La géographie connective ou le miroir du cosmos humboldtien

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La géographie connective ou le miroir du cosmos humboldtien Laura Péaud Je souhaite interroger l’identité de la géographie humboldtienne, qui est à mon sens une parfaite illustration du thème du colloque « l’unité dans la diversité ». J’approche la géographie humboldtienne à partir d’une définition : « la géographie connective » (Péaud 2009), qui me paraît particulièrement opératoire et qui permet de comprendre non seulement l’identité disciplinaire de la géographie, mais aussi la vision humboldtienne du cosmos. Pourquoi avoir choisi l’entrée par la géographie ? - Cela présente tout d’abord un intérêt pour moi, jeune géographe de 2009 : il s’agit de questionner sa modernité au début du XXIème siècle et d’effectuer un travail de mémoire disciplinaire. - Mais surtout : La géographie humboldtienne regroupe les principaux éléments de sa posture scientifique : c’est grâce à elle qu’il met en place une méthode et un protocole scientifique. La géographie est l’étalon scientifique humboldtien. - Partant, elle est le miroir de sa vision du cosmos, dont Kosmos est l’aboutissement en même temps que le point d’acmé. La géographie constitue donc une porte d’entrée particulière, qui permet de cerner le système humboldtien dans son ensemble. Tout d’abord, il est nécessaire d’effectuer un retour sur la formation scientifique et géographique d’Alexander von Humboldt. La géographie est pour lui un véritable « programme de recherche », au sens de I. Lakatos : elle fonde une véritable identité disciplinaire. Une citation de H. Beck (Beck 1985) illustre cette constatation : « Infolgedessen hat Alexander von Humboldt auch in keiner anderen Wissenschaft ähnlich stark nachgewirkt wie in der Geographie. » : Humboldt n’est allé nulle part aussi loin dans les sciences que dans la géographie. Si l’on veut comprendre la science humboldtienne, le détour par la géographie est donc indispensable. « Der Weg zur Geographie » (Beck 1985), autre expression de H. Beck, caractérise le parcours scientifique humboldtien, qu’il construit tout au long de sa vie.

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La géographie connective ou le miroir du cosmos humboldtien

Laura Péaud

Je souhaite interroger l’identité de la géographie humboldtienne, qui est à mon sens une

parfaite illustration du thème du colloque « l’unité dans la diversité ». J’approche la

géographie humboldtienne à partir d’une définition : « la géographie connective »

(Péaud 2009), qui me paraît particulièrement opératoire et qui permet de comprendre

non seulement l’identité disciplinaire de la géographie, mais aussi la vision

humboldtienne du cosmos.

Pourquoi avoir choisi l’entrée par la géographie ?

- Cela présente tout d’abord un intérêt pour moi, jeune géographe de 2009 : il

s’agit de questionner sa modernité au début du XXIème siècle et d’effectuer un

travail de mémoire disciplinaire.

- Mais surtout : La géographie humboldtienne regroupe les principaux éléments

de sa posture scientifique : c’est grâce à elle qu’il met en place une méthode et

un protocole scientifique. La géographie est l’étalon scientifique humboldtien.

- Partant, elle est le miroir de sa vision du cosmos, dont Kosmos est

l’aboutissement en même temps que le point d’acmé.

La géographie constitue donc une porte d’entrée particulière, qui permet de

cerner le système humboldtien dans son ensemble.

Tout d’abord, il est nécessaire d’effectuer un retour sur la formation scientifique

et géographique d’Alexander von Humboldt. La géographie est pour lui un véritable

« programme de recherche », au sens de I. Lakatos : elle fonde une véritable identité

disciplinaire. Une citation de H. Beck (Beck 1985) illustre cette constatation :

« Infolgedessen hat Alexander von Humboldt auch in keiner anderen Wissenschaft

ähnlich stark nachgewirkt wie in der Geographie. » : Humboldt n’est allé nulle part

aussi loin dans les sciences que dans la géographie. Si l’on veut comprendre la science

humboldtienne, le détour par la géographie est donc indispensable. « Der Weg zur

Geographie » (Beck 1985), autre expression de H. Beck, caractérise le parcours

scientifique humboldtien, qu’il construit tout au long de sa vie.

Sa formation ne commence pourtant pas par la géographie, mais avec une

éducation généraliste qui se poursuit par la botanique et la géologie, notamment aux

mines du Freiberg en 1791. Humboldt est un savant dix-huitiémiste, encyclopédiste.

Néanmoins, c’est la géographie qui a finalement sa préférence, grâce à laquelle

Humboldt construit peu à peu sa vision de cosmos. Dans l’Essai sur la géographie des

plantes (1807), qui doit être considéré comme le manifeste de la géographie

humboldtienne, Humboldt dit déjà la prédominance de cette science dans ses

préoccupations scientifiques : « C’est depuis ma première jeunesse que j’ai conçu

l’idée de cet ouvrage. J’ai communiqué la première esquisse d’une géographie des

plantes en 1790, au célèbre compagnon de Cook, M. Georges Forster ».

On a donc un réel programme de recherche, qu’il amplifie tout au long de sa vie.

La date à retenir est très certainement 1821, puisque c’est l’année où Humboldt fonde,

avec d’autres, la première société de géographie, à Paris. On suit également sa

progression géographique au fil de ses publications, avec entre autres :

- Essai sur la géographie des plantes, 1807

- Tableaux de la nature, 1808

- Essai politique sur le royaume de la Nouvelle Espagne, 1811

- Mémoire sur les lignes isothermes, 1817

- Essai politique sur l’île de Cuba, 1826

- Asie centrale, 1843

- Kosmos, à partir de 1845 : l’entreprise géographique humboldtienne trouve son

aboutissement et son plein épanouissement dans le cosmos.

Le moment clé est le Voyage en Amérique de 1799 à 1804, à la suite duquel il

fonde les bases de son système géographique.

Il s’agit donc d’interroger sa géographie dans le but de comprendre sa vision du

cosmos. L’expression « géographie connective » (Péaud 2009) est la meilleure pour

aborder dans leur richesse et leur ensemble les implications de la géographie

humboldtienne, car elle permet de considérer à la fois la géographie et son identité

disciplinaire, ainsi que la posture scientifique globale de Humboldt et son rapport au

monde (compris autant comme l’ensemble de faits naturels que comme les faits sociaux,

et considérant les interactions entre les deux).

En explorant les différents aspects de la « géographie connective »

humboldtienne, c’est la trame de son système cosmologique que l’on peut tisser.

Le parcours proposé ici déroulera le fil de la géographie en considérant trois

niveaux :

- Sur le plan disciplinaire : la géographie en tant que discipline, en démontrant que

Humboldt donne lui donne une véritable identité et la fait entrer dans la

modernité. Elle est définissable comme « eine physische Welbeschreibung »,

expression que Humboldt utilise lui-même.

- Sur le plan de l’histoire des sciences : la géographie subsume et sublime les

autres sciences. Il est possible de la qualifier de reine des sciences, ou

géopoétique, car elle transcende les différences disciplinaires, se faisant à la fois

entreprise objectivante et récit poétique.

- Sur le plan historique, politique, culturel et social : la géographie au service de

l’humanité. Elle est clairement une cosmopolitique.

La géographie humboldtienne est donc connective pour ces trois objets : le

monde des faits naturels, le monde de la communauté savante, et l’humanité

progressante.

Je fonde mon travail sur trois sources essentielles : la correspondance de

Humboldt, l’Essai sur le géographie des plantes et Kosmos.

I. L’unité du monde dans la diversité des faits : La géographie connective envisagée

sur le plan de l’identité disciplinaire.

La première force de la géographie humboldtienne est de considérer la connectivité de

tous les faits naturels et sociaux dans le monde. Elle réalise donc l’unité du monde, car

elle prend en charge les éléments du « ciel à la terre », comme Humboldt le dit dans

Kosmos. Quels sont les grands principes de la géographie humboldtienne ?

1. Une géographie connective dans l’espace : du local au général

Humboldt n’envisage jamais les phénomènes dans leur stricte localité, mais introduit au

contraire, en plus de la causalité, le principe de géographie générale. C’est ce

qu’Humboldt appelle lui-même le principe des « grandes vues », en prenant de la

hauteur sur le sujet de recherche, le géographe en saisit tous les enjeux.

Humboldt fait en réalité montre d’une double ambition :

- d’une part, embrasser le monde du ciel à la terre, en saisissant tous les

phénomènes du monde ;

- d’autre part, lier entre eux tous ces phénomènes en faisant surgir des

interactions, des connexions ; le local n’est pas séparable du général. La

géographie acquiert donc ainsi une caractéristique multiscalaire.

Je ne donnerai ici que trois formules qui résument ce premier principe spatial.

Dans l’Essai sur la géographie des plantes (1807), Humboldt indique son ambition de

tout comprendre : « J’y embrasse tous les phénomènes de physique que l’on observe

tant à la surface du globe que dans l’atmosphère qui l’entoure ». Dans Kosmos, il

évoque « die innere Verkettung des Allgemeinen mit dem Besonderen », liant ainsi le

particulier et le tout, introduisant le jeu des échelles dans la géographie moderne. Enfin,

une dernière formule, écrite à Boussingault en 1822, dit le caractère holistique de la

géographie humboldtienne : « si mon ouvrage a quelque mérite, c’est dans l’ensemble

des vues qui embrassent les formations des deux hémisphères ; c’est le premier essai de

ce genre ». Ce qui est extraordinaire chez Humboldt, c’est la conscience qu’il a de la

nouveauté de sa géographie et de ses conceptions scientifiques.

La géographie humboldtienne est donc connective sur le plan spatial, en se

basant sur les liens entre particulier et global, en acquérant dans sa modernité une

multiscalérité.

A. Buttimer (Buttimer 2001) a également très bien décrit sa capacité de

connecter spatialement les faits : « Ce grand esprit ne reste pas absorbé dans la

contemplation du fait local ; il reporte ses yeux vers les autres régions où s’observent

des faits analogues, et c’est toujours une loi générale, valable pour toutes les

circonstances semblables qu’il cherche à dégager. L’étude d’aucun point ne lui semble

indépendante de la connaissance de l’ensemble du globe. »

2. Une géographie connective dans le temps : le principe historiciste

Ce principe connectif est valable autant dans l’espace que dans le temps : l’historicité

humboldtienne est une des clés pour comprendre sa vision géographique et scientifique.

Tout comme il n’envisage jamais un fait dans sa particularité locale, il ne l’envisage

jamais non plus à un instant T, mais compris dans une continuité temporelle. La

définition de l’historicité peut être celle proposée par L.M. Morfaux (Morfaux 1999) :

« condition de l’existant humain, qui, tout en étant engagé dans le temps et solidaire de

son passé et de l’histoire, s’en dégage en se situant par rapport à cette condition et en se

projetant librement dans l’avenir ».

Ce deuxième principe est très clair chez Humboldt, en particulier en ce qui

concerne ses études sur la volcanologie. A Arago en 1822 il écrit « il est bien important

de fixer, à de certaines époques, l’état des choses dans les phénomènes variables, j’ai

mesuré à plusieurs reprises tout le pourtour du cratère » et à son frère Wilhelm en 1822 :

« il est très important de constater d’époque en époque la configuration du Vésuve : ce

sont autant de points fixes dans des phénomènes variables par leur nature ».

Humboldt a pleine conscience que la nature évolue et qu’il est donc nécessaire

de l’envisager sur le temps long. A cela s’ajoute aussi la conscience et l’affirmation que

la science évolue elle aussi, au même titre que les faits qu’elle étudie. La science est

mouvante, voire même vectorielle, comme le dit si bien O. Ette. Cela est

particulièrement claire dans l’ouvrage humboldtien l’Histoire de la géographie du

Nouveau Continent (1836), dans lequel il a cette phrase : « Quel que ce soit le motif,

tout ce qui excite au mouvement, soit erreur, soit précision vague et instinctive, soit

argumentation raisonnée, conduit à étendre la sphère des idées, à ouvrir de nouvelles

voies au pouvoir de l’intelligence ». Par là, il manifeste sa conscience du mouvement

que toute science peut connaître dans son développement.

Comme le dit W.-H. Hein (Hein 1985), il fait preuve d’une « gemeinsame

Verständnis für den historischer Bezug der Wissenschaften ». L’historicité

humboldtienne est donc double, prenant en compte à la fois les objets d’étude et la

science elle-même. Elle connecte temporellement les faits et les savants.

3. Une géographie connective dans son protocole : rigueur et normalisation

méthodologiques

La géographie humboldtienne est donc connective dans l’espace et dans le

temps, et cette connectivité se traduit aussi dans la méthodologie qu’il déploie. Les deux

maîtres mots sont :

- la collecte systématique des faits et des observations,

- la comparaison / die Vergleichung.

Le voyage en Amérique avec Bonpland est à ce titre exemplaire, car il permet à

Humboldt de mettre en place ses principes géographiques théoriques, mais surtout de

les mettre en pratique sur le terrain, en créant un protocole géographique. La

correspondance humboldtienne à ses collègues européens est éloquente. Les instruments

et le protocole scientifiques y tiennent une très grande place. A Lalande en 1799 « j’ai

consigné dans mes manuscrits jusqu’aux plus petits détails » (lettre à Lalande du 14

décembre 1799) : il est en effet nécessaire de tout mesurer et tout observer, pour pouvoir

ensuite comparer et nouer des interactions entre les phénomènes.

La comparaison des faits et des lieux est en effet un principe méthodologique

central dans le protocole humboldtien. Sa correspondance regorge d’exemples très

concrets : il s’agit de « faire des analyses comparatives à celles des Andes, au Mont

Cenis, à l’ex-République de Gênes » (lettre à Vaughan du 10 juin 1805) d’interroger les

observations « infiniment curieuses sous le rapport de leur analogie avec les Andes »

(lettre à Arago du 25 février 1829), ou encore de récolter « de quoi comparer vos

nouveaux états avec les anciens » (lettre à Spiker du 23 mai 1828). La comparaison,

comprise comme méthode scientifique est géographique, est le point de départ de toute

connectivité dans le temps et dans l’espace.

L’instrumentation de la géographie ne doit donc pas seulement être comprise

comme une méthode au service d’une discipline. Elle est elle-même partie et symbole

de la géographie connective. Elle représente aussi bien qu’elle contribue à créer les

bases de la géographie humboldtienne.

Humboldt se fait régulièrement représenté sur le terrain, entouré de ses

instruments. Le tableau de Eduard Ender par exemple, Humboldt und Bonpland in ihrer

Dschungelhütte, réalisé en 1850, montre les deux savants au milieu de relevés et de

mesures. Ce tableau illustre l’importance des mesures et de l’instrumentation au sein du

protocole scientifique humboldtien, qui devient lui-même miroir de la géographie

connective.

La « géographie connective » humboldtienne permet de définir une vraie identité

disciplinaire. La connectivité est perceptible dans l’espace, dans le temps, ainsi que dans

la rigueur protocolaire humboldtienne. Cette connectivité, comprise au niveau de

l’identité disciplinaire, permet au géographe de cerner le monde dans son ensemble. La

géographie est donc une « physische Weltbeschreibung ».

De plus, Humboldt fait la transition épistémologique du XVIIIème au XIXème

siècle, en faisant entrer la géographie dans sa modernité. La connectivité y participe très

largement.

En faisant d’elle la science du monde, qui relie tous les faits entre eux,

Humboldt lui confère une vaste ambition épistémologique. Conséquemment, la

géographie endosse une place spécifique dans le champ de l’histoire des sciences en

général. Non seulement, elle est connective pour les faits, mais elle l’est aussi pour la

communauté savante.

II. L’Unité géographique dans la pluralité scientifique : La géographie envisagée

sur le plan de l’histoire des sciences

Dans le champ de l’histoire des sciences, la force de la géographie humboldtienne est

aussi de réunir les sciences, les hommes de sciences, et ainsi de se poser en tant que

« reine des sciences », dans laquelle les autres se subsument et se subliment.

1. Le réseau scientifique humboldtien

Le réseau humboldtien, 1804-1829 : un macrocosme pluridisciplinaire.

Source : Laura Péaud, 2009

Ce graphique a été construit à partir des 60 correspondants principaux de

Humboldt sur la période 1804-1829, période sur laquelle j’ai travaillé précédemment.

La liste des correspondants est donc incomplète, mais permet de représenter de façon

efficace le réseau scientifique humboldtien : Humboldt bâtit un véritable macrocosme

scientifique et géographique autour de lui. Il connecte entre eux les hommes de

sciences, par delà leur appartenance disciplinaire et nationale, puisque ses

correspondants et collègues sont issus de tous horizons géographiques.

Humboldt met en place, conjointement à ce réseau mondial, une très importante

collaboration pour ses travaux géographiques. Le travail géographique ne s’envisage en

effet que dans la coopération. Dans ce sens, les autres sciences servent la géographie.

Cela est particulièrement présent dans la correspondance humboldtienne, qui est un

vecteur privilégié pour relier entre eux les savants et leurs travaux : par exemple,

lorsqu’il demande à Berghaus de l’aider pour réaliser un atlas de cartes pour Kosmos en

1828. Ou bien encore dans la préface de l’Essai sur la géographie des plantes

(Humboldt 1807), il a cette formule explicite : « M. Decandolle m’a fourni des

matériaux intéressans (sic) sur la Géographie des plantes des Hautes-Alpes : M.

Ramond m’en a communiqué sur la Flore des Pyrénées : j’en ai tiré d’autres des

ouvrages classiques de M. Willdenow. Il était important de comparer les phénomènes de

la végétation équinoxiale avec ceux que présente notre sol européen. M. Delambre a

bien voulu enrichir mon tableau de plusieurs mesures de hauteurs qui n’ont jamais été

publiées. »

La géographie n’est pas seulement une discipline à part entière, elle est la

science qui, dans son ambition holistique de compréhension du monde, englobe les

travaux des autres sciences, les sublime dans une optique connective.

2. La géographie, reine des sciences

La géographie humboldtienne est donc à comprendre dans une approche

transdisciplinaire, voire même supradisciplinaire, puisque les sciences comprises pour

elles-mêmes n’existent plus en tant que telles. Les sciences sont d’ailleurs autant

positives que sociales, pour le dire avec nos mots d’universitaire du XXIème siècle.

Cela est très clair chez Humboldt, dès l’Essai sur la géographie des plantes (Humboldt

1807) : « c’est par le secours de la géographie des plantes que l’on peut remonter avec

quelques certitude jusqu’au premier état physique du globe ». Humboldt multiplie les

formules semblables, qui tendent à montrer que seul le détour par la géographie permet

de satisfaire cette ambition scientifique, celle de comprendre le monde dans son

ensemble. Ici, c’est avec la géographie des plantes, mais au fur et à mesure de ses écrits,

cette impression se renforce pour toutes les branches de la géographie. Cela est aussi

très visible dans les cours publics donnés à l’Université et à la Singakademie, ainsi que

dans Kosmos.

Ce qui traduit le plus cela, c’est le titre de ses ouvrages. Jusqu’en 1799,

Humboldt écrit essentiellement des monographies : sur la Florae Fribergensis, sur le

galvanisme, etc. Mais à partir de son voyage, les ouvrages ont des titres au pluriel : Vues

des Cordillères des Andes, Ansichten der Natur, jusqu’à Kosmos, qui est un singulier à

valeur d’universel. D’ailleurs, il n’évoque jamais la géographie au singulier, mais

toujours au pluriel. « Les sciences géographiques » : voici l’expression que l’on

retrouve le plus souvent sous sa plume, qui traduit bien la caractéristique unificatrice de

la géographie.

La géographie humboldtienne va en réalité plus loin que rassembler l’ensemble

des sciences, c’est le monde de la culture qu’elle prend aussi en charge. Humboldt

affirme d’ailleurs à Arago : « il me paraissait utile de prouver que ma première ambition

est celle d’un homme de lettres » (lettre à Arago du 20 août 1827). La géographie

humboldtienne endosse donc des ambitions aussi bien scientifique que littéraire et

culturelles : elle veut être la science du monde par excellence, celle par qui tout doit

passer. A cet égard, on peut alors la définir comme « géopoétique », puisqu’elle se situe

au croisement entre Natur- et Kulturwissenschaften.

3. La pasigraphie, langue universelle

La géographie est donc la science de synthèse par excellence : non seulement, elle fait le

pari de faire du monde son objet d’étude particulier, mais encore qui se considère

comme le seul moyen de lier les sciences. Cette double ambition connective est

symbolisée par la langue universelle que Humboldt met au point, à savoir la

pasigraphie.

Dans son désir de dire le monde, il faut trouver la façon de l’exprimer. Humboldt

fustige les langues, qui n’étant pas identiques sur toute la planète, ne permettent pas de

réaliser une connexion parfaite des sciences. Il en fait part à son frère : « Que la

différence des langues est une difficulté depuis que l’on n’écrit plus en latin. Que l’on

perd de tems (sic) avec les traductions » (lettre à Wilhelm von Humboldt du 7 mai

1824). Il y remédie en inventant la langue pasigraphique : langue graphique universelle,

comprise par tous et qui contribue à la formation d’une internationale du savoir.

Quelques planches de l'Essai sur la géographie des plantes (1807) montrent la

pratique de la langue universelle : les symboles graphiques universels permettent de

communiquer entre tous les savants, sans l’obstacle linguistique. De plus, chaque carte

met aussi en relation les phénomènes, en l'occurrence les peuplements végétaux, à

différentes échelles. On retrouve le caractère multiscalaire de la géographie : le monde

est présent, par la mappemonde, ainsi que le local avec les coupes de montagnes. On

trouve également la question des interactions, puisque sur grâce à des représentations en

coupe, Humboldt lie l’altitude, la température, l’occupation végétale et animale et la

situation géographique. La langue pasigraphique est donc extrêmement riche, pour

comprendre l’ambition de la géographie humboldtienne. Elle concentre en elle-même

ses grands principes et rend l’expression « géographie connective » opératoire.

H. Beck (Beck 1986) résume ainsi l’apport humboldtien par la pasigraphie : «

hatte Humboldt den Eindruck, die Sprache allein könne nicht die Fülle seiner Versuche

nicht genau beschreiben oder führe zu sinnverwirrender pedantischer Ausführlichkeit.

So entwickelte er Buchstabenformeln, auf die er gröβten Wert legte. (...) Von diesen

Gedanken ausgehend entwickelte er die Idee einer Pasigraphie, eine

allgemeinverständlichen Schriftzeichensprache, und verstand bald darunter die exacte,

übersichtliche und leichbegreifliche Darstellung geognostischer und geographischer

Erscheinungen durch Buchstaben, Richtungspfeile, Symbole und abgekürzte

Bezeichnungen für Formationen und Gesteine ».

Dans le plan de l’histoire des sciences, Humboldt semble avoir une modernité

d’avance par rapport à ses contemporains : tout comme le géographe surplombe le

monde, la géographie surplombe et sublime les autres sciences, les autres domaines. Au

travers de la pasigraphie, symbole de cette ambition scientifique, la géographie

humboldtienne affirme sa place : celle de science carrefour, de science de synthèse,

mieux de « reine des sciences ».

III. La géographie au service de l’humanité : La géographie envisagée sur le plan

de l’Histoire, de la société et du politique

La géographie humboldtienne n’est pas utopiste, mais au contraire complètement ancrée

dans le temps et dans la société. Elle procède d’une vision utilitariste de la science, qui

ne peut s’entendre qu’au service de la société et surtout de l’humanité progressante.

1. Connecter les individualités humaines

La géographie humboldtienne n’est pas uniquement connective pour les faits naturels et

les sciences, mais elle est aussi un facteur de lien pour la communauté humaine. Cela

passe par deux choses.

D’une part, reconnaître les différences culturelles en même temps qu’affirmer

l’unité d’une humanité progressante (l’influence kantienne est très sensible chez

Humboldt sur ce sujet).

Humboldt est profondément humaniste, l’homme doit être considéré comme le

centre de son système scientifique, sans lequel celui-ci n’aurait aucun sens. Comme

Humboldt le dit lui-même au Président Jefferson, il s’agit d’« étudier les hommes dans

tous leurs états de barbarie et de culture » (lettre à Jefferson du 24 mai 1804). Cette

phrase implique donc de considérer l’humanité dans son ensemble, tout en prenant en

compte les différences spatiales et historiques. Tout comme la science est prise dans un

mouvement temporel différencié, l’humanité connaît aussi un processus de

développement. K. Hammacher (Hammacher 1976) note très bien que Humboldt croit,

comme Kant, « in dem grossen Entwicklungs-Prozess der fortscheintenden

Menschheit ». L’héritage kantien est également très présent dans cette phrase en forme

de sentence écrite à Pictet en 1821 : « le vrai bonheur de l’homme consiste dans la

culture de l’intelligence » (lettre à Pictet du 7 septembre 1821). L’unité de l’humanité

passe donc par le savoir, celui que la géographie construit, et qui à son tour encourage la

progression de l’homme.

D’autre part, cette unité de l’humanité passe par la construction d’un espace du

savoir commun à tous : l’importance de la transmission et de la diffusion s’explique

ainsi.

La qualité de médiateur de Humboldt s’exerce là aussi, entre scientifiques et non

scientifiques. L’enseignement et la vulgarisation du savoir scientifique fait aussi partie

de la mission du savant. Humboldt remplit cette tâche par les lectures, qu’il fait à la

Singakademie et à l’Université, à son retour à Berlin entre l’automne 1827 et l’automne

1828. Ses « Vorlesungen über physische Geographie » (lettre à Berghaus du 20

décembre 1827) sont des cours gratuits, publics, pour tous, au succès exceptionnel :

« J’ai ouvert aujourd’hui deux cours publics » (lettre à Spiker du 25 février 1828). Le

caractère public est très important et neuf, car il signifie un accès libre et égal au savoir.

L’dée forte de Humboldt se situe dans cette phrase à Bollmann : « Ideen können nur

nützen, wenn sie in vielen Köpfen lebendig werden » (lettre à Bollmann du 15 octobre

1799).

2. Une géographie au service de l’homme : projet de cosmopolitique

Humboldt va plus loin que mettre le savoir à disposition de tous, il propose en fait une

cosmopolitique, c’est-à-dire une application concrète et politique de son projet, utile aux

hommes et à leur gouvernement. Ce programme s’exprime à travers son projet de centre

scientifique au Mexique, qu’il discute beaucoup avec Boussingault, lui-même alors en

Amérique du Sud, et son frère, à partir de 1822. Avant cette date, il n’en fait aucune

mention dans les lettres. A Wilhelm il annonce : « j’ai un grand projet d’un grand

établissement central des sciences à Mexico » (lettre à Wilhelm von Humboldt du 17

octobre 1822). Dans une lettre de 1822 à Boussingault, il résume les points clés de ce

centre : il veut « un établissement dans une des grandes villes des Cordillères, une belle

collection d’instruments, des appareils météorologiques », qui permettent « une

centralisation des observations », grâce à la « réunion de jeunes gens instruits propres à

être employés par les différents gouvernements » (lettre à Boussingault du 5 août 1822).

Ce projet ne verra pas le jour, mais il est le symbole du caractère connectif de la

géographie. Cet aspect est aussi sensible dans des œuvres comme Essai politique sur le

Royaume de la Nouvelle-Espagne ou Essai politique sur l’île de Cuba, même si elles

n’ont pas le caractère programmatique de ce qui peut apparaître dans la correspondance.

Celle-ci ne se contente pas de lier entre eux les faits, elle relie les hommes, de science et

les profanes, en créant une internationale du savoir, en leur proposant un gouvernement

cosmopolitique directement tiré de ses enseignements. La connectivité de la géographie

humboldtienne va donc bien au-delà du simple niveau épistémologique : en s’affirmant

dans l’histoire des sciences, dans la politique et dans la société des hommes, elle pose

l’ambition humboldtienne pour la science, et conséquemment pour le cosmos.

Conclusion

En guise de conclusion, je propose le schéma suivant, qui permet de saisir l’ampleur et

les ambitions de la géographie connective humboldtienne, sur les trois niveaux évoqués

précédemment.

La force de la géographie humboldtienne est qu’elle permet de comprendre, de

façon systémique, sa compréhension du monde, de sa posture scientifique, de sa posture

au monde, bref de sa vision du cosmos. L’aboutissement de cette géographie connective

est bien sûr Kosmos, qui résume et réunit les différents éléments abordés :

- sur le plan épistémologique, une géographie universaliste et holistique ;

- sur le plan de l’histoire des sciences, une géographie surplombante et

englobante ;

- sur le plan de l’histoire, de la politique et de la société, une géographie pour le

gouvernement de l’humanité.

La géographie humboldtienne, l'unité dans la diversité

Source : Laura Péaud, 2009

L’œuvre de la maturité, Kosmos, est à la fois une concrétisation épistémologique

de la géographie connective humboldtienne, un don à la science et l’humanité, un outil

atemporel au service du monde. La géographie contemporaine du début du XXIème,

ainsi que la politique, auraient tout intérêt à réinvestir les héritages humboldtiens, qui

peut nous donner des clés dans cette période de crise multiple.

Bibliographie indicative

Beck, Hanno (1982) : Groβe Geographen, Pioniere, Auβenseiter, Gelehrte. Berlin :

Dietrich Reimer Verlag.

Berghaus, Heinrich ; Humboldt, Alexandre de (1863) : Briefwechsel Alexander von

Humboldt’s mit Heinrich Berghaus aus den Jahren 1825 bis 1858. Leipzig : H.

Costenoble.

Berthelot, Jean-Michel (2001) : Epistémologie des sciences sociales. Paris : PUF.

Buttimer, Anne (2001) : « Alexander von Humboldt », Actes d’un colloque dans le

cadre du festival international de géographie de Saint-Dié, http://fig-st-

die.education.fr/actes/actes_2001/rocques/article.htm.

Ette, Ottmar (dir.) (2001) : Alexander von Humboldt. Aufbruch in die Moderne. Berlin :

Akademie Verlag.

Ette, Ottmar (2006) : Alexander von Humboldt, die Humboldtsche Wissenschaft und

ihre Relevanz im Netzzeitalter, in : Internationale Zeitschrift für Humboldt-Studien,

Humboldt im Netz, numéro 12.

Ette, Ottmar (2009) : Alexander von Humboldt und die Globalisierung. Frankfurt am

Main und Leipzig : Insel am Main.

Hammacher, Klaus (1976) : Universalismus und Wissenschaft im Werk und Wirken der

Brüder Humboldt. Francfurt am Main : Vittorio Klostermann.

Hein, Wolfgang-Hagen (dir.) (1985) : Alexander von Humboldt, Leben und Werk.

Frankfurter am Main : Weisbecker Verlag.

Humboldt, Alexandre de (1807) : Essai sur la géographie des plantes, accompagné d’un

tableau physique des régions équinoxiales, fondé sur des mesures exécutées, depuis le

dixième degré de latitude boréale jusqu’au dixième degré de latitude australe, pendant

les années 1799, 1800, 1801, 1802 et 1803. Paris : Schoell.

Humboldt, Alexandre de (1826) : Essai politique sur l’île de Cuba : avec une carte et un

supplément qui renferme des considérations sur la population, la richesse territoriale et

le commerce de l’archipel des Antilles et de Colombia. Paris : Gide Fils.

Humboldt, Alexandre de (2000) : Cosmos : essai d’une description physique du monde.

Paris : Edition Utz.

Humboldt, Alexandre de (1867) : Atlas du Cosmos, contenant les cartes… applicables à

tous les ouvrages de sciences physiques et naturelles et particulièrement aux œuvres

d’Alexandre de Humboldt et de François Arago, Alexandre Vuillemin, dirigé par J.A.

Barral. Paris : Morgans.

Humboldt, Alexandre de (1907) : Correspondance d’Alexandre de Humboldt avec

François Arago, éditées par E.T. Paris : Hamy.

Humboldt, Alexandre de (1865) : Correspondance scientifique et littéraire, recueillie,

publiée et précédée d’une notice et d’une introduction, par M. de la Roquette, E. Paris :

Ducrocq.

Humboldt, Alexandre de (1869) : Correspondance scientifique et littéraire, recueillie,

publiée et précédée d’une notice et d’une introduction, par M. de la Roquette. Paris :

Ducrocq.

Humboldt, Alexandre de (1880) : Briefe Alexander’s von Humboldt an seiner Bruder

Wilhelm. Stuttgart : J. G. Cotta.

Humboldt, Alexandre de (1993) : Briefe aus Amerika (1799-1804), Akademie Verlag,

Berlin

Kant, Immanuel (1988) : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,

traduit par J.-M. Muglioni. Paris : Bordas.

Kuhn, Thomas (1983) : La structure des révolutions scientifiques. Paris : Champs

Flammarion.

Péaud, Laura (2009) : Entre continuité scientifique et révolution épistémologique : la fabrique de la géographie sous la plume d’Alexander von Humboldt. Lyon : Mémoire demaster 1, Ecole Normale Supérieur Lettres et Sciences Humaines.