Le pays d’origine comme espace de création et de développement d’opportunités : Quels enjeux...

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1 CHAPITRE 8 Le pays d’origine comme espace de création et de développement d’opportunités : Quels enjeux et quel modèle pour l’accompagnement de l’entrepreneur migrant ? Sylvestre Alex KOUMBA La création d’entreprises par les personnes migrantes, issues de l'immigration ou des quartiers a été peu étudiée à ce jour et reste assez méconnue (APCE, 2009). Les travaux de Thierry Levy-Tadjine ont, à cet effet, levé un voile progressif sur cette problématique (LEVY- TADJINE, 2004 ; LEVY-TADJINE et PATUREL, 2007). Toutefois, la plupart des axes d’analyses de cette dynamique entrepreneuriale se situent exclusivement dans la perspective d'un entrepreneuriat (parfois enclavé) dans le pays d'accueil, sans liens avec le pays d'origine (LEVY-TADJINE et PATUREL, 2007, Page 142). Or sur le terrain, on

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CHAPITRE 8 Le pays d’origine comme espace de création et de développement d’opportunités : Quels enjeux et quel modèle pour l’accompagnement de l’entrepreneur migrant ? Sylvestre Alex KOUMBA La création d’entreprises par les personnes migrantes, issues de l'immigration ou des quartiers a été peu étudiée à ce jour et reste assez méconnue (APCE, 2009). Les travaux de Thierry Levy-Tadjine ont, à cet effet, levé un voile progressif sur cette problématique (LEVY-TADJINE, 2004 ; LEVY-TADJINE et PATUREL, 2007). Toutefois, la plupart des axes d’analyses de cette dynamique entrepreneuriale se situent exclusivement dans la perspective d'un entrepreneuriat (parfois enclavé) dans le pays d'accueil, sans liens avec le pays d'origine (LEVY-TADJINE et PATUREL, 2007, Page 142). Or sur le terrain, on

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observe dans le même temps l’émergence de formes inter-organisationnelles et partenariales innovantes mettant en exergue une pluralité d’acteurs de l’accompagnement au Nord comme au Sud (MANÇO et BOLZMAN , 2009) dans le but de structurer une « chaine d’accompagnement globale » qui participe à la mise en place de projets entrepreneuriaux en lien avec le pays d’origine. Toutes ces expériences s’appuient sur une concertation et une dynamique partenariale entre des acteurs locaux de façon à combler un vide laissé par le recul de l’intervention étatique (CHIASSON, 1998 ; FISETTE et SALMI , 1991). Dans cette perspective, ce chapitre vise à discuter de la pertinence de ces dispositifs spécifiques d’accompagnement « Nord-Sud » en comparaison avec les dispositifs de droit commun. Notre réflexion reposera sur les questionnements suivants :

i. Le pays d’origine peut-il être potentiellement générateur d’opportunités de création d’entreprise pour le porteur de projet migrant et dans le même temps demeurer en dehors du champ perceptuel et cognitif de l’accompagnant (générant ainsi des difficultés dans le processus d’accompagnement) ? Dans une logique interculturelle, cette problématique repose sur l’hypothèse d’une non sensibilisation de l’accompagnant « aux mondes et aux territoires » d’origine du porteur).

ii. Corolairement, l’accompagnement de porteurs dans le cadre de projets en lien avec les pays d’origine nécessite t-il un accompagnement spécifique ? Ou, dans une moindre mesure, quels seraient les aménagements nécessaires pour un accompagnement efficace de tels projets dans le cadre d’organismes de droit commun ?

Pour traiter ces questions, nous nous appuierons sur des entretiens que nous avons conduit auprès de porteurs de projets et d’accompagnants du « Nord » et du « Sud ». Notre exposé sera structuré en trois temps. Nous préciserons d’abord notre approche de l’entrepreneuriat et de l’accompagnement en présentant le dispositif au sein duquel nous avons conduit nos travaux et en soulignant sa pertinence dans une optique d'accompagnement. Ensuite, nous rendrons compte de nos

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premières observations qui semblent attester de la singularité de l'entrepreneuriat dans le pays d'origine. Pour finir, nous esquisserons les contours d'une modélisation de l'accompagnement de ce public aux besoins particuliers. Dans une optique managériale, les composantes du modèle seront autant de critères qu'un organisme d'appui à l'entrepreneuriat faisant face aux porteurs issus de l'immigration et désireux d’entreprendre « au pays » devra intégrer pour réussir l'accompagnement. En préambule, il convient de noter que lorsque nous évoquons le projet d’entreprise « au pays » d’un immigré résidant en France (ou génériquement au « Nord »), nous renvoyons à différentes modalités entrepreneuriales. Une telle perspective peut, en effet, tout aussi bien relever d’un projet de retour définitif (le projet d’affaires servant alors la réinstallation « au pays ») que d’une logique transnationale semblable à celle décrite par WAHIDI en termes d’ubiquité résidentielle dans le chapitre 8 de cet ouvrage et dans ses travaux antérieurs, avec des allers retours en adéquation avec des attaches familiales en France (Enfants, femmes , etc…). D’autres promoteurs encore, créent une affaire dans leur pays d’origine sans y résider et tentent de poser des gages de pérennisation de l’activité (processus de gestion à distance informatisée ; rendez-vous journalier ou hebdomadaire via Skype avec des membres de la famille qui gèrent le projet sur place ; etc…). Souvent, dans cette dernière option, le projet vise à servir l’amélioration des conditions de vie de ceux restés « au pays ». 1. Modèle des 3 E et Accompagnement entrepreneurial dans le contexte singulier des porteurs désireux d'entreprendre "au pays" Comme l’explique PATUREL (2007), l’entrepreneuriat est indissociable de l’idée de projet. Proposant une définition syncrétique, l’auteur avance l’idée que l’entrepreneuriat « est, à partir d’une idée, l’exploitation d’une opportunité dans le cadre d’une organisation impulsée, créée de toute pièce ou reprise dans un premier temps, puis

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développée ensuite, par une personne physique seule ou en équipe qui subit un changement important dans sa vie, selon un processus qui aboutit à la création d’une valeur nouvelle ou à l’économie de gaspillage de valeur existante ». A cet effet « le projet est considéré comme une figure de l’anticipation, qui peut certes permettre de scénariser l’avenir, mais aussi d’instruire les rationalisations de l’action » (BRECHET, DESREUMAUX, LEBAS, 2005). Le projet requiert plusieurs dimensions qui s’articulent de manière cohérente afin de faciliter sa réalisation. Dans le cas du phénomène entrepreneurial, Robert PATUREL (PATUREL, 1997 ; LEVY-TADJINE, PATUREL, 2006) propose un modèle dont la simplicité apparente contraste avec la robustesse de sa portée heuristique. C’est le modèle des 3E que nous prendrons ensuite pour référence dans l’ensemble des analyses du phénomène dans ce texte. Dans une dynamique processuelle et systémique, ce modèle analyse le management de l’entreprise depuis sa phase de création jusqu'à son développement sous l’angle de la cohérence ou des incohérences entre « les 3E » constitutifs de l’entreprise que sont :

� E1, l’entrepreneur (créateur/dirigeant) et ses aspirations � E2, les compétences et ressources intégrées à l’entreprise

(Compétences techniques, managériales, financières, etc.) � E3, les possibilités offertes par l’environnement (local ou

global) Ce modèle nous rappelle pédagogiquement que seuls les projets rentrant dans la zone de cohérence sont susceptibles de réalisation. Le rôle de l'accompagnant est alors d'identifier ou se situent le porteur et son projet par rapport aux trois E et de les conduire vers la zone de cohérence. Sans nécessairement que tous les auteurs ne mobilisent explicitement le modèle des 3 E, l'abondante littérature consacrée à l'accompagnement entrepreneurial1 considère cette action

1 Citons parmi de nombreux travaux: BRUYAT, 1993; LAVROW et SAMPLE, 2000; SAMMUT , 2003; CUZIN et FAYOLLE , 2004; LEVY-TADJINE, 2004; LEVY-

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intersubjective comme « la relation symbiotique mise en œuvre dans un processus de création ou de reprise d’entreprise qui vise à construire et/ou à consolider par le biais, d’outils2, de méthodes3, de moyens4 ou d’artefacts situationnels, la convergence vers la zone de cohérence entrepreneuriale afin de favoriser la naissance et la croissance de l’organisation. Pour autant, la réussite d'un tel programme suppose une parfaite symbiose entre le(s) porteur(s) de projet et son accompagnant qui dans le cadre des séances de suivi, essaie de percevoir ou se situe son vis-à-vis. Comme le souligne LEVY-TADJINE (2004) et comme le résume la Figure 1, il peut toutefois exister des erreurs d'interprétation. La perception de l'accompagnateur peut se révéler erronée. Tout porte à croire que la distance culturelle entre les deux interlocuteurs ne vienne renforcer le risque de bruits, à fortiori lorsque la structure d'accompagnement (au Nord) fait face à un porteur de projet désireux d'entreprendre dans son pays d'origine. C'est pour tenter de remédier à cette difficulté que certains dispositifs associant des organismes d'accompagnement entrepreneurial des pays d'accueil et des relais dans les économies du Sud, ont vu le jour. C'est notamment le cas du GAME en lien avec lequel nous avons conduit notre enquête exploratoire.

TADJINE, 2007LEGER-JARNIOU, 2008; BAKKALI et al, 2010; KOKOU-DOKOU, 2011. 2 Le business plan, les outils de gestion ou de pilotage mais aussi l’incubateur ou la couveuse, la Boutique de Gestion en tant que cadres, etc. 3 Le coaching, le mentorat, les entretiens de face à face, les entretiens de groupe, la visite concurrentielle, etc. 4 On peut penser ici à l’intervention d’acteurs extérieurs au dispositif dans le but de renforcer le projet (les partenaires potentiels du projet, les fournisseurs, les assureurs, les organismes financiers, les experts etc.).

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Figure 1: L'enjeu de la relation d'accompagnement

Adapté de LEVY-TADJINE (2004) « Dès 1997, plusieurs ONG françaises travaillant en appui aux migrants d’origine africaine (dont Maghreb) vivant en France se sont regroupées au sein du Groupe d’appui à la Micro-entreprise (GAME NORD), afin d’échanger sur leurs pratiques en matière d’accompagnement des projets économiques des migrants » (FUSILLIER et al. ,2010, page 7). Le GAME sous l’impulsion du PMIE (Programme Migrations et Initiatives économiques ), s’est étoffé avec des acteurs au sud (GAME SUD) et participe à cet effet, d’une dynamique partenariale à l’accompagnement de projets de création d’entreprise s’articulant sur le double espace. « Ce programme devait répondre au besoin des pouvoirs publics et des associations spécialisées dans l’appui des migrants de mieux comprendre et de mieux appréhender le « double espace » dans lequel les migrants s’inscrivaient pour raisonner et mettre en œuvre leurs projets de création d’activités économiques » (FUSILLIER et al. ,2010, page 5). Le réseau regroupe aujourd'hui 29 organismes d'appui dans 4 régions françaises et dans 10 pays d’Afrique et de l’Océan indien comme l'illustrent la figure 2 et le tableau 1.

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Figure 2: Description des acteurs au nord

Tableau 1: Description des acteurs au sud

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L'aventure partenariale prend une nouvelle dimension en 2001 quand le PMIE avec l’appui financier (même limité5 ) sous formes de subventions, des Ministère de l’emploi et de la solidarité et des affaires étrangères, devient coordonnateur du réseau. Le programme finance alors quelques missions d'étude de marché et de faisabilité sur leur futur terrain d'affaires pour des porteurs de projet prometteurs. Comme l’illustre la figure 3, les ratios de performance du dispositif sont assez bons. Sur 2002-2010, après le filtre du premier accueil, 278 projets ont été examinées par le comité d’attribution des bourses pour études de faisabilité. 171 missions ont été accordées générant 76 lancements d’affaires (sans comptabilisation des projets encore en gestation au moment de l’arrêt des statistiques et du programme, fin 2010) ce qui laisse augurer d’un taux de création (Nombre de créations/Nombre d’accompagnement) situé entre 26 et 30 %. Un tel score est comparable à celui des Boutiques de Gestion (taux de création de l’ordre de 30%) comme le rapporte LEVY-TADJINE (2004) à la nuance prés qu’accompagner pleinement un porteur de projet désireux d’entreprendre « au pays » est plus couteux s’il faut lui permettre de se rendre sur place pour valider son idée avec les experts locaux et rencontrer ses futurs partenaires…

5 Pour FUSILLIER et al. (2010, 82) dans le cadre du Rapport Evaluation et Capitalisation du dispositif, « il est même surprenant que le programme ait pu pendant 10 ans, et avec des moyens aussi limités, maintenir une cohérence et une motivation d’ensemble au sein des différents acteurs ».

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Figure 3 : L’action du PMIE entre 2002 et 2010.

Sources : Données internes au PMIE et FUSILLIER et al. (2010). Cependant suite au tarissement des sources de financement, le programme s'est éteint en 2010. C'est à ce moment que nous étions entré en contact avec la coordinatrice du programme, Madame Gibaud qui nous a permis d’avoir une entrée sur le réseau et de participer au séminaire d'évaluation et de capitalisation des expériences du dispositif au terme d'une décennie d'activité (2001-2010) en Décembre 2010. Par ce biais, nous avons pu rencontrer des porteurs de projet et des accompagnants du Nord comme du Sud concernés par notre sujet et conduire avec eux, des entretiens semi-directifs. Nous avons pu les trianguler avec les analyses documentaires émanant du PMIE. 2. Une confirmation de la singularité des projets orientés vers le pays d'origine. Nous avons mené 25 entretiens qui sont répartis comme suit : 15 porteurs de projets, 6 accompagnants au nord et 4 accompagnants au sud. Pour des raisons de commodité, nous avons opté pour des communications via Skype pour les entretiens avec des accompagnants du Sud et les porteurs déjà en entreprise sur place. Du fait de la possibilité de visualiser l’interlocuteur, cet outil ne déstructure pas

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fondamentalement les enjeux substantiels de production de contenu et la logique discursive avec tout ce qu’il peut y avoir de verbal et de non verbal dans l’échange (Voix, regards, intonations, gestuelle, émotions, etc.). Sur la base de cette enquête qualitative, nous chercherons surtout dans ces lignes, à rendre compte des motivations de ces porteurs de projet singuliers (2.1) avant d’examiner leur perception et les difficultés qu’ils ont rencontré en cours d’accompagnement (2.2). 2.1. Les motivations des porteurs de projet migrants désireux d’entreprendre dans leur pays d’origine. Si sur les 15 porteurs de projet interrogés par nos soins, la variété des projets est importante, il est notable que tous sont sensibles aux opportunités que leur offre leur pays d’origine. Comme l’illustrent les trois verbatim illustratifs suivants, on retrouve dans leur appréhension des opportunités, les différentes stratégies identifiées par CHELLY (2006) allant de la découverte fortuite occasionnée par un voyage au processus de maturation de l’idée plus réfléchi ou influencé par l’appartenance à des réseaux sociaux dans la lignée des travaux de HILLS et al. (1997). Les deux premiers porteurs de projet mis en exergue (J.E.K. et T.D.) connaissaient peu son pays d’origine (la Cote d’Ivoire et le Cameroun) avant de s’y rendre et d’y découvrir fortuitement une opportunité d’affaires. Ceci souligne combien, dans le cas inverse, de porteurs désireux d’entreprendre « au pays » et cherchant un projet à développer depuis la France, un dispositif comme celui du GAME et du PMIE sont utiles en pouvant faciliter, par leurs réseaux, l’identification d’opportunités.

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Extrait d’Entretien n° 1 : J.E.K. (Responsable Administratif d’un service de collecte et

d’assainissement) « Franchement, c’est aussi par hasard ! Je suis allé en Côte d’ivoire pour une visite familiale en 2002 ou 2004, je ne sais plus, et je me suis rendu compte que, j’ai regardé, j’ai visité la ville d’Abidjan, je me suis rendu compte qu’elle était vraiment salle, mais vraiment salle ! J’ai dis : « Ce n’est pas possible qu’une ville comme ça, des gens puissent vivre dans une telle heu…dans une telle saleté, c’est inadmissible ». Je ne vais pas attaquer les politiques, ça ce n’est pas mon truc. Mais je me suis dis : « Mais qu’est-ce qu’ils font ? (…) ». Quand je suis rentré en France, je me suis dis ce n’est pas possible. Moi c’était : « Ce n’est pas possible ». Et puis progressivement, j’en ai discuté autour de moi avec des amis. Il y’a un qui m’a dit : « Oh ! Tu travailles dedans ! », c’est sorti comme ça. « Tu travailles dedans ! ». J’ai dit : « Oui, mais qu’est ce que tu veux que je fasse ? ». Et quand je suis rentré chez moi, je me suis dis : « Bein oui ! C’est vrai ! Tu travailles dedans ! Qu’est-ce que tu pourrais faire ? ». Et puis tout doucement, j’ai commencé à écrire sur papier toutes les idées qui me passaient par la tête : « Moi je vois les choses comme ça ! comme ça, comme ça !. Mais, tout ce qui est juridique, administratif et tout ça, je ne savais rien (…). Quand j’ai commencé ça, j’ai vu des avocats, des juristes. J’ai dit : « Bon voila mon truc. Je le vois comme ça. Moi on m’a formé comme ça en France, et je veux faire la même chose en Côte d’ivoire parce que je connais le truc ». Pour moi, il n’était pas question de me limiter à un simple truc de collecte. J’ai tout de suite eu envie d’introduire le tri sélectif et le traitement des déchets (…). Alors moi, j’ai fais mes investigations, je suis allé à plusieurs reprises en Côte d’Ivoire pour rencontrer des gens (…). »

Extrait d’Entretien n° 2 : T.D. (Pompier volontaire)

« L’idée du projet…, je suis parti en vacances au Cameroun. Après, j’ai fait un tour au niveau du port au Cameroun. Parce que j’avais un ami qui travaillait au port en tant qu’agent de sécurité. Donc je suis parti là-bas par curiosité pour voir comment ils travaillent. Pour voir un peu leur façon de travailler là-bas, et nous ici. Après 5 minutes, il y’a eu un départ de feu de poubelle. Il y’avait un agent de sécurité qui était posté là, avec son extincteur dans les mains, il a jeté son extincteur et il s’est jeté à l’eau. (…). J’ai demandé aux gens : « Mais pourquoi il a sauté alors qu’il a un extincteur

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dans les mains ? », les gens m’ont dit : « Mais il y’avait le feu ! Tu voulais qu’il fasse comment ? ». Alors je me suis dit : « Ces gens ils travaillent mais ils n’ont pas de formation ! ». Ça m’a révolutionné. Je suis rentré en France, je suis reparti au Cameroun, et j’ai demandé aux agents de sécurité. Ils m’ont dit : « non, non, non, les bonhommes ce sont des gars du quartier; ils viennent… On leur explique verbalement comment ça se passe, et ainsi de suite, et ainsi de suite (…), ces gens ils viennent se former ici. Pourquoi ne pas mettre ça en place au Cameroun ? C’est de là qu’est partie l’idée quoi…. »

En outre, la naissance de ces deux projets d’entreprise illustre les propositions de SHANE (2000) qui suggère que tout entrepreneur ne pourra découvrir des opportunités que dans un étroit « couloir de connaissances » lié à son expérience antérieure (ici l’activité professionnelle de J.E.K. dans l’entretien en France et le statut de pompier volontaire de T.D.). Le cas de S.C. contraste avec les précédents. Son projet de création d’entreprise était plus réfléchi. Il a pris le temps d’identifier des opportunités dans son pays d’origine, les Comores.

Extrait d’entretien n° 3: S.C (Artisan spécialiste d’ameublement de luxe)

«… Mais tout en gardant en tête qu’un jour, je vais créer mon entreprise (…). Oui, oui, et ça c’est depuis mon arrivée en France… Depuis, j’avais une idée de créer mon entreprise. (…) …Mais en plus comme j’ai vu que les Comores c’est un pays qui n’est pas développé, tout le monde amène les meubles de l’étranger. Je me suis dit: c’est une opportunité comme je connais le pays ; c’est une opportunité pour créer une entreprise là-bas. En plus je fabrique des meubles, donc ça c’est une opportunité… Je crée des meubles de salons, des matelas haut de gamme. (…) Tout le temps que je travaille en France, j’achète des machines pour mon projet».

Il est notable que pour tous ces projets, l’immigration n’est plus source de stigmatisation. L’interculturalité devient un atout et un avantage compétitif. C’est sur la base de leur expérience professionnelle en

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France que les trois porteurs de projet ont détecté des opportunités en Afrique. Dans certains cas, l’entrepreneur va même jusqu’à créer des ponts commerciaux entre les deux rives de la Méditerranée comme y invitaient LEVY-TADJINE et PATUREL (2007). Ainsi, M.H.K ingénieur burkinabé, a monté une société d’ingénierie et d’installations industrielles dans son pays. Dans le cadre de sa SARL, il a créé trois emplois et travaille avec des sous-traitants et des experts locaux au Burkina tout en nouant, dans le même temps, des partenariats avec des PME innovantes françaises. Il facilite ainsi les transferts de savoir-faire et de technologie. L’appréhension de la double culture des porteurs et de la bi-territorialité des projets est donc essentielle pour un accompagnement efficace de ce type d’individus. 2.2. La sensibilisation à l’interculturel et l’appréhension des territoires : un élément problématique d’accompagnement pour les structures classiques ? De fait, dans son rapport sur les personnes migrantes et issues de la diversité, l’APCE (2009, page 43), fait état de certaines difficultés qu’auraient les réseaux d’appui classiques dans l’accompagnement de tels projets du fait de leur inscription en double espace. Les difficultés peuvent être liées à la méconnaissance par l’accompagnant, des territoires et des mondes dans lequel s’inscrivent les projets mais aussi à son incompréhension des codes culturels du porteur. C’est ce qui ressort du discours des migrants que nous avons interrogé, en particulier L.M.D. Ce dernier, consultant en Droit et communication sociale, vient de créer « Cybell santé ! S’instruire en jouant ». Il conçoit et commercialise des jeux éducatifs innovants pour sensibiliser les jeunes aux questions de santé. Il travaille sur ce projet depuis 15 ans et dit cibler aujourd’hui l’ensemble de l’Afrique francophone. L’extrait suivant rapporte ce qu’il dit des accompagnants à qui il avait soumis son projet.

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Extrait d’entretien n° 4: L.M.D. (Fondateur de « Cybell santé ! S’instruire en jouant »)

« …Mais quand vous rencontrez quelqu’un qui n’a jamais….qui occupe un poste de chargé d’accompagnement de porteurs de projets venant d’Afrique, (sourires), il ne connait pas l’Afrique, en dehors de la France. Il sait que l’Afrique c’est là-bas ! Il n’y a jamais été, donc il ne peut pas connaitre les besoins. Donc ce dont vous lui parlez même, c’est du Charabia ! Cela fait que déjà un !, il est moins disposé à vous écouter ! (…) Mais quand tu as quelqu’un, qu’il soit sorti de Harvard, ou qu’il soit sorti de Sorbonne ou je ne sais pas quoi ! Lui depuis qu’il est là, il travaille à Paris, qu’est ce que tu veux que…quand tu lui parles de l’Afrique, il ne comprend rien ! Il ne connait pas ce milieu. Ce qu’il connait de l’Afrique c’est ce qu’il voit à la télévision (…).».

Comme il nous le précisait dans la suite de l’entretien, pour lui, l’incompréhension de son territoire d’ancrage et des codes culturels qu’il a ressentis et évoque en termes de de «manque d’empathie », de « distance », « de désintéressement » voire de « jugements de valeur », n’est pas une question de couleur de peau. Cependant, la frustration pour le porteur est grande et renvoie aux discriminations subies. Il ajoute : « J’en ai entendu tant.. » confiant qu’un jour, se rendant à la Chambre des Commerce et de l’Industrie pour se renseigner sur la création d’entreprise, on lui a rétorqué: « Pourquoi vous n’allez pas créer chez vous ? ». Au final, il nous explique qu’il pense avoir eu à faire à des accompagnants et des structures fermées à l’autre. Dans une approche conventionnaliste et sur la base du lexique des Economies de la Grandeur (BOLTANSKI, THEVENOT, 1991), son constat pourrait se relire en termes d’opposition entre les logiques dans lesquelles il se situait en venant demander de l’aide (posture arrimée « aux cités marchandes et industrielles) et celles des accompagnants (posture arrimée à la cité de l’opinion). Ces remarques interpellent également les accompagnants dans le sens des recommandations de BARNIER et CONTI, (2010) qui plaidaient pour un accompagnement « empathique » basé sur un contrat entre porteur et représentants de la structure. Ceci invite aussi à envisager une nouvelle modélisation de l’accompagnement des publics cibles de cette étude qui mette l’accent

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sur la dimension d’interculturalité et souligne l’enjeu des partenariats entre dispositifs du Nord et du Sud. Tel est l’objet de la dernière partie de ce chapitre qui présentera le modèle à vocation « actionnable » qui fonde notre travail doctoral en cours. 3. Une nouvelle modélisation de l'accompagnement des migrants désireux d'entreprendre « au pays »: le modèle IMANA. Afin de rendre compte du dispositif mis en place par les réseaux GAME et par le PMIE et de mesurer dans quelle mesure ils répondent aux besoins des porteurs de projet concernés, nous proposons le modèle « IMANA ». « IMANA » constitue, pour nous, l’acronyme des composantes d’une relation d’accompagnement symbiotique dans ce cas de figure particulier qui repose comme annoncé, sur l’Interculturalité (I) et sur une Mutualisation des expertises entre structures du Nord et sud (M). Pour autant, comme le montre l’expérience du GAME, pour bien fonctionner, tout partenariat s’appuie sur des mécanismes d’évaluation et d’Auto-évaluation du dispositif (A), sur des éléments liants ou Nœuds (N) et sur le partage de conventions communes qui permettent une Autorégulation du système par les individus (A). Comme le résume la figure 3, c’est l’articulation et le partage de ces cinq éléments par les structures d’accompagnement impliquées qui peut garantir l’efficacité de l’aide apportée au porteur de projet désireux d’entreprendre « au pays ». Le schema qui place l’entrepreneur interculturel au centre du dispositif d’accompagnement et de partenariat rappelle aussi que le porteur de projet et le reseau d’appui ne sont pas les seuls a influencer l’issue du projet de creation. Ils doivent donc interagir avec les autres parties-prenantes, portants (banques et organismes de financement ; fournisseurs potentiels ; etc.) et portés (en particulier la famille du porteur dont l’influence est souvent prégnante chez les migrants) selon l’expression de LEVY-TADJINE dans le cadre du « modèle des 3P » (LEVY-TADJINE, 2004 ; LEVY-TADJINE, PATUREL, 2006).

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Cette dynamique d’acteurs est encastrée dans le partenariat inter-structures et elle est donc affectée par les composantes du modèle IMANA.

Figure 3: le modèle IMANA

L’interculturalité est naturellement au centre des valeurs du réseau dès lors qu’il s’agit d’associer des acteurs de terrain du Nord et du Sud. Selon CLANET cité par DOUARD et RAGI (1999), ce concept désigne « l’ensemble des processus-psychiques, relationnels, groupaux, institutionnels…-générés par les interactions de cultures dans un rapport d’échange réciproques et dans une perspective de sauvegarde d’une relative identité culturelle des partenaires en relation ». Ce faisant, il ne suffit pas qu’un organisme du Nord fournisse une liste de dispositifs du Sud au porteur pour rendre l’accompagnement partenarial efficace. Il faut que sur les deux rives, chacun profite du

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partenariat pour s’ouvrir sur des situations de gestion nouvelles. L’interculturalité au sens de Clanet, suppose, en effet, que chaque acteur acquiert, dans le cadre du partenariat, une flexibilité cognitive, affective et comportementale pour pouvoir s’ajuster à des cultures nouvelles. En deuxième lieu, sur les bases de l’interculturalité, la mutualisation est envisagée comme une synergie entre les structures et individus liés par un ensemble complexe qui permet la mise en commun de moyens. Les structures en tirent des bénéfices sans vivre aux dépens les unes des autres. Cette mutualisation implique la transparence, l’information, l’échange, la coordination, ainsi que la mise en place de dispositifs d’auto-évaluation et de co-évaluation. Ceci implique la capacité des structures à s’auto-questionner et à se remettre en cause dans la dynamique interculturelle. En suivant GIAUQUE (2005), Le partenariat suppose aussi le partage de valeurs et d’objectifs communs qui constituent les nœuds du réseau. Dans le cas des structures impliquées dans l’accompagement des migrants, on trouvera certainement un partage de valeurs humanistes et solidaires. Sur la base des travaux de BOLTANSKI et THEVENOT (1991, op. cit.), ces valeurs partagées constituent la base de la coordination de l’action collective. Elles permettent donc l’autorégulation du partenariat. Pour autant, comme le modèle des cités de BOLTANSKI et THEVENOT, s’ancre sur la philosophie politique occidentale, il n’est pas exclu qu’à ce titre, que « d’autres mondes » ou grandeurs (Africains/Asiatiques/Orientaux, etc.) puissent s’illustrer dans la dynamique interculturelle6. Ceci dit, la grammaire initiale des auteurs autorise l’émergence de nouvelles cités puisque tenant compte des préoccupations écologistes en Occident, ils ont admis l’existence d’une

6 Telle est d’ailleurs la proposition de KOMBOU et SAPORTA (2000) lorsqu’ils s’interrogent sur la modélisation de l’entrepreneuriat africain. Selon eux, Dans la primauté donnée à la communauté sur l’individu dans la culture africaine risquerait de remettre en cause les modélisations de l’entrepreneuriat existantes.

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« cité verte » (LATOUR, 1995 ; THEVENOT et LAFAYE, 1993) dont relèverait l’éco-entrepreneur qu’étudient SIMON, KHARROUBY et LEVY-TADJINE dans le chapitre 10 de cet ouvrage. Ce qui est certain, c’est que les éléments IMANA nécessitent une appropriation de la part des acteurs de terrain dont la mesure serait l’étape suivante de ce travail.

Conclusion Dans cette étude nous avons, en effet, amorcé un questionnement de la pertinence des dispositifs d’accompagnement spécialisés sur les migrants. Nous avons d’abord montré que le pays d’origine pouvait constituer une source d’opportunités pour les porteurs de projet concernés et que, du fait du double espace, l’accompagnement est plus complexe et plus important que d’ordinaire. L’expérience du réseau GAME nous a conduit à postuler qu’un partenariat entre établissements du Nord et du Sud pouvait être la solution face à la complexité du processus. Afin d’identifier les déterminants du succès d’un tel dispositif, nous avons finalement proposé un modèle d’accompagnement en situation interculturelle et bi-territoriale. Il va sans dire que ce modèle devra faire l’objet de tests et de discussions avec les acteurs de terrain afin qu’il soit validé et enrichi. Il offre néanmoins d’ores et déjà, une première grille pour l’interrogation des pratiques d’accompagnement de migrants porteurs de projet.

BIBLIOGRAPHIE APCE, (2009), Personnes migrantes issues de la diversité et des quartiers :

quel accompagnement à la création d'activité?, Etude éditée par l’Agence Nationale pour la Création d’Entreprise (APCE ; www.apce.com), Décembre, 80 pages.

BAKKALI , C., MESSEGHEM K., SAMMUT S. (2010), Les structures d'accompagnement à la création d'entreprise à l'heure de la gestion des compétences, Management et Avenir, 9 (39), pp.142-169.

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BARNIER L.M.B., CONTI M., (2010), Les enjeux de l’accompagnement de la création d’entreprise pour la société, Journal of Social Management, Vol. 8, N1-2, pp. 161-188.

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