propos du mot provincia : Étude sur les modes d'élaboration du langage politique

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Journal des savants À propos du mot provincia : Étude sur les modes d'élaboration du langage politique Monsieur Jean-Marie BERTRAND Citer ce document / Cite this document : BERTRAND Jean-Marie. À propos du mot provincia : Étude sur les modes d'élaboration du langage politique. In: Journal des savants, 1989, n° pp. 191-215. doi : 10.3406/jds.1989.1526 http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1989_num_3_1_1526 Document généré le 27/09/2015

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Journal des savants

À propos du mot provincia : Étude sur les modes d'élaboration dulangage politiqueMonsieur Jean-Marie BERTRAND

Citer ce document / Cite this document :

BERTRAND Jean-Marie. À propos du mot provincia : Étude sur les modes d'élaboration du langage politique. In: Journal des

savants, 1989, n° pp. 191-215.

doi : 10.3406/jds.1989.1526

http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1989_num_3_1_1526

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À PROPOS DU MOT PROVINCIA : ÉTUDE SUR LES MODES D'ÉLABORATION

DU LANGAGE POLITIQUE

Pour qui veut essayer de comprendre comment s'est construit le langage administratif dans la cité romaine, il peut être intéressant d'étudier le formulaire de la dévolution des provinces. En effet, le mot provincia est isolé dans la langue : il ne s'y trouve guère de terme qui lui soit apparenté, et qui ait pu évoluer parallèlement à lui, l'entraîner dans des chemins qui ne tiendraient pas à l'exercice, dans son propre contexte, des mécanismes propres de son fonctionnement l .

On a dit de ce mot qu'il possédait deux sens. La tradition des lexicographes, des scholiastes et des érudits modernes a depuis toujours considéré que ses emplois étaient hétérogènes. Provincia aurait pu ainsi désigner une région conquise par Rome, devenue circonscription de son empire (c'est le cas de la plupart des occurrences, dans les textes littéraires comme dans les documents officiels), mais aussi la fonction de celui qui était chargé de régir la province, et même toute mission, de quelque nature qu'elle fût, confiée à un magistrat. Le passage par synecdoque d'un de ces emplois à l'autre paraît aisé. Chercher à savoir dans quel sens il a pu se faire, et quel peut bien avoir été l'emploi premier du mot, ne l'est pas.

On sait qu'il n'est guère possible de faire l'histoire (au sens propre du terme) de la langue latine. Sans prétendre manier le paradoxe, A. Meillet expliquait 2 : « à quelques détails près, la langue d'Ennius ou de Plaute est le latin classique tel qu'il s'écrivait à l'époque de Cicéron et de Virgile et tel

1. L'adjectif provincialis existe sans doute, mais il n'est ni très utilisé ni très spécifique dans ses emplois; provinciatim est un hapax (Suétone, Aug., 49), provinciola est un mot tardif.

2. Esquisse d'une histoire de la langue latine, p. 121.

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qu'il a continué de s'écrire sous l'empire »... Nous essaierons donc, pour découvrir ce qu'est l'évolution de la langue, de lire le corpus figé des occurrences à la manière dont l'archéologue voit la fouille et la logique de l'enchevêtrement des murs et des sols3.

Si l'on s'en tient à Yopinio communis des historiens, il semble qu'aujourd'hui le débat soit tranché. A l'avis du grand commentateur de textes que fut Donat, écrivant tout crûment4, « acquisitae bello longe ab Italia regiones provinciae dictae a porro et vincendo, ad quas praetor es quia cum officio mittebantur, officia quoque provinciae nominantur », répond aujourd'hui le chœur de ceux qui affirment que l'évolution se fit en sens inverse.

Par exemple, Cl. Nicolet 5 explique que « ce terme abstrait désigne au départ la sphère de responsabilité d'un magistrat : provincia, ce peut être aussi bien le soin de mener la guerre contre tel ennemi, dans tel secteur, qu'une juridiction ou une tâche administrative; ce n'est que très progressivement que se dégage l'aspect territorial des provinces extérieures ». Certains sont parfois plus expéditifs, ainsi E. Badian6 (« There is no essential difference between the definition by territory and the definition by purpose : the former is simply a special case of the latter which is clearly older ») ou A. Lintott 7 (« It is well known that the primary meaning of provincia was post or appointment »).

Il faut se demander pourquoi l'évidence paraît si claire. Tel savant, à la fin du XIXe siècle, n'hésitait pas, d'ailleurs, à condamner toute possibilité que s'exprimât une opinion contraire : « entre les deux significations extrêmes du mot provincia, il serait inconcevable que le sens de circonscription ait

3. Cf. É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes I, p. 9 : « on s'efforce de restaurer des ensembles que l'évolution a disloqués, de produire au jour des structures enfouies »...

4. Phorm. ad 22-24. 5. Rome et la conquête du monde méditerranéen, II, p. 910. Je suis un des co-auteurs de ce

volume; Cl. Nicolet avant d'en écrire la conclusion que je cite ici avait réuni l'ensemble de ses collaborateurs pour des discussions approfondies (en 1978) ; je n'avais alors à apporter au débat que quelques intuitions. Dix ans après, je pense qu'il est opportun d'apporter les arguments qui me semblent pouvoir fonder une opinion différente.

6. « M. Porcius Cato and the annexation and early administration of Cyprus », JRS 55,iç6s,p. 110-121 (p. 112, note 19).

7. « What was the imperium romanum », Greece and Rome, 28, 1981, p. 53-67 (p. 54).

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précédé celui de charge»8. Le fait que, dans l'immense majorité des occurrences, le mot ait désigné une circonscription territoriale, que cet emploi se soit prolongé dans les langues dérivées du latin, implique-t-il que l'emploi du mot au sens, dit abstrait, d'officium ait été nécessairement premier. Sa rareté même fonderait-elle son antiquité ? N'existe-t-il pas pourtant dans l'histoire des langues des dérivations verbales improductives ou éphémères ?

Constatons d'abord que si l'historien9 a recours à un sens du mot qui ne serait pas son sens courant, c'est parce qu'il n'arrive pas, parfois, à faire coïncider l'idée qu'il se fait de la province romaine et l'image que lui donnent les documents dont il se sert pour étudier l'une d'entre elles. Cela lui permet de prendre du recul, de décrire ce qu'il perçoit, sans avoir à modifier les théories générales qui prétendent comprendre ce qu'est la province et l'organisation de l'empire romain, alors qu'il tient pourtant à les contester dans le détail. Quelques exemples, pris comme au hasard, permettront de s'en rendre compte 10.

Ainsi, Ch. Ebel, qui voit des magistrats romains parcourir la Transalpine du Rhône aux Espagnes, au long d'une route que Rome a pourvu de milliaires avant même que des colons se fussent installés à Narbonne, qui ne parvient pas à trouver quelque responsable que ce fût qui aurait pu rédiger une lex provinciae ayant intégré le pays au domaine de Rome n, ni même un gouverneur dont l'activité administrative fût avérée dans le secteur avant 74- 72 12, ne pouvait s'empêcher d'affirmer avec une espèce d'ironie : « it is generally known but widely ignored that a provincia was simply the task or

8. A. Bergaigne, « Le nom de la province romaine », Mélanges en l'honneur de M. Victor Duruy, Bibl. de l'École des Hautes Études, IVe Section, 35, 1878, p. 115-121.

9. Je ne dis rien ici de telle analyse trop mal fondée, telle que celle de E. Mikkola, Die Abstraktion in lateinischen, 1964, p. 136.

10. Il n'est pas question, ici, de faire un catalogue de toutes les manifestations de ce genre de pratique, j'utiliserai trois exemples commodes car présentés de façon quelque peu dogmatique, sans oublier que les savants dont j'aurai retenu quelques phrases dans une œuvre souvent importante expriment en fait une sorte de consensus.

11. On finira bien par savoir que ce que l'historiographie traditionnelle appelle lex provinciae n'existe pas. Voir, pour une approche de ce genre de problèmes, B. D. Hoyos, « Lex provinciae and governor's edict », Antichton 7, 1973, p. 47-53 et A. Lintott, « What was the imperium romanum ? », Greece and Rome 28, 1981, p. 53-57.

12. Ch. Ebel, Transalpine Gaul The emergence of a Roman province, 1976 (après E. Badian, « Notes on provincia Gallia in the late republic », Mélanges d'Archéologie et d'Histoire offerts à A. Piganiol, p. 901-918) discuté par Ch. Goudineau, dans Cl. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen, II, p. 679-699.

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responsability assigned to a duly authorized official. It might or might not involve a geographical limitation»13. Ainsi pouvait-il faire, comme il le souhaitait, de la Gaule une partie de l'Espagne. Il s'affranchissait des frontières que les théories sur la façon dont devaient être organisées les provinces lui imposaient, alors qu'il en acceptait d'autre part le caractère nécessaire. Sa conclusion lui fournissait les prémisses d'un raisonnement qui fonctionnait ainsi en un cercle parfaitement vicieux.

La façon dont on a pu décrire la province de Cilicie (« an elusive entity », comme l'écrivait R. Syme 14) et ses rapports au pouvoir de Rome au tournant du second et du premier siècle n'est guère différente. E. Badian 15 écrivait « Cilicia meant pirates, it was not so much a province as a provincia ». La formule frappe parce qu'elle dissocie le mot de sa traduction, la traduction de sa transcription, la théorie historique, qui construit un sens supposé technique au mot province, de celle qui prétend étudier un mot, provincia, vierge, en quelque sorte, de toute intervention postérieure à l'époque de son utilisation technique : jeu de mots, de niveau de langue où l'on ne peut que se perdre16. Th. Liebmann-Frankfort 17 constatait que la région ne semble pas avoir été occupée durablement à cette époque par des armées romaines, qu'on ne lui connaît pas de gouverneurs succédant à un gouverneur en une même capitale, pour y accomplir le tour toujours semblable des villes d'assises et y tenir son tribunal. Elle y vit, elle aussi, passer des généraux qui, tels M. Antonius, vinrent combattre les pirates, ou Sylla la traverser pour installer un roi en Cappadoce quand « praetor Ciliciam provinciam habuit » 18. Elle se résolut à avouer, « j'estime que si M. Antonius s'était vu confier une provincia, celle-ci devait être comprise dans le sens originel de compétence ou de mission »... Dans le cas de Sylla, poursuivait- elle, la provincia qu'on lui avait attribuée était une sphère de compétence

13. Loc. cit., p. 42. 14. « Observations on the province of Cilicia », Anatolian studies Buckler, p. 299-322, et p.

302 : « A provincia is a fonction or a sphere of action rather than a definite region subject to regular organization. Now, just as Macedonia may with property be regarded as the Via Egnatia and Narbonensis as the Domitia, so Cilicia, in the years 56-50 BC, is the highroad from Western Asia to Syria ».

15. « Sulla's Cilician command », Studies in Greek and Roman History, p. 157-178 (p. 161). 16. J. S. Richardson semble s'amuser au même jeu puisqu'un chapitre de son livre,

Hispaniae Spain and the development of Roman Imperialism, s'intitule « From provinciae to provinces ».

17. « La provincia Cilicia et son integration dans l'empire romain », Hommages à M. Renard Coll. Latomus 102, 1969, p. 447-457.

18. De Viris illustrious, 75-4.

À PROPOS DU MOT PROVINCIA 195

« sans base territoriale »... ; la « mission » qui lui avait été confiée « consistait à introniser le roi de Cappadoce ». Province sans province en quelque sorte, complications bizarres qui pourraient faire oublier que Sylla fut, à son retour, accusé d'avoir pillé sa province et qu'il fallait bien pour cela qu'elle eût existé au sens concret du terme 19. Un document nouveau est apparu désormais qui ruine tous ces raisonnements et montre que la provincia Cilicia était, pour l'année 100, une province prétorienne, comme la Macédoine, comme l'Asie, dont personne n'a jamais dit qu'elles étaient, à l'époque, des entités ectoplasmiques20.

Quelque novateur d'ailleurs que tout cela puisse prétendre apparaître, ce n'est pas en fait très neuf. G. Cousin, en 1901, écrivait la même chose à propos d'une inscription de Milet. Évoquant la situation qui prévalait en Grèce ot£ Asuxioç MofAfjUoç utoxtoç y} àv0u7r<XTO<; èv èxstvigt ttjo eraxp^eioa èyévsTO 21, il soutenait l'idée que, puisque la Grèce n'allait pas être dotée d'un gouverneur qui lui fût propre avant César et Auguste, on ne pouvait dire de Mummius qu'il était venu dans une province. Il expliquait donc : « le terme d'éparcheia, employé à propos de Mummius, désigne l'ensemble des pouvoirs administratifs, judiciaires et militaires dont Mummius jouissait en Grèce comme consul ou comme proconsul, en un mot son commandement ». Cela n'est que jeu de mots, nul ne peut croire que Mummius ait pu se promener dans des « attributions administratives et judiciaires ». L' éparcheia était bien pour

19. J.-M. Bertrand, dans Cl. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen, II, p. 798; Sail, Hist II, 16 Maur., p. 20.

20. Ce texte est une version grecque nouvelle et plus complète d'une loi dite « de piratis persequendis ». Il a été publié, avec un commentaire, par M. Hassal, M. Crawford and J. Reynolds, « Rome and the eastern provinces at the end of the second century BC », jfRS 64, 1974, p. 195-220, J.-L. Ferrary, « Recherches sur la législation de Saturninus et Glaucia », MEFRA 89, 1977-2, p. 619-660, en a fait une étude fort intéressante. A. Lintott a expliqué {art. cit., supra, note 7) que nous pouvons y lire « the greek equivalent of provincia, eparchia, used firstly (p. 54) », il connaît néanmoins « a slightly earlier example » de cet emploi (dans une lettre de Mummius, cf. J.-M. Bertrand, « Langue grecque et administration romaine », Ktema 7, 1982, p. 167-176 : c'est le texte qui définit ce qu'entendait Rome par le mot d'éparchie lorsqu'elle se décida à régir le monde grec), « another perhaps » dans les années 140 « for existing provinces » (la formule surprend, que seraient des provinces qui n'existeraient pas ?).

21. Syll3. 683, 1. 65; Rome et la Grèce, p. 657-658, il cite Mommsen, Hist, romaine IV, P- 349-35°. * 'e vrai sens du mot provincia... ne signifie rien d'autre que commandement, les attributions administratives et judiciaire du fonctionnaire investi de commandement n'étant à l'origine que les accessoires, les corollaires de sa dignité militaire » ; S. Accame (// dominio romano in Grecia, p. 3, note 6) se contenta d'affirmer que le mot éparcheia n'avait pas la moindre signification juridique. La formule est la transcription de illa in provincia d'un texte latin originel.

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celui qui rédigea l'inscription une zone où s'était exercé le commandement de Mummius, où se trouvaient des peuples et des cités qui lui avaient été soumis : cela s'appelle en latin une province, même si elle ne paraît pas organisée, même si elle doit redevenir, à l'expiration du commandement de celui à qui elle a été confiée, territoire libre. Ainsi Paul-Emile, alors que la Macédoine qu'il venait de vaincre n'était pas déconstruite en un agrégat de quatre républiques autonomes, s'indignait de ce que Persée se promenât librement per provinciam22 , dans sa province.

C'est de cela qu'il faut rendre compte, au lieu de s'étonner de ce que la province ne soit pas la circonscription d'un empire définitivement installé et dont on a pris l'habitude de penser qu'il fallait la définir comme partie d'un tout. C'est ce tout, au contraire, qui se construit par l'accumulation d'éléments dont l'existence ne présupposait pas la sienne.

Nous allons essayer pour notre part de sortir de l'alternative et de faire comprendre comment les ruptures apparentes dans l'usage du mot ne sont pas celles que l'on imagine.

Etymologies.

Pour comprendre ce qu'est la signification de provincia, un détour par l'étude étymologique est nécessaire, non pour apporter des certitudes, mais pour proposer des hypothèses.

Festus fait du mot un dérivé du verbe vincere (« provinciae appellantur quod Populus romanus eas provicit, i.e. antevicit » 23) : il n'y a là qu'une étymologie par analogie, sans valeur scientifique, car on sait que les dérivés de vincere sont construits de façon différente (ainsi victor, victoria, pervicax). Faire cette constatation n'interdit pas de signaler que Festus (à moins que ce ne soit Paul Diacre) suppose le problème résolu, puisqu'il peut sembler, de l'étude des occurrences que, justement, provincia ait pu désigner un territoire à conquérir. Pour Donat, le mot est construit a porro et vincendo, selon lui, il s'agit de régions « longe ab Italia positae » 24. Isidore de Seville prolongeait cette leçon en assurant que « procul positas regiones provincias appellaverunt (Romani) » ; nous avons là le même type de raisonnement

22. Liv. 45.28.10. 23. P. 226 = 253 éd. Lindsay. 24. Nous avons évoqué ce texte supra, note 4.

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analogique : les provinces sont nées de la victoire (« in jus suum vincendo rédigèrent »), le pro temporel de Festus faisant place au pro de procul25. Ces auteurs parlent d'un temps où les provinces étaient les divisions territoriales d'un monde romain étendu à toute la terre et centré sur Rome, époque où la Macédoine, comme l'Asie et l'Italie même, étaient partes terrarum, et divisées en regiones26.

N'acceptant pas le rapport à la victoire, A. Bergaigne 27 préférait, après O. Mûller, rattacher provincia à vinche. Il donnait à ce verbe un sens proche de celui de obligare, et, par un biais peu clair, faisait de provincia un mot synonyme de obligatio qui n'aurait pas désigné, comme « le terme générique magistratus, les dignités dont les magistrats sont revêtus par l'élection, mais bien les obligations que ces dignités leur imposent et qui sont réparties entre eux après l'élection ». Cette idée n'eut guère de postérité.

Le système moderne remonte à une étude de Th. Mommsen parue dans les Comptes rendus de la Société historique de Breslau en 1857 28. Il affirme deux choses essentielles : d'abord, que « le mot provincia, synonyme de commandement, ne désigne que la compétence impératoriale », ensuite, que « c'est progressivement que les provinces devinrent les régions transmarines soumises au peuple romain ». Mommsen est arrivé à ce résultat per obscur tus en associant au mot provincia celui de vincia dont Festus conserve, en une formule sybilline (« vinciam dicebant continentem »), le souvenir incompréhensible29. Refusant d'admettre que cette vincia soit en Italie ce qu'est la provincia outre mer30, il aboutit à une formule, aussi lapidaire que peu claire : « vincia et provincia doivent être dans le même rapport que gradior et progredior » 31 . Le rapprochement qu'il fait alors de vincia avec vindicia32

25. Ce texte, Orig. XIV. 5. 19, a pour source la traduction par Hégésippe de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe II. 3. 2.

26. terra et loca terrarum spatta quorum sunt provinciae... item regiones partes sunt provinciarum, Isidore, Orig.XIV.5.19.

27. Dont nous avons déjà évoqué la recherche, supra, note 8. 28. Tome I, 1857, p. 1-58 repris dans Historische Schriften, I (IV), p. 92-100. Une

traduction française abrégée a paru dans un appendice de YHistoire romaine sous le titre « La question de droit entre César et le Sénat romain », elle est reprise dans la nouvelle édition de la collection Bouquins, 1985, t. 2, p. 965-984, présentée par Cl. Nicolet.

29. P. 379 = Lindsay, p. 520. 30. Il a raison bien sûr, cf. Liv. 28.12.12 : les provinces d'Espagne sont « continentis », du

continent. Cette idée reparaîtra néanmoins, cf. O. Keller, Lateinische Volksetymologie und Verwandtes, et Dôring, Etym. Skizz. Kônigsb., 1912, p. 431". (non vidi).

31. Droit Public I, p. 59 note. 32. Hist. Schrift (loc. cit.), p. 93 et note, ni A. Walde, Lateinisches etymologisches

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(chacun des magistrats, selon lui, revendiquant sa part à la conduite des affaires et au pouvoir, chaque part étant limitée par les droits des collègues) le conduit à écrire que la provincia est la « compétence annuelle » déterminée d'abord par « le bon plaisir des magistrats » puis progressivement par le Sénat et son « autorité grandissante »... L'autorité de l'auteur et la diffusion de ses manuels dans l'ensemble du monde savant firent que toutes les idées différentes furent oblitérées33.

Telle intuition de Ch. Cookson aurait mérité un meilleur sort. Il signala que provincia pouvait être un dérivé d'un *provincus semblable à vicinia qui l'est de vicinus2*. Rapproché de longinquus et propinquus, cet adjectif se rattacherait avec son dérivé à la famille des mots de lieu ; associant le préfixe *prov- à *frau-, *frauwn- du germain retrouvé dans Frohn (Frohnherr, « le seigneur féodal »). Il concluait : « provincia will therefore mean lordship, which is precisely the sense recorded ».

V. Pisani35 a retrouvé l'idée que provincia était un dérivé nominal de *provinquus, *-inquus impliquant un certain type de rapport à un *provo qui signifierait droit (« aggettivo 0 sostantivo indicante connessione col *provo cioè col jus ») et construit de la même façon que longinquus, ou propinquus , « due aggettivi di significato spaziale » : le rapport qu'il établit entre le suffixe et le radical reste obscur, la traduction qu'il donne de *provinquus, « qui dicit jus », ne permet pas de l'éclairer. On se demande bien comment il arrive au sens qu'il donne à provincia et qu'il présente comme découlant de ses réflexions, elle serait « il territorio in cui e esercito un certo imperium ».

L'intérêt néanmoins du rapprochement de provincia avec les adjectifs en -inquus (grec -<x7io<;, le Hittite connaît un maninku qui signifie « pas trop loin » 36) est grand comme en témoigne la caution que semble lui apporter

Wôrterbuch (3e édition refondue par J. B. Hofmann, 1956), ni A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4e éd., 1959, ne seront convaincus.

33. Y compris les analyses de B. Heisterberk dans Philologus 49, 1890, p. 629-644 et 56, 1897, p. 722-724, pour qui le mot serait né de la procédure du tirage au sort (« Auslosen der Provinzen »).

34. Class. Rev. II, 1888, p. 227-228, cette courte note semble ne survivre que par la mention qui en est faite dans le Dictionnaire de J.-B. Hoffman.

35. « Latino provincia : il suffiso indoeuropeo *enqu- e le formazioni germaniche in-mga, - unga, -ingo, -ungo », Real. 1st. Lombardo di Scienze e lettere, Rendiconti, 74, 1940-41, p. 148- 165. On a dit depuis que le suffixe germanique et le suffixe latin étaient hétérogènes (W. Meid, Indogerm. Forschung, 70, 1965, p. 231).

36. Cf. P. MoNTEiL, Eléments de phonétique et de morphologie du latin, p. 75 qui cite E. Benveniste, BSL 50, 1954, p. 29-43.

À PROPOS DU MOT PROVINCIA 199

J.-B. Hofmann. Il permet notamment d'échapper à la nécessité d'expliquer un radical complexe (* -vindicia , * -vincici) dont on ne peut justifier ni le sens, ni la formation même. Le mérite de M. Groselj est d'avoir introduit un élément de nouveauté dans ce débat en expliquant le préfixe sans recourir à une définition préconstruite du mot et en le rattachant mieux à la famille des mots d'espace37 : en introduisant dans la discussion l'idée que le préfixe *prae-, *pri<, *prei-, *pro... étaient de même nature, il posa l'existence d'un doublet de privus qui serait *provus signifiant « einzeln, eigentûmlich », le dérivé *provinquus désignant « sepositum aliquod » (« qui sensus etiam voci provinciae tribuendus videtur »). Comme il y a des endroits situés loin ou près, il y aurait des lieux « différents, à part ». On pourrait se demander ainsi si la province ne pourrait pas être l'espace que les Romains distinguaient dans l'ensemble du monde qui les entourait, qui n'était ni de l'étranger, ni de la cité et qu'ils donnaient pour un temps à l'un des leurs.

Tout cela bien sûr est très alléchant. Néanmoins le fait que propinquus et longinquus soient construits à partir d'adverbe de lieu {prope, longe) imposerait que *provinquus le soit aussi peut-être et que l'adverbe de lieu pro ait eu un doublet *prov, ce qui n'est pas attesté38. D'autre part, il semble que l'interprétation de provincia <*pro vindicia retrouve quelque vitalité : si l'on en croit O. Szemerényi39, le mot provincia serait né dans un syntagme du type « alicui Sicilia pro vindiciad obvenit », « the fixed phrase pro vindiciad was through frequent use shortened to provinciad and eventually the construction was reinterpreted and changed to e.g. Sicilia provincia evenit ». Cette explication ne me paraît pas s'adapter à la structure du formulaire ; qu'elle soit défendue aujourd'hui prouve, à tout le moins, que l'on n'a guère progressé depuis un siècle40.

37. « Etyma latina », Ziva Antiqua, 8, 1958, p. 33. Sur la carrière de l'auteur voir ZA 12, 1962, p. 3-5, avec bibliographie et ibid., p. 228-229.

38. Je dois cette remarque à mon camarade J.-P. Kherlakian (qui m'a signalé néanmoins que l'on trouve un *proAw- origine de *pro- dans A. Martinet, Économie des changements phonétiques, p. 226) ; son amitié m'a permis de compléter une bibliographie bien difficile à mettre à jour.

39. « Etyma latina III (19-24), Latin vindex, vindicit, vindicta, provincia. Greek (w)anaks and West- European Veneti from the point of view of semasiology », Logos Semantikos : studia linguistica in honorem E. Coseriu, III, 1981, p. 303-323.

40. La bibliographie lemmatique de S. est intéressante (il fait remonter à J. Budenz l'origine des idées de V. Pisani : cet auteur publia beaucoup dans les années i860- 1870, mais le fit en hongrois, ce qui rend difficile la consultation de ses travaux ; voir la réédition de son Dictionnaire, ainsi qu'une introduction biographique, par G. Decsy dans les Publications de l'Université de Bloomington, en 1966) mais incomplète, ainsi Mommsen n'y apparaît pas (ce qui

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En fait l'historien ne doit pas céder aux mirages de l'explication étymologique et se laisser abuser par les pseudo-certitudes fournies par une technique d'autant plus séduisante qu'il ne peut guère en contrôler la pertinence. Contentons-nous de prendre conscience que le mot provincia a pu être rapproché de noms de lieu. L'idée qu'il soit à l'origine un mot abstrait n'est pas la seule à devoir être considérée. C'est seulement par l'étude de ses emplois, néanmoins, que l'on pourra avancer.

Espaces.

Nous apprenons que le Sénat a prononcé les noms de telles ou telles provinces et que des magistrats les ont reçues essentiellement en lisant Tite- Live.

Dans la plupart des occurrences, chaque province est désignée par un nom de région, ou de peuple (parce que les anciens aiment à désigner les terroirs par le nom au pluriel des gens qui les habitent), ou le nom d'une cité41, qui lui est apposée. Le syntagme est lâche, mais le mot provincia en est bien clairement le premier terme, car dans les formules courantes, provincia decreta est, provincia est, evenit, obvenit, le verbe est au singulier même si le nom donné à la province est un pluriel : Volsci provincia evenerat42 , Tarentum et Sallentini provincia evenisset43, Veientes provincia evenit44, Pisae provincia obvenisset45 ; il serait facile de multiplier les exemples46; partout, bien sûr, où l'on voit, en revanche, agir les Veiens ou les Herniques, le verbe est bien évidemment au pluriel.

Le Sénat devait dire lieu toute province. Aussi, même quand il réservait tel nom, parce qu'il ne savait pas ou ne voulait pas expliciter de quoi serait

peut tenir à ce que la linguistique et l'histoire vivent dans des régions différentes de l'érudition), ni non plus Cookson, ni Groselj (ce qui surprend puisque sa note est parue après la dernière édition du Dictionnaire étymologique).

41. Ainsi Capoue (27.22.4) ou Tarente (39.39.9, 25.35.14). 42. Liv. 5.12.6. 43. Liv. 27.22.2. 44. Liv. 2.54.1. 45. Liv. 41. 14.9. 46. Puisque nous disposons désormais d'Indices exhaustifs. Néanmoins, Plautio Hernici

evenere, 7.12.6; Samnites... Apuli... sorte evenerunt, 8.37.4; Samnites evenerunt, 10.12. 3; ou 35.20.10; une simplification du formulaire qui évite l'emploi du mot même de provincia.

A PROPOS DU MOT PROVINCIA 201

faite la politique de l'année à venir, il annonçait qu'elle serait quo senatus censuisset41 .

Cette formule fréquente était susceptible de glose. Tite-Live présente parfois une note explicative : « decrevere patres ut consulibus Italia et quo senatus censuisset, earn (« cette dernière province ») esse bellum adversus Antiochum regem omnes sciebant»48. Transcrivant les sources officielles, l'historien témoigne de ce que la province ne pouvait être désignée autrement que par un nom d'espace qui expliciterait le quo. En expliquant comment chacun savait que cette province serait le théâtre d'une guerre lorsque celle-ci aurait été déclarée, il montre qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'en confier la conduite à un magistrat que de dire province la région où elle serait engagée et poursuivie49. Même si la multiplication de ces gloses 50 put fragiliser le syntagme qui désignait et nommait la province, si le langage courant, qui s'attache plus aux réalités de fond qu'aux nécessités des formulaires, put éventuellement faire l'économie du passage par le nom d'espace et aller directement de la province aux raisons qui en justifiaient l'existence, sans s'attacher à sa désignation officielle S1, si cela rendit possible

47. Liv. 35.41.3, cf. 35.20.7, 42.31.9, 42.28.6 (ut uni sors integra esset quo Senatus censuisset), 42.31.6 (praetorem cuius sors fuisset ut ir et quo senatus censuisset, Brundisium ad classent ire censuit), 44.17.10 (avec une surdétermination dans l'ordre de l'éventuel, peregrina et si quo senatus censuisset...).

48. Liv. 35-4I-3- 49. Liv. 10. 12.3, consules inter se provincias partiti sunt... Etruria... Samnites... diversique ad

suum quisque bellum proficiscuntur. 50. Il n'y a pas que le quo qui puisse être glosé, un nom peut l'être ; par adjonction, par

exemple, Italia et bellum (Liv. 21. 5.1, 26.28.3), Asia provincia et bellum (38.58.8), Brutti et bellum cum Hannibalem (28.45.9, Brutii sera la province, à partie de 208, cf. 27.35.10, du magistrat chargé de lutter contre Hannibal) ; parfois de façon elliptique, Gallia adversus Hasdrubalem (28.35. 10, cf. 21. 17. 9), Bruttios adversus Hannibalem (30.1.2). Rien n'empêche que ne se développe une formule complexe sous la forme d'une proposition, consulibus ambobus Brutii ut cum Hannibale bellum gérèrent (28.10.8), alter consul cui Italia provincia evenisset cum Bois jussus bellum gerere (38.1.9).

51. Dans le texte de Tite-Live, la glose peut précéder la désignation : consules belli administrationem inter se dispertiri jussi, alteri ut Volsci, alteri ut Aequi provincia esset (3.10.9). Il peut se faire que le nom même de la province ne soit pas indiqué, ce qui n'était que glose semble devenir ainsi la province elle-même : consules inde partiti provincias, Fabio ut legiones Antium duceret, Cornelio ut Romae praesidio... (3.22.3, le premier a sans doute pour province les Volsques, le second les Eques), ou bien, novi consules jussu Populi bellum indixere, Fabioque ea provincia, Plautio Hernici evenere (7.12.6, les Tarquinienses ont envahi le territoire romain, on doit comprendre que Fabius les a reçus comme province, de même que Plautius a reçu les Herniques). Si la glose est exprimée de façon concise, on pourra découvrir des formules du type de senatus jussit alterum consulem contra Gracchum in Algidum exercitum ducere ; dans alteri populationem finium Aequorum provinciam dédit (3.25.9), on doit comprendre que la province des

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bien des ruptures, dire que la guerre est la province, revient à négliger d'expliquer le mode de fonctionnement d'un langage technique.

Il faut savoir, avant toute chose, de quelle façon était choisi le nom des provinces 52 et quels sont les liens qu'entretenait le vocabulaire du politique avec le langage géographique, car c'est par une telle réflexion que l'on pourra comprendre ce qu'elles sont.

On a pu s'étonner que telle province ait pu être nommée Asia ou Africa, alors qu'il n'était pas question que la guerre dont elle serait le théâtre, s'étendît à la totalité du continent que ces noms pouvaient désigner. E. Badian a cru trouver une solution de bon sens en écrivant 53 : « long before Sulla, in fact, as far as we know, a Roman commander was not allowed to leave his provincia without a special permission. Consequently in a major war the definition of the provincia had to be wide and elastic to ensure that the commander would be able to do his legitimate task without restriction. Hence Sicilia, Africa, Asia are alloted as provincia even though those words embrace areas much wider than the probable scenes of actions ». En tant qu'entités administratives, les provinces « kept their military name ». Cela n'a pas grand sens. Pourquoi, en effet, si la province devait être « wide and elastic » avoir dit telle province Macedonia alors que, chacun le sait, les gouverneurs de Macédoine s'occupaient de l'ensemble des Balkans, ou bien pourquoi avoir décrété, en 190, une provincia Graecia pour L. Cornelius Scipion alors que l'on savait bien qu'il devrait passer en Asie et qu'on lui donna d'ailleurs l'autorisation de le faire 54. On remarquera d'ailleurs que c'est bien parce que la province était un espace que sa désignation et son extension pouvait prêter à discussion. Si tel n'avait pas été le cas, si la province avait été une mission de guerre, il eut été simple de la définir, puisqu'elle n'aurait pas eu d'autres limites que fonctionnelles.

Eques est partagée entre les deux consuls et que chacun doit se voir définir un secteur d'activité (cf. 27.7.7, Italia ambobus provincia decreta regionibus tamen partitura imperiimi), populatio n'est donc pas le nom de la province, c'est l'équivalent d'une proposition complétive qui expliquerait ce que doit être dans sa province la tâche du magistrat.

52. P. P. Spranger avait envisagé une telle étude, Untersuchungen zu den Namen der r'òmischen Provinzen, Diss. Tubingen, 1955. Il semble qu'il n'ait publié que ce qui concerne les Espagnes, « Die Namengebung der ròmischen Provinz Hispania », Madrider Mitt, I, i960, p. 128-141.

53. Roman Imperialism, p. 23. 54. Liv. 37.1 et 2 : Scipioni Graeciam decreverunt... et adjectum ut cum in provinciam

venisset, si e re publica vider etur esse, exercitum in Asiam traiceret... ; pour la Sicile de P. Scipion, cf. infra.

À PROPOS DU MOT PROVINCIA 203

Les Romains réfléchissaient, d'ailleurs, aux rapports entre le mode dénominatif géographique et leur pratique administrative et ils ne le faisaient pas de la même façon que E. Badian, car sa logique leur était sans doute étrangère. Strabon 55 savait parfaitement que la province existait quand la Cité prononçait son nom, que ce nom pouvait sembler emprunté au répertoire géographique, mais qu'il appartenait en fait à un autre système de références (è7iap^tav àTcéSsi^av rrçv ^copav 56 'Aaiav TrpoaayopsÎKjavTeç ópuovufzov tîj TjTTEipoi), car l'homonymie n'est pas identité. Varron, en expliquant, « Asia sic caelutn dicitur modis duobus, nam et Asia quae non Europa in quo etiam Syria et Asia dicitur prions pars Asiae in qua est Ionia ac provincia nostra » 57, construisait de la même façon un système de mots hétérogènes quoique homonymes et insistait en jouant de la référence temporelle, qui dissocie nécessairement l'Ionie de l' Asie-province, sur l'impossibilité de trouver à l'une et à l'autre Asie des referents communs.

Encore les noms d'Asie, ou d'Afrique, peuvent-ils sembler relever de la même logique d'emploi : les termes homonymes semblent désigner dans leur langage respectif des réalités de même nature qui diffèrent l'une de l'autre par leur seule extension. Mais ce n'est pas le cas lorsque les Romains appellent Ariminum la province de Gaule Cisalpine (« ita Galliam appellabant » 58), car ce nom, pris dans la liste des lieux (il est lieu-dit et non pas terroir, point et non pas surface), sert à la cité à désigner un espace. Ainsi, le raisonnement qui veut faire croire à la nécessité d'une continuité entre le mot du langage administratif et celui de la taxinomie géographique, qui se fonde sur l'idée que, dès l'origine, les réalités qu'ils désignent pouvaient être commensurables, s'effondre. En fait le langage politique fonctionne selon des lois qui naissent de sa seule logique. L'idée de E. Badian néglige le fait que cette logique lui est interne et n'emprunte guère aux autres langages.

Donner un nom à une province suffisait au Sénat pour qu'elle fût intégrée au discours et à la réalité politique : Rome désignait un espace, se l'appropriait de cette désignation même, puis elle y faisait ce que bon lui

55. XIII.4.2. 56. Sur l'importance que Strabon attache à cette formule de désignation, cf. XVII. 3. 24,

VII. 330, frg. 21 et 41, y] vûv MaxsSovîa. J.-M. Bertrand, « Langue grecque et administration romaine », Ktema 7, 1982, p. 167-175 (p. 172).

57. LL V.16. 58. Liv. 28.28.13 (peut-être parce que cette ville était une base essentielle pour les armées

romaines), cf. 32.1.6 circa Ariminum provincia.

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semblait, elle engageait, s'il le fallait, les guerres nécessaires pour le conquérir ou tout simplement le piller. Lors du partage, entre les grandes puissances, à la fin du xixe siècle, de l'Afrique à coloniser, l'activité fondamentale de prise de possession fut d'abord, de la même façon, toute nominale, la dénomination de l'espace dans le cadre de diverses conférences internationales précédant « son appropriation effective » 59. Le langage de la cité n'était pas reçu à l'extérieur d'elle-même, le débat sur la désignation ne devait donc pas se fonder sur un dialogue entre plusieurs États comme cela fut le cas au Congrès de Berlin. Il était purement interne à la cité, il n'en était pas moins, pourtant, difficile ; car, décider de prononcer ou non tel nom était lourd d'implications 60. Un exemple peut suffire à ce que l'on en prenne bien conscience.

Lorsque la rumeur publique prétendit que « Africani novam provinciam extra sortent P. Scipioni destinari » 61, que Q. Fabius s'y opposa, que Scipion menaça d'en appeler au peuple pour qu'elle lui fût donnée et que, finalement, il reçut la Sicile avec trente navires « permissumque ut in Africani si id e re publica esse censer et traiceret » 62, le débat porta sur la dénomination et sur elle-seule. A force d'être dite province, la Sicile avait pris forme, elle avait acquis des frontières et chacun de ceux à qui elle avait été confiée s'était conformé dans sa pratique à la jurisprudence de ses prédécesseurs, agissant dans les limites qui s'étaient imposés à eux : elle était devenue territoire, élément d'un empire; Scipion allait devoir compter avec cette tradition. Parce que Africa était un mot nouveau dans le langage politique, il échappait, au contraire, à toute définition préétablie, comme tout néologisme. L'Afrique, nouvelle province, eût été à découvrir et la signification du mot, sa forme en quelque sorte, à établir dans le contexte du discours d'Etat. La dire province eût été projeter l'espace politique (né de la permanence de ses liens à Rome) au-delà de ses limites et assumer des ambitions nouvelles ; refuser de le faire, c'était laisser à la région son statut d'objet géographique :

59. R. PouRTiER, « Nommer l'espace », L'Espace géographique n° 4, 1983, p. 293-304, notamment p. 195 ; du même auteur, « Les géographes et le partage de l'Afrique », Hérodote 41, avril-juin 1986, p. 91-108 et ibid. M. Chemillier-Gendreau, « Notes sur l'apport au droit international de l'acte général de la conférence de Berlin», p. 1 12-122.

60. Ce n'est pas seulement que l'on pouvait parfois en ne désignant pas tel théâtre d'opérations retarder une guerre ou au contraire la prolonger, Liv. 34.33.14, 34.43.3-4; le Sénat ne tenait pas, parfois, à dévoiler ses intentions, 29.14.2.

61. Liv. 28.40.1 (moins prudent, Africa cum Sicilia, 21.17.1). 62. Liv. 28.45.8 l'autre consul reçoit le Bruttium, c'est-à-dire la guerre avec Hannibal, cf.

37-i et 2.

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un débarquement sur ses côtes ressortissait ainsi du domaine technique, stratégique, et non du politique; le monde ne changeait pas, ni sa représentation, l'Afrique continuait de ne pas exister au regard de la Cité mais il existait une Afrique, comme il existait les vagues de la mer ou le vent.

On comprend ainsi qu'il ne faut pas opposer une province dont la dénomination aurait valeur abstraite, métaphorique plutôt, à une province dont le nom serait entendu au « sens concret ». Il faut distinguer la « province-espace-projet » (ainsi l'Afrique neuve, où tout était possible, car rien encore n'y avait été fait encore) de la « province-espace-construit »63. Le même nom, pris dans la première, puis dans la seconde acception, pouvait servir à désigner le même espace provincial, la territorialisation le faisant passer d'un des emplois à l'autre.

Le désir que les Romains avaient de voir se territorialiser m l'espace de leur activité extérieure (le soi-disant invariant géographique permettant d'enserrer le monde mouvant du politique en une fixité rassurante) explique d'ailleurs qu'aient pu, progressivement, s'interpénétrer les deux corpus référentiels, originellement distincts, du géographique et du politique. La province et son nom purent se définir explicitement par référence à la réalité géographique, dont le langage devint ainsi élément de celui de l'État dans des formules dont Tite-Live montre combien elles purent être précises et détaillées : « Italia ambobus decreta regionibus tamen partitum imperium » 65 ou « provinciae Us non permixtae regionibus sicut superioribus annis sed diversae extremis Italiae finibus, alteri adversus Hannibalem Brutii et Lucani, alteri Gallia adversus Hasdrubalem » 66. On passa alors de l'idée que la province était d'abord un nom à qui la dynamique de l'action allait donner une forme (au premier siècle avant notre ère, encore, «fines provinciae Macedoniae fuerunt qui gladiorum et pilorum » 67) à l'idée que la province était figée dans une permanence qui ne devait rien aux fluctuations annuelles de la vie civique. Ainsi telle province put se construire dans un système de précédents

63. En cela, je suis, je crois, quelque différentes que soient nos façons de nous exprimer, d'accord avec J. S. Richardson, Hispaniae, p. 178 « The language of annexation or non annexation hardly seems appropriate », quoi que je ne comprenne pas bien ce qu'il veut dire quand il écrit : « the assignment of a provincia marked out an area of military responsability, and as such was not an act of annexation but an act of war », d'autant moins d'ailleurs qu'il cite alors Clausewitz qui nie justement la séparation du politique et du militaire.

64. J'emprunte ce mot à Cl. Raffestik, Pour une géographie du pouvoir, p. 129. 65. Liv. 27.7.7, cf. 9-44-6, 27.20.4. 66. Liv. 27.35.10. 67. Cic, Pis. 38 et 49.

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géographiques et historiques, « M. Claudio Sicilia finibus eis quibus regnum Hieronis fuisset, P. Lentulo provincia vêtus »68, ou « M. Aemilius Lepidus ab L. Valerio simul provinciam exercitumque accipere jussus ; si ita vider etur L. Valerium propraetore in provincia retinere et provinciam ita dividere ut una ab Agrigento ad Pachynum, altera a Pachyno Tyndareum »... 69. Une formule du type, « Gallia in duas divisa provincias »70, impliquait d'autre part que désormais ce n'était pas le seul nom de la province qui était tralatice mais aussi le territoire qu'il désignait, avec des frontières, des cheminements, des conjonctions entre les lieux toujours semblables. A l'aboutissement du processus, la province devint région, abandonnant tout ce qui distinguait la géographie du politique : «easdem quas priori anno regiones obtinuerunt » 71 .

On finit même par imaginer que la construction territoriale devait être préalable au processus de désignation de la province, ce qui est un curieux renversement de la situation originelle.

Ainsi, dans la loi des pirates, on peut lire de, Xspaovyjaov Kouvslxtjv ts 7}v Tixoç AetSioç TroXspiôov 8opixT7]TOv sXa^sv ou te èTrap^eta Xspaóv/jaóc ts iaxeo12. Pris au sens propre, ces mots voudraient dire que l'on ne sait pas à quel titre le magistrat a fait la guerre : il n'avait pu la faire, pourtant, que si le Chersonnèse Caenique73 était dans sa province (la Macédoine province- espace-projet l'incluait tout naturellement) : autrement il serait sorti des limites de son commandement. Il n'est pas possible d'imaginer que le texte ait voulu signifier cela. Ce qu'il faut y lire, néanmoins, c'est que pour ses auteurs, et pour d'autres, à l'époque, la province était un territoire déjà conquis, on le désignait ainsi pour qu'il fût intégré formellement à l'empire constitué. On retrouve la même idée dans une formule de Cicéron : à propos de la Sicile, il dit curieusement «prima omnium id quod ornamentum imperii est provincia appellata » 74, comme si nul magistrat n'avait reçu de province de Sicile avant 227. Il veut signifier que l'île s'est donnée à Rome, « princeps

68. Liv. 24.44.4. 69. Liv. 36.2.1 1. 70. Liv. 41.8.3. 71. Liv. 24.12.8. 72. Cnide, col. IV. 1 1.7 sqq., cf. supra, note 19. Nous n'abordons pas ici l'étude des rapports

complexes qui vont unir la nouvelle province à la Macédoine, nous le ferons ailleurs. 73. Sur l'identification de cette région qui est peut-être la Chersonese et la Caenice, voir

L. D. Loukopoulos, « Provinciae Macedoniae finis orientalis. The Establishment of the eastern frontier », dans M. B. Hatzopoulos et L. D. Loukopoulos, Two Studies in Ancient Macedonian Topography, Meletemata III, 1987, p. 61-110.

74. II Ver. 2 1-2.

À PROPOS DU MOT PROVINCIA 207

exterarum nationum»15, que sa désignation comme province fut la reconnaissance de son existence sous le regard de Rome et surtout son accession à un statut nouveau, dont elle fut la première à bénéficier : l'appropriation semblait avoir précédé, en quelque sorte, la désignation (appellare). On remarquera que cette proclamation restait indispensable, sans doute parce que, naguère, elle était seule nécessaire. Strabon savait ainsi qu'il n'y avait pas de province de facto, la domination de Rome était universelle, mais seules étaient provinces les terres qui avaient été dotées d'une administration romaine, après avoir reçu un nom 76.

L'évolution ne se fit pas partout au même rythme, cela explique qu'en un même temps, le mot de province ait pu désigner des espaces qui fussent si différents d'apparence. Mais c'est parce que le rapport de la province au territoire devient de plus en plus évident que se multiplièrent des formules qui auraient été curieuses si provincia n'avait été qu'espace-projet. Ainsi ne suffit-il plus qu'une province fût dite, pour être vraiment telle, encore faut-il qu'elle eût été faite et conservée (« plus est provinciam retinere quant facere »77) dit Florus, confecta18, redacta19 , perdomita et pacata80, quieta81 ou otiosa82, possédée83. Ainsi a-t-elle une forme, celle de la carte de l'île de Sardaigne que T. Sempronius Gracchus fait porter dans le cortège de son triomphe84, et cette forme devient statut 8S impliquant certains devoirs consignés dans des registres, la formula86 qui est devenu sans doute quelque chose de très concret quand elle est dite tutcoc ttjç ijzxpx^Q 87 • Tel ou tel des adjectifs qui la caractérisent désormais peuvent osciller de l'objectif au subjectif : est-ce le territoire qui est tranquille ? est-ce le général qui n'a pas

75. Cf. la Lex Repetundarum, Lois des Romains III. 7.1.1. 76. XII.3.337, XII. 1.4, XIII.4.2, XVII.3.15, XVI.3.24. 77. Florus 1.33, cf. Bel. Afr. 97.12. 78. Liv. 26.21.2, 40.28.8, 41. 1 2.1 Belle définition de conficere provinciam dans Liv.

27-5-3 59<7- : la conquête a donné aux Siciliens la paix et la prospérité. 79. Caes. BG 1.45.2, 7.77.16. 80. Liv. 34.21.7, 41. 12. 10. 81. Liv. 34.42.2. 82. Liv. 23.27.12, 37.60.2, 40.35.1 83. Liv. 26.41.6. 84. Liv. 41.28.8-9. 85. Forma stipendiariae provinciae, Velleius II. 97. 4, Suétone, Jul. 25, Aug. i8,Tacite,

Hist. III.47. Cf. Jos., AJ XVIII. 53 cr/fpx tt(ç è-ap/sîaç. 86. Velleius Paterculus II.38.1, 38.2 in formulam provinciae stipendiaria facta sit... in

formulant redegit provinciae. 87. Joyce Reynolds, Aphrodisias and Rome, p. 1 14.

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grand chose à y faire ? Du concret à l'abstrait : est-ce la province qui est construite ? est-ce la pacification qui est menée à bien 88 ? Cela aboutit à ce que le nom lui-même puisse ne plus être aussi clairement espace89.

Paradoxes et ruptures.

Le mot provincia a pu évoluer, comme nous venons de le voir, dans le cadre du discours topologique, sans rompre avec ses origines, mais il a aussi, chacun le sait bien, fini par désigner tout autre chose qu'un espace. Nous allons essayer, maintenant, de montrer ce que fut la rupture qui construisit la province-mission, provincia-officium, hors du cadre originel qui la limitait aux propos sur l'espace.

Chez Plaute, un texte bien connu90 montre que, comme dans un français presque contemporain, l'on peut dire à quelqu'un : « File dans ta campagne, file te faire pendre dans ta province », « quid in urbe reptas, vilice... ahi rus, abi dierectus tuam in provinciam », le mot latin provincia, comme le mot français qui le prolonge a la capacité d'exprimer le mépris que le rat des villes peut éprouver pour le rat des champs, et surtout l'infinie distance qui

88. La formule confecta provincia est ambiguë, bien sûr : Manlius a conquis l'Asie et rentre confecta provincia (Liv. 38.50.3), cela ne veut pas dire que l'Asie sera proclamée province l'année suivante par une désignation-reconnaissance; de même telle provincia facta, Cic, Fam. III. 6. 5.

89. Tout aussi important serait d'analyser comment, notamment chez Tite-Live, le mot provincia s'est vêtu des dépouilles du mot grec qui servait à le traduire, que dire d'une provincia romana quand elle induit une provincia Carthaginensium (Liv. 22.21.7, 22.56.8, 24.29.4), d'une Italie qui peut devenir province des Maures (23.5.13), chaque cité peregrine en possède une qui est son territoire (28.2.12, Gadès, 45.25.13, Euromos). Le mot a perdu son centre de référence, appartenant depuis l'origine au seul langage politique de Rome, il semble être devenu commun.

90. Casina 98-110: Chalinus joue du langage politique dans ce passage, mais c'est praefectura qui est le support de ses plaisanteries et du rire du spectateur qui voit avec surprise Olympion se prendre pour un préfet, Chalinus lui a simplement conseillé de rentrer dans son village. Tel autre texte où l'on voit la preuve que primitivement provincia signifiait mission ne doit peut-être pas être interprété de cette façon ; quand Ergasile, en effet, évoque sa provincia parasitorum (Captivi 474, comme il existe des provinces consulaires ou prétoriennes), elle consiste à faire le marché et à commander l'armée de la mangeaille (v. 154) et il exerce son autorité sur des Pistorenses, des Panicii, des Placentins, des Turdetans, des Ficedulenses : tous les commentateurs ont été d'accord pour souligner comment tous ces mots étaient comme des calembours de noms et de lieu et d'ethniques, il faut en déduire que l'emploi du mot province, pour Plaute comme pour tous les Romains, induisait naturellement l'image d'un espace, cf. A. B. Taladoire, Essai sur le comique de Plaute, p. 177. On trouve, d'autre part à provincia caudicalis (Ps. 158) des parallèles dans des formules ordinaires telles que provincia Galatica, Cyneraïca, ou provincia Ciliciensis (chez Cicéron, Fam. XIII. 67.1).

À PROPOS DU MOT PROVINCIA 209

existe entre Rome et la province. On sait combien est fondamentale pour l'esprit des Romains, l'opposition domi/foris 91 ; dans le monde œcuménique qu'ils ont constuit, où il n'y a plus d'extérieur véritable, provincia s'oppose à domi92, marque de son irréductible altérité par rapport à la ville.

Cicéron a dit, lui, de la Sicile qu'elle était provincia suburbana93 ; Florus a repris la formule, en en soulignant d'un quodam modo, le caractère proprement rhétorique ̂ ; Pline le Jeune appliqua ce mot à la Grèce balkanique95, dont il voulait expliquer à Maximus qui venait d'en être nommé gouverneur qu'elle n'était pas, bien qu'elle fût séparée de Rome par l'Adriatique, une province comme les autres. Une telle alliance de mots n'avait de sens que parce qu'il existait, dans l'esprit de tous ceux qui la construisaient, l'idée que tout opposait la provincia et Yurbs.

C'est l'évolution de la cité et le développement de l'empire qui bouleversa ce système idéologique et détruisit, dans la langue, l'équilibre de cette opposition fondamentale. La chose peut être mise en évidence si l'on étudie les textes concernant la dévolution des provinces aux préteurs. Comme on le sait par Tite-Live ̂ et telle analyse de Pomponius, le nombre de ces magistrats grandit au fur et à mesure des conquêtes et leur rôle se diversifia : « capta deinde Sardinia, mox Sicilia, item Hispania, deinde Narbonensis totidem praetores quot provinciae in dicionem vénérant creati sunt partim quae urbanis rebus partim quae provincialibus praeessent »97. Les uns furent chargés, ainsi, de l'administration territoriale, mais, pour que la justice continuât d'être rendue à Rome même, « duae jurisdiciones in urbe » 98, deux judicatures, furent confiées à deux d'entre eux. Le mot provincia sembla changer alors de signification en changeant d'emploi.

Tite-Live savait très bien que les provinces étaient hors de Rome par nature. Il pouvait donc sembler réserver le mot provincia à la désignation des territoires extérieurs, opposer ainsi, dans le cadre de l'action politique, ce qui se passait dans Yurbs de ce qui se passait dans les provinces : « consules

91. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, p. 298 sqq. 92. Cic, Fam. III. 10.8, in provincia; cf. Fam. III. 10.5, in provincia nec Roma. 93. II Verr. 3.66, 5.157 (cf. II Verr. 2.7, où il est question de suburbanitas). 94. II.7 (3-19, 3-5), Epit. II.2.15). 95. Lettres VIII 24. 96. Per. 20, 32.27.6 : sex praetores ilio anno primum creati crescentibus provinciis et latius

patescente imperio. 97. Digeste I.2.32 (Pomponius). 98. Liv. 44.17.9.

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urbanis rebus compositis... in provincias diversi abiere » ", quand un des quatre prêteurs se voyait chargé de deux judicatures, c'était « ut très in provincias exire possint»100, de même, « Hostilio jurisdictio urbana evenit addita est peregrina ut très in provincias exire possent » 101 . Tout naturellement, pour lui, la province était hors de Rome : on sortait de la Ville pour s'y rendre 102 et l'on y était loin de tout, y compris de toute vie politique active 103. Néanmoins, il pouvait aussi écrire, « praeter duas urbanas quattuor provinciae sunt decretae » 104, et considérer, ainsi, que les charges urbaines étaient, aussi, des provinces. Cela témoigne de ce que le mot provincia, pris absolument, non déterminé, si l'on veut, avait pu continuer à désigner les territoires confiés par Rome à l'un de ses magistrats, alors même que l'on pouvait utiliser le terme dans une formule nouvelle, provincia urbana, associant deux réalités jusqu'alors étrangères l'une à l'autre.

L'alliance de mots était assez choquante pour que, dans l'œuvre de Tite- Live (et peut-être en était-il de même dans le formulaire de la dévolution des provinces prétoriennes), elle n'apparaisse en sa forme complète que deux fois, « Q. Fulvio extra ordinem urbana provincia esset »105, « his praetoribus duae urbanae provinciae sunt decretae » 106. Le plus souvent, l'écrivain la présente rompue, le nom et l'adjectif étant dissociés dans une construction très lâche : sans doute, en effet, le lien fort qu'implique le rapport d'un nom à son épithète était-il difficilement supportable. Le syntagme n'en existait pas moins, virtuellement le plus souvent, mais nécessairement présent toujours dans les esprits puisqu'on avait tenu à garder l'adjectif pour désigner la province. La difficulté que l'on avait à l'utiliser témoignait de ce qu'il appartenait à un langage technique qui fonctionnait selon des règles spécifiques. Malgré la transformation du système administratif, le langage politique voulut maintenir ses traditions, il sembla occulter les modifications intervenues en conservant le nom ancien, inadapté pourtant aux réalités nouvelles. Pour que les lots proposés à chaque préteur paraissent semblables, pour qu'ils apparaissent bien comme des magistrats de même rang, que les

99. Liv. 3.60.1. 100. Liv. 27.36.11. 101. Liv. 27.36.11. 102. Liv. 27.39.3. 103. Liv. 26.2.2; Cic, QF 1.1.2. 104. Liv. 43.1 1.8. 105. Liv. 24.9.5. 106. Liv. 45.44.2.

À PROPOS DU MOT PROVINCIA 211

fonctions qu'ils remplissaient semblent être les mêmes, tout fut province, y compris ce qui ne pouvait l'être. Il y aurait désormais des préteurs qui resteraient à Rome 107 et recevraient une provincia urbana, alors que d'autres seraient chargés d'une province normale, non « marquée » (au sens grammatical du terme). La procédure, qui devait garantir l'égalité entre les magistrats devenait créatrice de langage, associant deux mots liés chacun à deux réalités jusqu'alors incompatibles.

Cette alliance nouvelle de mots antagonistes est surprenante, mais le bouleversement ne s'arrête pas là. L'adjectif urbanus lui-même, à peine installé, perdit, dans le syntagme provincia urbana, le sens topique, dont nul ne pourrait dire sans surprendre qu'il ne lui était pas consubstantiel. Si les duae urbanae provinciae l0S , duae jurisdictiones in urbe109 pouvaient bien être les provinces dont on était chargé alors même que l'on restait à Rome, le praetor urbanus, détenteur de la provincia urbana était le préteur qui inter cives jus dicit, et celui-là seulement. L'adjectif urbanus s'était chargé d'une signification nouvelle, phénomène de surcodage qui n'est pas rare dans les langages techniques, mais provoque parfois de curieux effets de redondance. Ainsi, quand on lit, « Philo Romae juri dicundo urbana sors, Pomponio inter cives romanos et peregrinos » no, on sait bien que chacun des deux préteurs est resté à Rome et que le locatif concerne Pomponius comme Philon; si la précision Romae paraît nécessaire pour préciser ce que devait faire Philon, c'est que l'adjectif urbanus n'était plus senti comme ayant, dans le contexte, un sens local ni.

La rupture de sens qui avait construit la provincia urbana, l'une des provinciae urbanae, alors même que la naissance de celles-ci semblait rompre avec l'usage de la langue, ne fut pas, sans doute, facile ni immédiate. On s'en aperçoit par l'étude de l'usage de l'adjectif peregrinus. La. provincia peregrina dont la désignation ne peut être que seconde par rapport à l'expression provincia urbana, où l'adjectif issu de la simplification, quelque peu sybilline d'apparence, des formules jus inter cives et peregrinos et jus inter peregrinos nl,

107. Cf. le même mécanisme dans le cas de la désignation des questeurs, praeter duos urbanos ut crearentur quaestor es duo qui consulibus ad ministeria belli praesto essent, Liv. 4.43.4.

108. Liv. 45.44.2, cf. 39.45.5, etc. 109. Liv. 44.17-9. 39-39-I5- 110. Liv. 22.35. m. La redondance ne peut servir à rappeler que le préteur urbain avait des obligations de

résidence qui ne s'appliquaient pas à son collègue (sur celles-ci, cf. Th. Mommsen, Droit Public, III, p. 223; cf. F. de Martino, Storia della Costituzione romana, II, p. 199).

112. Liv. 37.51.6, etc.

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naquit avant même que ne fût employé le titre de praetor peregrinus 113 : l'alliance de mot provincia peregrina parut moins scandaleuse sans doute qu'il ne l'aurait été, car, comme l'a remarqué D. Daube 114, un tel titre ne pouvait à l'époque républicaine signifier que « préteur étranger » (on peut lire, pour en être convaincu, le discours de T. Manlius en réponse à celui d'Annius, « audi, Iuppiter, haec scelera, audite, lus Fasque, peregrinos consules et peregrinum senatum in tuo, Iuppiter, augurato tempio captus atque ipse oppressus visus es?» 115). C'est là la preuve que le « sens premier » du mot peut résister longtemps aux forces d'évolution, que celle-ci ne se fait pas toujours sans quelque violence ; mais aussi que lorsque le mouvement s'amorce, il peut se poursuivre très loin et modifier en profondeur l'usage.

Si la provincia urbana consistait à dire à Rome la justice pour les seuls citoyens, si une province avait pu devenir « urbaine », si cette urbanité même avait évolué au point que le « sens premier » et non contestable de l'adjectif avait disparu au profit d'un sens dévié sans rapport évident avec lui ; si le syntagme était désignation conventionnelle, qui ne pouvait se comprendre que dans le cadre d'un langage technique par lequel il était nécessairement rattachée à sa glose116, jurisdictio urbana, le mot provincia lui-même ne pouvait pas ne pas en subir les conséquences. De même qu'urbanus n'avait plus grand chose à voir avec son sens topique, de même provincia pouvait perdre sa signification territoriale. Toute charge urbaine, toute charge quelle qu'elle fût put ainsi devenir province. Il se construisit un système métaphorique où toute fonction politique fut dite provincia. En témoigne la loi agraire 117, la loi des XX questeurs 118 et bien sûr la lex de Repetundis 119 où Y aerarium est province ; de même le sont les Silvae Callesque confiées à

113. Lors du compromis de 367 (Liv. 7.1.6), l'unicité du préteur faisait que son seul titre le désignait, arriva le moment où deux préteurs creati sunt {Per. 19.10). La nécessité de les distinguer l'un de l'autre ne fut ni immédiate ni nécessaire, mais il est remarquable que cette désignation fut dissymétrique : s'il exista, en effet, un préteur urbanus, désigné comme tel, dès l'époque républicaine (ne serait-ce que dans le SC de Bacchanalibus), l'autre qui restait lui aussi en ville ne reçut le titre de praetor peregrinus que sous l'empire (D. Daube, « The peregrine praetor », JRS 41, 1951, p. 66-70).

114. Loc. cit., note 102. 115. Liv. 8.5.8. 116. Cf. par ex. 33.26.1. 117 Lois des Romains III. 8. 1.46. 118. Ibid. III.11.I.1. 119. Ibid. III. 7. 1.67 et 73. Cf. J. Richardson, « Lex calpurnia de repetundis », jfRS 77,

1987, p. 1-12.

À PROPOS DU MOT PROVINCIA 213

César 120 ; la flotte, aussi 121 ; dans l'ordre du poétique, cela aboutit aux mots terribles de Lucain « ultima Pompeio dabitur provincia Caesar » 122. Le caractère proprement artificiel, construit, de cette désignation est rendu d'autant plus sensible que le mot provincia lui-même put disparaître du formulaire, sans que l'économie du langage administratif fût bouleversée.

Il est inutile, sans doute, de rappeler que le tirage au sort était le moyen le plus commode pour répartir entre les magistrats les provinces 123. Dans la mesure où le sort désignait le titulaire de la province, sors put devenir la province elle-même : le mot propre s'effaça devant les conditions de son énonciation, la procédure et ce qui la décrit exprimant en quelque sorte le résultat de sa mise en œuvre (car le langage politique doit témoigner du fonctionnement de l'Etat autant qu'il en publie les décisions). On passe ainsi de « si sors te Afris aut Hispanis aut Gallis praefecisset » 124, de « Africani quo Senatus eum sorsque miserai » 125 à « sortem nactus urbanae provinciae » 126, de « tibi sorte obtigisset utijus diceres » 127 à « praetorem cuius sors fuisset ut iret quo senatus censuisset... » 128. Le mot finit par assumer exactement tous les emplois de provincia, on trouve, « quo senatus censuisset sors obvenit » 129 ou

120. Suétone, Jul. 19.2, cf. P. J. Rhodes, Historia 27, 1978, p. 617-620 (qui y voit un retour de la formule quo senatus censuisset, après Baldson) et J. W. Rich (qui n'a pas connu l'article de Rhodes) Latomus 45, 1986, p. 505-521.

121. La provincia classis (navalis provincia, Liv. 37.4.5) semble assumer toutes les significations du mot. Si la flotte peut être un instrument au même titre que le sont les légions (21.60.2, 27.22.6, 37.50.9, 42.27.6), elle peut être considérée comme la mission qui glose la désignation d'une province {Italiani bellumque... classent Siciliamque, 26.28.3, construction en chiasme, l'un reçoit l'Italie et la guerre contre Hannibal, l'autre la Sicile et le commandement de la flotte). Elle est province à part entière, provincia est (30.43.1, 42.48.5), erat sortitus (43.15.3, 44.17.10), evenit (36.2.14, 44.17.7), obvenit (30.40.12), et entre dans les listes {classent... Hispaniam... peregrinavi. ..43.1 1.8, 44.17.10) quand le mot se banalise à l'époque où les prêteurs plus nombreux se partagent des provinces qu'il faut pour garantir leur égalité dire semblables, il existe une provincia classis comme il existe une provincia peregrina. Néanmoins, nul n'oublie que la province est aussi définie en terme de lieu de croisière, qu'il est question de protéger telle ou telle zone, ou tel ou tel rivage (même si cette zone reste indéfinie, ut navigaret quo senatus censuisset, Liv. 35.41.6) ce qui fait qu'elle peut apparaître comme un espace ordinaire {ad Gallicum sinus provincia erat, 40.26.8) qui comme tout espace peut être dit provincia quieta quand il n'y a rien à y faire (37.60.2).

122. Pharsale I.338. 123. De Martino, Storia della costituzzione romana II, p. 199. 124. CicÉRON, QF 1.27. 125. Cic, QF 1.27. 126. II Verr 2.104. 127. II Verr 5.38. 128. Liv. 42.31.6. 129. Liv. 42.31.8.

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bien «jus dicere Romae, nam earn quoque sortent habebat inter cives et peregrinos » 130 et « praetorum sortes fuere Q. Cassi urbana, M. Juventi Thalna inter peregrinos »131, on connaît un sors Macedonia101. Bien sûr, toutes les possibilités d'évolution étaient ouvertes, sors put sembler être une mission ou une charge, « comitia suae sortis esse », « elles étaient de sa compétence » 133. On peut distinguer un « sens territorial » du mot de son « sens abstrait ». Ainsi, quand Tite-Live écrit : « alienae sortis victor belli in suam provinciam exercitum reduxit » 134, ou bien Cicéron, « quaestor consulem, exercitum, sortent provinciamque deseruit » 135, le sors est-il la charge ou la province? Des deux mots lequel est le plus concret ? Que serait l'étude du mot sors s'il n'était pas évident qu'il s'est installé dans tous les emplois du mot provincia, que, pour des raisons de pratique langagière, il peut remplacer ?

En fait, il semble bien que ce qui caractérise l'évolution du mot provincia, c'est qu'elle s'est faite dans le cadre du langage d'un Etat qui se perfectionnait, sans vouloir changer les mots de sa pratique. Les vieux mots se sont adaptés, ont rompu avec leurs emplois premiers. Ils auraient pu disparaître, au profit de mots neufs. C'eût été là une rupture dans la trame de l'histoire. L'élasticité des procédés de langage ont permis que la cité perdure, immobile d'apparence, parfaite en quelque sorte de sa permanence, mais cela n'a pas facilité l'étude d'un terme qui est, à la fois, affirmation de son caractère immuable et victime de ses transformations.

Conclusion.

Si notre lecteur a bien voulu suivre cette réflexion, il admettra peut-être que l'histoire du mot provincia n'est pas celle que, depuis Mommsen, les érudits ont construite. C'était un terme concret, désignant un espace, quel qu'il fût, où les Romains envoyaient l'un des leurs en leur nom. Cela devint un territoire dont ils confièrent la gestion à un magistrat. Par l'effet d'un transfert métaphorique, il prit le sens abstrait de mission ou de charge. Cette

130. Liv. 45.12.13. 131. Liv. 45.16.3, cf. 45.16.3 et 35.41.6, 30.40.5 ou 35.6.4. 132. Liv. 42.314- 133. Liv. 35.6.1 ou 39.6.1 ou 39.32.5. 134. Liv. 9.42.1. 135. II Verr 1.34.

À PROPOS DU MOT PROVINCIA 215

évolution apparaît dans les traces qu'elle laisse dans le corpus, mais il faut, pour les percevoir, jouer en même temps de tous les registres des significations. La diachronie apparaît alors, sous l'apparente synchronie, et l'on peut même fixer quelques repères chronologiques. Dès 100, à l'époque de la loi des Pirates (sans doute, était-ce, d'ailleurs, déjà, le cas au milieu du second siècle) la province fut considérée comme un élément de l'empire, devenu structure permanente. Ce nom put sembler devoir, ainsi, n'être donné à un espace qu'après qu'il eut été conquis. Dans le second tiers du troisième siècle, était née l'idée que la province pouvait être une fonction publique, et non plus seulement un espace extérieur à la ville et à son domaine propre : c'est l'époque où Rome comprit que l'exercice des magistratures pouvait être indépendant de toute la magie qui fondait leur pouvoir (P. Scipion était privatus et proconsul 136), et où les structures de la cité première commencèrent à se transformer en celles d'un véritable Etat.

Jean-Marie Bertrand.

136. Liv. 26.18.6 sqq.