Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec. Analyse politique des stratégies...

23
Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec. Analyse politique des stratégies rhétoriques FRANCIS DUPUIS-DÉRI Université du Québec à Montréal You cannot make history without direct participation of the peo- ple and call it democracy. Philip Resnick ~1984 : 16–17! «Démocratie». Voici un mot qui a connu dans l’Occident moderne une bien curieuse histoire. Si tous les politiciens du Canada et du Québec se réclament aujourd’hui de la démocratie, la lecture des textes datant d’un siècle ou deux nous révèle qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Au départ, le mot «démocratie» et ses dérivés ~«démocrate», «démocratique»! agis- sent comme des repoussoirs, des étiquettes connotées péjorativement qui évoquent simultanément la participation du peuple aux affaires pub- liques et l’irrationalité, la turbulence, un certain chaos. En 1867, les «pères fondateurs» du Canada moderne se disent explicitement et publiquement opposés à la démocratie. Il faudra attendre le désir des élites de mobi- liser en masse les populations, à l’occasion des deux guerres mondiales, pour que le mot «démocratie» commence à être utilisé positivement en référence aux institutions et aux valeurs qu’incarnerait le Canada. En fait, l’étude des textes d’époque révèle que le changement de sens qu’a connu le mot «démocratie» au Canada s’explique non pas par une sorte d’évolution naturelle du vocabulaire, mais bien par des motivations poli- tiques qui ont poussé des acteurs à modifier à des fins rhétoriques le contenu descriptif et normatif du mot. Remerciements : La première version de ce texte a été rédigée par l’auteur à titre de chercheur postdoctoral ~boursier du CRSH! au département de science politique du Massachusetts Institute of Technology, à Cambridge, aux États-Unis. Merci à Marc- André Cyr et aux trois évaluateurs anonymes de la Revue canadienne de science politique pour leur lecture attentive de ce texte et leurs commentaires critiques. Francis Dupuis-Déri, Département de science politique, Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, succ. Centre-Ville, Montréal ~Québec!, H3C 3P8; dupuis-deri. [email protected] Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique 42:2 (June/juin 2009) 321–343 doi:10.10170S0008423909090398 © 2009 Canadian Political Science Association ~l’Association canadienne de science politique! and0et la Société québécoise de science politique

Transcript of Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec. Analyse politique des stratégies...

Histoire du mot «démocratie» au Canadaet au Québec. Analyse politique desstratégies rhétoriques

FRANCIS DUPUIS-DÉRI Université du Québec à Montréal

You cannot make history without direct participation of the peo-ple and call it democracy.

Philip Resnick ~1984 : 16–17!

«Démocratie». Voici un mot qui a connu dans l’Occident moderne unebien curieuse histoire. Si tous les politiciens du Canada et du Québec seréclament aujourd’hui de la démocratie, la lecture des textes datant d’unsiècle ou deux nous révèle qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Au départ, lemot «démocratie» et ses dérivés ~«démocrate», «démocratique»! agis-sent comme des repoussoirs, des étiquettes connotées péjorativement quiévoquent simultanément la participation du peuple aux affaires pub-liques et l’irrationalité, la turbulence, un certain chaos. En 1867, les «pèresfondateurs» du Canada moderne se disent explicitement et publiquementopposés à la démocratie. Il faudra attendre le désir des élites de mobi-liser en masse les populations, à l’occasion des deux guerres mondiales,pour que le mot «démocratie» commence à être utilisé positivementen référence aux institutions et aux valeurs qu’incarnerait le Canada. Enfait, l’étude des textes d’époque révèle que le changement de sens qu’aconnu le mot «démocratie» au Canada s’explique non pas par une sorted’évolution naturelle du vocabulaire, mais bien par des motivations poli-tiques qui ont poussé des acteurs à modifier à des fins rhétoriques lecontenu descriptif et normatif du mot.

Remerciements : La première version de ce texte a été rédigée par l’auteur à titre dechercheur postdoctoral ~boursier du CRSH! au département de science politique duMassachusetts Institute of Technology, à Cambridge, aux États-Unis. Merci à Marc-André Cyr et aux trois évaluateurs anonymes de la Revue canadienne de sciencepolitique pour leur lecture attentive de ce texte et leurs commentaires critiques.

Francis Dupuis-Déri, Département de science politique, Université du Québec àMontréal, C.P. 8888, succ. Centre-Ville, Montréal ~Québec!, H3C 3P8; [email protected]

Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique42:2 (June/juin 2009) 321–343 doi:10.10170S0008423909090398

© 2009 Canadian Political Science Association ~l’Association canadienne de science politique!and0et la Société québécoise de science politique

Notre approche s’inspire de la méthode d’analyse des idées poli-tiques proposée par Quentin Skinner. Avec lui, ainsi qu’avec Pierre Bour-dieu, nous pensons que les mots exercent une influence sur la réalitépolitique et que le discours est en lui-même un acte politique. En util-isant le mot «démocratie», les acteurs politiques ~militants, polémistes,politiciens élus! posent un acte politique qui accroît ou sape la légitimitéet le pouvoir de mobilisation politique d’un individu, d’une faction oud’une idée. Notons que ces considérations théoriques ne découlent passeulement d’une réflexion abstraite; les archives révèlent que les acteurspolitiques sont eux-mêmes persuadés qu’il est possible de tromper le peu-ple grâce à une utilisation politique des mots et des étiquettes ~voir Griséet Lortie, 2000 : 69 et 128!.

La thèse voulant que le sens descriptif et normatif du mot«démocratie» ait été modifié en raison de calculs politiques des élitescanadiennes s’inspire d’études similaires portant sur l’histoire du mot«démocratie» aux États-Unis ~Hanson, 1989; Laniel, 1995; Morantz,1971!, en France ~Rosanvallon, 2000!, en Europe ~Christophersen, 1968!ou ailleurs ~Naess, Christophersen et Kvalø, 1956; Schaffer 1998!.1 Celadit, l’histoire du mot «démocratie» au Canada n’a jamais, à notre con-naissance, été étudiée en détail et elle mérite que l’on s’y attarde dansla mesure où il n’y a pas eu dans ce pays de rupture et de refondation,comme dans le cas de la guerre de l’Indépendance aux États-Unis oude multiples révolutions en France. Conséquemment, il pourrait sem-bler normal que les États-Unis et la France en viennent à se nommer«démocratie» à la suite de ruptures radicales, alors qu’il pourrait paraîtrecurieux de parler de «démocratie» pour désigner un pays aussi conser-vateur que le Canada, qui reste monarchique d’un point de vueconstitutionnel.

Pour démontrer notre thèse, nous avons principalement procédé àune recherche du mot «démocratie» et de ses dérivés dans plusieursrecueils comprenant les textes les plus marquants de l’histoire politiquedu Canada et du Québec, que ce soient des écrits philosophico-politiques,des déclarations politiques ou même des poèmes ~Ajzenstat et Smith,1997; Bernard, 1988; Bliss, 1966; Brunet, 1979; Ferretti et Miron, 1992;Frégault et Trudel, 1963; Grisé et Lortie, 2000; Lamonde et Corbo, 1999;Latouche et Poliquin-Bourassa, 1977; Lévesque, 2005!.2 Nous avons jetédes coups de sonde autour d’événements importants, comme le mouve-ment des Patriotes ~1837–1838!, la fondation de la Confédération cana-dienne ~1867!, l’accession des femmes canadiennes au droit de vote, lesdeux Guerres mondiales et le début de la Guerre froide. D’un point devue géopolitique, notre attention s’est principalement portée sur le Québec,ce qui a permis d’évaluer l’évolution du mot à la fois dans la langueanglaise et dans la langue française, au risque de laisser dans l’ombredes jeux d’influence hors du Québec. Enfin, nous avons cru important

322 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

de situer notre analyse dans un cadre comparatif avec les États-Unis et laFrance, l’histoire du mot «démocratie» y étant très bien documentée, maisaussi, et surtout, parce que l’histoire et les discours politiques de cesdeux pays ont fortement influencé les idées sociopolitiques du Québecet du Canada.

Le mot «démocratie» aux États-Unis et en France

Les fondateurs des régimes électoraux modernes des États-Unis et dela France étaient ouvertement antidémocrates. Cet antidémocratismes’explique en grande partie par l’héritage classique que les membres del’élite politique, en France et dans les colonies britanniques en Amériquedu Nord, avaient reçu au collège, où l’on enseignait l’histoire et la phi-losophie classiques ainsi que le grec ancien.3 Ils savaient bien que d’unpoint de vue étymologique, le mot «démocratie» signifie le pouvoir ougouvernement du peuple ~demos!. De plus, l’éducation classique avaitstimulé chez eux tout autant leur haine de la démocratie que leur respectpour la république, la première étant conçue comme un régime où le peu-ple s’assemble à l’agora pour gouverner directement, et la seconde commeun régime dont les pouvoirs sont équilibrés et dont le principe légitimantest la recherche du «bien commun». Dans l’esprit de l’élite de l’époque,et de manière cohérente avec l’héritage classique, la démocratie était niplus ni moins perçue comme une tyrannie des pauvres, incapables deprendre des décisions rationnelles compatibles avec le bien commun etproies faciles pour les démagogues. George Washington ~Morone, 1990 :33, traduction de l’auteur @TDA# ! dira par exemple que «le peuple @...#ne peut ni agir, ni juger, ni penser, ni vouloir», des propos repris presquetextuellement en France par Emmanuel Sieyès ~1989 : 1027!, pour qui

Résumé. L’étude des discours des «pères fondateurs» du Canada moderne révèle qu’ils étaientouvertement antidémocrates. Comment expliquer qu’un régime fondé dans un esprit antidé-mocratique en soit venu à être identifié positivement à la démocratie? S’inspirant d’études simi-laires sur les États-Unis et la France, l’analyse de l’histoire du mot «démocratie» révèle que leCanada a été associé à la «démocratie» en raison de stratégies discursives des membres del’élite politique qui cherchaient à accroître leur capacité de mobiliser les masses à l’occasiondes guerres mondiales, et non pas à la suite de modifications constitutionnelles ou institution-nelles qui auraient justifié un changement d’appellation du régime.

Abstract. An examination of the speeches of modern Canada’s “founding fathers” lays baretheir openly anti-democratic outlook. How did a regime founded on anti-democratic ideas cometo be positively identified with democracy? Drawing on the examples of similar studies carriedout in the United States and France, this analysis of the history of the term “democracy” inCanada shows that the country’s association with “democracy” was not due to constitutional orinstitutional changes that might have justified re-labelling the regime. Instead, it was the resultof the political elite’s discursive strategies, whose purpose was to strengthen the elite’s abilityto mobilize the masses during the world wars.

«le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants».4 Encela, et contrairement à l’opinion si souvent exprimée, les régimes élec-tifs modernes sont les enfants non pas d’Athènes, mais de Rome, voirede Sparte ~Roberts, 1994!.

Dans un tel contexte, les mots «démocratie», «démocrate» ou«démocratique» évoquaient le chaos et la violence, et ils étaient attribuésà un individu, une faction ou une institution dans le but de les dis-créditer. Pour John Adams, patriote de la première heure et second prési-dent des États-Unis, la «démocratie @...# est un type de gouvernementarbitraire, tyrannique, sanglant, cruel et intolérable» ~Laniel, 1995 : 65!.Si l’on consulte les archives du Congrès de Philadelphie de 1787 où pritforme le projet d’union des anciennes colonies britanniques, on décou-vre que les délégués y parlaient des «vices de la démocratie» et de la«turbulence et des folies de la démocratie» ~Farrand, 1966 : 288 et 432,TDA!. En France, le révolutionnaire Antoine Barnave ~1989 : 54! affirmaque la «démocratie» est «le plus grand des fléaux»; le jacobin Lan-juinais avait la «démocratie» en «horreur»; quant à Jean-Paul Rabaut, ilaffirme que la «démocratie» conduit inévitablement à l’«anarchie» ouau «despotisme» ~Tackett, 1996 : 105!. Les sources de l’époque—discoursofficiels, journaux, pamphlets, lettres et journaux personnels—regorgentde citations de ce genre. Simon Bolivar déclara dans le même esprit que«@n#ulle forme de gouvernement n’est aussi débile que la démocratie»~Vayssière, 1989 : 15!.

C’est entre 1830 et 1850 que les politiciens aux États-Unis commeen France vont commencer à s’identifier comme démocrates et à désignerle régime électoral sous le nom de «démocratie», même si aucune modi-fication constitutionnelle ni transformation du processus de prise dedécision ne justifiait un tel changement d’appellation. Le détournementde sens s’opère tout d’abord aux États-Unis. Andrew Jackson est le pre-mier candidat présidentiel à se présenter comme démocrate, une éti-quette qui laisse entendre qu’il défendra les intérêts des petits ~enparticulier les modestes cultivateurs du Midwest et les travailleurs man-uels des grandes villes de l’Est!, contre les grands ~les bureaucrateset politiciens de Washington et les bourgeois des grandes villes!. Jack-son et ses alliés sont tout à fait conscients que leur utilisation du mot«démocratie» relève de ce que l’on appellerait aujourd’hui du marketingpolitique, soit une stratégie discursive pour rafler des suffrages. Les jour-naux sympathiques à Jackson se mettent rapidement de la partie, expli-quant à leurs lecteurs que «la cause de Jackson est la cause de ladémocratie et du peuple contre une aristocratie corrompue» ~Remini,1981 : 377, TDA!. Le régime électif des États-Unis est de plus en plussouvent désigné indistinctement par les termes «république» ou«démocratie» ~Nelson, 1991 : 149!. En 1840, même le candidat du Partiwhig, Henry Harrison, remarque candidement que «@l#a chose la plus

324 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

extraordinaire dans cette compétition est que nous nous battons sous lamême bannière. Tous ici affirment être Démocrates» ~Nelson, 1991 : 169,TDA!. Dans Democracy, Calvin Colton explique, en 1844, comment uti-liser le mot «démocratie» et ses dérivés à des fins stratégiques pour favo-riser le candidat présidentiel whig, Henry Clay. Le texte s’ouvre parl’évocation d’une rencontre entre un représentant du Parti démocratesiégeant au Congrès et un sénateur whig lors de la campagne de 1840.«Nous allons vous battre», aurait dit le représentant démocrate au séna-teur whig, grâce «aux mots Démocratie—Démocrate—et Démocratique.@...# Aussi longtemps que nous porterons ce nom, vous ne pouvez pasnous battre, mais nous vous battrons» ~Colton, 1973 : 89–90, TDA!. Col-ton conclut que la façon dont les Démocrates utilisent le mot «démocratie»«@e#st aussi éloignée de la démocratie grammaticale @étymologie# , his-torique et philosophique, et de n’importe quelle démocratie ayant jamaisété reconnue comme telle, que la monarchie elle-même» ~Colton, 1973 :97, TDA!. Il encourage tout de même les Whigs à se dire démocratespour séduire les électeurs.

Le mot «démocratie» et ses dérivés sont devenus si populaires qu’ilsont même une grande valeur sur le marché de la presse. Dans une analysedes noms de journaux américains, Regina Ann Morkell Morantz ~1971 :164–165! note qu’avant 1800, aucun journal n’avait dans son titre le mot«démocratie» ni un dérivé. Entre 1800 et 1807, trois journaux sont lancésdont le titre fait référence explicitement à la démocratie : Democratic-Republican ~Baltimore, 1802!, Democrat ~Boston, 1804!, et Constitu-tional Democrat ~Lancaster, Pennsylvanie, 1805!. Entre 1820 et 1850,Morantz trouve 202 journaux dont c’est le cas. L’engouement pour le motest si important que l’éditeur du journal Expositor, Amos Kendall, déclareen 1841 que «@l#a Démocratie @...# est la moralité @...# . C’est le code moralde toute vraie philosophie @...# c’est la perfection de la raison et de la loide Dieu» ~Morantz, 1971 : 208, TDA!. Devant une telle popularité du mot«démocratie», la North American Review écrit lucidement, en 1842 :«@q#uelle aurait été l’horreur des pères de la Constitution, s’ils avaient puêtre avertis que dans l’espace de cinquante ans, le gouvernement qu’ilsétablissaient précautionneusement avec tant de protection prévue contrece qu’ils appelaient la démocratie serait lui-même nommé démocratie»~Morantz, 1971 : 12–13, TDA! par ses représentants les plus importants.

En France aussi, les politiciens des diverses tendances vont tenterde s’approprier le nom «démocrate», d’abord revendiqué dans les années1830 par le mouvement socialiste naissant et qui se range derrière la ban-nière de la «République démocratique et sociale» pour se distinguer desrépublicains plus modérés ou monarchistes. En 1848, avec l’octroi dudroit de vote à tous les hommes adultes, le mot «démocratie» et ses dérivéssont repris par des candidats parfois conservateurs, pour ramener à euxdes électeurs sinon plutôt séduits par les socialistes. Vers 1850, deux

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 325

politiciens aussi différents que François Guizot et Auguste Blanquidéplorent que le mot «démocratie» soit vidé de son sens précis aprèsavoir été récupéré par tous les partis. Le socialiste Blanqui ~1971 : 131!se demande ainsi, de son cachot : «Qu’est-ce donc qu’un démocrate, jevous prie? C’est là un mot vague, banal, sans acceptation précise, unmot en caoutchouc. Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger souscette enseigne? Tout le monde se prétend démocrate, surtout les aristo-crates. Ne savez-vous pas que M. Guizot est démocrate?» Conclusiond’autant plus ironique que Guizot ~1849 : 9! déplorait précisément,dans son livre De la Démocratie en France, que «Démocratie @...# @c#’estle mot souverain, universel. Tous les partis l’invoquent et veulent sel’approprier comme un talisman @...# . Tel est l’empire du mot démocratieque nul gouvernement, nul parti n’ose vivre, et ne croit le pouvoir, sansinscrire ce mot sur son drapeau.» En 1859, Étienne Vacherot lance sonlivre La Démocratie, expliquant en ouverture que «@c#’est l’abus du motdémocratie qui m’a donné l’idée de ce livre.» S’identifiant lui-même àl’«école démocratique libérale», Vacherot ~1860 : 19! constate que «@l#espublicistes de la monarchie absolue et du despotisme militaire préten-dent parler au nom de la démocratie, comme les publicistes de la répub-lique.» Henri Dameth, qui signe en 1869 Le Mouvement socialiste etl’économie politique, note qu’il y a maintenant des «démocrates social-istes», des «démocrates révolutionnaires», des «démocrates bourgeois»,des «démocrates impérialistes», des «démocrates néo-chrétiens» ~Dameth,1869 : 121!. On évoque même l’espoir d’une «démocratie vraimentlibérale et socialiste» ~Trouessard, 1870 : 64!.

Le mot «démocratie» au Canada : remarques préliminaires

L’étude des cas des États-Unis et de la France indique clairement quedes acteurs politiques ont travaillé et modifié les significations descrip-tives et normatives du mot «démocratie» au gré de leurs intérêts parti-sans. Posons l’hypothèse qu’il en a été de même pour le Canada. Précisonstoutefois, avant de poursuivre, que nous ne défendons pas ici une con-ception essentialiste de la démocratie, quelle que soit l’essence de celle-ci. Il n’y a rien qui doit interdire, selon nous, de désigner du nom de«démocratie» n’importe quelle forme de régime. Cela dit, le mot«démocratie» reste le plus souvent, en Occident, associé à une histoireprécise, soit celle d’Athènes et de la Grèce antique, et son utilisationévoque généralement certaines notions, dont le peuple ou la nation, etune participation citoyenne plus ou moins directe aux gouvernements.Désigner comme démocratique un régime où le peuple ne gouverne pasdirectement, voire où il participe peu ou pas du tout à l’élaboration deslois et des décisions collectives, est un choix qui a sans doute des effets

326 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

politiques, en particulier de légitimation d’un régime dont le nom évoque,malgré tout, une référence au peuple, à sa participation et à ses intérêts.C’est à tout le moins le calcul politique qu’ont fait les politiciens et leurspartisans aux États-Unis et en France, quand ils ont décidé massivementde nommer «démocratie» le régime électoral libéral.

En sol canadien, il semble que la première utilisation du mot«démocratie» date du 24 janvier 1667. Le terme est alors connoté néga-tivement, en opposition à la monarchie, par l’intendant qui déclare dansson projet de distribution des terres du Canada qu’«@i#l est de la pru-dence de prévenir, dans l’établissement de l’État naissant du Canada,toutes les fâcheuses révolutions qui pourraient le rendre de monarchique,@à# aristocratique ou démocratique» ~Mathieu, 1998 : 12!. Cette mentionplace d’entrée de jeu le régime démocratique dans la liste des contre-modèles politiques, et le mot «démocratie» dans la liste des termes offi-ciellement péjoratifs, ce qui est tout à fait normal, compte tenu de lanature monarchique du régime de l’époque. Dans le même esprit, le pre-mier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe, rêvaiten 1790 de créer en Amérique du Nord une société qui serait la copieconforme de la société britannique. Dans une lettre datée du 30 décem-bre 1790 et adressée à l’archevêque de Canterbury, il explique que l’Égliseet l’État doivent «réduire le poids excessif de l’influence démocratique»~Bliss, 1966 : 34, TDA!.

Cela dit, le mot «démocratie» et ses dérivés ne sont pratiquementjamais utilisés au Canada avant les événements de 1837–1838. On recher-cherait en vain toute référence à la démocratie même dans la Pétitiondemandant une Chambre d’assemblée ~24 novembre 1784!, par laquelleles 2 291 signataires exigent de la Couronne d’«octroyer une Chambred’assemblée libre et élective» ~Lamonde et Corbo, 1999 : 45!. Il fautdire que l’élite politique dirigeante aussi bien que les forces critiquessont conservatrices et qu’il n’y a rien d’équivalent alors au Canada àcertaines forces politiques beaucoup plus radicales, qui s’expriment par-fois même par les armes, aux États-Unis et surtout en France, et qui serontidentifiées à la dangereuse «démocratie» par les politiciens plus conser-vateurs ou modérés. S’il y a bien des politiciens au Canada qui récla-ment, par exemple, une Chambre d’assemblée, ils n’ont pas recours auxarmes et leurs revendications restent plutôt modestes. Cela explique sansdoute pourquoi le mot «démocratie» n’a été utilisé que si rarement avantles révoltes des Patriotes de 1837–1838.

Les Patriotes

Les représentants de l’autorité britannique et les Loyalistes au Canada,tout comme les rebelles, identifient le mouvement patriote de 1837–

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 327

1838 à la «démocratie», les premiers pour le discréditer, les secondspour l’identifier positivement au modèle républicain des États-Unis.Contrairement aux Français et aux Américains du dix-huitième siècle,on est loin, au Canada de l’époque, d’une définition classique de ladémocratie. Le mot «démocratie» est synonyme de «république», évo-quant Washington plutôt qu’Athènes. Cette différence s’explique sansdoute par l’influence croissante des États-Unis en tant que point deréférence pour la réflexion et les débats chez les acteurs et commen-tateurs politiques canadiens, à un moment où la propagande prodémocra-tique d’Andrew Jackson se révèle si efficace. Le mot «démocratie»évoque, malgré tout, une participation du peuple aux affaires publiques,ce qui est parfois associé négativement à de la turbulence et au chaos,démocratie devenant alors synonyme d’anarchie.

Le lieutenant-gouverneur Francis Bond Head, arrivé au Haut-Canadaen 1836, incarne bien l’esprit antidémocratique propre aux Loyalisteslorsqu’il écrit, en 1837 : «Les deux partis qui s’affrontent ici sont d’unepart les constitutionalistes, et d’autre part les démocrates @...# qui ne sontqu’une petite faction, motivée par des intérêts égoïstes @...# et qui voitque la démocratie aux États-Unis glisse rapidement vers l’anarchie, etqui sait bien, ou plutôt qui calcule que l’anarchie, ou en d’autres mots, lepillage, est le chemin le plus court pour obtenir la richesse» ~Bliss, 1966 :44, TDA!. Plus modéré dans ses propos, lord Durham n’en perçoit pasmoins la démocratie comme menaçante, comme il l’indique dans saDépêche au Secrétaire d’État aux colonies, signée du 9 août 1838. Il yprécise que les Américains continueront «à sympathiser avec le groupequi semble lutter pour des principes démocratiques», soit les Patriotes~Lamonde et Corbo, 1999 : 134!. Dans son fameux rapport de 1839, ilexplique : «J’avais pensé constater une lutte entre un gouvernement etun peuple : j’ai trouvé une lutte entre deux nations @...# j’ai trouvé unelutte non pas de principes, mais de races.» Il ajoute : «La majoritéfrançaise se réclame des doctrines les plus démocratiques des droits d’unemajorité numérique. La minorité anglaise @...# s’allie avec les institutionscoloniales qui permettent à la minorité de résister à la volonté de lamajorité. @...# @L#es Français semblent avoir utilisé leurs armes démocra-tiques pour atteindre des objectifs conservateurs, plutôt que des objectifspropres à un mouvement libéral et éclairé» ~Bliss, 1966 : 50–51, TDA!.Sous la plume de lord Durham, lui-même de tendance plutôt libérale dansle contexte britannique, la démocratie est associée à la fois à la turbu-lence des rebelles et à la tyrannie de la majorité francophone ~conserva-trice! éventuellement imposée à une minorité éclairée ~les Anglais!.

Du côté des Patriotes, on utilise souvent le mot «démocratie» con-noté positivement, parfois en référence à un processus politique plusparticipatif, comme des clubs ou même des mouvements de masse. Ainsipeut-on lire en 1837, dans l’Adresse des Fils de la Liberté de Montréal

328 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

aux jeunes gens des colonies de l’Amérique du Nord, qu’en «prenant letitre de Fils de la Liberté, l’association des jeunes gens de Montréal n’anullement l’intention d’en faire une cabale privée, une junte secrète, maisun cadre démocratique plein de vigueur» ~Ferretti et Miron, 1992 : 53!.Dans cette adresse, on parle également de «la grande famille démocra-tique» ainsi que de «l’immense territoire de nos voisins @qui# a l’avantaged’être sagement gouverné par une libre démocratie» ~Ferretti et Miron,1992 : 54!. Louis-Joseph Papineau fait aussi référence à la démocratielors de l’assemblée à Saint-Laurent, le 15 mai 1837, alors qu’il tentede calmer les esprits et de convaincre ses partisans de renoncer à lalutte armée pour privilégier un boycott commercial contre les produitsd’Angleterre : «Le flot démocratique a coulé irrésistiblement par unepente qui devenant de plus en plus rapide, renversera sans violents effortsles impuissants obstacles que l’on peut tenter de lui opposer» ~Frégaultet Trudel, 1963 : 201!. Papineau est lui-même souvent identifié par sespartisans comme un défenseur de la démocratie. Lors de l’assemblée deMontréal ~comté urbain de Montréal!, il sera ainsi déclaré : «cette assem-blée ayant la plus entière confiance dans l’intégrité et les principes dedémocratie pure de l’honorable Louis-Joseph Papineau» ~Bernard, 1988 :121, voir aussi 130!. Chez les Patriotes, on laisse également entendreque la démocratie sied au continent américain ~Bernard, 1988 : 81 et136!.

Alors que les Loyalistes accusent les Patriotes d’être «démocrates»,ces derniers accusent leurs adversaires d’être «aristocrates» ~Bernard,1988 : 183, 271, 282!. La déclaration Aux électeurs des Comtés de Riche-lieu, Verchères, St-Hyacinthe, Chambly et Rouville se conclut en cestermes : «Nous sommes, Concitoyens, vos frères démocrates». On yévoque une lutte qui «s’est engagée dans ce pays entre l’orgueilleuse aris-tocratie et l’invincible démocratie» ~Bernard, 1988 : 263!. Le libéra-lisme des Patriotes s’inspirait des régimes en place, mais également desidées des Lumières plus radicales que celles qui ont trouvé à s’incarnerdans les institutions démocratiques aux États-Unis et en France aprèsl’indépendance ou la révolution. Les Patriotes organisent ainsi des assem-blés populaires ~par dizaines!, préconisent le vote pour l’élection des offi-ciers de justice et de police, organisent des comités de quartier, et ainside suite.

Cela étant dit, le mot «démocratie» et ses dérivés ne sont pas, et deloin, les principales armes discursives qu’utiliseront les Patriotes pourfouetter l’ardeur des troupes. Le mot «république» revient très souvent~Ferretti et Miron, 1992 : 46, 54, 58; Bernard, 1988 : 71!—et lorsqu’ils’agit d’identifier le régime des États-Unis, il est plus souvent questionde république que de démocratie, comme lors de la réunion des femmesde Saint-Antoine ~Bernard, 1988 : 50, 86, 204, 282!. Les expressionstelles que «liberté», «droit du peuple» et «patrie», «Patriote», gouverne-

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 329

ment «populaire» et «système électif» ~Bernard, 1988 : 95, 204, 206,260–261! sont également plus communes que les références à la«démocratie». Quant à la rhétorique des Loyalistes, le terme «démocratie»n’y occupe pas une place centrale, étant largement surpassé par desexpressions plus clairement péjoratives et inquiétantes, telles que «fac-tions révolutionnaires» ou «anarchie».

Dans les années qui suivront, on se rappellera pourtant du soulève-ment des Patriotes comme d’un mouvement «démocratique». Dansl’édition du 9 août 1850 du journal Le Pays, on lira ainsi qu’«@a#u seulcri de patriote, on reconnaissait le démocrate canadien». Et en référenceà l’engagement de George-Étienne Cartier auprès des Patriotes, MauriceLaframboise déclarera à l’Assemblée, le 9 mars 1865, qu’«aujourd’hui il@Cartier# est bien revenu de ses idées démocratiques» ~Débats parlemen-taires... 1865 : 856!. On retrouvera des «démocrates» chez les rares libres-penseurs—par exemple, Arthur Buies—et chez certains Rouges, héritiersdes Patriotes, dont quelques-uns prônant même la «démocratie pure» ~Ber-nard, 1971 : 53! lors de leurs interventions à l’Institut canadien de Mon-tréal et dans le journal L’Avenir. La démocratie fait ici référence à desmesures égalitaires, comme l’éducation populaire et le suffrage univer-sel ~Bernard, 1971 : 48, 93, 106, 113!. Paraîtra même en 1849 un Mani-feste du Club national démocratique, qui «proclam@e# les principes purset sacrés de la démocratie» et se dit à «l’avant-garde du républican-isme», se présentant comme rien de moins qu’un «Messie politique».Les auteurs, «démocrates par conscience», proposent des «mesures derénovation démocratiques» ~éducation du peuple, agriculturisme, gouver-nement élu, élections fréquentes et «suffrage universel»! et demandent«à tous les démocrates du Canada de se donner la main pour préparerleur patrie au doux règne de la liberté» ~Latouche et Poliquin-Bourassa,1977 : 92–95!.

L’antidémocratisme avoué des pères fondateurs du Canadamoderne

Tout comme celles des pères fondateurs des régimes électoraux mod-ernes aux États-Unis et en France, les déclarations des pères fondateursde la Confédération canadienne de 1867 sont truffées d’attaques contrela démocratie. Ces déclarations reprennent parfois presque mot pour motles propos antidémocratiques entendus à Boston en 1776, à Philadelphieen 1787 et à Paris en 1789 ~voir Kelly, 1997 : 67–72!. Ainsi, dans undiscours prononcé le 29 octobre 1864 à Montréal, George-Étienne Car-tier déclare : «nous travaillons à notre tour à fonder ici une grande con-fédération @...# mais notre objet n’est point de le faire par la créationd’institutions démocratiques; non, c’est plutôt d’aider l’élément monar-

330 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

chique à prendre parmi nous de plus profondes racines» ~Brunet, 1979 :17!. Cartier affirmera également que «les institutions purement démocra-tiques ne @peuvent# produire la paix et la prospérité des nations» ~Débatsparlementaires... 1865 : 254!. Cette méfiance envers la démocratie estun véritable leitmotiv dans les discours de Cartier. Il affirme vouloir «doterle pays d’une constitution qui allierait l’élément conservateur et l’élémentdémocratique, car le faible des institutions démocratiques pures est delaisser tout le pouvoir à l’élément populaire» ~Débats parlementaires...1865 : 576!.

Cartier n’est pas le seul politicien canadien à conspuer la démocratie.Siégeant à l’Assemblée législative, Cauchon évoque la démocratie quimenacerait de ses «émeutes et gibets» les partisans de l’union ~Ajzen-stat et coll., 1999 : 446, TDA!. Quant à W. T. Drake, il parle des États-Unis comme d’une «démocratie absolue despotique» ~Ajzenstat et coll.,1999 : 43, TDA!. J.-H. Cameron méprise lui aussi la démocratie, affir-mant que l’idée que le peuple canadien puisse approuver ou rejeter lanouvelle confédération par référendum est néfaste, car il s’agit làd’une «idée démocratique» ~Ajzenstat et coll., 1999 : 456, TDA!. Enfin,l’engouement pour la démocratie semble être perçu comme propre àla fougue irresponsable de l’adolescence, ainsi que le révèle cette con-fession de James Johnston, membre de la Chambre d’assemblée deNouvelle-Écosse : «@dans ma jeunesse# , j’entretenais des sentimentsdémocratiques vigoureux, même si cela peut paraître curieux puisquej’ai été un Tory inf luent en Nouvelle-Écosse. Mais la réf lexion etl’observation ont peu à peu atténué ce sentiment» démocratique ~Ajzen-stat et coll., 1999 : 169, TDA!. Cette déclaration rappelle les propos deJohn Adams qui affirmait, alors qu’il était président des États-Unis,qu’«un garçon de quinze ans qui n’est pas un démocrate n’est qu’unbon à rien; et il n’est pas mieux celui qui est un démocrate à vingt ans»~Padover, 1943 : 1276, TDA!.

Si l’utilisation rhétorique du mot «démocratie» est similaire dansles discours des pères fondateurs des États-Unis, de la France et du Ca-nada, une différence fondamentale distingue néanmoins les Canadiensde leurs homologues américains et français : alors que ces derniers enten-daient généralement par «démocratie» un régime sans politiciens élus oùle peuple assemblé à l’agora se gouverne seul ~ayant Athènes à l’esprit!,les Canadiens désignent par le mot «démocratie» les régimes électorauxrépublicains des États-Unis et de la France. Quand les pères fondateursdes États-Unis font des déclarations antidémocratiques, c’est en généralà la démocratie directe ~Athènes! qu’ils s’opposent, et cet antidémocra-tisme peut s’expliquer par un esprit républicain. Quand les pères fonda-teurs du Canada moderne expriment leur mépris pour la démocratie, c’està la république qu’ils s’attaquent, révélant par leurs propos un esprit beau-coup plus autoritaire que leurs prédécesseurs aux États-Unis ~ou en

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 331

France!. L’antidémocratisme des politiciens canadiens est en fait del’antirépublicanisme doublé de monarchisme.5

Comme le mentionne le sociologue Stéphane Kelly ~1995 : 148–149!, «la carrière de John A. Macdonald est exemplaire @...# car elles’attache à combattre la tyrannie des masses, typique de la politiquerépublicaine. Dans ses discours, le pouvoir démocratique est un mouve-ment dangereux qui agite les républiques américaine et française». JanetAjzenstat et Peter J. Smith expliquent pour leur part que la peur de la«démocratie» évoque également l’inquiétude que les leaders dans laChambre basse réclament plus de pouvoir au nom du peuple, cette Cham-bre basse étant associée à la démocratie, en opposition à la Chambrehaute associée à l’aristocratie ~les lords ou sénateurs!. La peur de ladémocratie signifie ici une crainte d’un déséquilibre des pouvoirs enfaveur de la branche la plus démocratique du système politique. Ladémocratie est donc aussi perçue—mais encore péjorativement—dansle cadre d’un régime mixte, où la branche monarchique est l’exécutifou le Cabinet ~ministres de la Couronne!, la branche aristocratique estle Sénat ou la Chambre des lords, et la branche démocratique est laChambre des communes ~Ajzenstat et Smith, 1997 : 9!. C’est déjà danscet esprit que le juge Sewell se plaint en 1807, à Québec, que «la Cou-ronne a si peu d’influence dans les branches démocratiques des législa-tures provinciales» ~Smith, 1997 : 64, TDA!. La démocratie ainsi entenduepeut aussi être une menace pour les libertés individuelles, soit une tyran-nie de la majorité s’exerçant à travers l’éventuelle suprématie de la Cham-bre basse ~Ajzenstat et Smith, 1997 : 7!. Sir John A. Macdonald diraainsi, à la Conférence de Québec menant à la confédération, que «nousdevrions avoir un gouvernement fort et stable sous lequel nos libertésconstitutionnelles seraient assurées, contrairement à une démocratie, etqui serait à même de protéger la minorité grâce à un gouvernement cen-tral puissant» ~Smith, 1997 : 70, TDA!. La liberté individuelle dont ilest ici question est avant tout celle des riches, menacés par les pauvresqui forment toujours la majorité. Macdonald est à ce sujet tout à faitexplicite : «Nous devons protéger les intérêts des minorités, et les richessont toujours moins nombreux que les pauvres» ~Ryerson, 1978 : 271—note infra!. En 1861, le même Macdonald précisait qu’à «moins qu’onne protège les droits à la propriété et qu’on n’en fasse un des principesde la représentation, nous aurons peut-être l’égalité, mais nous cesse-rons d’avoir la liberté» ~Ryerson, 1978 : 271!. Le contexte historique etpolitique de la fondation du Canada moderne a donc eu un effet sur lesens du mot «démocratie», qui n’évoquait plus directement la démocratied’Athènes, mais plutôt les régimes républicains des États-Unis et de laFrance ~à tout le moins de 1848!, désignés comme des «démocraties»,mais perçus négativement par les élites canadiennes. Les acteurs poli-tiques canadiens utilisant alors le mot «démocratie» ou ses dérivés lui

332 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

assignaient un sens normatif négatif, le mot évoquant encore une par-ticipation du peuple, voire de la masse des pauvres, qui s’exprimeraitpar l’organe devant en principe les représenter, soit la Chambre des com-munes, avec des effets jugés néfastes.

De quand date l’idée d’un Canada «démocratique»?

À la fin du dix-neuvième siècle, les politiciens les plus influents du Can-ada hésitent toujours à se présenter comme «démocrates». Cela s’expliquedans la mesure où il n’y a pas eu de changements constitutionnels justi-fiant une nouvelle appellation. Le Canada reste, en effet, un régime monar-chique dans lequel le Conseil exécutif, plutôt que la Couronne, détient—depuis l’avènement du «gouvernement responsable» en 1848—la plusgrande part du pouvoir. En 1877, Wilfrid Laurier prononce sa fameuseconférence sur le «Libéralisme politique» dans laquelle sont absents lemot «démocratie» et ses dérivés.

À l’image de la France des années 1830, ce sont les socialistes cana-diens qui vont se réclamer de la démocratie vers la fin du dix-neuvièmesiècle. Dans leurs discours, le mot «démocratie» désigne un système poli-tique où les citoyens disposent de moyens réels pour participer au pro-cessus de prise de décision ~Lamonde et Corbo, 1999 : 287!. LorsqueAlphonse Desjardins lance un mouvement coopératif, il utilise lui aussile mot «démocratie» et ses dérivés de façon positive et déclare qu’une«démocratisation des épargnes et des fruits des activités productives denos travailleurs aurait les plus heureux résultats» ~Lamonde et Corbo,1999 : 329!.

Un événement politique d’importance poussera les politiciens lesplus inf luents du pays à s’identifier et à identifier le Canada à ladémocratie : la Première Guerre mondiale. Au départ, l’engagement duCanada dans la guerre se justifie principalement par une adhésion auprojet impérialiste de la Grande-Bretagne et même, dans certains jour-naux francophones, par la nécessité d’aider la mère patrie en danger,soit la France pour les Canadiens français, ou la Grande-Bretagne pourles anglophones. Plus la guerre se prolonge et plus la référence positiveà la défense de la «démocratie», qui évoque les intérêts du peuple et saparticipation, va apparaître très efficace pour faciliter la mobilisation enmasse de la population dans l’effort de guerre. Une telle stratégie rhé-torique devait encourager la mobilisation des corps et des esprits néces-saire pour mener efficacement la guerre contre les puissances centrales,voire pour marquer une distance avec la Russie, qui passe sous le con-trôle des «Rouges» en 1917. Les politiciens canadiens ont donc simple-ment calqué la rhétorique du président américain, Woodrow Wilson, quiexplique en avril 1917 que l’engagement militaire des États-Unis dans

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 333

le conflit a pour objectif de rendre le monde plus sécuritaire pour ladémocratie ~«The world must be made safe for democracy»6!. Au Cana-da, le premier ministre conservateur, sir Robert Borden, expliquera ainsique «dans cette guerre, la plus grande de toutes les guerres @...# le Cana-da a marché à la tête des démocraties des deux Amérique» ~Brunet,1979 : 86!. On voit bien quelle force mobilisatrice est associée au mot«démocratie» dans un discours prononcé en décembre 1917 par lerévérend S. D. Chown, de l’Église méthodiste du Canada, en faveur dela conscription, qu’il considère comme la procédure «la plus juste et laplus démocratique» pour «lever une armée dans ce pays» et «remplirnos obligations envers la civilisation chrétienne» ~Bliss, 1966 : 251, TDA!.L’Église méthodiste fait même explicitement référence à la célèbre expres-sion du président Wilson : «La guerre est le couronnement de ladémocratie. Aucune interprétation de cet enjeu n’a été aussi juste que lagrande phrase du président Wilson selon laquelle les Alliés se battentpour rendre le monde plus sécuritaire pour la démocratie» ~Bliss, 1966 :259, TDA!.

Ces déclarations et leur contexte d’énonciation indiquent tout à lafois l’influence du discours prodémocratique des États-Unis sur le voca-bulaire politique au Canada et la perception par des élites—mêmesconservatrices—de l’efficacité du discours prodémocratique pour mobi-liser le peuple et justifier la conscription. La mise en contexte nationalet international de ces déclarations révèle également l’absence d’une rai-son substantielle pour l’adoption d’un nouveau label—«démocratie»—pour désigner des institutions politiques canadiennes qui n’avaient subiaucune modification justifiant un tel changement d’appellation. «Nousvivons en pays démocratique», déclare pourtant, un an après la guerre, ledéputé libéral de Cap-Breton-Nord-et-Victoria, D. McKenzie ~Brunet,1979 : 83!. Certains ne sont pas dupes et s’insurgent contre cette utilisa-tion du mot «démocratie» à seules fins rhétoriques. Henri Bourassa, dansun texte où il s’oppose à la conscription, fait explicitement référence àl’argument des partisans de la conscription selon lequel la guerre per-mettrait de sauver la «démocratie» du «barbarisme germain», alors qu’ils’agit avant tout de sauver le Canada, son unité nationale et sa paixintérieure ~Bliss, 1966 : 248, TDA!. Au-delà de cette mise à nu de larhétorique démocratique des militaristes, les écrits d’Henri Bourassa con-tre le féminisme et le suffrage féminin indiquent que le mot «démocratie»n’est pas encore accepté comme un terme positif par toute l’élite cana-dienne et québécoise.

Dans ses textes contre le suffrage féminin, Bourassa ~1918a! attri-bue un sens péjoratif au terme «démocratie» et à ses dérivés. Un pre-mier texte signé dans Le Devoir est affublé d’un sous-titre qui associela démocratie à une sorte de dérèglement mental : «Désarroi descerveaux—triomphe de la démocratie». Bourassa accuse le premier min-

334 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

istre conservateur Borden d’admirer «l’Angleterre démocratique»~selon des paroles de Borden prononcées à la Chambre des communes!et les «principes de la démocratie anglaise» ~selon les mots de Bourassa!.Or Bourassa rappelle que «le bon sens» et «l’Évangile», qui favorisent«la famille cellule sociale» et «la hiérarchie des autorités», sont enopposition fondamentale à «la thèse féministe» du suffrage pour lesfemmes, qui est «antisociale» et malheureusement cohérente avec le«principe fondamental du régime démocratique». Dans un second arti-cle ~1918b! sur le même sujet, Bourassa parle d’un «mensonge démocra-tique» et il rappelle que «@t#oute l’histoire du régime soi-disantdémocratique enseigne que le seul droit de voter est absolument impuis-sant à assurer le moindre avantage à ceux qui l’exercent», une «consta-tation @qui# suffit à démontrer l’inanité de l’argument invoqué en faveurdu suffrage féminin, comme garantie des droits de la femme.» Bourassatermine le troisième article ~1918c! qui clôt son attaque contre le suf-frage féminin en ironisant sur des femmes qui porteraient «la culottemaritale», «ce dernier cri de la civilisation supérieure et de la démocratietriomphante.» En 1934, lors d’un débat sur le droit de vote des femmes,cette fois au Québec, L’action catholique rapporte favorablement lesparoles du député Fortin, selon qui «@l#e démocratisme moderne a déplacél’axe des valeurs. Il faut donc, si nous voulons sauver du désastre notrearmature sociale, dans notre province, mettre un frein au flot qui monteet qui menace la clé de voûte de notre société, l’autorité. Etl’émancipation de la femme est de ces menaces» ~Lamoureux, 1989 :74!.

De telles charges démontrent que des observateurs comme Bourassapeuvent être eux-mêmes ouvertement antidémocrates et dénoncerl’hypocrisie d’une rhétorique qui associe faussement le Canada à unedémocratie. Cela dit, de plus en plus d’acteurs et d’actrices politiquesde toutes tendances s’identifient comme démocrates pendant la périodede l’entre-deux-guerres. C’est le cas des féministes, des socialistes etmême de Maurice Duplessis ~Brunet, 1979 : 128!. La féministe IdolaSaint-Jean, par exemple, fait référence positivement à la «démocratie»et condamne l’«aristocratie des sexes» ~Lamonde et Corbo, 1999 : 377!.La propension à utiliser positivement le mot «démocratie» et ses dérivésest encore plus forte chez les socialistes. La Co-operative Common-wealth Federation ~CCF!, qui se présente comme un «mouvementdémocratique» ~Bliss, 1966 : 291!, publie le Regina Manifesto en 1933,qui propose de remplacer le capitalisme, fondamentalement injuste etinhumain, par une «véritable démocratie industrielle», par un systèmemarqué par un véritable «autogouvernement démocratique, fondé sur uneégalité économique» ~Bliss, 1966 : 294, 290–291, TDA!. Pour sa part,Armand Lavergne rappelle que le Canada reste un «régime monar-chique» ~Brunet, 1979 : 99!.

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 335

Deuxième Guerre mondiale et Guerre froide : l’hégémonie de larhétorique démocratique

L’historien Michel Lévesque, qui s’est penché sur l’idée de démocratieau Québec de 1940 à 1970, indique qu’un premier colloque ayant ladémocratie pour thème est organisé en 1942 par les Semaines socialesdu Canada. Lors de cet événement, le jésuite Joseph Papin-Archambaultremarque que «@j#amais on n’a tant parlé de démocratie. Le mot estsur toutes les lèvres» ~Lévesque, 2005 : i!. L’élargissement de l’État-providence justifie l’identification de l’État et du gouvernement à ladémocratie. Cela dit, la Deuxième Guerre mondiale semble un facteurencore plus déterminant pour expliquer l’association positive entre ladémocratie et le régime politique canadien.

Il s’agit une fois de plus de mobiliser les corps et les esprits. Déjàplusieurs mois avant le déclenchement de la guerre, soit le 30 mars 1939,le premier ministre Mackenzie King annonce à la Chambre des com-munes que le Canada devra se battre «pour la défense de la démocratie»,si un conflit éclate ~Brunet, 1979 : 119!. Dans une conférence pronon-cée en 1941 où il vante les mérites de dictateurs comme Salazar, Francoet Pétain, l’abbé Lionel Groulx dit pourtant lui aussi que la guerre doitêtre «soutenue principalement pour la défense des démocraties» ~Groulx,1941 : 33!. Indiquant que la démocratie est une valeur importante, quoiquesecondaire par rapport à la religion, il déclare : «Consacrons-nous auChrist, autant, à tout le moins, qu’à la Démocratie» ~Groulx, 1941 : 14!.

La référence positive et identitaire—la démocratie, c’est «nous»—apparaît également dans des textes d’analyse, comme le petit livreL’Opinion, le gouvernement d’opinion, le gouvernement de foule, publiéen 1943. Il y est stipulé que «notre civilisation occidentale @...# est laseule à avoir institué des régimes démocratiques, la seule qui tende verseux par sa logique interne, depuis les antiques démocraties de la Grècejusqu’à celles d’aujourd’hui» ~Delos, 1943 : 18!. La référence à Athènesest révélatrice d’un brouillage de référents, le régime électoral libéral~voire la monarchie à la canadienne! étant amalgamé à la démocratiedirecte grecque, alors que les processus de prise décision collective etles possibilités de participation populaire sont forts différents d’un régimeà l’autre, et que les régimes parlementaires modernes sont, en fait, leshéritiers des royaumes monarchiques du Moyen Age.

Un effet d’association se sédimente alors dans le discours public,qui peut se résumer par une formule circulaire :

démocratie ! bien ! nous ! Canada ~ou!

Canada ! nous ! bien ! démocratie

Cette vision de la démocratie à la fois positive ~le bien! et identitaire~nous! sera définitivement intégrée au discours des politiciens élus et

336 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

des principaux leaders d’opinion au moment où la Guerre froide débute.Le 29 avril 1948, lors d’un débat sur la politique étrangère canadienne,Louis Saint-Laurent, alors secrétaire d’État aux affaires extérieures, faitréférence à «la menace croissante que constitue, pour notre existencede nation démocratique, la vague montante du communisme totalitaire»~Brunet, 1979 : 218! et il affirme que «l’agression communiste totali-taire menace la liberté et la paix de tout pays démocratique, y comprisle Canada» ~Brunet, 1979 : 220!. À l’été 1949, alors que Mao bousculeles troupes nationalistes en Chine, que le communisme est déclaré motifd’excommunication par Pie XII et que l’OTAN est fondée, le journalLa Presse offre presque tous les jours à ses lecteurs et lectrices des édi-toriaux et des caricatures où sont clairement mis en opposition lesmenaçants pays communistes et les démocraties ~dont fait partie leCanada!.

Pour leur part, les communistes renouent en quelque sorte avec lediscours des proto-socialistes du début du dix-neuvième siècle, qui appe-laient de leurs vœux une république «démocratique et sociale», pour par-ler de «démocraties populaires» ~en référence à l’URSS et aux paysd’Europe de l’Est!, une appellation qui sera dénoncée à l’Ouest commerelevant d’un simple jeu de propagande. Mais il convient aussi des’interroger sur la volonté du Canada et de ses alliés de s’identifier à ladémocratie. Dans le contexte de la Guerre froide, la référence positiveà la démocratie au Canada évoque les libertés libérales ~droit de vote,d’assemblée, de parole, de confession!, mais exclut toute réflexion surla participation des citoyens au pouvoir politique. Le label démocra-tique permet alors de distinguer par un seul mot le Canada du monstrecommuniste. Même les représentants de la monarchie se révèlentdémocrates, comme l’indique La Presse dans un article ~2 août 1949!intitulé «La démocratie doit rejeter toutes les solutions extrêmes». On yapprend que Ray Lawson, alors lieutenant-gouverneur de l’Ontario, auraitfait la promotion de «la sauvegarde de la démocratie». Le gouverneurgénéral du Canada n’est pas en reste : le vicomte Alexander considèreque le Canada «est une des plus grandes démocraties du monded’aujourd’hui». Cette information est rapportée par La Presse ~1er février1949 : 19! dans une courte dépêche intitulée «Le Canada est une grandedémocratie». Quelques jours plus tard, le même journal rapporte les pro-pos du ministre fédéral de la Justice, Stewart Garson, qui aurait déclaréen référence à la Guerre froide qu’«@i#l existe, c’est indéniable, uneguerre des idées», avant de préciser : «@i#l importe donc que le citoyenlibre des pays libres et qui croit en un libre exercice d’un certain nom-bre de libertés se fasse le champion de sa foi démocratique» ~La Presse,7 février 1949 : 17!. La démocratie se rapporte donc à la «liberté» ~danscette citation quatre fois plutôt qu’une! et non à la participation des ci-toyens au processus de décision ~comme à Athènes!. Apparaît aussi la

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 337

référence à la foi démocratique, qui évoque un véritable culte religieux.«Il nous faut @...# nous faire les apôtres de la démocratie», dira ainsiJames S. Thompson, doyen de la faculté de théologie à l’UniversitéMcGill ~La Presse, 11 août 1949!.

Il semble paradoxal de constater que les politiciens accusent les com-munistes canadiens d’être une menace à la démocratie, alors que les socia-listes étaient, cinquante ans plus tôt, les seuls ou presque au Canada às’identifier à la démocratie. En 1911, par exemple, alors que très peu depoliticiens pensaient s’identifier à la démocratie, le Parti socialiste du Cana-da ~PSC! indiquait dans son programme vouloir «assurer la gestion etl’organisation démocratique de l’industrie par le peuple, pour le peuple»~Houle-Courcelles, 2008 : 102!. En 1950, l’épiscopat du Québec prône,dans une lettre publique au sujet de la question ouvrière, «la restaurationchrétienne de la vie ouvrière» et précise que «@c#’est par @...# la démocra-tisation de l’économie, que l’on assurera à la vie économique et socialeun fonctionnement en vue du bien de tous les membres de la société»~Brunet, 1979 : 175 et 176!. Pierre Elliott Trudeau, qui observe cet engoue-ment pour la démocratie, note dans les années 1950 qu’il y a maintenantau Canada «les démocrates libéraux, les démocrates sociaux et lesdémocrates nationalistes» ~Lamonde et Corbo, 1999 : 549!. Même le colo-nialisme est identifié positivement à la démocratie, comme le révèle LaPresse ~26 juillet 1949 : 6! dans un article intitulé «Autre grand pas versl’idéal démocratique», chapeauté du surtitre «Le Mois colonial» : «Il estdifficile de rendre l’idéal démocratique accessible à des peuples qui nel’ont jamais connu; y réussir par des méthodes démocratiques est aussidélicat que de maintenir deux œufs en équilibre, l’un sur l’autre. @...# LeMois colonial constitue un pas dans cette direction.»

Conclusion

Notre analyse comparative nous a permis de montrer qu’au Canada commeen France et aux États-Unis, le mot «démocratie» ~et ses dérivés! a connuune histoire similaire qui compte quatre grandes étapes, malgré certainsdécalages temporels : ~1! à l’aube de la modernité politique, personne nes’identifie comme démocrate et le mot «démocratie» est utilisé par lespoliticiens conservateurs et modérés pour désigner et dénigrer les acteurspolitiques plus radicaux accusés de faire la promotion du règne des pau-vres, de l’irrationalité et du chaos ~la démocratie, c’est le mal, c’est les«autres»!; ~2! en période de tensions politiques ~par exemple, la révoltedes Patriotes en 1837–1838!, certains acteurs et commentateurs poli-tiques vont s’identifier à la «démocratie» dans l’espoir d’indiquer claire-ment leur opposition au gouvernement en place et pour exprimer unecritique de l’autoritarisme et un idéal plus égalitaire et participatif

338 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

~par exemple, les socialistes et les féministes!; ~3! constatant la forced’attraction du nom «démocratie», c’est-à-dire sa capacité présumée àfaciliter la mobilisation populaire, l’ensemble des commentateurs etacteurs politiques vont finalement s’identifier à la démocratie; ~4! com-plétant le renversement de sens, la «démocratie» sera identifiée à tout cequi est «bien» ~Dieu, le colonialisme!, soit à «nous», par opposition à cequi est mal, soit les «autres».

Nous ne prétendons nullement avoir présenté une histoire complètedu mot «démocratie» au Canada. Pour confirmer ou infirmer notrethèse, ou encore la nuancer, il conviendrait de mener des analyses ausujet d’autres enjeux politiques, comme le «gouvernement responsable»,l’émancipation des autochtones et celle des femmes, la Révolution tran-quille et le mouvement souverainiste au Québec, le discours au sujet du«déficit démocratique» porté par le mouvement altermondialiste contrele néolibéralisme et les institutions associées à la mondialisation, ou encoreles discours pour et contre la guerre canadienne en Afghanistan. Celadit, l’histoire présentée ici permet déjà de se demander s’il n’est pasproblématique d’utiliser des concepts comme «démocratie» ou «démocra-tique» pour désigner des acteurs, des événements ou des phénomèneshistoriques alors que ces mots n’avaient pas le même sens qu’aujourd’hui?Dans le même esprit, ne faut-il pas manipuler avec soin des documentset des citations des dix-huitième et dix-neuvième siècles contenant lesmots «démocratie» ou «démocratique»? Ne faut-il pas, à la lumière decette histoire, remettre en question une idée largement répandue qui con-siste à penser les régimes électoraux contemporains comme les héritiersd’une longue histoire qui prend sa source à Athènes? Comme le rappelleavec justesse le politologue Giovanni Sartori ~1987 : 288! au sujet desÉtats-Unis et de la France, «quand nous surimposons démocratie surrépublique, nous créons une fausse continuité historique qui nous empêchede réaliser qu’en adoptant la république, la civilisation occidentale a retenuun idéal beaucoup plus modéré et prudent que la démocratie; un idéalmixte, si l’on peut dire». Cette réflexion est d’autant plus pertinente quandnous attribuons le nom «démocratie» à une monarchie constitutionnelle,comme dans le cas du Canada.

Enfin, ne convient-il pas de remettre en question l’habitude d’utiliserun label démocratique pour désigner les institutions politiques cana-diennes et québécoises, quand on sait que leurs pères fondateursétaient ouvertement antidémocrates? L’utilisation du mot «démocratie»est efficace dans un contexte de mobilisation de masse à des fins mili-taires ou électorales parce que le mot évoque le gouvernement du peu-ple. Mais cette étiquette démocratique s’applique aujourd’hui à desrégimes politiques fondés par des architectes qui voulaient limiter la par-ticipation des citoyens à la vie politique de leur pays. Non seulementl’idée que le Canada est une démocratie est en contradiction avec

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 339

l’intention des pères fondateurs et l’esprit des institutions politiques cana-diennes, mais les sources révèlent que cette idée n’est que le résultatd’une rhétorique officielle visant à convaincre les citoyens canadiens departiciper à deux guerres extrêmement meurtrières. Les autorités poli-tiques canadiennes désireuses d’engager le pays dans ces guerres ontcherché à mobiliser les corps et les esprits, désignant l’ennemi pardes images péjoratives ~les Allemands identifiés aux Huns, aux Bar-bares, et ainsi de suite! et les Alliés par des images positives ~la civili-sation, la liberté, la Chrétienté et, enfin, la «démocratie»!. C’est ainsique le Canada en est venu à se reconnaître comme démocratique sansque la moindre modification institutionnelle ou constitutionnelle nejustifie ce changement d’appellation. Cette incongruité n’est pas passéetotalement inaperçue à l’époque. Comme Henri Bourassa dans le cas dela propagande démocratique pour justifier la conscription en 1917–1918, Pierre Elliott Trudeau conclut dans l’hebdomadaire Notre Temps~14 février 1948! que le gouvernement canadien s’est encore une foisadonné à une propagande démocratique pour mousser l’effort deguerre, entre 1939 et 1945 : «le gouvernement @du Canada# sollicitaitl’obéissance au nom de la démocratie, telle qu’entendue par le peuple;mais il commandait au moyen d’une démocratie telle qu’il l’entendaitlui-même. De sorte que les valeurs fondamentales des dirigeants vou-laient bien permettre que l’on mourût, mais non que l’on vécût, aunom des valeurs fondamentales des dirigés».7 Doit-on alors en conclureque les politologues qui désignent aujourd’hui le Canada et le Québeccomme des démocraties s’inscrivent à leur tour—quoique à leur insu—dans cette rhétorique de légitimation du régime monarchique et élec-toral canadien?

Notes

1 Pour une analyse comparative entre les États-Unis et le Sénégal, voir Schaffer ~1999!;pour une analyse comparative entre les États-Unis et la France, voir Dupuis-Déri ~2004et 1999!.

2 Certes, ces recueils ne constituent pas nécessairement une représentation objectivedes opinions politiques au Canada et au Québec, chacun étant teinté par les sensibil-ités politiques de son directeur. Nous avons donc également scruté des journaux etdes livres d’époque, toujours à la recherche du mot «démocratie», et nous avons évi-demment remis ces textes d’époque en perspective en nous référant à des analyseshistoriques et politiques contemporaines. Nous avons également retenu l’aide d’unassistant de recherche, Marc-André Cyr, spécialisé en histoire du Canada. Nous assu-mons, cela dit, l’entière responsabilité des propos avancés ici.

3 Pour la France, voir Hartog ~1993!, Mossé ~1989! et Vidal-Naquet ~1976!. Pour lesÉtats-Unis, voir Gummere ~1962!, Reinhold ~1984! et Richard ~1994!.

4 Montesquieu disait déjà : «Le grand avantage des représentants c’est qu’ils sont capa-bles de discuter des affaires. Le peuple n’y est point du tout propre : ce qui forme undes grands inconvénients de la démocratie» ~dans L’Esprit des lois, Livre XI, chap. 4,1748!.

340 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

5 Cette analyse de l’utilisation du mot «démocratie» à l’occasion de la fondation duCanada moderne confirme les conclusions de Philip Resnick ~1984 : 16–17! et d’autresspécialistes ~dont Morton, 1961 et Kelly, 1997! de l’histoire politique canadienne.

6 Extrait d’un discours prononcé devant le Congrès en 1917 alors que le président cher-che à obtenir un vote de déclaration de guerre ~cité par Webster’s New Explorer Dic-tionary of Quotations, 2000 : 98!.

7 Au sujet des propos de Trudeau sur la démocratie, voir Ouellette ~2000! ~sans oublierque Trudeau saura bien instaurer la Loi des mesures de guerre une fois premierministre...!.

References

1865. Débats parlementaires sur la question de la confédération des provinces del’Amérique britannique du Nord. 3e session, 8e Parlement. Québec : Hunter, Rose etLemieux.

2000. Webster’s New Explorer Dictionary of Quotations. Springfield : Merriam-Webster.Ajzenstat, Janet et coll., dir. 1999. Canada’s Founding Debates. Toronto : Stoddart.Ajzenstat, Janet et Peter J. Smith. 1997. «Liberal-republicanism: the revisionist picture of

Canada’s founding». Dans Canada’s Origins: Liberal, Tory, or Republican? dir. JanetAjzanstat et Peter J. Smith. Carleton : Carleton University Press.

Barnave, Antoine. 1989. «Discours sur les conventions nationales et le pouvoir constitu-ant». Dans Orateurs de la Révolution française : les Constituants @Vol. I# , dir. FrançoisFuret et Ran Halévi. Paris : Gallimard.

Bernard, Jean-Paul. 1971. Les Rouges : Libéralisme, nationalisme et anticléricalisme aumilieu du XIXe siècle. Montréal : Presses de l’Université du Québec.

Bernard, Jean-Paul, dir. 1988. Assemblées publiques, résolutions et déclarations de 1837–1838. Montréal : VLB.

Blanqui, Auguste. 1971. Textes choisis. Paris : Éditions Sociales.Bliss, J. M., dir. 1966. Canadian History in Documents 1763–1966. Toronto : Ryerson

Press.Bourassa, Henri. 1918a. «Désarroi des cerreaux-triomphe de la démocratie». Le Devoir,

28 Mars, p. 1.Bourassa, Henri. 1918b. «Le droit de voter—La lutte des sexes—Laisserons-nous avilir

nos femmes?» Le Devoir, 30 Mars, p. 1.Bourassa, Henri. 1918c. «L’influence politique des femmes—pays avancés—femmes encu-

lottées». Le Devoir, 1er avril, p. 1.Brunet, Michel. 1979 ~nouvelle éd.!. Histoire du Canada par les textes ~vol. II : 1855–

1960!. Montréal : Fides.Christophersen, Jens A. 1968. The Meaning of “Democracy” As Used in European Ideol-

ogies from the French to the Russian Revolution. Oslo: UniversitetsforlagetsTrykningsscentral.

Colton, Calvin. 1973. «Democracy». Dans The American Whigs: An Anthology, dir. Dan-iel Walker Howe. New York : John Wiley & Sons.

Dameth, Henri. 1869. Le Mouvement socialiste et l’économie politique. Paris : Guillaumin.Delos, J.-T. 1943. L’Opinion, le gouvernement d’opinion, le gouvernement de foule. Québec :

du Cap Diamant ~Cahiers de l’École des sciences sociales, politiques et économiquesde Laval en collaboration avec La Société canadienne d’enseignement populaire!.

Dupuis-Déri, Francis. 1999. «L’esprit anti-démocratique des fondateurs de la ‘démocratie’moderne». Agone, 22.

Dupuis-Déri, Francis. 2004. «The Political Power of Words : The Birth of Pro-DemocraticDiscourse in the 19th century in the United States and France». Political Studies, 52.

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 341

Farrand, Max, dir. 1966. The Records of the Federal Convention of 1787 @Vol. I# . NewHaven : Yale University Press.

Ferretti, Andrée et Gaston Miron, dir. 1992. Les Grands textes indépendantistes : Écrits,discours et manifestes québécois 1774–1992. Montréal : l’Hexagone.

Frégault, Guy et Marcel Trudel. 1963. Histoire du Canada par les textes ~vol. I : 1534–1854!. Montréal : Fides.

Grisé, Yolande et Jeanne d’Arc Lortie, dir. 2000. Les textes poétiques du Canada français1606–1867 @Vol. 12 : 1866–1867# . Montréal : Fides.

Groulx, Abbé Lionel. 1941. Notre mission française. Montréal : Éditions du Devoir.Guizot, François. 1849. De la Démocratie en France. Paris : Masson.Gummere, Richard M. 1962. «The Classical Ancestry of the United States Constitution».

American Quarterly. XIV ~1!.Hanson, Russell L. 1989. «Democracy». Dans Political Innovation and Conceptual Change,

dir. T. Ball, J. Farr, R. L. Hanson. Cambridge : Cambridge University Press.Hartog, François. 1993. «La Révolution Française et l’Antiquité: Avenir d’une Illusion ou

Cheminement d’un Quiproquo?» La Pensée Politique. 1. Paris : Gallimard-Seuil.Houle-Courcelles, Mathieu. 2008. Sur les traces de l’anarchisme au Québec (1860–

1960). Montréal : Lux.Kelly, Stéphane. 1995. Les imaginaires canadiens au 19e siècle. Thèse de doctorat. Dépar-

tement de sociologie, Université de Montréal.Kelly, Stéphane. 1997. La Petite loterie : Comment la Couronne a obtenu la collaboration

du Canada Français après 1837. Montréal : Boréal.Lamonde, Yvan et Claude Corbo. 1999. Le rouge et le bleu : une anthologie de la pensée

politique au Québec de la conquête à la révolution tranquille. Montréal : Presses del’Université de Montréal.

Lamoureux, Diane. 1989. Citoyennes? Femmes, droit de vote et démocratie. Montréal :Remue-Ménage.

Laniel, Bertlinde. 1995. Le mot «democracy» aux États-Unis de 1780 à 1856. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne.

Latouche, Daniel et Diane Poliquin-Bourassa, dir. 1977. Le Manuel de la parole : Mani-festes québécois ~vol. I : 1760–1899!. Montréal : Boréal Express.

Lévesque, Michel. 2005. De la démocratie au Québec 1940–1970. Montréal : Lux.Mathieu, Jacques. 1998. «Indépendants et fiers, les habitants de ce pays!» Cap-Aux-

Diamants. n8 53.Morantz, Regina Ann Markell. 1971. “Democracy” and “Republic” in American Ideol-

ogy (1787–1840). Thèse de doctorat. Columbia University.Morone, James A. 1990. The Democratic Wish: Popular Participation and the Limits of

American Government. Basic Books.Morton, W. L. 1961. The Canadian Identity. Toronto : University of Toronto Press.Mossé, Claude. 1989. L’Antiquité dans la Révolution française. Paris : Albin Michel.Naess, Arne, Jens A. Christophersen and Kjell Kvalø. 1956. Democracy, Ideology and

Objectivity: Studies in the Semantics and Cognitive Analysis of Ideological Contro-versy. Oslo-Oxford : Oslo University Press-Oxford Basil Blackwell.

Nelson, Michael, dir. 1991. Historic Documents on Presidential Elections 1787–1988.Washington DC : Congressional Quarterly.

Ouellette, Mélanie. 2000. «Les Canadiens-français, l’histoire et la démocratie : l’Interpré-tation de Pierre Elliott Trudeau». Mens, vol. 1, no 1, 35–50.

Padover, Saul K., dir. 1943. The Complete Jefferson. New York : Duell, Sloan & PearceInc.

Reinhold, Meyer. 1984. Classica Americana: the Greek and Roman Heritage in the UnitedStates. Détroit : Wayne State University Press.

Remini, Robert V. 1981. Andrew Jackson and the Course of American Freedom 1822–1832. Vol. II. New York : Harper & Row.

342 FRANCIS DUPUIS-DÉRI

Resnick, Philip. 1984. Parliament vs. People: An Essay on Democracy and Canadian Polit-ical Culture. Vancouver : New Star Books.

Richard, Carl J. 1994. The Founders and the Classics: Greece, Rome, and the AmericanEnlightenment. Boston : Harvard University Press.

Roberts, Jennifer Tolbert. 1994. Athens on Trial: the Antidemocratic Tradition in WesternThought. Princeton @NJ# : Princeton University Press.

Rosanvallon, Pierre. 2000. La démocratie inachevée : Histoire de la souveraineté du peu-ple en France. Paris : Gallimard.

Ryerson, Stanley Bréhaut. 1978. Le capitalisme et la confédération : Aux sources du con-flit Canada-Québec (1760–1873). Montréal : Parti pris.

Sartori, Giovanni. 1987. The Theory of Democracy Revisited. Chatham @NJ# : ChathamHouse Publishers.

Schaffer, Frederic C. 1998. Democracy in Translation : Understanding Politics in anUnfamiliar Culture. Ithaca-Londres : Cornell University Press.

Schaffer, Frederic C. 1999. «Comparer la Democracy américaine et la Demokaraasi séné-galaise : comment les idéaux varient suivant les cultures». Revue internationale depolitique comparée 6 ~1!.

Sieyès, Emmanuel. 1989. «Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale».Dans Les orateurs de la Révolution française : les Constituants @Vol. I# , dir. FrançoisFuret et Ran Halévi. Paris : Gallimard.

Smith, Peter J. 1997. «The ideological origins of Canadian confederation». Dans Canada’sorigins: Liberal, Tory, or Republican? dir. Janet Ajzanstat et Peter J. Smith. Carle-ton : Carleton University Press.

Tackett, Timothy. 1996. Becoming a Revolutionary : The Deputies of the French NationalAssembly and the Emergence of a Revolutionary Culture (1789–1790). Princeton :Princeton University Press.

Trouessard, Édouard. 1870. Du Mouvement social et réformiste. Paris : Lib. Hurteau.Vacherot, Étienne. 1860 ~2e éd.!. La Démocratie. Bruxelles : A. Lacroix-Van Meenen.Vayssière, Pierre. 1989. «Bolivar, le mythe du libérateur». L’Histoire, 128.Vidal-Naquet, Pierre. 1976. «Tradition de la démocratie grecque». Dans Démocratie antique

et démocratie moderne, Moses I. Finley. Paris : Payot.

Histoire du mot «démocratie» au Canada et au Québec 343