QU'EST-CE QUE 'BIEN VIEILLIR' ? » Médecine de soi et prévention du vieillissement

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« QU’EST-CE QUE ‘BIEN VIEILLIR’ Médecine de soi et prévention du vieillissement Claire Crignon-De Oliveira Depuis le cri d’alarme adressé par Simone de Beauvoir dans les années 1970 au sujet de la situation des personnes âgées reléguées dans des hospices 1 de nombreuses tentatives ont été réalisées pour proposer un autre regard sur le vieillissement ainsi que des moyens permettant d’améliorer la qualité des soins proposés aux personnes âgées. Les réflexions menées autour de la notion de « care », entendu comme « prise en charge d’un autrui vulnérable » 2 , ont contribué à mettre l’accent sur les besoins spécifiques des personnes âgées. Tout le problème étant de tenir compte de cette fragilité propre aux personnes âgées tout en les reconnaissant comme des personnes à part entière et non comme des choses qui constitueraient simplement une charge pour la société ou une population compromettant les principes solidaristes 1 Simone de Beauvoir, La vieillesse, Paris, Gallimard, 1970. 2 Voir en particulier : Le souci des autres, éthique et politique du care, dir. P. Paperman et S. Laugier, ed. de l’école des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 2005. Les expressions citées renvoient à l’article de L. Pattaroni, « Le care est- il institutionnalisable », p.179. Voir aussi l’article de P. Meire, « La vulnérabilité des personnes âgées », Louvain Med. 119, 2000, pp. 221-226.

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« QU’EST-CE QUE ‘BIEN VIEILLIR’ ? »

Médecine de soi et prévention du

vieillissement

Claire Crignon-De Oliveira

Depuis le cri d’alarme adressé par Simone de

Beauvoir dans les années 1970 au sujet de la

situation des personnes âgées reléguées dans des

hospices1 de nombreuses tentatives ont été

réalisées pour proposer un autre regard sur le

vieillissement ainsi que des moyens permettant

d’améliorer la qualité des soins proposés aux

personnes âgées. Les réflexions menées autour de la

notion de « care », entendu comme « prise en charge

d’un autrui vulnérable »2, ont contribué à mettre

l’accent sur les besoins spécifiques des personnes

âgées. Tout le problème étant de tenir compte de

cette fragilité propre aux personnes âgées tout en

les reconnaissant comme des personnes à part

entière et non comme des choses qui constitueraient

simplement une charge pour la société ou une

population compromettant les principes solidaristes

1 Simone de Beauvoir, La vieillesse, Paris, Gallimard, 1970.2 Voir en particulier : Le souci des autres, éthique et politique du care,dir. P. Paperman et S. Laugier, ed. de l’école des HautesÉtudes en Sciences Sociales, Paris, 2005. Les expressionscitées renvoient à l’article de L. Pattaroni, « Le care est-il institutionnalisable », p.179. Voir aussi l’article de P.Meire, « La vulnérabilité des personnes âgées », Louvain Med.119, 2000, pp. 221-226.

sur lequel est fondé notre système de sécurité

sociale.

Pourtant, malgré la volonté de s’emparer du

phénomène de vieillissement, malgré une prise de

conscience de la nécessité de penser les

implications éthiques et politiques du phénomène de

la prolongation de la vie humaine3, les changements

dans les modes de perception et de représentation

du vieillissement ne sont pas nécessairement très

visibles. Comme le souligne Jean-Claude Henrard

dans Les défis du vieillissement, ce phénomène continue à

être « considéré comme une véritable épidémie,

génératrice d’une demande d’aide et de soins sans limites »4.

Parallèlement à cette tendance à ne voir dans

la personne âgée qu’un consommateur de soins

coûteux qui met en danger l’équilibre du rapport

cotisant - pensionné sur lequel repose nos systèmes

de retraites, on insiste aussi beaucoup sur le rôle

de la prévention comme moyen de responsabiliser les

individus et de faire face aux problèmes

économiques posés par le vieillissement. Il y a là

un paradoxe certain dans la mesure où l’on veut

bien voir en la personne âgée une personne

dépendante, vulnérable, à laquelle il faut proposer

3 Voir sur ce point la réflexion de Hans Jonas, « laprolongation de la vie humaine », dans Le principe responsabilité,ed. Champs Flammarion, Paris, 1998, pp.51-54.4 Jean-Claude Henrard, Les défis du vieillissement, La Découverte,Paris, 2002, introduction, p. 11 (nous soulignons).

une aide et des soins adaptés5 et où, en même

temps, on présente comme contrepoids à cette vision

du vieillissement un idéal qui serait celui de

personnes âgées capables de rester autonomes, de

s’occuper de leur santé, de prendre soin d’elles-

mêmes, de se fixer des règles de vie et d’hygiène

qui leur permettront de rester le plus longtemps

possible en bonne santé6.

L’objectif de cette action préventive que

chacun devrait exercer n’est par ailleurs pas

seulement de rester en bonne santé ou de vivre le

plus longtemps possible, mais de vieillir le mieux

possible, ou de bien vieillir7, en gardant - malgré

l’apparition de pathologies liées à l’âge - le

maximum de ses capacités physiques,

intellectuelles, et de son activité sociale.

Il s’agira d’examiner ici la manière dont est

présenté ce concept de « vieillissement réussi »

dans la littérature spécialisée sur les questions

5 C’est un point sur lequel insistait déjà beaucoup lerapport sur le vieillissement produit par le ComitéConsultatif National d’Ethique en 1998 dans son secondpoint : « Prévenir et prendre en charge la dépendance ».CCNE, Rapport sur le vieillissement, avis n°59, 25 mai 1998.6 Pour Rowe et Kahn, la responsabilisation des individus,l’insistance mise sur leurs performances et leur autonomiepermettent justement de s’opposer à une approche duvieillissement fondée sur le care qui a dominé selon eux lagérontologie pendant trop longtemps. 7 Cette injonction à « bien vieillir » est à rapprocher decelle d’un « bien mourir » analysée par Michel Castra dansBien mourir, sociologie des soins palliatifs, « le lien social », Paris,Puf, 2003.

de gériatrie, en corrélation avec l’insistance mise

sur la prévention et sur l’idée de la

responsabilité individuelle des patients âgés eu

égard à leur état de santé et à leur longévité.

Nous verrons que le concept de « vieillissement

réussi » renvoie à l’image idéalisée d’un corps

autonome, capable (physiquement et

intellectuellement), image très présente dans la

presse de vulgarisation scientifique, qui fait de

la santé et de la longévité des normes auxquelles

tout un chacun devrait se conformer. Que ce soit

dans la littérature médicale spécialisée ou dans la

littérature de vulgarisation scientifique, nous

montrerons que cette approche du vieillissement,

qui se veut positive, n’est pas dénuée d’ambiguïtés

et qu’elle traduit un certain déni du

vieillissement.

Elle conduit certes à mettre la personne âgée

au centre du dispositif de soins en insistant sur

son rôle actif dans le processus de vieillissement

et en montrant que la réussite de ce processus

n’est pas seulement entre les mains de la médecine,

mais elle tend en même temps à faire de la santé et

de la longévité une affaire de devoir et de

responsabilité individuels en renouant avec la

thématique du « médecin de soi ».

Le discours contemporain sur le vieillissement

et sa prévention

Selon les auteurs de l’article « vieillesse »

dans le Dictionnaire du corps, c’est en 1747 que l’on

trouve la première mention de la notion de

prévention appliquée au vieillissement. Le

Dictionnaire universel de médecine définit le « gérocomie »

comme cette « partie de la médecine qui prescrit un

régime aux vieillards »8. L’objectif de cette

prévention est d’allonger la vie le plus possible

tout en maintenant le corps en forme. Pourtant,

appliquer la notion de prévention à la vieillesse

ne va pas de soi. Que s’agit-il en effet de

prévenir quand on parle de vieillissement ? Non pas

le vieillissement en tant que tel puisque, qu’elle

soit saine ou maladive, la vieillesse reste un

processus naturel, mais les incidences graves que

peuvent avoir sur une personne âgée des accidents

ou des maladies dont les effets seraient moindres à

un âge moins avancé et dont on pense qu’ils

pourraient être évités.

Dans la littérature spécialisée sur le

vieillissement, la prévention est présentée comme

un moyen important de diminuer le risque

d’accidents invalidants ou susceptibles de

provoquer des pathologies graves. « Le recours à la

8 B. Puijalon & J. Trincaz, « vieillesse », dans Dictionnaire ducorps (dir. M. Marzano), Paris, Puf, 2007, p.956.

médecine préventive permet d’éviter ou de retarder

la survenue d’accidents de santé dont la

probabilité augmente au fur et à mesure qu’on

vieillit », déclare par exemple Georges Arbuz dans

Le grand âge : chance ou fatalité ?9. L’action préventive est

par ailleurs présentée comme contrepoids aux

limites de la médecine curative et comme un moyen

d’améliorer la qualité des filières de soins dans

le domaine de la gériatrie : « à défaut de pouvoir

guérir, il faut prévenir »10. Dans la mesure où la

médecine ne peut guérir toutes les maladies

associées au grand âge, prendre des mesures de

précaution pour empêcher des hospitalisations non

préparées, en urgence, apparaît indispensable.

La prévention en gériatrie peut prendre au

moins trois formes : la « prévention primaire » qui

vise à éviter l’apparition d’une maladie par des

mesures d’hygiène prises au niveau de la

population, qu’il s’agisse de contrôler la qualité

de l’air, de l’eau, de la nourriture, de pratiquer

des vaccinations, de prévenir le risque de

l’hypertension ou du cholestérol. La « prévention

secondaire », qui intervient quant à elle au tout

début de l’apparition d’une déficience ou d’une

maladie et comprend les actions de dépistage et de

traitement précoces  (cancers, troubles cardiaques,

9 G. Arbuz, Le grand âge : chance ou fatalité ?, Paris, ed. S. Arslan,2003, ch. 13, « se prémunir contre la dégradation de son étatde santé et la perte de son autonomie », p.287.10 Ibid.

troubles auditifs ou visuels). Enfin la

« prévention tertiaire [qui] vise à limiter les

conséquences des maladies patentes et à réduire le

handicap social et psychoaffectif qui en

résulte » : on préviendra par exemple le risque

d’une rechute résultant d’une insuffisance

cardiaque avérée, on prendra en charge le risque de

dénutrition post-opératoire11.

Si certaines de ces actions de prévention sont

du ressort de la collectivité et dépendent de la

mise en place de politiques de santé publique, les

auteurs d’ouvrages spécialisés en gérontologie et

en gériatrie insistent aussi beaucoup sur la

responsabilité individuelle de chacun dans la

prévention. Responsabilité qui incombe à chacun non

seulement de prendre soin de son corps en se

conformant à des règles d’hygiène élémentaires,

mais aussi responsabilité de connaître et de faire

les démarches nécessaires pour bénéficier des soins

préventifs que la médecine met à leur disposition

(vaccinations, dépistages). La promotion de

l’action préventive passe par l’idée que les

facteurs qui jouent sur l’état de santé au grand

âge ne dépendent pas tant des gènes ou de l’action

médicale que « du mode de vie de chacun depuis

l’enfance »12.

11 Ibid, « Les différents types de prévention », pp.289-293.12 Ibid, p.287.

Cette insistance sur la responsabilité

individuelle de chacun est par ailleurs

caractéristique du discours relatif au

« vieillissement réussi ». On trouve par exemple

cette expression dans le rapport du CCNE sur le

vieillissement du 25 mai 199813. Plus récemment, on

le retrouve, sous une forme un peu différente (« le

bien vieillir », ce qui implique qu’on pourrait

« mal vieillir » donc rater son vieillissement) au

cœur des objectifs affichés par l’État dans la mise

en œuvre d’une politique spécifique visant les

personnes âgées, puisqu’il donne son titre au plan

national 2007-2009 : Plan national Bien vieillir.

Le concept de « vieillissement réussi » a été

proposé en 1987 par deux chercheurs en

gérontologie : John W. Rowe et Robert L. Kahn, avec

l’intention de s’opposer à la tendance qu’ont eu

les chercheurs américains en gériatrie dans les

années 1980 à insister sur la fragilité et la

vulnérabilité des personnes âgées ainsi que sur

leur dépendance14. Rowe et Kahn proposent de

distinguer trois types de vieillissement : un

13 Les auteurs du rapport indiquent que les recherches menéessur le vieillissement (ménopause, ostéoporose, hypertension,diabète, fonctionnement cérébral) laissent espérer que« plusieurs composantes du vieillissement, qu’il soit normalou pathologique, peuvent être prévenues ou traitées pouraboutir à de plus nombreux cas de vieillissement réussi ». 14 « Their literature has been preoccupied with concernsabout frailty, nursing home admissions, and the social andhealth care needs of multiply impaired elders ». John W. Rowe& Robert L. Kahn, Successful Aging, Dell Publishing, New York,1999, Introduction.

« vieillissement pathologique » (pour désigner les

pathologies qui accompagnent l’avancée en âge), un

« vieillissement usuel ou habituel » (catégorie qui

évite d’avoir recours à la notion ambiguë de

« vieillissement normal ») défini par une

« réduction des réserves adaptatives, conduisant à

un risque de déséquilibre ou à un syndrome de

fragilité », et un « vieillissement réussi »,

c’est-à-dire « à haut niveau de fonction, avec

maintien des capacités fonctionnelles ou atteinte

très modérée de celles-ci, absence de pathologies »

ou capacité à s’adapter à ces pathologies15.

On peut s’interroger sur les raisons qui ont

conduit les chercheurs en gérontologie à proposer

ce concept de « vieillissement réussi ». Tout

d’abord, on peut remarquer qu’en donnant pour but à

l’action préventive la réussite du vieillissement,

on dissipe une ambiguïté possible concernant les

objectifs que l’on se fixe. La prévention ne vise

pas à empêcher le vieillissement, processus naturel

et inévitable sur lequel nous n’avons pas de prise

en tant que tel, elle vise à le réussir, au lieu de

le vivre comme une fatalité ou une échec. Le

concept de « vieillissement réussi » semble avoir

été proposé pour permettre à la gérontologie

d’échapper à l’image négative véhiculée par le

15 Ces formulations sont empruntées à Paule Le Deun etArmelle Gentric, « Vieillissement réussi », dans Médecinethérapeutique, vol. 13, n°1, p.3-16, février 2007.

vieillissement dans nos sociétés, tout en remédiant

à la dévalorisation dont les services de gériatrie

souffrent à l’hôpital16.

D’autre part, l’usage de ce concept traduit la

volonté de mettre la personne âgée au cœur du

dispositif de soins, de la faire participer à

l’action préventive, en montrant qu’il y a certes

dans le processus de vieillissement des facteurs

indépendants de notre volonté, mais aussi des

facteurs qui dépendent de nous et sur lesquels nous

pouvons intervenir. Parler de « vieillissement

réussi », c’est dire que cette réussite n’est pas

simplement une question de chance17 (le fait d’être

né avec une constitution robuste, ou des gènes

prédisposant à la longévité), et qu’elle ne dépend

pas non plus seulement du pouvoir médical (ni du

pouvoir de l’État). Le vieillissement réussi est

d’abord affaire de choix d’un « style de vie » et

relèverait donc de la responsabilité individuelle

de chacun18.

16 Cf. à ce sujet D. Vrancken, L’hôpital déridé, action organisée etcompétence éthique en gériatrie, L’Harmattan, 1995.17 Contrairement à ce que suggérait par exemple Aristote :« Une belle vieillesse […] résulte des vertus corporelles etde la chance ; car si l’on n’est pas sain et vigoureux, l’onne sera pas à l’abri de la souffrance ; l’on sera à chargeaux autres et l’on ne saurait vivre longtemps, si l’on n’estpas favorisé par la chance ». Aristote, Rhétorique, I, 5, 1361b26, Les Belles Lettres, Paris, 1991.18 Voir par exemple la page de titre de l’ouvrage de Rowe etKahn : « Find out how the way you live, not the genes youwere born with – determines health and vitality ». Voir aussila quatrième de couverture qui précise que l’ouvrage délivre« important information about lifestyle choices, which, morethan genes, determines how well we age ».

Enfin, le but de la prévention apparaît bien

ici comme spécifique par rapport à une approche

curative. Il ne s’agit pas de se fixer pour

objectif de guérir les pathologies liées à

l’avancée en âge mais bien de se situer dans une

approche plus large de la santé qui tienne compte

de la qualité de vie des personnes plutôt que de la

quantité (durée de vie en nombre d’années19), de leur

degré d’épanouissement et d’autonomie, de leur

capacité à garder « confiance et estime de soi, et

vivant en harmonie avec leur environnement

social »20.

Une conception normative de la santé au grand

âge : du champ médical au champ moral et politique

Si l’on comprend bien les motivations qui ont

pu conduire à proposer ce concept, il n’en demeure

pas moins que l’on peut s’interroger ici sur son

ambiguïté et souligner le fait qu’il renvoie à une

conception normative de ce que devrait être la santé

des personnes âgées. Le recours à ce concept

s’accompagne souvent d’une « rhétorique de la santé

qui ne conduit pas uniquement à un refus de la

maladie et de l’infirmité [ou de la vieillesse],

mais aussi à leur stigmatisation, celles-ci étant

19 « La qualité fonctionnelle des années de vie compte plusque la recherche d’une longévité maximale ». G. Arbouz, op. cit.,4e partie : comment se préparer au grand âge ?, p.289.20 Ibid, p.289.

de plus en plus perçues comme des déviations par

rapport à la normalité naturelle (Canguilhem, 1966)

ou aux normes socioculturelles (Parsons, 1965) »21.

Le « vieillissement réussi » est en effet présenté

par les auteurs qui le défendent comme un

« paradigme », un « objectif à atteindre » pour

l’individu, une norme à l’aune de laquelle chaque

individu pourra évaluer les écarts qu’il commet :

« […] dans ce modèle [de vieillissement

réussi] l’individu est son propre témoin, sa propre

norme par rapport au maintien dans le temps de ses

compétences et de ses aptitudes. Toute déviation,

modification, changement par rapport à cette norme

a valeur d’alerte, de signal, face à l’émergence

d’une déficience ou d’une incapacité non encore

visible »22. Ce concept suggère en outre que non

seulement il faut vivre longtemps et en bonne santé,

mais qu’il existe de bonnes façons de vieillir.

Cela implique, comme pour la notion de « bien

mourir » analysée par le sociologue Michel Castra,

qu’en ce qui concerne le vieillissement et la mort,

on « se situe toujours par rapport à la

représentation d’une attitude acceptable et

convenable » que chacun devrait adopter23.

21 M. M. Marzano-Parisoli, Penser le corps, « Questionsd’éthique », Puf, Paris, 2002, ch. 2 : « corps, infirmité etmédecine », p.48.22 Vieillir au XXIes, dirigé par C. Jeandel, Le tour du sujet,universalis, 2004, p.26.23 Michel Castra, Bien mourir, sociologie des soins palliatifs, « le liensocial », Puf, Paris, 2003, introduction, p.6.

Quels sont précisément les critères proposés

pour vérifier que le type de vieillissement auquel

on a affaire est bien conforme à la norme d’un

« vieillissement réussi » et que l’on a adopté

l’attitude correcte pour y parvenir ? Outre la

longévité et l’expression chez la personne âgée

d’une certaine satisfaction quant à son existence

actuelle, Rowe et Kahn mentionnent « l’absence

d’incapacités, l’engagement actif dans la vie,

l’autonomie et l’indépendance, la maîtrise, la

capacité d’adaptation ». On peut lire aussi dans un

ouvrage collectif sur le grand âge qu’« un sujet

est considéré en bonne santé, s’il est capable

physiquement et psychiquement de rester autonome,

s’il remplit les rôles qu’on attend de lui.

Inversement, un sujet est handicapé si la maladie

lui interdit l’accomplissement d’un rôle normal,

compte tenu de son âge, de son sexe et de ses

habitudes sociales et culturelles »24.

Cette définition du vieillissement pose de

nombreux problèmes. D’abord, elle met l’accent sur

les capacités de l’individu - capacités physiques et

intellectuelles - et établit une corrélation entre

ces capacités et l’autonomie de la personne

(suggérant ainsi qu’une personne atteinte dans ses

capacités physiques et intellectuelles ne serait

pas capable de rester autonome). Ensuite, elle

24 G. Arbuz, La santé au grand âge, « qu’est-ce qu’être en bonnesanté au grand âge », p.289.

établit un lien étroit entre la santé au grand âge

et l’idée d’un « rôle normal » à remplir dans la

société, comme si l’individu vieillissant devait à

tout prix chercher à garder le rôle qui était le

sien dans la société pendant sa vie active, alors

que l’on pourrait au contraire s’interroger sur la

nécessité d’une redéfinition du rôle social de la

personne âgée qui tiendrait compte de la diminution

de ses capacités antérieures mais aussi du

développement d’autres types de capacités liées à

l’avancée en âge. Enfin, elle associe de manière

étroite vieillesse et handicap, comme si le fait de

ne plus répondre à ce rôle assigné par la société

pouvait d’emblée être considéré comme une

infirmité.

Cette manière d’assigner à la personne âgée un

« rôle social » ou de définir le vieillissement

réussi par le maintien des capacités physiques et

intellectuelles de la personne âgée se traduit

aussi souvent par le recours à la notion de

« performance ». C’est le cas chez Rowe et Kahn qui

définissent le vieillissement réussi comme « à haut

niveau de fonction, avec maintien des capacités

fonctionnelles ou atteinte très modérée de celles-

ci […] ». Le concept de « vieillissement réussi »

participe, nous semble-t-il, de ce « culte de la

performance » analysé par Alain Ehrenberg - qui se

traduit par « la valorisation de l’individu souple,

mobile, autonome, indépendant, qui trouve par lui-

même ses repères dans l’existence et se réalise par

son action personnelle » - et qui caractérise nos

sociétés depuis le milieu des années 198025. On peut

donc se demander si, alors même qu’il a été pensé

comme une réponse à l’exigence de prendre la mesure

des défis posés par le vieillissement, ce concept

de « vieillissement réussi » ne traduit pas encore

une fois un déni de ce phénomène, ainsi que la

difficulté que nous pouvons avoir à accepter la

« fragilité du corps, sa vulnérabilité à la maladie

et son impuissance face au vieillissement »26.

Comme le soulignent fort justement Paule Le

Deun et Armelle Gentric dans un article consacré à

ce concept de « vieillissement réussi », « définir

la réussite comme l’absence de maladies, un

fonctionnement intellectuel et physique performant

et par la poursuite de l’engagement social, revient

à dire que la personne qui vieillit le mieux est

celle qui vieillit le moins »27.

Ce soupçon est confirmé lorsque l’on se penche

sur la manière dont ce discours est relayé sur le

plan moral (conduites individuelles) par la presse

de vulgarisation scientifique et les magazines de

santé qui font de la question du vieillissement et

25 A. Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Hachette,Pluriel, 1991 (réed. 2003), introduction, p.15.26 M.M. Marzano Parisoli, Penser le corps, ibid, p.47. 27 Cf. P. Le Deun et A. Gentric, article cité en ligne :http://www.jle.com/fr/revues/medecine/met/e-docs/00/04/30/7F/article.md.

de sa prévention un de leur sujet de prédilection.

La question du vieillissement et de sa prévention

constitue en effet un des sujets de prédilection de

ce type de presse (les demandes liées à la prise en

charge du vieillissement génèrent en effet un

important marché de la santé) qui prodigue une

multitude de conseils pour vivre en bonne santé

pendant longtemps et qui mettent au cœur de leur

discours les objectifs de la réussite et de la

performance. Parmi la masse de numéros spéciaux

parus sur le sujet, relevons simplement deux

titres : un numéro de juin 2006 de Sciences et Avenir

intitulé « Programmés pour vivre longtemps » et un

numéro de Science et Vie datant de décembre 2007

intitulé : « Vivre sans vieillir, les nouvelles

réponses de la science, les clés du vieillissement,

les règles pour bien vivre longtemps ». Au-delà du

rôle des avancées scientifiques et des espoirs

qu’elles suscitent pour la prolongation de la vie,

cette littérature insiste beaucoup sur l’idée de

responsabilité individuelle et sur le fait que la

réussite du vieillissement dépend moins de la

médecine ou des gènes que du soin que chacun

apporte à son corps et à sa santé en contrôlant son

alimentation. Un exemple revient de manière

privilégiée dans ces articles : celui des

centenaires de l’archipel d’Okinawa au Japon, où

« dès l’enfance les autochtones prennent l’habitude

de s’arrêter de manger avant d’être rassasiés »

(pratique du « hara-hachi-bu » qui consiste à

quitter la table lorsqu’on est rassasié à 80 %28).

L’importance de la stimulation des fonctions

intellectuelles par des exercices de mémoire ou des

activités sociales (lectures, échange d’idées,

bricolage, jeu) ainsi que la pratique d’une

activité physique régulière font partie des autres

facteurs les plus fréquemment mentionnés parmi ceux

qui sont de notre ressort pour retarder les effets

négatifs du vieillissement. La modération (ou

sobriété), l’usage de la raison et un corps actif

apparaissent ainsi comme les clés de la prévention

et du vieillissement réussi.

L’analyse proposée par la sociologue Sylvie

Giet des rubriques santé dans la presse féminine et

masculine s’applique parfaitement à la question qui

nous occupe. La manière dont la question du

vieillissement est abordée dans la presse

spécialisée sur les questions de santé est

étroitement liée à la manière dont elle célèbre les

vertus d’un corps jeune et beau. Ici aussi, on

constate que le discours hygiéniste sur le corps a

pris le relais du discours religieux sur l’âme29 et

que les normes diffusées dans ce type de

28 Science et vie, novembre 2007, pp.62-65.29 « Tout témoigne aujourd’hui que le corps est devenu objetde salut. Il s’est littéralement substitué à l’âme dans cettefonction morale et idéologique ». S. Giet, Soyez libres, c’est unordre, le corps dans la presse féminine et masculine, « Le corps plus quejamais », éd. Autrement, Paris, 2005.

littérature (celles d’un corps mince, jeune, beau)

se sont transformées en de véritables prescriptions

morales, l’objectif de prolonger la vie se

transformant en un véritable devoir pour

l’individu, si ce n’est en une voie de salut.

Nous avons aussi signalé le fait que ce

discours était relayé sur le plan politique de la

définition des normes de l’action collective

puisque l’objectif de « bien vieillir » donne

désormais son titre au plan national mis en place

depuis 2007 et programmé jusqu’en 2009. On retrouve

dans la présentation de ce plan par le Ministère du

Travail, des Relations Sociales de la Famille et de

la Solidarité, la notion de « vieillissement

réussi » et l’idée que cette réussite dépend

d’abord de la mise en œuvre « d’actions de

prévention adaptées »30. Le rôle primordial donné à

la prévention et l’insistance mise sur la

responsabilité de chacun dans la réussite du

vieillissement constituent des outils permettant de

sensibiliser la population à la question du coût

économique de la prise en charge par l’État des

pathologies liées au vieillissement et de l’inciter

30 « Dans ce cadre, le plan national ‘bien vieillir’ présentéici a pour ambition de proposer les étapes d’un chemin pourun ‘vieillissement réussi’ tant du point de vue de la santéindividuelle que des relations sociales, en valorisantl’organisation et la mise en oeuvre d’actions de préventionadaptées ».http://www.travail-solidarite.gouv.fr/espaces/personnes-agees/grands-dossiers/programme-national-bien-vieillir/presentation-du-plan-national-bien-vieillir-2007-2009-.html.

à limiter la demande de soins en faisant du

vieillissement une affaire de responsabilité et de

liberté individuelles. Le succès de cette notion

apparaît bien comme un des effets de ce

gouvernement libéral des conduites et des corps et

de la promotion de l’autocontrôle comme idéal

encouragé par les instances représentatives de

l’État tels qu’ils ont été analysés et décrits par

la sociologue Dominique Memmi dans la lignée des

travaux de Michel Foucault31.

Effets possibles de cette conception normative

de la santé au grand âge sur les pratiques de soin

Il apparaît indispensable de s’interroger, pour

conclure notre réflexion, sur les effets pratiques

de cette conception normative de la santé au grand

âge. Quels sont les effets possibles de la

prégnance de ce modèle du « vieillissement réussi »

sur les pratiques de soin ? Un des risques majeurs

du succès de cette conception du vieillissement

n’est-il pas de tendre à exclure32 des soins toutes

les personnes qui ne seraient plus en possession de

toutes leurs capacités physiques, intellectuelles

31 D. Memmi, Faire vivre et laisser mourir – Le gouvernement contemporain dela naissance et de la mort, Politique et société, « textes à l’appui », LaDécouverte, Paris, 2003.32 Sur ce risque d’exclusion généré par la construction de lasanté ou de la longévité comme normes, voir Penser le corps, op.cit., p.50.

voire toutes les personnes âgées qui ne seraient

plus en mesure de « répondre au rôle » que l’on

attend d’elles : pour ces personnes âgées là, le

traitement ne serait-il pas par avance voué à

l’échec ou réduit à des ambitions très modestes ?

C’est là un risque que les travaux menés par la

sociologue Nathalie Rigaux au sein des institutions

prenant en charge des personnes âgées démentes

(démence sénile, maladie d’Alzheimer) permet de

mesurer33. Le critère de la performance est en effet

au cœur de ce qu’elle qualifie d’« approche

dominante » dans le traitement des personnes âgées

démentes. La stratégie le plus couramment adoptée

dans ces institutions pour enrayer le déclin des

fonctions cognitives et comportementales des

patients âgées déments (qui n’adoptent pas les

attitudes que l’on pourrait attendre

« normalement » d’eux et qui en cela nous

dérangent) est celle de la « stimulation ». Elle a

pour effet de « focaliser l’attention des patients

et des soignants » sur les incapacités de la

personne âgée, au lieu de tenter de faire avec les

facultés qui lui restent, avec par exemple ses

facultés affectives qui demeurent très vivaces dans

le cas de la maladie d’Alzheimer.

33 N. Rigaux, Le pari du sens, une nouvelle éthique de la relation avec lespatients âgés déments, Institut Synthélabo, Le Plessis Robinson,1998.

En se référant à une approche alternative -

celle mise en œuvre par le Pr. Louis Ploton à Lyon

- Nathalie Rigaux propose de penser la pratique de

soins à partir de ces capacités qui demeurent même

dans les cas de démences séniles graves : la

capacité du corps du patient âgé dément à

communiquer, ses affects, son imagination, sa

capacité à s’adapter à des capacités physiques ou

intellectuelles réduites peuvent être mis à profit

pour élaborer un nouveau type de relation entre le

soignant et la personne âgée démente. On le voit,

une telle perspective implique de remettre en cause

la validité des critères qui fondent l’idée même

d’un « vieillissement réussi ». Dans cette optique,

le problème n’est pas tant de faire en sorte que la

personne âgée conserve les mêmes capacités que

celles dont elle était pourvue auparavant, ni

qu’elle réponde au rôle que l’on attend d’elle. Il

s’agit bien plutôt de s’interroger sur le sens du

décalage qui peut exister entre les attentes que

nous pouvons avoir à l’égard de la vieillesse, les

rôles que nous lui assignons (la sagesse,

l’expérience, la transmission des règles sociales)

et l’image de l’inconduite, du retrait, de la

déraison, de la mort que nous renvoient certains

vieillards déments.

Nous voudrions, pour conclure cette réflexion,

reprendre le titre de l’ouvrage de Nathalie Rigaux

(Le pari du sens, une nouvelle éthique des relations avec les patients

âgés déments) pour nous demander si ce n’est pas

vers cette recherche d’un sens à donner à la

prolongation de l’existence humaine que devrait

s’orienter la réflexion et la définition

d’objectifs à atteindre pour l’individu et pour la

collectivité, en lieu et place de l’objectif de

performance qui sous-tend l’idéal d’un

« vieillissement réussi ». Quel sens peut avoir une

vie rendue plus vulnérable, plus fragile, moins

active et plus solitaire ? La diminution des

facultés rationnelles ou des capacités physiques

est-elle nécessairement un obstacle à la mise en

œuvre des soins ou bien peut-on définir de

nouvelles pratiques dans les services de gériatrie,

dans les maisons de retraite, qui se fixeraient

pour objectif de faire fonds sur la modification et

la transformation des facultés et des capacités de

la personne âgée ? Quel parti peut-on tirer des

facultés sensorielles qui demeurent vivaces chez la

personne âgée (que l’on songe au toucher par

exemple), ou encore du développement de strates de

la mémoire beaucoup plus profondes aux détriments

de celles qui renvoient à des événements plus

récents ? Le fait d’oublier sa langue natale à la

toute fin de sa vie pour ne plus parler que dans la

langue de Shakespeare doit-il nécessairement être

interprété comme une perte de notre capacité

langagière, de la disparition de notre identité, ou

comme la preuve qu’à l’approche de la mort l’être

humain est capable de faire preuve de créativité et

d’inventivité ? Ces questions ne visent encore une

fois qu’à ouvrir le débat en se demandant quels

effets pourrait avoir sur la pratique des soins le

fait de ne plus définir le vieillissement à partir

de l’idéal de la performance ou de la réussite.