L'Ennemi Intime, perte de soi et retour à soi sous le colonialisme

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1 L’ENNEMI INTIME Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme Fayard, Les Quarante Piliers, 2007 Traduction française, présentation, notes et glossaire par Annie Montaut de Ashis NANDY The Intimate Enemy (loss and recovery of self under colonialism), OUP, 1983 ? Aventure morale et cognitive ainsi que le définit son auteur, le livre traite aussi de la traduction d’un certain Occident pour les Indiens, qu’il s’agisse de ceux qui ont introduit en Inde les concepts de modernité et de progrès, des babous qui les ont singés, ou de ceux qui ont christianisé l’hindouisme, traduisant Ravana en héros martial, Krishna en héros de la raison et de l’efficacité. Si de telles traductions ont pu se faire, c’est que la culture qui les conçut pour faire « jeu égal » avec ses maîtres en leur renvoyant l’image d’un Orient miroir de l’Occident, disposait à titre de « sous-culture » des modèles adéquats, bien que périphériques. Mais ceux qui choisirent d’affronter la souffrance de l’oppression avec leurs propres armes, les indiens ordinaires (personnifiés un temps par Gandhi), dont la conscience était autrement formatée, ont aussi leur façon de traduire. Elle consiste à inclure, et cette inclusion constitue l’opposition même au terrorisme de la modernité. C’est cela même qui mit en échec la Grande Bretagne dans son expansion coloniale, et qui peut toujours mettre en échec « un monde entièrement homogénéisé, contrôlé par la technologie, intégralement hiérarchisé, défini par les polarités du type moderne et non- moderne, laïc et non laïc, scientifique et non scientifique, expert et simple citoyen ». Inventer une opposition qui « transcende les catégories analytiques du système », c’est le sens de la civilisation indienne aujourd’hui, libérée des oripeaux du relativisme culturel. Et ce sens coïncide avec la proposition d’un « universalisme alternatif », par opposition avec l’universalisme conventionnel, parce qu’il est, par nature, local. On retrouve ce terme dans le titre d’un autre ouvrage de Nandy, Alternative Science, consacré à un mathématicien (Bose) et un physicien (Raman) contemporains, où A. Nandy attribue l’originalité de leur capacité inventive dans des sciences réputées universelles aux schèmes traditionnels qui ont formaté leur pensée. Ainsi, de l’universalisme culturel. Alternatif, car il n’est justement pas pris dans une dialectique opposant des catégories nettement distinctives comme masculin et féminin, spiritualisme et matérialisme. Universalisme, car « la souffrance infligée à l’homme par l’homme est la même partout ».

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L’ENNEMI INTIME Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme

Fayard, Les Quarante Piliers, 2007

Traduction française, présentation, notes et glossaire par Annie Montaut de

Ashis NANDY The Intimate Enemy (loss and recovery of self under colonialism), OUP, 1983 ?

Aventure morale et cognitive ainsi que le définit son auteur, le livre traite aussi de la traduction d’un certain Occident pour les Indiens, qu’il s’agisse de ceux qui ont introduit en Inde les concepts de modernité et de progrès, des babous qui les ont singés, ou de ceux qui ont christianisé l’hindouisme, traduisant Ravana en héros martial, Krishna en héros de la raison et de l’efficacité. Si de telles traductions ont pu se faire, c’est que la culture qui les conçut pour faire « jeu égal » avec ses maîtres en leur renvoyant l’image d’un Orient miroir de l’Occident, disposait à titre de « sous-culture » des modèles adéquats, bien que périphériques. Mais ceux qui choisirent d’affronter la souffrance de l’oppression avec leurs propres armes, les indiens ordinaires (personnifiés un temps par Gandhi), dont la conscience était autrement formatée, ont aussi leur façon de traduire. Elle consiste à inclure, et cette inclusion constitue l’opposition même au terrorisme de la modernité. C’est cela même qui mit en échec la Grande Bretagne dans son expansion coloniale, et qui peut toujours mettre en échec « un monde entièrement homogénéisé, contrôlé par la technologie, intégralement hiérarchisé, défini par les polarités du type moderne et non-moderne, laïc et non laïc, scientifique et non scientifique, expert et simple citoyen ». Inventer une opposition qui « transcende les catégories analytiques du système », c’est le sens de la civilisation indienne aujourd’hui, libérée des oripeaux du relativisme culturel. Et ce sens coïncide avec la proposition d’un « universalisme alternatif », par opposition avec l’universalisme conventionnel, parce qu’il est, par nature, local. On retrouve ce terme dans le titre d’un autre ouvrage de Nandy, Alternative Science, consacré à un mathématicien (Bose) et un physicien (Raman) contemporains, où A. Nandy attribue l’originalité de leur capacité inventive dans des sciences réputées universelles aux schèmes traditionnels qui ont formaté leur pensée. Ainsi, de l’universalisme culturel. Alternatif, car il n’est justement pas pris dans une dialectique opposant des catégories nettement distinctives comme masculin et féminin, spiritualisme et matérialisme. Universalisme, car « la souffrance infligée à l’homme par l’homme est la même partout ».

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Préface de l’auteur

Par une étrange transposition propre à notre époque, remarquait Albert Camus, c’est l’innocence qui est appelée à se justifier. Les deux essais réunis ici constituent une justification et une défense de l’innocence qui a dû affronter le colonialisme occidental moderne et ses fruits sur le plan psychologique en Inde.

Le colonialisme moderne a dû ses grandes victoires non pas tant à ses prouesses technologiques et militaires qu’à son aptitude à créer des hiérarchies laïques incompatibles avec l’ordre traditionnel. Ces hiérarchies ont ouvert de nouveaux horizons à beaucoup, en particulier à ceux qui étaient exploités ou marginalisés dans le système traditionnel. Pour eux l’ordre nouveau apparaissait -- et là résidait sa force d’attraction psychologique-- comme le premier pas vers un monde plus juste et plus équitable. C’est pour cette raison que certains des esprits les plus critiques en Europe -- comme en Orient -- purent se dire que le colonialisme, en familiarisant le monde barbare avec les structures modernes, ouvrirait le monde non occidental à l’esprit critique et analytique. De même que, estimait Marx, « le hideux dieu païen ne buvait le nectar que dans le crâne de victimes humaines », l’histoire produirait, par le biais de l’oppression, de la violence et de la dislocation culturelle, non seulement de nouvelles forces technologiques et sociales, mais une nouvelle conscience sociale en Asie et en Afrique, critique dans le sens où l’avait été la tradition occidentale -- de Vico à Marx --, et rationnelle dans le sens où l’Europe post-cartésienne l’avait été. C’est ainsi qu’on pouvait s’attendre à ce que les primitifs apprennent un jour à se percevoir eux-mêmes comme maîtres de la nature et, partant, maîtres de leur destin.

Bien des décennies plus tard, dans la suite logique de cette merveille de la technologie moderne nommée Seconde Guerre Mondiale, et peut-être de cette confrontation des cultures nommée Vietnam, il est devenu évident que la pulsion de domination sur les hommes n’était pas le simple sous-produit d’une économie politique viciée mais venait aussi d’une vision du monde convaincue de la supériorité absolue de l’homme sur le non humain et le sous humain, du masculin sur le féminin, de l’adulte sur l’enfant, de l’historique sur l’anhistorique, du moderne ou du progressiste sur le traditionnel ou le sauvage. Il est apparu de plus en plus clairement que les génocides, les désastres écologiques et les ethnocides n’étaient que l’envers de technologies psychopathes et de sciences corrompues mariées aux nouvelles hiérarchies laïques responsables d’avoir réduit de grandes civilisations à un ensemble de rites vides. Les vieilles forces de violence et de cupidité en l’homme, reconnaît-on aujourd’hui, ont simplement trouvé une nouvelle légitimité dans les doctrines du salut laïc, dans les idéologies du progrès, de la normalité et de l’hyper-virilité, ainsi que dans les théories de la croissance cumulative de la science et technologie.

Cette prise de conscience n’a pas fait abandonner à tout un chacun sa théorie du progrès mais elle a encouragé un petit nombre à regarder sans bienveillance le vieil universalisme qui sous tendait les critiques antérieures du colonialisme. Il est désormais possible pour certains de combiner une critique sociale fondamentale avec une défense des traditions et des cultures non modernes. Il est possible de parler de la pluralité des traditions critiques et de la rationalité humaine. Il semble qu’enfin nous ayons fini par admettre que Descartes n’est pas le dernier mot sur la raison, non plus que Marx sur l’esprit critique.

La prise de conscience intervient à un moment où l’attaque contre les cultures non-modernes en est venue à menacer leur survie. Tandis que ce siècle va prendre fin, avec son record de bains de sang, le rêve du XIXe siècle, celui d’un monde un, refait surface, un rêve devenu cauchemar. Il nous hante avec la perspective d’un monde entièrement homogénéisé, contrôlé par la technologie, intégralement hiérarchisé, défini par des polarités du type moderne et non-moderne, laïc et non-laïque, scientifique et non-scientifique, expert et simple citoyen, normal et anormal, développé et sous-développé, chef de file et piétaille, libéré et libérable.

L’idée d’un « brave new world » a d’abord été expérimentée dans les colonies. Ceux qui la véhiculaient étaient des gens qui, à l’inverse de la première génération de grands bandits et de requins qui conquirent les colonies, croyaient être utiles. Missionnaires de la classe moyenne, bien intentionnés, travailleurs, libéraux, modernistes, ils croyaient à la science, à l’égalité et au progrès. Les grands bandits, probablement comme les grands bandits de partout, volaient, mutilaient et tuaient ; mais ils ne se sentaient guère investis d’une mission civilisatrice et n’avaient le plus souvent qu’une

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vague idée de ce que pouvait signifier racisme et Untermensch. Ils affrontaient -- et s’attendaient à affronter-- d’autres civilisations avec leurs versions à elles du royaume et du barbare ; du pur et de l’impur ; ses kafir et ses moshrek ; en Inde ses yavana et ses mleccha. Si vulgaire, cruel ou stupide qu’il ait pu être, ce genre de racisme est à présent battu en brèche. Il est désormais temps d’envisager la seconde forme de colonisation, celle qu’au moins six générations de tiers-mondistes ont appris à considérer comme la condition première de leur libération. Ce colonialisme colonise les esprits en sus des corps, et dégage dans les sociétés colonisées des forces aptes à altérer définitivement leurs priorités culturelles. Au cours de l’opération, il permet de généraliser la notion d’Occident moderne et de faire de cette entité géographique et temporelle une catégorie psychologique. L’Occident est désormais partout, dans l’Occident et au dehors, dans les structures et dans les esprits.

Cet ouvrage est essentiellement l’histoire de la seconde colonisation et des résistances qu’elle suscite. L’essai qu’on va lire sera donc aussi une incursion dans la politique contemporaine ; la question après tout est celle du colonialisme qui survit à la fin des empires. Il fut un temps où le second colonialisme était là pour cautionner le premier. A présent, il est devenu une chose en soi. Même ceux qui se battent contre le premier colonialisme se fourvoient souvent dans le second. Le lecteur devrait donc lire les pages qui suivent non pas comme de l’histoire, mais comme une histoire de mise en garde. Car ces pages nous alertent contre la récupération possible de l’anticolonialisme conventionnel, qui peut aussi servir d’apologie à la colonisation des esprits. Et si l’analyse qui suit présente un portrait « déformé » de certaines figures des Lumières et du radicalisme social en Europe, cela procède de la même histoire. Les hommes n’ont pas la même allure vus de près, dans l’immédiateté de la nouvelle oppression, ou de loin, dans l’éventualité de la défaite culturelle. Pour la même raison, je n’ai pas non plus noirci tel ou tel réactionnaire bien connu au point où certains l’estimeraient souhaitable. Le temps s’est chargé de les édenter ou d’en faire les alliés involontaires des victimes.

Prendre au sérieux l’idée de résistance psychologique au colonialisme, comme le fait ce livre, ne va pas sans une certaine prise de responsabilités. Aujourd’hui, alors même qu’ « occidentalisation » est devenu un terme péjoratif, reviennent en scène des modes d’acculturation plus subtils et plus sophistiqués. Ils produisent non seulement des modèles de conformité mais aussi des modèles de ‘dissension’ officielle. On peut aujourd’hui être anticolonialiste d’une manière acceptable et même promue par le mode moderne comme ‘convenable’, ‘saine’ et ‘rationnelle’. Même dans l’opposition, cette dissension demeure prédictible et contrôlée. Il est également possible aujourd’hui d’opter pour un non-Occident qui est une construction de l’Occident lui-même. On a alors le choix entre être le despote de l’orientaliste, pour combiner Karl Wittfogel et Edward Said, et le sujet affectif du révolutionnaire, pour combiner Camus et George Orwell. Et pour ceux qui n’apprécieraient pas ce choix, il reste bien sûr le semi-sauvage, noble et à moitié enfant, à côté de qui le très détesté « Brown Sahib* » est plus brun que sahib. Autant de choix qui dans l’inimitié même sont une sorte d’hommage aux vainqueurs. La dénonciation la plus violente de l’Occident, par Franz Fanon, est, ne l’oublions pas, rédigée avec une élégance stylistique digne de Jean-Paul Sartre. L’Occident n’a pas simplement produit le colonialisme moderne, il colore jusqu’aux interprétations des interprétations.

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J’ai dit en commençant que ces pages étaient une justification de l’innocence. Cette formulation devrait être amplifiée en un monde où la rhétorique du progrès exploite le colonialisme interne pour subvertir les cultures des sociétés soumises au colonialisme externe, et où le colonialisme interne à son tour exploite la menace extérieure pour se légitimer et se perpétuer. (C’est toutefois un monde qui a largement pris conscience qu’aucune de ces formes d’oppression ne saurait être éliminée sans l’autre). Dans les pages qui suivent, j’ai en tête quelque chose comme « l’innocence authentique » dont parle le psychanalyste Rollo May, l’innocence qui contient la vulnérabilité de l’enfant, mais qui n’a pas oublié la réalité de sa perception du mal ni celle de sa propre « complicité » avec ce mal. C’est cette innocence qui est finalement venue à bout du colonialisme, quelque désireux que soit l’esprit moderne d’en créditer les forces historiques, les contradictions internes du capitalisme et le pragmatisme politique ou la « liquidation volontaire » des dirigeants.

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Mais les doux n’héritent pas la terre par leur seule douceur. Il leur faut avoir des catégories, des concepts et, même, des défenses de l’esprit pour transformer l’Occident en un vecteur manipulable dans le cadre des conceptions traditionnelles encore à l’écart des idées modernes d’universalisme. Le premier concept dans une telle donne doit être la construction de l’Occident que se fait la victime, un Occident susceptible d’avoir un sens pour le non Occident dans les termes de l’expérience non occidentale de la souffrance. Quelque stérile qu’un tel concept puisse paraître au chercheur occidental, c’est une réalité pour les millions qui ont appris à la dure à vivre avec l’Occident durant les deux derniers siècles.

Et, tout compte fait, cette construction alternative de l’Occident n’est pas si dénuée de complexité après tout. S’il y a le non-Occident qui pousse constamment à se faire occidental et à battre l’Occident par la force de son occidentalité acquise, il y a la construction non occidentale de l’Occident qui pousse à rester fidèle à son autre moi occidental et au non-Occident qui s’allie à cet autre moi. Si battre l’Occident à son propre jeu est le moyen favori du non occidental pour gérer sa haine de soi dans le non-Occident modernisé, il y a aussi l’Occident construit par l’intrus, l’outsider sauvage qui ne veut pas plus être dans le jeu que hors jeu. Ces autres Occidents, aussi, j’ai tenté de les faire entrer dans ces pages. Dans ce contexte, si ces outsiders, traduisant et commentant leur Occident, ont fourgué leur imagerie, leurs mythes et leurs fantasmes, j’ai laissé faire. Cette connivence est propre aux traductions et aux commentaires dans certaines sociétés. La fidélité à son moi intérieur, en traduisant, et à sa voix intérieure, en commentant, ne signifie pas forcément adhésion à la réalité dans certaines cultures, même si c’est le cas dans d’autres. C’est tout au moins ma seule excuse pour la tendance que j’ai à parler de l’Occident comme d’une entité politique, de l’hindouisme comme de l’indianité, ou de l’histoire ou du christianisme comme de l’Occident. Aucune de ces notions n’est vraie, mais chacune est une réalité. J’aime à croire que chacun de ces concepts dans cet ouvrage est un double entendre1 : d’un côté il appartient à une structure d’oppression ; de l’autre, il est ligué avec ses victimes. Ainsi, l’Occident n’est pas simplement constitutif d’une vision du monde impériale ; ses traditions classiques et son moi critique s’érigent parfois en critique de l’Occident moderne. Symétriquement, l’hindouisme est l’indianité comme en parle V.S. Naipaul ; et l’hindouisme pourrait être l’indianité comme la met en pratique Rabindranath Tagore. Ces distinctions ont pu passer pour des trivialités en un temps. A présent, c’est notre survie qui en dépend. Particulièrement quand l’Occident moderne a produit non seulement ses serviles imitateurs et admirateurs, mais ses opposants matés et ses contrevenants tragiques dans leurs bravades ultimes de courageux gladiateurs soumis à l’appréciation des Césars. Cette étude est un péan en hommage à ceux qui, refusant ce jeu, construisent un Occident susceptible de les laisser vivre avec l’Occident alternatif, tout en résistant à l’étreinte de l’ego occidental dominant.

Ainsi, les Indiens colonisés, ici, ne restent pas cantonnés dans le rôle rôle de la victime au cœur simple du colonialisme, ils prennent activement part à une aventure morale et cognitive contre l’oppression. Ils font des choix. Et dans la mesure où ils ont choisi leur alternative à l’intérieur de l’Occident, ils ont aussi évalué les témoignages, jugé, condamné certains pour en acquitter d’autres. Autant qu’on sache, l’Occident peut survivre en tant que civilisation grâce, en partie, à cette constante réévaluation, peut-être dans une certaine mesure hors du périmètre géographique de l’Occident. D’autre part, les opposants standard à l’Occident, les contrevenants, ne sont pas, en dépit de leur rhétorique perverse, extérieurs au modèle dominant de l’universalisme. Ils ont été intégrés dans la conscience dominante –sur le modèle de la caste, si vous voulez-- comme contestataires décoratifs. J’ai l’impression que l’universalisme des simples « outsiders », ceux qui refusent le jeu et ont été les victimes de la modernité -- dont la version armée se nomme parfois colonialisme-- est un universalisme d’un ordre supérieur à ceux qu’ont popularisés les deux derniers siècles.

Je n’hésiterai donc pas à proposer ces deux essais comme une mythographie alternative de l’histoire, refusant et défiant les valeurs de l’histoire. J’espère avoir saisi dans l’opération quelque chose de la psychologie du colonialisme chez l’Indien ordinaire. Je rejette le modèle de la victime crédule enferrée dans les gonds de l’histoire. Je la vois, cette victime, lutter pour la vie et mener son combat avec ses propres armes, parfois consciemment, parfois à leur insu. Je n’ai cherché qu’à éclaircir ses postulats et sa vision du monde dans toute leur richesse contradictoire. Voilà qui ne

1 En français dans le texte.

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correspond peut-être pas à l’idée que nous nous faisons d’une lutte en règle contre le colonialisme selon nous. Mais la victime s’en soucie-t-elle ?

C’est pour cette raison que dans la seconde partie de l’ouvrage, même le babou* est finalement considéré comme une interface d’assimilation de l’Occident pour sa propre société de manière à le réduire en bol alimentaire digeste. Les deux « soi » de ce Janus, le comique comme le dangereux, protègent sa société contre le Sahib Blanc. Et même ce Sahib Blanc peut en venir à se définir, non par sa couleur de peau, mais par ses choix politiques et sociaux. Il se révèle à coup sûr dans ces pages non point l’oppresseur acharné ou le conspirateur, mais la co-victime auto-destructrice, au style de vie réifié et à la culture étriquée, pris dans les gonds de l’histoire dont il se réclame. Aux temps d’Adolphe Eichmann, pourrait-on ajouter, un Rudyard Kipling ne peut qu’espérer être de la chair à canon, fantassin sans héroïsme. Toutes les théories du salut, laïques ou non, qui ne parviennent pas à comprendre cette dégradation du colonisateur sont des théories qui admettent implicitement la supériorité des oppresseurs et collaborent avec eux.

Le raisonnement de base est simple. Entre le maître moderne et l’esclave non moderne, il faut choisir l’esclave, non pas parce qu’on devrait faire le choix de la pauvreté volontaire ou admettre la supériorité de la souffrance, non pas seulement parce que l’esclave est opprimé et pas même parce qu’il travaille (ce qui, d’après Marx, en fait quelqu’un de moins aliéné que son maître). Il faut choisir l’esclave parce qu’il représente un système de pensée d’un ordre supérieur, qui inclut forcément le maître comme personne humaine, alors que le système de pensée du maître est obligé d’exclure l’esclave sauf à en faire une ‘chose’. En fin de compte, l’oppression moderne, à l’inverse de l’oppression traditionnelle, n’est pas un face à face entre soi et l’ennemi, entre dirigeants et dirigés, ou entre dieux et démons. C’est un combat entre un moi déshumanisé et l’ennemi objectifié, le bureaucrate technologisé et sa victime réifiée, les pseudo dirigeants et leurs autres ‘moi’ projetés sur leurs ‘sujets’.

C’est la grande différence entre les Croisades et Auschwitz, entre les émeutes Hindous-Musulmans et la guerre moderne. Voilà pourquoi les pages qui suivent ne parlent que des victimes ; quand elles parlent des vainqueurs, ces derniers se révèlent finalement être des victimes camouflées, à un stade avancé de décomposition psychologique.

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Ce travail représente essentiellement une enquête sur les structures psychologiques et les forces

culturelles qui ont appuyé la culture du colonialisme ou y ont résisté dans l’Inde britannique. Mais il implique aussi une étude de la conscience postcoloniale. Il traite des éléments des traditions indiennes surgis de l’expérience coloniale avec moins d’innocence, et il traite des stratégies culturelles et psychologiques mises en œuvre par la société pour survivre à cette expérience et se défendre dans une redéfinition minimale de son moi. Pour certains passages de l’ouvrage par conséquent, le colonialisme en Inde commence en 1757, avec la défaite indienne à Plassey, et il prend fin en 1947 avec le retrait officiel des Britanniques ; pour d’autres passages, le colonialisme commence à la fin des années 1820 avec la mise en œuvre d’une politique de gouvernement conforme à une théorie coloniale de la culture et il prend fin dans les années trente, quand Gandhi fait voler en éclats cette théorie ; pour d’autres passages encore, le colonialisme commence en 1947, quand les soutiens extérieurs de la culture coloniale disparaissent, et que la résistance continue.

Il va sans dire que je n’ai pas tenté de décrire exhaustivement l’esprit indien sous le colonialisme. J’ai sélectionné mes exemples et choisi mes informateurs pour démontrer certains points spécifiques. Ces points sont politiques. Leur cadre de référence est le domaine de la politique publique aussi bien que la politique des cultures et les savoirs culturels. Sur les deux plans, ce cadre interfère avec la politique des catégories modernes utilisées d’ordinaire pour analyser la souffrance créée par l’homme. L’hypothèse tacite est qu’une société alternative bien enracinée culturellement et sensible à l’éthique existe déjà en partie hors des sciences sociales modernes -- parmi ceux qui ont été les ‘sujets’, consommateurs et cobayes de ces sciences. Il y a deux colonialismes dans ces pages, et l’assujettissement à l’un est analysé dans la conscience de l’assujettissement à l’autre.

Un tel cadre de réflexion explique l’usage partiel, presque cavalier, des données biographiques ainsi que la distorsion délibérée de certains concepts empruntés à la psychologie et à la sociologie modernes. L’objectif n’est pas d’adapter l’expérience indienne aux théories sociales et psychologiques

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existantes, de la déformer ou de la fourbir – d’ajouter à la pertinence du relativisme culturel ou d’une psychologie interculturelle plus relative. L’objectif est de comprendre certaines des catégories pertinentes de la connaissance aujourd’hui en termes indiens et de les intégrer dans une théorie de l’universalisme concurrentielle. Ce que les sujets du colonialisme occidental ont fait inconsciemment, je tente de le faire consciemment et sans pouvoir évacuer tout mon bagage professionnel. Les Indiens colonisés n’ont pas toujours cherché à corriger ou à dépasser les Orientalistes ; à leur façon à eux, diffuse, ils ont cherché à créer une langue de discours alternative. C’était leur anti-colonialisme ; il nous est possible de le faire nôtre. Dans un passage du livre, je prends l’exemple d’Ishwar Chandra Vidyasagar (1820-91) qui, bien que profondément marqué par la pensée rationaliste occidentale et lui-même agnostique, vécut comme un pandit orthodoxe et formula son désaccord en termes indigènes. Il n’a pas contrebalancé John Locke et David Hume contre la Manusmriti* ; il a contrebalancé le Parâsharasmriti*. C’était sa manière à lui de traiter non seulement les problèmes sociaux indiens, mais aussi l’idée exogène de rationalisme. (Je crois, peut-être à tort, que le rationalisme aussi pourrait apprendre quelque chose de cet étrange avatar qu’il eut là). C’est sur la seconde partie de l’histoire --un traditionalisme non héroïque, mais critique, qui développe une sensibilité à de nouvelles expériences du mal-- que j’ai mis l’accent. Même si cela paraît désespérément dans le ton d’un contre-transfert de plus, j’ai l’espoir de voir ce livre contribuer à ce courant de conscience critique : la tradition de la réinterprétation des traditions pour créer de nouvelles traditions.

J’admets avoir, dans les pages qui suivent, trouvé des sujets d’inspiration -- et de controverses-- dans les sciences sociales contemporaines. Mais je suis surtout en dialogue ou en débat avec celles qui ont formaté la conscience indienne plutôt qu’avec le monde des sciences sociales professionnelles. Le colonialisme moderne est une affaire trop grave pour lui être abandonnée.

Pour ceux qui ne sont satisfaits que s’ils connaissent l’ingrédient d’intérêt personnel présent dans toute méthodologie --et je me mets dans le lot--, cette approche a pour moi un indéniable avantage, bien particulier et plutôt inique. J’ai l’intuition qu’une critique purement professionnelle de cet ouvrage ne tiendra pas. Si on ne l’aime pas, il faut le combattre à la manière dont on combat les mythes : en construisant ou en ressuscitant des mythes plus convaincants.

Et pourtant, même les mythes ont leurs œillères. Commençons par dénoncer certaines des miennes. J’ai délibérément centré les pages qui suivent sur les traditions vivantes, mettant l’accent sur la dialectique entre d’une part le classique, le pur, le haut statut, et de l’autre le populaire, l’hybride, le sans statut. Comme je l’ai déjà mentionné, c’est l’Indien non héroïque dans sa lutte contre la puissance de l’Occident que j’ai voulu décrire. Pour lui, le classique et le populaire, le pur et l’hybride, tout cela fait partie d’un plus vaste répertoire. Il se sert de tout cela impartialement dans la bataille des esprits dans l’Inde post-coloniale.

En deuxième lieu, un mot sur les questions plus académiques que sont l’anthropologie psychologique et la psychologie sociale freudienne, domaines que j’ai assidûment fréquentés depuis deux décennies et dont ce livre aurait emprunté l’essentiel de son cadre théorique si je l’avais écrit ne serait-ce qu’il y a cinq ans2. Il y a une tradition nette dans les ouvrages de cette nature, et il me faut préciser en quoi celui-ci s’en démarque. Je n’ai pas tenté ici d’interpréter la personnalité indienne ou la culture indienne dans leur destinée sous la loi coloniale selon une idée reçue de la santé, qu’elle soit indigène ou exogène. J’ai à la place fait l’hypothèse d’un certain continuum entre personnalité et culture que j’ai considérées dans leur potentiel politique et éthique. Ce potentiel est parfois accepté, parfois non. En d’autres termes, j’ai tenté de ne pas émousser l’acuité critique de la psychologie des profondeurs, mais j’en ai déplacé le point d’impact du purement psychologique au psycho-politique. Il y a aussi dans ces pages une volonté de démystifier les techniques psychologiques conventionnelles de la démystification.

Il n’en demeure pas moins que j’ai admis comme un postulat les grands traits empiriques de la personnalité indienne. Durant ces vingt-cinq dernières années3, toute une galaxie de psychiatres, psychanalystes, anthropologues, philosophes et même économistes politiques, ont étudié les diverses dimensions de la psyché indienne. Ces savoirs font désormais partie de l’image de soi que se font les Indiens, à partir de quoi on devrait pouvoir construire. Il y a donc nombre d’aspects du moi indien que je n’ai pas discutés, qui auraient pu donner à l’analyse la touche du fini. Je n’ai pas non plus rendu

2 En 1978 (NdT). 3 Depuis 1950 (NdT).

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intégralement justice aux témoins que j’ai ressuscités du passé pour ma démonstration, ni aux traditions textuelles que j’ai invoquées. A cet égard, je plaide coupable, d’avoir laissé en suspens un certain nombre de fils que je laisse au lecteur exigeant le soin de rabouter, soit grâce à sa meilleure connaissance de la psyché et de la culture indiennes, soit par ses intuitions en la matière. J’espère néanmoins avoir fourni des indices pour une interprétation possible de ce que signifie vivre dans cette civilisation aujourd’hui. Dans la mesure où j’aurai réussi à libérer cette interprétation des oripeaux du relativisme culturel et où je serai parvenu à lui rendre sa légitime prétention à une universalité alternative, l’interprétation qui suit des traditions indiennes n’aura pas été tout à fait inutile, et ne sera pas sans pertinence pour d’autres cultures contestées. Après tout, l’hypothèse sous-jacente de ce travail est que la souffrance infligée par l’homme à l’homme est la même partout, et que chacun y a une part de responsabilité.

Enfin, un mot sur le « sexisme » éventuel de mon langage. Ce point m’a été une entrave un bon moment et j’en profite pour mettre au clair mes positions une fois pour toutes. L’anglais n’est pas ma langue. Bien que j’en sois venu à aimer cette langue, elle m’a été imposée. Même aujourd’hui, ma pensée se forme souvent dans mon bengali natal, que je traduis quand je dois la coucher sur le papier. Maintenant qu’au bout de trente ans de labeur j’ai acquis une maîtrise raisonnable de la langue, je me fais dire par les descendants de ceux qui me l’ont imposée que leurs ancêtres m’ont enseigné le mauvais anglais ; qu’il faut que je réapprenne la langue. Franchement, je suis trop vieux pour ça. Que ceux qu’offense ma langue se consolent en songeant que ma langue de pensée a toujours traditionnellement conçu le masculin et le féminin autrement*.

* Le genre n’est pas grammatical en bengali (NdT).

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Note du traducteur (AM) Passionnante aventure pour le traducteur que ce livre, une aventure morale et cognitive ainsi que le définit son auteur, mais qui parle, discrètement, de traduction. Car c’est bien, aussi, la traduction d’un certain Occident pour les Indiens qui nous est racontée, qu’il s’agisse de ceux qui ont introduit en Inde les concepts de modernité et de progrès, des babous qui les ont singés, ou de ceux qui ont christianisé l’hindouisme, ont traduit Ravana en héros martial, Krishna en héros de la raison et de l’efficacité. Si de telles traductions ont pu se faire, c’est que la culture qui les conçut pour faire « jeu égal » avec ses maîtres en leur renvoyant l’image d’un Orient non efféminé et non infantile, bref un autre Occident, disposait à titre de « sous-culture » des modèles susceptibles de les représenter, modèles indiens bien que récessifs ou périphériques. Mais ceux qui choisirent d’affronter la souffrance de l’oppression avec leurs propres armes, les indiens ordinaires (personnifiés un temps par Gandhi), dont la conscience était formatée par une nébuleuse de sous-cultures dont aucune n’était exclusive ni même centrale, ont aussi leur façon de traduire. Elle consiste à inclure, et cette inclusion constitue l’opposition même au terrorisme de la modernité. C’est cela même qui mit en échec la Grande Bretagne dans son expansion coloniale, et qui peut toujours mettre en échec « un monde entièrement homogénéisé, contrôlé par la technologie, intégralement hiérarchisé, défini par les polarités du type moderne et non-moderne, laïc et non laïc, scientifique et non scientifique, expert et simple citoyen ». Ainsi, le mythe inclut les leçons de l’histoire plus qu’il ne s’y oppose, la représentant autrement, l’intemporel inclut le présent et le passé plus qu’il ne les oppose, le continu inclut la rupture ; le commentaire du passé, indéfiniment ouvert à l’interprétation, à la réinterprétation et à la recréation critique, propre aux cultures traditionnelles, inclut le futur et le présent, pouvant aussi bien se lire, dit Ashis Nandy, chez qui l’humour inclut le sérieux, « soit comme la version orientale de la Révolution permanente soit comme une extension pratique du concept mystique de temps intemporel ». Inventer, donc, une opposition qui « transcende les catégories analytiques du système ». Cet enseignement, toujours d’actualité, de ce livre de 1983, est au cœur du « sens de la civilisation indienne aujourd’hui, libérée des oripeaux du relativisme culturel ». Et ce sens coïncide avec la proposition d’un « universalisme alternatif », par opposition avec l’universalisme conventionnel, parce qu’il est, par nature, local. La traductrice s’est ici autorisée à faire un anglicisme, rien ne lui paraissant plus propre à traduire le terme anglais « alternative » -- sauf à risquer le barbarisme « alternaliste » -- tout dénué qu’il soit de bipolarité. On retrouve ce terme dans le titre d’un autre ouvrage, Alternative Science, consacré à un mathématicien (Bose) et un physicien (Raman) contemporains, où A. Nandy attribue l’originalité de leur capacité inventive dans des sciences réputées universelles aux schèmes traditionnels qui ont formaté leur pensée. Ainsi, de l’universalisme culturel. Alternatif, car il n’est justement pas pris dans une dialectique opposant des catégories nettement distinctives comme masculin et féminin, spiritualisme et matérialisme. Universalisme, car « la souffrance infligée à l’homme par l’homme est la même partout ». Note sur la transcription des mots indiens : l’accent circonflexe transcrit la longueur des voyelles, pertinente en indo-aryen, et la combinaison sh transcrit la chuintante (fr. ch), ch transcrivant l’affriquée (fr. tch). Les autres traits distinctifs et particularités des transcriptions conventionnelles ont été ignorés pour ne pas gêner la lecture

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Signes diacritiques dans les mots indiens, l’accent circonflexe sur une voyelle correspond à la barre horizontale : râj

= rāj sh = ś Exemple S = ṣ . Exemple bhâSâ = bhāṣā (chuintante rétroflexe) Les autres points souscrits (transcrivant les rétroflexes) sont à ajouter ch = c R : r voyelle (r avec cercle souscrit)

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Chapitre Un

La psychologie du colonialisme : sexe, âge et idéologie dans l’Inde britannique

L’impérialisme était plus un sentiment qu’une politique, ses fondements plus moraux

qu’intellectuels. C. Somerwell4

Il est de plus en plus évident que le colonialisme -- tel que nous le connaissons depuis deux

siècles – ne s’identifie pas uniquement au profit économique et au pouvoir politique. En Mandchourie, le Japon a perdu énormément d’argent, et pendant de nombreuses années les colonies d’Indochine, d’Algérie et d’Angola, loin d’accroître le pouvoir politique de la France et du Portugal, l’ont sapé. La Mandchourie, l’Indochine, l’Algérie ou l’Angola n’en sont pas moins des colonies. Et ce n’est pas ce qui infirme la pertinence des motivations économiques et politiques dans la création d’une situation coloniale. Cela montre simplement que le colonialisme pouvait se caractériser par la quête de bénéfices économiques ou politiques indépendamment de la réalité de ces profits économique ou politique, et parfois même à perte sur ces deux plans5.

Cet essai défend l’idée que le trait distinctif du colonialisme est un état d’esprit chez les colonisateurs et les colonisés, une conscience coloniale caressant, entre autres choses, le désir parfois irréalisable de bénéfices économiques et politiques. L’économie politique de la colonisation est certes importante, mais la brutalité et l’inanité du colonialisme s’expriment essentiellement dans la sphère de la psychologie et, dans la mesure où les variables utilisées pour décrire l’état d’esprit sous le colonialisme se sont elles-mêmes politisées depuis l’apparition du colonialisme moderne sur la scène mondiale, dans la sphère de la psychologie politique. Les pages qui suivent constituent l’exploration des contours psychologiques du colonialisme chez les dominants et les dominés, et visent à définir le colonialisme comme culture partagée, processus qui ne commence pas toujours dès le moment où s’établit la domination étrangère dans une société et ne finit pas toujours avec le départ du pouvoir étranger. J’illustrerai mon propos par l’exemple de l’Inde, où une économie politique coloniale est entrée en vigueur soixante-quinze ans avant que ne s’impose pleinement l’idéologie de l’impérialisme britannique, et où trente-cinq ans après la fin officielle du Raj, l’idéologie du colonialisme est encore triomphante dans maint secteur de la vie indienne.

S’il a pu exister de telles disjonctions entre politique et culture, c’est que la production auto-justificatrice d’une théorie de l’impérialisme n’épuise pas la vérité de la situation coloniale. Le colonialisme est aussi un état psychique ancré dans des formes de conscience antérieures, tant chez les colonisateurs que chez les colonisés. Il représente une continuité culturelle et véhicule un certain bagage culturel.

Tout d’abord, il comporte des codes que dominants et dominés peuvent partager. La principale fonction de ces codes est d’altérer les hiérarchies culturelles d’origine de part et d’autre et d’accorder une position centrale dans la culture coloniale à des sous-cultures préalablement récessives ou subordonnées dans chacune des deux cultures qui s’affrontent.. Parallèlement, ces codes décentrent, dans chacune des cultures concernées, des sous cultures préalablement en position saillante. Ce sont ces nouvelles hiérarchies qui expliquent pourquoi certains des systèmes

4 English Thought in the Nineteenth Century, New-York, Longman Green, 1929. 5 Je passe pour le moment sous silence le fait que les sociétés coloniales à notre époque ont perdu au jeu, avec la défaite économique et politique dans leurs colonies, mais aussi, politiquement, dans le monde développé.

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coloniaux les plus impressionnants ont été construits par des sociétés par ailleurs portées par leur idéologie à l’ouverture politique, au libéralisme et au pluralisme intellectuel. Que cette scission ait pour parallèle une contradiction fondamentale dans la vision du monde moderne scientifique et rationnelle qui, tout en cherchant à rester rationnelle dans ses limites, a systématiquement refusé, une fois mondialement dominante, d’être rationnelle vis à vis des autres traditions de connaissance, cela n’est que l’envers de la même explication6. Voilà pourquoi le colonialisme semble ne jamais prendre fin avec l’obtention officielle de la liberté politique. En tant qu’état psychique, le colonialisme est un processus indigène relayé par des forces extérieures. Il est profondément enraciné dans l’esprit des dominants et des dominés. Sans doute ce qui commence dans l’esprit humain doit-il aussi finir dans l’esprit humain.

En second lieu, la culture du colonialisme suppose un style particulier de gestion de la contestation. Un système colonial se perpétue évidemment en incitant les colonisés, par le biais de récompenses et de punitions psychologiques et économiques, à accepter les nouvelles normes sociales et les nouvelles catégories intellectuelles. Mais ce système extérieur de la carotte et du bâton étant invariablement repéré et mis en question, il devient l’indice de l’oppression et de la domination. Plus dangereuses, plus durables, sont les récompenses et les punitions internes, profits et pertes psychologiques secondaires dus à la souffrance et à la soumission sous le régime colonial. Elles sont presque toujours inconscientes, passent presque toujours inaperçues. Il y a une résistance intérieure particulièrement forte qui empêche de reconnaître la violence ultime du colonialisme contre ses victimes, celle qui consiste à créer une culture dans laquelle les dominés ont constamment la tentation de combattre leurs maîtres dans les limites psychologiques qui leur sont imposées. Ce n’est pas un hasard si les diverses variantes des concepts employés par quantité de mouvements anti-colonialistes de nos jours sont des produits de la culture impériale elle-même et si ces mouvements, fût-ce pour s’y opposer, ont rendu hommage à leurs labels d’origine respectifs. Je pense non seulement aux codes explicitement apolliniens du libéralisme occidental, qui ont souvent inspiré les élites des sociétés colonisées, mais aussi à leur contrepartie dionysienne dissimulée dans les notions de gouvernement, de gestion du quotidien, d’options politiques et d’utopies qui ont guidé les mouvements révolutionnaires contre le colonialisme.

La suite de ce chapitre est consacrée à l’idéologie coloniale dans le contexte de ces deux processus et en tant qu’exemple même de ces processus : comment l’idéologie coloniale dans l’Inde britannique s’est construite sur les significations culturelles de deux catégories fondamentales de la discrimination institutionnelle en Grande-Bretagne, le sexe et l’âge, et comment se sont affrontés ces réseaux de signification à la fois avec leurs contreparties dans la tradition indienne et avec leur renouvellement chez Gandhi.

II L’homologie entre domination sexuelle et politique systématiquement mise en pratique par

le colonialisme occidental -- en Asie, en Afrique, en Amérique latine -- n’est pas un dérivé accidentel de l’histoire coloniale. Elle a des corrélats dans d’autres situations d’oppression où s’est trouvé impliqué l’Occident, l’une des mieux documentées étant l’expérience américaine de l’esclavage. Cette homologie, encouragée par la dénégation de la bisexualité psychologique chez

6 Sur cette autre contradiction, voir Paul Feuerabend, Science in a Free Society, Londres, NLB, 1978. Dans le contexte de l’Inde et de la Chine, cette idée se dégage clairement de Homo Faber. Technology and Culture in India, China and the West, 1500-1972, de Claude Alvares, New Delhi, Allied Publishers, 1979. Voir aussi Ashis Nandy, “Science, Authoritarianism and Culture: On the Scope and Limits of Isolation outside the Clinic”, M.N. Roy Memorial Lecture, 1980, Seminar, mai 1981 (261);. et Shiv Viswanathan, « Science and the Sense of Other », communication au colloque New Ideologies for Science and Technology, Lokayan Project 1982, Delhi, mimeo.

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les hommes issus de nombreuses couches de la culture européenne, a superbement légitimé les entreprises de domination, l’exploitation et la cruauté de l’Europe post-médiévale, les constituant en modèles valables par essence. Le colonialisme est conforme aux stéréotypes sexuels occidentaux qui prévalaient alors et à la philosophie de la vie qu’ils représentaient. Il a produit un consensus culturel dans lequel la domination politique et socio-économique a servi de symbole à la domination de l’homme et du masculin sur la femme et le féminin.

Durant les premiers temps de la domination britannique en Inde, entre 1757 et 1830 environ, quand les classes moyennes ne s’imposaient pas dans la culture dominante et que les dirigeants étaient d’origine surtout féodale, l’homologie entre domination sexuelle et politique n’avait pas un rôle central dans la culture coloniale7. La plupart des dominants et des sujets n’avaient pas encore intériorisé la notion de loi coloniale comme prérogative de l’homme ou du mari ou du seigneur. Je parle ici de la macro-politique du colonialisme, et non de sa micro-politique. Les racistes et sadiques individuels étaient pléthore dans l’Inde britannique. Mais, alors que la loi britannique était déjà établie, la culture britannique en Inde n’était pas encore politiquement dominante, et l’évolutionnisme fondé sur la race ne jouait encore qu’un rôle insignifiant dans la culture dominante. La plupart des Anglais en Inde vivaient comme des Indiens chez eux et, au travail, s’habillaient à l’indienne, observaient les coutumes et les pratiques religieuses indiennes. Un grand nombre d’entre eux épousaient des Indiennes, offraient la pouja* aux déesses et dieux indiens et vivaient dans la crainte des pouvoirs magiques des Brahmanes. Les premiers gouverneurs généraux, célèbres pour leur rapacité, ne furent pas moins connus pour leur participation à la culture indienne. Sous leur impulsion, le style de vie traditionnel indien s’était imposé dans la culture politique de l’Inde britannique. Même l’armée britannique devait à l’occasion rendre hommage aux déesses et dieux indiens, et on connaît au moins un cas où l’armée a spéculé sur les revenus d’un temple. En fin de compte, l’activité missionnaire était bannie de l’Inde britannique, les lois indiennes dominaient les tribunaux et le système éducatif était indien8.

En Grande-Bretagne également, l’idée d’empire est restée suspecte jusque vers 1830. Les voyageurs qui visitaient les colonies comme l’Inde trouvaient souvent l’autorité britannique « vaguement comique »9. Les gentilshommes de la Compagnie des Indes Orientales n’avaient pas eu en fait pour dessein de gouverner l’Inde, mais d’y faire de l’argent10, ce qu’ils firent avec la brutalité attendue. Mais une fois que de part et d’autre dans la culture politique indo-britannique on se mit à assigner des valeurs culturelles à la domination britannique, après l’implantation de

7 Franz Fanon fut un des premiers à signaler la suprématie psychologique de la culture de la classe moyenne européenne dans les colonies. Voir son Peau noire, Masques blancs, Paris, Seuil, 1952 ; voir aussi Gustav Jahoda, White Man, Londres, Oxford University Press, 1961, pp. 102, 123. Cité par Renate Zahar, Franz Fanon. Colonialism and Alienation, New-York, Monthly Review Press, 1974, p. 45n. James Morris (Heaven’s Command. An Imperial Progress, Londres: Faber & Faber, 1973, p. 38 dit dans le contexte de l’Inde: “Vers 1835, on détecte une certaine arrogance chez les Britanniques, et ce ton de voix supérieur ne procédait pas comme ce sera le cas plus tard, d’une Droite arrogante, mais d’une Gauche hautement moralisante. Les classes moyennes, affranchies depuis peu, accédaient au pouvoir ; ce sont elles qui allaient finalement se révéler, plus tard sous le règne de Victoria, les plus passionnément impérialistes ». C’est dans le contexte de cette corrélation entre culture de la classe moyenne et esprit impérialiste qu’on peut comprendre la proposition attribuée au psychologue J.D. Unwin : « seule une société sexuellement restrictive … pouvait maintenir son rythme d’expansion », Heaven’s Command, p. 30. La culture politique de l’Inde britannique a cependant été le produit de la dialectique entre le féodalisme britannique et la culture des classes moyennes britanniques. J’omets ici les détails de cette dialectique. 8 Voir par exemple Harihar Sheth, Prâcîn Kalikâtâr parichay, Calcutta, Orient Book, 1982, nouv. ed. ; Binoy Ghose, Kalkâtâ Culture, Calcutta : Bihar Sahitya Bhavan, 1953 ; Morris, Heaven’s Command, pp. 75-6. 9 Morris, Heaven’s Command, pp. 20, 24. Morris résume les choses comme suit : « Tout bien considéré, les Britanniques ne pensaient pas en termes impérialistes. Ils étaient riches. Ils étaient victorieux. Ils étaient admirés. Ils n’étaient pas encore à court de marchés pour leurs industries. Ils étaient stratégiquement invulnérables et étaient préoccupés par des questions de politique intérieure. 10 Morris, Heaven’s Command, pp. 71-2.

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l’esprit évangélique anglais propre à la classe moyenne, on peut dire que le colonialisme proprement dit a commencé11. En particulier, une fois que les dirigeants britanniques et les segments de la société indienne en contact avec eux eurent intériorisé la définition coloniale des rôles et se mirent à parler, dans une ferveur réformiste, le langage de l’homologie entre stratification sexuelle et politique, on peut dire que la victoire du Raj dans la guerre culturelle était acquise.

Ce qui fut crucial, dans cette récupération des intellectuels indiens, est un processus bien connu de la psychanalyse, celui de l’identification avec l’agresseur. Dans une situation d’oppression, un tel processus devenait l’envers de la théorie du progrès, et il se trouvait légitimé sur le plan ontogénétique comme stratégie de défense du moi. C’est souvent ce qu’utilise un enfant normal dans un environnement de dépendance enfantine pour affronter l’inévitable domination d’adultes physiquement plus forts et jouissant d’une légitimité absolue. Dans la culture coloniale, l’identification à l’agresseur liait dominants et dominés en une dyade insécable. Le Raj percevait les Indiens comme des crypto-barbares qui avaient besoin de se civiliser. Il percevait la règle britannique comme un agent de progrès et une mission. De nombreux Indiens à leur tour crurent trouver le salut en copiant les Britanniques, que ce soit dans l’amitié ou l’inimitié. S’ils n’ont pas forcément partagé la notion britannique de races martiales -- les castes et sous-cultures indiennes superbement loyales, exhibant courage et hyper virilité, en miroir des stéréotypes sexuels de la classe moyenne britannique --, ils ont bel et bien ressuscité l’idéologie latente de race martiale telle que la supposait la notion traditionnelle indienne de gouvernement, et en ont fait un axe central. De nombreux mouvements réformistes indiens du XIXe siècle, qu’il s’agisse de réforme sociale, politique ou religieuse -- ainsi que divers mouvements littéraires et artistiques -- ont tenté de faire de la Kshatriya-ïté la véritable interface entre dominants et dominés, nouvel indicateur de l’indianité authentique, à l’exclusion presque de tout autre trait. L’origine et la fonction de cette nouvelle insistance sur les valeurs kshatriya sont particulièrement bien illustrées par le fait que, à l’inverse des idées répandues par les colporteurs de la psychologie colonialiste, la quête de l’indianité martiale a sous-tendu deux grands types de mouvements : d’un côté, la tendance collaboratrice, dominante dans la société indienne, représentée par une majorité de petits princes féodaux, et de l’autre, certaines des formes les plus impuissantes de révolte contre le colonialisme, comme le terrorisme du Bengale, du Maharashtra et du Panjab,

mouvements infiniment courageux mais inefficaces, dirigés par la jeunesse urbaine de la classe moyenne semi-occidentalisée.

Le changement de conscience peut se résumer à trois notions qui devinrent centrales dans l’Inde coloniale : purushatva (virilité), nârîtva (féminité) et klîbatva (hermaphrodisme) [ndt trois

11 Après la Révolte des Cipayes en 1857 toutefois, l’ ‘universalisme’ qui avait fait la force des premiers réformateurs britanniques de la société indienne dut céder le pas à une seconde phase de ‘tolérance’ vis-à-vis de la culture indienne par crainte d’une nouvelle mutinerie. Mais ce nouveau relativisme culturel démarquait clairement la culture indienne, perçue comme infantile et immorale, des produits de l’école publique britannique : des ‘hommes adultes’ austères, courageux, maîtres d’eux. Lewis D. Wurgaft (« Another Look at Prospero and Caliban : Magic and Magical Thinking in British India », mimeo, pp. 5-6 fonde son analyse en partie sur Francis Hutchins, The Illusion of Permanence, British Imperialism in India, Princeton University Press, 1967. Le passage à la tolérance ne modifia pourtant pas les relations fondamentales entre les colonisés. Comme dans l’Afrique de Memmi, le ‘bon’ colon et le ‘mauvais’ colons étaient deux rouages différents chargés de fonctions également importantes dans la même machine. Voir Albert Memmi, Portrait du colonisé, suivi de Portrait du colonisateur, Paris, Buchet Chastel, 1957. Voir aussi Wurgaft, “Another Look at Prospero and Caliban”, pp. 12-3. C. Northcote Parkinson dans son ouvrage East and West, New-York, Mentor, 1965, p. 216, résume nettement: “Ce furent les Européens courtois, efficaces et savants qui firent le plus de dégâts”. Tout ce processus s’intégrait dans un tableau plus vaste, qui supposait le rejet de la conception de l’Orient que s’était faite l’Europe pré-moderne et la réincorporation de l’Orient dans la conscience européenne en fonction des besoins du colonialisme. Voir ci-dessous la seconde partie. Il est intéressant de constater que, pour les philosophes européens du XVIIIe siècle, pour des gens comme Voltaire par exemple, la Chine représentait sans doute la culture la plus avancée du monde. Au dix-XIXe siècle, les Chinois était devenus, pour les lettrés européens, des primitifs.

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notions dérivés des noms désignant respectivement l’homme, purush, la femme, nârî, et l’inverti, ou neutre, klîba]. L’opposition polaire du couple purushatva/nârîtva fut graduellement supplantée par celle du couple purushatva/klîbatva dans la culture coloniale du politique ; le féminin-dans-le-masculin fut désormais perçu comme la négation suprême de l’identité politique d’un homme, pathologie plus dangereuse que la féminité même. Comme d’autres cultures, y compris dans le christianisme pré-moderne, l’Inde aussi avait ses mythes sur les bons et les mauvais androgynes, elle avait aussi ses idées sur l’androgynie respectable et celle qui est méprisable. La fin du XIXe siècle se caractérise par une volonté de regrouper toutes les formes d’androgynie en bloc pour en faire le pendant de la masculinité indifférenciée. Le roman de Rabindranath Tagore (1861-1941), Châr Adhyây, rend brillamment compte de la souffrance engendrée par un tel changement. Les conflits intérieurs du héros prennent pour modèle les dilemmes politiques et moraux d’un nationaliste révolutionnaire qui a réellement existé, et qui se trouve aussi avoir été un théologien catholique et un védantiste, Brahmabandhav Upadhyây (1861-1907). L’émouvante préface de Tagore dans la première édition du roman, supprimée des éditions suivantes parce qu’elle heurtait trop d’Indiens, dévoile la tragédie personnelle d’un ami révolutionnaire qui, pour combattre les misères de son peuple, dut s’éloigner de ses propres principes de svabhâva et svadharma [nature propre et devoir ou religion propre]. Fait remarquable, Tagore avait déjà, vingt-sept ans avant Châr Adhyây, traité du même sujet, le changement culturel, dans son roman Gorâ, s’inspirant probablement du même personnage réel, véhiculant un message politique analogue12.

De nombreux mouvements de protestation avant Gandhi ont été récupérés et avalisés par ce changement culturel. Ils visaient à magnifier la virilité des Indiens en triomphant des Britanniques, souvent sur des enjeux sans espoir, pour libérer une fois pour toutes les Indiens du souvenir historique de leur humiliante défaite dans la violence des jeux de pouvoir et de la Realpolitik. Ceci conféra une légitimité de second ordre à ce qui était déjà devenu dans la culture dominante de la colonie le critère distinctif ultime de la virilité : agression, réussite, contrôle, compétition et pouvoir13. (Je passe pour le moment sous silence les changements structurels qui accompagnèrent au fil du temps cette conscience. Kenneth Ballhatchet a décrit récemment

12 Rabindranath Tagore, “Châr Adhyây », Rachanaâvalî, Calcutta, West Bengal Government, 1961, pp. 875-923; « Gora », Rachanâvalî, pp. 1-350. Sur Brahmabandhav Upâdhyay, voir le bref article de Smaran Acharya, « Upadhyay Brahmabandhav : Rabindra-Upanyâser Vitarkita Nâyak », Desh 49(20), 20 mars 1982, pp. 27-32. Sur la réponse de Tagore aux critiques de sa position sur les politiques extrêmistes dans Châr Adhyây, voir son « Kaifyat » (1935), reproduit dans Shuddhasatva Bosu, Rabindranâther Châr Adhyay, Calcutta : Bharati Prakasani, 1979, pp. 7-10. Bosu donne aussi une analyse du roman intéressante et politiquement pertinente. J’exprime ma reconnaissance à Ram Chandra Gandhi pour m’avoir fait remarquer que même Vivekananda, dont l’hindouisme masculin était une claire dénégation de l’androgynie de son gourou Ramakrishna Paramahamsa, prit lui-même douloureusement conscience des changements culturels que représentait son hindouisme, vers la fin de sa courte vie. Sur les traditions indiennes d’androgynie et les mythes sur les androgynes, voir Wendy D. O’Flaherty, Sexual Metaphors and Animal Symbols in Indian Mythology, Delhi, Motilal Banarsidass, 1980, ainsi que Women, Androgynes and Other Mythical Beasts, Chicago, University of Chicago, 1980. 13 Et ce, en dépit de l’association traditionnelle en Inde de plusieurs de ces caractéristiques avec la féminité. Voir à ce sujet mon article « Woman Versus Womanliness in India. An Essay in Political and Social Psychology », Psychoanalytic Review, 1978, 63(2), pp. 301-15. Aussi publié dans At the Edge of Psychology. Essays in Politics and Culture, New-Delhi, Oxford University Press, 1980, pp. 32-46. Ainsi trouvons-nous ces propos bien intentionnés de M. C. Mallik (Orient and Occident. A comprarative Study, Londres, 1913, cités par Parkinson, East and West, p. 210: “Les Européens, même les plus amicaux, déplorent le manque de virilité dans la nature et la conduite des Indiens. Il serait étrange qu’ait survécu la moindre virilité après tant de siècles de coercition par des maîtres religieux, spirituels et politiques, et d’une situation sociale démoralisante, particulièrement quand le moindre signe en est découragé par les parents, les maîtres, les guides spirituels et les chefs politiques comme impertinence et déloyauté… ». C’est une petite tragédie de l’Inde contemporaine que l’un de ses meilleurs produits, Satyajit Ray, en vienne à exprimer la même conscience de façon plus élaborée dans son film Les Joueurs d’échecs. L’ambivalence de Ray envers le roi poète qui danse et chante, et qui perd tout devant la machine du pouvoir britannique et sa Realpolitik, représente une version sophistiquée de la conscience de Mallik. Voir à ce sujet mon compte-rendu du film dans « Beyond Oriental Despotism : Politics and Feminity in Satyajit Ray », Sunday, Annual N°, 1981, pp. 56-8.

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l’intimité distante entre d’un côté les soldats et administrateurs britanniques, et de l’autre les femmes indiennes, distance qui fut officialisée et systématiquement institutionnalisée dans les faits14. Je passe également sous silence le processus parallèle, tacitement reconnu par un certain nombre d’écrivains15, qui rendit les femmes blanches en Inde plus racistes et exclusives parce qu’elles se percevaient inconsciemment comme les rivales sexuelles des hommes indiens, avec qui leurs hommes avaient tissé inconsciemment un lien érotique homosexuel. C’est ce lien là que la ‘résistance passive’ et la ‘non coopération’ ont exploité, et pas seulement les institutions politiques libérales. Elles y ont été aidées par le fossé qui s’est creusé pendant l’ère victorienne entre deux idéaux de virilité. Pour récapituler Balhatchet et d’autres chercheurs, les classes inférieures étaient supposées mettre en pratique leur virilité par la démonstration de prouesses sexuelles ; les classes supérieures devaient affirmer leur virilité par la distance sexuelle, l’abstinence et le contrôle de soi. Le premier de ces idéaux était compatible avec le style de domination du colonialisme espagnol, portugais et, à un moindre degré, français, en Amérique latine et en Afrique ; le second était compatible, entre autres, avec une certaine manière de concevoir la virilité dans la tradition indienne. Le Brahmane, dans son ascétisme cérébral et auto-sacrificiel, était le contre-pied du Kshatriya plus actif, violent et ‘viril’, car il représentait -- aussi étrange que cela puisse sembler à la conscience moderne -- le principe féminin dans le cosmos. C’est ainsi que l’Inde traditionnelle parvint à limiter le champ de la kshatriya-ité en tant que mode de vie. Afin d’éviter toute confusion, je fais abstraction ici des formes de discours qui mettent aussi dans l’hyper virilité le retrait de la sexualité ou l’androgynie positive).

Dans une telle culture, le colonialisme n’a pas été perçu comme un mal absolu. Pour les sujets, il représentait le produit de leur propre émasculation et la défaite politique du pouvoir légitime. Pour les dirigeants, l’exploitation coloniale était le sous-produit, regrettable, accidentel, d’une philosophie de la vie en harmonie avec des formes supérieures d’organisation politique et économique. Tel était le consensus recherché par les dirigeants de l’Inde, consciemment ou non. Ils ne pouvaient pas mettre en place avec succès une règle de gouvernement tout en se considérant eux-mêmes comme moralement infirmes. Il fallait qu’ils se construisent des remparts contre un éventuel sentiment de culpabilité produit par la disjonction entre leurs actes et ce qui était encore, selon les normes majeures de leur propre culture, les ‘vraies’ valeurs. D’autre part, leurs sujets n’auraient pu collaborer à long terme sans avoir plus ou moins accepté l’idéologie du système, pour jouer le jeu ou assumer le rôle d’outsiders : seule manière pour eux de conserver un minimum de respect de soi dans une situation d’inévitable injustice.

Quand un tel consensus culturel se développe, la principale menace pour les colons est inévitablement la peur latente que les colonisés ne rejettent le consensus, et que, au lieu de tenter de redorer leur ‘masculinité’ en se faisant les adversaires de leurs maîtres dans un jeu aux règles bien établies, ils ne découvrent un cadre de référence alternatif, les opprimés n’apparaissant plus comme faibles, dégradés, pervers, acharnés à casser le monopole des maîtres sur un quota donné de machisme. En présence d’un tel scénario, les colons commencent à vivre dans la peur que leurs sujets ne se mettent à les percevoir comme moralement et culturellement inférieurs et ne leur renvoient bel et bien cette image d’eux-mêmes16. Le colonialisme sans mission civilisatrice

14 Kenneth Ballhatchet, Race, Sex and Class Under the Raj, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1980. J’ai mis en lumière la relation entre le travail de Ballhatchet et l’hypothèse du présent essai dans Journal of Commonwealth and Comparative Politics, 1982, 20(2), pp. 20-30. 15 Cette reconnaissance tacite en vient presque à s’expliciter chez E. M. Forster, lui-même homosexuel. Voir de lui A Passage to India, London, Arnold, 1967. 16 J’ai brièvement traité de la question dans mon article « Oppression and Human Liberation : Towards a Third World Utopia », dans The Politics of Awareness. Traditions, Tyranny and Utopias, Oxford University Press , 1987, pp. 56-76 ; voir la version ancienne de ce texte dans Alternatives, 1978-9, 4 (2), pp. 165-80. Sur ce thème voir aussi l’ouvrage clairvoyant de Memmi, Portrait du colonisé, suivi de Portrait du colonisateur, Paris, Buchet Chastel, 1957. L’un des exemples les plus frappants de l’absence de mission civilisatrice ou de son érosion chez les colonisateurs est la conquête mandchoue de la Chine. Le petit groupe des conquérants s’intégra à la société chinoise en une ou deux générations, et ce qui était une colonisation devint rapidement une variante

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n’est plus du colonialisme. Il devient un handicap pour le colon beaucoup plus que pour le colonisé.

III

J’en viens à présent à l’homologie subsidiaire entre enfant et colonisé dont use presque invariablement tout système colonial moderne17. Les colons, tels qu’on les connaît depuis deux siècles, venaient de sociétés complexes dotées de traditions culturelles et éthiques hétérogènes. Comme on l’a déjà indiqué, c’est en mettant en sourdine certains aspects de leur culture pour en souligner d’autres qu’ils forgèrent la légitimité du colonialisme18. Par exemple, il est impossible de construire une vision pragmatique de la mission de l’Eglise dans le monde à partir de la tradition dans laquelle s’inscrit Saint François d’Assise : on est contraint de se tourner vers Saint Augustin ou Ignace de Loyola pour le faire. Il n’est pas possible de trouver de quoi légitimer la théorie du progrès colonial dans la tradition de Maître Eckhart, John Ruskin et Léon Tolstoï, fondée qu’elle est sur le rejet de la toute-puissance de la haute technologie, de l’entreprise privée hyper-compétitive, super-organisée et obsédée par le succès, fondée qu’elle est aussi sur le rejet des croyances violemment prosélytes et de leur culte de la « soi disant espèce » pour reprendre les termes d’Erik Erikson. Il faut chercher cette légitimité chez les utilitaristes comme Jeremy Bentham et James Mill, chez des penseurs socialistes qui conceptualisent le colonialisme comme une avancée nécessaire dans la voie du progrès et comme un remède au féodalisme. Il faut se tourner vers ceux qui en général s’efforcent de faire entrer l’expérience coloniale dans le moule d’une doctrine du progrès. (L’innocence de l’enfance comme prototype du communisme primitif a constitué une des contributions essentielles de Marx à la théorie du progrès, conceptualisée comme mouvement de la préhistoire à l’histoire et du communisme infantile ou inférieur au communisme adulte. L’Inde est toujours demeurée pour lui une contrée de ‘petites communautés mi-barbares mi-civilisées’, qui ‘réduisait l’esprit humain aux limites les plus contraignantes, livré ainsi sans défense aux superstitions’ et où les paysans vivaient ‘une vie sans dignité, stagnante et végétative’.‘Ces petites communautés, argumentait Marx, (…), ont mis au point une adoration de la nature abrutissante, dégradation particulièrement manifeste quand on voit les hommes s’agenouiller et se prosterner devant Kanuman (sic), le singe, et Sabbala, la vache’. Il s’ensuivait,

de l’oppression interne. La conquête japonaise de certaines parties de la Chine, plus récemment, échoua également à produire une théorie de la mission civilisatrice, malgré certaines tentatives dans ce sens. Significativement, l’un des thèmes principaux dans ces tentatives consistait à mettre en avant la modernisation supérieure du Japon et sa « responsabilité » dans la modernisation des autres sociétés asiatiques. Comme quoi la contribution de l’Occident moderne à la société japonaise a eu plus d’impact qu’on ne l’imagine. La conquête britannique de l’Inde dans sa première phase présentait tous les signes d’une semblable intégration à la société indienne. C’est sans doute le creusement du Canal de Suez qui a arrêté cette intégration, donnant aux Britanniques les moyens de rester en contact avec leur base culturelle plus étroitement qu’auparavant. L’entrée des femmes britanniques sur la scène indienne a également joué un rôle, assurant l’endogamie, en lien avec le système des castes et la force d’affirmation dont témoignait l’ensemble de la société indienne. 17 Pour une compréhension d’ensemble de ma théorie de cette homologie, voir « Reconstructing Childhood. A Critique of the Ideology of Adulthood », in The Politics of Awareness. Traditions, Tyranny and Utopias, dont on trouve une version abrégée dans Resurgence, Mai 1982, et dans The Times of India, 2, 3, et 4 février 1982. Dans le contexte de l’Inde, voir voir Bruce Mazlish, qui pose aussi la question de cette relation dans James and John Mill : Father and Son in the Nineteenth Century, New York, Basic Books, 1975, notamment dans le chapitre 6, pp. 116-45. Pour un bref aperçu du tableau général de l’assimilation par l’Occident des nouveaux mondes (qui posent le cadre d’émergence de l’homologie entre enfance, primitivisme et assujettissement colonial), voir Michael T. Ryan, « Assimilating New Worlds in the Sixteenth and Seventeenth Centuries », Comparative Studies in Society and History, 1981, 23(4), pp. 519-38. Ryan mentionne la « tendance à comparer – sinon à confondre – l’ancien et l’exotique », ainsi que sa relation avec le corpus de la théologie démonologique en Europe. 18 Memmi, dans Portrait du colonisateur, a scrupuleusement décrit le processus par lequel le nouvel entrant est brisé pour être coulé dans le moule de la culture dominante du colon.

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selon Marx, que ‘quel que soit le crime de l’Angleterre, elle était l’outil inconscient de l’histoire’19. Pareille vision était vouée à contribuer en beauté -- fût-ce sans le vouloir -- à la vision du monde raciste et à l’ethnocentrisme qui sous-tendent le colonialisme20. Un rôle culturel analogue, bien que moins influent, revint à certains disciples de Freud dans les premiers temps, qui s’intéressèrent aux sociétés ‘primitives’ pour poursuivre l’homologie entre primitivisme et infantilisme21. Eux aussi élaboraient les implications psychologiques et culturelles du principe biologique en vertu de quoi ‘l’ontogenèse récapitule la phylogenèse’, et développaient l’idéologie de l’adulte mâle, pleinement socialisé, ‘normal’. Simplement, à la différence des utilitaristes et des marxistes, ils n’identifiaient pas clairement primitivisme et infantilisme aux valeurs négatives que recouvraient la simplicité structurelle et ‘l’histoire statique’22).

Il y eut de violents affrontements entre les écoles philosophiques rivales de philosophie sociale, y compris les diverses versions du christianisme occidental. Mais il ne peut y avoir aucun doute sur la hiérarchie de ces sous-traditions en Europe. Le consensus était presque total, chez les intellectuels européens sensés, sur le mal que représentait le colonialisme, même si c’était un mal nécessaire. C’était l’âge de l’optimisme en Europe. Les purs conservateurs et les thuriféraires du colonialisme étaient bien entendu convaincus qu’un jour leur mission culturelle aboutirait et que les barbares deviendraient civilisés ; mais les critiques radicaux de la société occidentale eux-mêmes étaient aussi convaincus que le colonialisme était une étape de maturation nécessaire pour certaines sociétés. Ils ne différaient des impérialistes que dans la mesure où ils n’attendaient pas des colonisés amour ou reconnaissance vis-à-vis des colonisateurs pour avoir fait entrer leurs sujets dans le monde moderne23. Ainsi, les colonisateurs n’étaient pas aux yeux de la civilisation européenne un groupe de vandales ethnocentriques, rapaces, égoïstes, ni les porteurs délibérés d’une pathologie culturelle ; ils étaient perçus comme les instruments, défectueux et malintentionnés, de l’histoire, qui travaillaient inconsciemment pour l’amélioration du sort des démunis du monde.

Le développement de cette idéologie a coïncidé avec une reconstruction culturelle capitale qui s’est déroulée en Occident pendant la première phase du colonialisme, celle pendant laquelle il se consolidait en tant que vaste processus culturel et mode de vie pour les Espagnols et les Portugais. Philippe Ariès défend l’idée que la conception moderne de l’enfance est un produit de l’Europe du XVIIe siècle24. Avant cette époque, l’enfant était perçu comme une version réduite de l’adulte ; à partir de cette époque, l’enfant devint -- ce qu’Ariès ne reconnaît pas pleinement -- une version inférieure de l’adulte, qui devait être éduqué durant la période, récemment allongée, de l’enfance. (Parallèlement, apparaissait au même moment en Europe la conception moderne du

19 Karl Marx, « The British Rule in India » (1853), in Karl Marx & F. Engels, Articles on Britain, Moscou, Progress Publishers, 1971, pp. 166-72, en particulier pp. 171-2. 20 Ces imageries ont fourni la base psychologique de la théorie du mode de production asiatique. J’exprime ma reconnaissance à Giri Deshingkar qui m’a fait remarquer que le Parti Communiste de Chine a tenté d’échapper à ce double-bind marxien en passant la résolution officielle de 1927, selon laquelle la Chine n’était pas une société asiatique. Ainsi vont les sciences sociales scientifiques. 21 Qu’une autre vision du primitivisme est possible, on peut s’en convaincre en lisant un marxiste contemporain comme Herbert Marcuse et la manière dont il utilise politiquement le concept freudien d’enfant pervers polymorphe dans Eros and Civilization, Londres, Sphere, 1969. Avant lui Wilhelm Reich dans la psychanalyse, D. H. Lawrence dans la littérature et Salvador Dali dans l’art avaient exploré les possibilités créatrices du primitivisme dans un cadre méta freudien. 22 Voir sur ce sujet O. Mannoni, ‘Psychoanalysis and the Decolonisation of Mankind’, in J. Miller (ed.), Freud, Londres, Weidesfeld and Nicholson, 1972, pp. 86-95. 23 Sur l’impression de trahison qu’eurent les colonialistes britanniques du fait de ‘l’ingratitude’ des Indiens, perçue comme un trait culturel, voir Wurgaft, « Another Look at Prospero and Caliban ». Wurgaft emprunte manifestement à O. Mannoni, Psychologie de la colonialisation, Paris, Seuil, 1950, ré-édité sous le titre Le racisme revisité, Paris : Denoël, 1984. 24 Philippe Ariès, L’Enfant sous l’ancien régime, Paris, Seuil, 1973. Pour un point de vue différent, voir Lloyd de Mause, « The Evolution of Childhood », in de Mause (ed.), The History of Childhood, New-York, The Psychohistory Press, 1974, pp. 1-73.

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féminin, sous-tendue par le changement dans la conception du dieu chrétien, lequel se virilisait sous l’influence du protestantisme25).

La nouvelle conception de l’enfance était directement liée à la doctrine du progrès qui dominait alors l’Occident. L’enfance n’apparaissait plus simplement comme un prototype joyeux de la béatitude angélique, comme cela avait été le cas un siècle plus tôt dans les cultures paysannes en Europe. Elle apparaissait de plus en plus comme une ardoise vierge sur laquelle les adultes devaient inscrire leur code moral -- version inférieure de la maturité, moins productive, moins éthique, fâcheusement entachée d’irresponsabilité et de spontanéité, la face ludique de la nature humaine. Parallèlement, et probablement sous l’impulsion de ce que les tenants de Weber ont identifié comme le moteur essentiel de la modernisation de l’Europe Occidentale, l’Ethique Protestante, l’adulte s’est trouvé investi de la responsabilité de ‘sauver’ l’enfant de l’état de pécheur et de réprouvé grâce à une socialisation appropriée, et d’aider l’enfant à atteindre un idéal calviniste de maturité adulte. L’exploitation des enfants sous prétexte de les mettre au travail productif, dans les premiers temps de la Révolution industrielle en Grande-Bretagne, fut un corollaire naturel d’une telle conception de l’enfance26.

Le colonialisme a fidèlement repris ces notions de croissance et de développement et a établi un nouveau parallèle entre primitivisme et enfance. La théorie du progrès social se trouva donc catapultée non seulement dans le cycle de la vie de l’individu en Europe, mais aussi dans la sphère des différences culturelles dans les colonies27. Les traits enfantins de l’enfant et l’infantilisme de l’adulte immature en vinrent à s’identifier aussi à la sauvagerie aimable et détestable des primitifs et au primitivisme des sociétés soumises. Cette version de la théorie du progrès se résume dans le tableau suivant :

L’Indien enfantin : innocent, ignorant mais désireux d’apprendre, viril, loyal, et donc perfectible -------------------------- l’Indien infantile : ignorant mais refusant d’apprendre, ingrat, pécheur, sauvage, imprévisible dans sa violence, déloyal et, donc, « incorrigible »

Réformer l’enfantin par l’occidentalisation, la modernisation ou la christianisation ----------------------------- Réprimer l’infantile en maîtrisant la rébellion, en assurant la paix intérieure et en apportant la règle de la loi et la dureté de l’administration

Partenariat dans l’utilitarisme libéral ou l’utopie radicale dans un monde complètement homogénéisé sur le plan culturel, politique et économique

Reste un élément qui n’a pas été modifié dans la légitimation du colonialisme par

reconstruction du cycle de vie. Non pas qu’il ait été sans importance dans la culture coloniale ; mais il était, je soupçonne, spécifique à l’Inde et à la Chine et, dans cette mesure, moins généralement applicable au colonialisme moderne. Je m’en explique brièvement.

25 Nandy, « Woman Versus Womanliness ». 26 Voir Nandy, « Reconstructing Childhood ». 27 Voici ce que V. G. Kiernan dit dans le contexte de l’Afrique dans son ouvrage The Lords of Human Kind.: European Attitudes to the Outside World in the Imperial Age, Harmondsworth, Penguin, 1972, pp. 243: “La conception de l’Africain comme mineur, assumée à l’occasion même par un Linvingstone, s’imposa avec une grande force. Les Espagnols et les Boers avaient mis en question l’existence d’une âme chez les indigènes : les Européens modernes s’en souciaient moins mais doutaient de l’existence, chez eux, d’un esprit, du moins d’un esprit capable d’une croissance d’adulte. Il devint de bon ton de soutenir la théorie de l’arrêt précoce de la croissance mentale chez les Africains, qui n’auraient jamais dépassé le stade de l’enfance. »

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L’Europe moderne avait délégitimé non seulement la féminité et l’enfance, mais aussi la vieillesse28. Le judéo-christianisme a toujours eu une tendance à concevoir le vieillissement comme une révélation naturelle de l’état de pécheur inhérent à l’homme. La décomposition du corps humain était perçue comme un simple révélateur du mal dans la personne en dégénérescence : selon le vieil adage de l’Europe méridionale, l’individu est comme Dieu l’a fait tant qu’il est jeune, après il ressemble à ce qu’il est réellement. Avec l’insistance croissante sur la vision de l’homme comme réprouvé, c’est ce postulat qui a pris le devant de la scène dans la nouvelle idéologie européenne de l’adulte mâle, complétant le tableau d’un univers où seul l’adulte mâle pouvait prétendre approcher la perfection de l’être humain.

Les personnes âgées (représentant la sagesse et la négation du ‘pur’ intellect) étaient désormais de plus en plus perçues comme insignifiantes en raison de leur faiblesse physique, outre la difficulté à quantifier leur rôle culturel et leur productivité sociale. Il n’est guère besoin d’ajouter que, étant donné la nature de la technologie dont on disposait, les changements idéologiques s’intégraient admirablement dans les principes émergents de travail ‘productif’ et de ‘performance’ monétisés et consacrés par les nouvelles institutions politiques et sociales.

Cet aspect de l’idéologie aussi fut exporté dans les colonies dans certains cas particuliers. Kiernan fait en effet référence au problème idéologique du colonialisme britannique en Inde, qui avait du mal à se faire à l’existence d’une civilisation en Inde, car elle existait bel et bien, si étrange pût-elle paraître seloon les standards européens. On pouvait plus aisément décréter l’Afrique sauvage : récemment découverte, elle privilégiait la ruralité, l’oralité, la culture populaire. Il était plus délicat d’en faire autant de l’Inde et de la Chine que les Orientalistes européens et même la première génération de conquérants avaient étudiées et parfois vénérées. Et, en fin de compte, on y trouvait quatre mille ans de traditions de vie civique, une tradition florissante de litterati (en dépit de toute son insistance sur les cultures orales), les traditions alternatives de la philosophie, de l’art et des sciences qui attirèrent souvent les meilleurs esprits de l’Europe. Le fait que le passé de l’Inde était vivant (à la différence par exemple de l’Egypte pré-islamique) compliquait encore la situation. Il fallait trouver une explication à sa ‘dégradation’ culturelle.

L’idéologie coloniale traita le problème de deux manières mutuellement incompatibles. D’abord, elle postula une disjonction claire entre le passé de l’Inde et son présent. L’Inde civilisée était celle d’un passé révolu, désormais mort et ‘muséographié’. L’Inde présente, expliquait-on, n’avait de relation que nominale avec son passé ; elle ne gardait de l’Inde qu’une trace ténue, la version décrépite, sénile, de sa jeunesse créative d’antan. La légende veut que Max Müller, pionnier pourtant de l’indianisme, n’en interdisait pas moins à ses étudiants d’aller en Inde ; pour lui, l’Inde vivante n’était pas l’Inde véritable, et l’Inde véritable ne pouvait qu’être morte.

Ensuite, et paradoxalement, la culture coloniale postula que la dégradation ultérieure de l’Inde ne devait rien à la loi coloniale -- laquelle aurait plutôt amélioré la culture indienne en combattant ses éléments d’irrationalité, d’oppression et de régression --, mais s’expliquait par certains aspects de la culture indienne traditionnelle qui, en dépit de certains avantages, portaient les germes de la décadence culturelle ultérieure. Telle un vieillard pécheur, la culture indienne était dans une sénilité particulièrement débilitante. (Le fait même que l’hindouisme ne mette pas dans la notion de pâpa (« mal ») les connotations personnelles et intimes de la notion chrétienne de péché était pour certains la preuve infaillible d’un vice culturel fatal. Albert Schweitzer lui-même n’est pas resté à l’abri de cette idéologie : il en fit la clef de voûte de son interprétation de l’hindouisme29. Il y avait donc dans cette démonstration un postulat de continuité mais davantage appliqué au péché qu’à la vertu ; pour s’expliquer les vertus de l’Inde, il fallait en appeler à ses contacts avec le monde moderne.

IV

28 Voir mon article « The Politics of Life Cycle », Mazingira, 1984, où le problème est brièvement abordé. 29 Albert Schweitzer, Hindu Thought and Its Development, New-York, Beacon, 1959.

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Quelles formes prit la tentative de réorganisation de la culture indienne en réaction à ces catégories coloniales, tentative participant elle-même de ces catégories ? La meilleure réponse consiste à laisser la parole à certains penseurs du XIXe siècle, ceux qui ont réévalué les positions hindoues traditionnelles quant au masculin et au féminin. Ils se situaient face aux conceptions de la normalité adulte et mature que la modernité opposait au primitivisme anormal, immature et infantile30.

Celui qui a sans doute fait la tentative la plus frappante pour redéfinir la mythologie populaire de manière à épouser les valeurs en pleine transformation sous le colonialisme fut Michel Madhusudan Dutt (1824-73), dont l’épopée bengalie Meghnâdvadh Kâvya fut saluée de son vivant comme l’un des plus grands monuments de la littérature bengali31. Madhusudan, qui exhibait avec panache une occidentalisation flamboyante dans son mode de vie et ses idées -- il avait même embrassé le christianisme de l’Eglise anglicane et déclarait qu’il se souciait de l’hindouisme comme d’une guigne --, voulut d’abord se faire un nom dans la littérature anglaise. Mais il retourna à sa langue maternelle dix ans plus tard pour composer de brillantes interprétations des Purânas. Meghnâdvadh est la plus grandiose.

Comme on le sait, Meghnâdvadh est une reprise du Râmâyana ; les personnages de Râma et Lakshmana, consacrés par la tradition, y sont transformés en méchants pleins de faiblesse, de passivité et d’agressivité, efféminés, et les démons, Râvana et Meghnâd son fils, en héros modernes majestueux et virils. Le texte interprète la rencontre entre Râma et Râvana comme une bataille politique, la moralité étant du côté des démons. L’épopée se termine avec la défaite des dieux vénaux et le meurtre des démons symbolisés par Meghnâd, courageux, fiers, tournés vers la réussite, compétitifs, efficaces, technologiquement supérieurs, héros de l’esprit ‘sportif’.

Meghnâdvadh n’était pas la première ré-analyse du Râmâyana. Dans l’Inde du Sud, une tradition alternative du Râmâyana, antérieure à Madhusudan, avait sporadiquement fait l’objet de vives controverses et été source de conflits sociaux. Dans le jaïnisme aussi, il y a eu une version du Râmâyana qui attisa périodiquement les heurts intercommunautaires32. Râma en tout cas, bien que divin, n’a pas toujours été considéré dans la tradition comme le parangon du bien. A la différence des dieux sémites, il était plus humain, conjuguant plus ouvertement le bien et le mal, le courage et la lâcheté, le principe mâle et le principe féminin. Râvana également n’a jamais été figuré dans la tradition comme intégralement mauvais. On voyait en lui un détenteur d’authentiques pouvoirs spirituels, capable de réels exploits.

Madhusudan Dutt par conséquent s’intégrait dans une tradition de contestation bien vivante en Inde. (Si cette dissension ne tourna pas à l’absurdité politique, c’est qu’il vécut vers la fin de la période durant laquelle les Britanniques, bien que politiquement les plus puissants, n’étaient encore qu’une des nombreuses forces présentes en Inde : la culture occidentale était encore un segment contrôlable en Inde ; l’occidentalisation ne bénéficiait du soutien que de petites minorités dans les deux camps, gouvernants et gouvernés). En même temps, le critère essentiel dans le renversement des rôles de Râma et de Râvana chez Madhusudan, tel que l’expriment leurs personnages, répondait directement à la situation coloniale. Madhusudhan admirait Râvana pour sa vigueur virile, ses talents de guerrier accompli, son sens de la Realpolitik et de l’histoire ; il épousait l’engagement ‘adulte’ et ‘normal’ de Râvana en faveur des valeurs du monde profane, laïc, possessif, plein d’ardeur et de goût pour la vie. D’autre part, il méprisait

30 Les exemples que j’utiliserai sont essentiellement du Bengale, non seulement parce que c’est la culture bengalie qui a le mieux -- et le plus dramatiquement – illustré la tragédie coloniale dans la vie créative, culturelle et politique de l’Inde, mais aussi parce que c’est au Bengale que l’intrusion occidentale fut la plus profonde et la présence coloniale la plus prolongée. 31 ‘Meghnâdvadh Kâvya’, 1861, Kshetra Gupta (ed.), Madhusudan Rachanâvalî, vols 1 et 2, Calcutta, Sahitya Samsad, 1965, pp. 35-117. 32 Un critique littéraire au moins a, semble-t-il, dégagé la source de la réinterprétation du Râmâyana par Madhusudan dans les contacts qu’il eut durant son séjour à Madras avec le Râmâyana jaïn. Asit Bandhopadhyay, Adhunik Banglâ Sâhityer Samksipta Itivrtta, 1965, cité dans Bishwanath Bandopadhyay, « Pramilâr Utsa », Desh 49 (18), 6 mars 1982.

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‘Râma et sa racaille’ -- l’expression est de lui --, pseudo-ascètes efféminés et impuissants, austères non par choix mais par faiblesse.

Il y avait un sens politique évident dans la contradiction que soulevait Madhusudan pour une culture qui rejetait la plupart des formes de réalisation individuelle fondée sur la compétition, qui mettait fréquemment en sourdine la différence sexuelle dans les rôles sociaux, valorisait faiblement la haute technologie, accordait le même statut au mythe et à l’histoire et rejetait l’hédonisme, y compris l’individualisme possessif et la consommation. Ce qui ne veut pas dire que le système de valeurs de Râvana était étranger aux traditions indiennes : il fut parfois associé à des figures mythiques qui inspirèrent admiration et respect. Mais, dans l’ensemble, il restait parqué à l’intérieur de certaines limites ou marginalisé dans un ésotérisme culturellement défini. On percevait Râvana lui-même, au fond, comme quelqu’un qui connaissait bien les Védas et avait acquis ses pouvoirs de sources sacrées, après des années de pratiques ascétiques (tapas). Ses qualités toutefois étaient reconnues à l’intérieur des contraintes que lui imposaient son être démoniaque (rakshasa). Madhusudan libérait désormais Râvana de ces contraintes traditionnelles pour lui donner la nouvelle stature d’un roi kshatriya moderne, instruit, scientifique, en guerre contre les politiques non laïques et contre l’anti-technologisme d’un prince pastoral banni.

Meghnâdvadh est une tragédie. Ses héros étaient dans une certaine mesure des bizarreries dans une culture qui n’avait apparemment pas de tradition du tragique. Toutefois, pour décoder complètement cette déviation, il faut reconnaître que la tradition des Purâna avait une autre vision du tragique dans la vie comme dans les lettres. La tragédie dans les Purâna n’était pas centrée sur une grande défaite décisive ou sur la mort du héros, ou sur la victoire finale du non divin.La tragédie reposait sur le majestueux passage du temps et sur l’inévitable déclin ou décadence qui sous-tendait tout, du plus puissant au plus humble, du suprême au trivial, et du ‘permanent’ à l’éphémère. Dans le Mahâbhârata, le grand départ (mahâprasthana), délibéré et néanmoins prédéterminé, des Pandava après l’apogée de leur victoire dans la bataille de Kurukshetra et la mort du dieu Krishna -- solitaires, âgés, nostalgiques et en partie oubliés -- en sont de bons exemples.

Meghnâdvadh proposait une conception du tragique différente. Non seulement le bien et le mal étaient clairement distincts dans l’épopée, en fonction de critères éthiques bien définis, mais le mal finalement triomphait. Traditionnellement, les démons (rakshasa) représentaient une version démoniaque de la virilité sans entraves, libérée des normes et traditions dominantes. A présent, certains aspects de cette virilité démoniaque se trouvaient assumés, pour les Indiens, par la nouvelle culture du colonialisme et les variations qu’elle popularisait sur le mythe de l’homme prométhéen. En faisant de Meghnâdvadh une tragédie, en invitant les lecteurs à s’identifier aux héros, Madhusudan légitimait le type de personnalité qu’incarnaient ses héros, et souscrivait à l’idéologie émergente de la modernité aussi bien qu’aux conceptions compatibles du masculin et de l’adulte dans la vision du monde de sa communauté. Ce qui était bridé et récessif dans la masculinité indienne traditionnelle acquérait désormais une visibilité de premier plan grâce au soutien de l’imagerie culturelle et des mythes existants.

C’est en quoi Madhusudan réactualise la critique culturelle déjà formulée par Rammohun Roy (1772-1833)33. Rammohun avait introduit dans la culture des classes moyennes urbaines en pleine expansion en Inde -- pour le bénéfice de ceux que l’intrusion coloniale en Inde orientale avait aliénés des anciens modes de vie et des valeurs traditionnelles -- les idées de religion organisée, de texte sacré, de monothéisme, et, par dessus tout, de divinité patriarcale. Parallèlement, il avait réinterprété à contresens le non dualisme de Shankaracharya, pour en tirer une nouvelle définition de la virilité, fondée sur la démystification de la féminité et sur le déplacement des pouvoirs magiques depuis le quotidien de la féminité vers un principe mâle

33 Voir Nandy, « Sati : A Nineteenth Century Tale of Women, Violence and Protest » in At the Edge of Psychology, pp. 1-31, pour une discussion des dimensions psychologiques de la réponse de Rammohun Roy au colonialisme. L’étude traite aussi de l’ambivalence personnelle et culturelle qui domine la philosophie du changement social élaborée par Rammohun Roy.

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transcendant. Il avait tenté de libérer la femme de la responsabilité que lui imputait la conscience -- ou l’inconscient -- collective pour ses échecs d’éducatrice dans les domaines de la nature, de la politique et de la vie sociale. Madhusudan d'autre part, indifférent aux questions que soulevait Rammohun dans sa philosophie de la réforme, tentait de faire tenir dans les points de vue indiens les conceptions occidentales du masculin et du féminin, de l’adulte et de l’enfant, partant, de faire apparaître la présence occidentale en Inde comme naturelle dans un contexte où l’Occident en était apparemment venu à représenter, pour nombre d’Indiens, les aspects les plus valorisés de la culture indienne. Les attributs démoniques (rakshasa) de Râvana avec leur hyper virilité précédemment rejetée étaient désormais les qualités héroïques d’un roi-démon représentant la véritable virilité adulte ; et la personnalité ouverte, aux multiples facettes, de Râma, en qui des générations successives d’Indiens avaient projeté leurs conceptions complexes du bien, devenait désormais une divinité périmée, immature et non-virile, représentant une conception inférieure -- sinon erronée-- du bien.

Ce n’est pas ici le lieu de débattre des passions oedipiennes qui poussèrent Madhusudan à redéfinir le masculin et la normalité. L’essentiel à garder en mémoire est que ses efforts, au nom de sa culture, pour ‘dompter’ les notions occidentales de masculin et de féminin dataient d’un temps où le plein pouvoir et la gloire de l’Empire britannique n’étaient pas encore visibles. Il était par conséquent dans une posture peu défensive. Sa critique agressive des traditions indiennes était dans le ton des grands mouvements réformistes de l’Inde : il ne s’agissait pas seulement d’une tentative d’explication de la culture indienne en termes indiens, ou même en termes occidentaux, mais bien d’une tentative d’explication de l’Occident en termes indiens et d’incorporation de l’Occident dans la culture indienne en tant qu’expérience incontournable.

Passons à présent au second courant de la critique culturelle en réponse au colonialisme,

une fois encore ancré sur les textes sacrés réinterprétés, mais en réalité pétri d’une vision du monde coloniale légitimée en fonction des conceptions du sacré alors en cours. Le représentant le plus créatif de cette tendance est probablement Bankimchandra Chatterjee (1838-1894), dont les romans et essais constituent une tentative pour marginaliser l’ancien modèle de l’hindouisme critique et proposer un nouveau cadre de culture politique qui projetait dans le passé hindou, âge d’or de l’hindouisme révolu, les qualités du christianisme censées assurer aux Chrétiens leur force.

Anandamath, roman fétiche et Bible de la première génération des nationalistes indiens, notamment des terroristes bengalis, visait directement à mettre en œuvre les implications d’une telle conception de la religion34. L’ordre des Sanyâsîs [renonçants hindous] dans le roman était de toute évidence la contrepartie hindoue de l’ordre des prêtres dans certaines versions du christianisme occidental. En fait, leur occidentalité leur conférait le sens de l’histoire, les incitait à préférer une religion organisée et, par-dessus tout, leur rendait le Raj acceptable comme phénomène transitoire mais historiquement incontournable et légitime en termes hindous.

Mais c’est l’élégant essai de Bankimchandra sur Krishna qui fournit le maillon manquant -- par la réinterprétation d’une divinité traditionnelle majeure -- dans le nouveau modèle de l’hindouisme35. Ce qu’avait voulu faire Madhusudan dans le contexte du Râmâyana, Bankimchandra voulut le faire dans le contexte du Mahâbhârata et des cinq Purânas qui traitent de Krishna. Il chercha à construire un Krishna historique et doué d’une conscience historique -- cohérent, réfléchi et moral selon les normes modernes. Il dépouilla tous les textes anciens sur Krishna, non seulement pour le situer dans l’histoire, mais pour trouver les arguments susceptibles d’évacuer toutes les références à des traits de caractère inadmissibles dans les nouvelles normes quant à la sexualité, la politique et les relations sociales. Son Krishna n’était pas l’être tendre, enfantin, plein de contradictions et parfois immoral, de la tradition populaire -- dieu apte à se fondre dans le quotidien de ses humbles dévots, rarement porté à châtier, à agir en

34 Bankimchandra Chatterji, Rachanâvalî, avec une introduction de Joseph Bagal, Calcutta, Sahitya Samsad, 1958, vol. 1, pp. 715-88. 35 Bankimchandra Chatterji, « Krrishnacharitra », 1886, Rachanâvalî, vol. 2, pp. 407-583.

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gagnant chez les grands, rarement battant et productif. Bankimchandra n’adorait pas le dieu enfant, ni l’adolescent joueur -- amateur à l’occasion de jeux sexuels -- simultanément androgyne et idéaliste sur le plan philosophique, pratique et raisonnable. Son Krishna était un ‘dur’, un dieu didactique, droit, respectable, qui défendait la gloire de l’hindouisme au titre de religion véritable et sauvait le système culturel et moral cohérent qu’il représentait. Bankimchandra rejetait comme interpolations tardives -- et du coup inauthentiques-- tous les traits de Krishna qui ne cadraient pas avec l’idéal chrétien ou islamique de la perfection totale36. Il visait à faire de Krishna un dieu mâle, normal, non païen, un dieu qui sauverait ses dévots de l’humiliation devant les Occidentaux progressistes.

C’est cette conscience que Swami Dayanand Sarasvati (1824-83) et Swami Vivekananda (1863-1902) avaient en commun avec lui et qu’ils poussèrent plus loin encore. Les deux Swamis firent leur entrée en scène à un moment où la culture coloniale s’était insinuée plus avant dans la société indienne. Il n’était désormais plus possible de donner la priorité à la réforme culturelle sur la politique de masse sans ignorer l’invasion psychologique qui avait commencé, avec l’intériorisation de plus en plus répandue chez les Indiens des valeurs occidentales ; or, mettre exagérément l’accent sur la réforme de la personnalité indienne ne pouvait qu’ouvrir de nouveaux modes plus retors d’occidentalisation.

Pourtant, c’est exactement ce que firent les deux redoutables swamis. Ils empruntèrent leurs valeurs fondamentales à la vision du monde occidentale et, en dépit de leur image d’orthodoxes revivalistes, soumirent les hindous à une critique sans merci. Ils adoptèrent aussi la position consistant à mettre au passé la grandeur des Hindous -- dans leurs termes, la virilité adulte -- et à attribuer son déclin à l’obsolescence du brahmanisme textualiste et la kshatriya-ité authentique. De toute évidence, si la valeur martiale ou kshatratej était le premier critère distinctif du dirigeant, le dirigeant le plus valeureux dans ce sens méritait de gouverner. On pouvait difficilement prendre cette affirmation pour un compliment à l’égard des hindous d’aujourd’hui ; quoi qu’il en soit, elle convenait parfaitement à la structure dominante de la pensée coloniale37, comme à l’idéologie de certains orientalistes occidentaux.

Ainsi, Vivekananda comme Dayanand tentèrent de christianiser l’hindouisme, notamment la notion hindoue dominante de personne désirable. Ce faisant, ils identifiaient l’Occident au pouvoir et à l’hégémonie, qu’à leur tour ils identifiaient à une civilisation supérieure. Ils tentèrent ensuite d’énumérer les différences entre l’Occident et l’Inde et attribuèrent la supériorité de l’Occident à ces différences. Et ils passèrent le restant de leur vie à exhorter les misérables hindous à s’aligner sur cette spécificité culturelle de l’Occident. Et, comme on pouvait le prévoir, ils découvrirent -- la culture indienne étant du type complexe et ouvert qu’on sait -- qu’il existait dans l’hindouisme des traditions susceptibles de valider les traits occidentaux valorisés, mais qu’elles étaient perdues chez les hindous d’aujourd’hui, « indignes ». Comme on pouvait aussi le prévoir, les éléments essentiels de leur hindouisme étaient, une fois de plus, les suivants : volonté de transformer l’hindouisme en une religion organisée, avec un clergé, une église et des missionnaires organisés ; acceptation du prosélytisme et de la « conscientisation » religieuse (la notion de suddhi, purification, bête noire des chrétiens et des musulmans indiens, représentait un élément sémitique introduit dans l’hindouisme du XIXe siècle sous l’influence du christianisme occidental) ; tentative d’introduire la notion de Livre conforme aux croyances sémites (en l’occurrence, les Védas et la Gita pour les deux Swamis) ; acceptation de la notion d’histoire linéaire, objective et causale ; acceptation des notions corollaires du monothéisme (Vivekananda parvint même à en produire une variante exceptionnelle : foi quasi monothéiste centrée sur une divinité féminine) ; et un certain puritanisme et ascétisme pragmatique emprunté en partie à l’Eglise catholique et en partie au calvinisme.

36 Ce qui était en soi moderne. Dans une culture anhistorique ou épique, la temporalité n’a pas lieu de déterminer l’authenticité. Voir la section VII de cet ouvrage. 37 Kiernan, The Lords of Human Kind.

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Pareil modèle était assuré de confirmer l’idée que la perte de virilité et la régression culturelle des hindous venaient de la perte des qualités aryennes originelles, qualités qu’ils partageaient avec les Occidentaux. Le fait même de nommer une église Arya Samaj, comme l’a fait Dayanand, était politiquement lourd de sens. Il était aussi certain que ce modèle allait mettre l’accent sur les changements psychologiques et institutionnels qui travaillaient l’hindouisme, contribuant à éradiquer les autres formes d’hindouisme critique qui mettaient en avant la primauté des changements politiques et cherchaient à combattre le colonialisme britannique en acceptant les hindous contemporains tels qu’ils étaient (comme le fit par exemple Gandhi plus tard en organisant les hindous comme Indiens et non comme Hindous, tout en reconnaissant à l’hindouisme le droit de garder son caractère inorganisé, anarchique, ouvert). Il n’est guère surprenant que le second modèle se soit progressivement révélé incompatible avec les besoins de l’anti-colonialisme et, par sa survalorisation des catégories exogènes de l’autocritique, indirectement collaborateur.

Le modèle fut enfin confronté à un autre paradoxe politique. Alors que, dans sa première phase, le Raj avait encouragé la participation des hindous (parce qu’elle était avantageuse pour le régime, les hindous étant alors pro-britanniques), dans la seconde phase, il la découragea à cause de la montée du nationalisme. De plus, alors que dans sa première phase le régime voyait d’un mauvais œil toutes les réformes sociales et prenait souvent des décennies pour passer une loi contre une pratique sociale hindoue combattue par les réformistes indiens, la seconde phase vit fleurir sous leur patronage les écoles nationalistes, qui faisaient de la liberté politique une conséquence de la réforme sociale, notamment la réforme de l’identité nationale indienne.

Bien qu’on eût des exemples de déviance même parmi les défenseurs du second modèle d’hindouisme critique, comme la bravoure sacrificielle des terroristes voués à la cause nationaliste et la version magnifiée qu’en représentaient des Vinayak D. Savarkar et des Subash Chandra Bose, le modèle permettait bel et bien la percolation des idées culturelles occidentales jusqu’aux tréfonds de la pensée religieuse hindoue et il acceptait de fait les théories occidentales de sujétion politique et d’arriération économique. La notion d’histoire linéaire toute neuve pour l’hindouisme -- contrepartie intériorisée de la théorie occidentale du progrès -- était l’instrument idéal pour atteindre cet objectif. Elle engendrait un complexe d’infériorité vis-à-vis du credo impérial et incitait à voir dans l’âge d’or de l’hindouisme une version ancienne de l’Occident moderne38.

X X X

En bref, les deux courants de conscience politique, quoique apparemment hostiles l’un à

l’autre, produisirent des schèmes partiellement coloniaux du moi politique et culturel à l’usage du colonisé. En fait, le premier, formaté par Rammohun Roy et ses semblables, était fondé, dans le vécu en tout cas, sur un plus grand respect de soi et une plus grande autonomie, encore que par la suite il eût été amené à s’inféoder, en apparence et en réalité, à la vision du monde occidentale, aux yeux de ses opposants comme de ses défenseurs.

Ceux qui co-habitaient avec la culture du colonialisme britannique dans son plein développement ne prirent que graduellement conscience qu’aucun des deux modèles n’était capable d’assurer efficacement le respect de soi et l’autonomie culturelle. Et pourtant il n’y avait aucune alternative en vue, en fait de modèle culturel susceptible de porter un regard critique sur les traditions indiennes et de mettre la culture indienne à la page sans en altérer l’authenticité.

38 En fait, on peut reconstruire la position anti-musulmane du nationalisme hindou dans sa majorité comme une hostilité en partie déplacée au pouvoir colonial, hostilité incapable de s’exprimer directement du fait de la nouvelle légitimité qui s’était instaurée dans l’hindouisme en faveur de ce pouvoir. Telle dynamique reproduit grossièrement, d’une certaine façon, le déplacement de l’hostilité oedipienne dans la personnalité autoritaire. Cf. T.W. Adorno, Else Frenkel-Brunschwik, D. Levinson and R.N. Sanford; The Authoritarian Personality, New-York, Harper, 1960.

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Il faut toutefois noter quelques tentatives sporadiques pour rompre avec cette stagnation dès le XIXe siècle. Quelqu’un comme Iswarchandra Vidyasagar (1820-91) a bel et bien cherché à créer une nouvelle conscience politique de l’hindouisme et du colonialisme dans l’authenticité culturelle et individuelle. C’est ainsi qu’ont émergé des personnages, pour reprendre les termes du biographe de Vidyasagar, « intégralement eux-mêmes et fécondés par le choc des cultures (…) au XIXe siècle 39». Iswarchandra lui aussi a combattu la violence institutionnalisée contre les femmes indiennes, il a privilégié la réforme sociale plutôt que la réforme politique. Mais son diagnostic de l’hindouisme ne procédait pas d’un complexe d’infériorité ; il procédait de la perception des contradictions inhérentes à l’hindouisme même. Et même dans son combat pour les femmes indiennes, il ne s’est pas appuyé sur les idéaux occidentaux du masculin et du féminin, pas plus que sur une théorie du progrès culturel. Il s’est refusé à sémitiser l’hindouisme pour en tirer une théorie toute faite de l’Etat. En conséquence, la société à laquelle il appartenait ne put ni l’ignorer ni lui pardonner (le pandit venu l’assister à l’article de la mort, put entendre les orchestres se déchaîner devant chez lui pour célébrer sa mort toute proche). L’hindouisme de Vidyasagar avait pour les hindous orthodoxes un côté d’autant plus subversif qu’il avait toutes les apparences de l’hindouisme. En même temps, même ceux qui adhéraient aux deux autres modèles de critique interne et de changement culturel considéraient sa critique culturelle comme fondamentale. On ne pouvait donc pas le traiter par le mépris, ni en faire un apostat ou un apologiste.

Vidyasagar parvint à cette intégration culturelle par l’évitement des enjeux normatifs et institutionnels des modèles rivaux. Il se refusa à utiliser l’imagerie de l’âge d’or hindou dont seraient prétendument déchus les hindous contemporains, il refusa de s’inféoder psychologiquement à l’histoire du pouvoir dominant non hindou, il s’interdit d’interpréter l’hindouisme comme religion au sens strict du christianisme ou de l’islam, il rejeta les idéologies de la virilité et de la maîtrise adulte, et il refusa de faire jeu égal avec l’Occident en construisant une nation de super hindous ou en voyant dans l’hindouisme le parfait et tout puissant antidote à l’usurpation de l’Occident en matière de culture. Son effort a consisté à protéger, non pas la structure formelle de l’hindouisme, mais son esprit, sa nature de fédération ouverte et anarchique de sous cultures et d’autorités textuelles susceptibles de ré-interprétations et de critiques internes.

L’anti-colonialisme d’Iswarchandra ne se définissait donc pas selon les lignes occidentales du rationalisme, n’en déplût aux notables bengalis, les bhadralok, et aux stéréotypes populaires qu’ils colportaient à son sujet. Il ne consistait pas non plus en une réaction lourde, bien que certains éléments de sa vie quotidienne aient pu en donner l’impression (et notamment sa manière de s’habiller, agressivement indienne, son mode de rapport aux autres, ses habitudes alimentaires40). C’était d’abord et avant tout un brahmane et un pandit, un homme de savoir et un polémiste, qui prenait clairement position sur les textes sacrés qu’il estimait en consonance avec ses réformes41. Il n’avait rien non plus d’un homme de religion acharné à vendre sa nouvelle version de l’hindouisme et, contrairement à Gandhi, il n’eut pas à assumer le statut de saint homme révéré par ses disciples. Mais il aurait pu, comme Gandhi, se déclarer hindou orthodoxe ; il aurait pu revendiquer la supériorité de son hindouisme sur celui de ses opposants, parce que son hindouisme englobait son expérience coloniale.

Bien qu’Iswarchandra fût issu d’un milieu rural pauvre, les temps étaient tels que son mode de dissension ne put sortir du cadre urbain et des classes moyennes, mobiliser les marges de sa société, ou faire un usage plus créatif de l’hindouisme populaire (par opposition à l’hindouisme sanscritisé). Mais son modèle résistait résolument à l’idéologie de l’hyper masculinité et de la ‘normalité’. Et les interprétations populaires de son œuvre l’ont bien compris. Madhusudan Dutt écrivit quelque part que le tenace et fougueux brahmane avait « le cœur d’une mère bengalie », et

39 Amalesh Tripathi, Vidyasagar : The Traditional Modernizer, Calcutta, Orient Longman, 1974. 40 Benoy Ghose, Vidyasagar o Bangali Samâj, vols 1-3, Calcutta, Bengal Publishers, 1973, et Indra Mitra (ed.), Karunâsâgar Vidyâsâr, Calcutta, Ananda Publishers, 1971. 41 Tripathi, Vidyasagar, Chapitre 1. Ashok Sen a abordé les problèmes posés par ce mode de ré-interprétation (Iswarchandra Vidyasagar and his Elusive Milestones, Calcutta, Riddhi India, 1972.

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le proverbe sanscrit « plus dur que la foudre et plus tendre que la fleur » devint du vivant même de Vidyasagar l’image standard, sinon éculée, de son androgynie. On était implicitement conscient autour de lui que sa combinaison de défi agressif contre l’autorité et de ré-interprétations autorisées de l’autorité contestait certains des postulats fondamentaux de la théorie coloniale du progrès, particulièrement la construction corollaire chez les Indiens et les Britanniques d’‘inégalité légitime’. Si Iswarchandra ne parvint pas à pleinement politiser sa dissension, il tenta du moins d’exploiter l’oppression provisoire, ‘inévitable’ du colonialisme pour parer aux besoins de l’Inde. Et il le fit sans se soumettre à une vision occidentale de ces besoins, vision nourrie de darwinisme social, de radicalisme et d’utilitarisme.

V

La colonisation n’est pas un problème limité aux pays d’outre mer. Le processus de décolonisation – loin du reste d’être terminé dans ces pays – est également à l’œuvre chez nous, dans nos écoles, dans les revendications féministes, dans l’éducation des tout petits et dans bien d’autres domaines (…) Si certaines cultures s’avèrent capables d’en détruire d’autres (…), les forces destructrices qu’elles mettent ainsi en avant agissent aussi de façon interne.

Octave Mannoni42

… que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui--même en bête (…) On a cru n’abattre que des Indiens, ou des Hindous, ou des Océaniens, ou des Africains. On a en fait renversé, les uns après les autres, les remparts en deçà desquels la civilisation européenne pouvait se développer librement.

Aimé Césaire43

Le profil psychologique du colonialisme est désormais bien connu dans ses grandes lignes. Grâce à la clairvoyance d’écrivains comme Octave Mannoni, Frantz Fanon et Albert Memmi, nous avons réussi à apprendre quelque chose des dispositifs interpersonnels qui constituent la situation coloniale, notamment en Afrique44. Moins bien connues sont les pathologies culturelles et psychologiques qu’a produites la colonisation dans les pays colonisateurs.

Dans la vision populaire, les seuls à souffrir du colonialisme sont les communautés dominées. Le colonialisme, dans cette optique, est le nom d’une économie politique assurant un flux de bénéfices à sens unique, les sujets étant les éternels perdants dans ce jeu et les dominants les bénéficiaires. C’est là une construction de l’esprit et de l’histoire promue par le colonialisme lui-même. Pareille vision a tout intérêt à dénier l’importance de l’impact de l’idéologie colonialiste sur les colonisateurs, à oublier que leur dégradation, à eux aussi, peut être parfois terrifiante. Sous la rhétorique de l’intelligentsia européenne quant aux maux du colonialisme se cache la foi

42 Mannoni, « Psychoanalysis of colonialism », pp. 93-94. 43 Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris : Présence Africaine, 1955, p. 22, et p. 70. 44 Mannoni, Psychologie de la décolonisation, Paris, Seuil, 1950, réédité sous le titre Prospero et Caliban, Paris, Editions Universitaires, 1984, puis Le Racisme revisité, Paris, Denoel, 1997; Fanon, Peau Noire, Masques blancs, 1952; Memmi, Portrait du colonisé, suivi de Portrait du colonisateur, Paris, Buchet Chastel, 1957.

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implicite dans la réalité des avantages : le bénéfice du colonialisme pour l’Europe était réel, dans la mesure où il s’agissait essentiellement de produits matériels, les pertes étant illusoires, dans la mesure où elles touchaient aux relations sociales et aux états psychiques. L’interprétation que j’avance -- moins contaminée, je l’espère, par l’idéologie du colonialisme -- se fonde sur des exemples tirés de l’un des régimes coloniaux les plus stables et les plus subtilement gérés de tous les temps, l’Inde Britannique. Ces exemples montrent que ce qu’Aimé Césaire appelait la ‘décivilisation’ des colonisateurs, loin d’être au fond un fantasme vain, est une réalité que même Mannoni et Fanon auraient cautionnée45. Fanon décrit un officier de police qui, torturant les membres du FLN, devient violent envers sa propre femme et ses enfants46. Même dans le cadre de la psychiatrie politique passionnée de Fanon, il est évident que l’officier devait faire à sa famille -- et se faire à lui-même-- ce qu’il faisait à ceux du FLN. Le colonialisme en tant que processus psychologique ne peut pas ne pas ratifier le principe de l’isomorphie des oppressions, principe qui réaffirme, à l’ère de l’homme psychologique, la sagesse ancienne du Nouveau Testament et peut-être aussi du Sauptik Parva et du Mahabharata : ‘ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse, pour ne pas te faire à toi-même ce que tu fais à autrui’.

Le colonialisme marqua l’Inde en profondeur. L’exploitation économique, le déracinement

psychique, la rupture culturelle qu’il a causés ont été énormes47. Mais l’Inde était un territoire immense, peuplé de centaines de millions d’êtres vivants. En dépit de la présence d’un pouvoir formidable qui fonctionnait comme une autorité centrale, le pays était culturellement fragmenté et politiquement hétérogène. L’impact de l’impérialisme pouvait ainsi rester confiné aux centres urbains et aux classes supérieures et moyennes, occidentalisées et semi-occidentalisées, ainsi qu’à certains secteurs de l’élite traditionnelle. Tel n’était pas le cas des dominants, issus d’un îlot relativement plus homogène. Ils furent dépassés par leur propre expérience de colons. Par conséquent, les dégâts culturels à long terme exercés par le colonialisme dans la société britannique furent plus ravageurs.

En premier lieu, l’expérience de la colonisation n’a pas laissé indemne la culture interne de la Grande-Bretagne. Elle marqua l’émergence des aspects les moins humains et les moins tendres de la culture politique britannique. Elle réduisit au second plan la spéculation intellectuelle, l’intellect et la caritas, devenues des vertus de femmes, et elle légitima la limitation du rôle culturel des femmes -- et de la féminité-- en prétendant que la face tendre de la nature humaine n’avait pas lieu d’être dans la sphère publique. Elle sanctifia ouvertement -- au nom des valeurs de compétition, d’accomplissement, de contrôle, de productivité-- de nouvelles formes de violence institutionnalisée et un darwinisme social brutal48. La commode notion de classes inférieures

45 Césaire, Discours sur le colonialisme , Paris, Présence Africaine, 1955, p. 12. Le principe psychologique en question a été reconnu par Platon lui-même, comme le résume Iris Murdoch dans The Fire and the Sun. Why Plato banished the Artists, Oxford, Oxford University Press, 1977, p. 39 : « Quelle que soit la doctrine de Platon, sa psychologie ne laisse aucun doute… On n’échappe pas à la causalité du péché. Il est dit dans le Théétète (176-7) que le châtiment implacable de la méchanceté consiste tout simplement à être méchant. ». Il est surprenant que Fanon, en qui Peter Berger voit le ‘Clausewitz de la Révolution’, n’ait eu qu’une conscience limitée du potentiel créateur d’une telle philosophie du mal. 46 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Editions Maspero, 1961, rééd. La Découverte & Syros, 2002, pp. 256-8. 47 La dislocation politique et économique est évidemment bien connue et décrite. Voir par exemple R.C. Dutt, Economic History of India in the Victorian Age, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1903, et Dadaboi Naoroji, Poverty and Un-British Rule in India (1901), New-Delhi: Publications Division, 1969, pour les premiers débats sur l’exploitation économique. Pour une illustration de la pathologie psychologique et culturelle dérivant de la colonisation en Inde, voir R.C. Majumdar and D.K. Ghose (eds.), British Paramountcy and Indian Renaissance, part 2, Bombay, Bharatiya Vidya Bhavan, 1965. Pour une monographie portant sur une pathologie culturelle spécifique, voir mon essai « Sati ». 48 Certains de ces soulignements sont compatibles avec la description ‘standard’ du syndrome autoritaire des marxistes de l’Ecole de Francfort, dont T.W. Adorno et al. proposent une construction empirique dans The

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qu’elle promut concordait parfaitement avec les besoins du capitalisme industriel, et la société britannique se vit appliquer une version à peine modifiée de la notion coloniale de hiérarchie. La tragédie du colonialisme fut aussi la tragédie des épouses, des jeunes fils et de tous les ‘et cetera et ainsi de suite’ de la Grande-Bretagne.

Qui a passé devant les stèles des tombes impériales n’aura pas manqué, tout en méditant sur la tristesse de leurs tragédies individuelles, d’être frappé par le saccage de l’ensemble, jeunes vies gâchées, courage vain, séparations inutiles ; et l’image floue de l’Empire, sa panoplie plus falote encore de drapeaux et de camps militaires, s’en trouvait alors comme embrumée dans un brouillard de larmes, telle une grandiose marche antique claironnée mélancoliquement par un orchestre au bord de la mer49.

Authoritarian Personality. Sur la culture du darwinisme social en Grande-Bretagne, voir Raymond Williams, « Social Darwinism », in Problems in Materialism and Culture, Londres, NLB, 1980, pp. 66-102. 49 James Morris, Farewell the Trumpets. An Imperial Retreat, Londres, Faber and Faber, 1978, p. 556.

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En second lieu, paradoxalement, l’idéologie du colonialisme engendra une fausse

impression d’homogénéité culturelle en Grande-Bretagne. Tout cela finit par aboutir au gel de la conscience sociale, décourageant la critique culturelle fondamentale qu’aurait pu déclencher la réaction croissante contre la rigidité des classes sociales britanniques et les divisions infra nationales, qu’aurait pu aussi susciter la chute du niveau de vie dans une société qui s’industrialisait rapidement. Le colonialisme a faussé les contours des hiérarchies sociales en ouvrant des voies alternatives à la mobilité sociale dans les colonies et en ratifiant les sentiments nationalistes à travers les guerres d’expansion coloniale ou les guerres avec d’autres ambitieuses puissances européennes qui voulaient se tailler une part de la gloire coloniale. La domination quasi totale d’une petite élite en Angleterre fut possible parce que la société évacuait en les détournant vers les colonies certaines expressions indirectes de critique culturelle : les déviants insatisfaits de l’ordre social et frustrés par les tensions qui en résultaient. Je pense là à la criminalité issue de la rage des opprimés et des déclassés, passés du camp des dominants à celui des co-opprimés50. Même des défenseurs du colonialisme comme Carl Siger à propos de la colonisation française, ont admis ce processus :

Les pays neufs sont un vaste champ ouvert aux activités individuelles, violentes, qui dans les métropoles se heurteraient à certains préjugés, à une conception sage et réglée de la vie, et qui, aux colonies, peuvent se développer plus librement et mieux affirmer, par suite, leur valeur. Ainsi, les colonies peuvent, à un certain point, servir de soupape de sûreté à la société moderne. Cette utilité serait-elle la seule, elle est immense51.

Les Britanniques ne l’ont sans doute jamais formulé ainsi, mais cette logique a toujours été implicite dans la culture dominante de la Grande-Bretagne.

En troisième lieu, il y avait ce que E.M. Forster appelle « le cœur sous-développé » des Britanniques, qui les sépara les uns des autres, et pas seulement des Indiens52. Ce sous développement se faisait sentir à la fois dans la disjonction entre cognition et affect -- moteur fréquent de la violence ‘banale’ de notre époque -- et dans un nouvel agencement pathologique des idées et des sentiments. La théorie de l’impérialiste ne resta pas confinée à une simple position politique en Grande-Bretagne ; elle devint une théorie éthique et religieuse, partie intégrante de la cosmologie. Non seulement elle structura les besoins internes de la société britannique en pleine transformation, mais elle fournit une expression caricaturale à une conscience sociale et religieuse ‘primitive’, qui avait acquis un immense pouvoir militaire et technologique et opérait désormais à très grande échelle. Richard Congreve, évêque d’Oxford, en a donné une parfaite formulation : « Dieu nous a confié l’Inde pour que nous la Lui remettions, et nous n’avons pas le droit de l’abandonner »53. Et ce que disait de l’Afrique Lord John Russel, futur premier ministre de Grande-Bretagne, est applicable aussi à l’Inde. Le but de la colonisation, déclarait-il, était d’encourager l’instruction religieuse et de permettre aux sujets de

50 Déplacement que semble reconnaître Fanon dans Les Damnés de la terre. 51 Essai sur la colonisation, Paris, 1907, cité par dans Discours sur le colonialisme, pp. 21-22. Césaire cite également un Renan direct : « La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours, chez nous, un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servil. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre. (…) Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un ver sacrum, un essain comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise (…) ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre (…) ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne » (pp. 15-6). 52 A Passage to India, de Forster, analyse évidemment cette séparation dans le seul contexte de la société britannique en Inde. 53 Cité dans K. Bhaskar Rao, Rudyard Kipling’s India, Norman, University of Oklahoma, 1967, p. 26. Voir le traitement intéressant que présente, de cette dimension morale, Wurgraf dans “Prospero and Caliban” et Mannoni dans Psychologie de la colonisation, Paris : Seuil, 1950 ; réédité sous le titre Prospero et Caliban, Paris : Editions Universitaires, 1984..

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partager les bénédictions du Christianisme54. Ces deux sommités faisaient là état non seulement d’une responsabilité impériale ou d’un intérêt national, mais aussi d’un sentiment réel du devoir religieux. Comme le résume clairement James Morris, « peu importent les motifs véritables et les méthodes de la colonisation ; à l’époque de leur suprématie impériale, les Britanniques croyaient sincèrement qu’ils accomplissaient un dessein divin, avec innocence et noblesse, au nom de Dieu et de la Reine »55. L’envers de ce sentiment de devoir religieux chez les gouvernants était le sentiment, grandissant chez certains Indiens et délibérément encouragé, d’un devoir religieux d’être gouverné (dans un fatalisme politique ancré sur la cosmologie). Même Bankimchandra Chatterji tente de légitimer ce devoir d’être gouverné dans son roman Anandamath sur la base d’une nouvelle théorie stadiale de l’histoire.

En fin de compte, comme l’ont montré de façon convaincante dans le contexte de l’Inde Francis Hutchins et Lewis D. Wurgaft, le colonialisme a encouragé les colonisateurs à s’arroger des vertus magiques d’omnipuissance et de permanence. Ce sentiment en est venu à faire partie du moi britannique en Grande-Bretagne aussi. On a alors vendu à la société l’idée qu’elle était une société techno-industrielle avancée où la science promettait de libérer l’homme de ses tribulations quotidiennes, une société de pointe où l’important était la raison et les normes civilisées, et -- pour les critiques internes radicales de la société qui se retrouvaient dans cette idée comme un poisson dans l’eau-- une gestion de pointe sur la voie de l’auto-réalisation. L’Angleterre ne régissait pas seulement les mers ; pour ses habitants et ses nombreux admirateurs en Europe, elle régissait aussi l’avenir de la conscience humaine. (Et le colonialisme souscrivait également, de diverses façons et avec force, au libéralisme britannique et à la célèbre insularité britannique. La théorie complète du colonialisme émergea exactement à l’époque où, pour les libéraux, l’Angleterre remplaçait la France napoléonienne comme espoir de l’humanité56. Une fois l’Empire effondré, le libéralisme révéla son racisme sous-jacent. Et, de même, la célèbre insularité céda le pas au supermarché de l’occidentalisation -- la Grande-Bretagne aussi avait aussi son Occident -- au risque de n’admettre comme seuls survivants des Bretons indigènes, note Malcolm Muggeridge, que quelques sections de la société indienne).

Jacques Ellul a montré que les deux grands mythes du monde moderne sont la science et l’histoire57. On retrouve les linéaments de ces mythes, leurs ‘pathologies du développement’ précoces, avec la magie qui leur est associée, dans la cosmologie dominante de la Grande-Bretagne du XIXe siècle.

Ces pathologies culturelles ont donné lieu à quatre réponses distinctes dans la société britannique. Rudyard Kipling (1865-1936) et George Orwell (1903-45) reflètent les plus évidentes, le premier dans la pathétique haine de soi et l’ankylose du moi qui allaient de pair avec le colonialisme, le second dans le sens relatif de la liberté et la morale critique qui en représentaient l’antithèse et ne pouvaient s’acquérir qu’en travaillant sur la conscience coloniale. Les deux attitudes étaient le produit d’un contact direct ou indirect avec la situation coloniale et elles en ont décousu toutes les deux, bien que de façon diamétralement opposée, avec les notions d’autorité, d’amour propre, de hiérarchie, de pouvoir et d’évangélisme. La troisième réponse était indirecte, inconsciente et ouvertement apolitique. Elle s’est reflétée dans les protestations aberrantes, fortement individuées, « pathologiques », contre l’hyper-virilité et la sur-socialisation, chez des individus comme Oscar Wilde et de nombreux membres du groupe de Bloomsbury comme dans divers aspects de la culture d’élite à Oxford ou Cambridge par exemple. Je pense non pas au radicalisme formel d’une poignée d’individus conscients, mais à la protestation plus ou moins clairement exprimée, chez des intellectuels en apparence apolitiques, contre les

54 Cité dans Morris, Heaven’s Command, pp. 37-8. 55 Morris, Farewell to Trumpets, p. 551. 56 Morris, Heaven’s Command, chapitre 1. 57 Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, Paris, Arthème Fayard, 1973 [réédition Mille et Une Nuits, 2003], chapitre 4.

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conceptions officielles de la norme et de l’opposition qui pénétraient l’ensemble de la culture britannique.

Enfin, il y eut la réponse, numériquement faible mais psychologiquement significative, de ceux qui se désolidarisèrent de leur société colonisatrice et combattirent pour la cause de l’Inde. Certains se marginalisèrent par rapport au mode de vie occidental, pour poursuivre la vision alternative d’une société idéale hors des utopies technocratiques et de la modernité. On peut voir en eux des personnes en quête d’une nouvelle utopie épargnée par le rêve hobbesien. Ainsi, Soeur Nivedita, née Margaret Noble (1867-1911), Annie Besant (1847-1933) et Mira Behn, née Madeleine Slade (1892-1982), découvrirent dans les versions indiennes de la religiosité, de la connaissance et de l’intervention sociale non seulement un modèle de contestation de leur propre société, mais aussi un support dans leur quête de nouveaux modèles de transcendance, une plus grande tolérance de l’androgynie, un sens plus riche, ainsi qu’une légitimation de la participation féminine dans la vie sociale et politique58. Plus pertinentes pour notre propos sont toutefois d’autres personnalités comme C.F. Andrews (1871-1940), qui ne devint jamais un marginal en Occident, mais en vint à enrichir le sens du christianisme occidental et à renouveler la pratique des vertus chrétiennes traditionnelles dans certaines tendances de l’anti-colonialisme en Inde.

Je consacre la fin de cette section à une brève description de chacune de ces quatre réactions.

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Kipling fut sans doute le bâtisseur le plus original des mythes nécessaires au maintien de

l’amour propre dans une puissance coloniale. Les corrélats psychiques de son idéologie impérialiste se sont souvent aussi trouvé être les corrélats de l’image que se faisait l’Occident du non-Occident.

J’ai montré ailleurs dans le livre que ses premières expériences et sa vision du monde originelle font de lui autre chose qu’un impérialiste forcené à l’identité cohérente. Personnalité tragique, il cherchait, comme je le montre, à désavouer par haine de soi un aspect de son moi identifié à l’indianité -- à son tour identifiée à la victimisation, à l’ostracisme et à la violence --, à cause de la cruauté de sa première rencontre avec l’Angleterre au terme d’une enfance idyllique en Inde59 C’est ainsi qu’il reproduisit dans sa vie personnelle à la fois la douleur des changements culturels advenus dans sa société et l’histoire du colonialisme en Inde de Robert Clive à Winston Churchill.

Depuis le XVIIe siècle environ, les aspects hyper-virils et sur-socialisés de la personnalité européenne avaient graduellement supplanté les traits culturels désormais assimilés à la féminité, à l’enfance et, ultérieurement, au ‘primitivisme’. Ces traits, en tant que partie intrinsèque de la cosmologie paysanne, avaient jadis été valorisés dans une culture qui n’était pas inféodée à la réussite et à la productivité. Il convenait désormais de les rejeter comme étrangers à la civilisation européenne dominante, pour les projeter sur les ‘cultures inférieures’ de l’Europe et sur les nouvelles cultures que rencontrait la civilisation européenne. C’est dans ce processus que les colonies en vinrent à passer pour le séjour de peuples infantiles et innocents d’un côté, retors, efféminés et passifs-agressifs de l’autre. Les qualités positives du monde enfantin, maintenait Kipling, étaient l’apanage des bons sauvages -- dont les races martiales de l’Inde, dévouées et dociles comme les Gunga Dins -- et des classes inférieures de Britanniques au grand cœur, patriotiques, qui fournissaient le Raj en vertueux Tommies promis à une mort précoce en pays lointain. Les défauts, agressivité et passivité infantiles ou féminines, étaient l’apanage des

58 Voir le cas de Mira Richard, brièvement abordée dans les pages 94-6 de cet ouvrage. Il est significatif que la plupart de ces femmes aient été irlandaises. Aux psycho-historiens de démêler le sens possible de ces relations entre féminité, dépendance et indépendance, relations politiques entre Angleterre et Irlande, catholicisme, plus tolérant envers les catégories de pensée pré-modernes ou non modernes. 59 Voir infra, pp. 64-70.

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nationalistes efféminés et des babous ou sahibs de pacotille venus des races non martiales ainsi que des libéraux britanniques, plats et ignorants, qui les soutenaient. C’était aussi l’apanage de ce qu’exhibait présentement l’Inde en fait de civilisation, à l’opposé des ‘sauvages’ Africains.

Tel était le sens ultime de l’esprit du colonialisme et de sa mission civilisatrice au nom de la modernité et du progrès. Kipling ne fit rien d’autre que produire de nouveaux mythes pour corroborer ces idées culturelles dans sa propre quête d’un moi cohérent. C’est là un exemple de répression interne en miroir d’un système de répression externe, pour emprunter une expression rebattue d’Herbert Marcuse. L’image de l’Indien efféminé, passif-agressif, ‘mi-sauvage mi-enfant’ chez Kipling était plus qu’un stéréotype anglo-indien : c’était une facette de l’authenticité de Kipling et l’autre visage de l’Europe.

Le dénouement pour Kipling vint dans la vieillesse, alors que ses succès littéraires auprès des jeunes générations avaient fait taire ses critiques en Inde comme en Occident. Il vint avec la mort de son fils unique sous les drapeaux de cet empire si cher à son cœur. Kipling, qui n’était ni un pur produit du colonialisme du XIXe siècle plein d’assurance ni à l’aise avec les guerres modernes, leur méga-technologie et leur boucherie de masse, fut brisé. Il avait toujours été hanté par l’angoisse de perdre l’affection et les soins nourriciers. Ses personnages, la plupart sans parents comme ceux de Wilde, cherchent parfois ce maternage dans un renversement des rôles : ils le demandent à leurs voisins de quartier, aux enfants et aux étrangers assimilés à des enfants avec qui ils se lient d’amitié ou qu’ils protègent. Ce faisant, ils procurent vraisemblablement à l’auteur qui les a créés pareille protection maternelle par l’intermédiaire de ses jeunes lecteurs -- et de l’enfant qui sommeille dans ses lecteurs adultes. Cette construction fantasmatique de maternage par le bas, compensant sans doute la perte ou le manque d’attentions parentales, s’effondra pour Kipling à la mort de son fils.

Edmund Wilson a bien perçu l’esprit de ce Kipling, brisé autant par cet impérialisme qu’il admirait que par sa propre auto-censure60. Il l’illustre par cette citation de l’impérialiste défait -- solitaire, déprimé et craignant de devenir fou dans sa vieillesse :

Je fais un rêve -- un rêve effrayant -- Un rêve près de se réaliser Je vois un homme qui perd l’esprit Et c’est le Fils de ma Mère61 La réponse de George Orwell à l’idéologie du colonialisme était aux antipodes de celle de

Kipling ; ses mythes créatifs étaient autant de tentatives directes pour réaffirmer certaines des valeurs que le colonialisme forçait à désavouer. Il voyait clairement que le colonialisme britannique avait créé une demande de ‘culture de la mère’ -- et une ligne de production de dirigeants coloniaux --, qui aliénait les colonisateurs non seulement de leurs sujets politiques, mais aussi de leur propre moi. Orwell fonctionnait dans le cadre d’un rationalisme anthropocentrique, et d’un socialisme humaniste qui ne lui permit pas de développer pleinement le sens du continuum entre oppresseur et opprimé62. Cependant, il eut l’intuition que la sujétion des

60 Edmund Wilson, « That Kipling that Nobody Read », in Andrew Rutherford (ed.), Kipling’s Mind and Art, California, Stanford University Press, 1964, pp. 17-69. 61 I have a dream – a dreadful dream— A dream that is near done, I watch a man go out of his mind, And he is My Mother’s Son. 62 Voir par exemple ses « Reflections on Gandhi », in Sonia Orwell and Ian Angus (eds.), Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, Londres, Secker and Warburg, 1968 ; vol. 4, pp. 463-70. Orwell met en évidence le Gandhi moral et rejette la vision du monde de Gandhi pour son irrationalité et son anti-humanisme, tout comme sa personnalité, pour son inesthétisme (qui choquait le bon goût). On trouve cependant dans le même volume son « James Burnham and the Managerial Revolution », pp. 160-81, article remarquablement clairvoyant sur les problèmes spécifiques de l’oppression moderne, ceux-là même qu’attaquait Gandhi.

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dominés impliquait aussi celle des dirigeants, que les sujets dans les colonies contrôlaient leurs dirigeants aussi sûrement que les dirigeants contrôlaient leurs sujets. Il était aussi conscient, peut-être dans une certaine mesure à contre cœur, que le premier type de contrôle était le plus difficile à contester parce qu’il était occulte, subtil et mettait en jeu une censure interne dans la personne, alors que dans le second cas la répression était ouverte et impliquait deux cultures.

Le portrait le plus parlant de cet esclavage mutuel se trouve dans « Shooting an Elephant », essai d’Orwell consacré à la description littérale des angoisses et des peurs qui font la vie du colonisateur63. Tous les thèmes identifiables avec la crise occidentale d’aujourd’hui sont déjà là : réification du lien social, remplacé par des relations formelles stéréotypées, de type partie-objet ; vision instrumentale de la nature ; solitude du colonisateur dans la colonie, forgée par une théorie de la stratification culturelle et de l’exclusivisme ; recherche indéfinie de la virilité et du statut aux yeux du colonisé ; perception du peuple colonisé à l’image d’enfants crédules qu’il faut impressionner par un machisme marqué (d’où les exigences en conséquence de l’auditoire, qui ligotaient le colonisateur dans un ‘jeu’ pré-formaté) ; refoulement enfin de son moi en faveur d’une identité impériale imposée – inauthentique et d’une pompe assassine. Ce que Kipling formulait indirectement dans sa vie et cherchait à cacher dans ses écrits, Orwell le formula ouvertement dans la lucidité de son analyse politique.

Orwell était fondamentalement un critique du totalitarisme. Mais ceux qui ont lu Animal Farm et Mille neuf cent quatre-vingt-quatre reconnaissent aussi en lui un critique de l’oppression issue des idéologies de l’égalitarisme et du progrès. C’est cette composante chez lui qui m’intéresse ici, parce que, bien avant l’implantation des idéologies du progrès dans les premiers mondes, les sociétés colonisées avaient eu à les subir de plein fouet.

Orwell descendait d’une vieille famille quasi aristocratique sur le déclin, qui avait possédé des esclaves et servi dans les colonies. Comme Kipling, il naquit en Inde et fut élevé en Angleterre. Mais il quitta son pays natal trop tôt pour en garder des souvenirs. Il reçut donc une éducation typique des classes moyennes britanniques. Par la suite, Orwell se créa l’image d’une enfance opprimée et décrivit ses tribulations dans une école semblable à une institution ‘totalitaire’. Son biographe Bernard Crick montre toutefois que, en toute objectivité, son enfance ne fut après tout pas réellement brimée, et qu’Orwell ‘réécrivit’ ses souvenirs d’enfance pour les harmoniser avec ses préoccupations ultérieures64. Mais l’interprétation de Crick elle-même sous-estime en même temps trois thèmes de la jeunesse d’Orwell en lien avec l’analyse de l’oppression d’Orwell adulte comme avec sa contestation de la culture coloniale en Grande-Bretagne.

Tout d’abord, Orwell grandit dans un univers essentiellement féminin, qui lui renvoyait une image inférieure des hommes, dégoûtants et violents. Comme Kipling, il manifesta une prédilection précoce pour la vie de l’esprit ; comme Kipling, il vécut ce goût comme un handicap dans une école structurée autour des notions contradictoires d’ascétisme, de puritanisme sexuel (en particulier homosexuel), de dur labeur, d’esprit sportif et d’hyper virilité65. Comme Kipling encore, Orwell était un garçon sensible et renfermé et, pour cette raison, impopulaire dans son école et tourmenté par ses camarades. Mais ce qui résulta de ces expériences fut très différent dans le cas d’Orwell. L’ambivalence quant au masculin dans son tout premier environnement le détourna d’opter pour la culture de l’hyper-virilité qui régnait. Il demeura fondamentalement dans l’opposition à la vision du monde patriarcale.

Ensuite, le jeune Orwell, nous dit le vieil Orwell dans son autobiographie, apprit tôt dans la vie qu’il appartenait à « un monde qui ne lui permettait pas d’être bon » ; c’est-à-dire « dans un

63 George Orwell, Inside the Well and Other Essays, Harmondsworth, Penguin, 1957, pp. 91-100. Voir aussi “Burmese Days”, Harmondsworth, Penguin, 1967. 64 Bernard Crick, George Orwell, A Life, Boston, Little, Brown, 1980, en particulier les chapitres 1 et 2. On comprend assez mal pourquoi Crick souligne ce point, parce qu’en fait, Orwell le reconnaît parfaitement. 65 George Orwell, « Such, Such Were the Joys », in Collected Essays, vol. 4, pp. 330-69, en particulier pp. 351-3, 359.

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monde (…) où les règles étaient telles qu’il n’était en fait pas possible (…) de les respecter »66. Constat qui englobe probablement un autre enseignement spécifique, à savoir que l’incapacité à être bon est particulièrement applicable aux faibles. On peut expliquer tout ceci par l’effet d’écran du souvenir, comme le fait Crick, mais on pourrait aussi bien l’interpréter comme un acquis de l’expérience. Orwell mouillait son lit la nuit et il dut apprendre à vivre avec l’humiliation et les châtiments corporels dont son école punissait son ‘crime’. La moralité victorienne l’obligeait à reconnaître cette habitude comme perverse, tout en n’ayant aucun contrôle sur cette perversion. « Le péché n’était pas forcément quelque chose qu’on commettait ; cela pouvait être quelque chose qui vous arrivait »67.

Enfin, c’est à l’école qu’Orwell fit la découverte massive d’un principe qu’il lui fallut encore vingt ans, selon ses propres dires, pour se représenter pleinement : « dans un monde gouverné par les forts, les faibles » doivent « briser les règles ou périr ». Les faibles, revendiquerait-il par la suite, avaient « le droit de se donner leurs propres règles, différentes »68. A moins d’avoir l’instinct de survie, ils devaient accepter un monde où « il y avait les forts, qui méritaient de gagner, et les faibles, qui méritaient de perdre et qui perdaient toujours, éternellement »69.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Orwell, gratifié des « bonnes » valeurs, aurait pu être un héros de Kipling. Il avait la bonne approche envers les ‘indigènes’ et les classes inférieures d’Angleterre : profonde empathie sans identification totale, sens des responsabilités morales, esprit libre de préjugés, la trempe nécessaire pour faire le sale boulot de son époque. Mais Orwell mit ses conceptions en acte d’une autre façon. Il devint le critique de la culture dominante des classes moyennes de la modernité britannique qui trouvaient dans l’impérialisme les conditions parfaites de leur épanouissement.

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La troisième forme de réponse interne au colonialisme a consisté à défendre les facettes les

plus féminines du moi britannique selon des modalités ‘psycho-pathologiques’ -- et ‘criminelles’ -- d’expression de soi dans certains lieux géographiquement et psychologiquement bien délimités comme Oxbridge et Bloomsbury, et chez des individus en conflit quant à leur identité sexuelle qui cherchaient à investir ces conflits d’un enjeu indirectement idéologique. Quasiment aucun de ces individus n’avait conscience que ses pulsions intimes étaient une déclaration politique commune et participaient à un conflit privé commun. Leur vie personnelle cependant, et l’ambiance de leurs relations inter-personnelles suffisent à mettre à part des personnages apolitiques comme Oscar Wilde (1854-1900), G.E. Moore (1873-1958), John Maynard Keynes (1883-1946), Lytton Strachey (1880-1932), Virginia Woolf (1882-1941), Somerset Maughan (1874-1965), E.M. Forster (1879-1970) et W.H. Auden (1907-73) comme autant de protestations vivantes contre la vision du monde associée au colonialisme.

Le psychanalyste Lawrence Kubie a fait une enquête détaillée sur la quête de la bisexualité qui caractérisa des individus doués comme Virginia Woolf et l’angoisse associée à cette quête70. Cette angoisse s’accusait dans un contexte culturel déterminé à désavouer ses propres traditions récessives d’androgynie et les corrélats psychiques du fait biologique de la bisexualité humaine71.

66 Ibid., p. 334. 67 Ibid., p. 334. 68 Ibid., p. 362-3. 69 Ibid., p. 359, 361. 70 Lawrence Kubie, « The Drive to Become Both Sexes », Psychoanalytic Quarterly 1974, 43(3), pp. 349-246. 71 Voir aussi l’autobiographie de Noël Coward, Future Indefinite, Londres, Heinemann, 1954, pour se faire une idée de l’usage fréquent du trait d’esprit et de la plaisanterie pour dissimuler la souffrance et la solitude dues à la déviance sexuelle dans le moule de l’acceptabilité et de la popularité sociales. Pour la « structure du sentiment » qui faisait le lien entre les critiques des relations homme-femme alors en vigueur, les tentatives de rapprochement avec les classes inférieures, l’anti-impérialisme et l’anti-militarisme, voir Raymond Williams,

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‘L’idéologie de la sodomie noble’, l’esthétisme et le néo-hellénisme auxquels avaient souscrit nombre de créateurs britanniques aux XIXe et XXe siècles ne peut s’expliquer sans tenir compte de la dévaluation de la féminité dans la société britannique ; rejet de la femme comme être inférieur et agent contaminant et anti-social, rejet de la féminité chez l’homme, cela revenait virtuellement à nier toute humanité. Ce que la culture coloniale faisait en Inde en accusant l’antinomie entre purushatva et klîbatva avait pour corollaire la lutte pour renforcer la domination de l’hyper-virilité en Grande-Bretagne. Le colonialisme ne fit que contribuer à marginaliser, en usant des stéréotypes sexuels britanniques les plus populaires, les tendances qui protestaient en Grande-Bretagne contre cette antinomie.

J’en prendrai pour exemple un personnage remarquablement créatif, on ne peut plus éloigné en apparence du monde de la politique indo-britannique, Oscar Wilde. Le récent essai de Richard Ellmann sur la vie de Wilde révèle d’emblée à quel point la sexualité de Wilde était un phénomène social et représentait une déclaration d’opposition72. Le Marquis de Queensberry, vindicatif père de Bossie, l’amant de Wilde (Lord Alfred Douglas) n’était pas seulement un franc conservateur, mais un adversaire typique dans le jeu de Wilde et de son identité sexuelle atypique. Wilde et son amant se voyaient eux-mêmes comme la négation du très réservé Marquis qui cherchait en permanence à valider son moi viril ainsi que celui de sa culture. Inventeur des règles de la boxe de compétition dites Queensberry, c’est cette validation que le marquis recherchait symboliquement en définissant une violence réglée et en visant la conformité à cette vertu suprême de la virilité britannique agressive, l’esprit sportif73. Et c’est cet aval que Wilde tenta de lui refuser. Le fils cadet de Wilde, Vyvyan Holland, devait écrire par la suite que Wilde avait « horreur des conventions », chose qui contribua à le détruire dans son cercle social74. Il ne voyait pas que l’impérialisme était basé sur la pathologie du bon sens et des conventions existantes et qu’il cherchait à se légitimer en vendant l’idée d’une civilisation morale fondée sur ces deux éléments de la culture populaire britannique. En défiant les conventions -- en particulier les définitions stéréotypées des normes sexuelles --, Wilde menaçait, bien qu’indirectement, un postulat fondamental de l’attitude coloniale en Grande-Bretagne.

Il est de notoriété publique que l’homosexualité de Wilde lui aurait été ‘pardonnée’ s’il l’avait vécue avec plus discrétion ; s’il n’avait pas, par exemple, lancé de poursuites au criminel contre le Marquis. L’Angleterre victorienne pouvait tolérer l’identité sexuelle de Wilde tant qu’elle participait du style de vie d’une secte marginale et ne s’affichait pas tapageusement.

Mais en faisant ostensiblement de son homosexualité une idéologie culturelle, Wilde menaçait de sabotage l’image dominante de ses pairs en tant que communauté d’hommes bien définis, aux relations claires et nettes entre hommes et femmes. Ce que ne pouvait tolérer la culture élitiste de l’Angleterre, c’était sa flamboyante déviation des rôles sexuels bien définis dans la rigidité d’une société qui, à l’insu de Wilde l’hyper esthète, élaborait les significations politiques de ces définitions dans une colonie perdue à des milliers de kilomètres au-delà.

Oscar Wilde était l’enfant terrible, le trublion de la respectabilité sur un autre plan encore. En soulignant cet aspect de son idéologie, Ellmann, critique littéraire, me donne la possibilité de conceptualiser Wilde l’apolitique comme un critique, non conscient mais à peu près complet, de la culture politique qui engendrait le colonialisme75. Wilde rejetait l’aphorisme de Mathew Arnold : « L’objectif de la critique est de voir l’objet tel qu’il est réellement ». Pour lui l’objectif de la critique est de voir l’objet tel qu’il n’est pas réellement. On peut voir là l’autre face du vieil aphorisme, l’art pour l’art, mais on peut aussi interpréter la chose, ainsi que le fait Ellmann lui-

« The Bloomsbury Fraction », Problems in Materialism and Culture, pp. 148-69. Williams donne aussi un vague indice sur la nature de la relation entre la psychologie des profondeurs et le syndrome de Bloomsbury. 72 Richard Ellmann, « A Late Victorian Love Affair », New York Review of Books, 1977, 24(13), pp. 6-10. 73 Geoffrey Gorer, « The British National Character in the Twentieth Century », The Annals of the American Academy of Political and Social Sciences, no. 370; Mars 1967, pp. 74-81, et notamment pp. 77-8. 74 Cité dans H. Montgomery Hyde, Oscar Wilde, Londres, Methuen, 1976, p. 136. 75 Richard Ellmann, « The Critic as Artist as Wilde », Encounter, Juillet 1967, pp. 29-37.

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même, comme une première version du credo de Picasso : l’art est « ce que la nature n’est pas ». Sous cette forme, cela devient une des premières critiques de la pensée sur-socialisée, style critique illustré plus tard par Theodor Adorno et Herbert Marcuse. L’art qui défie l’existant est l’art subversif ; il « sape l’état des choses tel qu’il est ». D’où l’admiration de Wilde pour les historiens qui contestent l’histoire :

Il célèbre les historiens qui imposent leur loi au fait, au lieu de se soumettre au fait. Il devait dire par la suite avec beaucoup plus d’audace, « Le seul devoir que nous ayons envers l’histoire est de la réécrire ». Ceci s’intègre dans un projet encore plus vaste: la seule obligation (ou mieux, la seule fantaisie) que nous devions à la nature, à la réalité, ou au monde, c’est un devoir de re-création76. Ceci dit, Wilde était un marginal. Sa philosophie de la vie, aussi, était marginale dans sa

société. Ses critiques de la vie quotidienne et de l’histoire pas plus que sa déviance n’avaient de réelle pertinence pour les courants dominants de la culture britannique. Ce n’est pas par hasard que les personnages de ses nouvelles et de ses drames sont sans parents77. Ils n’ont pas à supporter le poids d’une autorité proche ni pas conséquent d’un conflit passionné avec cette autorité. Leur humour provient d’un défi distant plutôt que d’une rébellion proche. Peut-être est-il temps à présent de nous tourner vers les critiques de la culture occidentale, qui défièrent la virilité conventionnelle et l’histoire normale dans le cadre d’une idéologie plus structurée, culturellement légitime. En d’autres termes, vers un mode de contestation où les parents existaient, ce qui va être l’objet de la section suivante.

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Charles Freer Andrews, admiré en Inde et ignoré en Angleterre, naquit dans une famille

tournée vers la religion et non conformiste78. Comme Orwell, il était le préféré de sa mère et, comme à la fois Kipling et Orwell, il avait des relations distantes avec son père, prêtre dans l’Eglise Catholique Apostolique. Son enfance fut profondément influencée par les mythes et l’imagerie de la religion, ainsi que par la littérature classique, d’une manière nettement plus marquée qu’ordinairement dans ce milieu. Il devait plus tard décrire son foyer natal comme « une sorte de marais stagnant où les courants de la pensée moderne n’avaient pas encore été admis »79. Encore comme Kipling et Orwell, il était très malheureux à l’école, en partie à cause du poids des études, mais surtout parce que, délicat et surprotégé comme il était, il était entouré de garçons plus âgés, plus grands et plus brutaux qui firent de lui la cible de leurs attentions homosexuelles. Sa réaction ne fut peut-être pas totalement passive et il devait sa vie durant se rappeler ces expériences comme « une forme maligne d’impureté » en lui. Hugh Tinker, biographe à coup sûr peu suspect de psychologisme excessif, en décrit ainsi les conséquences :

Charlie ne devait jamais avoir de petite amie, et devait enfouir dans les profondeurs de sa psyché l’énormité de cette ‘impureté’. C’est probablement à l’école qu’il se détourna sub-consciemment, ou fut détourné de la possibilité d’aimer physiquement une femme. Il y eut quelques années de trouble affectif à l’école, et bien qu’en grandissant il fût parvenu à maîtriser ses pulsions, il lui en resta un sentiment de culpabilité80. Andrews n’était sans doute pas à l’aise avec l’hétérosexualité conventionnelle, mais en dépit

de sa neurasthénie et de sa nervosité excessive, il fut toujours à l’aise avec les enfants. Que ce soit ou non ces dispositions qui lui permirent d’y voir clair dans l’idéologie coloniale, il devait finir par incarner, de l’avis de nombreux amis, la personne « qui était Indien de cœur, et par ailleurs

76 Ibid., p. 30-31. 77 Ibid., p. 30. 78 Hugh Tinker, The Ordeal of Love: C.F. Andrews and India, New Delhi, Oxford University Press, 1979, p. 1. 79 Ibid., p. 5. 80 Ibid., p. 4.

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complètement Anglais »81. C’est ainsi qu’il combla le fossé entre l’universalisme classique de Rabindranath Tagore et le traditionalisme critique, populaire, de Gandhi. Il voyait en ces deux voies une alternative valable au modernisme qui sous-tendait l’idéologie coloniale et, bien qu’il trouvât probablement Tagore plus facile à comprendre, il fonda sa critique du colonialisme britannique, à l’instar de Gandhi, sur l’éthique chrétienne critique. (Il aurait assurément rejeté le traditionalisme apolitique, non critique de certains missionnaires chrétiens contemporains, comme il aurait rejeté son nouvel avatar chez Mère Teresa, plus marquante et plus émouvante. Il aurait trouvé inadmissible une telle vacuité politique82). Comme on pouvait s’y attendre, quand il fut en Inde, Andrews adopta nombre de coutumes sociales indiennes et particulièrement hindoues – vestimentaires, alimentaires, relationnelles –, mais il veilla aussi à ce que personne ne le prît pour un chrétien renégat. Il prit même la peine dans ses dernières années de s’assurer un enterrement chrétien. De toute évidence, il devait son activisme politique et social non seulement à son indianisation intime, mais aussi à ses traditions occidentales non modernes. Cela en dit long sur les théories modernes de la contestation, que l’Occidental qui ait sans doute été le plus proche de la cause indienne en deux cents ans d’histoire coloniale britannique ait agi en fonction de traditions religieuses, et non d’une idéologie laïque.

Dans un moment de grand défaitisme, Vivekananda avait avancé que le salut des hindous reposait sur les trois B : bœuf, biceps, Bhagavad-Gita. Vue partagée par le chimiste nationaliste C.P. Ray. S’il en avait eu connaissance, Andrews aurait trouvé consternantes de telles propositions. Il avait conscience du lien entre capitalisme, impérialisme et christianisme, en dépit des limitations de son répertoire intellectuel et de la simplicité de sa théologie83. Cependant, ce que son christianisme demandait aux Hindous, ce n’était pas la mascarade d’un christianisme viril sous les oripeaux du nationalisme hindou. Son christianisme visait à authentifier le credo de Gandhi, décliné dans les seize points de sa thèse, à savoir que l’Orient et l’Occident pouvaient se rejoindre – et le faisaient – hors des chaînes de la modernité84. C’est la Grande-Bretagne moderne que désavouait Andrews et non l’Occident traditionnel. En le décrivant comme un Indien de cœur et un vrai Anglais, Gandhi disait implicitement qu’Andrews était devenu Indien parce qu’il était authentiquement Anglais.

La manière dont j’ai rendu compte des réactions au colonialisme en Grande-Bretagne – je le

découvre après coup – diffère de celle dont je rends compte des réactions indiennes sur un point. Dans le cas des Indiens, on a l’impression que j’ai mis l’accent sur les textes et les mythes ; pour les Occidentaux, sur les personnes. Est-ce un accident ? Ou est-ce un aveu involontaire suggérant qu’il y a différentes modalités propres à décrire les différentes cultures ? Certaines cultures sont-elles prioritairement organisées autour du temps historique en intersection avec les récits de vie, et d’autres autour du temps intemporel des mythes et des textes ? La réponse devrait se trouver dans l’une des sections qui suivent.

VI La réaction la plus créative à la perversion de la culture occidentale vint cependant, comme

il se doit, de ses victimes. Ce fut l’Inde coloniale, laquelle n’avait pas tout perdu de sa cosmologie et de son style androgynes, qui parvint au bout du compte à générer une protestation

81 M.K. Gandhi, cité dans Pyarelal, Mahatma Gandhi : The Last Phase, Ahmedabad, Navajivan Publishing House, 1958, vol. 2, p. 100. 82 Je dis ceci malgré son goût pour Albert Schweitzer (Tinker, The Ordeal of Love, p. 206, dont le candide Andrews ne risquait guère de percevoir la subtile arrogance morale et culturelle. 83 C.F. Andrews, Christ and Labour, Londres, Student Christian Movement, 1923; et What I Owe to Christ, Londres: Hodder Stoughton, 1932. 84 Gandhi, cité dans T. K. Mahadevan, Dvija, New Delhi, East-West Affiliated Press, 1977, pp. 118-29.

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transculturelle contre la vision du monde hyper masculine véhiculée par le colonialisme, et ce, à travers Gandhi. L’authenticité de Gandhi en tant qu’Indien ne doit pas nous aveugler sur la capacité de son langage à trancher dans le vif des barrières culturelles qui séparaient l’Angleterre et l’Inde, le christianisme et l’hindouisme. Bien que non occidental, Gandhi chercha toujours à être un symbole vivant de l’autre Occident. Non seulement il perçut et « exploita » le drame essentiel de la culture britannique prise en étau entre la responsabilité impériale et la sujétion dans la victoire, mais il se donna en outre implicitement comme objectif ultime de libérer les Britanniques de l’histoire et de la psychologie du colonialisme britannique. La supériorité morale et culturelle des opprimés n’était pas pour lui un slogan vide.

Voilà pourquoi la quête spirituelle de l’autre culture de la Grande-Bretagne, et de l’Occident, constituait une partie essentielle de la théorie du salut pour l’Inde chez Gandhi. Il est vrai que « Gandhi était l’antithèse vivante opposée à la thèse des Anglais »85, mais cette antithèse existait aussi de façon latente chez les Anglais. Pendant toute sa vie d’adulte, Gandhi eut pour meilleur ami un clerc anglais, dévoué non seulement à la cause de la liberté de l’Inde, mais aussi militant pour une version plus douce du christianisme. C.F. Andrews était pour Gandhi ce que Thomas Mann avait été pour Freud : une affirmation des forces marginales réflexives (et de la réflexivité critique) qui doivent sous-tendre – ou qu’on doit, dans l’intérêt de la santé mentale et de l’humanité de chacun, supposer sous-tendre -- toute culture ‘homogène’ en train de virer au délire. (Ce qui ne saurait se réduire à une posture purement morale dans des circonstances où la folie partagée se met à dominer l’histoire, ainsi que l’a parfaitement montré Gene Sharpe en décrivant les tribulations de la résistance pacifique contre l’Etat nazi à Berlin pendant la guerre86). De même, le faible qu’avait Gandhi pour certains hymnes chrétiens et textes bibliques dépassait la symbolique du geste d’un hindou envers une minorité religieuse de l’Inde. C’était aussi affirmer que, sur un certain plan, certains éléments récessifs du christianisme étaient en parfaite consonance avec des éléments de la vision du monde hindoue ou bouddhiste, et que le combat qu’il livrait pour l’esprit de l’homme était en fait un combat universel visant à redécouvrir le côté tendre de la nature humaine, le moi prétendu non masculin de l’homme relégué aux oubliettes de l’auto-représentation occidentale.

A quel corps en appelait-il donc ? S’agissait-il seulement d’une frange lunatique ou d’une minorité impuissante ? Je soupçonne qu’il y avait en Gandhi non seulement un sens éthique élaboré, mais aussi une grande sagacité politique et psychologique. Voici à titre d’exemple la description d’un trait de caractère national des Britanniques, qu’un lecteur nourri aux poncifs du pacifisme indien et particulièrement gandhien, et de l’agressivité occidentale risque de trouver intéressante :

« A l’exception des membres atypiques des classes laborieuses les plus basses (qui ne firent jamais nombre aux colonies), les Anglais ont pour préoccupation majeure le contrôle de leur propre agressivité, l’évitement de l’agressivité d’autrui, la prévention des comportements agressifs de leurs enfants… Dans les classes moyennes et les hautes classes anglaises, ce contrôle de l’agression s’est révélé un élément essentiel de leur caractère depuis plusieurs siècles. Dans le contexte des jeux, ce contrôle a nom

’esprit sportif’, notion que les Anglais ont introduite dans presque tout le reste du monde. Un des aspects de cet ‘esprit sportif’ consiste à contrôler l’agression par des règles… Un autre de ses aspects consiste à accepter les conséquences sans agressivité, sans railler le vaincu ni témoigner de ressentiment contre le vainqueur. Cette notion d’’esprit sportif’ a longtemps été étendue, par métaphore du jeu, à toute situation de rivalité ou de compétition ; la réputation d’être fair play est l’un des traits les plus valorisés par la majorité des Anglais87 ».

85 Rollo May, Power and Innocence : A Search for the Source of Violence, New York : Delta, 1972, p. 112. 86 Gene Sharpe, The Politics of Nonviolent Action, vol. 1, Boston: Porter Sargent, 1973, pp. 87-90. 87 Gorer, « The British National Character », p. 77.

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J’aimerais proposer en contrepoint de cette observation le point de vue de Nirad C. Chaudhuri, critique interne de la civilisation indienne, même s’il a été rejeté d’emblée par beaucoup comme désespérément anti-indien et sycophante de l’Occident en Orient.

« Selon l’opinion générale, les hindous sont un peuple épris de paix et non violent, croyance renforcée par le gandhisme. En réalité, il existe peu de communautés qui aient été aussi guerrières, aussi sanguinaires… Une petite trentaine de mots dans un édit d’Asoka ont réussi à effacer presque entièrement les milliers de mots dans l’ensemble du corpus épigraphique et dans la totalité de la littérature sanscrite qui attestent de l’incorrigible militarisme des hindous. Leur histoire politique est faite de pages ensanglantées… Entre cette proclamation de la non violence que rien n’imposait au IIIe siècle avant JC et sa ré-affirmation, trop souvent vaine, par le Mahatma Gandhi au vingtième siècle, il n’y a pas un mot de non violence dans la théorie ou la pratique du politique par les hindous88 ». Je n’ai pas pour ma part l’intention de remplacer les stéréotypes en vigueur sur le

colonisateur britannique et le sujet indien, en m’appuyant sur deux observateurs partisans. Ce que je voudrais dire est que la non-violence de Gandhi n’avait probablement pas le simplisme d’un jeu de la moralité. Et qu’il ne s’agissait pas purement et simplement d’opposer les Hindous humains aux Britanniques inhumains. Le rusé bania, idéaliste pragmatique, avait bien vu qu’à certains niveaux de la conscience nationale en Grande-Bretagne, la méthodologie politique qu’il élaborait jouissait d’une légitimité quasi parfaite. D’un autre côté, il savait parfaitement qu’il aurait à mener un rude combat pour établir en Inde sa version de la non-violence comme ‘véritable’ hindouisme ou cœur de l’hindouisme. Après tout, Gandhi lui-même n’a-t-il pas dit qu’il avait emprunté la notion de non-violence, non pas aux textes sacrés de l’Inde mais au Sermon sur la Montagne dans l’Evangile de Mathieu* ? Dans les cent cinquante ans qu’avait duré la domination britannique avant Gandhi, aucun réformateur social d’envergure, aucun chef politique de poids n’avait tenté de donner un rôle central à la non-violence comme vertu cardinale hindoue ou indienne. Celui qui s’en était approché le plus fut Rammohun Roy avec sa notion de dayâ ou compassion. Bien des années avant Gandhi, Swami Vivekananda professait sarcastiquement que les Britanniques avaient, en bon sectateurs des ‘véritables’ injonctions des textes classiques indiens, excellé dans leurs visées viriles, hédonistes, dans leur attachement aux biens de ce monde, alors que les Indiens, sectateurs stupides des ‘véritables’ injonctions du christianisme, en étaient devenus les sujets féminins, passifs, tournant le dos à la vie et à ce monde89. Il importe peu que l’interprétation que donne Vivekananda du christianisme et de l’hindouisme soit juste. Ce qui compte, c’est que Gandhi ait fait un usage différent de la même prise de conscience.

C’est dans ce sens que Gandhi voulait libérer les Britanniques autant qu’il voulait libérer les Indiens. L’emprisonnement panique, auto-imposé, des groupes au pouvoir ou des groupes dominants dans leurs systèmes d’oppression auto-fabriqués pour l’amour de valeurs que Chaim Shatan a récemment désignées comme un honneur de frime et une virilité de frime, est une chose qu’il n’a pas cessé de mentionner ou d’utiliser90.

88 Nirad C. Chaudhuri, The Continent of Circe, London, Chatto and Windus, 1965, pp. 98-9. Un certain nombre de sociologues, aussi, ont remarqué que les désirs agressifs l’emportent systématiquement dans la liste des désirs mis en évidence dans les tests de projection, notamment thématiques, et beaucoup ont identifié l’agression comme le principal lieu de conflit chez les Indiens. Pour plus de détails, voir Ashis Nandy et Sudhir Kakar, « Culture and Personality », in Udai Pareekh (ed.), Research in Psychology, Bombay, Popular Prakashan, 1980, pp. 136-67. * 5-7. 89 Vivekananda, Prâchya o Pâshchâtya, Almora : Advaita Ashrama, 1898. Ce trait chez Vivekananda apparaît aussi clairement dans l’interprétation que donne du personnage Sudhir Kakar dans The Inner World : Childhood and Society in India, New-Delhi, Oxford University Press, 1977, pp. 160-81. 90 Chaim F. Shatan, « Bogus Manhood and Bogus Honor : Surrender and Transfiguration in the United States Marine Corps », Psychoanalytic Review, 1977, 64(4), pp. 585-610.

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Faire un usage politique de cette prise de conscience, cela supposait pour Gandhi, tout d’abord, de contester l’idéologie de la stratification biologique pour son homologie avec l’inégalité et l’injustice politiques (et pour la légitimation qu’elle leur conférait). Comme je l’ai dit précédemment, la hiérarchisation de la culture coloniale en matière d’identité sexuelle supposait l’échelle suivante :

Purushatva > Nârîtva > Klîbatva C’est-à-dire que le masculin est supérieur au féminin, et le féminin à son tour est supérieur à

la féminité en l’homme. J’ai aussi signalé que la première réaction indienne a consisté à accepter la hiérarchisation en conférant un nouveau statut, central, à la kshatriya-ité comme véritable indianité. Afin de battre les colonisateurs à leur propre jeu et de retrouver leur confiance en eux en tant qu’Indiens et Hindous, beaucoup d’esprits sensés en Inde on fait ce que Gandhi adolescent avait tenté de faire symboliquement, à un niveau ontogénique, avec l’aide d’un ami musulman91 : ils recherchèrent une hyper-virilité ou une hyper-kshatriya-ité signifiante aussi bien pour leurs compatriotes (notamment ceux qui côtoyaient la majesté du Raj) que pour les colonisateurs.

Mais dans une société plurielle et inorganisée, qui ne reconnaissait au guerrier qu’une légitimité locale et non absolue, un tel jeu dionysien avec le colonisateur était perdu d’avance. C’est ce que découvrirent à leurs dépens les terroristes bengalis, panjabis et marathes dans la première partie du XXe siècle. Ils s’étaient coupés de la société encore plus que les Britanniques quand Gandhi fit son entrée dans la politique indienne dans les années vingt.

La solution de Gandhi était différente. Il disposait de deux hiérarchisations, tour à tour utilisables selon les nécessités de la situation. La première, empruntée directement aux traditions de sainteté en Inde, des grandes traditions aux traditions populaires locales, et sans doute aussi à la doctrine du pouvoir par la bi-unité divine dans certaines sectes des vâmâchârî ou tantriques dits de la gauche, était la suivante :

Purushatva Androgynie >

Nârîtva

C’est-à-dire que le masculin et le féminin sont égaux, mais l’aptitude à transcender la dichotomie homme / femme leur est supérieure, car c’est une marque de divinité et de sainteté. Pour aboutir à cette formulation, Gandhi devait ignorer la dévalorisation traditionnelle de certaines formes d’androgynie dans sa culture.

Sa seconde hiérarchisation lui était tout particulièrement utile comme justification méthodologique du mouvement anti-impérialiste, d’abord en Afrique du Sud puis en Inde. Elle peut se représenter comme suit :

Nârîtva > Purushatva > Kâpurushatva C’est-à-dire que l’essence du féminin est supérieure à celle du masculin, qui à son tour vaut

mieux que la lâcheté ou, comme il est dit dans le terme sanscrit, le manque de virilité. Bien que cette hiérarchisation ne soit pas incompatible avec certaines interprétations des traditions indiennes, formulée ainsi, elle assume un nouveau rôle. La raison en est que la première relation (nârîtva > purushatva) s’applique souvent plus directement au transcendant et au magique, alors que la seconde (purushatva > kâpurushatva) reflète un principe plus général et plus quotidien. Peut-être la conjonction des deux paires met-elle le pouvoir magique du principe féminin cosmique à la portée de l’homme qui choisit de défier sa lâcheté en s’appropriant son moi féminin.

Il y a un certain nombre d’implications dans ces relations. Les significations qui en découlent étaient culturellement déterminées et, partant, « prises en compte » par Gandhi, mais pourraient échapper à l’observateur extérieur. D’abord, la notion de nârîtva, mise en avant avec

91 Sur les tentatives du jeune Gandhi pour mettre en pratique et pousser le modèle machiste jusqu’à l’absurde de sa propre logique, sur le plan personnel, voir la relation perspicace d’Erik H. Erikson, Gandhi’s Truth : On the Origin of Militant Non-Violence, New York, Norton, 1969.

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tant d’insistance par Gandhi presque cinquante ans avant le début du mouvement de libération de la femme, représentait davantage que la définition occidentale de la féminité alors dominante. Elle intégrait certaines significations traditionnelles du féminin en Inde, comme la croyance en une conjugaison entre pouvoir, activisme et féminin plus forte qu’entre pouvoir, activisme et masculin. Elle impliquait aussi la croyance en la supériorité du principe féminin, plus dangereux et incontrôlable dans le cosmos que le principe masculin. Mais surtout, plus centrale encore dans la notion de féminin était la croyance traditionnelle indienne que la maternité prime sur la conjugalité dans l’identité féminine. En raison de cette croyance, la femme comme objet et source de la sexualité était inférieure à la femme comme source de la maternité et de la caritas. La peur qu’avait Gandhi de la sexualité humaine, quelle qu’en soit l’explication psychodynamique dans son histoire personnelle, était en parfait accord avec son interprétation de la culture indienne.

Ensuite, alors même que le principe dominant dans la pratique gandhienne est la non-violence ou l’évitement de la violence évitable, il se trouve avoir pour corollaire implicite le principe de la violence inévitable, pour reprendre l’expression de K. J. Shah. Le principe de la non violence permet aux hommes d’accéder à la figure protectrice du maternel et, par implication, à l’état divin d’ardhanârishvara, divinité mi-homme mi-femme. Mais, étant donné les implications culturelles de nârîtva, la non-violence permet aussi aux hommes d’accéder à l’aspect cosmique du principe maternel, puissant et actif, conférant une protection magique et véhiculant une certitude de béatitude utopique et océanique. Dans le même continuum, le courage -- ce « nouveau courage » de Gandhi selon Lloyd et Suzanne Rudolph92-- permet de s’élever au-dessus de la lâcheté ou kâpurushatva et de devenir ‘un homme’, sur la voie de l’homme authentique assumant son désir d’être les deux sexes. Ce courage n’est pas par définition marié à la violence comme dans la kshatriya-ité, mais il peut comporter un élément de violence inévitable dans certaines circonstances, notamment quand l’alternative passe par la tolérance passive de l’injustice, de l’inégalité et de l’oppression -- situation de la victime consentante, acceptation des bénéfices secondaires liés à cet état -- pires que la violence aux yeux de Gandhi.

Somme toute, Gandhi avait clairement à l’esprit l’idée que l’activisme et le courage pouvaient se libérer de l’agressivité et apparaître comme parfaitement compatibles avec le féminin, notamment le maternel. Que cette position représente la négation totale de l’univers kshatriya ou non, elle représente à coup sûr la négation de la base même de la culture coloniale. La culture coloniale était fortement tributaire de la cosmologie occidentale, avec sa peur inhérente de la perte de puissance par déperdition d’activisme et son aptitude à la violence. Je ne suis pas entré ici dans le débat sur les fantasmes qui sous-tendent cette peur -- fantasmes de viol et contre-viol, de séduction et contre-séduction, de castration et contre-castration --, peur associée à la conception occidentale de la virilité dès l’instant que l’homme occidental a dépassé l’étroitesse de ses limites culturelles, pour civiliser, peupler ou s’améliorer lui-même. (Ce lien entre activisme et agression est si profondément ancré en divers lieux du monde occidental qu’il se manifeste dans le type même d’ethnopsychologie qui a le plus marqué l’Occident : la psychanalyse freudienne situe la source de tout activisme et le souci du pouvoir dans le modelage instinctif de l’agression).

VII*

Le passé dans l’histoire varie avec le présent, repose sur le présent, est le présent…Il n’y a pas deux mondes -- le monde des événements passés et le monde de notre connaissance présente de ces événements passés --, il n’y a qu’un seul monde, et c’est le monde de l’expérience présente.

Michael Oakeshott93.

92 Lloyd et Suzanne Rudolph, The Modernity of Tradition, Chicago, University of Chicago Press, 1966, 2ème partie. 93 Michael Oakeshott, Experience and its Modes, Cambridge, Cambridge University Press, 1966, pp. 107-8. Dans son conservatisme classique, Oakeshott ignore bien entendu totalement les fonctions critiques que cette orientation vis-à-vis de l’histoire peut être appelée à exercer. Pour une conscience implicite de ces fonctions, il

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La réplique de Gandhi à l’homologie coloniale entre enfance et sujétion politique était indirecte. Il rejetait l’histoire et affirmait la primauté des mythes sur les chroniques historiques. Il court-circuitait ainsi la voie unilinéaire du primitivisme vers la modernité, et de l’immaturité politique vers la maturité politique, que l’idéologie du colonialisme prescrivait à la société sujette et aux ‘races infantiles’94. C’était sa façon de se colleter avec le racisme colonial, un racisme qu’au moins un psychanalyste a diagnostiqué comme « mal historique, désordre du moi historique » et « révélateur de l’intégralité de ce moi, même dans la mesure où il en révèle l’inadéquation »95.

(Il y avait de fait un élément directement personnel, mais relativement trivial, dans le défi de Gandhi à l’encontre de l’idéologie de l’âge adulte. Tout Occidental, tout Indien occidentalisé entré en contact avec Gandhi renvoie au moins une fois à son sourire d’enfant, et tous, admirateurs autant que détracteurs, lui ont trouvé un côté respectivement enfantin et infantile. Son obstination ‘infantile’ comme son plaisir à taquiner, ses attaques ‘immatures’ contre le monde moderne et ses supports, ses marottes alimentaires ‘juvéniles’ et ses symboles comme le rouet -- tout cela passait pour les matériaux d’une plate-forme politique qui défiait la notion conventionnelle de ce qu’on entend par adulte96. On pourrait répondre à ces bizarreries par une explication, celle de Bruno Bettelheim par exemple, pour qui, sous l’oppression, quand il y va de la survie, on régresse à l’infantilisme. Et par l’observation de Lionel Trilling pour qui, dans le contexte de l’Inde, « des générations d’asservissement peuvent émousser la dignité et induire chez des adultes des stratégies de petit enfant »97. On pourrait même convaincre un psychanalyste entreprenant de démontrer que le style de commandement de Gandhi représentait rétrospectivement un corollaire naturel de la culture de l’oppression dans laquelle vivait son peuple. Je mettrai cependant l’accent pour le moment sur l’autre face de l’histoire, où une position politique spécifique trouva en Gandhi le point de convergence entre des besoins immédiats de la société et une contestation métaphysique.)

Les positions de Gandhi sur l’histoire se fondaient sur trois hypothèses, dont deux dérivées de la tradition indienne du rapport au temps98. La première était la primauté donnée par la culture indienne au mythe en tant que fantasme structuré qui, dans sa dynamique de l’ici maintenant, représente ce qui dans une autre culture serait désigné comme dynamique de l’histoire. En d’autres termes, les relations diachroniques de l’histoire se reflètent dans les relations synchroniques des mythes et peuvent être reproduites entièrement à partir de celles-ci si on connaît les règles de transformation. Chez Gandhi, la préférence pour le mythe devint une attitude plus générale vis-à-vis de la conscience publique. La conscience publique n’était pas perçue dans un rapport de cause à effet avec l’histoire, mais dans un lien à l’histoire tissé par les mémoires et les anti-mémoires, de façon non causale. Si pour l’Occident le présent était un cas particulier de dévoilement de l’histoire, pour Gandhi, bien représentatif de l’Inde traditionnelle, l’histoire était un cas particulier d’un présent permanent tout-englobant, attendant d’être

faut revenir vers une personnalité politiquement schizophrénique comme Martin Heidegger dans la tradition occidentale moderne. 94 Comme je l’ai déjà noté, l’équation entre enfance et primitivisme a été fortement confirmée par l’ethnographie psychanalytique. Du vivant même de Freud, certains de ses disciples étaient engagés dans l’étude des cultures primitives 95 Joel Kovel, White Reason : A Psychohistory, Londres, Allen Lane, 1970, p. 232. 96 Ashis Nandy, « From Outside the Imperium : Gandhi’s Cultural Critique of the ‘West’ », Alternatives, 1981, 7(2), pp. 171-94. 97 Bruno Bettelheim, Surviving & Others Essays, New York, Alfred A. Knopf, 1979 ; Lionel Trilling, “A Passage to India (1943)”, in Malcolm Bradbury (ed.), E. M. Forster: A Passage to India, Londres, Macmillan, 1970, pp. 72-92, en particulier p. 80. 98 Pour une analyse excellente et détaillée de la conception indienne traditionnelle du temps en lien avec l’autorité et le changement, voir Madhav Deshpande, « History, Change and Permanence : A Classical Indian Perspective », in Gopal Krishna (ed.), Contributions to South Asian Studies, vol. 1, New-Delhi, Oxford University Press, 1979, pp. 1-28.

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interprété et ré-interprété. (Cette vision gère aussi indirectement l’homologie subsidiaire entre la vieillesse et la civilisation indienne, mais je n’insisterai pas là-dessus pour l’instant).

Même pour les critiques du capitalisme industriel en Occident, l’histoire était un processus linéaire, supposant à l’occasion une cyclicité sous-jacente. Marx, par exemple, conformément à la cosmologie judéo-chrétienne, concevait l’histoire à peu près ainsi :

histoire déterminée par des stades objectifs (lutte des classes)

^ ^

préhistoire proprement dite (communisme primitif, anhistorique)

fausse histoire, appartenant à la fausse conscience (l’Histoire comme idéologie)

fin de l’histoire (communisme adulte, sans classe, basé sur l’histoire scientifique)

Gandhi, toutefois, était le produit d’une société qui conceptualisait le passé comme moyen de réaffirmer ou de modifier le présent :

Passé comme cas particulier du présent

� Présent fracturé (passés concurrentiels)

� Re-création du présent incluant le passé

� Nouveau passé

D’un tel point de vue, le passé peut constituer une autorité mais la nature de l’autorité est

perçue comme changeante, amorphe et susceptible d’intervention. Comme le note Mircea Eliade, si « l’homme moderne se proclame un être historique, issu de l’histoire tout entière de l’humanité, l’homme des sociétés archaïques se reconnaît l’aboutissement d’une histoire mythique, et d’une série d’événements qui eut lieu illo tempore, au commencement du Temps ». Alors que l’homme moderne, tout en se voyant comme le résultat de l’histoire universelle, ne se sent pas obligé d’en connaître la totalité, l’homme des sociétés archaïques n’est pas seulement obligé de se rappeler l’histoire mythique, mais aussi de réitérer périodiquement l’ « irruption du sacré » pour « régénérer le monde et la société humaine », par une « réactualisation de l’événement primordial ». Voilà où se trouve la plus grande différence entre l’homme des sociétés archaïques et l’homme moderne : l’irréversibilité des événements, qui est le trait caractéristique de l’Histoire pour le dernier, n’est pas un fait pour le premier.99

Ce qui est bien entendu une manière de paraphrase, moins la couleur, de T. S. Eliot dans Burnt Norton :

Time present and time past Are both perhaps present in time future, And time future is contained in time past. If all time is eternally present All time is [un]redeemable. Temps présent et temps passé Peut-être sont présents tous deux dans le temps futur Et le futur est contenu dans le passé Si tout le temps est éternellement présent Le temps n’a pas besoin de rédemption non rachetable

99 Mircea Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard 1959, pp. 11-21, en particulier pp. 11, 14, 15, 16.

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S’inspirant de la psychanalyse, Jürgen Habermas dans un autre contexte emploie l’expression « souvenirs orientés vers le futur » pour décrire les moyens par lesquels on peut briser le pouvoir du passé sur le présent100. Certains courants de la culture indienne seraient en parfait accord avec cette vision des choses, mais en formuleraient les conséquences différemment. Le passé de l’Indien est toujours ouvert, alors que son futur ne l’est que dans la mesure où il est une redécouverte ou un renouvellement101. Pour Freud, comme pour Marx, la mauvaise santé découle de l’histoire, la bonne santé soit du présent, soit du futur. Le psychanalyste comme l’historien marxiste est un expert qui anticipe la capacité du moi à mettre à nu l’autre histoire refoulée et à vivre avec ce refoulé responsable de la disjonction cruciale entre passé et présent. Pour l’’historien’ populaire indien --, le bhât, le charan, ou le kathâkâr par exemple [narrateur épique, généalogiste, ou conteur]-- il ne peut pas y avoir de distinction véritable entre le passé et le présent. Si la mauvaise santé découle du passé, la bonne santé aussi découle du passé. L’idée de détermination pourrait s’appliquer au présent ou au futur, comme l’implique le célèbre concept indien de fatalisme ; et dans le passé, il y a toujours des choix ouverts.

Passé comme présent

� Présent fracturé

� Passé recréé � Nouveau passé

Futur déterminé (fatalisme indien)

Futur alternatif déterminé (nouveau ‘fatalisme’)

Alors que cette position ne nie pas complètement l’histoire et anticipe en fait sur certaines

philosophies de l’histoire post-gandhiennes à la mode et sur l’interprétation des mythes en tant qu’histoire, la position gandhienne fait bel et bien l’hypothèse subsidiaire anti-historique que, parce qu’ils contiennent fidèlement l’histoire, qu’ils sont contemporains et que, contrairement à l’histoire, ils sont ouverts à l’intervention, les mythes sont l’essence d’une culture, l’histoire étant, elle, au mieux superfétatoire et au pire trompeuse. Gandhi faisait l’hypothèse implicite que l’histoire ou itihâs [litt. « ce fut ainsi »] représentait une circulation à sens unique, un ensemble de mythes sur le temps passé ou atît, construits comme des variables indépendantes limitant les options humaines, sorte de préemption des possibles futurs des hommes. Les mythes, à l’inverse, permettaient, selon lui, d’accéder aux processus qui constituent l’histoire au niveau de l’ici maintenant. Reconnus consciemment comme le cœur même d’une culture, ils élargissent les choix humains au lieu de les restreindre. Ils nous permettent de nous souvenir sur le mode de l’anticipation et de nous appliquer à dénouer le présent plutôt qu’à nous venger du passé.(Les mythes élargissent les choix humains également dans la mesure où ils sont une forme de résistance à la récupération par la vision du monde uniformisante de la science moderne. En dépit des récentes tentatives à la Lévi-Strauss pour montrer la rationalité de la mentalité sauvage, la mentalité sauvage est demeurée dans l’ensemble indifférente à sa propre rationalité. La science du mythe aussi bien que le statut scientifique du mythe continuent à refléter des préoccupations majoritairement modernes. En ce sens, aussi, l’affirmation de l’anhistoricité est une affirmation de la dignité et de l’autonomie des peuples non modernes).

L’envers de cette même logique, toutefois, veut que les mythes puissent être analysés, rattachés ou réduits à l’histoire ainsi que la tradition dominante de l’analyse sociale occidentale a tenté de le faire d’un bout à l’autre des Temps Modernes. L’histoire ici est vue comme la réalité, le

100 Jürgen Habermas, “Moral Development and Ego Identity », in Communication and the Evolution of Society, trans. Thomas McCarthy, Londres, Heinemann, 1979, pp. 69-94. 101 Pour une brève discussion de cette attitude d’un point de vue psychologique, voir mon ouvrage Alternative Sciences : Creativity and Authenticity in Two Indian Scientists, New-Delhi, Allied, 1980, Chapitre 1.

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mythe étant un conte de fées irrationnel et entaché d’aberrations, produit par l’histoire ‘inconsciente’, fait pour les sauvages et les enfants. Au cœur d’une telle conception du temps -- produite pour la première fois en Occident après la fin des temps médiévaux -- se trouve la préférence marquée pour les causes plutôt que pour les structures (le ‘comment’ plutôt que le ‘quoi’) : on valorise le progrès et l’évolution plutôt que la réalisation de soi dans l’être, la rationalité de l’ajustement à la réalité historique (la pragmatique) et le changement par l’action dramatique continue plutôt que la rationalité d’une attitude fondamentalement critique envers les interprétations antérieures et que le changement par les seules interventions critiques et ré-interprétations. Pour l’Occident moderne, et pour ceux qu’a marqués sa conception du temps, l’histoire elle-même est une chronologie des bonnes et mauvaises actions et de leurs causes, et toute révolution est une disjonction dans le temps qui doit être soit protégée des contre-révolutions, soit réduite aux dimensions d’un faux départ sur la voie d’une vraie révolution.

L’hypothèse subsidiaire de la seconde approche est que les cultures qui vivent de mythes sont anhistoriques et, partant, représentatives d’un état antérieur de la conscience sociale, de second ordre. Les sociétés historiques sont les véritables représentants de la conscience humaine adulte et, partant, la façon dont elles construisent les sociétés historiques a plus de validité scientifique que celle de ces sociétés elles-mêmes. Ces dernières doivent mettre en acte leur destinée anhistorique comme le conçoivent ceux qui sont les historiens du monde.

C’est ce paradigme de la relation adulte-enfant que contestaient la théorie et la pratique gandhienne102. Et ce de deux manières : en réaffirmant le langage de la continuité et en remettant au premier plan le langage du soi.

Le langage de la continuité tirait parti de la profonde ambivalence sur la disjonction dans l’idéologie de la modernité. La modernité cherche à situer toute créativité ‘véritable’, y compris l’action sociale créative, dans des ruptures bien tranchées avec le passé. Cependant, elle fait paradoxalement tous ses efforts pour situer chacune de ces ruptures dans l’histoire. Par exemple la rhétorique de la révolution ne se contente pas de dévaloriser tout ce qui n’est pas suffisamment en disjonction avec le passé ; elle dévalorise carrément le réformisme comme obstacle à la révolution. En même temps, toute histoire moderne des Révolutions et toute pensée révolutionnaire tente de situer dans l’histoire toutes les révolutions, ‘vraies’ ou ‘fausses’. Aucune explication, aucun appel à la révolution n’est abouti tant qu’il n’a pas mis au clair les continuités historiques qui ont mené ou pourraient mener à une Révolution ou expliqueraient sa trajectoire.

Le langage de la continuité re-légitimait la mise au second plan de la disjonction dans la vision du monde indienne. Celle-ci avait toujours admis que, exactement comme le langage de la Révolution dissimulait en lui le message de la continuité, le langage de la continuité aussi comportait un message latent de disjonction. La culture indienne figurait les continuités de façon si marquée que même les ruptures radicales avec le passé passaient pour des réformes mineures, jusqu’à ce que les pleines conséquences de la rupture apparaissent clairement des décennies ou des siècles plus tard. (Le mouvement de la bhakti [ou religion de la dévotion mystique] est un assez bon exemple d’un tel processus). Il importait donc peu en fin de compte qu’on utilise la rhétorique de la disjonction ou de la continuité, tant que se perpétuait le sentiment de la

102 C’est au niveau de la pratique que Gandhi introduisit dans les notions indiennes d’enfance et d’éducation de l’enfant quelque chose d’analogue au péché originel. Quand à savoir si sans cette distorsion de la tradition indienne de l’enfance (voir Sudhir Kakar, « Childhood in India : Traditional Ideals and Contemporary Reality », International Social Science Journal, 1979, 31(3), pp. 444-56, Gandhi aurait personnellement pu donner une place aussi centrale à la notion de sevâ ou service dans la sphère publique ainsi qu’à l’idée d’intervention dans les situations de la vie réelle, qui avait très peu de place dans les grandes cultures de l’Inde, c’est un sujet de controverse psychologique. La notion gandhienne de sevâ était essentiellement réparatrice, née de ses expériences personnelles, lesquelles souscrivaient partiellement à une solution de type occidental à ses conflits oedipiens. C’est ce qui amena Gandhi à construire sa conception du travail social et politique sur une notion non indienne d’enfance pécheresse susceptible d’amendement à l’âge l’adulte à travers le geste réparateur de service public et seulement ainsi. Voir Erikson, Gandhi’s Truth.

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souffrance dans son immédiateté et que la souffrance n’était pas réifiée dans un emballage intellectuel décoratif.

La ré-affirmation du langage du moi pourrait se décrire comme faisant partie d’une ancienne dialectique, tradition que met en question la vision du monde moderne : la tradition croit que se réaliser soi-même au mieux permet de mieux comprendre ce qui n’est pas le moi, et donc le monde matériel. La modernité croit que, plus les êtres humains comprennent ou contrôlent le monde objectif du ‘non-moi’, y compris le non-moi dans le moi (le ça, les processus cérébraux, l’histoire sociale ou biologique), plus ils comprennent et contrôlent le moi (l’ego, la pratique, la conscience). Une personne non-moderne, si elle usait des catégories freudiennes ou marxistes, raisonnerait à l’opposé : plus on comprend son ego ou sa pratique, dirait cette personne, plus on comprend les processus primaires universaux du ça aussi bien que la dialectique universelle de l’histoire. Il se peut que les civilisations non-modernes aient plus ou moins épuisé les possibilités critiques ou créatives de cette primauté donnée à la réalisation de soi lorsque la modernité commença à inverser les priorités. Mais la modernité de son côté en avait rajouté sur l’impasse de la vison ancienne, lorsque des traditionalistes critiques comme Thoreau, Tolstoï et Gandhi commencèrent à remettre au premier plan les visions du monde qui cherchaient à comprendre et changer le monde par le contrôle de soi et l’accomplissement personnel de soi.

Parce qu’il procédait de ces deux langages, Gandhi put briser le déterminisme de l’histoire. La manière dont il concevait l’Inde libre, la solution qu’il proposait aux conflits de race, de caste et de religion, ainsi que sa conception de la dignité humaine, étaient remarquablement libres des contraintes de l’histoire. Quels qu’aient pu être leurs défauts, ces concepts permettaient aux sociétés de choisir leur avenir ici et maintenant -- sans héros, sans drame et sans chercher constamment l’originalité, les changements discontinus et les victoires finales. C’était la version indienne des historiens capables d’ « imposer leur loi aux faits au lieu de se soumettre aux faits »103. Si le passé ne contraint pas la conscience sociale et si le futur commence ici, c’est le présent qui est le moment ‘historique’, le point de crise permanent et cependant mobile, et le temps du choix. On peut y voir soit la version orientale de la Révolution permanente, soit une extension pratique du concept mystique de temps intemporel dans certaines traditions asiatiques.

Gandhi bouclait ainsi sa critique de la conscience coloniale et passait ensuite au combat contre le colonialisme comme structure organisée. Le second combat n’entre pas ici dans nos préoccupations.

VIII J’ai dans un premier temps avancé que le colonialisme est essentiellement une question de

conscience et doit être combattu et défait en dernière instance dans l’esprit des hommes. J’ai ensuite tenté d’identifier deux catégories psychologiques ou principes de stratification majeurs dérivés des différences biologiques qui ont structuré l’idéologie du colonialisme en Inde sous la domination britannique, et de montrer comment ces principes liaient la culture coloniale à la communauté sujette, assurant ainsi la survie du colonialisme dans les esprits. J’ai également, du moins je l’espère, montré que la libération devait commencer à partir des colonisés et finir avec les colonisateurs. Comme Gandhi devait le formuler si clairement durant toute sa vie, la liberté est indivisible, non seulement dans le sens populaire où les opprimés de tous les pays sont un, mais également dans le sens impopulaire où l’oppresseur aussi est pris dans la culture de l’oppression.

Il reste à présent une question à résoudre. En examinant certains lieux du paysage mental du colonialisme britannique en Inde, je suis remonté dans le temps. Ce voyage dans le temps a-t-il

103 Ellmann, « The Critic as Artist as Wilde », p. 30.

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observé les règles de l’histoire ou relève-t-il aussi du mythe ? Gandhi a-t-il réellement construit la nature humaine et la société à la façon dont je l’ai décrit ? Ou ma description est-elle une construction de seconde main -- une élaboration secondaire comme dirait un psychanalyste --, qui impute à un homme une nouvelle structure à la façon des commentateurs traditionnels indiens sur les personnes et les textes ? Mais peut-être la question n’est-elle pas pertinente. Ainsi que Gandhi l’a si élégamment démontré, pour ceux qui cherchent la libération, on peut parfois faire découler l’histoire des mythes.

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Chapitre II L’esprit non colonisé.

Vision postcoloniale de l’Inde et de l’Occident

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I Rudyard Kipling (1862-1936) croyait savoir de quel côté il était, dans la grande fracture

entre l’Angleterre impériale et l’Inde assujettie. Il était sûr qu’il était du droit de l’Inde d’être gouvernée par la Grande-Bretagne, comme il était sûr qu’il était du devoir de la Grande-Bretagne de gouverner l’Inde. Il avait aussi la certitude, en tant que familier des deux cultures, que la responsabilité lui incombait de définir à la fois le droit et le devoir. Mais est-ce là toute la vérité de l’histoire ? Ou est-ce la dernière ligne d’une histoire commencée bien des années plus tôt, dans l’enfance de Kipling, en Inde ?

Angus Wilson, biographe de Kipling, dit d’emblée que Kipling était « un homme qui, sa vie durant, voua une véritable adoration et un grand respect (…) aux enfants et à leur imaginaire »104. Les premières années de Kipling permettent de se faire une idée de cette enfance qu’il adora et respecta. Il n’était pas simplement né en Inde ; il fut élevé en Inde par des domestiques indiens dans un environnement indien. Il pensait, sentait, rêvait, en hindoustani, communiquait essentiellement avec les Indiens, et ressemblait même à un gamin indien105. Il fréquentait les temples hindous, n’ayant pas encore l’âge d’obéir aux interdits de caste, et une fois, en visite dans une ferme avec ses parents, il s’éloigna la main dans la main avec un paysan, en disant à sa mère, en hindoustani : « au revoir, c’est mon frère ».

Le jeune Kipling fut profondément marqué par le romantisme, la couleur et le mystère de l’Inde. Et le pays en devint définitivement indissociable de l’idée qu’il se faisait d’une enfance idyllique, associé qu’il était à ses années de « parfait bonheur et de sécurité » et à son « jardin secret du Paradis avant la chute »106. Donner à ce souvenir une place centrale dans son moi d’adulte peut paraître exagérément psychologique, mais il est certain qu’aucun autre écrivain non indien de langue anglaise n’a égalé la sensibilité de Kipling aux mots indiens, à la faune et à la flore indiennes et au peuple des 600 000 villages de l’Inde. La paysannerie indienne est toujours restée pour lui son enfant chéri, pendant toute sa vie107.

A l’encontre de ces affinités pour tout ce qui était indien, il y avait sa relation, distante bien que très forte, avec ses parents victoriens. Il n’avait guère d’interaction avec eux que lorsque les domestiques le conduisaient solennellement -- et quasi rituellement— devant eux. Quand il parlait à ses parents, nous dit son autobiographie, il « traduisait maladroitement de l’idiome vernaculaire dans lequel on pense et on rêve 108». En apparence, il vouait à ses parents un amour immense, une gratitude et un respect immenses. Pourtant, un de ses biographes au moins a signalé le fossé entre « la haute idée, presque religieuse » de la place d’une mère dans la vie d’un fils, telle qu’on la trouve dans les nouvelles et les poèmes de Kipling, et sa propre relation avec sa mère109. Sa mère Alice Kipling, n’était apparemment pas une femme à encourager les effusions.

C’est aussi à ses parents que Rudyard dut la plus douloureuse expérience de sa vie. Après six années idylliques à Bombay, il fut envoyé avec sa sœur à Southsea en Angleterre, chez la tante Rosa, chargée de veiller à sa bonne éducation. Mme Rosa Holloway, mariée à un officier d’armée en retraite, appartenait à une grande famille anglaise sur le déclin, et elle prenait des pensionnaires, avec son mari. Superficiellement, tout se passait sans histoires. Il se trouva même des visiteurs qui apprécièrent son affection envers Rudyard et elle s’entendait bien avec sa sœur. 104 The Strange Ride of Rudyard Kipling, New York, Viking, 1977, p. 1. 105 Edmund Wilson, « The Kipling that Nobody Read”, in Andrew Rutherford (ed.), Kipling’s Mind and Art: Selected Critical Essays, Stanford, California, Stanford University Press, 1964, pp. 17-69. Voir p. 18. 106 « Years of safe delight », « garden of Eden before the fall », Edmund Wilson, « The Kipling that Nobody Read ; Angus Wilson, The Strange Ride, p. 3. 107 Angus Wilson, The Strange Ride, p. 4. 108 Something of Myself, For My Friends, Known and Unknown, New York, Doubleday and Doran, 1937, p. 5. 109 Angus Wilson, The Strange Ride, p. 11.

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Mais ce qui transpira après la mort de Kipling, c’est que ses années à Southsea furent une véritable torture. Son autobiographie posthume décrit l’établissement de Mme Halloway comme la « Maison de la Désolation », caractérisée par les restrictions, les brimades tyranniques, les persécutions, avec un soupçon de sadisme en prime. Les malfaiteurs étaient au premier chef Tante Rosa et son jeune fils.

Cela dut être un univers bien solitaire et haïssable pour quelqu’un qui avait été élevé dans l’intimité de la nature, dans un univers libre et malgré tout protecteur comme un cocon, peuplé de personnages affectueux, chaleureux, qui n’étaient pas des figures parentales. D’un autre côté, pour Mme Holloway, Rudyard était un étranger. Inféodée aux notions victoriennes et calvinistes d’enfance pécheresse qu’il fallait purifier, elle avait dû trouver cet enfant volontaire, rebelle, sans inhibition, particulièrement gâté et réprouvé. Peut-être y avait-il un élément de jalousie aussi. Un chroniqueur au moins suggère que Mme Halloway et son tortionnaire de fils auraient bien pu tous deux percevoir que l’arrogant et retors garçonnet avait passé son temps dans un univers sans commune mesure avec leur morne horizon110.

Pour le jeune Rudyard, les mauvais traitements de Southsea représentèrent une trahison majeure de la part de ses parents. Sa sœur elle-même en atteste, dans un passage rendu célèbre par Edmund Wilson dans les années quarante, que je cite à nouveau :

« En y réfléchissant, il me semble que la véritable tragédie de notre jeune âge, à part le mauvais caractère de Tante et son attitude revêche à l’égard de mon frère, venait de notre incapacité à comprendre pourquoi nos parents nous avaient abandonnés. Nous n’avions reçu ni préparation ni explication ; c’était comme une double mort, ou plutôt comme une avalanche qui avait balayé tout ce qui nous était familier, tout notre bonheur. (…) Nous nous sentions trahis, presque autant qu’un enfant abandonné sur le pas de la porte. (…) Pas moyen d’en sortir, comme nous nous disions souvent »111.

Certains ont défendu l’idée que ce genre de bannissement en Angleterre était normal pour l’époque, et partait sans doute de bonnes intentions. Les parents anglo-indiens vivaient, de fait, dans la terreur que les domestiques ne gâtent leurs enfants, ne les initient au paganisme et n’encouragent chez eux la précocité sexuelle. Le troisième enfant d’Alice Kipling était par ailleurs mort en bas âge et elle se faisait du souci pour les autres. Mais ce qui compte est moins de savoir si Rudyard avait des raisons d’éprouver ce qu’il éprouvait envers ses parents, que de savoir s’il éprouvait réellement de tels sentiments. Sa sœur fut la seule à le savoir, et son témoignage à cet égard est concluant. L’autre preuve, plus grave, est qu’il finit par tomber à Southsea dans « une sérieuse dépression nerveuse », d’autant plus horrible qu’elle s’accompagnait de cécité partielle et d’hallucinations112.

Pour finir, Rudyard fut éloigné de Southsea et placé dans une public school qui accueillait des fils de militaires, la plupart se destinant à entrer dans la Marine. L’école mettait l’accent sur les vertus militaires et la virilité. Les brimades étaient monnaie courante et on obligeait par tous les moyens les élèves à faire du sport. Mais Rudyard était un enfant sédentaire, un artiste, qui détestait le sport, en partie à cause de sa très mauvaise vision et en partie parce qu’il se sentait déjà destiné à la vie de l’esprit. En outre, Kipling n’avait vraiment pas l’air d’un Blanc (certains Indiens au moins ont remarqué que son hâle ne s’expliquait pas simplement par l’effet du soleil indien). Il s’ensuivit un surcroît de malheur. Si ses parents lui montraient l’autre face de l’affection anglaise et Mme Halloway l’autre face de l’autorité anglaise, l’ostracisme et la tyrannie qu’eut à

110 Ibid., p. 32. 111 « Some Childhood Memories of Rudyard Kipling », Chambers Journal, Eighth Series, VIII (1939), quoted in Edmund Wilson, « The Kipling that Nobody Read », p. 20. 112 Edmund Wilson, « The Kipling that Nobody Read », p. 20.

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subir l’écolier pour son apparence d’étranger ‘efféminé’ lui donnèrent une autre vision de la sous-culture qui forgeait les élites destinées aux colonies.

En somme, choyé par des domestiques indiens qui le soustrayaient à l’aseptisation de sa

victorienne famille, toute non calviniste et non pratiquante qu’elle fût, le jeune Rudyard vécut l’Angleterre comme une expérience exténuante. C’était une culture qu’il pouvait admirer – l’admiration était aussi un produit de sa socialisation –, mais non pas aimer. Il fut toujours en Angleterre un sahib notoirement bi-culturel, la contrepartie anglaise du type même qu’il devait plus tard accabler de son mépris : le babou indien biculturel. Les autres percevaient cette marginalité et la maladresse sociale qui en découlait, ce qui le mit encore davantage à distance de la société anglaise en Angleterre et par la suite en Inde. Ses écrits ultérieurs devaient refléter cet éloignement, et il ne put jamais écrire sur l’Angleterre des choses aussi passionnantes que sur l’Inde113.

Et pourtant, de ces années opprimantes en Angleterre, Kipling tira forcément l’idée que l’Angleterre faisait partie intégrante de son moi véritable, qu’il lui faudrait désavouer son indianité et apprendre à ne pas s’identifier aux victimes, et que la victimisation qu’il avait connue en Angleterre pouvait être évitée, voire glorifiée, par l’identification à l’agresseur, en particulier par l’identification aux valeurs de l’agresseur.

Kipling lui-même avait été efféminé, faible, individualiste, rebelle, peu enclin à réduire le sens de la vie au travail et à l’efficacité (il était mauvais en calcul à l’école à Southsea et ne put apprendre à lire avant six ans) – exactement les défauts qu’il fustigea plus tard chez les Indiens occidentalisés. Il idéalisait le troupeau, fût-ce au point de se déprécier lui-même, et le genre de moralité susceptible de faire la cohésion d’une pareille collectivité. Il était loin d’imaginer qu’il n’y avait qu’un pas entre l’Indien occidentalisé et l’Occidental indianisé, et il ne se rendit jamais compte que la marginalité qu’il méprisait chez les intellectuels pro-Indiens et les libéraux anti-colonialistes était en fait la sienne.

Qu’est-ce qui faisait le lien entre les deux Kiplings ? Entre le Kipling loyal envers la civilisation occidentale et l’Occidental indianisé qui détestait l’Occident en lui, entre le héros qui se faisait l’interface entre les cultures et l’anti-héros qui méprisait les hybrides culturels et déplorait l’opacité de sa propre conscience de soi ?

C’était une violence aveugle et une soif de vengeance. Kipling était toujours prêt à justifier la violence, pourvu qu’il s’agisse de violence réactionnelle. Edmund Wilson indique, non sans quelque mépris, que l’essentiel de son œuvre est notoirement dénué de toute contestation réelle de l’autorité et de toute compassion pour les victimes114. Il y a plus, en réalité. Kipling faisait la distinction entre la victime qui se bat bien et rend la monnaie de sa pièce au bourreau, et la victime passive/agressive, efféminée, qui se défend en refusant de coopérer, par l’esquive, l’irresponsabilité, la mauvaise volonté et le refus de valoriser le combat face à face. La première catégorie correspondait pour lui à la « victime idéale » qu’il aurait voulu être, la seconde renvoyait à la vie de victime qu’il vécut dans sa jeunesse et qu’il détesta. S’il n’a pas eu de compassion pour les victimes du monde, il n’en a pas eu non plus pour cette part de lui-même qu’il ne voulait pas voir.

Mais son intuition littéraire ne le fourvoyait pas entièrement, même sur ce point. Il savait au fond qu’il ne s’agissait pas d’une simple différence entre violence et non-violence, mais entre deux types de violences. La première était la violence directe, ouverte, aux couleurs de la légitimité et de l’autorité. La seconde était la violence des faibles et des dominés, habitués à faire face à la violence avec un handicap accablant. Il y a dans cette seconde violence quelque chose d’une rage sans but et quelque chose de désespéré, de fataliste et, dans la formulation des vainqueurs et des maîtres du monde, de lâche. Cette violence est souvent de l’ordre du fantasme

113 Voir sur ce point K. Bhaskara Rao, Rudyard Kipling’s India, Norman, University of Oklahoma, 1967, pp. 23-4. 114 Edmund Wilson, « The Kipling that Nobody Read ».

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plutôt que de l’intervention dans le monde réel ; elle répond au premier type de violence plutôt qu’elle ne la cause ou ne la justifie.

Dans la vie, il se trouve que Kipling découvrit la première forme de violence dans les prérogatives des Britanniques qui dominaient l’Inde ; la seconde dans celles des Indiens sous le joug en Inde. Kipling eut l’intuition, juste, que la glorification de la violence du vainqueur était au fondement de la doctrine de l’évolution sociale et finalement de la colonisation, qu’on ne pouvait pas renoncer à la violence sans renoncer à la vision du colonialisme comme instrument de progrès.

Le coût de cette cécité morale fut énorme. Kipling avait fait du refus de s’analyser la pierre angulaire de sa vie, dans une anti-introspection agressive qui le contraignit à éviter tous les conflits profonds et l’empêcha de dissocier problèmes humains et stéréotypes ethniques. Son œuvre, d’une extraversion frappante, met l’accent sur toutes les formes de collectivité et privilégie les liens du sang et de la race sur les relations de personne à personne. Comme si, s’étant créé des angoisses, il voulait, à travers l’hommage rendu à l’autorité impériale, évacuer par cette quête extravertie des racines culturelles l’inquiétude et la dépression sporadique qui le minaient depuis les jours de Southsea. Il vécut et mourut dans le refus de son autre moi –un moi plus tendre, plus créatif et plus heureux –, avec l’incertitude et la haine de soi qui allaient avec.

En même temps, la seule Inde qu’il était prêt à respecter était celle qui, dans son passé et ses sous-cultures martiales, pouvait jouer un rôle d’adversaire dionysien aussi bien que d’allié de l’Occident. Sans doute sur un autre plan, comme Nirad C. Chaudhury et V.S. Naipaul ensuite, Kipling lui aussi passa sa vie à chercher une Inde susceptible, dans sa dureté valeureuse et masculine, de concurrencer et de contrer l’Occident qui avait humilié, désavoué et foulé aux pieds son propre moi authentique.

Certains critiques ont vu en Kipling un Janus à deux voix. L’un d’entre eux a même étiqueté ces deux voix : le saxophone et le hautbois. On imagine que le saxophone correspondait à son moi martial, violent, auto-satisfait, en guerre avec le pacifisme et en admiration devant la soldatesque, en butte aux accès de dépression, fasciné par le grotesque et le macabre, terrifié en permanence par la folie et la mort. Le hautbois était son indianité et sa profonde admiration pour la culture et l’esprit de l’Inde, son émerveillement devant l’hétérogénéité et la complexité de l’Inde, devant son incohérence et ses ‘mystères anciens’, sa résistance à la mécanisation du travail et de l’homme, et, au fond, pour son androgynie. Dureté masculine et responsabilité impériale d’un côté, douceur féminine et empathie interculturelle, de l’autre, fonctionnaient comme des antonymes. Le saxophone l’emporta, mais le hautbois n’en continuait pas moins à résonner à distance, tentant de maintenir en vie un courant dominé dans sa civilisation à lui en donnant voix aux « faiblesses » d’une autre.

II

Ce long récit nous dit un certain nombre de choses sur le monde des hommes qui

construisirent, dirigèrent, ou légitimèrent des empires, sur la violence vécue qui devint pour eux une peur à vie et un respect à vie de la violence; il nous parle aussi de la tentative pour donner sens à la souffrance privée en théorisant la violence extravertie. Tentative qui, à son tour, sous les efforts d’identification avec l’agresseur et en dépit des louanges aux puissants, revenait aussi à s’en prendre à soi-même, frôlant, en l’occurrence, les limites de l’autodestruction. De tels processus donnent des clefs capitales pour comprendre le destin des chapelles politiques et des cultures.

Toutefois, je traiterai pour le moment d’un dilemme commun à toutes les idéologies coloniales et peut-être bien à toutes les consciences post-coloniales, qui fut aussi celui de Kipling dans sa vie personnelle. C’est un dilemme important : alors que les résultats du colonialisme en termes économiques, politiques et moraux ont été largement débattus, son coût en termes émotionnels et cognitifs a été passé sous silence. Et comme Freud a su nous le rappeler au 20ème siècle, ce que nous choisissons d’oublier a tendance à revenir nous hanter dans l’ ‘histoire’.

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Le dilemme de Kipling peut tenir en deux mots : il ne pouvait pas être à la fois Occidental et Indien ; il pouvait être Occidental ou Indien. Ce fut ce choix sans appel qui lia son autodestruction à la tragédie de sa vie : les valeurs qu’il défendait ouvertement étaient occidentales, le moi sous-socialisé qu’il rejetait était indien, et il lui fallait choisir entre les deux. S’il s’était trouvé dans la situation opposée, il serait parvenu au moins à reconnaître sa biculturalité et à réconcilier, non sans rudesse, l’Orient et l’Occident en lui, en devenant un brown sahib ou un babou.

Cette différence en apparence dérisoire et toute hypothétique nous met en mesure de comprendre comment le colonialisme tenta de se gagner la conscience occidentale, de la conformer à ses propres besoins, d’arracher à son sens de la complétude tout Blanc qui choisissait d’être partie prenante dans la machinerie coloniale et de l’amener à se redéfinir d’une façon qui, toute provinciale dans son orientation culturelle, était universelle dans son champ géographique.

Rétrospectivement, le colonialisme a bien, après tout, triomphé. Il a vraiment fait de l’homme occidental un non oriental et lui a bien inculqué une auto-représentation et une vision du monde qui répondaient fondamentalement aux besoins du colonialisme. L’Occidental ne pouvait être que non oriental ; il ne pouvait que se consacrer à l’étude, à l’interprétation et à la compréhension de l’Orient comme identité négative115. La ‘découverte’ de l’Orient, si élégamment décrite par Edward Said116, avait pour but d’extirper cet autre Orient qui avait jadis fait partie de la conscience européenne médiévale comme archétype et potentialité. Cet autre Orient était lui aussi parfois vu comme un ennemi, mais il était respecté, fût-ce à contre cœur. Il n’apparaissait pas simplement comme le siège d’une vision du monde alternative, mais aussi comme une source alternative de connaissance sur l’Occident. La Chine de Voltaire, par exemple, n’était pas l’Orient de l’anthropologue moderne ; c’était l’alter ego de l’humaniste de l’Occident. Le Moyen-Orient du Moyen-Age était le lieu où nombre d’Européens allèrent étudier Aristote. Et même dans la première génération des colonisateurs dans l’Inde britannique – même dans la pépinière des grands bâtisseurs de l’empire –, il y a eu des gens comme Warren Hastings pour qui la civilisation qu’ils dirigeaient avait plus à leur apprendre qu’ils n’avaient à lui enseigner.

Cet autre Orient, l’Orient qui était le double de l’Occident, ne cadrait pas avec les besoins du colonialisme ; il impliquait une vie multiculturelle, cosmopolite, alternative, une vie qui, pour jouer sur l’expression d’Angus Wilson, dépassait le morne horizon de Kipling et de ses contemporains anglais. Ces derniers se forcèrent et forcèrent tous les Occidentaux à double culture à faire un choix.

D’un autre côté, le colonialisme tenta d’investir la conscience indienne pour lui forger une image d’elle-même qui, dans son opposition à l’Occident, serait vouée à rester une construction occidentale. Si l’expérience coloniale fit de la conscience occidentale dominante un objet par définition non oriental, et redéfinit l’image que l’Occident se faisait de lui-même comme antithèse ou négation de l’Orient, il chercha à faire le contraire avec l’image que l’Orient se faisait de lui-même et avec la culture indienne. Le colonialisme remplaça le stéréotype ethnocentrique normal de l’Oriental insondable par le stéréotype pathologique de l’Oriental étrange et primaire mais prédictible – religieux mais superstitieux, habile mais dévoyé, violent par impulsivité mais lâche par effémination. Simultanément, il créa un domaine de discours où la modalité standard de transgression de ces stéréotypes consistait à les inverser : superstitieux mais spirituel, inculte mais sage, féminin mais pacifique, et ainsi de suite. Aucun colonialisme ne serait complet sans ‘universaliser’ ses stéréotypes ethniques et les enrichir en s’appropriant le langage de contestation de ses victimes. Ce fut pour cette raison que le cri des victimes du colonialisme fut finalement un cri qui devait se faire entendre dans une autre langue, inconnue du colonisateur comme des

115 La notion d’identité négative est bien entendu empruntée à Erik Erikson. Voir en particulier son Young Man Luther, New York, Norton, 1958. 116 Edward Said, Orientalism, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1978. Traduit en français par Catherine Malamoud, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 1980.

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mouvements anti-colonialistes qu’il avait nourris puis domestiqués. Et c’est pour cette raison que l’analyse à présent doit se tourner vers l’héritage colonial dans l’Inde postcoloniale dans une langue qui, tout en intégrant la langue du monde moderne, cherche aussi à lui rester extérieure. Le passage du passé au présent dans les pages qui précèdent, et du présent au passé, procède de ce même effort.

X X X

L’Inde n’est pas le non-Occident ; c’est l’Inde. En dehors du petit groupe d’Indiens qui

eurent jadis à subir de plein fouet l’impact du colonialisme et sont à présent les héritiers de la mémoire coloniale, l’Indien ordinaire n’a aucune raison de se considérer comme un opposant ou une antithèse de l’Occidental. Le devoir d’être parfaitement non-occidental ne pèse que sur son moi culturel, exactement de la même façon que jadis le devoir d’être parfaitement occidental limitait – et limite parfois encore – ses choix quant à son avenir personnel et celui de sa société. Cette nouvelle responsabilité le contraint à ne mettre en avant que les segments de sa culture qui sont récessifs en Occident et à mettre en sourdine ceux que sa culture partage avec l’Occident ainsi que ceux qui n’ont pas de définition en Occident. Cette pression qui le pousse à prendre le contre-pied de l’Occident déforme les priorités traditionnelles de la vision indienne globale, pour qui l’homme et l’univers forment un tout. Elle détruit la Gestalt unique de sa culture. Elle le lie en fait encore plus irrévocablement à l’Occident117.

Il y a à cet égard une parfaite congruence entre la diversité des versions du nationalisme indien et la vision du monde des Kiplings. Toutes deux partagent ce que l’école des Mâdhyamika pourrait voir comme une tendance à absolutiser les différences entre cultures118. Toutes deux cherchent à constituer l’Est et l’Ouest (l’Orient et l’Occident) en antipodes naturels et permanents. Toutes deux remontent à l’arrogance culturelle de l’Europe d’après les Lumières, qui chercha à définir non seulement le ‘véritable’ Ouest mais aussi le ‘véritable’ Est. Et toutes deux ont produit une critique sociale naïvement persuadée que l’appauvrissement culturel a fait plus de mal à l’Est qu’à l’Ouest.

Pourtant, s’il est une autre Inde, il est aussi un autre Ouest. Si la première a été la majorité oubliée, le second a été, et les conséquences en sont encore plus tragiques pour le globe, la minorité oubliée. Si la première a représenté l’Est jamais totalement vaincu, le second a été, au moins dans ce XXe siècle, l’Ouest totalement anéanti. Cet Ouest survit comme quelque chose d’ésotérique en Occident et peut-être, seulement peut-être, comme une réalité vivante aux marges du monde non-occidental. « Les Indiens sont les seuls Anglais survivants », aurait dit Malcolm Muggeridge un jour, avec un mélange de dérision et d’exaspération. On peut reprendre sa formule à la lettre, sans ironie : la société indienne serait le dépositaire de certains aspects de l’Ouest aujourd’hui disparus en Occident même.

Mettons pour l’instant de côté le problème de l’Ouest et concentrons-nous sur la tragédie indienne et sur cette autre Inde, ni pré-moderne ni anti-moderne, mais simplement non moderne. C’est l’Inde qui a survécu à l’assaut occidental. Elle coexiste avec l’Inde des modernistes, dont les efforts pour s’identifier avec l’agresseur colonial a produit les pathétiques copies de l’Occidental dans le Sous-Continent, mais elle rejette la plupart des versions du nationalisme indien à cause de leur lien irrévocable à l’Occident – par réaction, par jalousie, haine et contre-phobie. Cette autre Inde vit comme si elle n’avait pas à se poser la question du choix entre l’Est et l’Ouest ni entre le

117 Je n’ai pas besoin d’attirer l’attention sur la pirouette logique et morale qui permet pareille équivalence entre le refus d’être non-occidental et l’être occidental. 118 K. Venkata Ramanan, Nâgârjuna’s Philosophy, As Presented in the Mahâ-Prajñapâramitâ Sûtra, Delhi, Motilal Banarsidass, 1978.

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Nord et le Sud. Le choix se situe entre l’apollinien et le dionysien dans l’Inde et dans l’Occident119. Comme l’a montré ce siècle dans sa capacité supérieure à traduire les utopies dans la réalité, si pareille distinction n’existe pas dans une culture de l’oppression, il faut que ses victimes en présument l’existence pour garder la raison et ne pas perdre leur humanité. Thomas Mann, m’a-t-on dit, affirmait après l’expérience nazie qu’il n’y avait pas deux Allemagnes mais une seule. Peut-être est-ce aux Manns de s’approprier l’unicité de l’Allemagne. Pour les victimes de l’Allemagne, à un certain point, il fallait qu’il y eût deux Allemagnes, associées à l’occasion dans un discours cognitif et moral unique.

Dans l’Occident moderne, cette bataille entre l’apollinien et le dionysien n’a que tangentiellement impliqué l’Orient – que le conflit ait dû ou non impliquer l’Orient est une autre question. En Orient, c’est un fait que la bataille a impliqué l’Occident. La culture dominante indienne admet implicitement que, eu égard à ses thèmes centraux, il ne s’agit pas de s’ajuster ou de s’opposer à la puissance et à la vision du monde occidentales comme à un organe extérieur. Parce que l’Occident, en dépit de toutes ses théories sur les races martiales et les sauvages nobles et ignobles, n’intègre probablement pas l’Inde, l’Inde, elle, incorpore l’Occident. T. K. Mahadevan cite un passage curieux de Gandhi qui illustre bien ce drame :

« Tous ceux des Indiens qui ont réalisé quoi que ce soit de remarquable dans quelque domaine que ce soit sont les fruits, directement ou indirectement, de l’éducation occidentale. En même temps toutes leurs entreprises en faveur de l’amélioration du sort du peuple résultent de la prégnance de leur culture indienne »120. Le rejet absolu de l’Occident est aussi le rejet de la configuration de base des traditions

indiennes ; bien que, paradoxalement, l’acceptation de cette configuration puisse impliquer un rejet qualifié de l’Occident.

C’est ce qui sous-tend l’universalisme ethnique de l’Inde non-moderne. Un universalisme qui prend en compte l’expérience coloniale, sans oublier l’immense souffrance apportée par le colonialisme, et qui construit sur ces bases une version mûrie, plus contemporaine, plus auto-critique, des traditions indiennes. C’est un universalisme qui voit dans l’Inde occidentalisée une simple sous-tradition ; celle-ci, en dépit de sa pathologie et de son caractère fondamentalement tragi-comique, représente la forme ‘digérée’ d’une autre civilisation qui vint jadis piller l’Inde ; L’Inde a réellement tenté de cerner les traits distinctifs de l’Occident dans son propre domaine culturel ; elle n’appréhende pas l’Occident comme une simple ingérence politique ou pour son infériorité culturelle, mais comme une sous-culture significative en elle-même et qui comptait, bien que de façon limitée, dans le contexte indien. C’est ce que je voulais dire quand je disais que Kipling ne pouvait pas être à la fois Indien et Occidental quand il voulait être Occidental, alors que l’Indien ordinaire, même s’il reste Indien et seulement Indien, est à la fois Indien et Occidental.

Si l’Est et l’Ouest semblent ne jamais se rencontrer en Inde, comme le suggèrent Kipling et E. M. Forster, c’est à cause de cette intériorisation de l’Occident à différents niveaux et en différents secteurs de la vie en Inde121. La familiarité aussi peut engendrer la distance. Si la masse de la société est dispensée de devoir gérer l’Occident dans ses plus profonds niveaux de conscience, s’il existe déjà un Occident endogène bien circonscrit dans la cosmologie indienne, il n’y a aucune raison de percevoir l’Occidental comme un total intrus ou, en l’occurrence, comme l’intrus déterminant. Il n’y a pas davantage de raisons de percevoir le conflit culturel Est / Ouest comme le conflit central dans la vie indienne. Certes, les sections de la société indienne en

119 Ma formation est celle d’un sociologue et ce n’est que récemment que j’ai découvert la variété des sens que peut recouvrir ce terme. J’ai en tête uniquement les sens que lui associe Ruth Benedict dans Patterns of Culture, Boston, Houghton Mifflin, 1934. 120 T.K. Mahadevan, Dvija, New-Delhi, Affiliated East-West Press, 1977, pp. 18-19. 121 E.M. Forster dans A Passage to India, London, Arnold, 1967, risque l’explication par la culture coloniale de cette séparation ; et sous cette forme on peut y voir une version atténuée de l’argument de Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.

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contact direct avec la colonisation ont été dans l’opération livrées à elles-mêmes, pour affronter leur peur de la liminalité et du déracinement -- elles se sont retrouvées « inconfortablement suspendues entre deux mondes », selon l’expression de V.G. Kiernan. Il est également vrai que la relative indifférence des couches populaires quant au conflit Est / Ouest a aggravé les préoccupations de la minorité du fait des différences qui se creusaient entre Indiens et non-Indiens, entre le « nous » et le « eux », les contraignant à un interminable combat contre leur haine de soi et leur impuissance. Mais même les Indiens en contact direct avec l’Occident depuis près de quatre siècles n’ont pas complètement perdu leur confiance en eux face à l’Occident ; ils perpétuent malgré tout la conviction interne qu’ils ne seront pas balayés et pourront utiliser l’Occident dans leurs propres intérêts. Même les habiles babous, comme l’admettait Kipling avec le dernier dégoût, connaissent les moyens d’utiliser l’homme blanc ; eux aussi ont leur théorie de l’Ouest.

Il n’y a pas si longtemps que nous avons mesuré les pleines conséquences de ces faits. J. Duncan M. Derrett en particulier signale en 1979 :

« On considérait, et l’auteur de cet article en faisait autant, comme ceux qui l’ont précédé et le surpassent, que les Indiens avaient appris les us et coutumes anglais, les valeurs anglaises, étudié la langue anglaise, et que, en tant que race de potentiels perroquets, ils « y avaient remarquablement réussi… ». On prenait note, non sans surprise et tristesse, du conflit entre les dires et les actes. Les Indiens formés presque exclusivement dans les sciences et les arts occidentaux réagissaient à chaque crise comme d’irrécupérables Orientaux. Ils accusaient encore cette impression par leur manque de confiance devant les problèmes nouveaux, par leur pathétique quête de l’avis de l’étranger (qu’ils remisaient d’ordinaire après avoir payé pour l’obtenir), et leur façon de ‘circuler à travers les motions’ comme un funambule pour qui la corde raide est un objectif en soi, ou comme un somnambule, désespérément soucieux d’éviter l’accident fatal mais incapable de dire pourquoi… Ce n’est que très récemment que l’auteur de ces lignes prit conscience de ce qu’il croit être la réalité, à savoir que la tradition indienne a d’un bout à l’autre été ‘aux commandes’, et que les idées anglaises et les façons anglaises, comme la langue anglaise, avaient été utilisées pour servir des objectifs indiens. Que c’étaient en réalité les Britanniques qui étaient manipulés, les Britanniques qui étaient les stupides funambules. Mon frère indien n’est pas un Anglais de couleur, c’est un Indien qui a appris à évoluer dans mon salon, et qui y restera tant que cela servira ses intérêts. Et quand il adopte mes vues, il le fait pour servir ses intérêts, et y adhère tant que cela l’arrange, dans la mesure où cela l’arrange »122. Derrett aurait pu ajouter : « dans la compréhension juste (dharmânâm bhûtapratyavekshâ), non

seulement le déterminé apparaît comme déterminé, mais il s’avère aussi inclure l’indéterminé ou le non conditionné »123. Comme tous les Orientaux retors, les Indiens, même quand ils ont l’air totalement sous contrôle, conservent une certaine marge d’indétermination et de liberté. Que les héritiers de la tradition des babous, les derniers des derniers parmi les brown sahibs, si visiblement haïs par Kipling, ne pensèrent jamais à s’enorgueillir d’avoir osé être des quasi Kiplings, alors que Kipling n’osa jamais être un quasi babou, c’est une autre affaire.

Que dire de la sous-catégorie de l’Indien martial, le véritable Indien de Kipling ? Que dire de l’authentique chef impérial selon Kipling, le blanc surmené, avec sa mission civilisatrice et sa peur de régresser, s’il n’y prend garde, à la sauvagerie du peuple qu’il avait pour mission de diriger ? Y avait-il une construction indigène de ces modèles, aussi, ou étaient-ils simplement perçus comme de bizarres divinités archétypiques, devenus part du destin de tous ? De toute

122 « Tradition and Law in India », in R. J. Moore (ed.), Tradition and Politics in South Asia, New-Delhi, Vikas, 1979, pp. 34-5. 123 Venkata Ramanan, Nâgârjuna’s Philosophy, p. 39.

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évidence, il existe dans les traditions indiennes vivantes une sous-tradition bien identifiable du dionysisme de l’Occident moderne : il s’agit de la nature du moi démoniaque ou asura prakriti.

Idam adya mayâ labdham idam prâpsye manoratham, Idam astîdam api me bhavishyati punardhanam. Asau mayâ hatah shatruh hanisye shye ? câparân api, Ishvaro’ham aham bhogî siddho’ham balavân sukhî adhyo’bhijanavânasmi ko’nyo’sti sadrsho mayâ124 “J’ai acquis ceci aujourd’hui; je pourrai satisfaire tel désir; ceci est à moi; tel autre bien encore va m’échoir ; / j’ai frappé tel de mes ennemis ; à leur tour je vais frapper les autres ; je suis le maître ; je jouis, je réussis ; je suis fort, je suis heureux ; / je suis riche, je suis bien né ; quel autre est mon égal ? Je sacrifierai, je ferai des largesses, je vivrai dans la joie » La nature d’asura a beau être en règle générale une négation des vertus dans la société

indienne, elle peut parfois constituer une pathologie de la kshatriya-ïté*. C’est une kshatriya-ïté dévoyée125. C’est probablement le cadre adéquat de la conscience impériale de Kipling – y compris la construction britannique de l’idéologie indigène des races martiales. Kipling, provincial par choix plus que par circonstances, pensait que l’idéologie de la kshatriya-ïté était la véritable indianité, indépendamment de sa compatibilité avec la vision du monde du colonialisme. La limitation du rôle de la kshatriya-ïté dans la cosmologie indienne traditionnelle lui échappait, comme lui échappait l’intérêt qu’avaient les siens à nier ces limites dans une culture coloniale qui tournait autour de la violence et de la contre-violence, du masculin, de la puissance, et dans une théorie de l’histoire qui concevait toutes les civilisations selon une hiérarchie du haut et du bas, du fort et du faible, l’un comme l’autre méritant leur statut. Cette différence dans la manière de peser le martial et le non-martial dans la culture indienne, Kipling la connaissait, mais avait besoin de l’oublier.

III Nous voyons que le naturalisme conséquent, ou humanisme, se distingue aussi bien de l’idéalisme que du matérialisme, et qu’il est en même temps leur vérité qui les unit. Nous voyons en même temps que seul le naturalisme est capable de comprendre l’acte de l’histoire universelle126. Karl Marx J’ai montré que les Kiplings cherchaient à redéfinir l’Indien, au nom de l’ Occident

moderne, comme antonyme de l’Occidental, et l’Occidental comme conquérant et dirigeant légitime. J’ai aussi montré que, contrairement à ce qui se passait en Occident, ces notions nouvelles n’étaient pas intériorisées en profondeur par la masse indienne, qui avait déjà ses analogues indigènes de l’Occidental. Celle-ci concevait l’Occidental comme un maître de passage qui, comme tous les maîtres de passage, avait tendance à vivre sur des illusions de permanence. La conscience impériale parvint cependant à gagner certaines zones de la conscience indienne occidentalisée. Je vais à présent passer à un aspect particulier de cette histoire : comment l’expérience du colonialisme contraignit l’Indien occidentalisé d’abord à une scission de son image de soi comme Indien, et ensuite à la reconstitution de cette image par cet artifice, montrer qu’une des deux parties était fausse.

124 Bhagavâd-Gîtâ, p. XVI 3-5 (Traduction d’Emile Senart, Paris, Les Belles Lettres, Collection Emile Senart, 1944, p. 50). 125 Richard Lannoy en reconnaît semble-t-il quelque chose dans son ouvrage The Speaking Tree : A Study of Indian Childhood and Society, Londres, Oxford University Press, 1979, p. 256, quand il explique que “du point de vue de la société traditionnelle, l’occidentalisation est une extension de la kshatriyaïsation ». 126 Manuscrits de 1844, Paris, Editions Sociales, 1962, p. 136.

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X X X

L’Inde « a toujours été un monde à part, difficile à pénétrer pour tout étranger, oriental ou

occidental »127. Une telle culture devient un test de projection ; c’est une invite, non seulement à la projection de ses plus profonds fantasmes, mais aussi à la révélation de l’interprète plus encore que de l’interprété. Toutes les interprétations qu’on fait de l’Inde sont en dernière instance autobiographiques. Comme on pouvait s’y attendre, un sous-groupe des fils spirituels indiens de Kipling a misé sur l’Inde martiale comme Inde authentique appelée à battre l’Occident à son propre jeu. Ils attendent ce jour de gloire et sont parfaitement prêts à fausser l’ensemble de la culture indienne pour rapprocher tant soit peu la victoire, comme cet officier américain au Vietnam qui détruisit un village pour le sauver des ennemis. Pour eux, l’Indien ordinaire est à démasquer comme pseudo-alternative à l’Occident : d’une spiritualité hypocrite et d’un matérialisme rusé, violent et intéressé ; ni engagé dans l’opposition contre l’Ouest comme le Japon, lequel essaie de battre l’Occident à son propre jeu, ni clairement oriental comme la Chine confucéenne, laquelle, malgré son hostilité manifeste à l’Occident, partage avec lui certaines valeurs fondamentales comme la réussite, l’organisation, la rationalité instrumentale ; il ne satisfait pas aux normes de la bonne éducation occidentale et n’est pas non plus un noble sauvage. L’idéal culturel de ces nouveaux Kshatriyas est un Etat indien fort et dur, étayé d’un matérialisme coriace et bien de ce monde.

Par réaction, d’autres ont identifié l’Inde véritable à l’Inde spirituelle. Pour eux par conséquent, tout écart par rapport à la spiritualité est une brèche dans l’indianité même. En contraste avec le matérialisme occidental moderne, ils voient dans l’Inde l’axe d’une conscience globale de la contestation. L’Occident, selon ce point de vue, est déjà vaincu par la supériorité des civilisations orientales ; simplement, il refuse avec obstination de l’admettre.

Quel est le rôle du déterminisme culturel dans la perception de telles contradictions ? Une société est-elle toujours contrainte de choisir entre matérialisme et spiritualisme, entre la dure réalité et le rêve irréaliste ? Ou l’idée même de choix en la matière est-elle un produit de la mission impériale de Kipling ?

Conformément à la description de l’ethnocentrisme dans diverses études contemporaines sur la personnalité autoritaire, l’attitude coloniale des Britanniques devant la culture indienne a toujours été incohérente. D’un côté les Britanniques jugeaient les Indiens essentiellement pragmatiques et bien de ce monde -- redoutablement habiles, égocentriques, intéressés, d’une convoitise à toute épreuve. D’un autre côté, ils méprisaient aussi les Indiens pour leur dédain de ce bas monde qui en faisait des inadaptés en matière de science et de technologie modernes, de gouvernement et de travail productif. (Où l’on voit la preuve par les colonisateurs en Inde, s’il était besoin de preuve, qu’un système d’oppression cherche à se légitimer par tous les moyens possibles. La spiritualité n’a jamais été le seul opium du peuple en Inde). C’est là une scission qui a persisté dans le secteur moderne de l’Inde. Une fois épuisées toutes les autres explications des problèmes de l’Inde, l’Indien moderne a toujours la tentation d’en revenir aux stéréotypes, soit celui de la spiritualité indienne, soit celui de sa pseudo-spiritualité.

On peut se demander si la majorité des Indiens ont ce regard sur l’Inde. L’Inde n’est pas uniquement son être spirituel. La société donne certes une place considérable à la spiritualité, mais ne c’est guère l’aspect prédominant de l’indianité. La pléthore d’études empiriques inspirées par le marxisme, le structuralisme ou le fonctionnalisme, devrait au moins nous avoir rendus conscients que l’essentiel de la spiritualité indienne repose sur des choix pragmatiques, sur l’intérêt, et est toujours à l’épreuve de la réalité. Ce qui n’a pourtant empêché personne, pas même les chercheurs qui ont mené de telles études, d’exhorter les Indiens à être plus pragmatiques et plus réalistes. Même un érudit comme D.D. Kosambi n’est pas sans naïveté

127 V.G. Kiernan, The Lords of Human Kind: European Attitudes to the Outside World in the Imperial Age, Harmondsworth, Penguin, 1972, p. 71.

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quand, dans le même paragraphe, il accuse la Bhagavâd Gîtâ d’ « opportunisme douteux » et lui fait grief d’admettre que « la réalité matérielle est une grossière illusion »128. Il en va de même avec le matérialisme indien. Une fois épuisées toutes les interprétations matérialistes, on bute sur un élément de préoccupation spirituelle sous-jacent au matérialisme le plus intransigeant en Inde. Cet élément apparaît parfois comme l’irrationalité résiduelle d’une personne dont la chair est forte mais le cœur faible -- renversement de métaphore dont il y aurait long à dire. Parfois il est vu comme pure hypocrisie, compromis politique avec les masses superstitieuses qui ont plus de pouvoir que de perspicacité. Mais le fait demeure que, de la piété des derniers jours de Rammohun Roy (1772-1833) à Bristol au testament mystique de l’agnostique Jawaharlal Nehru (1889-1964), c’est toujours la même histoire de voyage dans le temps, d’un âshrama à l’autre, d’un palier de vie au suivant.

Peut-être est-ce seulement dans une conscience cartésienne que l’Inde d’Ananda Coomaraswamy et Sarvepalli Radhakrishnan est la négation de l’Inde de D.D. Kosambi et Devi Prasad Chattopadhyaya ; seulement dans la conscience moderne, que les deux Indes deviennent deux idéologies concurrentielles pour la conquête de l’esprit des hommes, au lieu d’être deux facettes d’un même style de vie, complémentaires et en interaction dialectique129. C’est une autre manière de dire que les deux Indes projetées par les idéologies sont toutes les deux le produit de l’invasion occidentale et toutes les deux des tentatives pour reconstruire la culture indienne selon des catégories offrant une cohérence interne pour la mentalité occidentale. Toutes les deux visent à convertir des modes de vie et aspects du moi en types d’idéologie.

Du point de vue indien, comme pour la plupart des points de vue une fois déconditionnés de notre perception du champ comme objet d’étude, les idéologies même les plus récalcitrantes peuvent être interprétées comme niveau ou phase de vie, ou comme réponse à un problème ontologique ou existentiel spécifique. On peut toujours accommoder une pluralité d’idéologies dans un même style de vie. Et c’est bien ainsi ; une culture vivante se doit de vivre, et c’est quelque chose qu’elle se doit à elle-même, pas à ses analystes. Moins encore a-t-elle le devoir de se conformer à un modèle, le sien ou celui d’autrui. Les chercheurs modernes ont évidemment leur propre devoir vis-à-vis de leur discipline ; ils ne peuvent pas se permettre de cautionner la convertibilité entre styles de vie et idéologies. Il leur faut réconcilier la ‘contradiction’ auto-générée entre l’Inde matérialiste et l’Inde idéaliste en stigmatisant l’une des deux comme fausse.

C’est ainsi qu’on se trouve pris dans un dilemme très particulier dans l’Inde moderne. D’un côté, il y a les figures de culte modernes qui mettent l’accent sur la spiritualité indienne pour exclure de l’Inde l’Inde matérialiste. Ces gourous deviennent eux-mêmes des biens sur le marché occidental de la spiritualité et du salut immédiat, ils sont de plus en plus dépendants vis-à-vis des grandes structures du monde moderne, ils légitiment la pensée ancienne par la science moderne, et ils adaptent les connaissances traditionnelles pour leur faire résoudre des problèmes modernes au risque de trivialiser l’un et l’autre : aussi nous dit-on qu’ils redécouvrent pour les Indiens leur véritable destin spirituel !

D’un autre côté, il y a ceux qui « ont démasqué » la spiritualité indienne et n’y voient qu’un matérialisme de second ordre. Ce n’est qu’en dénigrant l’Inde spirituelle qu’un Nirad Chaudhuri et un V.S. Naipaul se font le contrepoids des modernes maharshis et âchâryas130. Ce n’est

128 D.D. Kosambi, Myth and Reality, Bombay, Popular Prakashan, 1962, p. 17. 129 On peut faire la démonstration en comparant les œuvres de, disons, Radhakrishnan et Chattopadhyaya. Les deux points de vue peuvent, étrangement, devenir prisonniers l’un de l’autre. Voir en particulier S. Radhakrishnan, Indian Philosophy, Bombay, Blackie, 1977, vol. 1, et The Hindu View of Life, London, 1926, D.P. Chattopadhyaya, Lokâyata: A Study in Ancient Indian Materialism, New Delhi, People’s Publishing House, 1973, et What is Living and What is Dead in Indian Philosophy, New-Delhi, People’s Publishing House, 1977. Alan Roland dans un essai encore à paraître sur la personnalité indienne traite cette complémentarité en termes de division tripartite du moi entre le spirituel, le familial et l’individuel. Il y a là isomorphisme entre le culturel et le psychologique. 130 Nirad C. Chaudhury, The Continent of Circe, Londres, Chatto and Windus, 1965; V.S. Naipaul, An Area of Darkness, Londres, André Deutsch, 1964, et India: A Wounded Civilization, Londres, André Deutsch, 1977.

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qu’au titre de dénigreurs professionnels qu’ils font partie du monde moderne des nouveaux gourous professionnels. Comme les gourous qu’ils rejettent, eux aussi utilisent le monde moderne pour propager leur version de l’Inde. Simplement, au lieu de vendre l’Inde spirituelle et de se débarrasser à bon compte du matérialisme, ils vendent l’Inde matérialiste et dénigrent la spiritualité. Inversion des gourous modernes, ils ne parviennent pas à pardonner à l’Inde de n’être ni une copie conforme de l’Occident ni un franc opposant de l’Occident. Ils détestent la confusion de l’auto-définition de l’Indien plus encore que ce qu’ils voient comme les pires échecs de la société. L’Hindou par exemple est agressif quand il parle de pacifisme, sale malgré son idéologie de la pureté, matérialiste avec ses sermons de spiritualité, et comiquement indien quand il essaie d’être occidental131.

Les gens peuvent être hypocrites. Les cultures aussi peuvent-elles l’être? L’hypocrisie des cultures se révèle-t-elle, à plus ample examen, comme une contradiction dans la condition humaine elle-même ? Un hypocrite en la matière n’est-il qu’un faussaire d’occasion ? Ou est-ce quelqu’un qui réaffirme les valeurs humaines fondamentales dans un monde hostile à ces valeurs, tout en succombant lui-même aux tentations du monde ? L’hypocrite est-il un critique malgré lui de la vie de tous les jours, dont l’échec personnel est l’indice d’une crise culturelle plus vaste ?

Les réponses sont peut-être moins complexes que les questions. L’Inde après tout n’est pas une planète hors du monde. Elle a assurément connu, des siècles durant, la même quête chaotique, à demi sincère, pour mettre en place une société humaine, qu’ont connue d’autres parties du monde. Maintes expériences indiennes de vie sociale civilisée ont assurément représenté des tentatives, plus ou moins bricolées, pour survivre à des risques énormes. Nombre de ces expériences ont échoué et nombre des rêves de culture, aussi, ont tourné au cauchemar.

De surcroît, dans les siècles récents, la société indienne a eu à faire d’importants compromis avec les forces d’oppression extérieures, appuyées sur la puissante idéologie de la modernité et sur une technologie conquérante, et elle se bat encore pour venir à bout de cette expérience et en tirer parti. Elle a été contrainte de cultiver l’autoprotection créative que les victimes confrontées à une situation d’impasse mettent en place le plus souvent : une réaction d’imitation légèrement comique, qui révèle indirectement le ridicule des puissants ; une exploitation des manières de faire des puissants qui, sous couvert d’accepter leur légitimité, leur dénie toute valeur culturelle (ce qui peut impliquer le rejet des valeurs comme le travail, la productivité, la virilité, la maturité, la rationalité et la normalité) ; une habileté redoutable dans l’art de subvertir les talents ou traits bien cotés propres à assurer la bonne adaptation au ‘système’ (comme l’intelligence, la créativité, la réussite, l’adaptation, l’enrichissement ou le développement personnel) ; une obséquiosité surfaite qui vise indirectement à réduire l’autre à la reconnaissance ; et un dédain stylisé de ce bas monde propre à désarmer au moins ceux qui y voient un déni des intérêts personnels.

La pathologie de la personnalité de l’Indien occidentalisé, si adroitement mise en lumière par Kipling, s’ancrait en premier lieu dans la rencontre de l’Inde avec les formes de l’idéal du moi de Kipling. Les Chaudhuris et les Naipauls ne sont pas seulement les critiques d’un mode d’auto-défense indispensable, ils en sont aussi partie intégrante. Ils fournissent des ‘élaborations secondaires’ d’une culture visant à soustraire aux extérieurs le moi réel -- la conscience sociale la plus profonde des victimes.

Ce qui a l’air socio-historiquement déterminé n’est pas, après tout, si déterminé que cela.

IV Dans un tel univers, une fois brisés les codes aussi bien du matérialisme indien que du

spiritualisme indien, on peut montrer qu’ils partagent tous deux une visée commune ou des préoccupations complémentaires. On peut observer cette mutualité dans la vie de Sri Aurobindo

131 Voir en particulier Chaudhury, The Continent of Circe, Chapitre 5.

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(1872-1950) qui, à bien des égards, représentait l’envers symétrique de Kipling. Je voudrais montrer qu’entre Kipling et Aurobindo, la réaction du second au colonialiste comportait une auto-affirmation culturelle plus respectueuse de l’ ‘autre’, et la recherche d’un modèle d’émancipation plus universel, quelque maladive ou bizarre que cette quête puisse paraître à beaucoup d’entre nous. On pourrait montrer en fait que la ‘maladie’ ou la ‘bizarrerie’ était en soi le produit de la culture coloniale, venue interférer au plus profond de la vie personnelle d’Aurobindo. Le spiritualisme d’Aurobindo représente, analysé d’un certain point de vue, une façon de gérer une situation d’agression culturelle et dans cette perspective il a représenté un discours de contestation visant à donner un sens à l’Occident en termes indiens. A quel degré cette tentative a pu avoir un sens pour sa société et à quel point elle demeura une réduction de la version occidentale de l’Indien détaché du monde, c’est une affaire de jugement personnel.

Kipling était culturellement un enfant indien qui devint en grandissant un idéologue de la supériorité morale et politique de l’Occident. Aurobindo était culturellement un enfant européen qui devint en grandissant un partisan de l’autorité spirituelle de l’Inde. Kipling dut désavouer son indianité pour s’identifier à sa conception du véritable Européen ; Aurobindo dut conquérir son indianité pour s’identifier à sa conception de l’Indien authentique. Cependant, bien qu’on puisse les tenir tous les deux pour des produits de la psychopathologie du colonialisme, Aurobindo fut le symbole d’une réaction plus universelle aux tensions induites par le colonialisme. Il n’eut pas, après tout, à désavouer l’Occident en lui pour s’identifier à sa conception de l’Indien. Jusqu’à la fin de sa vie, la culture occidentale resta pour lui un support de sa créativité et de son expression personnelle, et jamais il n’imagina que l’Occident pût être écarté de la grâce divine. Même quand il parlait de race et d’évolution, deux des thématiques les plus dangereuses de la cosmologie occidentale, pas une fois il n’utilisa ces notions pour diviser l’humanité ; c’est toujours la race humaine et l’évolution de l’humanité qu’il avait en tête. Et quand, durant la seconde guerre mondiale, il fit cette ahurissante déclaration que son yoga allait déterminer le cours de la guerre en Europe et décider du destin du Japon, il savait de quel côté il voulait être dans ces combats cruciaux et quelle tendance de quelle civilisation il voulait sauver par ses pouvoirs psychiques. L’Allemagne nazie a toujours représenté pour lui une force satanique et, bien que la renaissance asiatique fût un de ses rêves les plus chers, il abhorra toujours le militarisme japonais.132. Force est de conclure que, comparée à la « maladie de l’âme » de Kipling, la maladie mentale d’Aurobindo relevait d’une connaissance supérieure de la tragédie humaine, et démontra, bien avant l’entrée en scène d’un R.D. Laing, que même les plus profonds sentiments de grandeur et de dépersonnalisation pouvaient ouvrir sur une morale politique alternative.

On peut parvenir à la même conclusion par un autre biais. Alors même qu’Aurobindo appartenait à la tradition la plus profondément réactionnelle des réponses indiennes au colonialisme -- celle qui s’inspirait en partie de Bankimchandra et de Vivekananda --, il réserva toujours, comme Bankimchandra et Vivekananda, une place authentique à l’Occident dans la civilisation indienne. Pour Kipling par contre, l’Inde n’était pas une civilisation qui puisse prétendre aux mêmes droits ; c’était une aire géographique qu’on pouvait aimer et un espace sociologique où l’on pouvait se réaliser, si on était un ‘vrai’ homme. Ce contraste n’était à coup sûr pas accidentel. Aurobindo était par-dessus tout une victime qui avait transformé sa position de victime pour définir un nouveau sens de la souffrance et un nouveau modèle de contestation. Victime, il protégeait -- et se devait de protéger -- son humanité et sa santé morale avec d’autant

132 Le fait est particulièrement remarquable pour deux raisons. D’abord, beaucoup de ses connaissances datant des temps où il découvrait la politique, ainsi que beaucoup des plus jeunes chefs politiques comme Subhash Chandra Bose qu’il admirait fort, cherchaient l’aide de l’Allemagne et du Japon pour bouter les Britanniques hors de l’Inde. Beaucoup de ces jeunes chefs avaient été profondément influencés par l’idéologie politique antérieure d’Aurobindo et par ses exploits. Ensuite, il était parfaitement conscient de la possibilité qu’avaient les Alliés de faire un mauvais usage d’une victoire militaire. Quant à son intervention yogique dans la guerre, voir Sri Aurobindo, On Himself, Pondichéry, Sri Aurobindo Ashram, 1972, pp. 38-9, 393-9 ; voir aussi p. 388 pour ses commentaires sur Lénine et la Révolution Russe qui invitent à penser qu’il ne concevait pas lui-même ses interventions yogiques dans les « forces mondiales » en termes trop concrets.

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plus de vigilance que, si le système colonial ne le percevait que comme un objet, il ne pouvait lui-même percevoir les colonisateurs comme de simples objets. Du fait qu’il était impliqué dans leur lutte pour la survie, l’Occident resta pour les victimes indiennes comme Aurobindo une réalité humaine intérieure, dans la haine comme dans l’amour, dans l’identification comme dans la contre-identification.

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Aurobindo Ackroyd Ghose -- le second prénom d’Ackroyd, occidental, lui fut donné par son père à la naissance -- était le troisième fils d’une famille de Brahmos citadins, dans les environs de Calcutta, frappés de plein fouet par les nouveaux courants du changement social en Inde. Son père Krishnadhan, médecin formé en Angleterre, travaillait dans la fonction publique. Il était connu parmi ses proches pour ses façons agressivement anglicisées. Il interdisait à ses enfants de parler et d’étudier le bengali ; même à la maison, il fallait converser en anglais. Les coutumes vestimentaires et culinaires aussi étaient anglaises. En outre, Krishnadhan était athée et il fit tout pour protéger ses enfants des effets néfastes de l’hindouisme. Pour une raison qu’on ignore, le jeune Aurobindo était l’objet d’élection du zèle paternel. Krishnadhan « veilla avec le plus grand soin à ce que rien d’indien ne touche ce fils »133.

Sa mère Swarnalata, dont les biographes ‘officiels’ semblent peu enclins à parler, était la fille de Raj Narayan Bose, savant distingué, chef religieux, réformateur social et nationaliste. Elle-même était surtout connue pour sa beauté. Bien que d’une famille réformiste et mariée à un homme supérieurement occidentalisé, Swarnalata était une hindoue orthodoxe, et il est pratiquement certain qu’elle ne goûtait guère les manières occidentalisées de son époux. Pas plus qu’elle ne dut apprécier les rébus de la communication par l’usage exclusif de la langue anglaise en famille. Pourtant ce qui affecta les relations humaines dans la famille fut, davantage que l’oppression de la langue, la maladie dont Swarnalata fut victime dès le début de leur vie conjugale. Ses contemporains ont parlé d’hystérie, mais il s’agissait visiblement des signes avant-coureurs de quelque chose de beaucoup plus grave. Son père eut beau la reprendre en convalescence chez lui à Deoghar, elle devint de plus en plus ‘ingérable’. Pendant ce temps, Krishnadhan installait sa maîtresse à la maison.

Le temps a effacé les détails de la maladie de Swarnalata ; on sait seulement qu’il y eut dans sa branche familiale un certain nombre de cas d’ ‘hystérie’ et que sa maladie était liée à des violences sporadiques à l’encontre de ses enfants. (Il y eut une occasion au moins où le jeune Aurobindo put voir, stupéfié et terrifié, sa mère battre comme plâtre son jeune frère134). On sait aussi que, soit par réaction à sa mère, soit par réaction à l’ambiance générale à la maison, le jeune Aurobindo donna des signes de mutisme et de renfermement, signes que ses admirateurs devaient par la suite interpréter comme un indice précoce de spiritualité135.

L’Occident s’avéra une constante oppression pour Aurobindo sur d’autres plans aussi. Quand il eut cinq ans, on l’envoya dans un couvent pour l’élite, entièrement occidentalisé, à Darjeeling, avec une gouvernante anglaise qui lui servait de mère par procuration. Ses camarades étaient presque tous blancs. L’anglais était la seule langue utilisée dans les cours comme en dehors des cours. Le sentiment d’exil qui s’ensuivit pour Aurobindo, même à cet âge, s’exprime bien dans le constat suivant, à la troisième personne : « A l’ombre de l’Himalaya, face aux splendides

133 Sisirkumar Mitra, The Liberator : Sri Aurobindo, India and the World, Delhi, Jaico : 1954, p. 24. Voir aussi Satprem, Sri Aurobindo or the Adventure of Consciousness, trad. Tehmi, Pondichéry, Sri Aurobindo Ashram, 1968, chapitre 1. 134 Niradbaran, Sri Aurobindâyan, Calcutta, Sri Aurobindo Pathmandir, 1980, 3ème ed., p. 17. 135 Un seul d’entre eux laisse échapper dans son hagiographie la remarque sagace qu’Aurobindo ne fut jamais très attaché à sa famille, à l’exception de son grand-père maternel. Pramodkumar Sen, Sri Aurobindo : Jîvan o Yog, Calcutta, Sri Aurobindo Pathmandir, 1977, pp. 9-10.

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sommets enneigés, même dans leur pays natal ils étaient élevés dans un environnement étranger »136. Sa première expérience du paranormal à Darjeeling fut marquée du sceau de cette impression de solitude et de dépression. C’était la vision de ténèbres oppressantes, palpables, qui descendaient sur la terre et entraient en lui. Les ténèbres l’accompagnèrent durant les quatorze années qui suivirent.

Aurobindo avait sept ans quand ses parents l’emmenèrent en Angleterre, lui et deux de ses frères, et les y laissèrent pour les mettre au contact du mode de vie occidental des Anglais et non plus seulement des Indiens occidentalisés. A Londres, les trois frères furent placés sous la tutelle d’un couple anglais, le Révérend Drewett et son épouse, qui avaient pour « instruction formelle » d’interdire aux enfants « la fréquentation de tout Indien ou l’exposition à toute influence indienne. Ces instructions furent suivies à la lettre »137. Krishnadan avait aussi donné aux Drewetts la consigne de dispenser ses fils de toute éducation religieuse. (La mère du Révérend Drewett, plus cohérente dans son évangélisme chrétien, s’inquiéta cependant pour l’âme d’Aurobindo et elle se débrouilla pour le faire dûment baptiser un dimanche).

Pendant son séjour chez les Drewetts comme par la suite dans une école d’élite à Londres, Aurobindo fit connaissance avec l’héritage classique de l’Europe, particulièrement grec et latin. Il commença aussi à écrire et à publier de la poésie en latin, en grec et en anglais138. Il obtint ensuite une bourse pour le King’s College à Cambridge, où il réussit brillamment dans les humanités, remportant une année tous les prix dans ces matières. Il étudia aussi le français, un peu d’allemand et d’italien. Aucune révolte encore dans l’air.

Les succès académiques n’étaient cependant pas une protection contre les angoisses profondes, économiques et affectives, qui tourmentaient parfois Aurobindo et ses frères en Angleterre. Leur père, riche pourtant, cessa de leur envoyer de l’argent pour une raison inconnue. Et les trois frères connurent la misère. A cela s’ajoutait la solitude d’Aurobindo, qui ne s’était lié avec personne en Angleterre139. Tout cela aboutit à une ‘dépression intériorisée’ qu’il mentionna plus tard en passant, dans sa maturité140. L’autre résultat pouvait se prévoir. Des années durant, on lui avait appris à voir dans l’Angleterre la société idéale ; l’Angleterre à présent réveillait ses premières angoisses à l’égard de l’Occident.

Enfin, il se mit à chercher des modes alternatifs d’appréhension de l’Occident et à remettre en question le modèle de réussite lié à l’anglicisation de son père141. C’est ainsi qu’après avoir passé la première partie du cursus classique (Classical Tripos) avec mention, Aurobindo ne passa pas le diplôme. Pis, malgré un brillant écrit, il se disqualifia à l’examen du Civil Service, ayant échoué à l’épreuve d’équitation, tout en sachant parfaitement que son père y tenait énormément142. Finalement, il donna quelques allocutions furieusement nationalistes à l’Indian Majlis de Cambridge et rallia les rangs d’une société secrète en formation qui défendait la cause de la libération indienne.

Comme pour symboliser sa rupture avec l’Occident, Aurobindo se débarrassa de son second nom Ackroyd à cette époque.

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136 Aurobindo, cité par A.K. Srinivasa Iyengar, Sri Aurobindo, Calcutta, Arya Publishing House, 1950, p. 15. 137 Mitra, The Liberator, p. 25. 138 Cet intérêt pour la poésie devait durer et son œuvre la plus créative demeure une épopée en anglais, Savitri, qu’il commença peu après ses vingt ans et acheva peu avant sa mort. Aurobindo se considérait avant tout comme un poète. Niradbaran, Sri Aurobindâyan, p. 40. 139 Aurobindo, On Himself, p. 7. Voir aussi la lettre d’Aurobindo à Dilip (1935) citée par Srinivasa Iyengar, Sri Aurobindo, p. 19. 140 Sri Aurobindo, On Himself, p. 20. 141 Il y fut aidé par les traditions familiales du côté maternel –Raj Narayan Bose anticipa sur certains des grands thèmes du nationalisme hindou – ainsi que par l’autre moi de son imprévisible père. Krishnadan faillit peut-être au financement de ses fils, mais ne manqua pas de leur envoyer en Angleterre un périodique nationaliste de Calcutta, qui soulignait dans ses rapports l’oppression britannique en Inde. 142 Mitra, The Liberator, p. 26.

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X X Au bout de quatorze ans d’Angleterre et de dénationalisation systématique – l’expression

est de lui – Aurobindo revint en Inde. Il trouva son père mort, mort de douleur à la suite des rumeurs sur le naufrage du navire qui ramenait Aurobindo chez lui. Et il devait rapidement découvrir que sa mère, dont la maladie mentale était désormais à un stade avancé, ne pouvait qu’à peine le reconnaître. Mais il était déjà en train de se tourner vers de nouvelles figures parentales. Dès qu’il eut touché le sol indien, les ténèbres qui l’accablaient depuis Darjeeling se levèrent et il fit l’expérience d’un nouveau sentiment de calme et de silence enveloppant143. Après tout, il était revenu dans son pays natal, pour apprendre sa langue maternelle et, comme nous n’allons pas tarder à le voir, pour y découvrir l’autorité primordiale de la mère.

Aurobindo commença sa carrière à Baroda comme bureaucrate et professeur de langue. Il avait appris un peu de bengali et de sanscrit en Angleterre auprès d’un érudit anglais ; il les perfectionna à Baroda et il y ajouta le marathi et le gujarati. Il avait toujours été doué pour les langues et bon orateur ; à présent qu’il était plus au calme dans sa vie personnelle, il acquit une meilleure expression dans la communication formelle. Il commença à écrire pour des journaux nationalistes et devint graduellement un personnage public de premier plan. C’est encore à Baroda qu’il fit la découverte de ses pouvoirs spirituels. Un jour il échappa à un accident fatal grâce à un moi divin, lumineux, qui se détacha de son propre corps et prit le contrôle de la carriole où il se trouvait ; une autre fois il vit une présence vivante dans une icône de Kali.

En 1901, il se maria. Sa femme, Mrinalini Devi, était, d’après son propre père, une jolie jeune fille de quatorze ans, au demeurant très ordinaire. Et elle dut payer pour sa banalité. Bien qu’il l’eût choisie lui-même, Aurobindo se désintéressa rapidement d’elle – quand il devint évident qu’elle ne pourrait être à la hauteur de ses attentes. Mrinalini mourut seule, sans enfants, le cœur brisé et peut-être sans laisser de regrets, en 1918, quelques années après qu’Aurobindo eut renoncé au monde. Elle avait entre-temps beaucoup souffert des longues absences d’Aurobindo, espérant sans cesse qu’il reviendrait et l’associerait à sa nouvelle vie. Jusqu’au bout elle essaya innocemment de se rendre acceptable pour lui, multipliant les activités religieuses, se leurrant de vagues allusions de sa part à un retour à la vie conjugale144. Il ne revint jamais. Le pathétique essai qu’écrivit le père de Mrinalini après sa mort, ré-arrangé par le Sri Aurobindo Ashram, révèle la tragédie d’une femme simple, dévouée, broyée par des forces dont elle n’avait pas l’intelligence.

Ni sa quête spirituelle, ni son mariage n’empêchèrent Aurobindo de plonger dans le tourbillon du mouvement nationaliste et il devint bientôt un chef important pour les groupes qui militaient pour le renversement par la violence de la domination britannique. Il devint aussi le rédacteur en chef d’un important périodique nationaliste et le directeur d’un collège nationaliste à Calcutta. En parallèle, il élabora les rudiments d’une idéologie politique. Cette dernière se construisait autour d’une vague forme de populisme dans laquelle « le prolétariat » était « la véritable clef de la situation »145, et autour d’une mythographie de l’Inde puissance maternelle, Shakti, opprimée par l’Occident et que seul pouvait sauver le sacrifice sanglant de ses enfants.

« Mon pays est pour moi la Mère. Je lui offre mes dévotions, mon adoration. Si son enfant voit un monstre assis sur sa poitrine, s’apprêtant à boire son sang, que va-t-il faire ? Va-t-il s’installer tranquillement pour son repas … ou se précipiter à son secours ? Je sais que j’ai en moi le pouvoir de réaliser la libération de ma patrie déchue… C’est le pouvoir de la sagesse, Brahmatej*, fondé sur la connaissance

143 Ibid., p. 34. 144 Voir le passage afférant d’un essai sans titre du père de Mrinalini publié dans Sri Aurobinder Patra, Mrinalinike likhita, Pondichéry, Sri Aurobindo Ashram, 1977, première édition, pp. 31-35 ; voir en particulier p. 33. 145 Mitra, The Liberator, p. 37.

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Jñana. C’est un sentiment qui n’est pas nouveau pour moi… Je suis né avec ce sentiment. … Dieu m’a envoyé sur terre pour que j’accomplisse cette tâche… »146. La métaphore est bien entendu en partie empruntée à Bankimchandra Chatterji, qui fut le

premier à introduire le thème de la Mère Suprême dans le nationalisme indien. Aurobindo admirait Bankim autant pour cette imagerie que pour l’espoir qu’il faisait naître de pouvoir bouter l’anglais hors de l’Inde, cet anglais bien aimé de Krishnadhan, et d’installer à sa place la langue maternelle147.

Les positions révolutionnaires d’Aurobindo en politique le conduisirent pour finir en prison et l’impliquèrent dans un long et dramatique procès pour sédition148. Son année de prison, et particulièrement le temps qu’il passa en réclusion au secret, changèrent les choses pour lui, spirituellement. Il pratiqua le yoga, lut la Bhagavd Gîtâ et les Upanishads*, parla à Vivekananda au-delà des barrières de la mort, et c’est dans sa geôle qu’il vit le Seigneur Krishna. De temps en temps, il brisait la monotonie de l’incarcération par la lévitation149. Ce sont même les bénédictions reçues en prison en 1908 dont il resta le plus reconnaissant : « le silence » et « le vide »150. Depuis, « quoi qu’il arrivât d’autre, cela arrivait dans le vide », et il « pouvait s’abstraire de l’activité et se retirer n’importe quand dans la paix du silence »151.

En mai 1909, Aurobindo fut acquitté. La sédition selon la loi britannique était fort heureusement définie par des principes compatibles avec la philosophie de John Locke, ce qu’en notre temps, suivant Isaiah Berlin, nous avons appris à désigner comme idée de liberté négative ; la sédition n’était pas définie dans la ligne des prédécesseurs philosophiques de Sigmund Freud, ou de ceux de l’auteur de ces lignes. Ainsi, le sens oedipien de la crise personnelle de l’autorité chez le fils de Krishnadan – à travers toute sa rébellion politique, son procès, son acquittement et sa conformité – put rester enterré dans les archives juridiques. Le gouvernement par ailleurs ne fut pas convaincu par la rhétorique du détachement d’Aurobindo, non plus que par l’arrêt de la cour. La menace d’une nouvelle arrestation persistait152. Aurobindo non plus ne fut pas convaincu par le libéralisme de la loi britannique. Son mysticisme avait un côté pragmatique qui incluait aussi le séculier153. Et donc, en 1910, sur les ordres « d’en haut », il déménagea pour Pondichéry, alors colonie française en Inde. Là, il commença une vie de renonçant, au grand désespoir de beaucoup et pourtant, bizarrement, dans la voie frayée par un certain nombre de terroristes

146 Sri Aurobindo Patra. Etait-ce la nation qu’il conceptualisait comme mère ou était-ce une image plus primaire encore de la mère qui trouvait à s’exprimer dans sa conception de l’Inde ? « Dans les révolutions sans fin qui secouent le monde, comme la roue de l’Eternel qui tourne justement dans son champ, l’Energie Infinie jaillit de l’Eternel et met en branle la roue… L’Energie Infinie est Bhavani. Elle est aussi Dourga. Elle est Kali ; elle est Radha la bien-aimée, elle est Lakshmi. Elle est notre mère et notre créatrice à tous. Dans notre époque présente, la mère se manifeste comme Mère de Force ». Aurobindo dans Bhavânî Mandir, traduit par Mitra, The Liberator, p. 48. On trouve une bonne description de l’idéologie politique d’Aurobindo dans le contexte de son temps chez Haridas et Uma Mukherji, Sri Aurobindo’s Political Thought (1893-1903) (Calcutta : Firma K. L. Mukhopadhyay, 1958). 147 Aurobindo aurait dit un jour avec fierté : « Quand un Marathe ou un Gujarati a quelque chose d’important à dire, il le dit en anglais ; quand c’est un bengali, il le dit en bengali… L’anglais est lentement mais sûrement éconduit du champ. Bientôt il n’en restera plus que de quoi désherber notre conversation ». Indu Prakâsh, 23 juillet 1894. Cité dans Mitra, The Liberator, p. 47. 148 Il devait par la suite décrire son emprisonnement et son procès dans un bengali élégant et spirituel. Cette description était aussi une brillante étude sociologique de la justice britannique en Inde en période tendue. Aurobindo Ghose, « Kârâkâhinî », in Bânglâ Rachanâ, Pondichéry, Sri Aurobindo Ashram, 1977, pp. 257-314. 149 On Himself, p. 68. Voir aussi Aurobindo, « Kârâkâhinî », et Niradbaran, Sri Aurobindâyan. 150 On imagine qu’il les avaient expérimentées depuis ses plus tendres années, mais en découvrit de nouvelles significations qui ne le menaçaient pas. 151 Aurobindo, On Himself, p. 89. 152 Aurobindo s’attendait bien entendu à l’acquittement : « il en avait été assuré de l’intérieur et savait qu’il serait acquitté », On Himself, p. 89. 153 Aurobindo s’en est expliqué clairement, son spiritualisme « n’avait rien à voir avec le retrait ascétique pas plus qu’avec le mépris ou le dédain des choses de ce monde ». On Himself, p. 430.

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bengalis de cette époque. Un petit groupe de disciples se réunit autour de lui à Pondichéry et ils vécurent modestement et simplement, pratiquant un type de yoga qui devait libérer non seulement l’Inde, mais tout un chacun, en tout lieu. Comme il s’en est clairement expliqué, Aurobindo cherchait à présent le brahmatej, la puissance brahmanique qui s’obtient dans l’ascèse et les austérités, au lieu du kShâtratej ou puissance martiale.

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L’histoire pourrait s’arrêter là, mais l’Ouest lui réservait encore une intervention décisive.

En 1914, Mira Paul Richard, alors séduisante jeune femme de trente-sept ans, rejoignit Aurobindo, abandonnant son foyer, son mari et ses enfants. Aurobindo et Mira avaient déjà fait connaissance à travers le yoga avant de se rencontrer réellement ; ils avaient travaillé ensemble à mener à bien l’évolution humaine depuis l’aube de l’histoire154. (Bien que leur travail en commun se fût étalé sur des siècles, ils n’en différaient pas moins par leur style : Aurobindo s’exprimait par semi métaphores, Mira plus littéralement155. Même dans l’occulte elle était plus terre-à-terre). Comme il se devait, elle prit en charge l’organisation de l’ashram et reçut le titre de Sri Ma, la Glorieuse Mère, sur l’ordre d’Aurobindo.

Au début, le groupe de Pondichéry avait été une association d’égaux, bien que pourvu d’un chef charismatique. Mira Richard imposa à tous une discipline formelle, une hiérarchie claire et mit fin à l’atmosphère de laissez faire*156. Aucune prétention d’égalité n’était plus autorisée157 ; Aurobindo était désormais le gourou suprême et la clef ultime du salut. En même temps, Mira devint son nouveau moyen de communication avec les autres, ceux qui vivaient dans le monde. Comme il le disait, elle devait « descendre vers les niveaux inférieurs de la conscience » parce que la plupart des gens cherchaient une autorité qui ne soit pas trop abstraite, trop distante ni trop ‘sévère’158. Vraisemblablement pour leur bénéfice commun, sa silhouette chargée de lourds brocards et son visage plus lourdement encore maquillé veillaient du haut des murs de l’ashram aussi systématiquement qu’Aurobindo.

En reconnaissant Mira comme sa shakti en 1926, Aurobindo s’enfonça plus avant dans le silence et le retrait ; seuls Mira et quelques rares disciples étaient en contact avec lui et le rencontraient régulièrement. Aux autres, il concédait quatre brèves apparitions annuelles. Le reste du temps, il était entièrement absorbé pas ses efforts yogiques pour faire descendre sur terre le super esprit et pour produire une nouvelle race de surhommes159. Cette réclusion permit à la Mère de resserrer son contrôle qui devint, après la mort d’Aurobindo, absolu ; l’essentiel de l’ouverture et de l’imaginaire du mysticisme d’Aurobindo fut lentement mais sûrement annihilé par elle. L’ashram lui-même se transforma, sous sa puissante présence et son efficace direction, en une hiérarchie hyper-cconsciente du statut, devint politiquement conservateur et finit en machine d’oppression pour les populations locales. Après la mort d’Aurobindo, l’ashram s’opposa même pendant un temps à la décolonisation de Pondichéry160. Inexorablement, et de

154 Aurobindo, On Himself, p. 445. Sri Aurobindo, The Mother (Sri Aurobindo Ashram, 1928, réédité en 1979). 155.Ceux qui lisent le bengali peuvent se souvenir de la féroce satire de Raj Sekhar sur de tels idiomes dans son « Birinchibâbâ », Kajjalî (Calcutta : M. C. Sarkar and Sons, 1968-9), 10ème édition, pp. 1-37. * En français dans le texte. 156 Aurobindo, On Himself, p. 460. 157 Niradbaran, Sri Aurobindâyan ; Aurobindo, On Himself, p. 460. 158 Aurobindo, On Himself, p. 450. 159 La notion de surhomme n’a rien à voir avec la vision nietzschéenne ; le surhomme d’Aurobindo était appelé à faire avancer l’évolution de la conscience, était plus universel dans son orientation et plus puissant dans sa capacité à changer le monde par les accomplissements spirituels. 160 Claude Alvares, « Sri Aurobindo, Superman or Supertalk ? », Quest, Janvier-février 1975 (93), pp. 9-23 ; voir en particulier pp. 10-11. Alvares donne de brèves mais parlantes descriptions de l’hostilité de la population locale et des employés de l’ashram envers l’ashram. Il situe toutefois l’origine de ces problèmes dans la philosophie d’Aurobindo, qu’il juge du point de vue de la philosophie universitaire.

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plus en plus, il prit les allures d’un culte moderne bien organisé et d’une corporation ecclésiastique, avec tous ses pièges.

La réalité historique d’une personne n’est toutefois jamais un bon guide pour comprendre le sens qui s’associe à cette personne. Ainsi, pour le fils de Svarnalata et de Krishnadan, paisible, docile, qui avait longtemps souffert, la profondeur de sa relation avec la femme de l’Europe, puissante et motivée, avait un sens radicalement différent. Pour lui, l’Orient libéré avait enfin rencontré l’Occident non opprimant symbolisé par la Mère. Et, partant, son Orient était incomplet sans l’Occident de la Mère et son Occident à lui était partiel sans son Orient à elle. L’Occident l’avait jadis séparé de la tendresse, de l’amour et de l’affection maternelle. Maintenant, une part de l’Occident était revenue pour le mettre en contact avec ces affects. « Il n’y a qu’une seule force », déclarait-il, « la force de la Mère – ou, si vous préférez cette formulation, la Mère est la Force de Sri Aurobindo »161. Et « si on est ouvert à Sri Aurobindo et pas à la Mère, cela veut dire qu’on n’est pas réellement ouvert à Sri Aurobindo »162. Peu à peu, découvrir l’Orient en soi en se perdant soi-même dans l’Orient-dans-l’Occident devint un objectif transcendantal et une possibilité pratique. L’ultime perfection devint l’abandon total – « quand on est complètement identifié à la divine Mère et qu’on cesse de s’éprouver comme un autre être séparé, instrument, serviteur ou ouvrier, mais qu’on est véritablement comme un enfant et une portion éternelle de sa conscience et de sa force »163.

Sans doute Aurobindo trouva-t-il ainsi, après tout, à se protéger des échecs dans le domaine de l’intime et du maternel, du vide et du silence insignifiants, et des séparations et ruptures intimes que l’Occident avait induites en lui.

V

Il est impossible de lire la vie d’Aurobindo sans être frappé par la souffrance ‘intérieure’

qui accompagnait l’impérialisme en Inde. L’essentiel de cette souffrance lui fut infligé dans les limites de sa propre famille, comme l’essentiel de la destruction de son moi culturel fut organisé de l’intérieur de sa famille. Cela autorisa la confusion subséquente de cette souffrance avec l’instruction, l’éducation, le développement. C’est à la totalité d’un système que dut faire face le jeune Aurobindo. La rébellion en pareil cas était vouée à lui paraître sans espoir, et l’alternative ‘exotique’ qu’il trouva dans le mysticisme était probablement la seule qui fût à sa portée. Le défi était de conserver l’humanité et le non conformisme de ce mysticisme. Longtemps Aurobindo y parvint, dans certaines limites. (C’est l’inflexion organisationnelle apportée par Mira Richard à son spiritualisme qui transforma le langage de l’esprit en une technologie moderne du salut et fit d’Aurobindo le premier gourou moderne de l’Inde. C’est de cette façon qu’Aurobindo parlait de l’ « intervention dans les forces du monde » comme les gourous professionnels parlent aujourd’hui d’ « alliance avec les lois naturelles ». Sur ce plan, Aurobindo fut indéniablement vaincu par l’Occident).

On pourrait aussi en rendre compte autrement. Si la vie personnelle d’Aurobindo avec son spiritualisme fut un constat de souffrance, elle fut aussi un retrait inter-personnel visant à protéger des valeurs auxquelles la raison conventionnelle l’aurait autrement contraint à renoncer. Il aurait pu dire, en écho aux propos de Freud sur l’art, que le spiritualisme est le seul conservatoire dans notre civilisation de la toute puissance de la pensée -- et, avec elle, de la puissance politique et de la vision morale des dominés. C’était là une tentative ‘démente’, ‘irrationnelle’, pour défendre l’idée de la globalité de l’homme, et de l’homme comme partie constitutive d’un univers organique. Dans cet univers, les méfaits de la machine de guerre nécrophile contre les Russes à Stalingrad ou contre les Britanniques à Dunkerque exigeaient l’intervention d’un yogi bengali vieillissant, qui avait jadis tenté d’organiser une révolte armée

161 Aurobindo, On Himself, p. 458. 162 Ibid., p. 458. 163 Aurobindo, The Mother, p. 24.

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contre le Raj qu’il défendait à présent. Toutes les oppressions sont une seule et même oppression et tout homme en porte la responsabilité.

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Aurobindo symbolisa-t-il la souffrance plus générale des siens sous le régime colonial ? La

tentative qu’il fit pour parler un langage nouveau fut-elle en consonance avec la tentative que sa société fit pour exprimer – tout en la défendant – la conscience secrète de sa propre souffrance ? On ne peut donner à ces questions de réponse définitive, mais on peut proposer quelques hypothèses.

D’abord, afin de protéger sa propre dignité face à la défaite et à l’indignité, à l’exploitation et à la violence, la société indienne a de fait élaboré un modèle d’autonomie dans le cadre de ce que son statut de victime lui imposait. Elle a élaboré une théorie de la souffrance sous la forme d’un répertoire de métaphores qui parlent par le biais des ‘absurdités’ culturelles et des ‘contradictions’ morales : les absurdités nées d’un moralisme surfait, dissimulant la souffrance d’avoir à défendre des valeurs dans un monde hostile à ces valeurs ; les contradictions d’une victime dont l’univers a été déchiré par la nécessité de survivre à une autorité scindée, partie traditionnelle et partie imposée. C’est l’univers d’un employé de banque qui écrit de la poésie en secret et qui, soit la dissimule au regard du monde prosaïque, soit la claironne sur les toits pour affirmer sa supériorité intellectuelle. Pour certains, la poésie est la poésie et les clowns sont des clowns, et il faut les juger comme tels. Pour d’autres, la poésie – et la clownerie – pourraient aussi constituer une contestation secrète et une réaffirmation de la santé mentale dans un monde dur, masculin, antipoétique164. La contestation n’est pas nécessairement une activité toujours consciente. Non plus qu’elle n’a toujours à s’adosser à l’ardeur meurtrière des passions morales dont les croyances monothéistes sont spécialistes, ainsi que, de plus en plus, les versions modernes et nationalistes de l’hindouisme165.

Pour les Kiplings et les Naipauls, ce type de contestation est littéralement offusquant. Il l’est particulièrement parce qu’il obscurcit les distinctions entre le violent et le non-violent, le vainqueur et le vaincu, le passé et le présent, le matériel et le non matériel. Mais le vainqueur, mal assuré dans sa victoire, et le poète de cour, insécurisé dans son auto-censure, ont tous deux leurs raisons pour absolutiser les différences relatives. Le vaincu, et le poète qui, attentif aux injonctions d’Albert Camus, chante les victimes de l’histoire, ont moins de raisons de le faire. Ainsi, ce qui peut apparaître de l’ordre du masque et du compromis avec le mal peut aussi être interprété comme une intelligence plus fine des oppresseurs, dont la souffrance et la déchéance sont, pour une fois, prises au sérieux par leurs victimes166. Ce qui peut apparaître comme une impuissance à opérer certaines distinctions cognitives peut en fait signaler l’intuition que les antonymes popularisés par la modernité ne correspondent pas toujours aux véritables oppositions. Notre XXe siècle a montré que, dans toute situation d’oppression organisée,

164 Voir la position de Theodor W. Adorno sur le rôle de la culture dans la société, Minima Moralia, traduction anglaise de E. F. N. Jephcott, Londres, NLB, 1977, pp. 43-44 ; traduction française, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1980 ; voir aussi la position de Ernst Bloch dans On Karl Marx, New York, Herder and Herder, 1971. 165 Dans le contexte occidental, l’esthète avoué qu’était Oscar Wilde, ayant à la fois les dons du poète et ceux de ce clown qui dans le monde passe pour un poseur, aurait compris la chose. Poète, il chantait les choses comme elles n’étaient pas ; poseur, il contestait l’existant de la vie tous les jours. Wilde avait une pensée critique non pas en dépit de ces deux traits, mais grâce à eux. Voir Richard Ellmann, « The Critic as Artist as Wilde », Encounter, Juillet 1967, pp. 29-37. Wilde ne faisait guère que mettre en acte l’opinion d’Ernst Bloch: la ‘banalité’ est contre-révolutionnaire. 166 On pourrait croire lire là une phrase empruntée à Georg Lukacs. Mais à coup sûr il ne s’agit pas d’une tentative pour situer l’intelligence qu’a la personne souffrante du drame humain hors de la culture et hors du temps. Une telle formulation se rapproche de certaines interprétations des œuvres d’Antonio Gramsci dans le cadre marxiste.

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l’opposition véritable est celle de la partie au tout, de l’exclusion à l’inclusion – non du masculin au féminin mais de l’un ou l’autre des deux à l’androgynie, non du passé au présent mais de l’un ou l’autre des deux à l’intemporalité où le passé est le présent et le présent est le passé ; non de l’oppresseur à l’opprimé, mais de l’un comme l’autre à la rationalité qui en fait des co-victimes.

A sa façon bien particulière, Aurobindo tenta de prendre acte de ces faits pour le compte de sa culture. En trivialisant la langue anglaise et les catégories que popularisa la critique sociale du dix-XIXe siècle occidental, on pourrait sans doute avancer que, dans le chaos nommé Inde l’opposé de la thèse n’est pas l’antithèse, qui s’excluent réciproquement. Le véritable ‘ennemi’ de la thèse est perçu comme la synthèse, parce qu’elle inclut la thèse et met un terme à la raison d’être de cette dernière. C’est le vedanta de Shankara, marqué de l’empreinte visible du bouddhisme, qui mit fin au bouddhisme comme foi vivante en Inde, et non l’orthodoxie brahmanique, pas plus qu’aucune idéologie anti-bouddhiste patronnée par l’Etat167. Quel qu’en ait été le succès, la démarche d’Aurobindo a été d’inviter à une réaction de cet ordre face à l’Occident.

Seul un statut prolongé de victime pouvait donner de la profondeur à une pareille vision des choses, même quand cette vision se trouve ancrée dans la sagesse ancienne et l’héritage cosmologique. Seules les victimes d’une culture de l’hyper-virilité, de l’état d’adulte, de l’historicisme, de l’objectivisme et de l’hyper-normalité se protègent en adoptant simultanément ces deux comportements: se conformer aux stéréotypes des dominants, en exagérant les aspects de leur moi qu’ils partagent avec les puissants, et entretenir en leur for intérieur une contestation secrète qui réduit à l’absurde l’idée que se fait le vainqueur du vaincu comme sa conviction implicite qu’il est moralement et culturellement supérieur à ses sujets, surpris du mauvais côté de l’histoire.

J’ai l’air de revenir à Gandhi sans presque le vouloir, lui qui fut l’un des rares à avoir réussi à donner une voix politique à la conscience que n’avait pu dompter la domination britannique en Inde. Il transforma le débat sur l’hypocrisie indienne en un texte parallèle sur le doute sur soi des Britanniques. En dépit de son moralisme parfois strident, il constatait qu’une fois établie l’hégémonie d’une théorie de l’impérialiste sans vainqueurs ni vaincus, l’impérialisme avait perdu la bataille sur le terrain cognitif, sans parler du terrain éthique. C’était pour les Kiplings une grande menace. Ils aimaient à voir dans le colonialisme un constat moral de supériorité pour certaines cultures et d’infériorité pour d’autres. C’est pour cette raison qu’ils étaient même prêts à admettre que certains avaient le droit de parler de la supériorité de la culture indienne sur l’Occident. Le relativisme culturel en soi n’est pas incompatible avec l’impérialisme, tant que les catégories d’une culture sont soutenues par le pouvoir politique, économique et technologique.

Gandhi faussa le jeu sur deux plans. Il admettait que le colonialisme était un enjeu moral, et déplaça le combat sur le terrain natal de Kipling en jugeant le colonialisme à l’aune des valeurs chrétiennes pour le déclarer mal absolu. Quant au second plan, il intégra son bilan cognitif bien à lui des profits et pertes du colonialisme dans une critique de la modernité et conclut à la déficience des Britanniques dans le domaine de l’éthique et de la rationalité à la fois. Voilà qui menaçait la légitimité interne de la culture dominante, en ouvrant au grand jour la blessure intime de tous les Kiplings et quasi Kiplings pour qui dominer était un moyen de dissimuler sa personne morale au nom de la moralité supérieure de l’histoire, vue à son tour comme une incarnation de la rationalité humaine. Un naïf impérialiste français avait un jour déclaré, dans le contexte de l’Afrique :

167 En tirant un tout petit peu sur l’analyse de Madhav Deshpande, l’idée de synthèse ici peut être rapprochée de ce que le Vedânta et la Bhatta Mîmâmsâ désignent comme « un ordre de cognition supérieur », lequel peut prouver la fausseté d’une cognition préalablement valide (pratah aprâmânyam et svatah prâmânyam). Voir Deshpande, « History, Change and Permanence : A Classical Indian Prespective », in Gopal Krishna (ed.), Contributions to South Asian Studies 1, New-Delhi, Oxford University Press, 1979; pp. 1-28, et notamment p. 3.

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« Je sais que je dois avoir l’orgueil de mon sang. Lorsqu’un homme supérieur cesse de se croire supérieur, il cesse effectivement d’être supérieur… Lorsqu’une race supérieure cesse de se croire une race élue, elle cesse effectivement d’être une race élue »168. Gandhi attaqua à la fois le cadre cognitif et moral de ce sens de l’élection fragile et

précaire. Il différait à cet égard des autres anti-Kiplings pour qui le colonialisme était une question

morale. La moralité ultime, pour eux aussi, était l’‘histoire’, et l’immoralité du colonialisme, pour eux, était atténuée par le rôle historique du colonialisme comme instrument de progrès. Soit par le biais d’une renaissance culturelle instaurée par l’impact d’une culture plus vigoureuse (comme nombre de réformateurs sociaux et religieux du XIXe siècle en Inde et de modernistes récents de notre époque l’ont décrit), soit par le biais de la croissance du capitalisme moderne en marche vers le libéralisme triomphant ou le communisme (à la façon des utilitaristes et de Karl Marx), l’idée moderne de l’histoire a implicitement admis la supériorité culturelle – du moins l’idée de stade culturel plus avancé -- de la puissance colonisatrice169. Elle a ainsi validé l’un des principaux axiomes de la théorie coloniale des Kiplings avancés. A l’encontre de ce courant, Gandhi réaffirma une vision du monde autonome, qui refusait de séparer les faits des valeurs et refusait de considérer le colonialisme comme une voie immorale vers un état de choses valable. Au lieu de se conformer au critère occidental du véritable antagoniste, il assuma l’interprétation indienne non-moderne de l’Occident moderne comme l’un des nombreux styles de vie possibles qui, malheureusement pour l’Occident et l’Inde, étaient devenus cancéreux du fait de sa puissance et de sa vitesse disproportionnées.

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C’est cette conscience-là qui est l’ennemi le plus fort – et le plus atypique – de la

modernité dans les traditions indiennes, ce ne sont ni les critiques ‘radicales’ de l’Occident ni l’affirmation agressive de l’indianité. La modernité, comme la science moderne, peut s’arranger de pratiquement n’importe quoi, sauf d’un statut minoré et d’un rôle social limité et non prosélyte.

Cette conscience a autorisé de multiples définitions et redéfinitions de l’Inde par l’intérieur comme par l’extérieur sans entamer la liberté de choix de l’Indien non-moderne, le laissant libre d’adhérer ou non aux idées croisées sur l’Inde que soutenaient Indiens et non Indiens. C’est par cette autre voie que la culture a protégé ses valeurs fondamentales – en exploitant la dialectique entre les efforts invétérés de petits groupes et d’individus pour définir l’indianité, et de larges groupes pour vivre leur vie sans tenir le moindre compte de ces définitions. Il est vrai que les exemples les plus probants de la créativité indienne, et souvent les expressions principales de l’indianité, sont issus des aspects de la conscience indienne qui sont nationalement et culturellement les moins conscients. Mais il n’est pas moins vrai, même si c’est plus rare, qu’ils peuvent être issus des marges de la culture, de ceux qui peuvent saisir dans leur

168 Psichari-soldat-d’Afrique [Ernest Psichari, Le Voyage du Centurion], Cité par Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme p. 33. Italiques de Césaire. 169 Chez les Indiens, on peut trouver des éléments de cette prise de conscience chez Rammohun Roy, The English Works, vols. I-VI, ed. Kalidas Nag et Debojyoti Burman, Calcutta, Sadharon Brahmo Samaj, 1945-8; Bankimchandra Chatterji, Rachanâvalî, vols. 1 et 2, Calcutta, Sahitya Samsad, 1958 (voir en particulier Anandamath, pp. 715-88) ; Swami Vivekananda, Prâchya o Pâshchâtya, Almora, Advaita Ashrama, 1898; et Nirad C. Chaudhuri, The Autobiography of an Unknown Indian, Londres, Macmillan, 1951. Parmi eux, Rammohun Roy et Bankimchandra Chatterji sont les moins pertinents. Le premier, en particulier, vivait et travaillait à une époque où l’on pouvait envisager d’incorporer les idées de science, d’histoire et de progrès comme forces de critique à l’intérieur des traditions indiennes. Il ne pouvait pas visualiser une époque où la modernité aurait submergé le monde et marginalisé toutes les cultures non-modernes aussi bien que l’Occident non-moderne. Il était le produit d’un monde culturellement plus sûr de lui. Ces arguments s’appliquent à un moindre degré à Bankimchandra Chatterji aussi. Cabral a exprimé des sentiments analogues dans le contexte de l’Afrique. Voir son « Identity and Dignity in the Context of National Liberation Struggle”, Return to the Source, pp. 57-69.

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vie personnelle ou dans leur expression personnelle quelque chose de cette tension culturelle entre auto-définition et absence d’auto-définition consciente170.

Le mot ‘Hindou’, nous a encore récemment rappelé T.N. Madan, a d’abord été utilisé par les Musulmans pour décrire tous les Indiens qui n’étaient pas convertis à l’islam. Ce n’est que récemment que les hindous ont commencé à se représenter eux-mêmes comme Hindous171. L’expression même porte donc en elle sa propre contradiction : utiliser le terme hindou pour s’auto-définir revient à faire fi de l’auto-définition traditionnelle de l’hindou, et affirmer avec agressivité son hindouisme revient à peu près à nier son hindouité. (Le roman de Rabindranath Tagore Gorâ, sans doute basé sur la vie du révolutionnaire nationaliste du tournant du siècle, Brahmabandhab Upadhyaya, reste une étude magistrale sur la nature de ce compromis et sur le dilemme culturel et psychologique sous-jacent dans les classes moyennes indiennes172). Fort heureusement, la plupart des hindous ont vécu des siècles durant sans ce genre d’auto-représentation consciente. Ils n’eurent assurément aucun besoin d’une conception restrictive de l’hindouisme avant le XIXe siècle, époque où quelques réformateurs religieux virent les choses différemment. Ce furent ces réformistes qui tentèrent, pour répondre aux croyances de leurs martiaux dirigeants, de christianiser indirectement ce qu’ils percevaient comme un hindouisme émasculé. Comme il se devait, ces hindous modernes ne voyaient pas l’hindouisme contemporain comme définitivement inférieur aux croyances sémitiques, mais comme une religion jadis glorieuse et à présent déchue, qui gardait tout son potentiel. Ainsi tentèrent-ils d’améliorer les hindous et de moderniser leurs croyances. Ils recherchèrent le sens de la communauté dans l’hindouisme et le sens de l’histoire dans la communauté173.

Pour le meilleur ou pour le pire, la culture indienne dominante a appris à gérer la défaite politique et l’instabilité de façon différente. Le sens de la communauté ou de l’histoire issu d’une collusion entre religion et nation n’a jamais constitué une part importante du moi indien. La culture populaire a largement rejeté la conscience nationale que l’Occident moderne a voulu lui imposer, souvent par le biais de l’Inde moderne même et de ses propres représentants. Elle s’est au contraire protégée – contre des cosmologies à prétention prosélyte et hégémonique au service d’une théorie de l’évolution culturelle laïque ou non-laïque – en projetant une image de compromission associée à l’Indien ; il se définit lui-même de façon fluide, il est d’accord sans réserves pour apprendre les façons de ses frères civilisés, à condition de voir les avantages de cet apprentissage. Certains traits culturels peuvent être traités comme des catégories ethno-psychologiques et des stéréotypes défensifs. Ainsi, comme d’autres cultures prises dans un système d’oppression, l’Indien non plus ne proteste pas, pas en tout cas selon la conception

170 J’ai dans le passé eu l’occasion de travailler sur deux savants indiens et leur mode de créativité scientifique endogène. L’un d’eux, Srinivasa Ramanujan, était de la première catégorie ; l’autre, Jagadis Chandra Bose, de la seconde. A l’époque où je rédigeais cet ouvrage, j’étais davantage en sympathie avec Ramanujan. Il semblait avoir besoin d’être protégé du monde moderne. Il était (me paraissait) moins contaminé par ce monde, mais, pour cette raison même, il l’ignorait, alors que Bose, avec ses subtiles antennes intellectuelles, pouvait au moins s’y frayer un chemin. Je ne suis plus si sûr de cela. Ramanujan n’était pas spécialement vulnérable, après tout, découvris-je. Et Bose n’était pas particulièrement inauthentique ; les problèmes culturels auxquels il s’adressait dans sa science étaient réels et immédiats. Et lui aussi était vulnérable. Tandis qu’il se frayait un chemin dans le monde impitoyable de la science moderne, il dut affronter l’hostilité que suscite toujours l’homme liminal (des marges) à l’opposé de celui qui est franchement étranger. Ashis Nandy, Alternative Sciences : Creativity and Authenticity in Two Indian Scientists, New-Delhi, Allied Publishers, 1980. 171 « The Quest for Hindusim », International Social Science Journal, 1977, 19(2), pp. 262-78. La contrepartie psychologique d’une telle auto-représentation culturelle ouverte et fluide est la réalité « liquide » du moi dont parle McKim Marriott. Voir son « The Open Hindu Person and Interpersonal Fluidity », texte non publié présenté au Congrès Annuel de l’Association of Asian Studies, 1980. 172 Rabindranath Tagore, Rabindra Rachanâvalî, Calcutta, West Bengal Government, 1961, pp. 1-350. 173 Voir la première partie de l’ouvrage. Voir aussi ma « Psychologiy of Communalism », The Times of India, 19 février 1978 ; ainsi que « Relearning Secularism », The Times of India, 20 et 22 février 1981.

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dominante de protestation virile, surtout si le coût en est trop élevé174. Mais il garde sa révolte secrète et transforme jusqu’aux stéréotypes standards que les autres renvoient de lui en écrans protecteurs efficaces et moyens de survie. L’alternative au nationalisme indien est ce mélange bien particulier d’hindouisme classique et populaire, c’est l’hindouisme sans conscience réflexive dans lequel vivent la plupart des Indiens, hindous comme non-hindous. Et c’est cette liminalité qui dérangeait Kipling. C’est sur cette liminalité que les plus grands leaders politiques et sociaux construisirent leur propre définition d’Indiens depuis deux siècles175.

On n’en saurait trouver meilleur exemple que celui du mélange ‘comique’ et ‘absurde’ de folklorique et de canonique dans le style politique de Gandhi, et du mélange ‘hypocrite’ de protestation efficace et de ‘minimalisme dans la protestation’ chez cet homme qu’on a souvent comparé à Charlie Chaplin et Mickey Mouse, sans mettre dans la comparaison le sérieux souhaité. Le Général Jan H. Smuts (1870-1950), premier ministre d’Afrique du Sud, l’un des ennemis les plus déterminés de Gandhi, tout en étant aussi un de ses amis les plus admiratifs, reconnut sans le vouloir le pouvoir de ce mélange en commentant le départ de Gandhi sur un ton exaspéré et épuisé : « Le saint homme a quitté nos rives, et, je l’espère sincèrement, pour de bon ». Voici encore la description de la Marche du Sel par Richard Lannoy, reconstituée sur la base de nombreuses coupures de journaux. Elle permet de comprendre, du moins je l’espère, l’exaspération de Smuts et de ses fils spirituels de l’Inde moderne vis-à-vis d’un homme et d’une méthode qui rejetait non seulement le kshâtratej* mais aussi, il semble bien, le brahmatej :

« La Marche du Sel parvient à ses fins au travers d’incidents hautement tragi-comiques (…) Gandhi marche pendant vingt-quatre jours depuis son ashram d’Ahmedabad jusqu’à Dandi, à 241 miles de distance, au bord de la mer, pour recueillir là-bas le sel et défier ainsi les lois sur le sel imposées par le Raj au paysan indien avec les effets ravageurs qu’on sait. Après avoir défié les lois, il se retire de l’action… Derrière la Marche du Sel, il y a des années de patiente préparation… De formation des satyagrahis*, qui apprennent comment obtenir la force par la parfaite faiblesse, ou, si l’on préfère, comment ne rien faire… Sous un climat tropical, le sel est un aliment de base ; Gandhi avait déjà renoncé à en consommer depuis six ans. Il annonce à l’avance son intention d’enfreindre la loi lui-même dans une lettre à son « Cher ami » le Vice-Roi de l’Inde, Lord Irwin… L’image de Gandhi déambulant en pagne sur la plage avec une petite bande de soixante-huit militants occupés à prendre une pincée de sel donne une impression trompeuse d’anachronisme, même en 1930. La marche devait durer assez longtemps pour que l’Inde et le monde ne puissent détacher leur regard de la frêle silhouette d’un vieil homme de soixante et un ans écrasé par le soleil impitoyable de mars… ‘La Marche du Sel fut son entrée royale dans le monde du film d’actualité et du documentaire. Depuis nous l’avons vu quantité de fois, brefs aperçus en noir et blanc de sa silhouette agile, mobile, qui rappelait parfois, le temps d’un flash illuminant, celle de Charlie Chaplin’ (Ashe). Et cependant que Gandhi marchait, derrière lui ‘l’administration s’effondrait silencieusement, avec la démission de trois cent quatre-vingt-dix chefs de village’ (Ashe). … ‘Et voilà Gandhi, entouré de ses amis, qui marchait, avançait, dans une sorte de suspense effrayant. On n’entendait pas de plaisanteries, aucun cri de joie, il n’y avait là rien de la dignité d’une procession, tout était, au contraire, plutôt farcesque d’une certaine façon… Et j’étais là, voyant l’histoire se faire à l’opposé du drame :

174 Voir E.D. Genovese, Roll, Jordan, Roll: The World the Slaves Made, New York, Pantheon, 1970; Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. 175 Ces leaders ont dû faire face au problème des traditions non critiques en Inde, problème que Pratima Bowes semble poser dans The Hindu Intellectual Tradition (New-Delhi : Allied Publishers, 1977).

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quelque chose de complètement non-européen et pourtant très très émouvant’ (Bolton). Quand ils atteignirent Dandi, ils installèrent leur camp pour sept jours, se nourrissant de graines séchées, agrémentées d’une demi once de matières grasses, et deux onces de sucre par jour. Le 6 avril Gandhi se leva à l’aube, prit son bain dans la mer, et se mit en route vers l’endroit où le sel se déposait naturellement. Devant les photographes aux aguets, il recueillit une bonne pincée de sel et la tendit à une personne qui se tenait à ses côtés. Sarojini Naidu s’écria : « Salut à toi qui nous a délivrés ! », et puis il repartit à ses occupations. Les nouvelles firent instantanément le tour du monde et, en l’espace de quelques jours, l’Inde était en ébullition ; des millions de personnes préparaient du sel dans tous les coins du pays. De vastes manifestations avaient lieu dans toutes les grandes villes, de Karachi à Madras. Des femmes voilées ralliaient les manifestants dans les rues. Comme un automate, l’administration britannique réagit avec une violence aveugle et incohérente. L’armée et la police avançaient comme hypnotisées en une réaction qui avait perdu toute signification. Les Indiens furent battus, roués de coups de pied dans le ventre, mordus aux doigts, la police vindicative leur tira dessus. La cavalerie chargea aussi, jusqu’à ce qu’ils se couchent par terre aux pieds des chevaux… Entre 60 000 et 100 000 résistants non-violents se retrouvèrent en prison. A part un léger incident à Chittagong, au Bengale, aucun Indien ne frappa le moindre coup. Gandhi fut arrêté après minuit tandis qu’il dormait sous un arbre au campement près de Dandi et envoyé en prison. A sa libération, huit mois plus tard, il conclut le pacte Gandhi-Irwin, à la suite duquel le gouvernement renonça aux mesures de répression et libéra les prisonniers politiques. Ce fut l’une des rares occasions où … Nehru pleura. … Louis Fisher conclut cette description de la Marche du Sel sur ce commentaire incisif : « L’Inde était désormais libre. Techniquement, légalement, rien n’avait changé »176. Sur un certain plan, Lannoy a vraiment saisi l’esprit de la politique créative en Inde, dans

son style saccadé de marche-arrêt-marche : « Il y a toujours quelque chose qui va de travers, dans le Satyagraha comme dans les mythes. Pourtant, … on ne peut s’empêcher de convenir que finalement le Satyagraha gandhien est particulièrement bien adapté pour transformer les revers en ce que Zimmer désigne comme un « miraculeux développement », évoluant par saccades de crise en crise. Zimmer attribue ce piétinement familier dans les mythes des Puranas à une intelligence intuitive de la nature essentielle des forces en lutte… En dernière instance, cela repose sur l’acceptation de la souffrance…. Dans certaines conditions indiennes, cette ‘passivité’ est probablement plus efficace… » 177. Pour conclure, laissons la parole à une héroïne anglaise du roman A Passage to India, peut-

être influencée par son expérience indienne : « il y a bien des sortes d’échecs, dont certaines réussissent ».

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176 Richard Lannoy, The Speaking Tree, pp. 400-7; Geoffrey Ashe, Gandhi: A Study in Revolution, Londres, Heinemann, 1968, p. 286; Glorney Bolton in Francis Watson et Maurice Brown (eds.), Talking of Gandhiji, Londres, Longmans, Green, 1957, pp. 58-9. 177 Lannoy, The Speaking Tree, p. 404-5.

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Les sociologues, y compris celui qui écrit ces lignes, ont souvent cherché le trait distinctif

de la culture indienne dans l’unicité de certains de ses thèmes culturels ou de leur configuration. Ce qui n’est pas une fausse piste, mais peut conduire à des semi-vérités. L’une de ces semi vérités consiste à tracer un trait clair et net au nom de ce qui est indien, entre passé et présent, indigène et exogène, Hindou et non Hindou. Mais, comme je l’ai avancé, l’Occident agressif est parfois interne à l’Oriental ; l’indigène grand teint, autoproclamé, aussi, est parfois une catégorie exogène, et l’hindou qui s’annonce tel n’est pas tellement hindou après tout. L’unicité de la culture indienne ne repose probablement pas tant sur une idéologie unique que sur l’aptitude traditionnelle de la société à vivre dans l’ambiguïté et à utiliser les ambiguïtés pour s’en faire des défenses psychologiques et métaphysiques contre les invasions culturelles. Cette culture exige sans doute le maintien d’une certaine perméabilité des frontières dans l’image de soi, ainsi qu’une définition du soi qui ne soit pas trop strictement ou mécaniquement séparée du non-soi. C’est l’autre face de la stratégie de survie – ce qui permet de comprendre la vision du monde de l’Inde postcoloniale – dont j’ai traité plus haut.

Je me souviens d’Ivan Ilich relatant comment un groupe de prêtres aztèques du XVe siècle, parqués en tant que sorciers par leurs conquérants espagnols, répondirent à un sermon chrétien : si comme on le dit les dieux aztèques étaient morts, ils préféraient mourir eux aussi. A la suite de cet ultime acte de contestation, les prêtres furent jetés en bonne et due forme aux chiens de guerre. Je crois savoir comment auraient réagi un groupe de prêtres brahmanes dans les mêmes circonstances. Tous auraient embrassé le christianisme et certains auraient co-signé un élégant éloge des dominants étrangers et de leurs dieux. Non qu’ils eussent pu devenir de bons chrétiens d’un jour à l’autre. Selon toute probabilité, leur foi en l’hindouisme serait restée indemne et leur christianisme aurait pris, au bout d’un temps, de dangereuses allures d’hindouisme. Mais en vertu du principe d’âpaddharma, ou mode de vie dans des conjonctures délicates, et en vertu du principe de l’unité de tout être – corrélat métaphysique de ce qu’un moderniste freudien a appelé extraversion projective induite par un narcissisme extrême178 –, ils se seraient sentis parfaitement justifiés à se prosterner devant des dieux étrangers et à renier ouvertement leur passé et leur culture. Les hindous se sont traditionnellement sentis investis de la responsabilité de défendre leur civilisation, non pas par la conscience objective, mais en assumant une mythopoétique apte à inclure – et, partant, à neutraliser – leurs conquérants. Ce qui a l’air d’une occidentalisation n’est bien souvent qu’un moyen de domestiquer l’Occident, parfois en le réduisant au niveau du comique et du trivial. Comme les Purânas* hindous semblent le suggérer de façon récurrente, le courage direct et aveugle est valable pour la piété individuelle et l’immortalité, non pour la survie collective179. Et il y a aussi peut-être l’impression, confirmée par des textes plus canoniques, que les sages peuvent intérioriser le dionysien et le maintenir dans des limites acceptables. On n’a pas toujours à le combattre comme force étrangère.

Yas tu sarvâni bhûtâni âtmany evânupashyati Sarvabhûteshu câtmânam tato na vijugupsate Mais celui qui considère toutes les essences comme étant simplement dans le Soi, et le

Soi dans toutes les essences, il ne veut plus distraire de là sa pensée. 180

178 Philipp Spratt, Hindu Culture and Personality, Bombay, Manaktalas, 1966. 179 On peut par exemple interpréter les choix politiques et sociaux de Krishna dans le Mahâbhârata exclusivement selon ces orientations. L’indice le plus significatif est la responsabilité traditionnelle faite à tous de protéger et entretenir les Brahmanes et la responsabilité faite aux renonçants comme Aurobindo d’une création normative de rupture. Sur ce point voir Louis Dumont, Homo Hierarchicus. Le Système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966, nouvelle édition 1979. 180 « Celui qui voit tout dans son propre Soi et se voit lui-même en tout autre être, du fait de cette vision, n’abhorre rien ». ‘ Isopanishad’, dans Atuchandra Sen (ed.), Upanishad, Calcutta, Haraf, 1972, p. 138. Içâ Upanishad 6. Traduction par Louis Renou, Paris, Adrien-Maisonneuve, Collection Les Upanishads, 1943, p. 6: Mais celui qui considère toutes les essences comme étant simplement dans le Soi, et le Soi dans toutes les essences, il ne veut plus distraire de là sa pensée.

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Sur un plan strictement mondain, nos hypothétiques Brahmanes seraient dans un état de personnalité scindée. Pour eux, la conversion et l’humiliation concernerait un moi déjà appréhendé comme quelqu’un d’autre ou celui de quelqu’un d’autre. C’est un moi dont on s’est déjà abstrait, rendu étranger. Cette scission du moi, pour protéger sa santé mentale et assurer sa survie, fait du sujet un objet pour lui-même et désolidarise la violence et les humiliations subies du ‘constituant essentiel’ de son moi181. Il s’agit d’une tentative pour survivre, en induisant en soi un état psychosomatique susceptible de donner au contexte immédiat la consistance du rêve ou de l’irréel. Et ce, parce que « le survivant doit, pour vivre et rester humain, rester dans le monde et ne pas faire partie du monde »182. (En poussant l’analyse jusqu’au bout, cela a été l’une des grandes réponses psychologiques du spiritualisme indien à l’Occident, quel que soit son contenu métaphysique). En utilisant la vieille distinction entre ce qu’on pourrait appeler la conscience existentielle ou âtman et la conscience attribut, objet essentiel d’étude des psychologues modernes, la plupart des écoles de spiritualisme indien donnent sens à un schisme intérieur contrôlé qui, au lieu de menacer la santé mentale, va dans le sens d’un robuste réalisme bien particulier. Il aide à maîtriser le destin, pour reprendre le langage d’Ananda Coomaraswamy, mais dans un sens radicalement différent, à transcender la nécessité et à « devenir spectateur du temps et de toutes choses »183). Pour autant que nous sachions, la prétendue faible prise de l’Indien sur la réalité, son faible ego, la facilité avec laquelle il s’en remet aux autorités politiques et sa faible implication dans le social – quelle qu’en soit, ou paraisse être, l’association intime avec la façon dont sont élevés les enfants –sont aussi l’aboutissement logique inévitable d’une culture confrontée à un problème de survie depuis des générations. Epousant la logique de l’expérience d’une autre victime en un autre temps, ces ‘handicaps’ pourraient bien être une autre forme de vigilance accrue, ou un instinct aiguisé, ou une rapidité de réaction à la souffrance infligée par l’homme184. Ils viennent non d’une ‘servilité fondamentale devant l’autorité’ qui perce dans certaines des apologies les plus éhontées de l’Empire chez Kipling, mais d’un certain don de la vie, d’une foi en la vie185. Pour emprunter une pittoresque image à la description que fait Kipling de son enfance opprimée en Angleterre, certaines personnes sont prédestinées à vivre de longues périodes traquées comme des bêtes et à rester perpétuellement aux aguets pour échapper aux entreprises des chasseurs186.

Depuis la rencontre de l’Occident moderne et du monde non-occidental, la réponse des prêtres aztèques est toujours apparue au monde occidental comme l’exemple même du courage et de la fierté culturelle ; l’hypothétique réponse des prêtres brahmanes comme un exemple d’hypocrisie et de lâcheté. Mais la question demeure : pourquoi tous les observateurs impérialistes de la société indienne ont-il aimé les races martiales de l’Inde et haï les hommes ‘efféminés’ désireux de faire des compromis avec leurs conquérants, pourquoi se sont-ils sentis menacés par ces derniers ? Qu’y avait-il en eux pour susciter pareille antipathie ? Et pourquoi comptaient-ils

181 Confronté pour la première fois à un camp de concentration, le psychiatre Elie Aron Cohen se trouva devant la même nécessité de scission. Voir Human Behaviour in the Concentration Camp, trad. du néerlandais par M.H. Braaksma (New York : Norton, 1953), p. 116, cité par Terence Des Pres, The Survivor : An Autopsy of Life in Death Camp, New York, Oxford University Press, 1976, p. 82. L’idée de “constituant essentiel” est de Erving Goffman. Sa signification est similaire à celle de l’idée, moins précisément définie, de Coeur de l’indianité telle que je l’expose ici. Voir Goffmann, Asylums : Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates (Chicago: Aldine, 1962), p. 319. Goffman décrit l’ensemble de ce processus comme “adaptation secondaire”. Il implique le rejet du moi imposé par une institution ou une situation totalitaire. 182 Des Pres, The Survivor, p. 99. 183 Ananda K. Coomaraswamy, « On the Indian and Traditional Psychology, or Rather Pneumatology », Selected Papers, vol. 2: Metaphysics, ed. Roger Lipsey, Princeton, Princeton University Press, 1977, pp. 333-78, et en particulier pp. 365, 377. 184 Halina Birenbaum, Hope is the Last to Die, traduit par David Welsh, New York, Twayne, 1971, p. 103, cité dans Des Pres, The Survivor, p. 87. 185 Voir Gita Sereny, Into That Darkness, New York, McGraw-Hill, 1974, p. 183. 186 Stalky’s Reminiscences, Londres, 1928, pp. 30-1, cité dans Edmund Wilson, “The Kipling that Nobody Read », p. 22.

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tellement pour les conquérants de l’Inde s’ils étaient si triviaux ? Pourquoi pouvaient-ils se faire avec tant de facilité les antonymes de leurs dirigeants ? Pourquoi tant d’Indiens modernes ont-ils partagé cette conviction impérialiste ? Pourquoi ont-ils été fiers de ceux qui avaient combattu jusqu’au bout et perdu, et pas de ceux qui avaient tout perdu et s’étaient battus ?

La réponse est simple, sur un plan. Les prêtres aztèques, une fois lancé leur courageux défi, meurent et laissent le champ libre à ceux qui les tuent avant d’entonner leur éloge ; la réponse indienne dans son manque d’héroïsme assure que la scène restera partiellement occupée par les ‘couards’ et les ‘hommes du compromis’ qui peuvent affirmer leur présence au moment opportun. Ensuite, il y a cet avantage supplémentaire que les prêtres aztèques ont créé un bon précédent – et ont validé leur vision du monde – pour les basses classes des sociétés coloniales censées servir de piétaille au colonialisme. Il y a par conséquent tout intérêt à reconnaître le simple courage des prêtres aztèques.

Mais on peut aussi répondre autrement à la question. L’Indien moyen a toujours vécu dans la conscience d’une souffrance à long terme ; dans son éventualité, il s’est toujours perçu comme quelqu’un qui protégeait sa foi profonde avec la ruse du faible et de la victime, passive et ‘féminine’, qui survivait à des pressions extérieures en refusant de renchérir sur son sens de l’autonomie et de la dignité personnelle. Au mieux de sa corde héroïque, c’est un satyagrahi, qui se forge une arme en partie coercitive appelée satyagraha à partir de ce que Lannoy caractérise comme sa « parfaite faiblesse ». Dans son quotidien non-héroïque, il est le survivant ordinaire. En apparence il fait des compromis sur tous les plans, mais se refuse à être écrasé psychologiquement, récupéré ou pénétré. La défaite, semble-t-il répondre, est un désastre et les voies des vainqueurs sont un désastre aussi. Mais la perte de son âme est pire, ainsi que l’intériorisation de celle du vainqueur, parce qu’elle contraint à combattre le vainqueur en fonction des valeurs du vainqueur, dans son cadre de contestation. Mieux vaut être un contestateur comique qu’un opposant puissant, sérieux mais acceptable187. Mieux vaut être un ennemi détesté, décrété indigne du moindre respect, qu’un opposant digne de ce nom, constamment occupé à faire des ‘ajustements primaires’ avec le système188.

Pour vivre véritablement, semble affirmer la part inviolable de l’hindouisme, il est parfois préférable d’être mort aux yeux de certains, de manière à rester en vie pour son propre soi. Pour s’accepter soi-même, on doit apprendre à avoir confiance en sa ‘faiblesse’, à quoi devra peut-être revenir un jour un monde violent, en faillite politique, culturellement stérile.

VI

…la libération nationale est nécessairement un acte de culture. Amilcar Cabral189

Dans le règne animal, la loi est de manger ou d’être mangé ; dans le règne humain, de définir ou d’être défini.

Thomas Szasz190 Ceux qui ont lu le début de ce texte comme un récit à l’ancienne sans conclusion nette,

pourront lire l’apologue comme la morale de l’histoire.

187 Il est intéressant de constater que l’islam organisé en Inde a toujours eu la crainte de perdre son identité. L’idéologie dominante de l’islam en Inde a toujours eu la conviction qu’elle pourrait trouver sa place en face de l’hindouisme dans le gouvernement (la machine de l’Etat) et les prouesses martiales ; elle a toujours eu la crainte d’être débordée ou écrasée par l’inertie soporifique et ralentie de l’hindouisme de tous les jours. Cela n’a jamais été une inquiétude pour l’islam populaire, parce qu’il partage dans une grande mesure la vision du monde de l’hindouisme populaire. 188 Goffman, Asylums. 189 Cabral, « National Liberation and Culture », p. 43. Italiques de l’original. 190 Thomas S. Szasz, The Second Sin, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1974.

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J’ai examiné, sous diverses rubriques, quatre polarités sous-jacentes à la plupart des discours sur l’Orient et l’Occident de l’époque coloniale à l’époque post-coloniale. Les voici : opposition de l’universel et du local, du matériel (ou réaliste) et du spirituel (ou irréaliste), de la réussite (ou du performant) et de l’inefficace (ou non-performant), du sain et du fou191. J’en ai aussi abordé une cinquième qui traverse les quatre précédentes : l’opposition d’une indianité consciente, bien définie et d’une auto-définition ouverte et fluide. Sur un plan, j’ai tenté de montrer que les deux extrêmes de ces polarités se rejoignent lorsqu’on en vient au problème de fond de l’affrontement ou de la résistance à l’oppression et qu’on ne se contente pas de comprendre une civilisation en chercheur académique. Sur un autre plan, j’ai tenté de montrer que le local, le spirituel, le non performant et le fou peuvent parfois se révéler de meilleures versions de l’universel, du réaliste, de l’efficace et de la santé mentale.

Sur aucun de ces deux plans toutefois, je n’ai cherché à renverser les stéréotypes standards pour créer une idéologie néo-romantique de l’irrationnel, du mythe et du renoncement. Pas davantage, je n’ai cherché à légitimer l’imagerie populiste d’un homme de tous les jours omniscient. Mes enjeux étaient anti-héroïques plus qu’héroïques, empiriques plus que philosophiques. L’idée est que, quand il y va de la survie, politique et culturelle, les polarités en question s’effondrent et perdent en partie leur pertinence, révélant sur tous les plans l’expérience de la souffrance dans sa brutalité et la résistance spontanée à cette souffrance. Quand cela se produit, émerge, chez les victimes d’un système donné, une vague conscience d’un tout plus vaste qui transcende les catégories analytiques du système et/ou les retourne de pied en cap. C’est ainsi que la victime prend conscience que, sous l’oppression, le local peut constituer une meilleure défense de l’universalisme que l’universalisme conventionnel ; que le spiritualisme des faibles peut formuler ou maintenir en vie les valeurs d’un monde non-opprimant mieux que l’ultra-matérialisme de ceux qui vivent dans des mondes sans vision ; et que l’inefficacité et la folie peuvent souvent avoir plus de chances d’atteindre leur objectif civilisateur de liberté et d’autonomie sans hypothéquer leur santé mentale. Je présuppose que ces paradoxes sont inévitables parce que l’idée dominante de rationalité est le premier courant de la conscience à être récupéré par toute structure efficace d’oppression institutionnalisée. Une fois qu’a pris place cette récupération, la résistance comme la survie requiert l’accès à un tout plus vaste, quelque défaitiste que puisse sembler le processus au regard de la raison conventionnelle et de la politique au jour le jour. C’est une autre façon, je crois, de réaffirmer la sagesse ancienne – qui reste pour certaines cultures un truisme de tous les jours : savoir sans éthique n’est pas tant mauvaise éthique que savoir inférieur.

191 Les deux dernières de ces oppositions polaires ne sont probablement pas aussi distinctes qu’elles en ont l’air, si l’on se souvient de la formulation de Michel Foucault : l’enfermement des fous et celui des criminels était lié à l’enfermement des oisifs, c’est-à-dire de ceux qui contestaient l’oppression du monde industriel moderne. Voir Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard,, 1961, chapitre 3, et Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, notamment troisième partie. Szasz écrit dans The Second Sin, p. 89 : « Parmi ceux qui sont catégorisés comme malades mentaux, il y a deux types radicalement différents que les psychiatres confondent systématiquement. L’un comprend les incapables, non qualifiés, paresseux ou stupides, bref, les inadaptés (aussi relatif que soit le terme). L’autre, les protestataires, les révolutionnaires, ceux qui se mettent en grève contre leurs proches ou la société, bref, les réfractaires ».

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glossaire

babou : d’abord terme de distinction, qui en vint à désigner, essentiellement au Bengale, depuis le XIXe siècle, la classe d’employés indigènes travaillant dans l’administration coloniale, parlant et écrivant l’anglais, et, chargé ensuite de connotations négatives, l’indien superficiellement cultivé et efféminé (Hobson-Jobson).

Bhagavad Gîtâ : partie apocryphe du Mahabharata, célèbre pour la « philosophie » qui s’y exprime

sur l’action détachée de ses fruits, exposée par Krishna qui conseille Arjuna, l’un des combattants.

brahmatej: éclat ou splendeur propre au brahmane. kshatratej: éclat ou splendeur propre au kshatriya, le guerrier. kshatriya-ité: terme choisi pour traduire l’anglais (néologisme également) khatriyaism, nature

spécifique du kshatriya (ordre des guerriers, second dans la classification des quatre varna ou « couleurs » qu’on assimile aux quatre castes fondamentales, à côté du brahmane), soit vertu martiale, virilité et bravoure.

Mahâbhârata : récit du « grand combat » qui opposa les deux clans des Kaurava et des Pandava dans

une lutte fratricide et se termina par la victoire des derniers dans un combat douteux, et par la fin d’un cycle dans le déroulement des âges cosmiques. Avec le Ramayana, autre épopée classique de la tradition sanscrite, ce texte est toujours un des fondements de la culture hindoue.

ManusmRti: recueil de prescriptions concernant tous les aspects de la vie sociale et religieuse de

l’hindouisme, connu en Occident sous le nom de Lois de Manu, et datant du début de notre ère. ParâsharasmRti: traité sur les prescriptions religieuses, attribué au sage Parâshara, consacré

essentiellement aux rites de pénitence, dont la date est indéterminée. pouja : équivalent de la prière et offrande à la divinité dans l’hindouisme moderne. Purâna : « antiquités ». Groupe de très longs récits, entrecoupés d’hymnes dévotionnels, sur la

cosmogonie, et, de façon plus générale, sur les « origine ». Considérés comme contenant une « révélation » divine immémoriale, les Purâna (ou Pouranas) sont à ce titre les véritables textes « sacrés » de l’hindouisme. Composés entre le 4e et le 14e siècle de notre ère, ils contiennent des développements sur la médecine, l’archéologie, etc.

Raj : royaume (de râjya, râj). Le terme British Raj désigne la colonie indienne administrée par la

Grande Bretagne dans les principes de la Règle britannique ou gouvernement colonial (British Rule)

Râmayana : récit des exploits de Rama, (avatar de Vishnou) dieu héros qui triompha Ravana ravisseur

de son épouse Sita et incarnant les forces du mal. Valmiki en donne en sanscrit la version (dates) dont s’inspirent les divers Ramayanan (XIV-XVe siècles) aujourd’hui encore très populaires, en vieil hindi (par Tulsidas), vieux bengali (Kirtibas) ou tamoul.

sahib : terme de respect utilisé pour s’adresser aux supérieurs ou s’adresser à eux, devenu plus

généralement une désignation des Européens au XIXe siècle. De l’arabe, « compagnon » (du Prophète).

satyagrahi : litt. qui a la vérité en sa prise, le véridique. Nom que se donnèrent les gandhiens qui firent

de la vérité et de la non-violence leurs seules armes contre l’administration britannique. Le

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satyagrah est l’action qui correspond à cette attitude (mouvement de protestation pacifique et de désobéissance civile).

Upanishad : « mise en correspondance ». Ce terme désigne un ensemble de textes sanscrits dont les

plus anciens font partie de la « révélation » védique et forment « l’achèvement » du veda ou vedanta. Ils enseignent la valeur symbolique des rites et, formulant et développant l’idée de l’identité ultime entre le soi (âtman) et l’Absolu ( ), sont à l’origine de toute la spiritualité hindoue.