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417 DU MATÉRIEL AU SPIRITUEL. RÉALITÉS ARCHÉOLOGIQUES ET HISTORIQUES DES « DÉPÔTS » DE LA PRÉHISTOIRE À NOS JOURS XXIX e rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes Sous la direction de S. Bonnardin, C. Hamon, M. Lauwers et B. Quilliec Éditions APDCA, Antibes, 2009 Résumé Les haches néolithiques produites dans les exploitations des Alpes italiennes, ont largement été diffusées en Europe occidentale pendant les V e et IV e millénaires, jusqu’à des distances atteignant 1 700 km. Nous prétendons montrer que ces découvertes hors contexte villageois et rarement dans les sépultures, sont tout à fait significatives du statut très particulier d’objets signes à haute valeur sociale. L’hypothèse d’objets sacrés semble ici parfaitement opérante ; la comparaison avec les figurations gravées sur les stèles du Morbihan est d’ailleurs particulièrement explicite. Abstract The Neolithic axeheads produced in the Italian Alps were widely distributed during the 5th and 4th millennia over distances up to 1700 km. We propose to demonstrate that the fact that these axe- heads have not been found in villages, and are found only rarely in funerary contexts, is what sets them apart from other axeheads, and indicates that they were actually material markers of great significance and high social value. The notion of sacred objects seems here perfectly plausible; this sacredness is underlined and made particularly explicit when we consider the carvings of axes and axeheads on the massive standing stones in the Morbihan. L’Unique, la Paire, les Multiples. À propos des dépôts de haches polies en roches alpines en Europe occidentale pendant les V e et IV e millénaires* Pierre PÉTREQUIN 1 , Serge CASSEN 2 , Michel ERRERA 3 , Estelle GAUTHIER 4 , Lutz KLASSEN 5 , Yvan PAILLER 6 , Anne-Marie PÉTREQUIN 7 , Alison SHERIDAN 8 * Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un Programme Blanc de l’Agence Nationale de la Recher- che, géré par la Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement, Besançon (2007-2009) : JADE « Inégalités sociales et espace européen au Néolithique : la circulation des grandes haches en jades alpines ». 1. Laboratoire de Chrono-environnement, UMR 6249, CNRS et Université de Franche-Comté, UFR Sciences, 16, route de Gray 25030 Besançon. 2. Laboratoire de recherches archéologiques, CNRS et Université de Nantes, BP 81227 44312 Nantes Cedex. 3. Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren et Musée régional de Préhistoire, 07150 Orgnac-l’Aven. 4. Laboratoire de Chrono-environnement, UMR 6249, CNRS et Université de Franche-Comté, UFR Lettres, 32 rue Mégevand 25030 Besançon. 5. Moesgard Museum, DK 8270 Højbjerg, Danemark. 6. Arscan (UMR 7041), équipe Protohistoire européenne, MAE R. Ginouvès, 21 Allée de l’Univer- sité, 92023 Nanterre Cedex. 7. MSHE C. N. Ledoux, USR 3124, CNRS-UFC/UTBM, UFR Lettres, 32 rue Mégevand 25030 Besançon. 8. National Museums Scotland, Chambers Street, Edinburgh EH1 1JF, Grande Bretagne.

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Du matériel au spirituel. réalités archéologiques et historiques Des « Dépôts » De la préhistoire à nos jours

XXIXe rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’AntibesSous la direction de S. Bonnardin, C. Hamon, M. Lauwers et B. QuilliecÉditions APDCA, Antibes, 2009

RésuméLes haches néolithiques produites dans les exploitations des Alpes italiennes, ont largement été diffusées en Europe occidentale pendant les ve et ive millénaires, jusqu’à des distances atteignant 1 700 km. Nous prétendons montrer que ces découvertes hors contexte villageois et rarement dans les sépultures, sont tout à fait significatives du statut très particulier d’objets signes à haute valeur sociale. L’hypothèse d’objets sacrés semble ici parfaitement opérante ; la comparaison avec les figurations gravées sur les stèles du Morbihan est d’ailleurs particulièrement explicite.

AbstractThe Neolithic axeheads produced in the Italian Alps were widely distributed during the 5th and 4th millennia over distances up to 1700 km. We propose to demonstrate that the fact that these axe-heads have not been found in villages, and are found only rarely in funerary contexts, is what sets them apart from other axeheads, and indicates that they were actually material markers of great significance and high social value. The notion of sacred objects seems here perfectly plausible; this sacredness is underlined and made particularly explicit when we consider the carvings of axes and axeheads on the massive standing stones in the Morbihan.

L’Unique, la Paire, les Multiples. À propos des dépôts de haches polies en roches alpines en Europe occidentale pendant les ve et ive millénaires*Pierre Pétrequin1, Serge Cassen2, Michel errera3, Estelle Gauthier4, Lutz Klassen5, Yvan Pailler6, Anne-Marie Pétrequin7, Alison sheridan8

* Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un Programme Blanc de l’Agence Nationale de la Recher-che, géré par la Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement, Besançon (2007-2009) : JADE « Inégalités sociales et espace européen au Néolithique : la circulation des grandes haches en jades alpines ».1. Laboratoire de Chrono-environnement, UMR 6249, CNRS et Université de Franche-Comté, UFR Sciences, 16, route de Gray 25030 Besançon.2. Laboratoire de recherches archéologiques, CNRS et Université de Nantes, BP 81227 44312 Nantes Cedex.3. Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren et Musée régional de Préhistoire, 07150 Orgnac-l’Aven.4. Laboratoire de Chrono-environnement, UMR 6249, CNRS et Université de Franche-Comté, UFR Lettres, 32 rue Mégevand 25030 Besançon.5. Moesgard Museum, DK 8270 Højbjerg, Danemark.6. Arscan (UMR 7041), équipe Protohistoire européenne, MAE R. Ginouvès, 21 Allée de l’Univer-sité, 92023 Nanterre Cedex.7. MSHE C. N. Ledoux, USR 3124, CNRS-UFC/UTBM, UFR Lettres, 32 rue Mégevand 25030 Besançon.8. National Museums Scotland, Chambers Street, Edinburgh EH1 1JF, Grande Bretagne.

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Certaines haches néolithiques ont été détournées de leur fonction pre-mière (défricher la forêt, travailler le bois) et socialement surdéterminées (Lemonnier, 1986 ; Pétrequin, Pétrequin, 2006) dans un système de signes qui ne peuvent être compris que dans leur contexte de valeurs mentales acceptées par tous (Liu, 2003). Cette observation va beaucoup plus loin que le concept basique de « hache de prestige » ou de « hache d’apparat », si souvent exprimé lorsqu’un archéologue reconnaît un objet exceptionnel dans une sépulture. Un des meilleurs exemples est certainement le cas de ces centaines de haches polies, de forme très régulière, en magnifiques roches alpines souvent transluci-des et qui accrochent la lumière du soleil ; nous parlons des haches en jadéitite et en néphrite, roches regroupées par les gemmologues sous le nom de jade (jade-jadéite et jade-néphrite), auxquelles il convient d’associer certaines ser-pentinites, omphacitites et éclogites fines. En Europe, la plupart de ces haches en jade ont été découvertes isolées ou associées par paires, ou encore déposées par petits groupes dans des fosses. Parce que ces objets tout à fait inhabituels ont été découverts hors contexte archéologique, ils ont peu retenu l’attention des néolithiciens. Or, il n’est pas possible d’imaginer que ce soient des haches simplement perdues ou égarées ; on en prend conscience quand on sait que beaucoup d’entre elles sont de dimensions importantes, avec des longueurs qui peuvent atteindre 46 cm pour la plus grande d’entre elles.

La découverte d’une paire de haches polies à Vendeuil (Aisne, France) per-met de montrer que les lames polies en jades alpins avaient certainement une signification très particulière. Ces deux haches de Vendeuil, longues respective-ment de 15,5 et 18,7 cm (fig. 1), avaient été plantées dans le sol, tranchant vers le haut, dans une zone envahie par l’eau dans le lit majeur de l’Oise (Pétrequin et al., 2005), en dehors de tout contexte archéologique conventionnel de type

Fig. 1. Les deux haches de Vendeuil (Aisne) étaient plantées verticalement dans le sol d’une zone marécageuse. Deuxième moitié du ve millénaire av. J.-C. Longueur de la plus grande hache : 18,7 cm. Jadéitite du Mont Viso (Italie). Photo H. Paitier, INRAP.

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habitat ou sépulture. Les analyses minéralogiques ont permis de montrer que les deux haches étaient en jadéitite alpine, exploitée dans les carrières du Mont Viso, à 70 km au sud-ouest de Turin (Italie) ; elles avaient donc été transportées sur un peu plus de 600 km à vol d’oiseau, avant d’être fichées verticalement dans le sol. De telles découvertes apparaissent çà et là dans la littérature archéologi-que : une longue hache vers un col à 2400 d’altitude à Zermatt (Valais, Suisse) (Sauter, 1978), deux autres à proximité d’un col à Montredon (Aude, France) (Helena, 1937), une autre paire au-dessus d’une haute cascade à Lurs (Alpes-de-Haute-Provence), dans la vallée de la Durance, d’autres encore sur une émi-nence à Pertuis (Cotte, 1924)… Pour l’Europe occidentale, le dépouillement systématique des publications tend à prouver que ces haches fichées dans le sol sont beaucoup plus fréquentes qu’il n’y paraît de prime abord (entre autres : Le Rouzic, 1927 ; Bordreuil, 1966). On est même en droit de penser que toutes ces haches en roches alpines précieuses, grandes ou petites, souvent magni-fiquement polies à glace, ne sont pas les découvertes isolées et sans contexte que l’on a voulu imaginer ; au contraire, elles représenteraient des modalités de dépôt volontaire et habituel jalonnant des points particuliers du paysage, associés aux cols, aux sommets, aux falaises, aux grottes, aux pierres dressées et surtout aux milieux humides. Le fait n’est pas spécifique des haches en roches alpines, puisque l’on connaît également, aux Pays-Bas et en Scandinavie, des dépôts de « haches » en silex dans les tourbières (Wentink, 2006).

Et pourtant ces haches, qui appartenaient manifestement au domaine des rituels (elles étaient considérées comme tellement sacrées qu’elles sont restées en place, verticalement, pendant des centaines d’années), ont été à l’origine conçues et mises en forme en tant qu’outils d’abattage, c’est-à-dire des lames de pierre pour équiper les haches et les herminettes. Il faut alors insister sur la valeur sociale remarquable des roches utilisées : les jades. Partout où exis-taient des gîtes de jade, peu nombreux à l’échelle de la planète, ces matières premières précieuses et particulièrement tenaces au polissage et à l’utilisation ont été utilisées par les élites pour l’affichage de leur statut, en Méso-Amérique, en Extrême-Orient, en Nouvelle-Zélande ; certains jades très rares, comme le jade dit du « martin-pêcheur » en Chine, ont même été strictement réservés à l’empereur au xviiie siècle (Zarcone, 2001). Il existe donc certainement une relation ubiquiste entre d’une part le jade – partout considéré comme symbole d’éternité (vu sa résistance mécanique et sa densité exceptionnelles) et issu du monde des dieux (vu sa couleur et ses rapports avec la lumière) –, et d’autre part les sociétés inégalitaires et l’expression des rituels religieux.

Le fait est que l’on connaît également, en Europe occidentale, des ébauches en jades alpins également plantées dans le sol ou déposées dans des points par-ticuliers du paysage : l’ébauche de Lugrin (Haute-Savoie, France) a été décou-verte au pied d’un gros bloc erratique ; deux autres, à Oncino/Madonna del Fo (Piémont, Italie), étaient posées sur le sol rocheux d’un abri-sous- roche, juste au-dessus d’un gué sur le torrent Pô près de sa source ; on pourrait multi-plier les exemples… Ces haches, à l’origine conçues pour être des outils, pos-

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sédaient donc déjà une valeur sociale peu ordinaire sur les lieux même de leur production (Pétrequin et al., 2003).

L’origine principale des haches en jade a été découverte dans les Alpes ita-liennes (Pétrequin et al., 2006). Les exploitations néolithiques les plus impor-tantes sont situées au nord et au sud du Mont Viso (fig. 2), entre 1700 et 2400 m d’altitude. Les blocs de jade étaient éclatés par le feu, à l’occasion d’expéditions en montagne pendant la belle saison (Pétrequin, 2006). Dans ce contexte, les conditions se trouvaient ainsi réunies pour que les haches prennent une très grande valeur : rareté de la matière première, carrières exploitées par les hom-mes à deux ou trois jours de marche au-delà des villages et des terres cultivables, ambiance impressionnante de montagne au pied même du point culminant des Alpes du Sud. On comprend alors mieux ce que pouvaient représenter des ébauches de hache provenant de carrières difficilement accessibles, voire tenues secrètes, et requérant des savoir-faire spécialisés tant au niveau des tech-niques que des rituels (Spielmann, 1998). Le Mont Viso, culminant à 3 844 m d’altitude, devait être alors considéré comme « La Montagne des Haches », où se trouvaient sacralisés à la fois les jades alpins dans les gîtes naturels et les haches tirées des fronts de carrière.

Le caractère sacré du Mont Viso et des jades aurait alors été transmis aux ébauches et aux haches polies, leur conférant une extraordinaire valeur

Fig. 2. Dans le massif du Mont Viso (Piémont, Italie), des exploitations néolithiques de « jades » ont été repérées entre 1700 et 2400 m d’altitude. Ces carrières ont été exploitées entre 5200 et 2500 av. J.-C. Photo P. Pétrequin.

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sociale. Avec une telle charge imaginaire, accompagnées par des mythes puis-sants et des histoires valorisantes, les haches en roches alpines auraient acquis la force de pénétration qui les a conduit à parcourir des distances considé-rables, jusqu’à 1 700 km à vol d’oiseau, depuis les Alpes italiennes jusqu’aux marges atlantiques de l’Europe, à travers une véritable mosaïque de langues et de cultures néolithiques (fig. 3). L’expansion géographique des haches en jades alpins, soutenue par leur valeur sociale et religieuse, n’aurait alors été freinée qu’à la rencontre d’autres systèmes puissants de valeurs symboliques et religieuses. C’est probablement le cas avec les objets en cuivre ou en or du

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Sources :Bases de données : JADE - P. Pétrequin (dir.) & L. KlassenFond : Esri WBM, SRTMÉchelle log. = échelle logarithmiqueCartographie : J. Desmeulles & E. GauthierUniversité de Franche-Comté - Janvier 2008

Mines oucarrières

Objets lourdsen cuivre

1

10

100

Hachesalpines

1

10

100

Objets en or(échelle log.)

1

6

200

3028

Fig. 3. Répartition des objets en jades alpins, en or ou en cuivre en Europe occidentale pendant le Néolithique et le Chalcolithique ancien. DAO. J. Desmeulles et E. Gauthier, à partir des bases de données JADE (P. Pétrequin dir., et L. Klassen).

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Chalcolithique ancien centre-européen, comme le montre l’opposition, pen-dant le milieu du ve millénaire, entre une Europe occidentale du jade et une Europe centrale du cuivre et de l’or (fig. 3) (Pétrequin et al., 2002, Klassen et al., à paraître). C’est l’attrait que prend l’or à nos yeux d’occidentaux « modernes » qui aurait jusqu’ici masqué ce phénomène social essentiel à la compréhension du Néolithique européen (Lichardus 1991) ; des préhistoriens chinois, tradi-tionnellement attachés au jade plutôt qu’à l’or, auraient sans doute raisonné différemment.

La répartition des grandes haches en jades alpins n’est ni aléatoire ni uni-forme en Europe occidentale. Entre les Alpes et l’Atlantique, on a identifié des concentrations remarquables, en particulier dans les régions agricoles les plus fertiles (fig. 3). De telles concentrations de haches déposées volontairement, en relation probable avec de fortes densités régionales de population (Bassin parisien, plaines de Saône, Limagne, basse vallée de la Loire, etc.), pourraient être en relation avec des centres de pouvoir et un système d’échanges entre éli-tes plutôt qu’avec un simple système de troc de proche en proche (Pétrequin et al., 2002). De fait, le nombre des haches ne décroît pas avec la distance aux car-rières alpines. Il en va de même, semble-t-il, pour la longueur des lames polies : de très grands exemplaires peuvent être observés aussi bien près des carrières, dans la première zone de diffusion immédiatement au nord-ouest des Alpes, et vers les marges des transferts, en Bretagne, en Grande-Bretagne, en Irlande et en Allemagne. Ce comportement dans l’espace s’oppose ainsi très nettement aux modalités de diffusion des haches de travail en roches de moindre qualité et de moindre valeur, comme celles tirées des carrières de Plancher-les-Mines (Haute-Saône, France), dans le sud des Vosges (Pétrequin, Jeunesse, 1995) ; dans le cas de ces haches de travail, la diffusion dépasse rarement plus de 200 à 250 km à vol d’oiseau et les caches contiennent surtout des ébauches ou des haches en cours de polissage.

Haches en jades alpins et haches de travail en roches régionales appartien-draient donc à des systèmes de pensée et à des modes de transfert bien diffé-rents. Vers le milieu du ve millénaire, au plus fort des productions alpines, ces deux types de haches se trouvent en opposition : les haches de travail (roches régionales et parfois petites haches alpines) sont en général représentées à la fois dans les villages et dans les sépultures masculines ; les grandes haches alpines, pour leur part, sont absentes aussi bien du quotidien que du monde funéraire. En d’autres termes, les hommes de haut statut et les spécialistes des rituels (Spielmann, 1998) qui manipulaient les haches alpines précieuses n’em-portaient pas dans la tombe ces signes sociaux, dont ils n’auraient pas été pro-priétaires ; le droit de propriété semble alors devoir être corrélé avec le monde du sacré, du divin et des puissances non-humaines ; c’est bien, en effet, à cette sphère particulière, loin des villages et des nécropoles, qu’ont été dédiées les haches plantées dans le sol ou accumulées dans les dépôts enterrés.

La côte méridionale de Bretagne – et plus particulièrement autour du golfe du Morbihan – est une exception remarquable à la règle, même si les haches

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alpines ne semblent pas figurer dans les habitats davantage qu’ailleurs en Europe. De surcroît, il faut savoir que le golfe du Morbihan représente une des plus importante concentration de haches en jades alpins en Europe (fig. 3). Cette concentration hors norme – où l’on peut reconnaître quelques-uns des plus beaux objets néolithiques connus (fig. 4) – doit être expliquée. De plus, les haches alpines y ont été importées en grand nombre vers le milieu du ve mil-lénaire, pour être à nouveau polies afin d’en modifier la forme (voir les haches « carnacéennes » de la fig. 5, avec le talon perforé ou bien le tranchant élargi).

Fig. 4. Dépôts funéraires des tumulus géants du Morbihan (France) : haches carnacéennes en jades alpins repolies, anneau-disque en jadéitite, perles en variscite du nord-ouest de l’Espagne. La plus grande hache provient du Mané-er-Hroëck à Locmariaquer ; elle mesure 35,4 cm de longueur. Vannes, Musée de la Société Polymathique du Morbihan. Photo P. Pétrequin.

Fig. 5. Le tumulus de Saint-Michel à Carnac (Morbihan) abritait un caveau central fermé, avec 11 haches en jades alpins et 26 haches en fibrolite probablement importées d’Espagne. Photo P. Pétrequin.

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Dans le Morbihan, les haches alpines de grande qualité ont été accumu-lées dans des dépôts, comme celui de Bernon/Mouillarien à Arzon (17 haches alpines trouvées ensemble) ; plantées dans le sol à proximité de chaos rocheux ou d’alignements de stèles monumentales, comme à Saint-Pierre-Quiberon/Le Petit Rohu (deux paires de haches trouvées côte à côte, tranchant vers le haut, la plus longue mesurant 21,6 cm de longueur) (Cassen et al,. 2008) ; ou encore placées dans les caveaux fermés de tumulus géants, comme celui de Carnac/Saint-Michel (fig. 4), probablement réservé, au mieux, à quelques individus. Ainsi, cette région montre pour la première fois la juxtaposition des sphères du sacré et du funéraire monumental (Bailloud et al., 1995). Si le domaine du sacré apparaît ici conforme à ce que nous avons vu ailleurs en Europe, les haches en jade mises en scène dans les chambres funéraires constituent une extraordinaire exception. Alors, que faut-il penser du statut et des fonctions de ces personnages accompagnés dans la mort par des objets signes importés de loin et qui, ailleurs, sont réservés aux puissances non-humaines (fig. 4) ? L’interdit d’emporter des objets sacrés dans la tombe se trouve ici levé. Tout se passe comme si ces personnages hors du commun étaient alors les vérita-bles propriétaires des objets sacrés placés dans leurs sépultures monumentales. Or nous ne connaissons pas, aujourd’hui, de société où les signes du pouvoir (sceptre, couronne…) ou du sacré (ciboire, reliquaire…) auraient été enterrés avec quelque personnage, aussi illustre soit-il, car ces objets signes ne lui appar-tenaient pas. L’observation est valable pour l’Europe médiévale, comme pour les rois polynésiens (Firth, 1970), qui se disaient pourtant tous descendants ou représentants d’un dieu sur terre.

Pour le ve millénaire autour du golfe du Morbihan, il faut donc arriver maintenant à concevoir des personnages d’une telle importance – au moins au niveau des rituels et des croyances – qu’ils étaient considérés, dans l’échelle des valeurs sociales acceptées par tous, au même niveau que les « dieux » eux-mêmes (Cassen, 2007a). Il n’est guère que les rois prêtres d’Amérique centrale, certains pharaons égyptiens et des empereurs de Chine qui aient pu prétendre à un tel statut, et parfois se faire enterrer avec une partie des signes du pouvoir temporel et religieux (Fields, Reents-Budet, 2006).

Bien que beaucoup de néolithiciens ne soient pas prêts à accepter cette idée, dans un contexte scientifique souvent figé par le dogme d’une évolution « historique » des sociétés du simple vers le complexe, il faudra bien se faire à l’idée que le golfe du Morbihan a été le berceau de conceptions religieuses et rituelles de la plus haute importance, dans un système d’explication du monde où des blocs-stèles parfois gigantesques (jusqu’à 300 tonnes) ont été dressés vers le ciel (Cassen, 2000a). Et sur ces stèles souvent disposées en alignements, la grande hache polie figure parmi d’autres signes de la violence et du pou-voir (crosses et bâtons de jet), parmi l’imaginaire religieux figuré, où le sexe mâle, certains animaux fantastiques, des bateaux et peut-être des arcs-en-ciel viennent illustrer des conceptions religieuses et une mythologie communes (Shee Twohig, 1981). Les stèles réutilisées de Larmor-Baden/Gavrinis (fig. 6),

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où sont représentés, côte à côte, des serpents dressés, des paires de haches en jades alpins à tranchant élargi et des crosses – parmi les signes imbriqués d’une grammaire religieuse complexe qui commence à être déchiffrée (Cassen, 2007b) –, livrent une sorte de synthèse graphique des mythologies du ve mil-lénaire qui ont gagné peu à peu une partie de l’Europe occidentale (Cassen, 2000b ; Klassen et al., à paraître).

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Fig. 6. Haches et serpents figurés sur une stèle monumentale dans la tombe à couloir de Gavrinis à Larmor-Baden (Morbihan). ve millénaire av. J.-C. Photo P. Pétrequin.

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