussiintersubjectives. L’approchephénoménologique est un recoursincontournable pour effectuer un tel niveaud’analyse. Je me réfère ici aux recherchesde la sociologue belge Lydwine Verhaegen(2001). Elle cherche a rendre compte d’ «itinéraires psychiatriques de vie » etinscrit notamment sa démarche dans uneperspective sartrienne. J’ai déjà faitréférence à la psychanalyse existentielleet à ses concepts de « constitution » et de« personnalisation.»

L’investigateur se demande « que faitl’homme de ce qu’on a fait lui ? » (Sartre,cité par Verhaegen, 2001, 28).

Le chercheur qui se tourne vers desobjets de recherche comme la psychiatrie etses dispositifs de soins découvre enréalité, des « instruments de pouvoir »(Verhaegen, 2001, 29). Ils reproduisentl’éviction du sujet commune aufonctionnement de l’institutionpsychiatrique.

Chaque cas présenté ici est construitde façon similaire. En premier lieu, figureune reconstruction de la carrière ditepsychiatrique du patient, basée tant sur ledossier médical de ce dernier que sur desnotes personnelles obtenues lorsd'entretiens avec celui-ci. En second lieu,

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figure une analyse que j'appelle« stigmatique » dans laquelle j'essaie derepérer des processus dont la théorisationest l'objet de la première partie de cettethèse.

Le choix des cas certes limité quiviennent illustrer ce travail repose pource qui concerne notamment le premier surson caractère extrême voire unique.Cependant, il condense a lui seul uncertain nombre de phénomènes que je pensetypiques du stigmate psychiatrique, àsavoir, les dilemmes de l’étiquetagepsychiatrique, l’inintelligibilitéfondamentale du désordre mental, et l’issued’une carrière de patient psychiatrique. Ilen développe cependant aussi des aspectsinédits voire uniques, lamultistigmatisation, l’abjection. Le secondcas, lui aussi exceptionnel, inclue lerecours à des notions comme l’inversion dustigmate et la déstigmatisation.

Être porteur du statut de patientpsychiatrique est perçu de façondépréciative par les autres et associé ades formes légères ou dures dediscrimination. Ils sont considérés dans lemonde médical comme souffrant d’une maladieou d’un handicap et non d’ostracisme socialvoire de discrimination, un processusparfois validé par les attitudes desprofessionnels. Ils doivent subir ce biaisde risquer de devenir « captifs d’untraitement », d’être « médicalisés »,d’être considérés comme « un patient » et «un objet de discrimination », comme l’écrit

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Biklen. Il relève ce biais de l’approcheclinique qui consiste « à voir les gens quiont un handicap comme (a) victimisés parleur handicap et (b) récipiendaires d’untraitement – et non de droits ». (Biklen,1988, 128)

Les histoires choisies pour cette étudene sont pas représentatives du tout venantde la psychiatrie ordinaire. Elles sontprésentées ici dans la seule optiqued’offrir une illustration de lathéorisation en termes d’étiquetage et destigmatisation. Cependant si les cas nesont a priori pas représentatifs, l’actionpar contre des professionnels l’est defaçon significative. Certaines dimensionsdu stigmate et notamment la distancesociale, est inscrite structuralement aucœur des relations soignants/soignés.

Chaque étude a été reliée à une facettedu stigmate. Pour le cas A., la multi-stigmatisation est rendue par la notion d’« abjection ». Pour le cas B., laschizophrénie heureuse l’est par le conceptd’inversion du stigmate. Pour le cas C., labipolarité féminine et son traitement parl’ECT le sont par la notion de souillure.

Je dois préciser que la narration deces cas associe plusieurs niveauxd’entendement. Un premier plan est un «savoir de dossier » (Barrett). Il s’agitd’un récit de nature située. Il dérive d’uncontexte institutionnel précis. Labiographie de la personne est traduite,reconstruite en entité morbide etobjectivée. Un autre niveau est la

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narration obtenue par l’écoute non-diagnostique, celle que j’ai effectuée. Cesdeux perspectives peuvent être perçuescomme conflictuelles au mieux commecomplémentaires.

Apres l’écriture, j’ai partagé lesrésultats de mes observations avec lessujets et leur ai remis le textedactylographié. Nous l’avons lu ensemble etje leur ai donné. Au cours de larestitution avec les trois acteurs de larecherche, je dois dire que j’ai reçu leurapprobation et leurs encouragements.

VII.1. Multi-stigmatisation et« abjection » : le cas A77

La première étude présente un casunique et extrême de multi-stigmatisation.Il s'agit de la trajectoire psychiatriquefatale d'un jeune homme défiguré après unetentative de suicide ratée. La complexitéet la gravité de ce cas m'amène à recourirà la notion d'abjection introduite parKristeva et Mainsondieu pour rendre comptedes dilemmes à l'oeuvre dans le stigmatetel qu'il est ici incarné.

77 J’attire l’attention du lecteur sur le fait quedans ce qui suit, il ne doit pas s’attendre à trouverune des études de cas standard de typepsychopathologique ou clinique. Ce n’est pas monpropos.

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VII.1.1. Trajectoire psychiatrique et issue fatale

Monsieur A, 23 ans, est hospitalisé enservice de psychiatrie en janvier 1996,après un séjour de près de cinq mois enservice de chirurgie maxillo-faciale suiteà une tentative de suicide par arme à feuqui l’a défiguré.

Après son geste, au début du moisd'août précédent, il est conduit auxurgences du C.H.U. de Grenoble et il estsauvé in extremis après une interventionchirurgicale qui va durer dix-huit heures.Mais le trauma est majeur : amputation dunez, du palais et du maxillaire inférieur.Il passera plusieurs mois en service desoins intensifs où son séjour sera émailléde difficultés, refus de soins, passages àl'acte auto- ou hétéro-agressifs àrépétition.

Le père, chef d'atelier (la mère estsecrétaire), décrit un fils sans problème(peut-être en comparaison avec le grandfrère toxicomane), qui travaillait bien, iln’avait pas de conflits avec lui. Il étaitsportif, beau garçon. Il faisait des petitsboulots l'été, seul bémol : il fumait detemps en temps du haschisch, mais il nesait pas combien, « c'est difficile desavoir quand on est parent »78.

En fait, la scolarité a été difficile.Il n’a jamais travaillé et a échoué deux

78 Les propos placés entre guillemets sont desextraits du dossier médical du patient ou de notespersonnelles.

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fois au baccalauréat.L’été dernier, raconte le père : « je

regardais la télé, il est arrivé, je lui aiproposé de s'installer avec moi, il a ditpréférer la regarder dans sa chambre ». Enfait le père n'a rien r emarqué departiculier. Le coup de feu a été tiré unedemi-heure après son arrivée. Il fautpréciser qu'il s'agit d'une famille dechasseurs ce qui justifie la présenced'armes à feu dans le foyer.

A l’entretien d'admission, le patientparle de son ex-petite amie, avec qui ilaurait passé six ans. Elle l'a quitté il ya un an et a accouché d’un bébé (fils), ily a une semaine.

De taille moyenne, brun, il porte unmasque bleu de chirurgien. Il oblitère unecavité qui va encore rester béantelongtemps. Sans visage, sinon les yeux,l’interlocuteur n’a aucun élément pourrecomposer son identité. Selon le cas, ilest une figure inquiétante, objet de pitiéou de commisération, voire inquiétantesinon abjecte.

Dans ses propos, il évoque de façonfloue un problème en rapport avec lafiliation, dit que cela (quoi ?) lui vientde son père. Il est aussi toujours encontact épisodique avec le père de son examie qui semble le marquer par sa « grossevoix » et son « charisme ». Il dit quec'est son ex petite amie qu'il voulaittuer.

Il insiste également sur la relationparticulière qu'il entretient avec son

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frère et ceci depuis longtemps, le grandfrère longtemps toxicomane l'a toujoursfasciné plus ou moins.

Le chirurgien prothésiste évoque pourson cas un programme opératoire long surdeux à quatre ans avec intervention tousles trois à six mois en fonction descomplications infectieuses et desdifficultés de cicatrisation. Le patientsuscite des difficultés techniquesimportantes (par rapport à une pathologiesemblable) liées à son absence decoopération. Le chirurgien relate récemmentune « intervention pour rien » du fait del'arrachage des sondes par le patient.Quinze jours après une infection des voixlacrymales a nécessité un retour au bloc.

La prochaine intervention est prévuevers avril pour réalisation des lèvres etréfection de la cavité buccale.

Au printemps, il est transféré auC.H.U. pour une nouvelle intervention quise passe bien avec des résultatssatisfaisants.

Au bout de quinze jours, il est deretour dans le service. Bon gré mal gré,l’hospitalisation se passe bien entrecoupéede permissions dans la famille et notammentde week-end à la montagne.

Très vite, la situation évolue et lepatient se montre agressif et insultantvis-à-vis du personnel. Interrogé, il ditréagir de façon agressive et insultantelorsqu' « il est (se sent) agressé », enfait il ne supporte pas le moindre ordresurtout s'il émane d'une femme.

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Périodiquement, il retourne au C.H.U.en chirurgie maxillo-faciale pour desréajustements post-opératoires.

Pendant l’été, on lui fait laproposition de débuter un cahier personneldans il pourrait parler de lui et ainsiavoir un support aux entretiens car lacommunication écrite serait peut-être plusfacile qu'à l’oral. Depuis son arrivée, M.X est en effet difficilement compréhensibledu fait que sa cavité buccale est détruite.Il parle certes mais reste quasi inaudiblepour ses auditeurs.

Une hospitalisation intermittente estmise sur pied avec un service d’infirmièresà domicile pour faire ses soins. Il passeles vacances en famille à la montagne troissemaines, sans rien à signaler.

A la fin de l’été, l’hospitalisationintermittente reprend. Il rentre le 19août. Il est atteint d’un accès agressif,phénomène récurrent, qui nécessite quelquejours plus tard une mise en chambred'isolement avec entraves et la mise enroute d'une H.D.T. d'urgence, crise qui serésorbe au bout de quelques heures avec unecritique de celle-ci par le patient.

L’hospitalisation intermittente sepoursuit. Le patient est l’auteur de proposassez puérils revenant systématiquement surles problèmes de drogue, l'idéalisation dufrère. Il parle de difficultés à trouver saplace dans sa famille, de son suicide commed'une « fatalité »

A l’automne, il est hospitalisé au

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C.H.U. en soins infectieux. Le patientprésente un nouvel épisode d'agitation endécembre en famille, nécessitant unehospitalisation de quelques jours pourréajustement de son traitement.

En janvier suivant, un nouveau séjourau C.H.U. est effectué pour uneintervention pour la réfection dumaxillaire supérieure. Elle permet uneamélioration importante avec une trèspartielle reconstruction de son visage.L'état psychique parait s'améliorer enparallèle.

A cette époque, il parle à l’interne desa souffrance intérieure et dit qu'ilregrette son passage à l'acte mais à cemoment-là « il allait très mal, étaitschizophrène, plutôt paranoïaque », dit-il,« il se faisait des idées, avait peur qu'onle tu», maintenant il dit « ne plus avoirtoutes ces idées ».

Le patient alterne sorties et entréesintermittentes en hôpital de jour dansl‘unité et dans une structure de secteur.

Au retour des vacances d’été, lafamille dit qu’il s'est alcoolisé et qu’ilcontinue de le faire.

Il fait une critique virulente de sesalcoolisations, expliquant qu'alors il perdle contrôle de ses actes et que cela posede graves problèmes à sa famille. En fait,cela compromet son maintien à domicile eten hôpital de jour. Le discours est trèssurprenant, superficiel et assezinauthentique.

L’interne remarque le clivage entre les

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propos du patient tenus lors des entretienset ses comportements qui s'accentuent. Lorsdes entretiens, il se présente calme,pondéré, réfléchi, évoque les conséquencesnéfastes pour lui de l'alcool, du tabac, deson désir de rester vivre chez ses parentset de la nécessité pour lui de se conformerà un minimum de discipline par rapport àeux. Plein de bonnes résolutions qu'il nemet pas en pratique, il poursuit sesalcoolisations avec troubles ducomportement et propos agressifs vis à visde sa famille qui nécessitent une nouvellehospitalisation à l’automne.

Ce n'est qu'à posteriori, qu'il avouearriver à l'hôpital le matin pour sesentretiens après avoir bu entre 6 et 8cannettes de bière.

Aussi, selon lui la tolérance familialeà son sujet diminue, son père ne va pasbien et le supporte de moins en moins. Enfait les parents sont excédés car leur filsdort l'après-midi et pas la nuit et secomporte en tyran domestique. Une ré-hospitalisation temps plein est décidée.

Quelques jours plus tard, il fugue.Trouvé ivre sur la voie publique vers 18 H30, il est adressé au C.H.U. entoxicologie. Agité à son arrivée, ils'endort très vite. Les parents ont prévenul’unité ainsi que le C.H.U. qu'ils nevoulaient pas le reprendre à la maison.

Le réveillon de la St. Sylvestre est unéchec familial. La mère du jeune homme estallée se coucher à 21 heures. Le même soir,son frère a un accident de voiture mais

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sans dégâts corporels. Depuis la veille, samère pleure sans discontinuer et le patients’en inquiète, mais il ne sait commentl'aider. Il fait un lapsus : au lieu dedire « je mets de l'eau dans mon vin », dit« je mets de l'eau dans le gaz ». Larelation avec ses parents et son frère estde plus en plus conflictuelle. Le pèredemande le mois suivant un placementimmédiat de son fils qu'il ne peut plussupporter, tout en affirmant qu'il ne lerejette pas.

Pour calmer le jeu, le patient acceptede partir pour un séjour temporaire d'unmois dans un centre de postcure dans le sudde la France. Au retour, on apprend quelivré à lui-même, il faisait la manche dansles rues pour se payer à boire.

Au printemps, de retour, il continueses passages à l’acte et provocations. Ilsniffe un soir une bouteille d'éther. Al'entretien, il minimise ses prises detoxiques. Il est renvoyé dans le sud où ilséjourne deux mois en centre de postcure.

L’été passe. A son retour,l’hospitalisation intermittente reprend. Al’automne, on note une accalmie et lechirurgien prothésiste envisage unenouvelle intervention.

Au début de l’année suivante, ilemménage progressivement dans son propreappartement tout en étant très ambivalentpar rapport à celui-ci. Il dit à cettepériode qu’ « il croyait que le père de sonex amie était son père spirituel, c'étaitcomme si alors, elle était sa soeur,

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c'était insupportable et il avait envie dela tuer... ». Il aurait retourné ce désirde mort sur lui mais ne voulait pas mourir,il a cependant appuyé sur la gâchette.

A la fin de l’hiver, il présente desidées suicidaires, une anxiété importanteet une ambivalence par rapport aux soins.Il est hospitalisé à nouveau en H.D.T.

La mère décrit des conduites addictivesmultiples : boulimie, potomanie, prises debenzodiazépines, d'alcool, de tabac, decannabis, une impossibilité à rester seul.Le patient confirme les propos de la mère.On évoque un séjour en post-cure qu’ilrefuse. Par rapport aux addictions, onévoque la possibilité d'un séjour en milieuspécialisé. Le patient ne le souhaite pas,selon lui il n'est pas alcoolique. Lepatient reste en H.D.T., son état eststationnaire avec persistance de conduitestoxicomaniaques exacerbées par sa solitude.

A la fin du printemps, il s'est denouveau ré-alcoolisé et il y a doncnécessité de le réintégrer. Le séjourhospitalier se déroule bien, le traitementlui convient bien et il dit se sentir mieuxdepuis qu'il ne prend plus d'alcool. Enfait il aurait été vu la veille àl'extérieur de l'hôpital au bar le plusproche.

A l’été, on le voit bien adapté àl'institution et à sa chronicité :activités réduites : il fume beaucoup, va àla cafétéria... ou se réfugie dans desprojets irréalistes : il va partir à Parisoù il existe des chirurgiens plasticiens

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plus compétents, il se fera reconstruire levisage avec un vrai nez, et retrouvera sonacuité visuelle.... Parallèlement, il selivre à diverses transgressions. Au débutde l’automne, son état reste fluctuant avecalcoolisation et prises de cannabis encoreplus fréquentes et clandestines. Quelquessemaines plus tard, alcoolisation ettoxicomanie épisodiques motivent sonexclusion de l'hôpital de jour. Il est ré-hospitalisé à plein temps au C.H.S. à lafin de l’automne. Plus ou moinslogorrhéique avec des propos plus ou moinsadaptés, il avance toujours des projets dereconstruction miracle.

Aux entretiens, il dit se sentirrejeté, pense que ses parents regrettent«qu'il se soit raté» "et le préféreraientmort plutôt que de le supporter commecela". Pour lui ses parents sont simplementcapables de donner de l'argent.

Au début de l’année suivante, ilreconnaît que depuis quelque temps ilprenait beaucoup de toxiques : Subutex,Rohypnol, alcool, Méthadone, tout ce qu'iltrouvait. Il tentait également de se lesinjecter. Il évoque un malaise interneprofond et le besoin de « se défoncer »pour être soulagé.

Le patient est à nouveau hospitalisédans le service en février 2000 aprèsrecrudescence de comportement auto ethétéro-agressif avec prises massives detoxiques (alcool, Subutex, Rohypnol,etc...). Il a menacé de mort ses parents

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avec un couteau. Auparavant il avaitsaccagé son studio et détruit télévision,meubles, etc... Il s'est ensuite rendu surle campus universitaire et a participé àune rixe. Admis aux urgences, carlégèrement blessé, il est transféré auC.H.S., pour agitation et manifestationsagressives nécessitant encoreponctuellement la mise en chambred'isolement avec entraves. En dehors de cesépisodes, le patient exprime sesdifficultés avec sa famille et son besoinde prendre des toxiques. Il aimeraitprendre de "l'Héroïne" comme son frère.Pour lui le toxicomane est une imagepositive à laquelle il veut s'identifier. Ad’autre moment, il profère : « seule laschizophrénie peut me sauver ».

Les propos sont noirs : on suggère desruminations morbides. Il évoque le passé,sa relation à son ex petite amie qu'il veutrevoir. Il parle d'un "trou noir depuissept ans", de sa violence, de sa jalousieet de prises de toxiques, cela lui a faitperdre cette fille. Il parle de son avenirbouché, son déficit de vision l'empêche delire, il n'a pas de nez, de dents, dementon.

Le ton monte dans l'unité. Privé desorties (et donc d'occasions de boire ou dese droguer), il insiste pour aller dans leparc de l’hôpital, et face à un refus, ildevient menaçant, « vous ne savez pas cedont je suis capable, je vais prévenir monfrère puis me jeter sous le train, ce serade votre faute et mon frère vous « butera»,

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(...) « vous ne connaissez pas saviolence ».

L’équipe médicale a pris la décision del’envoyer en Unité pour malades difficiles(U.M.D.). Il ne paraît pas surpris à cetteannonce et plutôt soulagé, conscient queson état nécessite un service fermé. Ilvoudrait essayer d'arrêter de fumer pendantcette période pour envisager de nouvellesinterventions chirurgicales de restaurationdu visage.

Le certificat d'H.D.T est transformé enH.O. car seuls les patients sous ce mode deplacement peuvent être hospitalisés enUnité pour Malades Difficiles.

Constamment remis, le départ en U.M.D.n’a lieu qu’au printemps. Le patient abeaucoup de difficultés à élaborer ce quiest attendu de lui lors de son séjour.

Le séjour se passe bien sans passage àl'acte. La vie dans l'unité est ritualisée.Le patient s'occupe à l'ergothérapie dansla journée. De retour en décembre, ilexprime calmement les bénéfices de l’U.M.D.pour le contrôle de son impulsivité hétéroet auto-agressive. Il critique son gestesuicidaire. A ce moment, il n’a plus aucuntrouble. Il évoque le travail en U.M.D. etfait des projets. Il n'a jamais été aussicalme, lucide mais aussi déprimé. Il sedemande ce qu'il va devenir. Il appelle àl'aide, il ne sait à quoi se raccrocher.

Contactés, les parents exprimentd’emblée leur déception. Pendant le séjourde leur fils en U.M.D., ils se sontbeaucoup écrits, beaucoup téléphonés et les

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relations entre eux étaient redevenuesexcellentes. Dès son retour ils ontretrouvé un fils instable, exigeant et ontl’impression que ce séjour n’a servi àrien. La mère est très dépressive. Le pèreconfirme les propos de celle-ci. Le filssupporte mal quand sa mère parle, s’énervetout en reconnaissant que ce qu’elle décritest vrai. Parallèlement, le patient nesupporte pas de se retrouver seul dans sonstudio, tente d’inviter des copains, achètedes bières.

D’un côté, il se montre très motivé àse soigner, dit essayer de s’adapter à lasolitude et à la vie dans son studio,essayer de se coucher assez tôt (après lefilm à la télé) et de se lever vers 8heures. Mais, contrairement aux dires dupatient, cela ne paraît pas se passer trèsbien à l’extérieur de l’hôpital. Il nesupporte pas de se retrouver seul etinsiste pour dormir chez ses parents et yprendre la plupart de ses repas. II vaégalement chez eux pour faire sa toilette.Selon sa mère, il s’est ré-alcoolisé àplusieurs reprises et a pris de lamarijuana. Il accepte mal les propos de sesparents, tente de les minimiser et attenddes autres des solutions miracles à sesdifficultés.

Après quelques jours, il admetreprendre du Subutex à doses variables,semble-t-il, et actuellement importantes.Mais il y a ce que l’équipe ne sait pas. Ila repris l’Hôpital de Jour, mais il asemblé à l’équipe délirer : il parle de

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réincarnation et de petits hommes verts… Onlui propose un traitement neuroleptiquequ’il refuse.

Au début de l’été, très alcoolisé,dépressif, menaçant d’un passage à l’acte,il arrive aux urgences, accompagné de sonfrère. Faute de place, on lui propose depasser la nuit sur une chaise. Il arrivesur le C.H.S., mais fugue ; son frère leramène. Une H.D.T d’urgence est signée dansl’après-midi. A l’entretien, déni de tousles problèmes. Nouvelle fugue : il estramené par sa famille. Le patient subit unerechute délirante avec troubles ducomportement.

L’évolution dans le service estchaotique, alternant avec des périodescalmes où le patient exprime des idéesdépressives et des périodes d’agitationviolentes avec crises clastiques avec brisd’objets, menaces verbales auto et hétéro-agressives.

Une dizaine de jours passent. Vu enentretien, la troisième semaine dejuillet, il demande instamment sa sortie,disant ne pas supporter l’enfermement. Il aun discours adapté et le thème suicidaireévoqué avec lui n’est ni prégnant, ni aupremier plan. Après contact téléphoniqueavec sa mère, la décision de sortie estprise. En début d’après-midi il se présentechez sa mère très agité et violent etsemble-t-il dans un geste impulsif sedéfénestre du 4è étage. Il est décédé lesurlendemain au C.H.U. En fait, avantd'arriver chez lui, il semble avoir pris

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des produits stupéfiants. Depuis plusieursjours, il ne tenait plus dans le service.Il avait confié à une infirmière son projetde prendre quelque chose, n'importe quoi.

Au terme de cette trajectoire tragiquedont l’issue paraissait inexorable à chacundepuis longtemps, il m'a semblé peut-êtreintéressant de développer quelquesréflexions impliquant la question dustigmate.

VIII.1.2. Eléments d'analyse stigmatique (I)

A propos du cas de Monsieur A., jesouhaiterais évoquer la question d'unedouble stigmatisation sinon multiple.

Il y a aussi un intérêt pour le cas dece patient à recourir à la théorisationproduite par Jean Maisondieu autour de lanotion d’  « abjection » (Maisondieu,1996).

Mais une voie est ouverte aussi parl’idée de l’ineffabilité essentielle dudésordre mental à laquelle Rosenberg atenté d’accorder un statut théorique(Rosenberg, 1992).

Selon Rosenberg, « la personne qui estprésentée à l’attention du professionnel enpremier lieu démontre une pensée, uneémotion ou un comportement qui estincompréhensible pour le profane. Et leprofessionnel va généralement conclure quela personne qui lui a été soumis en raisonde problèmes psychiatriques est en fait

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malade mental. » (Rosenberg, 1992, 56)C’est ce trait fondamental qui renvoie

à l’ineffabilité, inintelligibilité dutrouble mental que j'ai considéré.

Dans son ouvrage, « The unread mind »(1992), Rosenberg propose de considérer lafolie comme un échec de l'attribution designification. Ce qui rend le comportementpsychotique, c'est l'incapacité del'observateur ou de l'auditoire à prendrele rôle ou de comprendre le point de vue del'acteur, à le déchiffrer. La folie n'estdonc une simple question d'étiquetagearbitraire. Ce n'est pas non plusuniquement un dysfonctionnement, un traitd'inadaptation ou toute autre pathologie denature purement individuelle. Elle doitplutôt être conçue comme « un conceptinteractionnel qui se caractérise parl'incapacité de l'observateur à prendre lerôle de l'acteur ».

Ce serait un échec de la « prise derôle » du point de vue de l'auditoire quiconsiste dans une impossibilité à assignerune cause, des motifs ou des intentions auxpropos ou aux actions d'autrui. La folieest donc conçue ici comme un déficit del'attribution chez les profanes. Lesinterprétations professionnelles fondéessur elles renfermeraient donc une adhésionimplicite aux perspectives profanes dudésordre mental.

Se positionnant à partir del'interactionnisme symbolique n’y relèvepas une erreur de nature professionnelle ouun dysfonctionnement des instruments

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diagnostics. Il cherche à pointer lavéritable nature de classificationspsychiatriques. Pour Rosenberg :

« Il s'agit d'une spécification d'uncertain type de comportement que la plupartdes gens dans la société trouventincompréhensible dans les termes de leurspropre théories psychologiques. Autrementdit, le comportement que les observateurssont incapables de comprendre du point devue de l'acteur est le même comportementque le psychiatre en dernière instancedéfinit comme psychotique. » (1984, 294)

L'idée de Rosenberg consiste de sedemander si le désordre mental ne pourraitêtre rendu intelligible en le considérantcomme un échec de la prise de rôle de lapart de l'auditoire et donc comme un effetde la réaction sociale. En effet, ce quirend possible le lien social, c'est laprise de rôle. La capacité des individus àcommuniquer avec autrui est liée lapossibilité de l'observateur à prendre lerôle de l'autre ou d'adopter son point devue. En termes meadiens, communiquer c'estfaire usage de symboles signifiants ce quiimplique de pouvoir éliciter une réponsedans l'esprit de l'autre.

A partir des idées de Rosenberg, onpeut comprendre la nature des troubles dupatient Monsieur A. comme essentiellementincompréhensibles tant pour les proches(les profanes) que pour les professionnels.Ils sont même rebelles à tout classementnosologique ou toute grille psychiatrique.Le même psychiatre le voyait un temps

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psychotique et à un autre, psychopathe. Unautre admettait qu'il n'était paspsychotique.

Comme tels, la possibilité declassement de la nature des troubles dupatient comme psychotiques s’est avéré unpiètre recours. La tentative pour toutsoignant ou thérapeute de se rassurer parl’étiquetage psychiatrique y apparaît vaineet dérisoire. Se dévoile ici une fonctionde l’étiquetage psychiatrique déjà repéréepar Ellenberger où l’acte nosologiquepourrait venir apaiser les anxiétésinternes du classificateur. On est renvoyéà Lévi-Strauss et à sa formule célèbreselon laquelle tout classement estsupérieur au chaos.

Ce cas extrême pourrait certainementêtre mieux saisi à partir de la notion destigmate ou plutôt celle de multi-stigmatisation. En effet il superposeplusieurs attributs stigmatiques : enpremier lieu, le stigmate du suicidant, ensecond lieu, celui de traumatisé de la facelequel a été vécu sous différents modes ouregistres de l’  « abjection », trouinforme, infâme et infâmant qui imprime unetrajectoire tragique quasi monstrueuseatténuée par celle comique de clown, enphase de reconstruction partielle, dotéd’un nez en plastique proéminent. Ilincarne une figure dramatique et dérisoireet renvoie à une « inquiétante étrangeté »(Freud, 1919).

La sociologue américaine Frances C.Macgregor, spécialiste des traumatismes de

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la face s'est intéressée à la question dela défiguration. Elle étudie les effetspsychologiques et sociaux des difformitésfaciales et de la chirurgie plastique etreconstructrice. Pour elle, « le visage estla personne elle-même » (Macgregor, 1951,630). Aussi, traumas de la face etdifformités provoquent une forme desouffrance gravissime, négligée et sujetteà l'ostracisme. Ils suscitent en effet« une forme de stigmatisation et de rejetqui peut mener et mène à la mortpsychologique et sociale » (Macgregor,citée par Howard, 2002).

Dans l’attitude du patient, on doitnoter un trait constant au cours de cesannées qui est celle de l’exhibition. Ilest censé porté un masque, pour éviter lesinfections autant pour lui et pour lesautres. Le plus souvent il enlève, montrantsa cicatrice ou sa blessure.

Porteur d’une affection nosocomiale, unstreptocoque doré résistant auxantibiotiques, s’ajoute une dimensionsupplémentaire à l’ « abjection ». Cetélément insère la dimension de la souillureet de la contagion. Enfin comme conséquencede son acte où le nerf optique a été touchélors de la trajectoire de la balle, lepatient est atteint d'un déficit visuelévolutif important.

Un des cadrages de ce cas renvoie austigmate du « suicidant ». Parmi lesfigures types du stigmatisé, Goffmanmentionne le cas du suicidant. Shohamappréhende le suicide comme un comportement

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extrême qui suscite une même réactionextrême de la part de la communauté. Ilrappelle l’essai d’Albert Camus sur le «mythe de Sisyphe » où il est montré que laplus grave question éthique est de savoirsi un homme a le droit au monde de sesupprimer dans certaines circonstances. Ya-t-il un droit au suicide ? L’auteur sedemande « si l’attitude de la communautéface au suicide ou la tentative de suicideest condamnatrice et socialementstigmatisante» (Shoham, 1991, 63)

Il est un des rares théoriciens de lathéorie de l'étiquetage » à avoir traiterbrièvement au moins de cette question dusuicide comme stigmate.

Le suicide est susceptible d’êtrecondamné pour des raisons religieuses.Ainsi, le suicide de Judas est considérécomme un péché plus grave que celui d’avoirtrahi le Christ.

Dans la plupart des religions il y aencore quelques dizaines d'années, lesuicide était l'objet d'une réprobationmorale importante. Ainsi, dans la religionjuive, « un suicidé se trouve enterré endehors des limites du cimetière. Ce qui ledésigne comme une personne lâche etirresponsable, ayant abandonné les sienssans leur laisser aucune protection nisécurité » (Shoham, 1991, 64)

Mais, le suicidant ne semble pas êtresensible à ces interdits et de fait,« comme moyen de contrôle social, lestigmate n’a que peu d’effets sur ceux quise trouvent sous l’emprise du besoin de se

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détruire. Au contraire, certaines personnesprésentes un désir pathologique d’auto-punition et d’auto-destruction. » (Shoham,1991, 64)

Appliquée au suicide, il développecette idée qu’ « en nous en tenant au casde ces personnes qui est un besoind’autodestruction, (…) nous pouvons direque le stigmate n’est pas pour eux sourcede crainte mais d’attirance » (Shoham,1991, 65)

Si l’on en croit l’auteur, le suicidantau lieu de le fuir serait attiré aucontraire par le stigmate. La source decette attitude du suicidant pourrait setrouver dans un conflit intérieur. Ilprendrait sa source dans les valeurssouvent contradictoires ou ambiguës de lasociété et le fait que « la personne, nesupportant pas l’équivoque, peut trouvertrès difficile si ce n’est impossible des’adapter à un système de valeursmanifestement contradictoires, ambiguës etconfuses ».

La conséquence de ce conflit pourraitêtre, dans les cas extrêmes,l’autodestruction. Il pourrait surgir dudécalage qu’il y a entre les valeursinstitutionnalisées et l’image subjectivede celles-ci. Ce type de problématiquepourrait bien avoir mené nombre de gens àla révolte, au mysticisme, à l’errancesectaire ou à l’autodestruction.

Un des autres facteurs qui pourraitprécipiter la déviance, pour l’auteur, estle faible taux de tolérance à la

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frustration. Shoham tente d’approfondirl’issue de la « carrière morale » du sujetpris entre stigmate et conflits internes.Il peut emprunter le chemin de la déviancedu comportement comme voie pour faire faceau conflit intérieur.

« L’individu, qui est profondémentmécontent de ne pas être parvenu à seconformer aux idéaux normatifs intériorisésde sa communauté, tente de se raccrocher àune autre communauté, pour découvrir en finde compte que la seconde n’est pasmeilleure que la première dès lors qu’ils’agit de se soumettre à sa représentationnormative interne. Il se tourne alors versun troisième, un quatrième, un cinquièmegroupe, réalisant avec consternation qu’ilsne sont pas meilleurs que les précédents. »(Shoham, 1991, 175)

Monsieur A. affirmait un temps :« seule la drogue peut me sauver », et à unautre moment « seule la schizophrénie peutme sauver Un jour, il arrive ravi qu’unepetite fille l’ait identifié à un clowndans un bus à cause de son faux nez enplastique. A un autre moment, il mendiedans les rues pour pouvoir s’acheter del’alcool.

Pour Shoham, cette quête peut s’acheversi le déviant trouve une communauté desubstitution, « une compagnie de déviantsfondamentaux qui lui ressemblent »

Hélas, il n’ y aura pas de communautépour notre héros tragique, clown éphémèreaux prises avec une souffrance indomptable.Il ne ressemble à personne, il n’est

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personne, sans visage, sans identité, sansaffiliation, sans communauté.

« Celui qu'elle [la marginalité]atteint devient plus qu'un étranger, il estradicalement autre. L'anathème qui lefrappe, non seulement l'arrache à lacommunauté, mais en plus lui fait perdre lestatut de semblable en humanité. Comme leparia, celui qui est pris en abjection estméprisé et intouchable, il est projeté dansun no man's land en forme de dépotoir entreexclusion sociale et mort. » (Shoham, 1991,175)

L’irrémédiable a eu lieu. La relation de ce cas extrême et

dramatique est censée traduirel’essentielle impuissance de l’institutionpsychiatrique et plus généralement médicaleet de ses dispositifs, comme tellestructuralement, et non à cause de quelquedysfonctionnement humain. Malgré lacontrainte par corps, le dispositif s’estrendu incapable de contribuer àl’intelligibilité du vécu et à rendrehumanisable l’extrême de la souffrance dupatient. Une souffrance quelque foisappellée le « psymal » (Shneidman, 1996).

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VII.2. L’inversion du stigmate: le casB.

VII.2.1. Trajectoire psychiatrique et« chevronisation79 »

Agé de 19 ans, Monsieur B. est admis enH.D.T. au C.H. local, en septembre 1997,pour une bouffée délirante aiguë. On note àl’entrée des propos incohérents mêlés à desthèmes mystiques. Le jeune patient est «sédaté » avec un traitement à base deneuroleptiques.

Le psychiatre qui l’a examiné notequ’il est « dissocié avec discours allusif,voire rationalisme morbide, associé à unvécu persécutoire mal structuré et unsentiment de perte de contact avec laréalité. »

Le traitement neuroleptique estpoursuivi. Le patient est maintenu enpyjama et mis sous surveillance. Le médecinapprend qu’il s’agit d’un second épisodepathologique puisqu’une première boufféedélirante s’est déclarée en fin d'annéeprécédente lors de sa première année deMath Sup. Il a été suivi par un praticienprivé pendant plusieurs mois. Mais il aarrêté le suivi en juin de cette année. Il

79 Le « chevron » et le processus de« chevronisation » est l’envers du stigmate. L’attributnégatif, stigmatisant est transformé en signe positif,en blason, en décoration. Cette idée a été introduitepar le sociologue belge Claude Javeau (1986).

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est traité avec du Solian, traitement qu'ilavait aussi arrêté.

On parle d’invasion psychotique à cemoment-là mais pas de thème délirantprécis, le patient parlait de « grandvide ».

Dans ses éléments de vie : ses parentssont divorcés depuis onze ans, son pèretravaille dans une grande entreprise dusecteur public, sa mère dans une haltegarderie. Il a deux frères plus jeunes sansproblème psychiatrique.

On décrit une scolarité sans problème,ni difficulté, l’ayant amené jusqu’au Bac Sobtenu avec mention Bien en 1997. Il entreen classe de préparation. Il débute alorsun état dépressif sévère après troissemaines.

Le dernier épisode s’est déclaré alorsqu'il faisait les vendanges dans leBeaujolais et a entraîné une nouvelledécompensation délirante à thème mystiqueavec troubles du comportement, errance,insomnie complète pendant plusieurs jours(Il précisera plus tard qu’il s’étaitcopieusement alcoolisé et avait fondé à cemoment-là sa théorie des forces cosmiquesdont il a gardé l’usage). Les gendarmes ontdû intervenir car il avait fugué lorsqueson père est venu le chercher. Il afinalement été adressé en H.D.T. au C.H

Huit jours plus tard, durantl'entretien, le psychiatre note : «  undiscours très dissocié avec associationlâche d'idées, réponses adaptées auxquestions, présentation assez désinhibée

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avec sthénicité importante, vécupersécutoire vis-à-vis de l'hôpital,méfiance importante (ne veut boire le verred'eau qu'il vient de demander). Finalement,il sort de l'entretien prématurément. »

Le père vu par le médecin décrit « unjeune homme plutôt solitaire avec demultiples activités sportives, notamment deglisse (surf). Il aurait des problèmesrelationnels notamment avec sa mère quiserait « très possessive ». Alors qu'ilétait parti faire les vendanges avec l'unde ses frères et, suite à une rupturesentimentale, il « a disjoncté ». Ilmentionne aussi la notion de consommationimportante d'alcool lors des vendanges etde haschisch. A l’ordinaire, il vit moitiéchez son père, le reste du temps chez samère.

Le traitement est changé et le patientet reste en pyjama limité à l'unité.Après quelques jours, le patient seprésente à l’Interne en médecine du service« plus calme et détendu, le discours moinsdissocié. » Elle observe une « critiquepartielle de l'épisode délirant (met sonétat sur le compte de l'alcool qu'il auraitconsommé en grande quantité). Pas d'élémentdélirant repéré ni d'hallucinationsexprimés ce jour. Il accepte bien lessoins.

Réponses adaptées aux questions. Ildemande un élargissement du cadre qui estaccepté. Il y a prescription

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d'ergothérapie. Il peut s'habiller et allerseul dans le parc (1 h/jour)

On note une amélioration progressiveavec amorce de critique des idéesdélirantes et des hallucinations. Lors d’unentretien avec les parents, la mère estjugée « très anxieuse et culpabilisée, ellepense qu'elle a été, par son attitude, enpartie responsable des difficultés de sonfils lors du départ de son mari, elle s'esttrop appuyée sur son fils aîné qui avaitalors 11 ans. Elle a suivi unepsychothérapie transactionnelle pendanttrois ans et a compris depuis certaineschoses. Inquiète pour l'avenir, elleaimerait que son fils soit admis à laclinique universitaire. Celui-ci n'est pasdu tout d'accord. L’état du patients’améliorant, une sortie d’essai estprononcée début octobre. Il vient enconsultation, accompagné de son père. Il arepris ses études dès le 6 octobre. Il sedit très fatigué, se plaint d'effetssecondaires (troubles de l'accommodation,bouche sèche, impatiences...) et« stressé », surtout le matin en allant àla FAC. Il avait augmenté de lui-même sontraitement. Celui-ci subit une modificationdu traitement. Il continue de venir enhôpital de jour en fin de semaine pour desactivités sportives).

Huit jours plus tard, l’améliorationcontinue. Nouveau changement de traitement.Monsieur B. sera suivi par son psychiatretraitant. Rendez-vous est pris à la

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Clinique universitaire pour une éventuelleadmission.

Dix jours plus tard, nouvellehospitalisation, il est ré-admis enpsychiatrie « pour un syndrome dépressifavec impulsion suicidaire. »

A l’entrée, le patient décrit que« progressivement est apparue une anxiétése transformant les derniers jours en« panique » lorsqu'il doit se rendre à laFAC, rendant impossible une concentrationminimale pour étudier.

Durant l'entretien d'entrée, il a « uneattitude assez figée, une inhibitionpsychomotrice modérée, le regard fixant soninterlocuteur, mais bien dans la relationcependant. »

Le diagnostic est un « syndromedépressif important ». Nouveau changementde traitement.

Au fil des jours, il exprime « unegrande souffrance qu'il articule autour deson désir de rester enfant, « je suis faitpour les jeux, le loisir » et de son soucide trouver « une place » dans la société« adulte ». Il n'est pas motivé par la FACqu'il dit être un désir de son père. Sesent en situation d'échec actuellement,thème de dévalorisation. Reste toujoursangoissé, avec impression de videintérieur, des impatiences, veut faire dusport, ne supporte pas d'être hospitaliséen permanence.

Mi-novembre, la thymie s’améliore. Ilpasse les week-ends à l’extérieur(escalade, randonnées, copains) mais se

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plaint toujours d'angoisse, de peurd'affronter la vie, de peur de l'avenir.

Le patient devrait être accueilli enhospitalisation de jour à la cliniqueuniversitaire la semaine suivante. Il estfinalement décidé une hospitalisation dejour à partir du 26 novembre avechébergement chez le père jusqu'à findécembre. Il est impatient d'entreprendrel'hôpital de jour à Dumas, il en espère uneorientation pour ses études. Son état estjugé « stationnaire avec une angoisse sous-jacente et une impression de vide ». Lasortie définitive est prononcée le25/11/1997

En juin 1998, il effectue un 3èmeséjour en psychiatrie suite à une le 19 enH.D.T. à une recrudescence de l’angoisse etmanifestation d’idées suicidaires, ayant cematin pris la forme d'un passage à l'acte(où il se serait jeté dans l'Isère). Cetétat nécessite son hospitalisation au C.H.en H.D.T.

Quelques jours plus tard, il nie s'êtrejeté dans l'Isère : « il a simplement prisune douche mais aurait ensuite dit s'êtrejeté dans l'Isère pour appeler ausecours... ».

Le patient a le regard fixe, il restefigé, les propos sont discordants, il seplaint de bouffées d'angoisse et s'inquiètepour son avenir

Le psychiatre « décrit une perplexitéanxieuse, des difficultés de verbalisation.Se sent vide, mal à l'aise. Trèsdévalorisé. Effondrement narcissique. »

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Début juillet, il y a sédation del'angoisse et des idées de mort ayantmotivé l'H.D.T. L'hospitalisation peut sepoursuivre en service libre, dans l'attentede son retour à la Clinique universitaire.

Le jeune homme est admis pendantenviron deux ans à la clinique GeorgesDumas, à Grenoble. Il estime en avoir tiréprofit, notamment dans sa capacité àquestionner ses points de vue par rapport àses convictions délirantes.

En novembre 2000, monsieur B. est ànouveau admis en H.D.T. au C.H., poursyndrome délirant de type interprétatif etintuitif, à thème persécutoire et mystique.Le tiers demandeur est la mère. A l'entrée,on note l'adhésion totale au délire et unegrande agitation, une probablehallucination selon le médecin desurgences. Le patient reçoit trois ampoulesd'un sédatif. Il est assez rapidement «sédaté». Le lendemain, l'état d’agitationpersiste. Le sujet semble envahi par deshallucinations inquiétantes, sans thèmeprécis, mais anxiogènes.

Peu à peu, le patient se calme maiscela prend plusieurs jours. Quelques joursplus tard, il fugue du pavillon. Il estrattrapé dans le parc alors qu’il demandaitdu feu. Il est angoissé, déprimé, seprotégeant avec des rationalisationsmorbides.

On évoque « un syndrome délirant à typed’idéation, mécanisme imaginatif, thèmemégalomaniaque (il veut faire sauterl’hôpital avec une bombe), un vécu

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persécutoire (il se plaint des gens qui« travaillent, dorment, mettent destampons, ne réfléchissent plus à cause descachets ».

Il n'a pas conscience de ses troubles(anosognosie). Aussi, le 18 novembre,l'H.D.T. est poursuivie : « L’effet dutraitement et l’adhésion aux soins restentinsuffisants. »

Il tente encore de fuguer. Il estretrouvé couché sous un tas de feuilles« voulant communier avec la nature » selonses dires. La mise en chambre d’isolementle sécurise, se sent mieux contenu etaccepte de se reposer.

De jour en jour son état s’améliore. Ilest de plus en plus coopérant et commence àcritiquer son épisode délirant et reconnaîtla nécessité des soins.

A partir de décembre, L’amélioration sepoursuit. Il reprend des activitéssportives : piscine et V.T.T. L'évolutionest toujours favorable.

Au début du mois de janvier, il fait leprojet de débuter une thérapie par l’eauavec un professeur d’éducation physique etpsychopédagogique. Il le motive à effectuerune formation de maître-nageur.Parallèlement, il a commencé à voir lepsychologue du service.

Il est envisagé de demander uneallocation de type A.A.H. Les parents et lepatient son d’accord pour qu’on fasse unedemande. Il est co-locataire d'une maison.Il donne des cours de snow-board etcontinue la natation où il est pris en

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charge par professeur. Il ne pourra paspasser l’examen cette année du fait del’hospitalisation. Le diplôme de maîtrenageur est reporté à l’année prochainepuisqu’il n’a pas suivi les cours. Auprintemps, il fait le projet de vacances enstage « surf plus parapente » en Gironde.

Le patient diminue son traitement delui-même et subit une petite rechute en Mai2001. Ambivalent, il reconnaît lanécessité de l’hospitalisation et sesangoisses à l’extérieur, mais en même tempsfait des projets d’activités multiples àl’extérieur, paraissent incompatibles avecses demi-journées d’ergothérapie àl'hôpital.

Il semble que la mère du patient fasseles projets à sa place : elle sembleégalement être à l’initiative d’une priseen charge à l’extérieur, avec 30 séances derelaxation chez un kinésithérapeute, sansdemander l’avis du psychiatre.

Monsieur B. se sent mieux et commence àdéserter l'hôpital de jour. Selon lui il vabien quand il est entouré de copains oufait des projets de loisirs. Fin juin, il aétabli son programme de vacances. Il seplaint d’être fatigué et demande une baissedu traitement.

Un tableau dépressif mineur post-crisique s'est installé, suite au retourd’un stage cette semaine. Comme d’habitudec’est la solitude qui l’angoisse. Ilcontinue son stage de natation, donne descours, ne se sent pas à la hauteur.

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Il se pose beaucoup de questions ettente de prendre du recul. A l'automne2001, il va mieux. Il reconnaît avoir desvariations de ses angoisses. Il assure sescours à la piscine. Les moniteurs enseraient contents.

En août 2004, le jeune homme estadressé au C.H. après une périoded’Hospitalisation d’Office (H.O.) à Quimperoù il a été admis aux alentours du 13juillet. Le motif d’admission était« délire mystique, exaltation ». Il s’estnotamment promené nu dans la rue.

Au jour de l’examen, « il persiste unehyperthymie, les troubles délirants sontcritiqués. Le patient précise avoirprésenté un délire mystique, il se sentaittout puissant, était une divinité. Cedélire mystique était accompagné d’idées degrandeur, avec une théogonie très primaire,plus évocatrice de « Star Wars » que d’unmysticisme élaboré. Il est vu en présencede son père chez qui il est le plus souventdomicilié.

« Sur le plan thérapeutique, il préciseavoir régulièrement pris son traitement,sauf dans les semaines qui ont précédé sadécompensation aiguë ou, alors qu’il allaitde communautés en communautés, il estimeavoir eu un moment très délirant où il aentendu les militaires américains luicommander d’interrompre son traitement. »

Au total, nous sommes devant destroubles schizo-affectifs avec un registred’exaltation qui sont partiellement

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critiqués et vécus en conscience parl’intéressé, très coopérant à ses soins.

Patient présentant des troubles schizo-affectifs, il est ré-hospitalisé pourdécompensation délirante avec exaltation del’humeur dans un contexte de rupturethérapeutique.

Ce jour, réorganisation du discours etdu comportement, pas d’élément délirantévoqué spontanément. Bonne critique del’épisode pathologique, explique que lasédation de l’état mégalomaniaque s’estaccompagnée d’une phase dépressive, quis’est maintenant normalisée.

Les angoisses sont mieux canaliséessous traitement neuroleptique sédatif, avecnéanmoins demande de prises « si besoin ».Il est rassuré par le cadre institutionnelmais des bouffées d’angoisse peuventsurvenir à l’extérieur.

Stabilisation clinique au cours dumois. L’hospitalisation est entrecoupée depermission pour le week-end avec lafamille. Il effectue des activitésmanuelles d’ergothérapie, souhaite lespoursuivre après la sortie car lui apporteun cadre pour organiser son temps. A un bonréseau d’amis. Ressent toujours une«angoisse latente » lui donnant uneimpression de fragilité et qui est liée auxsituations où il se retrouve seul. Unprojet de relogement est en cours : ilpourra réintégrer son logement encolocation début octobre.

L’état clinique est stabilisé. Lasortie définitive est prévue le 1er octobre

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2004 avec suivi de secteur et poursuite desactivités ergothérapiques en externe.

Vu en ambulatoire après sa sortie del’hôpital, il a emménagé dans sonappartement. Mais il y a une recrudescenced’angoisses en fin de journée. Le patientse sent en grande difficulté. Il existedes idées de mort dans les moments degrande angoisse, sentiment dedépersonnalisation, pessimisme par rapportà sa situation. Le psychiatre se pose laquestion d’une « dépression post-psychotique ».

Mi octobre, il insiste pour êtrehospitalisé par crainte d’un passage àl’acte. Il est réintégré le 15 octobre2004. Il est été accueilli pour la nuit. Ila fait une tentative de suicide parpendaison avec son pyjama lors d’unparoxysme d’angoisse déstructurante.

Le lendemain, il est moins angoisséavec un traitement sédatif. Il reste limitéà l’unité pour surveillance ce week-end.Week-end calme. Va mieux, il dit être resté« ensuqué » mais n’a plus d’angoisses.

Rétrospectivement, on juge que « latransition entre le C.H. et son domicile aété anxiogène. Explique également avoir étédéstabilisé par des problèmes affectifs. Leproblème de l’absence d’emploi stable estabordé.

Après quelques jours, il dit se sentirsécurisé d’être à l’hôpital, il n’a pasrefait de crise d’angoisse depuis. Doitfaire le deuil de sa toute puissance etfait le constat de son isolement. De fait,

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introduction d’un traitementantidépresseur.

On note « des moments de fortesangoisses, surtout au moment des repas.Ressasse des idées noires et morbides. Lesangoisses surviennent surtout lorsqu’il sesent isolé affectivement. Réfléchir surindication de changement du thymorégulateurpour du Lithium.

Peu à peu, émerge de cet épisodedépressif. Se sent soutenu par sonentourage, reprend confiance en lui. Lesangoisses sont liées à une sensationd’isolement. A repris ses séances depiscine.

En novembre, il va mieux et fait letour des associations susceptibles de luiprocurer des activités. Il débutera desactivités la semaine prochaine et unesortie est programmée en fin de semaineprochaine. Il revient sur son cheminement,son besoin de faire voler le cadre etd’aller au bout de son désir deliberté pour finalement revenir vers lanécessité de mieux structurer y rythmer savie.

« Reste fragile et doit reprendreconfiance en lui avant d’envisager unesortie définitive. Au mois de décembre, ilréinvestit des activités sur l’extérieur etréorganise son temps. L’humeur est stableet les angoisses ont disparu. Sortie le 7décembre (jour de son anniversaire). »

En fin d’année, l’évolution cliniqueest jugée positive sur le plan de la thymie

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globalement stable, les angoisses sont biencontrôlées, a repris confiance en lui.

Cependant, « il traverse encore desphases de démotivation et de troubles ducours de la pensée, qu’il décrit comme desassociations d’idées automatiques qu’il necontrôle pas.

Se sent toujours en décalage avec lasociété, mais cela ne génère plus niangoisses ni fuite de la réalité. Faitrégulièrement du sport. A un bon réseausocial.

Vers le printemps, il retrouve sonfonctionnement psychosocial optimal.Nombreuses occupations artistiques etsportives. Bon réseau social. Poursuit saformation personnalisée de thérapie parl’eau. Assume mieux son « décalage avec lasociété », a trouvé un équilibresatisfaisant. Il continue de travailler sesproblèmes existentiels en psychothérapie.

VIII.2.2. Éléments d'analyse stigmatique (II)

En psychiatrie, on désigne courammentbon nombre de patients sous le label de« psychotiques », ce qui, au rapport du peude consistance de la définition du terme,s’avère plus un étiquetage qu’un outildiagnostique. Il a surtout la conséquence,pour le moins fâcheuse, de porter atteinteà la dignité de la personne humaine et à lavie privée. Vous et moi savons très bienque l’on ne traite en général pas unpsychotique comme une personne à part

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entière. Cet état de choses est dû auglissement significatif qui consiste dansle cas des maladies graves (citons lecancer et le sida) à identifier lespatients à leurs troubles. Une personneatteinte d’un cancer est un cancéreux, unepersonne atteinte du sida est un sidéen etune personne atteinte de troubles mentauxest un malade mental. Il y a pour le moinsune distorsion à passer de l’adjectif à lasubstantification de la chose. Rogersrappelait que, couramment, on nedifférencie pas l’acte et la personne.

Du côté du soignant, quelques questionsliées au diagnostic et au pronostic mesemblent devoir être posées.

Lors du premier entretien avec unpatient, le soignant se fait une idée de satrajectoire, Goffman parlait de la« carrière morale », en fonction del’imputabilité à une des principalescatégories diagnostiques (névrose oupsychose et parfois perversion), ou d'unedominance de troubles de l'humeur ou detraits dits psychopathiques.

Il y a, selon moi, dans le diagnosticun « pronostic implicite ». La psychose,mais aussi la toxicomanie et l'alcoolismeconstitueraient, pourrait-on dire, l'« autre » (ou le lointain) de lapsychiatrie, là où la dépression et lanévrose seraient le « proche ».

Dans un second temps, le soignantutiliserait un certain nombred'informations de seconde main,essentiellement d'ordre biographique mais

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aussi sur l'origine socio-professionnelle,ethnique, religieuse et familiale pourconfirmer ses observations premières etétayer son recueil symptomatique. Plusqu'une aide au diagnostic, ces élémentsvont venir sceller le pronostic implicitedéjà posé. Sous le diagnostic, lepronostic.

La notion de « schizophrénie heureuse »est en soi un oxymore. Schizophrénie etheureuse ne vont pas ensemble.

Avec le cas de Monsieur B.,l'intervenant est confronté à un défimajeur. Le propos devient « comment fairepour réussir sa schizophrénie ».

Le patient a beaucoup d'idées sur laquestion.

Pour lui, il s'agit d'abord de ne pasrefouler ce qu'on a vu, essayer de lecomprendre. À la base, ça part d'un malaisequ'il s'agit de comprendre.

La thérapie doit toujours être double,à la fois par l'esprit et par le corps,mais aussi par l’art. Il s'agit detransformer le malaise et de créer sapropre vision des choses par rapport àl'expérience qu'on a vécue. Il s'agit demettre des mots compréhensibles par tout lemonde sur notre folie et d'y donner unsens.

On souscrit ici à la thèse de Rosenbergque la psychose, c'est l'incapacité del'observateur ou de l'auditoire à prendrele rôle (ou de comprendre le point de vue)de l'acteur c'est-à-dire du patient ou dumalade, à le déchiffrer. Pour B., l'idée

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serait alors que la « schizophrénieréussie » consiste à transformer soncaractère ineffable ou inintelligible dansson contraire.

Il s'agit de transformer l'expériencede la psychose comme souffrance enexpérience de la psychose comme bonheurpossible.

Quelque part, le schizophrène voitl'invisible, ce que la masse ne voit pas.S'il en fait une maladie, c'est undésavantage pour lui. S'il utilise cettevision des choses pour avancer dans la vieconcrète, c'est une puissance énorme. Onvoit alors que le schizophrène heureux.

Le monde invisible mystique est doncune réalité alternative et un micro mondeen soi. La réalité commune est « donneuse »de sens.

Comment sortir de la schizophrénie ?

Pour notre héros dans sa croisadecontre la schizophrénie, il faut trouverune religion ou une philosophie en accordavec l’expérience délirante, comme lebouddhisme ou le yoga. Il a besoin d'uncontexte relationnel favorable (parents,amis). Il doit se faire plaisir : passer dela souffrance au plaisir par le quotidien,le voyage, comme possibilités de sortir dela psychose. Il a besoin d'activitéssportives et thérapeutiques. Il peut s'agiraussi d'activités artistiques. Tout celadoit favoriser des prises de conscience

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pour sa vie et l'amener à trouver dessolutions pour lui-même.

Avec Javeau et Vienne, l’itinéraire demonsieur B. est interprétable comme uneinversion du stigmate, une« chevronisation » et donc l’inverse de lastigmatisation.

Cette notion de schizophrénie «heureuse » n'est pas un défi simplementpour le soigné, elle l’est certainement etplus encore pour le personnel soignant.

Une telle notion est une remise encause du « ce qui va de soi » de lapsychiatrie ordinaire. En effetl'implication d'une telle notion pour lesprofessionnels se situe essentiellement auniveau de la relation avec le patient, unerelation qui est essentiellement d'ordrepaternaliste et assistanciel, parimposition d'un savoir.

Dans un tel système, « on reste entremalades, on ne voit pas de personnessaines, on est sous camisole chimique, dansun environnement stérile et inhumain,aliéné et aliénant, on est assisté oucomplètement livré à soi-même. »

Ce à quoi il s’agit de remédier c'estau stigmate en tant que pronostic implicitequi agit comme injonction à ne pas soigner,traiter, prendre soin, écouter l'autrecomme personne à par entière, qui est autrepar ce que souffrante, malade, parfois mêmeun sujet déchu, abject au sens où l'écritMaisondieu, mais aussi même, comme moi,comme vous, en tout cas une personne que lesoignant doit aider à reconquérir sa

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dignité de sujet ou de personne à partentière.

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VII.3. Souillure et thérapeutiquetaboue, l’ECT : le casC.

VII.3.1. Itinéraire moral de la bipolarité féminine

Le 19 mars 2002, madame C., 42 ans, esthospitalisée par son psychiatre traitant,pour des troubles du comportement quiévoluent depuis huit jours, c’est à diredepuis sa sortie de l’Hopital X... ou elleavait été hospitalisée quinze jours pour unétat dépressif. Ce syndrome dépressifsemble évoluer depuis environ deux mois. Lefait déclenchant semble avoir été uneconsultation de couple chez une psychiatrequand la patiente s’estsentie accusée dudysfonctionnement de son couple.

Dans ses antécédents, l’observationnote :

- épisodes dépressifs à 18 et 25 ans,avec pour ce dernier, une hospitalisationen clinique, avec une sismothérapie ;

- tante maternelle P.M.D. (psychosemaniaco-dépréssive)

- pas d’épisode maniaque repéré,- son psychiatre traitant évoque un

trouble bipolaire.Dans sa biographie : la patiente a deux

enfants de deux compagnons différents etvit avec actuellement avec le père de sonsecond enfant. Au niveau professionnel,elle est intermittente du spectacle ettravaille comme metteur en scène dethéâtre.

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On note l’évolution dans le service.D’abord, on observe un repli avec mutismepartiel, la patiente est dans l’opposition,elle évolue très lentement, favorablement.Elle présente un état de repli avecclinophilie, aboulie, anhédonie et surtoutun refus de soins et des propos suicidairesfaisantcraindre à son entourage un passagea l’acte suicidaire.

La patiente presente des antécédents dedépression a l’âge de 18 ans et de 25 ansavec hospitalisation et sismothérapie et aumoins une fois un épisode de phlébotomie.Le syndrome dépressif évolue depuis à peuprès deux mois et semble lié à desproblèmes au niveau du travail et au niveauconjugal. La patiente reste ce jour,opposante aux soins.

Apres trois semaines d’hospitalisationle compagnon demande avec la patiente sasortie. Le maintien de l’H.D.T. n’est plusjustifié. Malgré une amélioration dutableau clinique insuffisante, la patienten’a toujours pas critiqué clairement sonattitude à son entrée et garde une attitudeparfois perplexe en évoquant son histoire.

Quinze jours plus tard, elle est amenéepar son partenaire après une dégradation deson état clinique : elle se déconsidère(dit être un monstre), ne fait rien, a desangoisses inadaptées mais importantes facea la paperasserie.

Le discours de la patiente estmélancoliforme : elle se considèremonstrueuse, notamment face àa ses enfantsqu’elle dit ne pas aimer. La conviction est

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totale avec une douleur morale peumanifestée mais probablement importante. Unrisque suicidaire est à envisager.

Dix jours plus tard, l’observationmédicale note une aggravation :

- Mouvement de régression. Restelongtemps sur son lit, inactive. Au plansymptomatique, l’élément primordialactuellement est ce vide affectif. Parailleurs cette impression très légèrementcritiquée aujourd’hui d’être un monstre.

Selon l’expression de Dominique Friard,formateur en démarche de soin (1999, 30)qui tente dans son article d’appréhenderl’image négative des électrochocs chez lessoignants et le fait que cette résistancenuise à un accompagnement efficace despatients traités par ECT.

En conséquence, un traitement anti-depresseur a fortes doses est prescrit etest introduit le ZYPREXA (anti-psychotique). Malgré le peu de recul, à lafin du mois de mai, on constate uneévolution qui est jugée significative :

le contact est juge meilleur, beaucoupplus authentique, la patiente semble plusdans la réalité. Pourtant, elle ressent uneangoisse importante concernant d’une partses problèmes professionnels et son coupled’autre part car son ami qui a supportejusqu’a présent la charge de ses enfants etdu logement commence a saturer et demandeavec insistance une amélioration clinique àla patiente. Enfin, concernant les enfantsenfin, les relations semblent s’améliorerentre la mère et eux, même si celle-ci

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semble dans une attitude de réparation. Lepsychiatre décide une hospitalisation dejour qui commence le jour même, les lundiset vendredis, pour permettre une transitionentre la prise en charge complète del’hôpital et l’autonomie nécessaire a lamaison.

En réalité, une ré-hospitalisationcomplète intervient le 6 juin à la suited’une rapide décompensation à l’exterieur,sous la même forme dépressive, avecapragmatisme, culpabilité, sentiment devide affectif exprime par la patiente. Amême fait une I.M.V. quelques heures aprèsl'entretien.

lundi dernier : a avale les médicamentsqui lui restaient chez elle. A étéretrouvée par son ami grâce au téléphoneportable sur le campus. Elle s’étaitd’abord rendue au cimetière pour mourir surla tombe de sa grand-mère, puis ne trouvantplus la tombe, s’était refugiée dans savoiture. Elle évoque aussi, lors del’entretien médical, la cause déclenchantprobable de son état actuel quand al’automne dernier elle a travaillé à unspectacle théâtral qu’elle aurait du donneren avril. Depuis plusieurs années elle nejouait plus, c’est cette perspective quil’a angoiss2, elle a craint de ne pas êtreà la hauteur, de mettre en péril la troupethéâtrale et les subventions.

Un changement de traitement esteffectué avec l’introduction du CLOPIXOL.Quelques jours plus tard, elle se dit moinsangoissée et on la perçoit plus critique

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quant a sa description initiale d’elle-même. On poursuit ce traitement. Le moispasse sans grand changement. Lors d’unweek-end en permission, elle a démontre unegrande fragilité, avec notamment une crisede panique lorsqu’elle a du s’occuper deses deux enfants seule. En juillet, elleest vue par l’interne du service. Lapatiente lui dit se sentir bien a l’hôpitalet lui livre avec détachement qu’elle estincapable de s’occuper de ses enfants àl’extérieur.

Elle propose un traitement parLITHIUM193 devant un tableau dépressifrécurrent. La patiente est réticente. Aumilieu du mois, elle accepte de débuter untraitement par LITHIUM. A la fin, estinstaurée une fenêtre thérapeutique. Lapatiente se montrait encore mélancoliquesous CLOPIXOL avec le même discoursstéréotypé sur sa culpabilité, samonstruosité, inaffective et son incapacitéà élever les enfants. Elle réclamait cetteabsence de traitement.

Aujourd’hui (22 juillet), elle varelativement bien, beaucoup plus détenduemême s’il persiste un léger syndrome extrapyramidal surtout visible au niveau d’unerigidité faciale. Elle dit avoir bon moral,ne plus être anxieuse mais reste toujoursaussi réservée quant au phénomène intrapsychique profond et intime. La questiondiagnostic pourrait être apparemmentrésolue en évoquant une personnalité typeBorderline avec des phénomènes bipolaireslégers surajoutés.

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En fait, à la fin du mois (27 juillet),sans traitement depuis deux semaines, onconstate une évolution assez défavorable.La patiente est calme, n’exprime pas sonangoisse mais montre un comportement hyper-adapté à l’institution en gardant uncontact distant avec les soignants etsuperficiel avec les soignés. N’a que trèspeu de demande. A l’entretien, elle gardeun discours identique à celui de sonentrée, c’est a dire qu’elle n’est pasmalade mais qu’elle a un caractère telqu’elle est insensible, sans sentiment etnotamment qu’elle n’aime ni ses enfants, nison ami, ni personne. Elle dit êtreconsciente que cette attitude conduira a laperte de son ami, de ses enfants, de sontravail. Elle n’a pas une belleindifférence mais plutôt une angoissemassive qu’elle n’arrive pas a exprimer. Ilne s’agit absolument pas à mon avis d’unehystérie grave mais plutôt d’un replipsychotique avec thème mélancolique.

Bien que la patiente refuse touttraitement a base de tranquillisants, lepsychiatre tente d’ajouter un traitementpar benzodiazépines (XANAX). Le psychiatrelui propose d’effectuer un examenpsychologique avec le psychologue duservice. On évoque alors une structure depersonnalité probablement état limite, trèsdéfensive. Refus de l’introspection. Imagesguerrières au Rorschach.

Au niveau clinique, il n’y a pasd’évolution. On note une sidération

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anxieuse. La patiente se moule dans lepavillon et ne réclame pas de sortir.

Au même moment, son ami lui auraitannonce officiellement sa décision deséparation. Elle dit avoir peur de ne plusjamais revoir ses enfants et son ami.

Toujours la même présentationmélancolique Un psychiatre remplaçantpropose un nouveau changement detraitement. Cette fois, il s’agit deperfusions d’ANAFRANIL. Réticente, lapatiente dit vouloir réfléchir. Elle refuseles perfusions mais est d’accord pour leprendre en comprimes. Le 27 aout, l’étatest toujours stationnaire. Toujours le mêmeétat : se sent indifférente a tout. Onaugmente le traitement. Le médecin a unlong appel téléphonique avec son ami. Onreparle avec lui puis avec madame C. de lasismothérapie. Elle est d’accord pour qu’onse renseigne sur l’éventualité d’un teltraitement. L’évolution est toujoursnégative. Le 14 septembre, elle n’est plusopposée définitivement à la sismothérapie.La décision est prise le 23 du même mois.Le discours est encore bien mélancolique :je suis un monstre. La patiente accepte defaire un essai avec la « sismo.»

Le début des séances de sismothérapieest prévu dans l’hôpital spécialisé d’uneville voisine le 1er octobre 2002. Lapremière séance s’est bien passée. Lapatiente est rassurée. On poursuit letraitement par ANAFRANIL.

Rétrospectivement, la patienterapportera au psychiatre que dès le premier

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choc, elle a retrouvé le contact avec laréalité. Au bout d’une série, elle en étaitsortie. « J’étais restée huit moisdans le coma. » (Mai 2005). Elle avaitenvie de s’occuper d’elle, la vie quoi ! Dese coiffer, s’habiller ou se laver lesdents.

La thérapie est tellement miraculeuseque la sortie définitive est prononcée le25 octobre.

Entre avril et août, il y aura à peuprès un changement de traitement tous lesquinze jours avec des molécules aussidifférentes que des nouveaux anti-psychotiques (le fameux Zyprexa), desneuroleptiques (Clopixol), des anti-dépresseurs associés ou non, dont un despremiers, l’Anafranil, etc.

VII.3.2. Eléments d'analyse stigmatique (III)

Comme figure « souillée », madame C.admet qu'il ne pouvait y avoir finalementpour elle qu’une thérapie taboue. Cettethérapie a été les électrochocs (ECT)qu'elle a subis par deux fois à 25 et 42ans. Pour elle « ce n’est pas négatif c’estviolent. »

Pour Mme C., la souillure a rapportavec le féminin et cette notion lui colle ala peau. La souillure, ce sont les abussexuels dont elle a été l’objet par deshommes dès l'âge de quatre ans quand unoncle peut-être schizophrène l'entrainedans une pièce du fonds de la maison pourqu'elle se touche devant lui. Il y a les

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attouchements sexuels avec le petit frère.« Enfant, on sait quand il y a quelquechose qui déconne et on se sent sale. »

L'autre souillure, c'est celle despremières règles. Pour la préadolescente,c'est un drame : elle se renferme sur elle-même et se sent impure. Plus tard, sa mèrel‘a traité de « pute ». Alors, elle écritau rouge à lèvres sur la glace de la sallede bain : « nymphomane. »

Les idées de souillure ont été toujoursprésentes dans sa vie. Adolescente, ellefait de l'anorexie-boulimie et se faisaitvomir. Elle se sent souillée, sale, crade :on se dégoute, un dégout de soi, de soncorps. L’image du corps est sale, moche. Onn'en a une perception déformée. Elle setrouvait grosse et pensait sentir mauvais.

Plus tard, il y aura d'autressouillures, celles en rapport avec lasexualité et la confrontation à despartenaires qui ont des figures deprédateurs sexuels. Peut-être alors qu'a unmoment, on conçoit comme normal le faitd'être traitée en tant qu'objet etinstrumentalisée.

Car l’autre souillure c'est aussi laprédestination à laquelle on n’échappe pas,un destin familial marque du sceau de lafolie. Tant du côté de son père que de samère, plane la figure noire de lamélancolie.

Son grand-père maternel a été soignépour dépression et traite par électrochocs.La soeur de sa mère est maniaco-dépressiveet son frère, interné a l’hôpital

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psychiatrique, s’est jeté sous un train al’âge de 30 ans. Il était devenu disantschizophrène âpres leur retour d’Algérie.Le propre frère de C. a été soigne 10 anspour schizophrénie, bouffées délirantesaigues et idées fixes. Il vit avec sa mèreet se maintient tant bien que mal.

La grand-mère paternelle a vécu enGuadeloupe, elle était professeur dephilosophie et a rencontre un belaventurier. Il lui a fait trois enfants etest reparti vivre sa vie. Elle n'y a passurvécu et s’est laissée mourir. Elle estdécédée a l'asile psychiatrique et la soeurde son père a subi plusieurshospitalisations en clinique psychiatrique.Parmi ces personnes, certaines ont aussiété traitées par électrochocs.

Du coup, la patiente peut neutraliserl’atteinte stigmatique en faisant appel aune justification (Scott & Lyman, 1968), lafatalité des composantes biologiques. Elleinvoque la causalité biologique de l'actionhumaine, la fatalité : «Les composantesbiologiques peuvent être créditées del'influence ou de la causalité au moinsd'un comportement pour lequel les acteursdésirent se soulager de leur pleineresponsabilité. » (Id., 409.)

La famille maternelle de C. estd'origine espagnole installée en Algérie,des pieds noirs. Dois-je de nouveauinvoquer la souillure à propos de laquestion identitaire et culturelle ? Legrand-père maternel était médecin decampagne. Au retour dans la métropole, il a

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du muter à un poste administratif sansgrand relief et a sombré dans ladépression. Lui aussi été soigné parélectrochocs. La mère de C. accusait sapropre mère de l'avoir rejetée et de luipréférer sa soeur. Apres plusieurs enfantsmorts en effet, la première des filles aété idolâtrée. Elle reprend a son compte cedestin en se prenant pour une « miraculée.» Plus tard, la mère de C. va semblerprendre plaisir à jouer à la folle et arester clouée dans son lit pour protestercontre les fredaines de son mari.

Complètement « hystérique », elle «pique des crises » sans limite et sanspudeur. Atypique et décalée, elles’intéresse aux hommes marginaux et épousele père de C. qui donne a sa fille leprénom de sa propre mère.

Le père de C. était médecin –anesthésiste. Orphelin, la fratrie ayantété dispersée, il est mis en pensionnatavec un tuteur. Il y avait chez lui quelquechose d’une souffrance tue. Il n'a jamaisvoulu revoir son père. Il n'en a jamaisparlé a sa fille et c’est sa mère (mère deC.) qui lui racontera des années après.Cette mère souvent au centre despréoccupations de C. qui prend trop deplace et qui mobilise chez elle desattitudes d’attraction/répulsion.

« J'ai toujours été cyclothymique ettrès extrême », déclare-t-elle.

Elle fait son premier épisode demélancolie à 18 ans. Le jour de sonanniversaire, elle tente de s’ouvrir les

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veines. Certainement pour attirerl’attention sur elle. Avec le recul, ellevoit chez elle à l’état naissant son sensde la mise en scène. Elle souffre alors deboulimie et décide de faire un régime. Elledit d’elle alors qu'elle est un légume.Elle perd de huit a dix kilos en deux mois.A l'époque elle est en Terminale C. alorsqu'elle est une littéraire. Le traitementsera une cure de sommeil et uneconvalescence en Corse. Son père ayantplaidé sa cause, elle passe finalement unBac économique.

Le second épisode intervient quand ellea 25 ans. A cette époque elle poursuit descours de théâtre a Paris. Elle a emménageavec un jeune homme toxicomane. Elle se vitalors comme un monstre. Elle se drogue elleaussi et il s’en faut d’un cheveu qu'ellene devienne aussi droguée. Le décès de sonpère a été salutaire (« il lui a sauve lavie ») car elle est rentrée a Grenoble. Eneffet, elle est alors hospitalisée aSainte-Anne à Paris. Pendant qu'elle est àl’hôpital, son père se tue en voiture. Ason retour a Grenoble, sa mère se laissemourir. La famille se mobilise et faithospitaliser C. en clinique privée où ellereçoit ses premiers électrochocs.

Lors du dernier épisode après des moisd’hospitalisation, son compagnon la met aupied du mur : « si tu ne fais pas lesélectrochocs, je te quitte » (entretien du27 février 2006).

Finalement, à la sortie de l'hôpitalaprès neuf mois d'hospitalisation un des

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points de rupture avec son compagnon del'époque a été qu' elle sentait mauvais.Quinze jours après la sortie, il la quitteen lui disant « je ne t'aime plus ». Ellea beaucoup pleure mais il l’avait déjàquittée cinq fois. En fait, il était devenutrès agressif avec elle et il n’était restéque pour les enfants. Au début, « c’étaitle chevalier blanc », le « sauveur », à lafin, c’était plutôt le « cavalier noir ».Dévalorisée et abandonnique, elle ne trouvecomme partenaires que des « mecs » toxiqueset inferieurs à elle pour faire accepter sapersonnalité marginale et extrême voireviolente : « quand a une basse estime desoi, on est toujours heureux que quelqu’uns’intéresse a soi. C’est l’abandon, la peurd’être seule. Il faut passer sur plein dechoses pour ne pas être seule ».

Elle admet rester la « petite peste »qu’elle était gamine. Elle fait peur, yprend un certain plaisir mais se rendcompte par épisodes de sa violence.

Du coup, elle se sent « trop »,décalée. Après, elle sent une révolte enelle (septembre 2005).

Par essence, la bipolarité pose undilemme. D’un côté, madame C. est attachéeà cet « habitus bipolaire », en dents descie. Il l’aide dans son travail créatif.Elle se rend compte qu’elle peut aller trèsloin et n’a peur de rien. C’est unehabitude pour elle d’être dans la sub-excitation ou dans un état second. Del’autre, il demeure une difficulté aaccepter la maladie, la peur devant l’idée

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de rechuter, l’image menaçante de la folieet les difficultés de la relation médecin-malade, « maternaliste » et sansdialogue.

Le dilemme est amplifié par letraitement qu’elle continue a prendre aminima, l’ANAFRANIL. Il n’y a pas d’effetssecondaires apparents, mais elle ne veutpas être esclave toute sa vie d’un teltraitement et rester l’objet de lapsychiatrie laquelle ne fait pas beaucoupd’efforts pour se rendre plus accessible etsurtout développer la relation de confianceentre le médecin et son patient. Avec sapsychiatre, elle a l’impression d’être unepetite fille devant sa maitresse d’école.

Au titre de test, elle arrête letraitement dix jours. Elle se décrit commeayant été surexcitée puis s’est effondrée.Du coup, elle se pose plein de questions,sur son histoire personnelle, le désordrechimique, etc. « Elle ressent de la colèreet toute la souffrance remonte. »(septembre 2005).

« Il y a des choses qui la dépassent »On reparle (octobre 2005) de son

deuxième épisode mélancolique : elle avaitsenti monter la crise quelques jours avant.La peur lui est venue de l’hôpitalpsychiatrique, des électrochocs. Apres unesemaine, elle est au fonds de son lit,incapable de se lever. Un copain a l’époquelui a obtenu une place en clinique. Ellen’y est restée qu’une demi-journée. Elleavait réussi à convaincre son ami de lafaire sortir. Elle s’est alors retrouvée

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dans un autre hôpital. Elle partageait unechambre avec une femme qui était ensismothérapie. Elle était morte de peur. Enplus, ils amènent l’appareil dans lachambre. « On voit tout. » Elle se rappelleque les soignants ne prenant pas de grandesprécautions, elle a eu, au cours d’uneséance, une dent cassée.

Elle se rappelle qu’elle était al’étage du bas, les « super-malades». Elle remarque que « le fait d’être commeun objet ou instrumentalisée. »

Avec Phyllis Chesler (1972) et c’estune deuxième ligne d’analyse stigmatique,le diagnostic et le traitementpsychiatrique chez la femme doivent êtreconsidérés comme cachant presque toujoursune situation d’oppression.

L’issue du processus est qu’elle doitpasser pour folle et être blâmée commemalade mentale. Le rôle social de maladementale labellisée vient donc masquer uneoppression le plus souvent tue. Commemadame C. le dit elle-même : « lapsychiatrie poursuit ce même processus. »C’est donc un processus qui se reproduit àl’intérieur de la « carrière »psychiatrique mais a sa source al’extérieur. Je dirais pour résumer cettequestion qu’il s’agit de la façon dont lafemme gère sa vie de femme. Le séjourhospitalier lui offre l’opportunité de sevoir dans un miroir. Mais quel miroir !

Un autre jour, elle m’évoque avoir ététémoin ou sujette aux abus dont sontvictimes les patientes psychiatriques

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hospitalisées. Objet de prédation par lesmalades mentaux mâles, beaucoup de femmesdéjà sous traitement, par l’intimidation,la menace, le chantage, quelquefois pourune cigarette ou de la drogue, subissentdes agressions sexuelles. Le processusétant celui de la mise sous emprise desfemmes.

Elles ont lieu a l’intérieur des unîtesplus ou moins a l’insu des soignants ou àl’extérieur dans le parc de l’hôpital ouune partie des prédateurs sont des hommesde l’extérieur qui viennent à cette fin.C’est d’autant plus le cas si elles sontbelles ou attrayantes, tel le cas de madameC. Assez généralement, les patients hommesleur font des avances, leur montrent leursexe ou se masturbent devant elles.Culpabilisées et déboussolées, lespatientes se taisent avec la bénédictiondes soignants. Madame C. déplore qu’il n’yait aucune prévention, aucune informationpour mettre en garde les femmes contre lesrisques qu’elles courent a l’hôpital. Lediscours des soignants consisteessentiellement, comme souvent, aculpabiliser les victimes.

Tous ces phénomènes, je le rappelle,sont traités par Goffman (1961) comme unprocessus récurrent des institutionstotales au chapitre de la mortification dusoi. Ils ajoutent une dimensionsupplémentaire à la question de lasouillure.

Mais cela ne s’arrête pas la.

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Pour C., la maladie c’est un vécu desouillure et de violence. Il s’ajoute à laviolence des patients, celle du personnel.

« L’autre forme de violence, c’estl’absence de contact. On attend un médecindes heures. Et alors, c’est traité en unquart d’heure. Cela ne fait qu’aggraverl’estime négative de soi. Il n’y a rien debeau, joli, doux [à l’hôpital]. Ca doitêtre laid, culpabilisant. Il faut payer. »(Janvier 2006)

Le résultat c’est « qu’on se sentcoupable et honteuse. On a quand mêmeconscience de la dégradation personnelle eton est la pour "en chier". Il n’y a aucunelégitimité à être malade et on a rien faitpour s’en sortir. »

Elle confie que c’est parce qu’elle aun certain niveau socio-culturel qu’ellepeut parler comme ça et « voir la laideur al’entour et ce qu’elle renvoie comme si onavait pas droit a quelque chose de beau ».On prend conscience ici que l’hôpital estaussi un lieu souillé.

Mais plus profondément, ce qui est leplus grave c’est le non respect de lapersonne : « il n’y a pas de compassion avotre égard. On est perçu comme une charge.On vous "engueule", on vous traite de façonnégative. Il y a de l’agressivité. Il y acertainement des raisons d’être agressifpour le personnel, mais ce sont des"roquets". »

Elle reconnait qu’il y a certainementdu côté du patient toujours de la « parano» mais « il n’y a jamais de geste, de

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contact compassionnel ou affectueux ». Il ya cette « étanchéité entre eux et nous,entre le monde des patients et eux ». Jerappelle à cet égard le présupposéthéorique de la Théorie de l’étiquetagemodifiée qui démontre que la séparation «eux »-« nous » est une des dimensionsstructurales du stigmate. On touche ici undes aspects du stigmate qui est le plusrebelle visa- vis de toute éradication, ladistance sociale entre soignants-soignes.Il est important à cause de ladéshumanisation qu’elle implique. Il s’agitd’une des composantes structurales dustigmate car la « séparation eux-nous » estinscrite dans l’ « ethos » professionneldes professions de sante et dans la gestionbureaucratique des clientèles de toutes lesinstitutions privées ou publiques. Commetel, il n’y a aucun espoir de voir cetaspect régresser ou disparaître. Je pensedonc que le stigmate a une composanteindélébile en rapport avec ce trait deséparation eux-nous.

Les stigmates ont une dimensionessentiellement temporelle dans la mesureou ils sont ineffaçables et irréversiblestels que le statut d'ex-patientpsychiatrique ou d'ancien détenu. En fait,le stigmate peut suivre le récipiendairetout au long de son cycle de vie et lefrapper du sceau du syndrome de JeanValjean. Des lors, les individusstigmatises y sont voues à « lastigmatisation éternelle à leurs propres

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yeux et dans ceux de la société » (Ablon1981, 8).

On peut penser que la réaction al’étiquetage de madame C. est pour partiel’acquiescement dans la typologie de Rogerset Buffalo (1974). Ce type de réactionimplique la reconnaissance par la personnede la validité du label déviant qui lui estimpose. Cette attitude suppose de la partde celle-ci « l’adoption d’une façade desoumission congruente par rapport auxattentes stéréotypées » (id., 106) del’auditoire. Par la thèse de l'« épinglage» du déviant et la dramatisation du mal deF. Tannenbaum, la personne devient ce qu’ona dit qu’elle était. (1938, 19)

Mme C. reprend même a son compte avecpeut-être une fascination abhorrée, lathérapeutique taboue de l’ECT.

Mais dans un second temps, elle réagitaussi sur le mode de la canalisation. Dansce cas, la personne accepte le labeldéviant mais cherche à l’utiliser comme «un moyen de valoriser son expression et sonidentité personnelle ainsi que soneffectivité sociale » (Rogers & Buffalo,1974, 109).

L'effort du stigmatisé consiste ici atraduire le négatif en positif. Cemécanisme qui rappelle le mécanismefreudien de la sublimation, peut êtrerepéré à l’oeuvre dans le secteur dutravail. Madame C. revient souvent sur lefait que l’attribut stigmatique qui faitproblème, la bipolarité, est aussi pourelle positivement corrélée à ce surcroit de

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créativité, de combativité, cet en plus quisied a sa profession.

Pour C., parler de son histoire c’estaussi la transformer en une réalitésupérieure. C’est en cela, pour moi, untravail de déstigmatisation que permet àtravers la psychothérapie un« empowerment » du client : « ça aide àdépasser les problèmes d’ego », dit-elle.

Cependant les effets de mortificationne s’arrêtent pas à la porte de l’hôpitalquand on en est sorti. Il y a les effets àlong terme a subir. D’abord, il faut(encore) payer. Madame C. est sortie del’hôpital sans aide, ni accompagnement.Elle s’est retrouvée chez elle avec tout àgérer après neuf mois d’inactivité. Elledoit faire face a des problèmes matériels.Ainsi, comme sa mutuelle ne rembourse parles frais au-delà de deux moisd'hospitalisation, elle a du payer une notede plus de 15 000 F. à l'hôpital Ellen'était pourtant pas l'époque encore biencapable de s’occuper de ses papiers. Or,pour payer son appartement, elle avait prisun crédit. Pour cela, elle a du souscrire aune assurance. Il y a un questionnairemaladie à remplir. A l'époque, elle n'avaitpas coche la case correspondant a cesépisodes passés de dépression.

Quand elle est tombée malade, on s’estrenseigné auprès de l'assurance pour leremboursement du prêt qu'elle avaitsouscrit. Le lien a été fait entre sonpsychiatre traitant et l’Assurance. Ils ontdit qu'elle avait été malade et qu’elle

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avait menti. L'assurance n'a pas marche.Elle a du payer les remboursements malgréla maladie. Quelques semaines plus tard,son ami, le père de sa fille, la quittait.Heureusement, elle reprend tout de suite letravail. Dès janvier, elle s’investit dansun nouveau projet dans une MJC où on l’aattendue sans embaucher quelqu’un d’autre,ce qui lui permettra de conserver sonstatut d’intermittente du spectacle cetteannée-la.

Elle se dit aujourd’hui que si elle atraverse tout cela et qu’elle est la, bienvivante, c’est qu’elle est forte et qu’ «elle assure ». Quelque part, madame C.accepte cette fatalité que face lamélancolie, il n’y a que les électrochocsmais pourquoi le système psychiatriquerend-il les choses aussi « abjectes » ?

Je dois ajouter que l’élaboration del’étude de cas de madame C. a fait l’objetd’abord d’une co-construction avec elle etensuite d’une restitution puisque le textelui a été remis et a constitué la trame denos rencontres depuis décembre 2005.

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VIII. CONTRE-TRANSFERT

DANS LA RECHERCHE

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VIII.1. La relation d’enquête avec lesstigmatisé-e-s

Un premier point que je souhaiteraisdévelopper à trait à la nature des rapportsentre sujet et objet de la recherche dansle cas de l’enquête avec des « stigmatisés.»

L’enjeu de l’enquête avec despopulations stigmatisées est le plussouvent « existentiel » (Madray-Lesigne &Sabria, 1996, 271). C’est ce que notentdeux chercheurs (dont un aveugle) enlinguistique enquêtant sur la langue dessourds. Je me rallie à leurs réflexions surla déontologie de l’enquête. Pour eux, ilexiste une complexité de l’objet et duprocessus de la recherche. Cettedifficulté, ils la localisent dans « troispositions » susceptibles d’être adoptéespar le chercheur (id., 1996, 269) :

- « il peut, évidemment, ignorer toutce qui précède et sous couleurd'objectivité scientifique questionner soninterlocuteur en se posant comme un autreentièrement extérieur à lui, comme unétranger qui enquête sur la mise en motsd'une représentation du monde qui lui esttotalement inconnue. Ce faisant, il est aurisque de recueillir, sans jeu de mots, undialogue de sourds, c'est-à-dire l'exactreflet du stéréotype à partir duquel ilparle. » (id., 1996, 270)

Cette position est celle de l’ «enquêteur étranger » (id., 1996, 270).C’est l’attitude que je dirais « scientiste

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» ou positiviste, qui implique uneséparation stricte du sujet et de l’objet.Cette position est synthétisée par lesauteurs comme comportant un double risque,un pour l’enquêteur et un pour l’enquêté :« pour l’enquêteur étranger, le risque estcelui du reflet dans le miroir de sescertitudes. Pour l’enquêté, le risque estd’être au bout du compte traité en non-personne. » (id., 1996, 270).

Le chercheur emprunte la figuredétestable du stigmatophobe. La recherchese teinte d’un biais abject : le voyeurisme: « … dans la mesure où ce traitement luiest familier, il établira les barrières dedéfense maximale contre l’intrusion, sur lepeu de terre qui lui reste, du voyeur quil’observe.» (id.)

La seconde position du chercheur estcelle de l’ « enquêteur initié » (id.,1996, 270) :

- « le chercheur est en positiond'initié, condition minimale nécessaireselon nous pour recueillir, dans ce type desituation, des données (…) significativeset exploitables. Il lui faudra alors êtreattentif aux pièges de la connivence ».(id., 1996, 270)

Ici on peut mettre à jour un autredilemme : l’enquêteur « est au risqued’être pris au piège de son désird’identification à l’autre qu’il interroge.Il souhaite en général accéder àl’impossible statut de même, tout enrestant autre. » (id., 1996, 271)

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Le risque est pour l’enquêteur est «d’aller trop loin dans la mise à nu desspécifications de la différence surlaquelle il enquête, au risque en sommed’une intervention indiscrète sur lesterres les plus intimes de l’autre. » (id.,271)

Outre cela, il doit constamment réglersa distance avec l’enquêté-e pour être nitrop près, ni trop loin.

La troisième position du chercheur estcelle de l’ « enquêteur stigmatisé » (pourles deux chercheurs, c’est aveugle ousourd) :

- « Il est donc lui-même [stigmatisé].« Dans ce cas les interlocuteurs serontd'emblée sur la même longueur d'ondes (…).Mais « cette compréhension mutuelle [n’estpas] sans écueil dans ses exhibitions commedans ses censures. Car les destinataires dela recherche sont en tout état de cause,les autres. » (id., 1996, 270)

Un secteur des recherches sur lestigmate est en effet constitué detémoignages de l’intérieur de lastigmatisation. Des sujets s’y auto-analysent, usant ce que Goffman appelle leprocédé de la « triste histoire »pour émouvoir, sensibiliser l’auditoire surleur statut de stigmatisé (victime) et sedéstigmatiser eux-mêmes. On pourrait parleraussi de plaidoyers pro domo. Le chercheurstigmatisé y est aussi soumis à un risque,vu le savoir interne du phénomène dustigmate qui le traverse. Il peut trahirson groupe ou au contraire l’embellir. Il

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peut aussi en cacher des aspects qu’il jugenégatifs ou dépréciatifs : « le réglage dela distance est tout aussi délicat pour luiet peut-être plus même dans la mesure où sarecherche touche, au-delà des analysés, àune mise en cause de sa proprereprésentation du monde et de la façon dont(…) il a construit son identité sociale ».(id., 1996, 271)

Apparemment, il est impossibled’échapper aux dilemmes de ses troisattitudes, et aux nuisances qu’ellessupposent. J’ai pour ma part expérimentéces trois types de dilemme dans larecherche mais aussi dans mon interventionclinique au quotidien. J’ai montré commentje me conçois comme stigmatisé dans montravail de psychologue clinicien considérécomme un « sable boulot » et comment cettetension peut être transformée en charismedans l’interaction avec le patient.

Le premier dilemme que j’appelle la «stigmatophobie » du soignant est un risqueomniprésent dans l’intervention clinique. Apropos de la première étude de cas, j’airelaté comme j’ai été amené à me conduirede façon abjecte avec un patient multi-stigmatisé. Le second écueil est au coeurce que je nomme la l’attitude « del’entrepreneur de sympathie » deschercheurs en sciences sociales. Elle peutimpliquer des attitudes et despositionnements ambigus de la part duclinicien sur lesquels je souhaite fairequelques développements.

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La recherche sur le stigmate resteraitpartielle, partiale, voire sujette àcaution, si, de façon unilatérale, ellen’étudiait d’une part que les gens à qui onveut ressembler. Car dans bien des cas ladifficulté est non de percevoir l’altéritémais de percevoir du même en l’autre Mais,d’autre part, comment penser que larecherche pourrait n’envisager que descibles de recherche dignes d’empathie voirde sympathie ou de compassion, c'est-à-direayant un moindre pouvoir polluant (M.Douglas, C.A.B. Warren). En excluantd’emblée certains objets de recherche« abjects » (Maisondieu), il serait opéréd’importantes limitations dans le découpagede ces objets de recherche et de leurjustification théorique. Or, à mon avis,c’est bien le cas, car faute d’empathie ilme semble impossible sinon problématique deconstruire un quelconque lien de recherche,ou clinique. Un autre dilemme est defeindre l’empathie ou la sympathie avecl’observé dans une posture qui rejoint « lecynisme comme défense » (Kleinman & Copp,1993, 35) ou encore de se mettre endissonance affective (Hochschild) et de seconvaincre d’avoir des sentiments positifspour lui ce qui est un cas de mauvaise foi(au sens sartrien de mensonge à soi-même).

Nombre de travaux sociologiques,notamment, reflètent ainsi une adhésion nonrestrictive à ce qu’on appelle, laperspective de l’ opprimé. Globalement, onprend la défense d’un groupe ou d’uneminorité que l’on juge opprimé-e ce qui

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suffit à faire de lui ou d’elle un objet desympathie. La recherche sur le stigmateserait-elle essentiellement fondée sur unepolitique de l’empathie ? Peut-on faire dela recherche sur des objetsd’investigation, en l’occurrence des sujetsqui ne suscitent pas l’empathie ou lasympathie ? Confronté à des objets derecherche étranges ou étrangers par rapportà ses cadres de référence propres, lechercheur pourrait-il être amené à abdiquertoute modalité de connexion empathique vis-à-vis de ses sujets d’enquête. Faute d’unetelle émotion, de quoi le lien à l’observépeut t’il se nourrir ?

Un des procédés défensifs qui structureles relations intergroupes (relevénotamment par Lotman, 1976), est la peur oula honte. Dans la littérature des scienceshumaines et sociales, peu d’auteursdécouvrent les émotions qu’ils ressententlors de leur travail de terrain. Ils nedévoilent certainement pas des émotionsaussi peu nobles. Cependant, depuisquelques années, les chercheurs enméthodologie qualitative ont rendu familierle public spécialisé à l’égard de comptes-rendus qui exposent les émotions del’enquêteur. De plus en plus, on admet lereportage de vécus émotionnels péjoratifstels que l’embarras, la frustration oul’angoisse, etc.

Il peut y avoir danger à mettre enoeuvre un des traits du processusd’étiquetage et de stigmatisation. LaThéorie de l’étiquetage modifiée voit comme

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centrale dans les composants du stigmate laséparation « eux » -« nous » (Link &Phelan, 2001). La plupart des stigmates defait « connotent une séparation entre « eux» et « nous » (2001, 370).

Elle a insisté sur les émotionsressenties par le chercheur et /oul’enquêté. Il peut s’agir de sentimentsnégatifs tels la honte, l’embarras et mêmela répulsion quand il s’agit d’individus oude groupes extrémistes ou trop fiers de ladifférence(s) au point de les exposer avecplus ou moins de complaisance.

A l’inverse, le chercheur qui porteaussi la « casquette » de clinicien, peutse croire sympathique par l’intérêt mêmequ’il porte à son enquêté. Or, celui-cipeut ressentir de l’ambivalence vis à visde quelqu’un qui va se servir de sonhistoire sans rien payer en retour, sinonde retirer une fierté d’avoir été choisicomme « cas représentatif. »

Sur tous ces dilemmes, j’ai utilisé lalittérature sur la méthodologie qualitativeet notamment les ouvrages de Jennifer Hunt(1989) et de Sherryl Kleinman et Martha A.Copp (1993).

Les occasions de débattre de cesquestions sont rares. Pourtant c’est toutela question du sens qui est au coeur del’intervention sur l’humain. Il s’agitd’une dimension qui est trop souventoccultée. Travaillant avec des populationsgénéralement assez démuniespsychologiquement, la réaction courante estde passer outre leur subjectivité ou le

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sens de leur dignité. Dans un monde régulépar les exigences médicales etadministratives, la subjectivitéindividuelle n’a pas beaucoup de poids.Certains cas cliniques sont dès lorsporteurs de dilemmes lourds de sens. Ilssont susceptibles de faire émerger chez lesoignant des affects ou des attitudesnégatives. J’ai attiré l’attention surcette réaction qu’à la suite de Maisondieu,on nomme l’abjection. Elle n’est pastoujours du côté que l’on croit et elle estsouvent dans l’oeil de celui qui regarde.

VIII.2. Le chercheur comme« entrepreneur desympathie »

Après Becker (1967-1970), qui suggèreaux chercheurs de se poser la question : dequelle côté nous mettons nous ? (« Who sideare we on ? »), je souhaite aller encoreplus loin et à amener les professionnels,enseignants ou praticiens, qui seconfrontent avec des populationsstigmatisées, à se positionner à propos decette question centrale et qui orientel’approche de la théorie de l’étiquetagedans la politique d’intervention qu’elleimplique.

Becker formule cette idée selon moitoujours actuelle dans une perspectived’étude de la déviance. Il demande auchercheur de se situer et de dire de quelcôté il se place. Il est pour luiimpossible de faire de la « recherche noncontaminée par des sympathies personnelles

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et politiques » (1970, 239). Dès lors, laquestion n’est plus de prendre parti maisde quel côté se positionner, comme le faitL. Verhaegen dans sa recherche sur les «itinéraires psychiatriques de vie » endonnant la parole au patient (2001, 31).

La majorité des sciences de l’homme etde la société semblent répliquer qu’ellesse rangent du côté des acteurs sociaux, desobservés. Ce positionnement est un essai deréduction du fossé qui sépare le chercheurde son objet. Or, les pré-requis de lascience impliquent au contraire larationalité et la séparation avec l’objet.La plupart se trouvent souvent en porte àfaux entre deux idéaux incompatibles. Lechercheur se trouve ainsi piégé car pourapprocher sa population d’enquête, il doitse familiariser avec leur monde social, ouleur problématique sans la biaiser, ildoit appréhender de l’intérieur lessignifications en vigueur, toute démarchequi est antithétique avec une approchescientifique standard. La contradiction metau grand jour certains hiatus de larecherche sur la déviance et lastigmatisation qui impliquent ce grandécart entre humanisme et scientisme. Maisl’interrogation n’a pas que l’intérêt dedévoiler les postures épistémologiques duchercheur, elle est susceptible de rendreprésents à l'esprit certains dilemmes liésaux différences de statut entre lechercheur et son objet.

Avec Schlosberg (1993), je voudraisaller encore plus loin en demandant aux

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professionnels, enseignants ou praticiens,s’ils pensent agir comme agents destigmatisation ou comme agents dedéstigmatisation ?

Dans la partie théorique de la thèse,j’ai voulu montrer que les institutionstotales sont des machines à produire desidentités souillées (« spoiled ») et descarrières déviantes. L’intervention duclinicien qui y est employé prend le risquedans certaines situations de contribuer àla stigmatisation du sujet qu’il traite.Aussi chacun devrait être sensibilisé auxaspects négatifs, iatrogènes de cesphénomènes (Sartorius, 2002). Une grandepart de la stigmatisation y est, pour moi,structurale. Elle est impliquée dansplusieurs des dimensions du stigmate telleque développée par la Théorie del’étiquetage modifiée, et notamment laséparation « eux »- « nous ». Elleest essentiellement une réduction de lapersonne et consiste à « inscrire surl’autre la trace symbolique de son manque,de son déficit, de son insuffisance » commel’écrit très bien Pierre Tap (2000, 22).

Au contraire, je souhaiterais mepositionner comme « entrepreneur desympathie »80, promoteur dedéstigmatisation. Mais le mandat éthiqueimpliqué par le recours théorique àl’interactionnisme symbolique requiert en

80 L’empathie est notoirement au coeur del’investigation interactionniste : « [elle] signifieque le sociologue doit de façon mentale, émotionnelleet expérientielle entrer dans le monde des gens qu'ilcherche à comprendre. » (Goode, 1975, 574)

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plus une « insistance sur l’empowerment »(Tourigny, 1994) du client ou duconsultant.

L'empathie implique pour le chercheurinteractionniste d'être au plus près ducomportement qu'il observe. En cela il semontre fidèle à la doctrine de Blumer et del’interactionnisme symbolique pour quil'étude des définitions et desinterprétations de l'acteur estessentielle. L’implication méthodologiqued’un tel principe est qu’il faut « entrer àl’intérieur du processus de définition del’acteur pour comprendre son action. ».(Blumer, 1969, 16)

L’empathie est donc considérée commel’outil incontournable tant dans larecherche psychosociale que dansl’intervention clinique en psychologie etsociologie existentielle.

L’empathie présuppose dans tous les casun positionnement éthique que j’ai cherchéà mettre en lumière. Il s’enracine selonmoi dans la démarche qui consiste parexemple à « comprendre ce qui paraîtinintelligible » (Zinschitz, 2001) etnotamment avec des patients, des clients oudes consultants qui souffrent d’un «handicap psychique ». Il s’agit d’unedémarche difficile qui consiste « en tantque thérapeute à s’ouvrir à des façonsd’être apparemment très différentes »(2001, 192). Pour l’auteur, un tel travailne requiert pas d’habiletés très spécialesmais simplement de prendre en compte sespropres anxiétés. Pour moi, il fait appel à

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la sympathie telle que définie par Scheler81

comme « propathie » ou « participationaffective ». Il s’agit « des processus à lafaveur desquels les sentiments éprouvés parles autres nous apparaissent commedirectement "intelligibles" » (Scheler,1923, 13). Le premier élément constitutifde la sympathie est pour lui « lacompréhension affective » (Ibidem, 23). Ils’agit de « "prendre part" à la joie ou àla souffrance de quelqu’un » (id.). Par cebiais, les affects et les sentiments vécuspar autrui, en l’occurrence, un client,peuvent apparaître directementintelligibles au thérapeute.

La recension des écrits sur l'empathierévèle une absence de consensus sur cequ’elle est véritablement. Le terme sembleréférer à trois qualités différentes:

a) connaître ce qu'une personne ressent;

b) ressentir ce qu'un autre ressent ;

81 Dans son étude sur la sympathie, Scheler (1923)s’attache à en analyser les sous-états émotionnels.Ainsi il distingue la sympathie qui est fondée sur la «compréhension d’autrui » (1923, 23) de la solidaritéémotive (Miteinanderfühlen) où il y a participationimmédiate à l’état émotionnel d’autrui, la « mimpathie» ou imitation émotive (Nachfühlen), la « propathie »(Mitgefühl) ou participation émotive et enfin lacontagion émotionnelle (Gefuhlsansteckung). Toutes cesformes sont à différencier de l’empathie ouintrojection émotive (Einsfühlung) et enfin de l’ «unipathie » ou identification émotive. Pour lui, lasympathie est un acte intentionnel, tendant vers autruicomme tel. Elle implique l'intention de ressentir lajoie ou la souffrance d'autrui (pitié ou compassion).

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c) répondre de façon compassionnelle àla détresse d'autrui (Brunel & Martiny,2004).

Il est très difficile de distinguerl’empathie de la sympathie, et ceci « peut-être parce que les qualités pour exprimerl'une et l'autre sont souvent les mêmes :patience, capacité d'affiliation,humanisme, chaleur, compréhension etouverture d'esprit qui sont en fait desqualités humaines non spécifiques (Brunel &Martiny, 2004).

Une distinction récente établit quel’empathie serait « la simplereconnaissance des émotions d’autrui tandisque la sympathie est un partage desémotions d’autrui ». (Jorland, 2006, 58)

On a été généralement amené à concevoirque la sympathie « engage plus quel’empathie va bien au-delà » (2006, 59). Enfait, on admet aujourd’hui au contraire que« l’empathie va bien au-delà de lasympathie dans la mesure où elle consiste àse mettre à la place d’autrui et nonseulement à entrer en relation avec lui, àl’observer de l’intérieur et non seulementde l’extérieur ». (ibid.)

Selon Scheler, la sympathie est pourpartie la compassion « c’est souffrir de lasouffrance d’autrui, en tant qu’autrui »(id., 57). Le thérapeute ne s’identifie pasà son client au point de souffrir sasouffrance. Il y prend part certes maissans la vivre. La compassion commeexpression de la sympathie permet de

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participer aux états affectifs d’autruimais par un processus réfléchi :

« … la sympathie, la participationaffective véritable n’est qu’une fonction,ne comportant pas d’état affectif chez lapersonne éprouvant de la sympathie. (...)Je compatis avec B., le partage sasouffrance, sans que se trouve reproduiteen moi son expérience interne, le faitpsychique même qui a provoqué sa souffranceou qui la constitue (id., 63-64)

Il s’agit donc d’une sorte de sympathieraisonnée que le thérapeute offre à sonclient en lui manifestant qu’il n’est pasindifférent à son sort, qu’il le comprendet l’accepte sans que sa souffrance soitdevenue aussi la sienne.

Son intervention doit s’enraciner dansce mouvement « propathique ». Dans l’espritde Scheler, il est notable que la sympathieporte sur l’autre et non sur soi : « quenous soyons capables de ressentir les étatsaffectifs des autres et y compatir vraimentet que nous soyons à même de jouir de leurjoie, sans pour cela devenir joyeux nous-mêmes, cela peut paraître "étrange" ; maisc’est en cela que consiste le phénomène dela véritable sympathie ». (id., 64)

Cependant, la vraie difficulté vient dece que la relation avec les stigmatisés estinductrice de tensions, de peurscertainement liées à leur « pouvoirpolluant » (Douglas, 1966). Tout l’intérêtde l’analyse stigmatique est de permettrela révélation de ces questions tant du

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point de l’investigation clinique que de larecherche.

Car à l’inverse, l’empathie promeut lareconnaissance, un ressort essentiel de lacommunication interpersonnelle et un outilincontournable de la relationthérapeutique. Car il y a un lien entre lareconnaissance par autrui et « à la fois lesentiment d’être reconnu dans sa propreexpérience par un autre être humain etcelui de reconnaître sa propre expériencedu moment ». (Shlien, cité par Zinschitz,2001, 195)

Le chercheur, clinicien ou lethérapeute est amené à chercher à compenserl’absence de réciprocité de la relationsoignante par l’ « inclusion unilatérale »que va mettre en oeuvre le professionnelpar la confirmation ou l’acceptationinconditionnelle de l’autre. A cet égard,on peut faire référence aux travauxexemplaires de Robert Bogdan et Stanley J.Taylor qui ont mené des investigations avecdes personnes porteuses d’incapacitationssévères (Bogdan & Taylor, 1989) et quicherchent à aller au-delà du handicap. Leurenquête a aussi porté sur des valides quis’occupent de telles personnes et lesacceptent. On a tendance à négliger le rôlede l’inclusion par les non-handicapés.

Les auteurs tendent à promouvoirl’acceptation et l’inclusion plutôt quel’exclusion. Pour eux, en effet, « unesociologie de l’acception doit être ajoutéeà une centration plus commune sur le rejet». (Bogdan & Taylor, 1989, 136)

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La contribution de Bogdan et Taylorchez qui l’inclusion passe par l’acceptionde l’autre comme personne à part entière,comme « être de valeur et digne d’amour ».Cela suppose quatre facteurs : 1) attribuerune pensée à l’autre ; 2) voirl’individualité dans l’autre ; 3) voirl’autre dans la réciprocité ; et 4) définirune place pour l’autre, de façon à ce qu’ilsoit membre de la communauté humaine et l’«un de nous » (Bodgan, 1989, 145). Conditionqui suppose l’abrogation de la séparation «eux »-« nous », un des traits structurauxdu stigmate. On ne peut que rendre hommageà R. Bogdan et S. Taylor qui ont mené desrécits de vie avec des personnes gravementhandicapées et sont parmi ceux qui ont étéle plus loin dans ce mouvement d’inclusionet d’acceptation. Ils aident les praticiensde terrain à travers leurs écrits et leurstémoignages.

L'entrepreneur de sympathie commeJennifer Dunn l’a montré, cherche «  àconstruire la vertu [de la victime] et àrestaurer l’émotion positive de l’audienceenvers [elle] » (Dunn, 2004, 238). Pourcela, il doit, tel un avocat, plaider pourdéfendre sa cause.

A mon sens, l’approche clinique etqualitative impliquée y dévoile toute sarichesse interprétative (Verhaegen, 2001).

J’ai précisé ma volonté d’opérer uneconceptualisation sensibilisatrice (vanHoonnard, 1997). A cet égard, le recours àl’analyse que j’appelle stigmatique atraduit mon intention qui était celle de

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justifier de l’utilité du concept destigmate et de notions associées(abjection, souillure, chevronisation) dansl’investigation clinique. Un tel recoursétait susceptible selon moi au vu de sapertinence théorique, de son acuitéclinique, de sa résonance émotionnelled’offrir un contrepoint aux grillesstandard dénoncées plus haut et qui ne sontque des sous-produits d’une penséetechniciste, bureaucratique, etdéshumanisante, en résumé pour moistigmatophobe. Il s’agissait aussi decontribuer à une approche clinique anti-diagnostique et anti-stigmate. C’est entout cas la tâche que je me suis imposé defaire. C’est au lecteur d’être juge durésultat.

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CONCLUSION

La notion de stigmate est une catégoriedes sciences humaines et sociales et nonune expression du langage ordinaireutilisée par le gens. Par cette notion, onessaie de comprendre ce qu'il y a de communà toutes ces expériences humaines que sontla maladie mentale, la drogue, laprostitution, le retard mental, etc. par lafaçon dont elles sont perçues et traitéespar les autres. Pour Becker, lecomportement déviant est le comportementque les autres stigmatisent comme tel.C’est la réaction sociale qui créé lestigmate.

Une des définitions qui tient comptedes idées de la théorie de la réactionsociale est celle de la britannique AgnesMiles. Pour elle, le stigmate résulte de «la réaction sociale qui choisit certainsattribuent, les évalue comme indésirables,et dévalorise les personnes qui lespossèdent ». (Miles, 1981, 70) A. Milesétablit que l’attribut stigmatisé estconsidéré comme si important, si spécifiantque la personne qui le possède se voitdéfinie dans les termes de cet attribut. Ceque Becker reprenant Hughes a théorisécomme un « statut maître ». Ainsil’aveugle, le malade mental, handicapé,voient leur personne réduite à leurattribut stigmatisé. Elle ajoute aussiqu’en plus d’être dévalorisé, celui quiporte un stigmate est considéré par le

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groupe comme moins acceptable. Enfin, lestigmate s'attache à la personne comme untrait permanent.

J’ai tenté de contribuer à une révisionthéorique et conceptuelle de la notion destigmate. D’artéfact interactionnel dansl’esprit de Goffman et de ses successeurs,le concept de stigmate est revisité commeun trait structural de la régulation moraledes sociétés. Elle amène à le repensercomme un trait structural inhérent aufonctionnement des systèmes sociaux. Lesnotions d'étiquetage et de stigmatisationsont un élément dans un ensemble pluslarge.

Le sociologue Bruce Link est un de ceuxqui ont contribué à réviser la notion. Il adéveloppé ce qu’on appelle la « théorie del’étiquetage modifiée. » La définitionqu’il offre, comprend une vision élargie duphénomène : « … On applique donc le termede stigmate lorsque des élémentsd’étiquetage, stéréotypage, séparation,perte de statut et discrimination ont lieuconcurremment dans une situation de pouvoirqui permet aux composantes du stigmate dese développer. » (Link & Phelan, 2001,367).

Si je reprends cette définition, laréaction sociale y comporte plusieurs sous-processus : le repérage des différences etl’étiquetage, la stéréotypisation, laséparation « eux »-« nous » ou distancesociale, la perte de statut et ladiscrimination, et suppose un agent destigmatisation ayant un pouvoir de nommer.

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Le processus d’étiquetage et destigmatisation peut être étudié à l’oeuvredans le repérage des différences, laconstruction de la disqualification socialed’un individu. Il a pour effet d'exclure unindividu de la catégorie de la normalitépour le réinsérer dans une autre catégorieayant généralement une valeur moindre (enlui attribuant, par exemple, l'étiquette demalade mental).

Pour Scheff (1966), le concept destigmate est un concept abstrait dont on nepeut comprendre les implications qu'enobservant ses effets dans le cadred'événements particuliers. Dans les étudesde cas que j’ai réalisé j’ai substitué auterme de stigmate ceux d’abjection, desouillure et de déréliction acquise.

La création de taxonomies pour «classer les exclus » (Barreyre, 2000)apparaît comme une nécessité quasi étatiquepour séparer le bon grain de l’ivraie. Onpeut rappeler que Foucault, pour sa part,dans ses derniers écrits traite cettequestion sous l’égide des « pratiquesdivisantes ». On remarquera qu’il y atoujours nécessité de relier l’invisible etle visible par le truchement du marquage etde la trace qui rendent visible le statutmoral du stigmatisé. La gestion des exclusimplique le plus souvent l’enfermement quien est le modèle type en Europe et enAmérique et ceci depuis 200 ans. Goffman autilisé le terme d' « institution totale ».Selon l’idéologie qui est à leur base, ilest possible de réformer les « inutiles au

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monde », les improductifs ou lesindésirables rejetés de l’ordre social, enles resocialisant dans un environnementstrictement circonscrit où l’on associe laprière, l’exercice physique, le travailmanuel ou toute forme de traitement moral.

Comme tel, le stigmate psychiatriquedevrait être une question qui concerne auplus haut point les professionnels de lasanté mentale. L’attitude négative àl’égard personnes qui sont atteintes dedésordres mentaux est considérée comme unobstacle majeur au dépistage, à l’accès àune aide ou une prise en charge et au bondéroulement des soins, d’un côté aucontrôle social de la maladie et, del’autre, aux possibilités de stabilisation,rémission ou guérison des troubles.Malheureusement, cette prise de consciencen’est pas uniforme selon les pays. Si larecherche sur le processus impliqué par lapossession d'un stigmate psychiatrique estaujourd'hui considérable au planinternational, en France par contre ce typede recherche est quasi inexistant. Ellespourraient pourtant montrer le rôle durejet et de la discrimination en rapportavec le stigmate psychiatrique.

Tous les jours, vous et moi, dans notrepratique quotidienne, nous posons desétiquettes pour identifier la maladiementale mais sans nous préoccuper del’effet produit sur la personne. Or, cesétiquettes peuvent véhiculer un imaginairedu rejet et de déréliction que traduisentles phénomènes du stigmate et de la

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stigmatisation. La réalité de ce phénomènen’est en général même pas perçue par lesprofessionnels de santé mentale ou lesservices sociaux, voire traitée commesecondaire. Il s’agit d’un phénomèneocculté. Par ailleurs, de nombreuxdiagnostics ne sont en réalité que desverdicts moraux par lesquels la conduited’autrui reçoit une désapprobation socialeofficielle.

Selon moi, on n’y accorde pasl’attention requise. Or, l’étiquetage prendle risque :

- de réduire une personne à sa maladieet à l’étiquette qu’on a posée sur elle, orcertaines font perdre le statut de personneà part entière ;

- de disqualifier la personneglobalement en raison de sa maladie et doncde la déshumaniser ;

- d’entraîner la mise sous contrôle desa vie privée, en tant qu’il est devenuobjet exclusif de la psychiatrie et de sesinstitutions ;

- d’altérer l’estime de soi et donc lespossibilités de dégagement éventuelles ;

- de compromettre les chances d’uneréhabilitation psychosociale.

L’appartenance à un groupe stigmatiséserait préjudiciable pour l’estime de soides personnes cibles. Telle est la thèsedéveloppée dans ce travail. De façon plusprécise, j’ai cherché à montrer que lesindividus souffrant de problèmespsychiatriques par rapport à une population

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standard pouvaient être affectés demésestime de soi.

Dans ce travail, j’ai tentéd’appréhender le stigmate psychiatrique dupoint de vue de la cible. L’enquêtequantitative a permis de montrerl’existence d’une mésestime de soi dans lespopulations qui souffrent de désordrepsychiatrique. L’enquête qualitative apermis avec le support d’une interrelationconceptuelle de comprendre les processusd’étiquetage et de stigmatisation enpsychiatrie. J’ai notamment associé lesnotions d’abjection, souillure, dérélictionacquise, distance sociale mais aussi cellesde déstigmatisation, d’inversion dustigmate. Le rattachement de ces concepts àceux déjà mentionnés par la théorie del’étiquetage permet une extension théoriquepour le projet de révision théoriqueenvisagé dans ce travail.

La question du stigmate psychiatrique,pour des raisons de place, est traitée dansl’optique du processus de désignation opérépar les professionnels et de lacontribution de la pensée classificatoireet des étiquettes psychiatriques à lastigmatisation des personnes. J’ai insistésur le rôle des dilemmes de l’étiquetagepsychiatrique, de l’inintelligibilitéfondamentale du désordre mental et l’issued’une carrière de patient psychiatrique, àpartir d’études de cas qui développentcertains processus inédits voire uniques dela stigmatisation, la multi-stigmatisation,

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l’inversion du stigmate et ladéstigmatisation.

La relation estime de soi-stigmate n’apas reçu suffisamment d’attention. Laprésente étude est une contribution àl’appréhension de l’effet du stigmatepsychiatrique sur le concept de soi commemoyen pour repérer ses effets négatifsvoire iatrogènes. La théorie del'étiquetage considère que le diagnosticpsychiatrique en tant qu’il est un élémentde la réaction sociale pose une étiquettede malade mental. C’est cet aspectparticulier du stigmate psychiatrique qui aété étudié ici. Ce travail a tenté demontrer les liens entre estime de soi etstigmate.

La question pressante de la recherchecherche à savoir s’il y a ou non unesymétrie dans le rôle joué par la mésestimede soi et le vécu de la stigmatisation. Parexemple, on relève que la baisse del’estime de soi et de l’auto-efficacité estune part essentielle de la définition dutrouble mental. La mésestime de soi repéréechez les personnes cibles peut résulterselon moi de deux processus indépendants oureliés. D’une part, la théorie del’étiquetage qui sert de support théoriqueà mon travail et particulièrementl’hypothèse de l’intériorisation, effetmiroir et de la prédiction créatrice, argueque le stigmate altère le concept de soi dela personne cible par intériorisation de ladésapprobation d’autrui et une attente derejet. Elle considère selon la définition

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classique que « l’acte social d’étiqueterune personne tant à altérer la conceptionqu’elle a d’elle-même par introduction dece jugement négatif porté sur elle et parréalisation automatique des prédictions, lapersonne devient ce qu’on a supposé et ditqu’elle était. » (Wells, 1978, 200)

D’autre part, la théorie del’étiquetage modifiée de Link et lestravaux de Scambler sur le stigmateressenti suggèrent que les individus quisouffrent de désordre mental ontvraisemblablement intériorisé une imagenégative de la maladie mentale avantd’avoir été étiquetés. Les expectationsintériorisées de rejet affectent lesindividus qui dès lors sont amenés à seblâmer eux-mêmes : les individusstigmatisés auraient tendance à s’appliquerà eux-mêmes des conceptions défavorables eterronées du désordre mental par le fait del’intériorisation des préjugés et du blâme.Elles résultent des conceptions erronées etdiscriminatoires qui circulent dans lasociété à propos des dits malades mentauxet notamment liées au rôle délétère jouépar les média. La Théorie de l'étiquetagemodifiée a mis en lumière, à traversl'auto-étiquetage, la discriminationanticipée et le stigmate ressenti, la partdes sentiments de honte et de mésestime desoi dans l’expérience de la stigmatisation.Une part notable du tabou autour de lamajeure partie des conditions stigmatiquescomme le désordre mental oul’homosexualité, est liée aux expectations

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de rejet et de discrimination, à ladévalorisation sociale et à la réprobationmorale attendues et associées à ces statutsdans la société majoritaire et introjectéespar leurs porteurs. Elle insiste sur lerôle de l’auto-étiquetage (Watson &Corrigan, 2002 ; Corrigan et al., 2007).Ainsi Peggy Thoits (1985) suggère quel'étiquetage, bien qu'influencé par desfacteurs sociaux, implique la plupart dutemps un consentement explicite du sujet.On peut voir ici comment la théorie del’étiquetage modifiée de Link (1987)intègre la dimension de l’auto-étiquetage,essentielle et largement négligée par lapremière version de l’étiquetage. Il y estrepérable comme une « attente de rejet »(Link, 1987, 97).

Au fur et mesure qu’avançait l’enquêtede terrain et les études de cas, unenouvelle lumière était apportée au niveauthéorique sur la nature authentique dustigmate psychiatrique et dont laconception est au centre de la nouvellethéorie de l’étiquetage. A la suite destravaux de Link notamment, le désordremental doit être compris pour une largepart à partir du processus d’auto-stigmatisation qui résulte del’intériorisation des préjugés et de ladiscrimination et qui constitue une partimportante de la souffrance des patientspsychiatriques. Il s’agit d’une conséquencedu stigmate ressenti (Scambler) ou del’attente de rejet (Link) où le sujet seblâme lui-même, et ce, indépendamment des

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facteurs psycho-pathologiques en eux-mêmes.C’est là l’apport central de la théorie del’étiquetage modifiée de dire qu’une partdu désordre mental est pour partie unesouffrance liée à l’auto-stigmatisation, unphénomène occulté voire nié par lapsychiatrie et qui commence seulement àêtre reconnu et traité. C’est alors en cesens que la mésestime de soi peut être unfacteur qui peut précéder l’étiquetageofficiel du déviant. Mais, pour cela, on nedoit pas la comprendre comme trait d’unsyndrome psychiatrique particulier maiscomme la conséquence de l’intériorisationdu stigmate. Cela ne doit pas occulté lestigmate structural officialisé par lesinstitutions étatiques qui renforcentl’oppression à l’égard des malades mentauxpar des lois répressives etdiscriminatoires.

Il y a certainement beaucoup deslacunes dans mon travail. Mon travaild’investigation est assez limité. Ainsi,beaucoup d’éléments suggèrent des voies derecherche supplémentaires avec de nouveauxoutils de mesure disponibles notammentl’échelle des expériences de stigmatisationpsychiatrique de Heather Stuart et col.(2005). De nouvelles investigations sontattendues pour faire apparaître la naturedes phénomènes d’intériorisation et / oud’immunisation face au stigmate. On a pumontrer que le stigmate lié à la maladiementale en particulier a descaractéristiques qui le rend unique parrapport aux stigmates associés à d’autres

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domaines (Corrigan, 2004). Dès lors, commetel et à travers tout ce qu’il révèle de larégulation morale et sociale, il dévoile sanature authentique et véritable de stigmatedes stigmates (Falk, 2001).

Je rappelle que H.S. Becker (1970)demande au chercheur de se situer et dedire de quel côté il se place. Dès lors, laquestion n’est plus de prendre parti maisde quel côté se positionner. Tout au longde ce travail, je n’ai pas manqué designifier mon implication et de me référerau Mouvement anti-diagnostic. Par là, ils’agit de se positionner face au rôle jouépar la psychiatrie dans la sociétéactuelle. Le propos du Mouvement anti-diagnostic est politique : il s'agit de «remplacer la maladie mentale par undialogue démocratique » selon les mots deK.J. Gergen qui a très lucidement analysé,à travers son idée d’un cycle d'infirmitéprogressive, les développements récents dela pan-psychiatrisation actuelle de la viehumaine et de la société dans le mondemoderne dont il s’agit de nommer etdénoncer les errements.

Il s’agit de montrer la partd’abjection qui fonde l’acte de stigmatiserautrui car le stigmate est dans l’oeil decelui qui regarde. Lorsque je me positionnecomme entrepreneur de sympathie,j’accomplis en ce sens un acte politiquequi implique une éthique. Le pari est celuid’une approche non-diagnostique et anti-stigmate. Cela n’exclut pas qu’à toutmoment, je puisse me dévoiler au contraire

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dans le rôle d’entrepreneur de morale etstigmatiseur à l’égard d’un objet qui nem’évoque pas de la sympathie mais dumépris. Ces dilemmes éthiques émaillent lacarrière morale de tout clinicien impliquéau niveau professionnel dans le traitementde populations stigmatisées et notamment enpsychiatrie, puisqu’il s’agit en réalité dustigmate des stigmates.

J’ai tenté d’en offrir des exemples àpartir de mon expérience de psychologueclinicien dans un établissementpsychiatrique en l’insérant dans le courantémergent mais encore mal connu anti-diagnostique et anti-stigmate.

Je me rallie à une tendance émergenteen psychologie qui engage une réflexionéthique approfondie au prix de remettre enquestion ses allégeances. Le champ de lapsychologie clinique et de lapsychothérapie est aujourd’hui soumis à unre-questionnement de son alignement sur lemodèle médical et psychiatrique. Nombre decliniciens n’ont pas été suffisammentattentifs aux défaillances éthiques dont cemodèle est grevé. En ne prenant pas sesdistances avec celui-ci, ils s’associent àune entreprise hégémonique dans laquelleles citoyens sont redéfinis comme captifsd’un traitement qui fait d’eux des maladesmentaux (quelquefois à vie). L’usage dudiagnostic psychiatrique comme verdictmoral contribue à une vision biaisée del’action psychologique envers sonbénéficiaire. Le modèle clinique s’estappuyé de façon univoque et excessive sur

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le processus d’une assignation à unecatégorie nosologique. En cela, il acontribué à une dérive anti-démocratique encherchant à promouvoir dans le public uneimage du récipiendaire de l’actionpsychologique ou de la psychothérapie commeinférieur et impuissant. A la place, onproposera aux cliniciens de mettre fin àune dépendance au monde de la psychiatrieet de couper les liens qui l’y aliène et àses institutions, pour partie, en pleinedérive autoritaire.

Le diagnostique psychiatrique diminuede façon parfois invariable et irréversiblela réputation de l’individu aux yeux de lacommunauté. Il y a un abus à considérer defaçon univoque une catégorie diagnostiquecomme un descripteur de l’identité totaled’une personne. Une catégorisationdiagnostique comme le DSM peut être undescripteur de segments localisés, mais nepeut en aucun cas capturer l’essence de sapersonnalité (comme les autresclassifications). La publicité et lacommunication à des tiers du diagnostic del’étiquetage selon les critères du DSMpeuvent être considérées comme diffamatoirede la personne. L’observation des pratiquesquotidiennes du diagnostic psychiatriquerévèle un malaise plus profond. Il estcommunément en usage aujourd’hui de donnerun traitement psychotrope d’emblée à unpatient et en fonction de sa réaction ou desa compliance, d’effectuer ensuitel’évaluation diagnostique. Assisterait-on àl’émergence d’une nouvelle psychiatrie ?

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La lutte anti-stigmate et anti-diagnostique suppose que le clinicien seconfronte aussi aux biais dontl’intervention est souvent entachée.L’enjeu est une déconstruction de lapsychopathologie (Parker et al., 1995) etde ses biais sexiste, raciste, classiste,d’envisager de passer de la séparation «eux »-« nous », à un « eux » c’est« nous » (Prichard, 2005) et de dégagertoute la valeur de s’impliquer dans unepolitique d’empowerment avec et pourl’usager (Daumerie, 2011), le « client »(au sens rogérien).

Suivant le mot d’ordre de John Kitsuse,il s’agit de passer à la déviance dite« tertiaire » (Kitsuse, 1980) et prendreacte de « l'affrontement, de l'évaluationet du rejet par le déviant de l'identiténégative enracinée dans la déviationsecondaire et sa transformation en uneconception de soi viable et positive (...).Le concept de déviance tertiaire devraitnous amener à questionner la possibilitépour celui qui est stigmatisé, ridiculiséet méprisé de mesurer la part de sa proprecontribution au maintien de la dégradationde son statut, à choisir la voie de larecouvrance, à se débarrasser de la colèreet de la rage, à transformer la honte enculpabilité, la culpabilité en indignationmorale, et passer de victime à activiste »(Kitsuse, 1980, 1)

A l’heure actuelle, il s’agit dedéstigmatiser les maladies mentales et les« porteurs de stigmate », promouvoir

553

l’empathie avec les « stigmatisés »,combattre la « stigmatophobie », soutenirles usagers / survivants pour lareconnaissance de leurs droits et de leurdignité, de-psychiatriser la société,supprimer le pouvoir des psychiatres, raserles institutions-stigmate, passer de lahonte à la fierté et retourner poing dresséle stigmate contre les institutionsoppressives et inhumaines et leursprofessionnels « stigmatophobes » etvecteurs de souillure et d’indignité.Contre la psychiatrie diagnostique,l’oppression institutionnelle, les acteurs,usagers / survivants de la psychiatriedoivent défiler de façon éhontée poingslevés pour retrouver leur fierté lors d’uneMAD PRIDE très attendue (Poland & Holmes,2009).

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