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Ingrid de Saint-Georges, Kristine Horner and Jean-Jacques Weber (eds): Multilingualism and Mobility in Europe: Policies and Practices. Frankfurt/Main: Peter Lang Verlag, p. 43-61. BÜŞRA HAMURCU Le rôle de la gestualité dans l’acquisition du langage des enfants d’origine turque scolarisés en maternelle, en France. Résumé Cet article a pour objet l’étude de la gestualité dans les productions orales de deux enfants issus de familles immigrées turques de 3 à 5 ans. Les enfants sont répartis dans deux catégories distinctes que nous avons provisoirement nommé Type 1 et Type 2. L’enfant appartenant à la catégorie Type 1 est celui dont les parents parlent uniquement turc alors que l’enfant du Type 2 est celui dont les parents parlent turc et français à la maison. L’objectif de l’étude était d’observer la gestualité de ces enfants en fonction des pratiques langagières de leurs familles. Nous avons observé l’évolution de leur gestualité sous deux angles: la nature des énoncés produits par l’enfant (verbaux, mixtes verbo-gestuels ou gestuels) et la gestualité liée au confort ou à l’insécurité de l’enfant. En ce qui concerne le sentiment d’insécurité, les résultats nous montrent que chez l’enfant Type 1 les gestes d’insécurité indifféremment de la langue parlée lors des séances (turc ou français) persistent même vingt-et-un mois après le début de sa scolarisation. L’enfant Type 2 ne manifeste pourtant aucun geste d’insécurité à aucun moment donné ni dans ses productions en turc ni dans celles en français. Quant aux types d’énoncés produits, leur évolution diffère selon les pratiques langagières des familles et les langues.

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Ingrid de Saint-Georges, Kristine Horner and Jean-Jacques Weber (eds): Multilingualism and Mobility in Europe: Policies and Practices. Frankfurt/Main: Peter Lang Verlag, p. 43-61.

BÜŞRA HAMURCU

Le rôle de la gestualité dansl’acquisition du langage des enfants

d’origine turque scolarisés enmaternelle,en France.

RésuméCet article a pour objet l’étude de la gestualité dans lesproductions orales de deux enfants issus de familles immigréesturques de 3 à 5 ans. Les enfants sont répartis dans deuxcatégories distinctes que nous avons provisoirement nommé Type1 et Type 2. L’enfant appartenant à la catégorie Type 1 estcelui dont les parents parlent uniquement turc alors quel’enfant du Type 2 est celui dont les parents parlent turc etfrançais à la maison. L’objectif de l’étude était d’observerla gestualité de ces enfants en fonction des pratiqueslangagières de leurs familles. Nous avons observé l’évolutionde leur gestualité sous deux angles: la nature des énoncésproduits par l’enfant (verbaux, mixtes verbo-gestuels ougestuels) et la gestualité liée au confort ou à l’insécuritéde l’enfant. En ce qui concerne le sentiment d’insécurité, lesrésultats nous montrent que chez l’enfant Type 1 les gestesd’insécurité indifféremment de la langue parlée lors desséances (turc ou français) persistent même vingt-et-un moisaprès le début de sa scolarisation. L’enfant Type 2 nemanifeste pourtant aucun geste d’insécurité à aucun momentdonné ni dans ses productions en turc ni dans celles enfrançais. Quant aux types d’énoncés produits, leur évolutiondiffère selon les pratiques langagières des familles et leslangues.

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1 Introduction

Selon Werner et Kaplan (1963, 66), «lesreprésentations linguistiques émergent et sontancrées dans des formes de représentation nonlinguistique»1. Les hommes font des gestes pourcommuniquer quel que soit leur âge, sexe, culture etle contexte dans lequel ils produisent de la parole.Ce phénomène a attiré l’attention de nombreuxchercheurs dans différents domaines jusqu’à nosjours, notamment Efron (1941), Birdwhistell (1952),Ekman et Friesen (1969), Kendon (1972, 1980),Scheflen (1973), Wundt (1973), Cosnier (1974),McNeill (1992, 2000) et Colletta (2000). Certainsd’entre eux ont tenté d’expliquer, de définir et decatégoriser ces gestes en fonction de plusieurscritères, ce que nous allons détailler plus loin. Cequi est plus récent est de reconnaître que ces gestesjouent un rôle dans l’acquisition du langage.

La description du développement langagier del’enfant a longtemps été réduite aux premièresvocalisations et au développement des capacitésphoniques au détriment des capacités motrices et dela gestualité du bébé. C’est grâce aux travaux decertains chercheurs pionniers, notamment Bruner(1975, 1983) que les gestes des enfants ont étésérieusement pris en compte dans les observations dudéveloppement langagier. Les chercheurs ont d’abordconsidéré que la gestualité était un système decommunication qui précédait le système verbal.D’autres ont mis en valeur la relation entre gesteset mots et ont affirmé que les gestes constituaientun système complémentaire au système verbal.

Nous savons qu’avant d’en connaître le lexique etla syntaxe, l’enfant acquiert d’abord le langage dansdes objectifs sociaux de communication. Dès sanaissance, avant même d’acquérir le langage parlé, lebébé communique avec son entourage par le moyen degestes. Ces derniers sont simples au départ, à savoirles mouvements arbitraires, les regards et les1 “Linguistic representation emerges from, and is rooted

in, non-linguistic forms of representation.” Traduit delʼanglais vers le français par Morgenstern (2009, 124).

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Le rôle de la gestualité

sourires (vers 2 mois) et sont souvent accompagnés devocalisations arbitraires (Iverson/Thelen 1999). Cesgestes se compliquent ensuite et changent de rôle aufil de l’âge. Petit à petit, l’enfant se fait uneplace active dans les interactions avec sonentourage, qu’il apprend également à susciter,toujours par le moyen de ses gestes (Florin 1999).Cette capacité sociocommunicative semble être innéecar le bébé vient au monde avec «un répertoired’expressions faciales et de gestes» (Kail 2012, 79).

2 Qu’est-ce qu’un geste?

Tout d’abord, selon le dictionnaire, le geste«désigne une activité corporelle particulière d’unepersonne». C’est un «mouvement extérieur du corps (oude l’une de ses parties), perçu comme exprimant unemanière d’être ou de faire (de quelqu’un)» (Le TrésorInformatisé de la Langue Française 2013)2. Le gestesignifie également «un mouvement des mains, des bras,de la tête, etc. pour exprimer une idée ou unsentiment» (Cambridge Dictionary 2013)3.

Les spécialistes définissent plus finement legeste. Selon McNeill (1992, 2), «Les gestes fontpartie intégrante de la langue autant que sont lesmots, les syntagmes et les phrases – les gestes et lelangage sont un système». Kendon (1981) désigne lesgestes comme des «actions visibles employées dans laproduction d’un énoncé»4.

Nous savons que la gestualité ne peut êtreconsidérée séparément des capacités linguistiques etque leur développement est intimement lié à celui dulangage. Nous allons donc reprendre les quatredifférentes périodes de l’acquisition du langage et2 Dictionnaire en ligne accessible à lʼadresse:

http://atilf.atilf.fr/3 “A movement of the hands, arms, or head, etc. to express

an idea or feeling.” Traduit de lʼanglais vers le françaispar lʼauteur de lʼarticle. Dictionnaire en ligne accessibleà lʼadresse: http://dictionary.cambridge.org/

4 “Visible actions employed in processing an utterance.”Traduit de lʼanglais vers le français par lʼauteur delʼarticle.

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rappeler leurs caractéristiques vis-à-vis de lagestualité, tels qu’ils sont décrits dans Cartmill etal. (2012).

3 La gestualité aux différentes étapes dudéveloppement langagier

La période prélinguistique (entre 6 et 10 mois) estcaractérisée par la primauté du geste sur la parole.Les enfants, ne pouvant communiquer par les mots, seservent des gestes, notamment le pointage.Morgenstern (2009) qui consacre un chapitre entier aupointage dans son ouvrage y cite la description queButterworth (2003, 29) en fait:

Le pointage ne permet pas seulement de singulariser l’objet,il permet également d’établir un lien entre l’objet et laparole du point de vue du bébé. Le pointage apporte auxobjets visuels des qualités auditives et c’est la voieroyale (mais pas la seule voie) d’accès au langage5.

C’est donc grâce à ce geste de pointage que l’enfanttrouve un moyen de désigner un objet en tant que lieud’attention partagée et d’échange avec l’adulte deson choix. Les spécialistes de l’acquisition dulangage ont commencé à s’intéresser plusparticulièrement, depuis le milieu des années 1970,au geste de pointage qui est désormais une des formesgestuelles les plus étudiées. Les chercheursaffirment que l’utilisation du pointage permetd’anticiper le développement linguistique, notammentlexical de l’enfant (Bates et al. 1979). C’est ungeste conventionnel qui apparaît très tôt chezl’enfant, avant l’âge de 12 mois et avant les touspremiers mots. Il est rapidement accompagné du regardque l’enfant utilise comme moyen de vérificationvisuelle (Morgenstern 2009). 5 “pointing serves not only to individuate the object, but

also to authorize the link between the object and speechfrom the babyʼs perspective. Pointing allows visual objectsto take on auditory qualities, and this is the royal road(but not the only route) to language.” Traduit de lʼanglaisvers le français par Morgenstern (2009, 117).

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Le rôle de la gestualité

Durant la période des énoncés à un mot (environentre 10 et 24 mois), l’enfant commence à seconstituer un répertoire lexical et à produire desénoncés à un mot qui sont souvent accompagnés degestes. Ensuite durant la période des énoncés à deuxmots (qui commence environ à 24 mois), en plus del’acquisition de plusieurs structures linguistiquescomme les prépositions, les déterminants, lesdémonstratifs, la conjugaison des verbes et lesphrases complexes, les enfants emploient davantage degestes iconiques6 et des gestes marqueurs du discours.McNeill (1992) utilise le terme de beats pour décrireces gestes marqueurs du discours. Enfin, la périodedu développement narratif (qui commence environ à 4ans) est celle où les enfants commencent à bienmaîtriser certains aspects de base du langage commele vocabulaire et la syntaxe. Se développe dès lorsun nouvel aspect: le discours narratif. A ce stade,la gestualité commence à accompagner le discours,tout comme nous pouvons l’observer chez les adultes.

Cartmill et al. (2012) soulignent également quelorsqu’une étude a pour objet la gestualité chez lesenfants, il ne faut surtout pas oublier de préciserla période du développement langagier dans laquellese situent ces derniers. En ce qui concerne lesenfants que nous avons étudiés, nous rappelons quenos sujets évoluent de 3 à 5 ans au cours de l’étude.Ils se situent donc entre les troisième et quatrièmepériodes du développement du langage. Cependant, laspécificité de notre étude concerne le fait que lesdeux enfants étudiés sont en situation de bilinguismefranco-turc. Or à ce stade, nous n’avons pas trouvéd’études menées sur la gestualité dans l’acquisitionbilingue chez de jeunes enfants.

4 Le rôle de la gestualité dans le développementlangagier

Depuis de longues années, les chercheurs analysent lerôle de ces gestes dans l’acquisition du langage en6 Un geste iconique est un geste qui décrit une action, un

mouvement ou la forme dʼune entité.

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situation monolingue. Dans une étude récente réaliséeà l’aide des productions orales des enfants de 3 à 6ans et de 6 à 11 ans, Colletta et Pellenq (2009) sedemandent si l’évolution de la gestualité est lerésultat de l’acquisition du langage, qui serait doncun processus indépendant, ou si la gestualité joue unrôle dans le développement langagier de par sescaractéristiques de cohésion et de segmentation. Ilsont pu observer deux types de développement dans lesexplications des enfants: (a) le développement de lastructure linguistique des explications qui évoluentde phrases en textes et (b) le développement desgestes accompagnant les explications qui évoluent duconcret vers l’abstrait. D’après ces auteurs, lesenfants font de plus en plus de gestes coverbaux(gestes qui accompagnent la parole) avec l’âgepuisque l’augmentation de l’information gestuelle estparallèle à celle de l’information linguistique. Ilsaffirment également que chaque nouvelle acquisitionlinguistique est précédée d’un changement gestuel. Eneffet, l’émergence du pointage avant l’âge d’un anconstitue une étape importante dans l’acquisition dulexique. Quelques mois plus tard, durant la périodedes énoncés à un mot, l’enfant commence à faire descombinaisons mot/geste. Parmi ces combinaisons,celles qui ne sont pas redondantes7 seraient lesprécurseurs des énoncés à deux mots (Butcher/Goldin-Meadow 2000; Capirci et al. 1996, 2002; Goldin-Meadow/Butcher 2003; Özçaliskan/Goldin-Meadow 2005).

Quant à Iverson et Goldin-Meadow (1998), ilstravaillent sur les gestes réalisés par les mèreslors des interactions mère-enfant et expliquent queles mères font usage d’un «LAE8 gestuel» caractérisépar l’utilisation relativement peu fréquente degestes concrets redondants qui renforcent le messagevéhiculé dans le discours. Ils trouvent également despreuves des relations positives entre la production7 Des énoncés redondants sont des énoncés coverbaux où les

gestes et les mots expriment exactement le même contenudʼinformation. Il existe également des énoncés coverbauxsupplémentaires et complémentaires où les gestes et les motsvéhiculent dʼautres contenus dʼinformation.

8 Langage adressé à lʼenfant.

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Le rôle de la gestualité

de gestes maternels et la production verbale etgestuelle des enfants et la taille du vocabulaire.Cosnier (1997) parle aussi de la multifonctionnalitédes gestes discursifs.

D’autres études ont été réalisées sur le rôle de lagestualité dans la production et la compréhensionlangagière (Alibali et al. 2000; Goldin-Meadow 1999)et ses variations en fonction des langues(Kita/Özyürek 2003). Les gestes déictiques9, parexemple, sont les précurseurs de l’émergence des nomschez les enfants (Iverson/Goldin-Meadow 2005) et lescombinaisons mot/geste dans lesquelles chacuncontient un élément sémantique précèdent les énoncésà deux mots, tout comme expliqué plus haut (Goldin-Meadow/Butcher 2003; Iverson/Goldin-Meadow 2005).

Comparer la gestualité des locuteurs monolinguesparlant des langues différentes pendant la périoded’acquisition du langage permet non seulement derévéler les similarités de ces gestes mais aussi demontrer les aspects de la gestualité modelés enfonction des spécificités linguistiques (So et al.2010; Kita/Özyürek 2003). Comparer la gestualité enfonction de différents groupes d’âge permet d’enobserver l’évolution au fil de l’âge et sa part decontribution aux étapes de l’acquisition du langage.

Toutes ces études montrent donc bel et bien que lagestualité joue effectivement un rôle important dansle développement langagier, rôle qui mérite encored’être longuement et plus profondément observé. Ortoutes ont été menées en contexte d’acquisitionmonolingue. Dans notre étude nous avons choisid’analyser la gestualité de deux enfants bilinguesfranco-turcs dont les parents diffèrent dans leurspratiques langagières familiales.

5 Notre étude

Cette recherche se situe dans le cadre d’une étudelongitudinale observant le développement du turc etdu français en situation de bilinguisme précoce, plus9 Un geste déictique est un geste qui indique une entité

physique.

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précisément le cas d’enfants d’origine turquescolarisés en maternelle dans une petite ville dansla région d’Alsace, en France10. La problématique decette étude est de comprendre le développementlangagier en L1 (turc) – langue de la maison – et enL2 (français) – langue de l’école de 12 enfants issusde familles immigrées turques. Notre question derecherche principale concerne la comparaison dudéveloppement langagier de ces enfants selon lespratiques langagières de leur famille à savoir:

Familles Type 1: la pratique du turc uniquement dans lafamille par les deux parentsFamilles Type 2: la pratique du turc et du français trèsvariable selon les familles

5.1 La méthodologie de recherche

Nous avons retenu deux de ces enfants, à savoir unpour chaque type de famille, et nous avons analyséleur gestualité à deux périodes: à la rentrée enpetite section11 (3 ans) et à la fin de la moyennesection12 (5 ans), à partir d’un corpus vidéod’interactions adulte-enfant collecté dans deuxécoles maternelles de quartiers à forte immigrationturque dans la petite ville alsacienne où larecherche a été menée.

Asli13, enfant de Type 1 et Yelda, enfant de Type 2ont toutes les deux 2;10 ans à la première séance10 «Développement du turc et du français en situation de

bilinguisme précoce. Le cas dʼenfants dʼorigine turquescolarisés en maternelle en France», thèse de doctorat encours, réalisée au sein du laboratoire de recherche DYSOLA,Université de Rouen, France.

11 La petite section qui commence environ à 3 ans est lapremière classe de lʼécole maternelle, avec deux objectifsprincipaux: la socialisation et le langage. Les activitésproposées sont liées à des apprentissages qui favorisentlʼéveil et lʼautonomie de lʼenfant (Cesaro Rouet et al.2007; Passerieux 2009).

12 La moyenne section qui commence à 4 ans est la deuxièmeclasse de lʼécole maternelle. Cʼest lʼannée de lʼacquisitionde nouvelles compétences. Le langage oral est toujoursprivilégié mais le langage écrit commence également à êtreabordé (Cesaro Rouet et al. 2007; Passerieux 2009).

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Le rôle de la gestualité

d’enregistrement et 4;6 à la dernière. Elles onttoutes les deux des frères et sœurs et sont lesdernières dans la fratrie. Leur sexe et âgeidentiques et leur place dans la fratrie nouspermettent d’envisager des résultats comparables.Cependant ces deux enfants diffèrent au niveau despratiques langagières de leurs familles. Asli est néed’une mère qui est elle-même née et a été scolariséeen France et d’un père né et scolarisé en Turquie, etarrivé en France suite au mariage. La languedominante à la maison est le turc. Mais lors del’entretien réalisé avec les parents, la mère dʼAslidéclare également parler français de temps en tempsavec ses enfants aînés depuis qu’ils ont commencél’école. C’est en sʼadressant à Asli que tous lesmembres de la famille parlent uniquement turc carelle ne comprend pas encore le français. Asli entre àl’école en ayant été très peu en contact avec lefrançais. A l’école, elle n’a aucun soutien en turc.Elle est donc en situation de submersion.

Quant à Yelda, ses parents sont tous les deux néset ont été scolarisés en France. Lors d’un premierentretien réalisé avec le père14, il déclare pratiquerindifféremment le turc et le français avec saconjointe mais qu’ils s’adressaient le plus souventen turc à leurs enfants dans un premier temps.Ensuite les parents ont pris la décision eux-mêmes –tient-il à préciser15 – de leur parler uniquementfrançais depuis qu’ils ont constaté que Yelda «avaitplutôt besoin du français»16. Lorsqu’elle entre àl’école, Yelda n’est donc pas dans la même situationquʼAsli. Même si ses parents s’adressaient à elle le13 Les prénoms des enfants ont été modifiés pour des raisons

dʼanonymat.14 Premier entretien réalisé au téléphone le 27/01/2012,

quatre mois après le début de la scolarisation de Yelda.15 Le père a précisé que la décision de parler uniquement

français à leurs enfants a été prise par les parents eux-mêmes suite à ma question sur le rôle de lʼenseignant deYelda dans la prise de cette décision. Le père a déclaré quelʼenseignant nʼavait fait aucune remarque ni donné deconseil aux parents par rapport à leurs pratiqueslangagières à la maison.

16 Discours du père de Yelda extrait du même entretien.

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plus souvent en turc dans un premier temps, elleavait également des interactions en français avec euxet témoignait régulièrement de leurs conversations enfrançais entre eux. Ensuite, quatre mois après ledébut de sa scolarisation, les parents ont commencé às’adresser à elle en français, ce qui a sûrementfavorisé son intégration à l’école. La situation desubmersion n’est donc pas valable pour Yelda.D’ailleurs, d’après nos observations, elle sembleêtre plutôt à l’aise en classe dès les premiers joursde l’école alors que ce n’est pas absolument pas lecas pour Asli.

Le corpus analysé est constitué, au total, de 8séances d’enregistrement vidéo de cinq à dix minuteschacune, à savoir une séance en turc et une séance enfrançais pour chaque enfant au début et à la fin del’observation. Les enfants ont été enregistrés lorsd’une session de discussion avec un adulte nonfamilier (expérimentateur), autour d’une image encouleurs représentant des enfants qui jouent dans unecour de récréation. La première séance a été réaliséeen turc pour permettre à l’enfant de s’exprimerd’abord dans sa première langue. La deuxième séance aeu lieu avec au moins une semaine d’intervalle, enfrançais, avec la même personne. Le corpus analysécontient donc pour chaque enfant, les deux premièreset les deux dernières séances en turc et en français.Les premières et les dernières séances étant les plussignificatives dans l’évolution de la gestualité, lesséances intermédiaires n’ont pas été analysées pourla recherche que nous présentons ici. Lesenregistrements vidéo ont été transcrits et toutesles productions des enfants à visée communicative ontété annotées. En analysant ces données, nos objectifsétaient de noter dans quelles mesures la gestualitépouvait jouer un rôle dans l’acquisition du langagepar le biais des deux langues de ces enfants puisd’étudier la distribution de ces gestes en fonctiondes deux langues employées dans les interactions avecles enfants, à savoir le turc et le français.

5.2 Bilinguisme et développement langagier

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Le rôle de la gestualité

Selon Hélot (2013, 41), «les enfants qui parlentd’autres langues que celle de l’environnement ne sontpas tous dans des situations de bilinguismesimilaires.» Dans le cas de notre recherche, lebilinguisme de ces enfants est également trèsparticulier. Les types d’enfant, provisoirementnommés Type 1 et Type 2, ont été définis en fonctiondes pratiques langagières de leurs parents. Lesenfants dont les parents parlent uniquement turc à lamaison font partie du Type 1. Ceux dont les parentsparlent les deux langues à la maison font partie duType 2. Si nous essayons de mieux définir ces deuxtypes d’enfants à la lumière de la littératureabondante sur l’acquisition du langage et dubilinguisme, nous pouvons y retrouver certaines descaractéristiques de deux types debilinguisme précoce: le bilinguisme consécutif et lebilinguisme simultané.

Les sociolinguistes définissent, en général, lebilinguisme précoce simultané comme le bilinguismequ’un enfant acquiert depuis sa naissance jusqu’à sestrois ans (Swain 1972; Mc Laughlin 1978; Meisel 1990;Varro 2004). Le rythme de développement du langageentre 8 et 30 mois est identique pour tous les bébés,qu’ils soient bilingues ou monolingues (Macrory 2006;De Houwer 2009). L’enfant bilingue atteint, parexemple, la phase des cinquante mots vers 18 mois,tout comme l’enfant monolingue. Cependant, sonrépertoire sera composé de mots des deux langues. Ilne fera donc pas sens de comparer le développementlexical des enfants bilingues et des enfantsmonolingues, au risque de conclure «un retard» pourles enfants bilingues car ni les langues acquisesauront les mêmes structures linguistiques ni lestests utilisés pour mesurer les compétenceslangagières des jeunes bilingues ont été élaboréspour ces derniers, différemment des monolingues.

Quant au bilinguisme précoce consécutif, il s’agitdu cas où une seconde langue est introduite à partirde trois ans jusqu’à six ans. En France, cettesituation se produit en général avec l’entrée àl’école maternelle où un enfant dont la premièrelangue n’est pas le français entre en contact, pour

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la première fois, avec cette «nouvelle» langue. Dansce deuxième cas, et plus particulièrement en ce quiconcerne les familles immigrées turques, l’enfantpasse en général d’un quasi-monolinguisme turc enfamille à un autre monolinguisme à l’école où laseule langue autorisée est le français. Nous faisonsle choix d’employer le terme «quasi-monolinguisme»pour le turc car même un enfant qui grandit dans unefamille où la langue dominante est le turc estconfronté au français par plusieurs moyens, ce quiexclut la possibilité de lui attribuer unmonolinguisme total en turc.

En effet, nous avons opté pour la prudence endéterminant les catégories Type 1 et Type 2 plutôtque «bilingues consécutifs» et «bilingues simultanés»tout simplement parce que les caractéristiques desenfants ainsi que ceux de leur famille necorrespondent que partiellement aux descriptionshabituelles de ces deux types de bilinguisme précoce.

En ce qui concerne les enfants Type 1 quireprésentent plutôt le bilinguisme consécutif, laseconde langue qui est le français est parfoisintroduite dans une certaine mesure avant trois ans.Si nous prenons l’exemple de nos sujets Type 1, ilssont tous issus de couples endomixtes17 où un des deuxparents est né et a été scolarisé en France etl’autre en Turquie. Même si les parents déclarentqu’ils parlent uniquement turc en famille, lors desentretiens, il n’est pas difficile d’observer que lefrançais a également sa place, comme dans l’exemplede la famille dʼAsli. Chacun des enfants appartenantà la catégorie Type 1 a au moins un frère ou une sœuraîné(e) qui s’adresse à eux et à qui un des deuxparents s’adresse souvent en français. L’enfant Type1 est également confronté au français par le biaisd’autres membres de sa famille (cousins, tante,oncle, etc.) et ses camarades de jeu même avant troisans. Nous ne pouvons donc pas ignorer la place dufrançais dans les familles des enfants Type 1.17 Le couple endomixte est un couple dans lequel chacun est

issu dʼune même culture, dʼune même nationalité mais dontlʼun a grandi dans le pays dʼorigine et lʼautre dans un paysdʼaccueil.

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Le rôle de la gestualité

Quant aux enfants Type 2 de notre étude, ils nesont pas issus de couples mixtes comme les bilinguessimultanés habituels mais de couples endogènes18. Cesderniers ne sont pas linguistiquement mixtes au vraisens du terme car la première langue de chacun desdeux parents est le turc. Ils sont tous les deux néset ont été scolarisés en France, contrairement auxparents des enfants Type 1. Dans ces familles, lefrançais semble avoir une place plus importante quedans les familles des enfants Type 1 mais unenouvelle fois, nous voyons que la dynamique entrel’usage des deux langues peut varier d’une famille àl’autre et que les discours des parents sur leurspratiques langagières ne correspondent pas à leurspratiques réelles. Par conséquent, nous ne pouvonspas affirmer que les enfants Type 2 correspondentparfaitement au profil des bilingues simultanés.

Il est donc possible de relever deux pointsessentiels à propos des pratiques langagières desfamilles: d’une part la prépondérance du turc sur lefrançais quel que soit le type d’enfant et d’autrepart la présence précoce du français même dans lesfamilles des enfants Type 1. Cependant l’usageexclusif du turc en famille est reconnu comme laparticularité de la communauté turque (Gonacʼh 2012;Insee 2005; Akinci 2003). Avant de réaliser desobservations sur cette communauté, nous devons doncadmettre que «la forte vitalité du turc en famille»(Gonacʼh 2012, 3) est une de ses réalitésindiscutables.

Par conséquent, il sera plus aisé de comprendre quele bilinguisme simultané n’est pas tout à fait lemodèle de bilinguisme précoce qui peut définir le casparticulier des enfants Type 2. De même, nous nepouvons pas énoncer de façon catégorique que lesenfants Type 1 correspondent au modèle de bilinguismeconsécutif car le français est introduit d’unemanière ou d’une autre dans la famille, le plussouvent des cas, avant trois ans. En effet, notreétude remet également en cause cette dichotomie18 Le couple endogène est un couple dans lequel les deux

membres sont issus de la même culture, dʼune mêmenationalité.

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établie par les chercheurs entre le bilinguismesimultané et le bilinguisme consécutif qui semble nepas pouvoir décrire exactement le bilinguisme desenfants issus de familles immigrées turques enFrance.

6 Analyses

Nous avons analysé l’évolution de la gestualité dansnos données sous deux angles: la nature des énoncésproduits par les deux enfants (linguistiques, mixtesverbo-gestuels ou gestuels) et la gestualitéexprimant le confort ou l’insécurité chez l’enfant.En premier lieu, nous présenterons nos résultatsconcernant l’évolution et la distribution desdifférents types d’énoncés dans les productionsorales des deux types d’enfant. Ensuite, nousétudierons les résultats sur l’insécurité chezl’enfant à travers la gestualité.

6.1 Les différents types d’énoncés

Les tableaux ci-après résument l’évolution et ladistribution des différents types d’énoncés dans lesproductions orales de chaque type d’enfant en turc eten français:

Tableau 1: Nombre et pourcentage d’énoncés verbaux, mixtesverbo-gestuels et gestuels dans les productions orales en turcdes deux types d’enfant en fonction de l’âge.

TURC

Asli (Type 1) Yelda (Type 2)

2;10ans19

4;6ans20

2;10ans

4;6 ans

Enoncés verbaux 7 (4,9%)

21 (28%)

24 (36%)

24 (33%)

19 Age de lʼenfant à la première séance dʼenregistrementréalisée, au début de la petite section de maternelle, audeuxième mois de scolarisation.

20 Age de lʼenfant à la dernière séance dʼenregistrementréalisée, à la fin de la moyenne section de maternelle,vingt-et-un mois après le début de leur scolarisation.

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Le rôle de la gestualité

Enoncés mixtes verbo-gestuels

56 (39%)

47 (63%)

43 (64%)

34 (47%)

Enoncés gestuels 80 (56%)

6 (8 %) 0 (0 %) 14 (19%)

Total d’énoncés 143 74 67 72

Tableau 2: Nombre et pourcentages d’énoncés verbaux, mixtesverbo-gestuels et gestuels dans les productions orales enfrançais des deux types d’enfant en fonction de l’âge.

FRANCAIS

Asli (Type 1) Yelda (Type 2)

2;10 ans 4;6 ans 2;10ans

4;6 ans

Enoncés verbaux 0 (0 %) 22 (56%)

5 (24%)

38 (32%)

Enoncés mixtes verbo-gestuels

0 (0 %) 8 (20%)

15 (71%)

58 (49%)

Enoncés gestuels 10 (100%)

9 (23%)

1 (5 %) 21 (18%)

Total d’énoncés 10 39 21 117

6.1.1 Les énoncés gestuelsColletta et Batista (2010) affirment que l’emploi desénoncés gestuels diminue fortement dans lesproductions des enfants monolingues français âgés dedeux ans et plus où il ne dépasse pas 7 %. Même si lepassage de 56 % à 2;10 à 8 % d’énoncés gestuels à 4;6chez l’enfant Type 1 en turc semble confirmer cerésultat, le taux assez élevé de 23 % dans lesproductions en français nous interpelle. Est-ce latrace d’un processus d’acquisition du français encontexte scolaire encore très fragile? De plus, nouspouvons également observer que la proportion desénoncés gestuels passe de 0 % à 2;10 ans à 19 % à 4;6ans en turc et de 5 % à 18 % en français aux mêmespériodes chez l’enfant Type 2. Cette augmentationchez l’enfant Type 2 nous empêche donc d’affirmer quel’emploi d’énoncés gestuels diminue avec l’âge.L’augmentation d’énoncés gestuels chez l’enfant Type2 en turc et en français pose la question de

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l’acquisition bilingue. Dans ses deux langues,l’enfant Type 2 continue de produire une quantitéd’énoncés gestuels pour s’exprimer, ce qui neconfirme pas les résultats des chercheurs. Cependant,à ce stade, il serait préférable de garder laprudence au niveau des analyses et observer lesrésultats des autres sujets Type 2 pour voir s’ilsconfirment ou infirment ce phénomène observé chezYelda.

6.1.2 Les énoncés mixtes verbo-gestuelsNous remarquons à nouveau des différences entrel’enfant Type 1 et l’enfant Type 2 au niveau desénoncés mixtes verbo-gestuels. Chez l’enfant Type 1,les énoncés mixtes verbo-gestuels augmententvisiblement avec l’âge dans ses productions en turcet en français alors qu’ils baissent chez l’enfantType 2 dans les deux langues. En même temps, l’énoncémixte verbo-gestuel est le type d’énoncé le plusproduit par l’enfant Type 2 – malgré une baisse de saproportion avec l’âge – dans ses deux langues à 2;10ans comme à 4;6 ans. Ces résultats confirment ceux deColletta et Pellenq (2009) qui notent uneaugmentation régulière des gestes coverbaux avecl’âge. Or chez l’enfant Type 1, c’est seulement dansses énoncés en turc produits à 4;6 ans que lesénoncés mixtes verbo-gestuels constituent la majoritédes énoncés produits.

6.1.3 Les énoncés verbauxQuant aux énoncés verbaux, nous pouvons noter uneaugmentation très nette avec l’âge chez l’enfant Type1, dans ses productions à la fois en turc et enfrançais. En turc, alors qu’ils ne constituaientqu’environ 5 % de ses énoncés à 2;10 ans, les énoncésverbaux constituent 28 % de ses énoncés à 4;6 ans. Letype d’énoncé que l’enfant Type 1 produit le plus à4;6 reste cependant l’énoncé mixte verbo-gestuel avecune proportion de 63 % contre 8 % d’énoncés gestuels.En français, totalement absents à la première séanced’enregistrement, les énoncés verbaux n’apparaissent

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que très tardivement21 mais constituent 56 % desénoncés de l’enfant Type 1 contre 23 % d’énoncésgestuels et 20 % d’énoncés mixtes verbo-gestuels.Autrement dit, l’enfant Type 1 remplace les énoncésgestuels par les énoncés verbaux en français, ce quimontre que le français est bien acquis vingt-et-unmois après le début de la scolarisation et ce quirejoint également le développement gestuel typiquedécrit par les chercheurs. Or en turc, nous pouvonsvoir que l’enfant Type 1 remplace toujours lesénoncés gestuels mais cette fois par des énoncésmixtes verbo-gestuels à la place des énoncés verbauxcomme en français. La scolarisation ne contribueraitdonc pas au développement du turc comme ellecontribue à celui du français, ce qui nous permet deremettre en cause la place du turc à l’écolefrançaise.

Quant à l’enfant Type 2, en turc, il produit déjà à2;10 ans autant d’énoncés verbaux que l’enfant Type 1ne commence à en produire qu’à 4;6 ans. En mêmetemps, toujours en turc, nous n’observons presqueaucune évolution du pourcentage des énoncés verbauxau fil de l’âge. L’enfant Type 2 ne produit pas plusd’énoncés verbaux en turc à 4;6 ans qu’il n’enproduisait à 2;10 ans. Cependant, en français, nouspouvons observer une augmentation des énoncés verbauxavec l’âge, même si elle n’est pas si importante quel’augmentation observée chez l’enfant Type 1.Néanmoins le type d’énoncé le plus produit parl’enfant Type 2 demeure l’énoncé mixte verbo-gestueldans les deux langues.

Si nous prenons en considération le fait que laproportion de pures verbalisations croîtrégulièrement avec l’âge chez l’enfant monolinguefrançais (Colletta/Batista 2010), nous pouvonsaffirmer que les résultats des enfants bilinguesfranco-turcs rejoignent ceux des monolinguesfrançais. Effectivement, nous observons une21 Une analyse approfondie des séances dʼenregistrement

intermédiaires serait nécessaire afin de mieux cerner ledéveloppement des énoncés verbaux et verbo-gestuels qui nesont pas présents dans les productions orales en français delʼenfant Type 1 à la première séance dʼenregistrement.

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augmentation des énoncés verbaux dans les productionsdes deux types d’enfant et ce pour les deux langues.Cependant, cette augmentation n’est pas identiquechez l’enfant Type 1 et l’enfant Type 2. En effet,que ce soit en turc ou en français, cetteaugmentation est plus marquée pour l’enfant Type 1qui part d’une quasi-absence d’énoncés verbaux.L’augmentation est moins importante, mais toujoursprésente, chez l’enfant Type 2 qui, lui, produit déjàdes énoncés verbaux à 2;10 ans. De plus, malgré uneaugmentation des énoncés verbaux avec l’âge, le typed’énoncé le plus produit par l’enfant Type  2 restel’énoncé mixte verbo-gestuel dans les deux langues à2;10 ans comme à 4;6. Chez l’enfant Type 1, en turc,la proportion la plus importante appartient égalementaux énoncés mixtes verbo-gestuels à 4;6 ans. C’estuniquement en français que l’enfant Type 1 remplaceavec l’âge ses énoncés gestuels en grande partie pardes énoncés verbaux.

Un autre aspect qu’il faut prendre en compte estl’allongement et la complexification des énoncésverbaux au fil de l’âge. Colletta et Batista (2010)montrent, toujours pour l’enfant monolingue français,que la proportion de verbalisations à un mot décroîtfortement au fil de l’âge, passant de 43 % desverbalisations de l’enfant de moins de deux ans à 20% seulement chez l’enfant âgé de plus de trois ans,et ce essentiellement au profit des verbalisationslongues qui passent d’un tiers des productions chezle jeune enfant à deux tiers des productions chezl’enfant âgé de plus de trois ans. Ce phénomènes’observe également chez les enfants bilinguesfranco-turcs mais à nouveau avec des différencesintergroupes. En effet, les verbalisationss’allongent et se complexifient pour les deux typesd’enfants. Cependant, si nous analysons plusprofondément, nous pouvons remarquer que l’évolutiondes verbalisations est davantage quantitative pourl’enfant Type 1 alors qu’elle est plutôt qualitativepour l’enfant Type 2. Autrement dit, l’enfant Type 1connait une augmentation très importante de sesénoncés verbaux mais ces derniers n’augmentent pas ennombre de mots ni en complexité au même degré que les

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énoncés verbaux de l’enfant Type 2. Inversement, lesénoncés verbaux de l’enfant Type 2 s’allongent et secomplexifient davantage que ceux de l’enfant Type 1mais leur augmentation reste plus modeste.

Pour résumer, nous pouvons déjà observer que lesrésultats diffèrent beaucoup en fonction des deuxtypes d’enfant. Le type d’énoncé le plus employé parl’enfant Type 1 en turc (56 %) et en français (100 %)à 2;10 était l’énoncé gestuel. Ce dernier devientl’énoncé le moins employé (8 %) en turc et un desmoins employés (23 %) en français à 4;6 ans. Ilscèdent leur place aux énoncés mixtes verbo-gestuelsen turc (63 %) et aux énoncés verbaux en français (56%). Or l’enfant Type 2 reste plutôt stable dans sonusage et privilégie les énoncés mixtes verbo-gestuelsà tout âge et dans toutes ses deux langues.

6.2 Les gestes de confort et d’insécurité

En plus d’accompagner le développement langagier, lagestualité nous donne également des indications surl’état psychologique de nos sujets. Il est importantde s’y intéresser du moment où nous travaillons avecdes êtres humains, voire indispensable lorsqu’ils’agit d’enfants. De plus, dans le cas de notrerecherche, nos sujets sont dans une situation quinécessite une attention particulière. En effet, ils’agit d’enfants de familles issues de l’immigrationdont la langue première est une langue dévaloriséedans leur pays d’accueil. Déjà confrontés auxproblèmes de statut des langues au quotidien, lesenfants turcs ne trouvent aucune place à l’école pourla langue de la maison. Loin d’être accepté, voiretoléré, le turc, comme toute autre langue en dehorsdu français, est interdit à l’école française, qui onle sait, ne présente pas les mêmes chances deréussite à tous les enfants (Larzul 2010). Cesenfants, qui sont pourtant des bilingues émergentsdès leur rentrée en maternelle, n’y sontmalheureusement pas considérés comme tels, leurbilinguisme restant ignoré et invisible (Hélot 2007).Ceci signifie que ces enfants doivent gérer eux-mêmesle manque de contact entre leurs deux langues et

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passer d’une langue à l’autre lorsqu’ils sont àl’école où seul le français est permis. Plongés ensubmersion dès 3 ans, sans aucun soutien dans leurpremière langue à l’école, il n’est pas sans utilitéd’en observer les effets sur leur gestualité.

Lorsque nous observons la gestualité des deux typesd’enfant, il n’est pas difficile de repérer celui quia le plus de mal à trouver sa place à l’école.22 Avantmême de commencer à observer la gestualité, lecontact a été difficile avec l’enfant Type 1. Lesdeux premières séances d’observation ont étédouloureuses car l’enfant n’était pas à l’aise endehors de la salle de classe.23 Inséparable de satétine et de son doudou, elle a souvent fait desgestes de refus (hochement de tête) et d’anxiété(succion accélérée de sa tétine à chaque tentative deprise de contact par l’expérimentateur) aussi bienlors de la séance en turc qu’en français. Auxdernières séances, même après vingt-et-un mois descolarisation, la gestualité de l’enfant étaittoujours marquée par ce sentiment d’insécurité lorsdes séances en français mais aussi en turc. Elle asouvent exprimé de la crainte et de l’appréhension(en tirant sur les manches de ses vêtements), del’anxiété (en mettant les doigts dans la bouche), del’ennui (en se prenant la tête entre les bras) et unsentiment de défense (en croisant les bras) (Morris1994). Nous pouvons expliquer ce sentimentd’insécurité lors des séances en français par lesentiment d’insécurité linguistique en français. Lemême sentiment qui se poursuit lors des séances enturc peut être dû au fait de parler à l’école (mêmesi nous ne sommes pas en classe) une langue dontl’enseignant essayait d’empêcher la pratique enclasse. Quant à l’enfant Type  2, il n’a manifestéaucun geste d’insécurité à aucun moment donné. Bien22 Précisons que nous étions prévenues des conséquences de

notre choix de contexte péri-scolaire pour la réalisation durecueil de données.

23 Les séances dʼenregistrement étaient réalisées danslʼécole mais en dehors de la salle de classe, dans une salledédiée à cette activité où nous nous rendions avec lʼenfantpour chaque séance. Nous accompagnions ensuite lʼenfant à lasalle de classe en fin de séance.

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au contraire, il a fait beaucoup de gestes de confort(croiser les bras derrière la tête, croiser lesjambes, etc.).

Une étude de la gestualité corporelle est doncaussi très importante à prendre en compte car ellerévèle l’état psychologique dans lequel se trouventles sujets que nous étudions. Ce qui est étonnant estde constater, en ce qui concerne ces deux enfants,qu’ils agissent exactement de la même manière quelleque soit la langue de la séance d’observation oul’âge de l’enfant. Evidemment, l’analyse gestuelle dela totalité de nos sujets nous permettrad’approfondir nos constats.

7 Conclusion et discussion

Nos résultats montrent que la situation d’acquisitionbilingue spécifique de chaque enfant à la maisonainsi que leur contexte scolaire monolingueimpactent, d’une manière ou d’une autre, ledéveloppement de leur gestualité qui montre desdifférences sur deux aspects que nous avons analysés.

En ce qui concerne l’évolution des types d’énoncésproduits par les enfants, elle ne présente pas lesmêmes caractéristiques en fonction des pratiqueslangagières de leur famille. Deux phénomènes attirentparticulièrement notre attention: premièrement, dansle cas de l’enfant Type 1, le pourcentage d’énoncésgestuels diminue remarquablement avec l’âge,confirmant les résultats des chercheurs. Par contre,chez l’enfant Type 2, ce pourcentage augmentesensiblement. A ce stade, nous nous limitons à nousdemander à quoi peut être due cette augmentation quiva à l’encontre des résultats que présentent lesenfants monolingues. Le second phénomène intéressantest que le pourcentage des énoncés verbaux quiaugmentent chez les deux enfants, confirmant ànouveau les résultats des chercheurs pour les enfantsmonolingues, ne constitue pourtant pas la mêmeproportion chez les deux enfants En effet, ce n’estque dans les productions en français de l’enfant Type1 à 4;6 ans que les énoncés verbaux dominent alors

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que l’enfant Type 2 privilégie les énoncés mixtesverbo-gestuels à tout âge et dans chacune de ses deuxlangues. Notre prochain objectif est d’essayer demieux comprendre ce phénomène en analysant lerésultat de la totalité de nos sujets.

Quant à la question du sentiment d’insécurité ou deconfort qui se reflète sur la gestualité des enfants,nous devons préciser que nous avons fait le choix derecueillir nos données dans un contexte scolairemonolingue avec des enseignants qui n’ont pas étéformés pour accueillir des enfants bilingues et nonpas en contexte informel à la maison. Ceci expliquesans doute les gestes d’insécurité chez l’enfant Type1, même en turc, d’où l’importance de relativiser lesrésultats pour les autres types de geste pour cetenfant. Par ailleurs, l’enfant Type 2, du fait despratiques langagières familiales de ses parents,semble mieux préparé pour l’école maternellefrançaise qui, rappelons-le, est une école et non pasun jardin d’enfants.

Ainsi l’étude de la gestualité des enfantsbilingues demande une attention au contexte dedéveloppement langagier plus fine que pour lesenfants monolingues puisque lorsque deux langues sonten contact, se jouent des rapports d’inégalité entreles langues et donc entre leurs locuteurs. Or nous lesavons, les enfants sont sensibles à ces phénomènesd’inégalité dès leur plus jeune âge. Ceci dit, ilnous semble que notre étude pourrait permettre unemeilleure compréhension de la part des enseignants enmaternelle envers les jeunes enfants bilinguesfranco-turcs: leur donner une sécurité affective leurpermettant de s’exprimer dans leurs deux langues etadmettre qu’il faut du temps pour que l’enfant Type 1acquière la langue de l’école quand elle est peuutilisée en famille. Ceci veut dire que lesenseignants devraient inclure le turc dans la classe,par exemple, sous formes d’albums bilingues de chantset comptines et de salutations journalières pourfaciliter un développement harmonieux du bilinguismechez leurs jeunes élèves.

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