PETREQUIN A.M. et PETREQUIN P., 1990.- Flèches de chasse, flèches de guerre. Le cas des Dani...

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Anne-Marie Pétrequin Pierre Pétrequin Flèches de chasse, flèches de guerre, le cas des Danis d'Irian Jaya (Indonésie) In: Bulletin de la Société préhistorique française. 1990, tome 87, N. 10-12. pp. 484-511. Citer ce document / Cite this document : Pétrequin Anne-Marie, Pétrequin Pierre. Flèches de chasse, flèches de guerre, le cas des Danis d'Irian Jaya (Indonésie). In: Bulletin de la Société préhistorique française. 1990, tome 87, N. 10-12. pp. 484-511. doi : 10.3406/bspf.1990.9931 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bspf_0249-7638_1990_hos_87_10_9931

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Anne-Marie PétrequinPierre Pétrequin

Flèches de chasse, flèches de guerre, le cas des Danis d'IrianJaya (Indonésie)In: Bulletin de la Société préhistorique française. 1990, tome 87, N. 10-12. pp. 484-511.

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Pétrequin Anne-Marie, Pétrequin Pierre. Flèches de chasse, flèches de guerre, le cas des Danis d'Irian Jaya (Indonésie). In:Bulletin de la Société préhistorique française. 1990, tome 87, N. 10-12. pp. 484-511.

doi : 10.3406/bspf.1990.9931

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bspf_0249-7638_1990_hos_87_10_9931

RésuméRésumé Pour tenter de clarifier certains rapports d'équilibre dans une société donnée (les Danis d'IrianJaya) entre l'état du milieu transformé par l'homme (forêts primaires et secondaires, terroirs agricoles),la densité de population, l'organisation sociale (société égalitaire à leaders de guerre), les donnéeséconomiques (échanges, élevage, chasse) et un type d'arme (l'arc et les flèches), on a étudiéglobalement les pointes de flèche de deux échantillons en contexte actuel connu. A partir de cesrésultats ethnologiques, il est proposé des hypothèses de recherche pour tenter d'expliquer certainessituations archéologiques, en particulier l'évolution chronologique des armatures de flèche à la fin duNéolithique dans l'est de la France. Très tôt, le préhistorien a reconnu et s'est intéressé aux pointes deflèches en silex et en os : ces pointes géométriques étaient aisées à reconnaître, car elles avaientvaleur de signe dans notre imaginaire collectif. Parlant des différents modèles de flèches, il s'est alorsattaché à en montrer la complexité croissante au fur et à mesure de l'écoulement du temps, allant donc,bien logiquement, dans le sens d'une amélioration des techniques et de l'efficacité, synonyme deprogrès au sens où notre appréciation culturelle le suggère. Enfin, pour mettre en évidence des airesculturelles différentes, ou des phases chronologiques tranchées, il a souvent fait appel à la seule notionde présence ou absence de telle ou telle forme typologique d'armature, en utilisant un artificetraditionnel du raisonnement. L'ensemble de ces concepts sous-jacents à l'interprétation archéologiquepourrait être placé sous le terme vieilli de « bon sens », mais nous savons que cette logique du bonsens peut être différente d'une culture à l'autre. Pour notre part, nous tenterons une autre approche. Ils'agira de comparer des situations présentes (domaine de l'ethnologie) — où la place et le rôle desflèches sont connus et vérifiables — , avec des situations passées (domaine de l'archéologie) — où l'oncherche justement à connaître la valeur et la signification des flèches — . En schématisant, laprocédure suivie comportera donc trois volets successifs ; d'abord la description d'exemples actuels etleur nécessaire interprétation, puis la construction d'un modèle ethno-archéologique, enfin la projectionde ce (ou ces) modèle(s) (pris comme hypothèses de travail et non pas comme procédurescomparatistes strictes) dans une situation archéologique quasi-idéale (le domaine du Néolithiquelacustre).

Bulletin de la SOCIÉTÉ PRÉHISTORIQUE FRANÇAISE 1990 /TOME 87 / 10-12

Flèches de chasse,

flèches de guerre

Le cas des Danis ďlrian Jaya (Indonésie)

par Anne-Marie et Pierre Pétrequin

Résumé

Pour tenter de clarifier certains rapports d'équilibre dans une société donnée (les Danis d'Irian Jaya) entre l'état du milieu transformé par l'homme (forêts primaires et secondaires, terroirs agricoles), la densité de population, l'organisation sociale (société égalitaire à leaders de guerre), les données économiques (échanges, élevage, chasse) et un type d'arme (l'arc et les flèches), on a étudié globalement les pointes de flèche de deux échantillons en contexte actuel connu. A partir de ces résultats ethnologiques, il est proposé des hypothèses de recherche pour tenter d'expliquer certaines situations archéologiques, en particulier l'évolution chronologique des armatures de flèche à la fin du Néolithique dans l'est de la France.

Très tôt, le préhistorien a reconnu et s'est intéressé aux pointes de flèches en silex et en os : ces pointes géométriques étaient aisées à reconnaître, car elles avaient valeur de signe dans notre imaginaire collectif. Parlant des différents modèles de flèches, il s'est alors attaché à en montrer la complexité croissante au fur et à mesure de l'écoulement du temps, allant donc, bien logiquement, dans le sens d'une amélioration des techniques et de l'efficacité, synonyme de progrès au sens où notre appréciation culturelle le suggère. Enfin, pour mettre en évidence des aires culturelles différentes, ou des phases chronologiques tranchées, il a souvent fait appel à la seule notion de présence ou absence de telle ou telle forme typologique d'armature, en utilisant un artifice traditionnel du raisonnement. L'ensemble de ces concepts sous-jacents à l'interprétation archéologique pourrait être placé sous le terme vieilli de « bon sens », mais nous

savons que cette logique du bon sens peut être différente d'une culture à l'autre.

Pour notre part, nous tenterons une autre approche. Il s'agira de comparer des situations présentes (domaine de l'ethnologie) — où la place et le rôle des flèches sont connus et vérifiables — , avec des situations passées (domaine de l'archéologie) — où l'on cherche justement à connaître la valeur et la signification des flèches — . En schématisant, la procédure suivie comportera donc trois volets successifs ; d'abord la description d'exemples actuels et leur nécessaire interprétation, puis la construction d'un modèle ethno-archéologique, enfin la projection de ce (ou ces) modèle(s) (pris comme hypothèses de travail et non pas comme procédures comparatistes strictes) dans une situation archéologique quasi-idéale (le domaine du Néolithique lacustre).

/ - ECHANTILLON ET METHODE

Le premier temps concerne les références ethnographiques sur les flèches actuelles : arme de chasse ou de guerre, efficacité en fonction des milieux transformés par l'homme, latitude de choix culturels à l'intérieur des contraintes techniques, valeur symbolique dans le cadre de la division sexuelle du travail, d'une fraction de la société ou d'un groupe culturel ? Un rapide dépouillement de la littérature a montré que les ethnologues, au-delà de leurs orientations d'école, avaient aussi centré leur intérêt sur une reconnaissance typologique sommaire, sur un classement fonctionnel appris en droite ligne des utilisateurs d'arcs et de flèches, sur le classement des armes par valeur d'efficacité, sur la symbolique

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et sur les choix techniques et culturels. L'ensemble de leurs observations constitue au total une documentation énorme, mais avec peu de références chiffrées, utilisables par d'autres chercheurs. Le préhistorien peut y enrichir considérablement sa problématique de recherche, où l'aspect symbolique des outillages est encore peu valorisé, mais il ne lui est guère loisible, à partir des travaux ethnologiques publiés, de trouver réponse directe à ses questions sur le passé. Ainsi l'ethnologie des techniques (dans le domaine des flèches) reste basée sur des échantillons dont on ne connaît pas la valeur statistique, à l'exception des travaux de Wiessner (1983) sur les pointes San du Kalahari et de Watanabe (1975) sur arcs et flèches d'une communauté de Nouvelle Guinée ; elle ne pouvait donc pas être projetée dans le passé, pour prendre en compte l'étude des milliers de flèches du Néolithique, où l'étude statistique commence, bon an mal an, à se généraliser.

Depuis quelques années, des ethnologues et des préhistoriens ressentent le besoin de quantifier leurs observations, pour démêler le particulier et le général, parler en termes de tendances et non plus seulement en échantillonnage aléatoire, fondé sur des séries numériquement faibles. Pour tester sur le vivant quelques-unes des techniques d'appréhension du passé (Coudart et Lemonnier, 1984), nous avons entrepris une approche rapide des flèches chez les Danis de Nouvelle Guinée (Irian Jaya, Indonésie). A l'évidence, notre échantillon n'est que le produit secondaire d'une recherche de terrain centrée sur un autre thème (1) ; en conséquence on voudra bien ne pas lui attribuer plus de valeur qu'il n'en peut avoir (2).

Les Danis, environ 125 000 à 160 000 personnes selon les estimations, correspondent à une seule et même grande unité linguistique du centre de l'Irian Jaya (fig. 1). Vivant en climat tropical, à moins de 5° au sud de l'équateur, ils sont cultivateurs de patates douces, de canne à sucre, de taros et de bananiers pour l'essentiel, et éleveurs de porcs. Selon la densité de population et la fertilité des sols, l'agriculture itinérante et la chasse sont privilégiées

(1) Les documents sur les flèches ont été récoltés à l'occasion d'une mission en Irian Jaya, en début 1989, subventionnée par le Ministère des Affaires Étrangères (Sous-Direction des Sciences Sociales et Humaines). Nous remercions cette institution, ainsi que M. Bromley, qui a largement favorisé nos premiers contacts dans la Baliem et nous a fait bénéficier de sa très longue expérience du pays Dani. Notre reconnaissance va également à P. Lemonnier, qui a su nous initier aux récents développements de la recherche en ethnologie des techniques, et à L. Hachem qui s'est chargée de la détermination des éléments osseux des flèches de Yeleme.

(2) Et on est en droit de se demander si les très rares groupes qui utilisent encore arcs et flèches représentent un échantillonnage valable pour l'ethnologie et, qui plus est, pour la préhistoire.

dans les zones à sol pauvre et boisé, tandis que l'agriculture à cycles courts et l'élevage constituent plutôt la norme dans les vallées avec des cultures sur billons. Les Danis appartiennent à une société égalitaire où chacun est producteur, peut avoir accès théoriquement à l'ensemble des ressources et possède les mêmes droits et devoirs que les autres adultes du même sexe. Dans cette société à initiations collectives peu développées, les échanges compétitifs économiques ne sont pas de grande importance ; les différences de statut entre les hommes s'affichent dans la rivalité entre leaders, conduisant à un état généralisé de guerres cycliques entre confédérations temporaires. Ces leaders, ces guerriers, n'ont pas de pouvoir réel ; leur influence est limitée par leur aptitude à gérer un réseau d'alliances, bien qu'ils jouent un rôle certain dans les échanges de biens à l'occasion d'un retour à une paix non durable. Le lecteur pourra se reporter aux travaux de Heider (1970), Koch (1967), Larson (1987), O'Brien (1969), Peters (1975) et Ploeg (1969) pour des approches détaillées des sociétés Dani de la Baliem, Dani de l'Ouest et Yali.

Chez les Danis, comme d'ailleurs dans la majorité des communautés de Nouvelle-Guinée, l'arc est fabriqué par les hommes et pour les hommes ; il est l'arme par excellence, celle de la chasse et de la guerre, bien que dans les zones les plus densément peuplées, il soit concurrencé, à la guerre, par les lances et les javelots courts. L'arc et les flèches, possessions personnelles de tout homme, sont hérités par les hommes ; ils sont de plus stockés le long des parois dans la partie arrière de la maison des hommes. Arcs et flèches circulent d'une communauté à l'autre, dans le cadre d'échanges, et l'on voit les grands arcs en bois de palme noire remonter des Basses Terres en direction des zones défrichées en altitude (3) ; il en va de même pour les flèches en bois dur ou en bambou de fort diamètre (Heider, 1970 ; Michel, 1983).

Le but de notre échantillonnage est de reconnaître, dans un même groupe linguistique, les Danis — où l'on peut considérer que la culture matérielle est à peu près la même partout — d'éventuelles différences dans la composition des paquets de flèches (carquois) (4) : différences entre individus, selon

(3) Chez les Danis de la Baliem, « l'arc véritable », celui en palme noire importée, est un don de l'oncle maternel à son neveu, entre l'âge de 12 ans et de 15 ans.

(4) Le terme de carquois, utilisé tout au long de cet article, doit être considéré dans le même sens que le « bundle » des anglais. Les flèches sont transportées par paquets, chaque paquet correspondant à ce que la main gauche peut tenir en bandant l'arc. Les flèches des « bundles », stockées et non utilisées, sont liées ensemble et les pointes sont encapuchonnées d'un cylindre de feuilles de pandanus, pour les protéger du noir de fumée. C'est donc dans ce sens de « paquet lié et encapuchonné » que nous parlons de carquois.

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leur âge (5), selon leur statut social ou selon leur plus ou moins grande compétence au combat, à la chasse et à la fabrication des flèches. Nous désirons enfin savoir s'il existe des types de flèches plus populaires dans les régions où la guerre domine, que dans les secteurs où la chasse est une préoccupation quotidienne. Il fallait donc, au minimum, deux points d'échantillonnage pour assurer les premières comparaisons ; parce que nous connaissions, depuis plusieurs années, les habitants de ces deux villages et qu'ils répondaient aux nécessités de l'échantillonnage, nous avons choisi Ye-Ineri, à l'extrême nord de la zone linguistique Dani, et

(5) Pour regrouper les individus de la même tranche d'âge, nous utilisons parfois le terme de classe d'âge. On voudra bien ne pas lui donner le sens habituel en ethnologie : groupe socialement reconnu et soumis aux mêmes rites de passage. Chez les Danis de l'Ouest en particulier, les tranches d'âge des hommes sont très reconnaissables par les parures, les armes et l'étui pénien ; nous ne savons pas du tout si le passage d'un âge à l'autre implique, ou non, des rites spécifiques.

Tangma, au début des gorges de la Baliem Sud (6) (fig- 1)-

En tant que préhistoriens, raisonnant habituellement sur des armatures de flèches en silex ou en os, nous avons centré notre inventaire sur la reconnaissance des pointes de flèches elles-mêmes et nous avons délibérément écarté les modes d'emmanchement, les ligatures et le fût. Dans les deux villages

(6) II faut insister sur les difficultés de l'échantillonnage des armes de guerre dans les communautés touchées directement, ou indirectement, par la colonisation des missionnaires. Chaque année, nous avons fait un inventaire des armes et des outils du hameau de Ye-Ineri. Entre le premier inventaire (ce qui était visible dans les maisons) et le quatrième inventaire (notre échantillonnage où toutes les flèches ont été présentées), le nombre des flèches de guerre s'est trouvé multiplié par deux ou par trois selon les individus. C'est là un effet de l'interdiction des combats ; il accompagne généralement la differentiation (non traditionnelle) entre un carquois de chasse et un carquois de guerre ; il précède l'appauvrissement numérique et formel des flèches de guerre, avant qu'elles ne tombent en désuétude, ce qui est aujourd'hui le cas dans la plupart des villages de PNG.

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Fig. I - Situation des deux échantillons de flèches, à l'intérieur du groupe linguistique Dani. Ye-Ineri : groupe Wano, 800 m d'altitude, forêt primaire, densité de population très faible, chasse dominante. Tangma : groupe Dani du sud de la Baliem, 1 600 m d'altitude, savane et forêt secondaire, densité de population forte, élevage du porc dominant.

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de Ye-Ineri et Tangma, l'ensemble des flèches a été photographié et décrit, carquois par carquois, avec une attribution à leur propriétaire. Soit 642 flèches, dont il a fallu faire le classement typologique. Ce classement a tenu compte des questions posées et on a défini des types de formes et des seuils typologiques, qui font disparaître le niveau de la variation individuelle, en altérant le moins possible l'image d'ensemble des flèches d'un village. Cette méthode de recensement (test de popularité des différents types de flèches) a d'ailleurs déjà été pratiquée avec succès par Watanabe en 1975, mais elle est loin d'avoir fait école en Nouvelle-Guinée.

Restait en suspens le problème de la fonction des flèches. A la question traditionnelle : « A quoi sert cette flèche ? », la réponse est quasiment la même à travers toutes les Hautes Terres de Nouvelle- Guinée ; il en ressort avant tout une certaine idée que les gens se font de leurs armes. Pour avoir souvent accompagné les chasseurs de Ye-Ineri, nous avons appris que les fonctions généralement attribuées à chaque type de flèche sont très relatives (7) ; pour estimer la fonction des flèches, nous proposerons donc d'évaluer plutôt le rôle de la chasse et de la guerre et de préciser l'ordre préférentiel des animaux chassés, en rapport avec le nombre d'individus abattus.

// - LES FLÈCHES DE YE-INERI

Le hameau de Ye-Ineri regroupe 73 habitants dans 14 maisons ; il est situé à deux jours de marche au sud de la rivière Van Daalen (fig. 1), sur le versant nord du massif de Yeleme. A l'altitude de 800 mètres environ, Ye-Ineri est implanté en limite supérieure de la forêt pluviale de plaine, juste en dessous du niveau des brouillards quasi-permanents et de la forêt de basse montagne à Nothofagus (Archbold, Rand et Brass, 1942). Le faible développement des terres agricoles très dispersées dans l'espace et la pauvreté relative des sols sont à mettre en relation avec une agriculture itinérante, une très grande persistance des forêts primaires au- dessus de 900 mètres d'altitude et une basse densité de population : 10 à 25 habitants/km2 dans les terroirs cultivés, densité qui tombe à 0,6 h/km2 si l'on prend en compte les territoires de chasse hebdomadaire. La chasse est pratique quotidienne, dans un milieu très pauvre en oiseaux de forêt, mais

rable au développement des marsupiaux (en particulier le kangourou arboricole) ; le phalanger, le cochon sauvage et le casoar (prob. Casuarius ben- neti Gould, petite espèce de montagne) figurent beaucoup plus rarement parmi les prises de chasse. Conjointement à la chasse, l'élevage du porc est de tradition, comme chez les Danis de la Baliem, mais chaque femme mariée ne possède guère plus de 1,2 à 1,5 porc en moyenne, chiffre largement inférieur à celui des Danis installés dans les zones à peuplement fort.

Les gens de Ye-Ineri appartiennent au groupe Wano, soit environ 2 000 personnes dispersées dans un massif boisé de plus de 3 000 km2 ; ils parlent le Wano, une langue différente, quoique dérivée du Dani de l'Ouest. Bien qu'habitués autrefois à des combats fréquents, les Wanos ne connaissaient guère les guerres cycliques ritualisées et pratiquaient plutôt l'escarmouche et l'embuscade (8). La longue lance, connue chez les Danis de la Baliem, n'est pas utilisée ; on a seulement utilisé quelques javelots monoxyles courts ; l'arc et les flèches sont les armes de combat par excellence et, avec la hache véritable, symbolisent les hommes, qui peuvent être protégés pendant la guerre par des cuirasses en ratan, de type Moni-Dani de l'Ouest (Tiesler, 1984).

Les Wanos n'ont connu, depuis 1961, que des contacts très épisodiques avec les occidentaux ; par contre, les idées issues des missions américaines ont déjà largement pénétré le massif de Yeleme, et pour Ye-Ineri, on peut estimer que les derniers combats se sont arrêtés aux alentours des années 1980. Auparavant, tout homme qui sortait du village emportait automatiquement son arc et une poignée de flèches de guerre et de chasse. Aujourd'hui, ces carquois mixtes tendent à disparaître et une séparation s'opère peu à peu entre carquois de chasse, utilisés plusieurs fois par semaine, et carquois de guerre, emballés et stockés dans la maison des hommes ou dans les constructions individuelles. Ce partage progressif des carquois, bien que non traditionnel, favorise aujourd'hui notre approche de la fonction des différents groupes typologiques de flèches.

II.l - Toutes les flèches de Ye-Ineri

L'inventaire a porté sur la totalité des flèches (404 exemplaires), propriété de 23 personnes, garçons, adolescents et adultes présents dans le village

(7) Ainsi, en neuf jours de chasse, douze dendrolagues (Kanguru Pohon Coklat) ont été abattus à l'arc, avec cinq modèles de flèches. Et ces flèches avaient auparavant été déterminées pour être utilisées seulement pour la guerre et la chasse au sanglier et au porc sauvage.

(8) Depuis Ye-Ineri, contacter les villages les plus proches vers le nord et vers le sud-est demande deux jours de marche ; vers le sud, la vallée de Kiyarhe, plus peuplée, est à trois jours, lorsque le climat est favorable.

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TOUTES LES FLECHES

50%

40

30

20

10

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34,90

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16,08

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YE-INERI 404 flèches - 23 personnes

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2.47 2,22

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Fig. 2 - Ye-Ineri (groupe Warm). Classement en pourcentage des principaux types de flèches (toutes les flèches du village = 100 %). La pointe de chaque flèche indique sa position dans le diagramme. Sont présentés horizontalement, hors diagramme, les modèles peu fréquents, dont le pourcentage est inférieur à 2 %.

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au moment de notre séjour. Certains carquois n'ont pas été accessibles parce que les propriétaires étaient absents (3 hommes au moins) ; d'autres ne comportaient que des flèches de chasse, pour la simple raison que les propriétaires n'étaient ici qu'en visite (2 hommes au moins) ; cette mobilité des hommes est d'ailleurs très caractéristique des Wanos et même, en cas de guerre, on préférait abandonner le village plutôt que d'affronter des groupes ennemis supérieurs à 10-12 personnes. Mais on peut considérer que la représentation des flèches, sans être totale, est certainement très proche de l'ensemble du stock.

Pour établir le classement typologique, aucun compte n'a été tenu des classifications locales, qui retiennent à la fois la forme, le mode d'emmanchement, le décor, le type de barbelures et leur répartition, la nature des matériaux — ou bien seulement un de ces critères qui est alors considéré comme caractéristique principale — . Le classement que nous avons retenu porte, pour l'essentiel, sur la forme, le type et la répartition des crans et des barbelures pour ce qui est des flèches en bois ; dans le cas des pointes en bambou et en fer, on a retenu les critères forme et matériau.

La figure 2 présente un classement des pointes par fréquence, tous carquois confondus (9). Vient en première place, et très largement, la flèche à lame en bambou, faite pour provoquer des blessures larges et profondes ; certains modèles plats sont en bambou importé des Basses Terres, et d'autres, les types moyens ou étroits, correspondent à des bambous locaux. Arrive ensuite la flèche à crans ou barbelures très courtes, sur deux côtés de la hampe à section triangulaire, avec des crans le plus souvent en répartition dissymétrique ; sa fonction est de rester fixée dans la blessure étroite et complexe. Les flèches fusiformes minces, décorées ou non, sont également fréquentes ; très régulières et symétriques, elles sont étudiées pour tirer de loin avec une grande précision ; la représentation des autres formes de flèches devient rapidement plus faible.

Au plan culturel, l'ensemble des types correspond bien au choix général des groupes Dani, mais influencé ici par les Basses Terres du nord et par les ethnies Dubele et Iau (10) avec certaines préférences pour les crans dissymétriques ; de même l'importation de flèches à lame foliacée en fer, qui imitent la flèche large en bambou, et l'arrivée de plus rares flèches à une seule barbelure, là encore

(9) Ce que Watanabe (1975) appelle la popularité des flèches. (L0) La frontière traditionnelle entre Wanos d'un côté. Turu,

Iau et Dubele de l'autre, est située à une journée de marche au nord de Ye-lneri. Cette frontière s'accompagne d'une modification drastique des langues et des techniques.

en fer et réservées à la pêche, sont à inscrire au compte des récents échanges avec les groupes Dubele.

11.2 - Les flèches de chasse de Ye-lneri

Les carquois mixtes traditionnels (traits de chasse et traits de guerre associés dans une même poignée) ne peuvent guère nous renseigner directement sur la part de l'une ou l'autre des fonctions principales des flèches. Mais aujourd'hui, 14 personnes ont clairement fait la séparation des armes de chasse et des armes de guerre. Le classement des armatures de chasse par fréquence (fig. 3) montre la large popularité de la flèche en bambou, puis la flèche à section triangulaire et crans dissymétriques. A un moindre degré, les flèches plates à triples barbelures alternées (modèles imités des Dubele), les lames plates en fer (modèles importés des Dubele) et la flèche trident à oiseau sont aussi des composantes importantes des carquois de chasse. La flèche en fer à poisson (importée des Dubele et des Iau) est présente, mais rare, à l'image de la faible représentation des anguilles dans les deux rivières locales, la Ye-i et la Kembe. La composition des carquois de chasse (fig. 3) est donc sensiblement différente de celle de l'ensemble du stock de flèches (fig. 2).

La figure 4 suggère que les différents modèles de pointes sont inégalement répartis selon les âges. Les moins de 20 ans possèdent surtout des flèches en bambou (ou leurs équivalents actuels en fer) et des flèches à crans dissymétriques. Entre 30 et 40 ans, les carquois sont plus diversifiés, avec trois à quatre types différents, en même temps qu'augmente le nombre des traits de chasse que possède chaque homme. Après 40 ans, le nombre de flèches et la variété des types décroît à nouveau, comme d'ailleurs les activités de chasse en général.

Les meilleurs chasseurs — et en tout cas les plus réguliers dans la prise du gibier — se trouvent dans le groupe d'âge des 30 à 40 ans. On remarquera la spécialisation de certains : Ebert Wonda chasse surtout le kangourou arboricole, avec deux chiens et des flèches en bambou ; Torengen Taboni recherche le porc sauvage, le casoar et à un moindre degré le kangourou avec un chien et des flèches en bambou ; Peni Gire, avec chien et flèches en bambou, est spécialisé dans le porc sauvage ; Gi Gire, amateur d'oiseaux et de kangourous, assortit son carquois de flèches en bambou et d'armatures triples à oiseaux. Il apparaît alors que les meilleurs chasseurs ne sont pas forcément ceux qui ont l'armement le plus diversifié, et que la chasse aux oiseaux et la pêche sont moins limitées, par groupe d'âge, que la chasse aux gros animaux ; oiseaux et poissons n'offrent que peu d'intérêt pour le régime alimentaire des habi-

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50%

40

30

20

10

О

15.97

8.33

YE-INERI 1 44 flèches - 1 4 personnes

CARQUOIS DE CHASSE

7.63

О

7.63 5.55

О

4.86 1.38%

Fig. 3 - Ye-Ineri. Classement en pourcentage des principaux types de flèches contenus dans les paquets (carquois) de chasse (toutes les flèches de chasse = 100 %). Le quatrième modèle à partir de la gauche et le dernier à droite sont en fer.

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DENDROLAGUE

FREQUENCE DES ESPECES CHASSEES PHALANGER ( d'après le nombre de prises):

ANGUILLE

OISEAUX

COCHON SAUVAGE

CASOAR

u a.

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Yonalan TABONI Mlout WONDA Yotan WONDA

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14 ans

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20 ans

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30 ans

ATTENTION HANDICAPE

30 ans

35 ans

35 ans

40 ans

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50 ans

^UTILISE PLUS SES FLECHES

Fig. 4 - Ye-Ineri. Composition des carquois de chasse selon l'âge des chasseurs. Les flèches sont présentées depuis les plus fréquentes (à gauche) jusqu'aux plus rares (à droite). La plus grande diversification des modèles correspond au groupe d'âge des 30-40 ans, avec les chasseurs les plus efficaces.

492

tants de Ye-Ineri, et leur prestige cynégétique est mince.

Les Wanos, enfin, utilisent pour la chasse quelques exemplaires de flèches fabriquées dans les Basses Terres (11). Leur caractéristique est d'être reconnaissables, au premier coup d'œil, pour être des armes Dubele (fig. 5) : pointes en fer, mais surtout lames en bambou (parfois décorées d'incisions internes) fixées au fût par une pièce intermédiaire en bois dur, à renflement décoré ; ou bien encore lames emboîtées directement dans le fût, dont la partie supérieure est gravée et incisée. Ces flèches importées — quelles que soient les modalités de l'importation — sont surtout propriété du groupe des 30 à 50 ans, c'est-à-dire des hommes vrais, les guerriers et les chasseurs ; ces hommes peuvent ainsi afficher, chaque jour, leurs compétences à l'échange pacifique et à la guerre. Ces flèches-là ne sont jamais utilisées au combat, que ce soit contre les Dubele eux-mêmes (les fabricants), les Wanos ou les Danis de l'Ouest qui venaient, à l'occasion, chercher des ébauches de haches de pierre dans le massif de Yeleme. La présence de ces flèches dans les carquois de chasse pourrait relever de deux explications ; la très grande efficacité des lames en bambou et en fer des Basses Terres ; le prestige lié à ces « échanges » de flèches ; la deuxième hypothèse, assortie du fait que ces traits ne sont pas utilisés à la guerre (domaine des idées et du culturel) nous semble pouvoir être retenue en priorité.

II. 3 - Les flèches de guerre de Ye-Ineri

Pour tout le village, 10 personnes possèdent un ou plusieurs paquets de flèches de guerre, bien nettement séparées des flèches de chasse (fig. 6). La flèche en bambou, ubiquiste, est nettement moins populaire que dans les carquois de chasse (28 % contre 45 % ) ; elle est ici concurrencée par la flèche fusiforme gravée et décorée, à section circulaire — modèle typique, chez les Danis, de la guerre et de l'affichage de l'appartenance culturelle — . La flèche à section triangulaire et ergots dissymétriques est aussi fréquente que dans les armes de chasse (16 % et 16 %). Parmi les modèles plus rares, ressort l'impression que l'on a retenu, en priorité, les flèches à crans complexes (trois côtés de la pointe) et les barbelures récurrentes, qui se détachent dans la blessure lorsque l'on cherche à extraire la pointe en bois.

En dépit de la présence de mêmes modèles de flèches dans l'un et l'autre cas, il y a pourtant bel et

(11) II peut s'agir de flèches échangées ou trocquées avec leurs ennemis traditionnels, les Dubele ; mais parfois ces flèches peuvent aussi être des armes récupérées après un guet-apens.

bien des différences importantes entre les flèches de chasse et les flèches de guerre. A la chasse, on recherche d'abord l'armature rapide à fabriquer qui provoque des blessures larges et profondes, tandis qu'à la guerre sont préférées les armatures qui permettent un tir précis à longue distance, ou bien celles qui infligent des plaies profondes et complexes, susceptibles de s'infecter (12), même si l'investissement en temps de fabrication est singulièrement plus élevé pour ces flèches complexes. Cette impression est confortée par la présence habituelle de petites spirales de fibres d'orchidées, rouges ou jaunes, à l'extrémité de plusieurs pointes de guerre ; ces spirales sont destinées à rester au fond de la plaie lorsque la pointe a été extraite ; de même les décors incisés des flèches de guerre — les plus nombreuses d'ailleurs à être décorées — sont frottés à la cendre avant utilisation ; on recherche ainsi la mise en valeur du « décor », mais aussi l'irritation des plaies.

A une exception près, seules les pointes de guerre peuvent être équipées d'embouts en os appointés (fig. 7). Cette technique, qui utilise de longs os creux (13), est directement issue des contacts avec les Dubele, au-delà de la frontière culturelle du nord, toute proche (14). La pointe en os accroît considérablement la résistance de la flèche en bois ; comme elle est simplement emboîtée et fixée légèrement par de la résine, elle est destinée à détacher et à rester dans la plaie. Ces flèches à embout en os seraient parfaitement efficaces pour traverser le cuir des porcs sauvages et la peau des casoars ; mais en fait, elles sont utilisées exclusivement pour la guerre. Une fois encore, on investit davantage pour tuer l'ennemi que pour chasser. A Ye-Ineri, trois des embouts sont en os de kangourou local ; les autres seraient des embouts en os de casoar, chassé sur place ou importé des Basses Terres ; à l'évidence, les flèches Dubele avec pointe en os ne sont pas utilisées par les Wanos, mais au contraire on en détache les embouts pour équiper les flèches en bois fabriquées par les gens de Ye- Ineri, sauf exception. L'affichage de l'appartenance culturelle s'en trouve ainsi renforcée à travers les armes de guerre.

(12) Pour Heider (1970), qui a assisté pendant deux ans aux guerres dans la Baliem centrale, il est bien rare qu'un guerrier meure d'une blessure par flèche, sur le champ de bataille. La mortalité est maximale, par infection généralisée, dans la semaine qui suit la blessure.

(13) Parfois (3 cas) des os de Kanguru Pohon Coklat (den- drolague), abondant dans la forêt locale d'altitude. Mais plus souvent des os de casoars (?) chassés en basse altitude ou échangés avec les Dubele des Basses Terres.

(14) Chez les Dubele, une flèche sur trois est, en moyenne, équipée d'une pointe en os.

493

YE-INERI CARQUOIS

DE CHASSE CARQUOIS

MIXTES

CARQUOIS

DE GUERRE

CLASSE

DES 1 5 A 30 ANS

CLASSE

DES 30 A 50 ANS

fi

J I

CLASSE DES 50 A 60 ANS

Flèches importées

14 sur 144

soit 9,72% 4 sur 1 07 soit 3,73%

1 sur 132 soit 0.75%

Fig. 5 - Ye-Ineri. Représentation des flèches importées du nord (ethnies Dubele et Iau de la vallée du Van Daalen) selon les types de carquois et les groupes d'âge (toutes les pointes de flèches = 100 %). Les flèches importées se concentrent surtout dans les carquois de chasse des 30 à 50 ans.

494

50%

40

30

20

10

0 L

0

29,54

CARQUOIS DE GUERRE

28.78

16,66

9,09

YE-INERI

1 32 flèches - 1 0 personnes

О

5.30 CD

3.03 3.03 о

t.51%

F'8' 6 iftft ô/ Г'* Classement' en Pourcentage, des principaux types de Heches contenus dans les paquets (carquois) de guerre (toutes les flèches de guerre = 100 %)

495

YE-INERI CARQUOIS DE CHASSE

CARQUOIS

MIXTES

CARQUOIS

DE GUERRE

CLASSE

DES 10 A 15 ANS

CLASSE DES 1 5 A 30 ANS

CLASSE DES 30 A 50 ANS

О

0

1 1

fi

I о о О о

Embouts

en os

1 sur 144 soit 0,69%

2 sur 1 07

soit 1,86%

14 sur 132

soit 10,60%

Fig. 7 - Ye-Ineri. Représentation des flèches équipées d'un embout en os à l'extrémité distale (technique imitée des groupes des Basses Terres ou embouts importés) (toutes les pointes de flèches = 100 %). Les embouts sont caractéristiques des carquois de guerre et du groupe des 30 à 50 ans.

496

II. 4 - Flèches et âges de la vie, à Ye-Ineri

L'enfant, dès l'âge de 6 à 8 ans, va posséder un petit arc en bambou ou en bois blanc ; imitation en réduction d'un modèle d'adulte, cet arc est accompagné de flèches de jeu, d'abord baguettes simples, puis bambous minces biseautés (fig. 8) ; parfois un long fragment d'arc d'homme, en palme noire, sera retaillé pour un arc d'enfant (15). Avec cet arc-jeu, on apprend la technique, puis progressivement la précision ; mais on s'entraîne aussi à la chasse, en tirant des fléchettes sur les porcs, et à la guerre en cherchant à toucher d'autres gamins du même âge ou à éviter leurs petites flèches par un rapide bond de côté.

(15) L'arc vrai, en bois de palme noire, perd sa symbolique masculine lorsqu'il est brisé. On voit alors les fragments affectés à un arc d'enfant ou même à un petit bâton à fouir, outil spécifique des femmes et du travail de nettoyage, de plantation et de récolte des jardins

Avec le don de l'arc vrai, taillé à l'envergure d'un enfant de 10 à 15 ans, apparaissent les premières vraies flèches (fig. 8 et 9, en haut à gauche), une seule poignée en fait. Parmi ces traits figure encore la flèche de jeu, déjà accompagnée de la flèche en bambou, puis de la flèche fusiforme de guerre, enfin de quelques modèles à crans ou à barbelures simples. Ces premières flèches, regroupées dans un carquois mixte (chasse et guerre confondue), sont données par la très proche parenté et sont assez maladroitement imitées par l'enfant. Remarquons qu'à cet âge, la perméabilité de l'enfant aux différentes influences culturelles est à son maximum et l'on voit, parfois, des imitations peu habiles des flèches des ennemis les plus proches, les Dubele.

De 1.5 à 30 ans, les jeunes gens possèdent en général deux carquois (chasse et (ou) mixte et (ou) guerre) contenant chacun une dizaine de flèches. Le nombre des traits n'augmente pas, mais les flèches se diversifient (au total 15 modèles différents pour

CARQUOIS DE JEU

CARQUOIS MIXTE

CARQUOIS DE CHASSE

CARQUOIS DE GUERRE

Nombre de carquois

Nombre de types de flèches

CLASSE DES 6 A 10 ANS

1 13.5 flèches

(5-22)

CLASSE DES 10A 15ANS 11.33 flèches

(10-12) 13

CLASSE DES 15 A 30 ANS

1 à2 10.28 flèches

(518) 15

CLASSE DES 30 A 50 ANS

1 à3 23 flèches (12-35)

22

CLASSE DES 50 A 60 ANS

1 à3 23 flèches (14-37)

16

Nombre de flèches par carquois

10.69 (8-13)

7,06 (4-11)

13.12 (9-19) YE-INERI

Fig. 8 - Modification du contenu des paquets de flèches (carquois) et de leur affectation (jeu, chasse et guerre, chasse, guerre) selon les âges. Les chiffres entre parenthèses indiquent les valeurs externes. Le nombre de flèches par carquois est plus important pour la guerre que pour la chasse. Le nombre de types différents est maximal chez les 30 à 50 ans. Le nombre de carquois par personne augmente avec l'âge, en même temps que se développent les carquois affectés spécifiquement à la guerre.

497

50%

40

30

20

10

L— 39.2»

CLASSE DAGE DES 10 à 15 ANS

о 17.85

YE-INERI 56 flèches - 4 personnes

3.57 3.57 О 1.7» 1.7»

50%

40

30

20

10

O L

CLASSE D'AGE DES 15 à 30 ANS

36.11 31.94

О s.33

YE-INERI 72 floches - 7 personnes 6.94 5.55 4.16 2.77 1.3»

50%

40

30

20

10

0 _

CLASSE D'AGE DES 30 à 50 ANS

15.94 15.94

YE-INERI 207 flèches - 9 personnes

О 9.66

О

50%

40

30

20

1U

CLASSE D'AGE DES 50 à 60 ANS

37.6» 34.7»

3.3» 3.3»

..6, О = 4.34 4.34 Д U

YE-INERI "• lM ш 69 flèches - 3 personnes

Fig. 9 - Ye-Ineri. Classement en pourcentage des principaux types de flèches par groupe d'âge (toutes les flèches de tous les carquois d'un groupe d'âge = 100 %). Chez les jeunes, prédomine le marqueur culturel de guerre (la flèche fusiforme mince à incisions) ; chez les 30-50 ans, les flèches à barbelures sont plus fréquentes ; chez les vieux, l'ensemble est dominé par les flèches à barbelures complexes, conséquence d'une fabrication spécialisée.

498

cette classe d'âge) (fig. 8). La flèche de jeu a été abandonnée ; flèche en bambou et flèche fusiforme de guerre, avec le même pourcentage, dominent nettement tous les autres modèles (fig. 9, en haut à droite). Ainsi se trouve affiché son intérêt pour la compétition, la guerre et les échanges. Les modèles de guerre à crans complexes ou à longs ailerons récurrents sont, en général, donnés par les hommes âgés.

De 30 à 50 ans, l'homme jeune est un chasseur et un guerrier à son apogée. Il possède de 1 à 3 carquois, spécialisés dans la chasse ou dans la guerre, avec un total moyen de 23 flèches (fig. 8). Le nombre de types de flèches passe de 15 à 22 ; la plus grande diversification est atteinte à cette période de la vie. On observe donc la même tendance que précédemment, mais maintenant réalisée et effective. Et avec la réalité de la chasse aux marsupiaux arboricoles, la plus rentable bien que son prestige soit moindre que la chasse au porc sauvage et au casoar, la flèche en bambou est le type dominant, plus fréquent que la flèche de guerre typique (fig. 9, en bas à gauche).

Passé 50 ans, l'homme âgé n'investit plus sur le nombre de ses flèches (23 en moyenne), pas davantage sur le nombre de carquois ou de types de flèches différentes (16 en moyenne pour cette tranche d'âge) (fig. 8). Mais il profite de sa longue expérience de fabricant de flèches à temps partiel pour ébaucher, racler, polir, graver les modèles les plus compliqués, les plus sophistiqués pour la guerre : les barbelures complexes et les ailerons récurrents (fig. 9, en bas à droite). Quelques-uns de ces nommes âgés en produisent plus que ne l'exigent leurs besoins personnels, afin d'en donner aux plus jeunes et reconstituer, après chaque escarmouche, l'arsenal de guerre du village (16).

Au fil de la vie, on peut donc suivre le passage du jeu à la chasse et à la guerre, avec une augmentation du nombre de flèches par personne (fig. 8). Toutes classes d'âge confondues, le nombre de flèches par carquois de guerre contiendra en moyenne 13 flèches de fabrication complexe. Les très nombreux exemplaires cassés ou perdus à la chasse en forêt sont compensés par l'utilisation de modèles simples, rapides à fabriquer, à la portée de tous, bien que tous ne les fabriquent pas. Les flèches de guerre sont au contraire récupérables dans la plupart des cas (17) ; pour la chasse à l'homme, on investit alors dans des flèches complexes et efficaces à moyen terme, même si le blessé s'enfuit.

(16) La même tendance à la spécialisation apparaît chez les Kapauku d'Irian Jaya (Pospisil, 1963). Chez les San du Kalahari (Wiessner, 1983), les meilleurs fabricants de flèches sont rarement les meilleurs chasseurs ; en moyenne le chasseur ne fabrique lui-même que 57 % de ses flèches

/// - LES FLÈCHES DE TANGMA

Passons maintenant au deuxième échantillon. Avec les Danis de la Baliem Sud (fig. 1), le décor change radicalement, même si nous sommes toujours dans le même groupe culturel et dans la même chaîne linguistique (18). La forêt, autrefois, couvrait cette zone de vallée fertile, une forêt de petite montagne, puisque Tangma se situe vers 1 700 m d'altitude. Aujourd'hui, le défrichement est presque total dans les groupements de Chênes et de Castanopsis, avec des jardins jusqu'à 2 350 mètres au maximum, dans la vallée d'Ibele. Plus haut, commence la forêt pluviale de montagne, avec les territoires de chasse annuelle, situés à plus d'une journée de marche des établissements permanents. Dans toute cette partie de la vallée de la Baliem, la densité démographique estimée est de 40 à 55 habitants au kilomètre-carré, en comptant les territoires de chasse, mais peut atteindre 160 h/km2 dans les seuls terroirs agricoles. Sur les zones alluviales, les champs en billons, draî- nés par des systèmes complexes de chenaux, alternent partout avec des champs en jachère, plantés de Casuarina, et avec des savanes à Saccharum sponta- nea et à Imperata cylindrica (Archbold, Rand et Brass, 1942). Avec la sédentarité, l'extension des cultures, la pression démographique accrue et une forte compétition sociale, l'élevage du porc est de première importance : on compte souvent 2 à 3 têtes par femme mariée.

Comparativement à la zone Wano et à Ye-Ineri, la chasse est peu développée dans la Baliem, où le milieu naturel a été surexploité et profondément modifié par les défrichements. Dans la vallée et dans les champs, la chasse porte sur les oiseaux, d'abord pour les plumes, ensuite pour la viande ; mais, en fait, les plus belles plumes sont importées de Yalemo, « ceux qui habitent à l'est », où la forêt est moins touchée. On tue aussi, mais sans systématique, les rongeurs dans les champs (Melomys et Stenomys), à l'arc et aux flèches ou au javelot court, voire au feu d'herbes et au bâton ; cette chasse est plutôt le fait des adolescents et des hommes jeunes. Mais pour la vraie chasse, celle des « animaux à poil qui ne volent pas », il faut monter jusqu'aux forêts d'altitude au-dessus de 2 400 mètres (Phalanger, Kuskus tacheté) ; les pelouses subalpines au-dessus de 3 200 mètres fournissent des petits rongeurs et des oiseaux. Le Casoar est complètement absent de

(17) On récupère d'ailleurs autant les flèches de l'adversaire pour les lui renvoyer, que ses propres flèches, retournées par l'ennemi. Ce qui conduit rapidement, en dépit des spécialisations et des préférences individuelles, à une diversification du contenu des carquois.

(18) Mais le Dani de la Baliem sud est incompréhensible à un Wano.

499

ces régions et on signale parfois un ou deux porcs sauvages jusqu'au col de la Wusak à 3 800 mètres. La chasse devient alors affaire d'adultes et de guerriers, qui doivent quitter les villages pendant plusieurs jours d'affilée (Archbold, Rand et Brass, 1952 ; Heider, 1970). Le chien est peu utilisé dans la Baliem, contrairement à ce qui se passe chez les Wanos ou dans les Basses Terres ; il sert surtout à élargir les terriers de rongeurs, lors des chasses nocturnes en vallée. En conclusion, la chasse dans la Baliem procède davantage de la consommation rituelle de viande, de la recherche de parures (oiseaux, fourrures pour les coiffes et les bandes de coquillage) et de l'approvisionnement en outils d'os (hémi-mandibules de gros rongueurs pour sculpter les flèches, supports osseux pour les pointes), que d'une activité tournée vers des problèmes d'alimentation.

La compétition sociale pour le statut de leader, et par conséquent les guerres, sont très développées dans la Baliem centrale, autrement plus que chez les Wanos du versant nord de Yeleme. Les guet-apens, en limite des confédérations de guerre se font surtout à l'arc ; l'arc et les flèches, parfois les javelots courts, sont les armes préférées pour les escarmouches où l'on pénètre dans le territoire ennemi, par ailleurs surveillé étroitement par un système de tours de guet. Mais les batailles véritables, auxquelles peuvent participer des centaines de guerriers, se tiennent traditionnellement sur des zones de jardins abandonnés, en limite de deux confédérations. Le combat entre les deux lignes ennemies s'organise comme une multitude de duels parallèles, où un homme affronte un autre homme et on ne voit pas un groupe d'archers faire converger un tir en volées sur un seul individu du camp adverse. Dans ces combats impressionnants, mais très ritualisés, la longue lance des guerriers adultes et le javelot court des plus jeunes ont autant d'importance que l'arc et les flèches. Les corps à corps sont rares et on est ou bien porteur de la lance et du javelot, ou bien archer. Ces combats de la Baliem ont été très bien décrits par Heider (1970) ; les archers lancent leurs flèches en tir direct jusqu'à 10 ou 20 mètres et, au-delà, utilisent la technique du tir courbe ; sans vent, la portée des flèches n'excède pas 90 mètres. La cuirasse de guerre en ratan (Calamus sp.), typique des Danis de l'Ouest et des Monis, est exclue des conventions de guerre de la Baliem, bien qu'elle ait été autrefois signalée à Ibele (Archbold, Rand et Brass, 1942).

Les premiers établissements occidentaux dans la Baliem remontent maintenant à 1954. Mais il a fallu près de vingt ans pour venir à bout des batailles rangées et des tours de guet. Aujourd'hui encore, arcs et flèches de guerre sont nombreux dans les maisons des hommes sur les franges de la vallée. Des

bats épisodiques interviennent chaque année, ainsi en rive gauche, à 2 km à vol d'oiseau de Tangma. A Tangma même, vers 1961, la plupart des habitants ont brûlé leurs armes, à la suite d'une première introduction du christianisme et de l'annonce de la fin des guerres ; quelques jours plus tard, ils étaient razziés par les gens d'Hitegima, leurs ennemis traditionnels, qui emportaient les femmes et les porcs ; autant dire qu'il n'a pas fallu longtemps pour que soit reconstitué l'arsenal de guerre dans les maisons des hommes de Tangma.

III. 1 - Toutes les flèches de Tangma

L'inventaire n'a porté que sur 16 personnes réparties en deux hameaux, soit 238 flèches. Pour établir le classement typologique, nous n'avons pas tenu compte des classifications locales, étudiées par Heider (1970) : 12 modèles de flèches pour la guerre uniquement, la flèche en bambou pour tuer les cochons et combattre, 6 types de flèches pour la chasse. Au contraire, nous avons repris les mêmes procédures de classification et, partant, les mêmes catégories qu'à Ye-Ineri, pour une comparaison correcte entre les deux échantillons.

Sur la figure 10, toutes les flèches sont classées par ordre de fréquence, tous carquois confondus. La pointe en bambou n'a pas du tout la même importance qu'à Ye-Ineri ; dominent ici un type à section triangulaire à trois rangées de crans symétriques, un modèle plat à barbelures courtes symétriques, puis seulement la flèche en bambou et la pointe de guerre fusiforme à décor gravé et cannelures transversales multiples. Des autres types, moins nombreux, on retiendra l'abondance des formes à ergots et barbelures récurrentes, plus ou moins développées.

Cette panoplie, typique des Danis de la Baliem Sud, montre des styles régionaux (les crans et barbelures symétriques) et une ouverture vers les Basses Terres du côté du sud, par la Baliem, Yalimo et le Wusak ; cette influence du sud est attestée par l'abondance des décors sur le sommet du fût, et par la présence fréquente d'une pièce intermédiaire en bois dur, à renflement décoré, entre la lame de bambou et le fût de la flèche.

III.2 - Les flèches de chasse de Tangma

Tout à l'opposé de ce qui s'est récemment passé à Ye-Ineri, les flèches de chasse de Tangma ne sont pas souvent séparées des carquois de guerre ; sur 14 personnes, deux seulement stockent à part leurs armes de chasse, et il s'agit, en fait, d'enfants qui n'ont pas encore accès aux armes de guerre. La

500

TOUTES LES FLECHES О »■ 84

50%

40

30

20 -

10

0 I—

2 Q 0.84

24.36 22.68

18.90 О

12.60

TANGMA 238 flèches - 1 6 personnes

1

I

в

5.04 3.78 3.78 О 3.78 X Fig. 10 - Tangma (groupe Dani du sud de la Baliem). Classement en pourcentage des principaux types de flèches (toutes les flèches du village = 100 %). La pointe de chaque flèche indique sa position sur le diagramme. Sont présentés horizontalement, hors diagramme, les modèles peu fréquents dont le pourcentage est inférieur à 2 %.

flèche de chasse par excellence est le trident à dents lisses ou barbelées (fig. 11) ; c'est la flèche classique pour les oiseaux et les petits rongeurs. Heider (1970) mentionne également des modèles très rares,

comprenant la flèche massue pour les oiseaux, une flèche monoxyle simplement biseautée et lestée par une boule de résine, enfin une pointe lourde à bar- belures pour le plus gros gibier. On admettra donc

501

60S

50

40

30

20

10

0

CARQUOIS DE CHASSE

33.33%

TANGMA

9 flèches - 2 personnes

Fig. 11 - Tangma. Classement en pourcentage des principaux types de flèches contenues dans les carquois de chasse (toutes les flèches de chasse = 100 %).

502

la faiblesse numérique et la pauvreté formelle des traits de chasse dans la Baliem, surtout si on la compare aux pointes de Ye-Ineri (fig. 3).

La flèche en bambou, utilisée parfois pour la chasse et souvent pour la guerre et l'abattage des porcs, est toujours regroupée dans les carquois de guerre.

III.3 - Les flèches de guerre de Tangma

Avec les traits de guerre, réapparaissent importance numérique (175 flèches de guerre pour 9 flèches de chasse) et variété des modèles (fig. 12). Trois types dominent dans les carquois : la flèche plate à barbelures latérales symétriques, la flèche en bambou, enfin la flèche à section triangulaire et trois lignes de crans symétriques ; ce groupe constitue, à lui seul, les trois quarts du stock. La flèche de guerre Dani typique, fusiforme à section ronde et décors de cannelures transversales, est moins fréquente, suivie ensuite exclusivement par des modèles à crans complexes ou à longues barbelures récurrentes.

Aujourd'hui, le nombre réduit de pointes à cran suivi d'une étroite cannelure décorée de points en relief pourrait être la conséquence de l'introduction du couteau en fer, qui prend maintenant le relais pour la fabrication des flèches, autrefois sculptées et gravées exclusivement avec une hémi-mandibule de gros rongeur.

Sans risquer l'exagération, on peut dire que l'essentiel de l'investissement en armes à Tangma est tourné vers la guerre.

III.4 -Flèches et âges de la vie à Tangma

On peut suivre, à Tangma, les mêmes grandes tendances évolutives que celles de Ye-Ineri (comparer les figures 8 et 9 d'une part, 13 et 14 de l'autre), mais davantage marquée par la dominance des traits pour la guerre. Il y a pourtant aussi des différences notables, entre le chemin personnel d'un Wano et celui d'un Dani.

L'enfant possédera d'abord un petit arc-jeu, et un faisceau de flèches monoxyles simples, pour son entraînement technique. Avec le don de l'arc vrai en palme noire importée (Caryota sp.), l'adolescent reçoit ses premières flèches. Le carquois de chasse regroupe 3 flèches, appartenant à deux types seulement. A cet âge-là, un jeune Wano de 10 à 15 ans possédait déjà 11 flèches en moyenne, et son groupe d'âge reconnaissait 13 types différents. Dans une zone où la guerre est très développée, on retiendra

donc que la chasse aux oiseaux et aux petits rongeurs est largement favorisée ; on demande aux jeunes habileté pour une chasse patiente à l'affût, au moment ou à Ye-Ineri, les 10-15 ans miment déjà les grands guerriers et les grands chasseurs.

A Tangma, tous les membres du groupe des 15 à 30 ans ont été initiés et sont sur le chemin de la compétition sociale et de la guerre. Leur carquois, encore unique, regroupe 16 flèches en moyenne, avec 8 types au total (fig. 13). Les flèches typiques sont les modèles à barbelures simples ou à crans symétriques, accompagnées de flèches en bambou (fig. 14, en haut). Cette composition du carquois des 15 à 30 ans ressemble en fait au carquois des 10 à 15 ans de Ye-Ineri.

Plus tard, vers 30 à 50 ans, au moment où l'homme jeune est devenu un guerrier confirmé, le nombre des flèches personnelles est un peu plus faible, 12 flèches, chiffre confirmé par Heider en 1970. Mais le nombre des types utilisés par cette classe d'âge est maximal, avec 15 modèles (fig. 13). Même si certains (mais pas tous) fabriquent des flèches, le contenu des carquois est très uniforme d'un individu à l'autre ; c'est que dans les batailles, les aller-retour de flèches se succèdent et que les productions individuelles sont vite mélangées et réparties au hasard. Les trois flèches les plus typiques sont la flèche plate à barbelures, la flèche de guerre Dani fusiforme à cannelures transversales et la flèche en bambou (fig. 14, au centre) ; l'association des trois types est enfin devenue, à Tangma, assez proche de celle des 30 à 50 ans à Ye-Ineri, lorsque apparaissent les flèches longues à longues barbelures récurrentes.

Enfin, les hommes âgés de Tangma, passé 50 ans, augmentent leur nombre de carquois (1 à 3), et surtout leur nombre de flèches (23 flèches), tandis que diminue le nombre des types utilisés (fig. 14). On reconnaît là une tendance tout à fait symétrique à celle de Ye-Ineri : après 50 ans, la composition des carquois est moins variée, parce que les propriétaires ne montent plus guère en première ligne, et parce qu'ils se spécialisent, à temps partiel, dans la fabrication des pointes complexes, en particulier la flèche à section carrée et longues barbelures récurrentes, qui atteint maintenant 40 % du stock (fig. 14, en bas).

A Ye-Ineri, on comptait 7 flèches en moyenne dans un carquois de chasse, pour 13 flèches dans un carquois de guerre. A Tangma, les proportions vont dans le même sens (5 flèches de chasse pour 15 flèches de guerre), en rapport direct avec l'importance relative de ces deux activités (fig. 13).

503

50%

40

30

20

10

0

CARQUOIS DE GUERRE

TANGMA

175 flèches - 1 1 personnes 1.14

Fig. 12 - Tangma. Classement, en pourcentage, des principaux types de flèches contenus dans les carquois de guerre (toutes les flèches de guerre = 100 %).

504

CARQUOIS DE JEU

CARQUOIS DE CHASSE

CARQUOIS MIXTE

CARQUOIS DE GUERRE

Nombre de carquois

Nombre de types de flèches

CLASSE DES 6 A 1 0 ANS

1 9 flèches

CLASSE DES 10 A 15 ANS

1 3 flèches

CLASSE DES 1 5 A 30 ANS

1 16.20 flèches

(6-21)

CLASSE DES 30 A 50 ANS

1 à2 12.50 flèches

(8-21) 15

CLASSE DES 50 A 60 ANS 23.33 flèches

(17-35)

Nombre de flèches par carquois

5 (3-6)

11 (10-12)

15.30 (8-21) TANGMA

Fig. 13 - Tangma. Modification du contenu des paquets de flèches (carquois) et de leur affectation (jeu, chasse, chasse et guerre, guerre) selon les groupes d'âge. Les chiffres entre parenthèses indiquent les valeurs extrêmes. Le nombre de flèches par carquois est plus important pour la guerre que pour la chasse. Le nombre de types différents est maximal chez les 30 à 50 ans. Le nombre de carquois par personne augmente avec l'âge, en même temps que se développent les carquois affectés spécifiquement à la guerre. v

IV - LE MODÈLE ETHNOLOGIQUE DES DANIS

Maintenant, nous nous trouvons en face d'une comparaison à deux termes, portant schématique- ment sur les deux extrêmes d'une même chaîne linguistique et culturelle ; l'ethnie Dani, avec sa société égalitaire à leaders de guerre, ses cultures de tubercules et ses élevages de porcs à but rituel et compétitif. Dans le domaine de l'arc et des flèches, il existe toute une série de traits neutres (dans ce cercle culturel) communs aux deux extrêmes ;

— l'arc et les flèches sont faits par les hommes et pour les hommes ; c'est réellement un signe majeur de l'homme accompli, qui a commencé sa carrière en entrant dans la maison des hommes et en recevant son premier arc véritable ;

— l'arc véritable est l'arc en palme noire, même

si tous ne le possèdent pas, parce que le bois doit être importé ;

— les échanges sont nombreux qui portent sur arcs et flèches. Ils ont lieu à l'intérieur de la même petite communauté (don de l'arc par l'oncle, cadeaux et échanges entre amis ou partenaires traditionnels). Mais ils peuvent aussi avoir lieu sur de longues distances, avec un troc depuis les régions boisées de faible altitude en direction des zones plus hautes, défrichées ou non ;

— les flèches (du moins certains types) ont valeur de signe et sont un moyen pour se différencier des voisins. Pour cette question des choix techniques et des choix culturels, se reporter à Lemonnier (1986 et 1987) et à Wiesner (1983) ;

— le marquage culturel à partir des flèches est maximal dans le groupe des 30 à 50 ans ;

— le long apprentissage technique de l'utilisation

505

CLASSE D'AGE DES 1 5 A 30 ANS

30

20

10

27.14 Л 25.92 23.92

20 -

10

TANGMA mo 81 flèches - 5 personnes 2.46 2.46 1.2Î*

О «-

16.00

TANGMA 75 flèches - 6 personnes

12.00 0

CLASSE D'AGE DES 30 A 50 ANS

6.66 О ;. 2.66 2.661

20.00

TANGMA 70 flèches - 4 personnes

$71

CLASSE D'AGE DES 50 A 60 ANS

1.42 1.421

Fig. 14 - Tangma. Classement, en pourcentage, des principaux types de flèches par groupes d'âge (toutes les flèches de tous les carquois d'un groupe d'âge = 100 %). Le marquage culturel des Dani apparaît dans les flèches de guerre des 30-50 ans (la flèche fusiforme mince à incisions). Les modèles à barbe- lures récurrentes complexes se développent à partir de 30 ans et sont majoritaires chez les 50 à 60 ans, conséquence d'une fabrication spécialisée.

506

de l'arc et des flèches n'est guère acquis avant 25- 30 ans ;

— le nombre des flèches personnelles croît avec l'âge ;

— le nombre des carquois croît avec l'âge ; — le nombre des flèches est moins important

dans un carquois de chasse que dans un carquois de guerre ;

— le nombre de types différents de flèches est moins important dans un carquois de chasse que dans un carquois de guerre ;

— les flèches de guerre appartiennent à des types plus complexes que les flèches de chasse. En d'autres termes, il est plus important de tuer un homme qu'un animal ;

— la variété des types de flèches est maximale chez les adultes de 30 à 50 ans (trocs et échanges de guerre) ;

— le savoir-faire arc et flèches croît avec l'âge ; — la spécialisation des savoir-faire croît avec

l'âge, bien que restant toujours du domaine des spécialisations à temps partiel.

Ces données ubiquistes peuvent maintenant être confrontées aux différences, souvent criantes, qui permettent de démarquer nos deux échantillons extrêmes, bien que distants l'un de l'autre de 150 km à peine. Le tableau 1 ci-après résume ces différences.

On est maintenant en droit de se demander si l'apparente relation qui existe entre le plus ou moins grand développement de la chasse ou de la guerre — dans ces sociétés-là — et la popularité de certains types de flèches (fig. 15) est réelle ou si, le hasard de l'échantillonnage aidant, il s'agit tout simplement de choix culturels différents entre les Wanos du nord et les Danis de la Baliem sud. La meilleure démarche est d'élargir l'échantillonnage et de voir, autant que les publications disponibles le permettent (19), si le rapport milieu/chasse et guerre/typologie des armatures se retrouve, ou non, dans d'autres sociétés voisines à l'est ou à l'ouest des Danis.

Pospisil (1963) donne un inventaire approximatif des flèches des Kapauku, à l'ouest des Lacs Paniaï, dans un bassin lacustre défriché à très forte densité

démographique, assez semblable à celui de la Baliem centrale (la Grande Vallée Dani), en limite de la forêt primaire. Les flèches montrent la même opposition entre un groupe où dominent les flèches en bambou et les flèches à crans (la chasse), et un groupe centré sur les flèches à crans complexes et à barbelures longues (la guerre). Chez les Yali (Koch, 1967 et 1975), où la forêt est proche et la densité démographique moindre que dans la Baliem, les flèches simples en bambou représenteraient environ 50 % du stock, comme chez les Wanos de Ye-Ineri. Koch (1984) indique que, dans la vallée de l'Eipomek, la flèche en bambou domine et qu'elle est couramment utilisée pour la guerre parallèlement aux flèches à barbelures ; là encore, il pourrait y avoir relation avec l'état du milieu et avec la densité de population. Si l'on se tourne vers les Basses Terres, l'échantillonnage de Watanabe (1975), vers l'embouchure de la Fly (P.N.G.) montre, dans les flèches de chasse, une grande proportion de flèches simples en bambou ou de flèches fusiformes lisses en bois dur (20), dans une forêt secondaire peu peuplée, où la chasse au sanglier, au casoar et aux marsupiaux arboricoles est intense. Si l'on retient les indications de fréquence des flèches, suggérées par Lemonnier (1987) pour les Baruya (P.N.G.), les flèches lisses ou à légers crans, rapidement fabriquées, domineraient dans les paquets personnels, affectés à la chasse (21).

Bien qu'en ethnologie des techniques la tendance actuelle soit parfois de faire l'économie des déter- minismes (Lemonnier, 1987), bien qu'à l'évidence chez les Danis comme dans d'autres groupes de Nouvelle-Guinée les choix techniques puissent être aussi des choix culturels, l'hypothèse d'une relation entre les types de flèches (envisagés dans leurs proportions relatives), les types d'activité (guerre, chasse), l'état du milieu transformé par l'homme et la pression démographique paraît vraisemblable. Restera, pour une démonstration réelle, à multiplier les échantillons, selon la méthodologie proposée ici.

V - DU MODÈLE ETHNOLOGIQUE A L'HYPOTHÈSE ARCHÉOLOGIQUE

Naturellement, l'interprétation que nous proposons, certaines relations d'équilibre dans des systèmes écologiques, ne porte que sur des cas actuels, dans un contexte géographique et climatique parti-

(19) Car la plupart des auteurs se bornent à simplifier à l'extrême la variabilité des flèches, en signalant 4 types : la flèche à dents multiples et la flèche massue pour les oiseaux, la flèche foliacée en bambou pour les porcs et pour la guerre, la flèche à crans ou à barbelures pour la chasse et pour la guerre. Autant dire qu'une telle approche réductrice est sans intérêt pour notre propos (ex. Blackwood, 1950 ; Michel, 1983).

(20) A notre sens, les flèche de guerre ont disparu depuis longtemps par déculturation de la région, au moment où l'enquête a eu lieu.

(21) Car ici encore, il semble bien que le stock de flèches de guerre soit en voie d'épuisement.

507

WANO (YE-INERI)

Basse altitude Climat humide non contrasté Forêt primaire dominante Faible densité de population Grande mobilité des individus Marquage culturel faible (influx extérieurs nombreux) Frontière culturelle proche Terroirs agricoles sur versants Itinérance des villages et des cultures Peu d'aménagement des Jardins Peu d'élevage du porc Chasse très développée Chasse au chien Vrai chasse: marsupiaux arboricoles, casoar, porc sauvage

Nombreuses flèches de chasse modèles simples à complexes Flèches en bambou majoritaires Spécialisation des chasseurs Carquois de chasse souvent différents d'un individu à l'autre

Flèches importées pour la chasse

Long investissement pour les flèches de chasse

Apprentissage précoce de la chasse et de la guerre

Guerres, mais pas de grandes batailles ritualisées

Alliances de guerre restreintes Cuirasse de guerre, arc et flèches. Javelot Flèches de guerre complexes et nombreuses Peu de flèches importées pour la guerre Carquois de guerre assez différents d'un individu à l'autre Investissement moyen pour les flèches de guerre Prédominance des flèches pour faire saigner Blessures profondes et larges

DANI (TANGMA)

Altitude moyenne Climat humide contrasté Savane et bosquets plantés Forte densité de population Faible mobilité des individus

Marquage culturel fort

Frontière culturelle éloignée Terroirs agricoles sur versants et en vallée Stabilité des terroirs agricoles Jardins à clôtures, drainage et billons Porcs nombreux Chasse peu développée Chasse à l'affût Oiseaux et rongeurs, rares marsupiaux arboricoles

Flèches de chasse peu nombreuses modèles simples Flèches en bambou non majoritaires Non spécialisation des chasseurs

Carquois de chasse semblables d'un individu à l'autre Pas de flèches importées pour la chasse Faible investissement pour les flèches de chasse

Apprentissage précoce de la chasse, apprentissage tardif de la guerre

Guerre et cycles de grandes batailles ritualisées

Confédérations de guerre

Lance, javelot, arc et flèches

Flèches de guerre complexes et très nombreuses Nombreuses flèches de guerre importées

Carquois de guerre identiques d'un individu à l'autre Investissement très fort pour les flèches de guerre Prédominance des flèches pour accrocher et infecter Blessures complexes

Tableau 1.

508

POINTES A AILERONS,

BARBELURES OU INCISIONS 78,60 %

TANGMA Groupe Dani

POINTES LISSES 21,39%

POINTES LISSES 50,13%

GUERRE SAVANE

DENSITE DEMOGRAPHIQUE ACCRUE EXTENSION DES DEFRICHEMENTS

SEDENTARITE CROISSANTE

CHOIX TECHNIQUES? CHQIX CULTURELS?

10 POINTES A О % AILERONS,

BARBELURES OU INCISIONS 49,86 %

GUERRE ET CHASSE FORET DENSE

Fig. 15 - Comparaison des flèches de Tangma (colonne de gauche) et de Ye-Ineri (colonne de droite). Au-delà des choix techniques et culturels, les pointes lisses apparaissent liées à la chasse et à la guerre ; au contraire les pointes à ailerons, barbelures et incisions seraient plus nettement en rapport avec la guerre. On suggère qu'il pourrait exister un certain déterminisme, corrélé avec l'état du milieu transformé par l'homme, les modes d'exploitation agricole et la sédentarité.

culier, et sans qu'intervienne la notion d'écoulement du temps et de chronologie. En Irian Jaya, où toute la préhistoire reste à écrire, il n'est pas possible de savoir comment ces relations d'équilibre — dans la mesure où elles seront bien contrôlées par un échantillonnage systématique — se sont mises en place ; tout ce que l'on peut dire, c'est que cette situation existait déjà au début du siècle, lorsqu'on eut lieu les premiers contacts avec la Baliem au sud et avec la vallée de la Toli au nord (voir, par exemple, Wirz, 1924). Il n'est donc pas sans risque de vouloir passer d'un modèle spatial actuel à des hypothèses spatiales et chronologiques sur la préhistoire d'autres régions du globe. Mais le jeu est intéressant, si l'on garde en mémoire les élémentaires règles de sécurité d'une hypothèse de travail bien contrôlée, portant sur des tendances que l'on suppose pouvoir être trans-temporelles ou trans-chro- nologiques.

Nous ne chercherons pas à épuiser les conséquences d'un tel modèle ethnographique pour la préhistoire ; quelques exemples d'application

treront qu'il y a peut-être des clefs nouvelles pour appréhender l'interprétation de documents préhistoriques que nous manipulons depuis un siècle, sans que ces clefs puissent être ravalées au rang de recette de cuisine ; car il n'y a pas de version simplifiée de l'ethnologie à l'usage des archéologues (Coudait et Lemonnier, 1984).

Prenons un premier exemple d'application chronologique, sur un échantillon de flèches abondant et très bien conservé, dans les habitats lacustres néolithiques au nord-ouest des Alpes (22). A Clairvaux (Jura), on a reconnu en détail l'évolution des flèches, qu'elles soient en silex ou en os, pendant la fin du Néolithique moyen II et tout le Néolithique final, en gros entre 3600 et 2100 av. J.-C. (fig. 16)

(22) Même dans des séries numériquement nombreuses et bien stratifiées dans des sites d'habitat, il faut être conscient que les flèches (ébauches, cassons et pièces brisées) ne représentent jamais qu'une image très déformée du stock utilisé, qui a été perdu, pour l'essentiel, lors de son utilisation hors de l'enceinte du village.

509

Nombre total r par niveau " Vers 1800-2000

av. J.C.

IVU —

MM V,

Fig. 16 - La représentation des types de flèches, corrélée avec l'ordre d'apparition chronologique, dans les sites lacustres de Clairvaux, La Motte-aux-Magnins et Station IV (Jura, France). Chronologie couvrant la fin du Néolithique moyen II, tout le Néolithique final et une partie de l'Age du Bronze ancien. L'application du modèle ethno-archéologique Dani va dans le sens d'une dégradation du milieu naturel, de la croissance démographique, de la diminution de la chasse et de l'augmentation des compétitions inter-communautaires.

(Pétrequin, Chastel et alii, 1988). On voit les flèches de type simple (triangulaires ou tranchantes en silex, bipointes en os, etc.), peu nombreuses dans chaque village, être progressivement relayées, puis remplacées par des modèles losangiques, foliacés, à pédoncule et à crans latéraux, flèches plus nombreuses et plus diversifiées. Apparaissent ensuite régulièrement des types nouveaux, toujours en silex (armatures à encoches latérales, flèches à pédoncule vrai, à pédoncule équarri, enfin à pédoncule et ailerons récurrents), sans que les types précédents disparaissent pour autant. Durant 800 ans (de 3200 à 2400 av. J.-C, années-solaires) les types de flèches se diversifient et le stock de chaque village s'accroît, tandis que les modèles les plus simples, en os ou en silex, perdent leur popularité.

Dans un premier temps, il est possible d'interpréter cette évolution — et, à juste titre, on ne s'en est pas privé — dans le sens d'une amélioration des techniques d'emmanchement et de l'efficacité des armatures. Mais cette hypothèse n'explique pas, loin de là, pourquoi cette diversification des flèches intervient vers 3200, alors qu'elle avait déjà été annoncée, puis abandonnée dans d'autres régions (l'Italie par exemple) ; ou bien pourquoi les pointes

de flèches triangulaires simples avaient paru satisfaisantes au nord-ouest des Alpes pendant plus d'un millénaire, c'est-à-dire la durée du Néolithique moyen I et IL L'hypothèse d'une amélioration inéluctable des techniques, qui serait supposée suffisante en soi, nous paraît être une panacée universelle, d'autant plus que vers 2900 apparaissent les preuves d'une circulation des flèches à l'échelle du bassin du Rhône, avec des modèles remontant depuis la Drôme jusqu'en direction du Jura ou de la Suisse occidentale ; or ces mêmes modèles de flèches, on pouvait et on savait en fabriquer sur place, à partir de silex crétacé en plaquettes, et leur efficacité technique devait être naturellement la même que celle des modèles importés. A travers ces problèmes de troc et d'échange des armatures, intervient alors l'impression que les flèches de la fin du Néolithique auraient pu prendre une autre valeur et une autre signification que celle de simples traits techniques.

Le modèle ethnologique des Danis invite à insérer les transformations d'un outil — les flèches — et d'une technique dans l'évolution des systèmes écologiques. Les faits archéologiques dans le Jura des lacs (rythmes stratigraphiques, diagrammes polli-

510

niques, utilisation des végétaux) montrent une évolution rapide entre :

— le Néolithique moyen II, avec une faible densité de population, des hameaux peu sédentarisés impliqués dans une agriculture itinérante et un très grand développement de la chasse en forêt primaire (les espèces sauvages représentent jusqu'à 99 % des restes osseux déterminables à Clairvaux MM V, vers 3600).

— le Néolithique final I et II, où la sédentarité s'accroît tandis que le milieu forestier est de plus en plus touché par les défrichements répétés. En conséquence, la chasse perd peu à peu de son importance économique au profit de l'élevage qui atteint 60 % des restes osseux vers 2500-2400.

La multiplication, la diversification des flèches et leur circulation à longue distance accompagnaient alors la transformation du milieu, la diminution des activités de chasse et, vraisemblablement, l'accroissement démographique. Nous retrouvons là quelques-unes des données de l'exemple actuel des Danis, avec l'opposition chasse-guerre-flèches simples à Ye-Ineri et guerre-flèches complexes à Tangma. On pourrait faire la même démonstration sur la base de l'investissement en temps de travail pour la fabrication des flèches en silex ou sur l'apprentissage de la fabrication des armatures en pierre à l'échelle d'un village (cas de Chalain 2 C, vers 2900, en préparation).

D'autres exemples d'application directe des exemples ethnologiques peuvent être tirés de l'étude des sépultures (arcs et flèches, propriété et signe des hommes, flèches très élaborées et prestigieuses dans un carquois particulier...), ou des biens de prestige importés (la flèche s'accompagne du poignard en silex, imitation des armes en cuivre encore difficilement accessibles, puis la flèche se simplifie à nouveau lorsque le prestige ou l'affichage de sa classe passe par les poignards, puis les épées de bronze). A notre sens, il existerait bien une relation d'équilibre, pendant la préhistoire, comme cela semble également le cas chez les Danis, entre les flèches et les systèmes écologiques (pris dans le sens de l'homme dans son milieu), relations nuancées ou déformées par les choix culturels. Et ce n'est pas un hasard si les symboles du guerrier et de la domination masculine s'affichent justement lors du passage Néolithique moyen Il/Néolithique final dans des sociétés jurassiennes encore faiblement hiérarchisées (Pétrequin et Pétrequin, 1988).

Mais l'erreur méthodologique serait de vouloir à tout prix plaquer, sur les sociétés néolithiques d'Europe occidentale, les modes d'organisation socio-économique d'Irian Jaya. Convergences et systèmes écologiques, en termes de tendances, ne

signifient pas forcément identité des organisations sociales complexes, autrefois et aujourd'hui. Et sous peine de raisonnement circulaire, les conclusions temporaires de cette démarche ethno-archéologique ne pourront pas être utilisées par les ethnologues qui voudraient donner quelque profondeur historique à leurs démarches.

CNRS URA 12 / CRA 3, rue Michelet

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