L'archive comme objet. Quel modèle d'histoire pour l'archéologie ?

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L’ARCHIVE COMME OBJET : QUEL MODÈLE D’HISTOIRE POUR L’ARCHÉOLOGIE ? Luca Paltrinieri Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2015/3 N° 153 | pages 353 à 376 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130651116 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2015-3-page-353.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Luca Paltrinieri, « L’archive comme objet : quel modèle d’histoire pour l’archéologie ? », Les Études philosophiques 2015/3 (N° 153), p. 353-376. DOI 10.3917/leph.153.0353 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 15/09/2015 11h54. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 15/09/2015 11h54. © Presses Universitaires de France

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L’ARCHIVE COMME OBJET : QUEL MODÈLE D’HISTOIRE POURL’ARCHÉOLOGIE ?Luca Paltrinieri

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2015/3 N° 153 | pages 353 à 376 ISSN 0014-2166ISBN 9782130651116

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7 août 2015 10:54 -Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 352 / 472 - © PUF -

7 août 2015 10:54 - Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 353 / 472 - © PUF -

Les Études philosophiques, n° 3/2015, pp. 353-376

L’ARCHIVE COMME OBJET : QUEL MODèLE D’HISTOIRE POUR L’ARCHÉOLOGIE ?

L’archive comme objet.

Luca Paltrinieri376

Dans les mois qui suivent la publication des Mots et les Choses, paru en avril 1966, Foucault devient rapidement un philosophe médiatique. Certes, une stratégie de médiatisation était déjà à l’œuvre depuis la publication de l’Histoire de la Folie1, mais la succession d’entretiens et d’interventions dans des revues, des magazines, à la radio et à la télévision dans les années 1966-1967 témoigne désormais de sa grande popularité. Toutefois, les nombreuses mises au point parues au cours de ces années ne répondent pas uniquement à une stratégie de communication : si d’un côté Foucault s’efforce de rester sur scène en relançant pratiquement à chaque occasion sa polémique avec Sartre, de l’autre côté il essaie de donner des explications et de réponses à une série de problèmes théoriques soulevés par son livre. Cet effort d’autoréflexion, conduit en Tunisie à partir de novembre 1966, débouche sur l’écriture de L’Archéologie du savoir, traité d’une méthode qui restera sans application, apparemment à cause des nombreuses apories qui affectent la démonstration. Foucault lui-même le décrira, dans la plaquette pour le Collège de France écrite en 19702, comme une « mise au point » portant sur la décennie pré-cédente et sur les trois livres qui incarnent « empiriquement » la recherche archéologique : Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses. De plus, publiée en 1969, L’Archéologie du savoir semble confirmer la construction rétrospective que la critique a faite de l’œuvre de Foucault, décrite comme la succession de trois décennies (1960, 1970, 1980), trois stratégies méthodologiques déconnectées (archéologie, généalogie, éthique) portant sur trois objets (savoir, pouvoir, subjectivité). Cette construction explicative permet de ranger L’Archéologie du savoir dans la période archéo-logique, comme une sorte de clôture de la séquence des années 1960, ou encore comme un livre tourné vers le passé et sans héritage réel.

1. Cf. Philippe Artières et Jean-François Bert, Un succès philosophique. L’histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault, Presses universitaires de Caen, 2011.

2. « Titres et travaux », Paris, 1969. Plaquette, Paris, s. é., réédité dans Dits et Écrits (DEI), Paris, Gallimard/Quarto, 2001, pp. 870-874 : 872.

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La publication des Dits et Écrits, des cours au Collège de France, et désor-mais la lecture des archives de travail déposées à la Bibliothèque Nationale de France brouillent toutefois cette reconstruction dialectique en révélant l’existence ou la persistance d’une série de thématiques qui courent tout au long de l’œuvre foucaldienne (la vérité, la folie, les pratiques discursives, la sexualité), mais surtout en montrant la façon singulière de travailler de Foucault lui-même, toujours en équilibre entre la critique de l’actualité et la réinterprétation rétrospective de ses objets théoriques. En ce sens, chaque ouvrage, chaque article ou essai, devrait être lu comme une réélaboration des objets et des concepts précédemment mis à l’œuvre, en relation avec l’actualité politique, mais aussi avec une série de circonstances matérielles (les archives disponibles ou encore les hasards qui mènent à la découverte d’un texte, d’une archive, d’un concept). Cette nouvelle approche permet d’aborder L’Archéologie du savoir moins dans la perspective de l’échec que dans celle d’une révision liée à l’apparition de nouvelles perspectives et de nouveaux objets. Certaines études ont déjà mis en lumière l’ampleur du tra-vail d’approfondissement théorique qui a conduit à l’écriture de L’Archéologie du savoir3. Dans cet article nous nous concentrerons sur une série de textes publiés et inédits, ainsi que des matériaux de travail qui témoignent du par-cours plutôt tourmenté qui va des Mots et les Choses à L’Archéologie du savoir. Cela nous permettra de mettre en lumière la genèse de certaines thématiques structurantes du livre de 1969 : l’élaboration des concepts de « discours » et d’« archive », la définition d’un modèle non causaliste de l’explication histo-rique, le recentrage de l’archéologie sur le diagnostic de l’actualité.

1. Histoire de la pensée et archéologie

Dans sa recension de La Philosophie des Lumières (1966), Foucault écrit que « Cassirer procède selon une sorte d’abstraction fondatrice : d’un côté il efface les motivations individuelles, les accidents biographiques et toutes les figures contingentes qui peuplent une époque ; de l’autre il écarte les déterminations économiques ou sociales. Et ce qui se déploie alors devant lui, c’est toute une nappe indissociable de discours et de pensée, de concepts et de mots, d’énoncés et d’affirmations qu’il entreprend d’analyser dans sa

3. Foucault écrivait plusieurs versions de ses livres, qu’il détruisait avant de publier la ver-sion définitive ; toutefois, en ce qui concerne L’Archéologie du savoir, nous disposons de plusieurs versions du livre. Un premier jet de L’Archéologie, écrit à la première personne par Foucault, a été acquis par la BNF en 1994 et a fait l’objet d’une étude génétique par Guillaume Paugam : « Foucault et l’expérience de la pensée. Présentation, transcription et commentaire d’un manuscrit inédit de L’Archéologie du savoir » (mémoire de DEA à l’EHESS, sous la direction de H. Wismann). Les fragments d’une deuxième version du texte, probablement intermédiaire, ont été déposés récemment à la BNF (boîte XLVIII) : ils contiennent plusieurs versions du chapitre sur les fonctions discursives, deux versions de l’introduction, un chapitre sur « Homère, les récits, l’éducation, le discours », et plusieurs notes sur le rapport entre histoire des sciences et archéologie du savoir. Voir à ce propos l’article de Martin Rueff dans ce volume, pp. 327-332.

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355 L’archive comme objet

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configuration propre4 ». Cette « abstraction fondatrice », devant faire appa-raitre les discours dans leur autonomie, se rapproche de l’exigence foucal-dienne de renoncer aux catégories de « concret », de « vécu », de « totalité » et trahit ainsi l’inspiration néokantienne de l’archéologie. Dans son célèbre article sur Les Mots et les Choses, Canguilhem avait en effet affirmé que l’his-toire foucaldienne de la pensée concerne les concepts et non pas les hom-mes5. Mais il faut préciser que ces concepts ne sont pas ceux de l’histoire de la philosophie, la philosophie elle-même n’ayant aucun monopole sur cet objet de l’archéologie qu’est la « pensée » : « j’ai essayé de faire l’histoire non pas [tant] de la pensée en général que de tout ce qui “contient de la pensée” dans une culture, de tout ce en quoi il y a de la pensée. Car il y a de la pensée dans la philosophie, mais aussi dans un roman, dans une jurisprudence, dans le droit, même dans un système administratif, dans une prison6. » Comment faire une histoire de cette « pensée-discours » qui déborde largement le domaine de la philosophie, mais aussi celui des sciences « instituées » ou de la littérature ? À bien y regarder, la majeure partie des interventions, remar-ques et entretiens de ces années sont consacrés à cette question, signe que la polémique sartrienne sur la mise à mort de l’histoire par l’archéologie n’était pas sans effets : elle obligeait Foucault sinon à une remise en cause radi-cale, du moins à un effort d’explicitation sur les relations entre histoire de la pensée et archéologie. Ce besoin de préciser ses positions pousse Foucault à tracer des oppositions et peut-être une voie intermédiaire par rapport à deux autres modèles d’histoire : l’histoire des idées – représentée par Lovejoy que Foucault connaît bien7, mais aussi par une certaine façon d’écrire l’histoire de la philosophie8 – et l’histoire des mentalités, qui était alors une des princi-pales approches des Annales9.

4. Michel Foucault, « Une histoire restée muette », La Quinzaine littéraire, n° 8, 1er-15 juillet 1966, pp. 3-4 (sur Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet, Paris, Fayard, « L’Histoire sans frontières », 1966), réédité dans DEI, pp. 573-577 : 575.

5. Georges Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », Critique, 242 (1967), pp. 599-618, in Philippe Artières et al., Les Mots et les Choses de Michel Foucault. Regards critiques, Caen, 2009, pp. 249-274.

6. Michel Foucault, « Michel Foucault, Les Mots et les Choses » (entretien avec R. Bellour), Les Lettres françaises, n° 1125, 31 mars-6 avril 1966, pp. 3-4, réédité dans DEI, pp. 526-532 : 532 et ibid., p. 527 : « On devrait tout lire, tout étudier. Autrement dit, il faut avoir à sa dis-position l’archive générale d’une époque à un moment donné. »

7. Dans les archives de travail de Foucault déposés à la Bibliothèque Nationale, on trouve des fiches sur le livre de Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being, cf. boîte 43, enveloppe 4, sous-enveloppe 4.

8. Cf. Luca Paltrinieri, « L’histoire de la philosophie saisie par son dehors », in D. Boquet, B. Dufal, P. Labey (dir.), Une Histoire au présent. Les historiens et Michel Foucault, Paris, CNRS, 2013, pp. 317-332.

9. On laissera ici de côté la question du rapport entre archéologie et histoire des sciences. Voir sur ce point Luca Paltrinieri, L’Expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012 et Philippe Sabot, « Archéologie du savoir et histoire des sciences. Y a-t-il un “style Foucault” en épistémologie ? », in P. Cassous-Noguès et P. Gillot (dir.), Le Concept, le sujet et la science. Cavaillès, Canguilhem, Foucault, Paris, Vrin, 2009, pp. 109-124.

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2. L’histoire des idées

Une intervention au séminaire de Raymond Aron, le 17 mars 1967 en Sorbonne10, permet d’expliciter certains passages du chapitre que Foucault consacrera à la différence entre archéologie et histoire des idées dans L’Archéologie du savoir11. Foucault prend ici ses distances par rapport à une certaine approche, répandue en histoire des sciences, qui disqualifie auto-matiquement l’histoire des idées comme un tissu de contradictions métho-dologiques et d’imprécisions, et tient en revanche à en décrire la cohérence et les conditions de possibilité. En effet, le modèle théorique de l’histoire des idées repose, selon lui, sur quatre principes.

Le principe d’interprétabilité suppose que le texte renvoie toujours à des pensées incarnées, à des pensées d’hommes qu’il faut porter à la lumière par le processus interprétatif. Le deuxième principe, celui de la cohérence et de l’individualité de l’œuvre – déjà mis suffisamment en lumière dans un texte plus célèbre12 – est ici expliqué à l’aide d’un ancien postulat de la biologie : de même que l’on fait de l’individualité de l’organisme le seuil de la cohérence organique, on postule une cohérence systématique, issue de l’expérience ou de la théorie, entre les énoncés d’une œuvre conçue comme un tout indivi-duel. En revanche, cette cohérence n’est plus admise lorsque l’on franchit les limites de l’œuvre : on parlera alors de ressemblances, d’analogies, de rappels. Ce principe de la clôture et de l’irréductibilité de l’œuvre organisait aussi, selon Foucault, la pratique du commentaire et avait fait l’objet d’une célèbre polémique avec Derrida13.

Le troisième principe, dit de « l’hétéronomie des processus métasegmen-taires », désigne une autre forme de franchissement de l’unité de l’œuvre : le passage à l’extradiscursif. Il intervient lorsque l’on essaie d’expliquer les phé-nomènes communs, les ressemblances ou les contradictions entre les œuvres par des notions comme « esprit d’une époque », « vision du monde », « iden-tité ou différence des conditions économiques ». Ces notions, qu’en d’autres circonstances Foucault pouvait ouvertement critiquer comme « confuses14 », ont enfermé l’histoire des idées dans un questionnement permanent sur l’identité et la différence entre des « pensées » appartenant à des moments

10. Manuscrit autographe de 48 feuillets, sans titre, déposé à la BNF, boîte 55, chemise 10. Je remercie Frédéric Gros de m’avoir signalé ce texte, ainsi que Henri-Paul Fruchaud et Marie-Odile Germain de m’avoir autorisé à consulter des fonds déposés à la BNF.

11. L’Archéologie du savoir (noté AS), pp. 183-190.12. Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philo-

sophie, 63e année, n° 3, juillet-septembre 1969, pp. 73-104, réédité dans DEI, pp. 817-849.13. Cf. Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’Écriture et la différence, Paris,

Seuil, 1967 et la réponse de Foucault dans « Mon corps, ce papier, ce feu », in Histoire de la folie, Paris, Gallimard, 1972, appendice II, pp. 583-603 ; voir sur cette controverse Jean-Louis Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français ?, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, pp. 76-81.

14. Michel Foucault, « Sur les façons d’écrire l’histoire » (entretien avec R. Bellour), Les Lettres françaises, n° 1187, 15-21 juin 1967, pp. 6-9, réédité dans DEI, pp. 613-628 ; cf. aussi « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », Cahiers pour l’analyse, 9, été 1968, pp. 9-40, réédité dans DEI, pp. 724-759.

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et à des lieux géographiques éloignés. Enfin, le quatrième principe, dit de la « succession entrecroisée », décrit la disposition temporelle des énoncés selon des formes de coexistence, disparition, conservation, qui corrigent le présupposé naïf d’une histoire linéaire : c’est bien ce principe qui rend pos-sibles tout une série de questionnements, typiques de l’histoire des idées, sur l’influence, la découverte, les crises, les inventions.

Les quatre principes de la description archéologique énoncés dans le pre-mier chapitre de la quatrième partie de L’Archéologie du savoir s’opposent assez précisément aux principes théoriques de l’histoire des idées15 : si l’archéologie ne vise pas à « restituer ce qui a pu être pensé, voulu, visé, éprouvé, désiré par les hommes16 », c’est qu’elle conteste le premier principe de l’histoire des idées, faisant de « l’homme » ou du « sujet » l’instance suprême s’exprimant dans le discours. En cela, on le sait, l’archéologie suit une tradition anti-humaniste déjà bien consolidée dans la pensée française17. De la même façon, si l’archéologie « n’est point ordonnée à la figure souveraine de l’œuvre » et si elle n’est pas une « doxologie » qui voudrait reconnecter les discours à « ce qui les précède, les entoure ou les suit »18, c’est qu’elle s’oppose res-pectivement au deuxième et au troisième principe de l’histoire des idées, faisant de l’œuvre une unité identique à soi-même et interprétable par le contexte. L’archéologie vise par là l’histoire de la philosophie, qui reste fidèle à un ensemble de textes canoniques définis rétrospectivement comme les textes de la tradition philosophique : on connaît, en revanche, la fascination de Foucault pour les textes « mineurs », extérieurs au corpus des grandes œuvres comme au catalogue des grands auteurs.

Enfin, si l’archéologie traite le discours comme un « monument » et non comme un « document » qui serait « signe d’autre chose »19, c’est qu’elle renonce à chercher un principe de lecture et d’explication extérieur à la masse des énoncés, un noyau stable et profond qui se cacherait derrière les combinaisons, le maintien ou les disparitions des ensembles d’énoncés, tout en garantissant une certaine identité du discours. L’archéologue part en revanche du principe qu’un « ensemble d’énoncés doit pouvoir se lire de lui-même20 » et fait le choix de se limiter au plan d’immanence de l’énoncé, sans redoubler les niveaux d’interprétation par une « conscience » ou un contexte de l’énonciation. Une fois écarté le modèle de l’histoire des idées, avec tous ses redoublements, restait donc à savoir de quel paradigme pouvait s’inspirer la description archéologique.

15. AS, pp. 185-190.16. AS, p. 189.17. Cf. Stefanos Geroulanos, An Atheism that is not Humanist Emerges in French Thought,

Stanford, Stanford University Press, 2010.18. AS, pp. 188-189.19. AS, p. 15, 188, cf. aussi Georges Canguilhem, « Mort de l’homme ou épui-

sement du Cogito ? », op. cit.20. Manuscrit du séminaire Aron, op. cit., partie III.

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7 août 2015 10:54 -Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 358 / 472 - © PUF -

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3. La tentation analytique

Dans un entretien de 1967, Foucault affirme qu’il est en train de prépa-rer un travail de méthodologie concernant l’existence du langage dans notre culture21. Le fonctionnement du langage, son aspect systématique témoi-gnent d’un ordre présent dans les formes les plus quotidiennes de la pensée : « À toutes les époques, la façon dont les gens réfléchissent, écrivent, jugent, parlent (jusque dans la rue, les conversations et les écrits plus quotidiens), et même la façon dont les gens éprouvent les choses, dont leur sensibilité réagit, toute leur conduite est commandée par une structure théorique, un système qui change avec les âges et les sociétés – mais qui est présent à tous les âges et dans toutes les sociétés22. » La pensée est structurée comme un langage, et ce dernier doit être étudié comme un système, c’est-à-dire « un ensemble de relations qui se maintiennent, se transforment, indépendamment des choses qu’elles relient23 ». La construction conceptuelle des Mots et les Choses reposait sur cette conception systémique de la pensée et du langage qui s’opposait à la production prométhéenne du « sens » par un acteur conscient. Partir de la pensée comme d’un système anonyme et contraignant, qui n’est pas humain car l’homme ne le maîtrise pas, cela signifie que le sens n’est pas donné par un acte originaire, mais qu’il est le produit constamment renouvelé des pré-supposés formalistes de la pensée elle-même : « (le sens) n’est pas déjà là, ou plutôt il y est déjà oui, mais sous un certain nombre de conditions qui sont des conditions formelles24. » Comment décrire pourtant ces conditions « formelles » ?

Si l’intérêt pour la linguistique représentait en quelque sorte une issue naturelle des Mots et les Choses et a laissé des traces consistantes dans l’œuvre foucaldienne25, dans le texte inédit de 1967, la description archéologique est rapprochée également de la logique et de « l’analyse au sens anglo-saxon ». Il est certain que, dans la tentative de se soustraire à la machine structura-liste, Foucault a suivi, au moins pour un temps, la piste de la philosophie analytique : les références à Austin et à la question du performatif dans L’Archéologie du savoir ne laissent pas de doutes sur ce point. On sait aussi que, au cours de son séjour tunisien, Foucault a fréquenté la bibliothèque de Gérard Deladalle, un spécialiste de Dewey dont le jeune Foucault avait

21. « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” » (entretien avec G. Fellous), La Presse de Tunisie, 12 avril 1967, p. 3, réédité dans DEI, pp. 608-612 : p. 612.

22. « Entretien avec Madeleine Chapsal », La Quinzaine littéraire, 5, 16 mai 1966, pp. 14-15, réédité dans DEI, pp. 541-546 : 543.

23. Ibid., p. 542.24. « Che cos’è Lei Professor Foucault ? » (« Qui êtes-vous, professeur Foucault ? » ; entre-

tien avec P. Caruso ; trad. C. Lazzeri), La Fiera letteraria, année XLII, n° 39, 28 septembre 1967, p. 11-15, trad. fr. dans DEI, pp. 629-648 : 641.

25. Michel Foucault, « Linguistique et sciences sociales », Revue tunisienne de sciences sociales, 6e année, n° 19, décembre 1969, pp. 248-255, réédité dans DEI, pp. 849-870.

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recensé un ouvrage sur l’histoire de la philosophie américaine26. Mais ce sont surtout les fiches de travail récemment déposées à la Bibliothèque Nationale de France qui permettent de mesurer l’ampleur de ses lectures27. Dans l’impo-sant dossier sur le sujet, on trouve des sous-dossiers consacrés aux théories de la référence, au langage ordinaire, à la théorie du « meaning » de l’école d’Oxford, à la question de la vérité chez Frege, Russel, Wittgenstein, Tarski, Strawson, à la causalité, à la question du métalangage et des noms propres, aux « propositions fugitives » de Duncan Jones. À côté de matériaux plus attendus, comme le dossier sur Austin, le performatif et les actes illocutoires, ou encore un important nombre de fiches de lecture tirées de La Structure des révolutions scientifiques de Kuhn, il faut signaler une lecture détaillée de l’article de Strawson « On referring » (Foucault s’intéresse plus particuliè-rement à sa définition de l’énoncé, à la différence entre usage et signification et aux conditions de la référence) et un dossier sur Ayer, l’analyse de signes et l’analyse du concept de vérité. On retrouve aussi au moins une vingtaine de fiches sur Wittgenstein, dont les sujets vont de la logique mathématique à la notion de « jeu de langage ». Les fiches bibliographiques témoignent d’un vaste programme de lectures (entre autres Fodor, Ayer, Carnap, Church, Fries, Russell, Ryle et Quine) complétées par une bibliographie de littérature secondaire très nourrie28.

Malgré tous ces matériaux accumulés sur la philosophie analytique, Foucault ne semble pas trouver sa voie dans l’appropriation de ce cou-rant. À bien y regarder, son programme de lectures ne s’écarte pas ou très peu des ouvrages d’introduction qui lui servent constamment de repères : Philosophy and Linguistic Analysis, du thomiste Maxell John Charlesworth29,

26. Cf. Daniel Defert, « Chronologie », in DEI, p. 40. Une lettre de Gérard Deladalle à Daniel Defert, datée du 25 juin 1996, affirme que Foucault s’intéressait aux Philosophical Essays d’Austin et aux Philosophical Investigations de Wittgenstein, mais aussi à Dewey (lettre privée). Pour la recension anonyme par Foucault du livre de Deladalle, parue en 1955 dans Les Moissons de l’esprit, cf. Philippe Artières, Jean-François Bert, Frédéric Gros, Judith Revel, Les Cahiers de l’Herne : Michel Foucault, Paris, Les Éditions de l’Herne, 2011, p. 107.

27. Boîte 44, chemise 1, 2, 3, 4. C’est sans doute en 1967 que Foucault compose ce dos-sier : il écrit en avril une lettre à Daniel Defert : « J’ai suspendu toute écriture pour regarder d’un peu près Wittgenstein et les analystes anglais », cf. Chronologie, p. 40.

28. Voici une liste non exhaustive des livres annotés sur une fiche bibliographique : Gilbert Ryle et Antony Flew, Logic and Language, Londres, B. Blackwell, 1951 ; Max Black, Philosophical Analysis, N.Y., Ithaca, 1950 ; Margaret MacDonald (dir.), Philosophy and Analysis, Oxford, B. Blackwell, 1954 ; Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Chicago, Chicago University Press, 1949 ; Gilbert Ryle, « Meaning and necessity », Philosophy, vol. XXIV, no 88 (Jan., 1949), pp. 69-76 ; John L. Austin, « Other minds », Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary vol. XX, pp. 148-187 ; Kurt Baier, « The Ordinary Use of Words », Proceedings of the Aristotelian Society, 52, 1951-1952 ; Peter F. Strawson, Introduction to Logical Theory, Londres, Methuen, 1952 ; Id., « On referring », Mind, 1950 ; A. Toulmin, An Examination of the Place of Reason in Ethics, Cambridge University Press, 1950 ; M. Weitz, « Oxford philosophy », Philosophical Review, 62, 2, pp. 187-233, 1953 ; George E. Moore, Philosophical Papers, Londres, Allen & Unwin, 1959 ; Jerry A. Fodor et Jerrold J. Katz, Readings in Philosophy of Language, Englewood Cliffs, N.J., 1963. Cf. l’article de M. Rueff pp. 349-351 de ce volume.

29. Maxwell J. Charlesworth, Philosophy and Linguistic Analysis, Pittsburg, Duquesne University et Louvain, Nauwelaerts, 1959.

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les actes du colloque de Royaumont sur la philosophie analytique de 195830, ou encore la célèbre introduction d’Elizabeth Ascombe au Tractatus de Wittgenstein31. S’il est indéniable qu’une certaine ressemblance rapproche l’analyse archéologique de l’analyse conceptuelle anglo-saxonne32, l’intérêt réel de Foucault pour ce dernier courant semble s’être éteint rapidement : la philosophie analytique, piste prometteuse pour l’archéologie, est restée une voie sans issue.

Or, cet abandon n’est-il pas justement dû à la spécificité de l’objet de l’archéologie, qui n’est ni le langage en général ni le champ de possibilité de l’énoncé, mais le discours, c’est-à-dire « l’ensemble fini et limité des séquences linguistiques effectivement formulées33 » ? Là où la langue est un système de règles pour des énoncés possibles et donc en nombre infini, le discours renvoie à des conditions de réalité définissant les limites de l’énonciation effective. Conformément au principe de non-redoublement des niveaux de l’analyse, le discours ne doit pas être considéré comme une traduction neutre de la chose, l’expression d’une pensée ou le réflexe d’une série d’opérations qui le précèdent, il est constitué par « la diffé-rence entre ce qu’on pourrait dire correctement à une époque (selon les règles de la grammaire et celles de la logique) et ce qui est effectivement dit34 ». Plus qu’à l’espace des conditions formelles, Foucault s’intéresse à la loi qui permet de transformer des possibles en réalité. De plus, si l’on peut dire que l’événement discursif est la forme d’existence du langage dans sa dimension pratique, le discours lui-même est une pratique posi-tive, où « positif » doit être lu dans le sens de « productif » : le discours est un moyen pour faire exister, transformer ou détruire quelque chose (un objet, un acte, une pensée)35. Ainsi, dans le texte du séminaire de 1967, Foucault écrit effectivement qu’il faut désormais traiter les énoncés non pas comme une combinaison d’éléments, mais comme une « population d’évé-nements », des « faits situés dans l’espace et le temps »36. En tant que lieu d’émergence de nouveaux énoncés, le discours est le lieu de l’événement, et un événement lui-même. Or, traiter le discours comme un événement et les énoncés comme une population de faits, n’était-ce pas rapprocher dangereusement l’archéologie de l’histoire sociale et plus particulièrement de l’histoire des mentalités ?

30. Cahiers de Royaumont, La philosophie analytique, actes du colloque de 1958, intro-duction de J. Wahl, Paris, Les Éditions de Minuit, 1962.

31. Elizabeth Anscombe, An Introduction to Wittgenstein’s Tractatus, Londres, Hutchinson University Library, 1959.

32. Arnold I. Davidson, « Foucault et l’analyse des concepts », in D. Franche, S. Prokhoris, Y. Roussel, Au risque de Foucault, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1997, pp. 53-66.

33. Cf. « Sur l’archéologie des sciences », op. cit., p. 733, et AS, pp. 43-44.34. Michel Foucault, « Réponse à une question », Esprit, 371, mai 1968, pp. 850-874,

réédité dans DEI, pp. 701-721 : 713.35. Ibid., p. 714.36. Manuscrit du séminaire Aron, op. cit., partie II.

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4. L’histoire des mentalités

L’Histoire de la folie avait été lue comme un livre d’histoire et depuis lors l’approche archéologique se prêtait à une certaine confusion avec l’his-toire des mentalités37. Paradoxalement, l’insistance des Mots et les Choses sur l’histoire des conditions des possibilités de la pensée, que Foucault appelait la « pensée d’avant la pensée », aggravait encore l’équivoque. Si le projet de l’archéologie était de révéler « l’inconscient » de la science, c’est-à-dire le sys-tème des règles et des nécessités qui restent invisibles au savoir lui-même38, en quoi aurait-elle pu se différencier d’une enquête sur la « mentalité » d’une époque ? Si l’archéologie se donnait pour objet l’événement discursif, en quoi pouvait-elle se différencier d’une histoire événementielle qui se don-nerait la tâche d’étudier des « événements de pensée » ? L’histoire des menta-lités, programme dominant, à l’époque, dans l’historiographie des Annales, présupposait l’existence d’un sujet collectif, une sorte « d’homme moyen » qui semblait réagir de façon mécanique et docile aux déterminations éco-nomiques, climatiques et sociales39. Derrière les actions des hommes et des femmes il y aurait une sorte de résidu psychologique stable, fait de juge-ments, de croyances souvent irrationnelles, plus rarement des conceptua-lisations élaborées, qui n’étaient pas renvoyées à la figure fondatrice du sujet, mais à la « société » ou d’autres formes de collectivité. L’historien devait alors découvrir ce « noyau dur » des croyances censées représenter l’esprit d’une époque. Les changements de mentalité étaient expliqués soit par l’ascension des nouveaux groupes (ou classes sociales), soit par des événements dans le champ du référent que le discours quotidien ne faisant qu’exprimer, défor-mer ou oblitérer.

Mais il est évident que, dans les deux cas, il s’agissait encore une fois de renvoyer le discours à des événements appartenant à une histoire extérieure au niveau de l’énonciation, avec le grave paradoxe, souligné par Foucault dans son séminaire de 1967, que l’homme « moyen » ou le référent n’est

37. Cf. Robert Mandrou, « Trois clefs pour comprendre la folie à l’âge classique », Annales. Économie. Sociétés. Civilisations, 1962, n° 4, pp. 761-772, réédité dans Ph. Artières et al., Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault. Regards critiques 1961-2011, pp. 65-86 ; Éliane Amado Lévy-Valensi, « Histoire ou psychologie ? », Annales ESC, n° 5, 1965, pp. 923-938. Cf. sur ce point Philippe Artières, Jean-François Bert, Un Succès philo-sophique, op. cit., pp. 87 sq.

38. Cf. « En intervju med Michel Foucault » (« Interview avec Michel Foucault » ; entretien avec I. Lindung ; trad. C. G. Bjurström), Bonniers Litteräre Magasin, Stockholm, 37e année, n° 3, mars 1968, pp. 203-211, réédité dans DEI, pp. 679-690 : 684 ; « Foucault répond à Sartre » (entretien avec J.-P. Elkabbach), La Quinzaine littéraire, n° 46, 1er-15 mars 1968, pp. 20-22, réédité dans DEI, pp. 690-696 : 693 ; « Foreword to english edition », The Order of Things, Londres, Tavistock, 1970, pp. IX-XIV, trad. « Préface à l’édition anglaise », in DEI, pp. 875-881 : 877.

39. Cf. Jacques Revel, « Foucault et les historiens », Le Magazine littéraire, juin 1975, 101, pp. 10-13, maintenant dans Philippe Artières et al., Surveiller et Punir de Michel Foucault. Regards critiques 1975-1979, Caen, Imec-PUC, 2010, pp. 85-97. Sur l’histoire des mentalités, cf. André Burguière, L’École des annales. Une histoire intellectuelle, Paris, Odile Jacob, 2006, pp. 71-98.

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à son tour connu que par d’autres énoncés, qui « valent comme la vérité des sujets parlants ou des référents », mais qui sont comme neutralisés par la présupposition de « réalité » qu’on leur attribue40. En somme, tout se passe comme si les énoncés d’une histoire des mentalités prenaient leur signifi-cation en s’appuyant sur des énoncés qui sont à leur tour disqualifiés et évincés du champ analysé. Cette éviction silencieuse de l’énoncé au profit de l’auteur, de la « mentalité » ou de l’« esprit » de l’époque, permet de qualifier ces derniers comme des unités originaires, alors que l’archéologie montre précisément qu’elles sont déjà des synthèses résultant d’une opération inter-prétative41. La stratégie archéologique consistera, à l’inverse, à analyser les énoncés comme des événements d’un niveau spécifique sans les renvoyer à un extérieur. Cela signifie que, en analysant des types d’énonçabilité dif-férents (prière, démonstration, fiction, etc.), des formes de persistance, de répétabilité, des transformations spécifiques aux énoncés, l’archéologue ne sort pas du champ de l’énonciation.

Or, ce champ est défini lui-même par deux caractères. D’une part l’exis-tence des énoncés en tant que « choses » ayant une matérialité (longueur, surface, etc.), une circulation ou une publication, des possibilités de main-tien ou de disparition : ce sont bien là les fonctions de « l’archive », dont l’archéologie n’est rien d’autre que la description. D’autre part, l’énoncé entretient des rapports avec d’autres énoncés, et de ce point de vue il est lui-même un faisceau de relations : Foucault appelle « positivité » l’ensemble des relations dans un groupe d’énoncés. L’archéologie, « description de la masse d’énoncés en tant qu’énoncés », fait donc plus que restituer l’archive d’une culture, elle cherche surtout à en restituer la positivité42. Elle se donnera ainsi pour tâche de décrire les relations entre énoncés, à la surface des événements de discours.

De ce point de vue, plus le projet archéologique s’éloignait de l’histoire des mentalités, plus il s’inspirait de l’histoire dite « sérielle » (Braudel, Chaunu, Le Roy Ladurie, l’école historienne de Cambridge) qui était fondée sur la comparaison des séries quantitatives de données économiques et démogra-phiques43. L’entreprise archéologique ne se transforme pourtant pas intégra-lement en histoire : il s’agit plutôt d’appliquer à l’histoire de la pensée ainsi définie un modèle historien fondé sur la comparaison et sur la relation des événements plutôt que sur l’identification des causes sous-jacentes44. Comme Roland Barthes l’avait déjà compris à propos de l’Histoire de la folie45, en cela

40. Manuscrit du séminaire Aron, op. cit., partie II.41. Cf. « Sur l’archéologie des sciences, réponse au cercle d’épistémologie », op. cit.,

pp. 727-728.42. Manuscrit du séminaire Aron, op. cit., partie II.43. Cf. « Sur les façons d’écrire l’histoire », op. cit., p. 613 ; AS, p. 16.44. Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Minuit, 1970, p. 59 et « La naissance d’un

monde » (entretien avec J.-M. Palmier), Le Monde, supplément : Le Monde des livres, n° 7558, 3 mai 1969, p. VIII, réédité dans DEI, pp. 814-817.

45. Roland Barthes, « De part et d’autre », Critique, 1961, n° 17, pp. 167-174, réédité dans Philippe Artières et al., Histoire de la folie…, op. cit., pp. 35-47.

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l’archéologie pouvait s’inspirer aussi bien de l’histoire que de l’ethnologie, mais il s’agirait alors d’une ethnologie bien particulière : une ethnologie de notre propre culture, sous la forme d’une enquête sur l’actualité.

5. Trois principes de la description archéologique

Une fois écartés les projets concurrents de l’archéologie on peut préciser les trois principes de son fonctionnement, que Foucault dégage progressi-vement dans les années 1967-1969 : le problème de la discontinuité histo-rique, la critique du causalisme historique, la question de l’actualité.

5.1. Discontinuisme. On le sait, pour Foucault, le refus de la continuité historique, sur lequel s’étaient concentrées les attaques de Sartre, s’enracine dans la critique de l’histoire humaniste, secrètement référée à l’activité syn-thétique d’un sujet : « Faire de l’analyse historique le discours de la conti-nuité et de la conscience humaine le sujet originaire de tout devenir sont deux aspects du même système46. » En somme, l’hypothèse de la continuité du développement historique est une opération discursive qui ne garantit en rien l’existence d’un sujet de l’histoire elle-même, et qui reste par conséquent à démontrer47. Il ne s’agit donc pas de prendre parti résolument pour la dis-continuité contre la continuité de l’histoire humaniste, mais plutôt de faire émerger d’autres continuités et discontinuités possibles à travers l’analyse du jeu des dépendances intradiscursives (entre différents objets d’une même for-mation discursive), interdiscursives (entre différentes formations discursives) et extradiscursives (entre le discours et les transformations économiques, politiques et sociales)48. Autrement dit, la discontinuité de l’histoire archéolo-gique – symbolisée par le fameux concept d’épistémè – n’est pas une position de principe, un parti pris consistant à aligner des pavés les uns derrière les autres. Il s’agit plutôt d’un artifice méthodologique : « concept opératoire » et « hypothèse systématique » en même temps49. Postuler une « coupure », une « rupture », là où l’on voyait une continuité évolutive, permet de faire émerger des nouvelles stratifications événementielles qui appellent à leur tour une nouvelle périodisation, et donc aussi de nouvelles continuités50.

Dans le texte du séminaire de 1967, c’est bien là ce que Foucault appelle « le problème du choix » : l’archéologue doit choisir la période et les types d’énoncés analysés, tout en sachant que « seule l’analyse peut justifier après coup l’opportunité du choix »51. Les discours examinés dans Les Mots et les

46. « Sur l’archéologie des sciences », op. cit., p. 727.47. AS, pp. 4-5.48. « Réponse à une question », op. cit., p. 708.49. « Sur l’archéologie des sciences », op. cit., pp. 726-727.50. « Sur les façons d’écrire l’histoire », op. cit., p. 614. C’est sur ce dernier aspect

qu’insiste particulièrement Judit Revel dans Foucault, une pensée du discontinu, Paris, Les Mille et une nuits, 2010.

51. Manuscrit du séminaire Aron, op. cit., partie III.

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7 août 2015 10:54 -Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 364 / 472 - © PUF -

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Choses, par exemple, manifestaient une diversité d’objet (économie, lin-guistique, biologie, pour parler en termes modernes) mais une identité de « forme » : les énoncés de ces différents domaines étaient descriptifs et ana-lytiques, non formalisables et non mathématisables, mais hiérarchisables entre eux. Ce choix découpait sans doute une certaine périodisation qui, par exemple, faisait de Marx un auteur « mineur » dans le champ de la théorie économique52. Et Foucault d’admettre qu’un autre choix – par exemple celui de comparer les énoncés de la théorie économique aux énoncés qui traitent de l’État et de la société – aurait pu conduire à voir dans l’œuvre de Marx une « coupure absolument majeure53 ».

Toute la distance qui sépare l’archéologie de l’histoire des idées ou des mentalités pourrait être formulée ainsi : décrire l’ensemble des transforma-tions qui caractérisent un changement historique plutôt qu’expliquer l’évo-lution par des événements ou des synthèses données d’emblée comme le « sujet », l’« œuvre », ou le « contexte ». Cette autosuffisance de la descrip-tion archéologique conduit directement à la critique du concept de « cause » en histoire et à la décomposition du flux événementiel en un système de transformations possibles des règles qui régissent le discours54.

5.2. Causalisme historique. On connaît la critique foucaldienne de l’idée selon laquelle l’explication historique consisterait à reconstruire l’enchaî-nement des causes sous-jacentes aux événements55. Mais là encore, cette critique ne cible pas en soi la notion de « cause historique », qui reste logi-quement acceptable pour la description des relations existantes entre cadres épistémologiques et pratiques institutionnelles (c’est le cas, par exemple, des reconstructions historiques de l’Histoire de la folie ou encore de Naissance de la clinique). Il s’agit plutôt de « voir autrement » les relations et les transfor-mations entre différents domaines de la pensée, en les libérant du présupposé causaliste. L’archéologie du savoir le remplace par le principe de la compa-raison entre relations : « Les rapports entre la linguistique et les œuvres litté-raires, entre la musique et les mathématiques, le discours des historiens et celui des économistes ne sont plus simplement de l’ordre de l’emprunt, de l’imitation ou de l’analogie involontaire, ni même de l’isomorphisme struc-tural : ces œuvres, ces démarches se forment les unes par rapport aux autres, existent les unes pour les autres56. »

Cette focalisation sur la pensée, entendue comme un tissu relation-nel, trouve bien évidemment son haut lieu dans le troisième chapitre de la deuxième partie de L’Archéologie du savoir, intitulé « La formation des objets57 ». Le cas ici privilégié est celui de l’apparition de la psychopathologie comme science à partir des relations imprévues entre des domaines de savoir

52. Cf. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 274.53. Manuscrit du séminaire Aron, op. cit., partie III.54. AS, p. 4, 5 ; « Préface à l’édition anglaise », op. cit., p. 879.55. « Préface à l’édition anglaise », op. cit., p. 879.56. « Sur les façons d’écrire l’histoire », op. cit., p. 622.57. AS, pp. 59-71.

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7 août 2015 10:54 -Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 364 / 472 - © PUF -

365 L’archive comme objet

7 août 2015 10:54 - Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 365 / 472 - © PUF -

hétérogènes dans un champ de relations discursives. L’analyse archéologique doit ainsi mettre en lumière les conditions de possibilité historiques et dis-cursives des objets scientifiques, comme un ensemble spécifique de relations qui sous-tend leur apparition : relations entre institutions, processus éco-nomiques et sociaux, formes de comportements, systèmes de normes, tech-niques, types de classification, modes de caractérisation. Dit autrement, « l’objet n’attend pas dans les limbes l’ordre qui va le libérer et lui permettre de s’incarner dans une visible et bavarde objectivité ; il ne se préexiste pas à lui-même, retenu par quelque obstacle aux bords premiers de la lumière. Il existe sous les conditions positives d’un faisceau complexe de rapports58 ». C’est la transformation des positivités, c’est-à-dire du champ relationnel des énoncés, qui permet l’apparition de nouveaux énoncés et donc de nou-veaux objets de savoir : « Ce ne sont pas les objets qui restent constants, ni le domaine qu’ils forment ; ce ne sont même pas leur point d’émergence ou leur mode de caractérisation ; mais la mise en relation des surfaces où ils peuvent apparaître, où ils peuvent se délimiter, où ils peuvent s’analyser et se spécifier59. » Là encore la description archéologique ne s’éloigne pas du niveau énonciatif et explique le changement par la transformation des relations hori-zontales entre énoncés plutôt que par les événements sous-jacents.

L’épistémè, par exemple, a pu être décrite comme une tranche d’histoire, une époque, comme une espèce de vision du monde ou encore, à l’instar du paradigme kuhnien, comme une sorte de modèle général des sciences qui attendrait d’être invalidé par la progression des connaissances. Or, comme Foucault l’explique dans un autre passage de L’Archéologie du savoir : « Par épistémè, on entend, en fait, l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés ; [...] L’ épistémè, ce n’est pas une forme de connaissance ou un type de ratio-nalité qui, traversant les sciences les plus diverses, manifesterait l’unité souve-raine d’un sujet, d’un esprit ou d’une époque ; c’est l’ensemble des relations qu’on peut découvrir, pour une époque donnée, entre les sciences quand on les analyse au niveau des régularités discursives60. » Il faudrait en somme voir les épistémès comme des ensembles mobiles, « des scansions, des décalages, des coïncidences qui s’établissent et se défont61 ».

Or, à l’intérieur d’une épistémè, toutes les relations entre énoncés ne sont pas du même niveau : Foucault distingue des relations primaires qui se donnent entre des institutions indépendamment du discours, et des relations « qu’on peut trouver formulées dans le discours lui-même62 ». Les relations discursives auxquelles s’intéresse l’archéologie ne sont ni internes ni externes au discours : elles sont en quelque sorte à la limite du discours,

58. AS, p. 65.59. Ibid.60. AS, p. 259.61. Ibid. et p. 260.62. AS, p. 66.

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366 Luca Paltrinieri

7 août 2015 10:54 -Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 366 / 472 - © PUF -

7 août 2015 10:54 - Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 367 / 472 - © PUF -

« elles déterminent le faisceau de rapports que le discours doit effectuer pour pouvoir parler de tels et tels objets, pour pouvoir les traiter, les nommer, les analyser, les classer, les expliquer, etc.63 », elles caractérisent le discours lui-même comme une pratique relationnelle, positive et réglée. Autrement dit, si le discours est productif, c’est que la pratique discursive elle-même consiste à mettre en relation des domaines divers, en établissant une série de relations entre des instances d’émergence, de délimitation et de spécifi-cation. Une stratégie discursive est précisément l’organisation d’un thème ou d’une théorie à travers des mises en relation de champs de savoirs différents. C’est là le domaine de l’analyse archéologique, qui « ne cherche pas à retracer l’histoire des référents, pour atteindre les choses dans une sorte d’expérience prédiscursive, mais juste à décrire la formation régulière des objets dans le discours et par le discours, entendus comme des pratiques qui forment sys-tématiquement les objets dont ils parlent64 ».

En réalité c’est le projet archéologique lui-même qui peut être décrit sous la forme d’une mise en relation stratégique entre différents domaines de savoir, sous la forme d’une épistémologie comparative. Transformer les discours de documents en monuments signifie ainsi les mettre en relation les uns avec les autres pour établir le jeu de différences qui les rend compa-rables entre eux, qui en établit les voisinages et les distances65. À l’instar de l’archéologue kantien, qui étudie les philosophies précédentes sans les inter-préter, mais en le disposant dans un tableau de conjectures qui sont autant d’étapes du développement nécessaire de la raison66, l’archéologue foucaldien construit des « tableaux » dans lesquels les discours sont ordonnés, distribués, et finalement confrontés entre eux, disposés en « séries de séries67 ». Lorsque ce type d’analyse comparative est appliqué à des événements discursifs éloi-gnés dans le temps, Foucault construit des « before and after pictures », selon la définition de Ian Hacking68 (que l’on pense par exemple à la comparaison entre le supplice de Damiens et le règlement d’une maison de jeunes détenus qui ouvre Surveiller et Punir)69. L’archéologue, en somme, s’intéresse moins au « pourquoi » qu’au « comment » : comment l’émergence ou la transfor-mation d’un domaine discursif a-t-elle été possible à un certain moment historique ? Comment le discours « fonctionne »-t-il à l’intérieur d’une culture donnée ?

Bien évidemment il n’est pas difficile de lire dans ces pages l’influence de la linguistique saussurienne ou de l’analyse ethnologique de Lévi-Strauss, dont le dénominateur commun était précisément l’idée d’une création de

63. AS, p. 67.64. AS, pp. 69-71.65. AS, p. 15 et p. 188. La notion de « monument » est empruntée à Martial Guéroult

(cf. Leçon inaugurale au Collège de France, 4 déc. 1951).66. Cf. sur ce point Luca Paltrinieri, L’Expérience du concept, op. cit., pp. 129-133.67. AS, p. 16.68. Ian Hacking, « Between Michel Foucault and Erving Goffman: between discourse in

the abstractand face-to-face interaction », Economy and Society, 33, 3, pp. 277-302.69. Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1976, pp. 9-13.

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367 L’archive comme objet

7 août 2015 10:54 - Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 367 / 472 - © PUF -

sens à partir de la nature relationnelle du langage, ou en tout cas de la dispo-sition et des liens entre les parties d’un système structuré symboliquement. L’analyse de Dumézil permettait, de son côté, de remplacer les explications causales par l’étude comparative des relations horizontales entre les mythes de civilisations éloignées dans le temps ou dans l’espace. De la même façon, dans l’archéologie du savoir, la description des relations qui sont à la « sur-face même des discours » visant à « rendre visible ce qui n’est visible que d’être trop à la surface des choses »70, s’oppose au paradigme philosophique des « causes premières » et des enchaînements temporels nécessaires71.

Il n’est pas trompeur, toutefois, de voir dans le rejet du causalisme éga-lement une influence de la philosophie analytique que Foucault lisait ces mêmes années. Dans la conférence de 1967, les énoncés sont définis comme des faits situés dans les temps et l’espace, ayant entre eux des relations qu’il faut décrire : et Foucault de citer à ce propos la proposition 2.141 du Tractatus, « les tableaux sont des faits72 ». Qui, plus que Wittgenstein, a en effet essayé de détacher l’analyse philosophique du modèle hypothético-causal de la science, fondé sur la relation « verticale » entre la cause et le fait ? Si le paradigme causaliste est pour lui grammaticalement correct dans l’explication des faits scientifiques, les problèmes moraux, esthétiques ou philosophiques appellent une forme de compréhension « synoptique », fondée sur la comparaison « horizontale » entre les usages linguistiques73. Là encore, les fiches de lecture rédigées par Foucault sur les propositions 124, 125 et 126 des Investigations philosophiques (sur la méthode descriptive en philosophie, par opposition à la méthode explicative des sciences naturelles) et 130 (sur la comparaison entre les jeux de langage) ou l’intérêt pour la philosophie comme activité thérapeu-tique destinée à guérir le langage de ses maladies philosophiques, témoignent d’une influence réelle et non seulement anecdotique de la philosophie de Wittgenstein sur l’élaboration de la méthode archéologique74. La question qui se pose à ce point est celle de la fonction de la construction historique à l’intérieur d’une philosophie qui s’adresse au quotidien et qui, mimant la

70. « Michel Foucault explique son dernier livre » (entretien avec J.-J. Brochier), Le Magazine littéraire, n° 28, avril-mai 1969, pp. 23-25, réédité dans DEI, pp. 799-807 : 800.

71. Cf. sur le rapport de Foucault à Lévi-Strauss et plus généralement à l’ethnologie, Philippe Sabot, « Granger et Foucault, lecteurs de Lévi-Strauss. L’anthropologie structurale entre épistémologie et archéologie des sciences humaines », in P. Maniglier (dir.), Le Moment philosophique des années soixante, Paris, Puf, « Philosophie française contemporaine », 2011, pp. 143-157.

72. Manuscrit du séminaire Aron, op. cit., partie II. Voir aussi l’article de M. Rueff, p. 333.

73. Cf. Luca Paltrinieri, « Pratique et langage chez Wittgenstein et Foucault », in A. Davidson et F. Gros, Foucault, Wittgenstein : de possibles rencontres, Paris, Kimé, 2011, pp. 41-77.

74. À propos du causalisme, Foucault lit aussi et résume un article de Zeno Vendler sur « Effects, results and consequences », où le philosophe américain, concluant à l’impossibilité d’établir une cause commune pour les effets, les résultats et les conséquences, sépare net-tement la voie des sciences naturelles de celle de la philosophie et de l’analyse linguistique (cf. Ronald J. Butler, Analytic Philosophy, New York, Barnes & Noble, 1962, pp. 1-15).

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368 Luca Paltrinieri

7 août 2015 10:54 -Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 368 / 472 - © PUF -

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« thérapie » wittgesteinienne, se définit désormais comme « un diagnostic de notre présent » et de la conjoncture culturelle de notre société75.

5.3. Du « maintenant » à l’« actuel ». En 1967, à Tunis, Foucault tient un cours sur l’histoire de la philosophie depuis Descartes, qui développe la méthode et les thèses des Mots et les Choses. Nous disposons désormais, déposés dans les archives de la BNF, non seulement des notes complètes du cours, mais surtout d’un manuscrit autographe de 212 feuillets recto/verso qui est rédigé comme un livre, en 15 chapitres76, et qui représente sans doute le texte le plus volumineux de Foucault sur la philosophie et l’histoire de la philosophie. Le parti pris du manuscrit est de voir la philosophie comme une formation discursive parmi d’autres, qui ne naît ni d’un domaine d’objets précis ni d’une langue particulière, mais se caractérise d’emblée comme « une manière de parler » dont l’archéologie doit analyser les conditions de possibilité en tant que transformations particulières de « notre culture » (expression qui revient à plusieurs reprises dans le manuscrit comme dans les entretiens de ces années). En effet, pour Foucault toutes les philosophies, depuis Descartes, obéissent à la légalité d’un même discours qui définit un système de choix entre dévoilement, interprétation, manifestation, critique. L’archéologie, dans ce contexte spécifique, se donnera alors la tâche de pré-ciser les nécessités discursives qui s’imposent à la philosophie depuis l’âge classique. Les chapitres centraux du livre décrivent les deux ruptures repré-sentées par Kant et Nietzsche, qui établissent respectivement le rapport de la philosophie à la critique et à l’actualité.

Au-delà de l’intérêt indéniable de cette reconstruction, sorte d’application de la méthode archéologique à l’histoire de la philosophie, il faut ici s’arrê-ter plus longuement sur la tâche que Foucault assigne à toute philosophie depuis le tournant nietzschéen. Dans le premier chapitre, significativement intitulé « Diagnostic », Foucault affirme que la philosophie contemporaine s’écarte désormais de sa voie royale, qui était de fonder ou achever le savoir et d’énoncer l’être ou l’homme, et se donne une tâche de diagnostic qui la rapproche des arts militaires du repérage et de la balistique. Certes, cette tâche de diagnostic est très ancienne : on peut la faire remonter à l’analogie entre la médecine et la philosophie chez les Grecs, les deux disciplines se donnant pour tâche d’aller au-delà du visible et du symptôme pour inter-préter le sens caché et guérir la maladie. Pourtant, c’est bien cette allégorie de la profondeur que l’archéologie, et plus largement la philosophie contempo-raine, commencent à dissoudre lorsqu’elles se donnent pour tâche « de dia-gnostiquer sans écouter une parole plus profonde, sans pourchasser un mal

75. Cf. « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” » (entretien avec G. Fellous), La Presse de Tunisie, 12 avril 1967, p. 3, réédité dans DEI, pp. 608-612 : 610 ; « Sur les façons d’écrire l’histoire », op.cit., p. 625 ; « Qui êtes-vous Professeur Foucault ? », op.cit., p. 634.

76. Boîte LVIII, chemise 1. Le dernier chapitre n’est pas numéroté et semblé avoir été ajouté par la suite. Les feuillets sont en réalité au nombre de 213 (la page 98 est attribuée deux fois).

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369 L’archive comme objet

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invisible77 ». Si on le compare au travail de l’exégète ou du thérapeute, le labeur de la philosophie apparaît « léger et discret, doucement inutile » : elle doit simplement énoncer ce qu’il y a autour de nous, « ce qui nous traverse et qui nous échappe en même temps » ; elle doit reconnaître notre « aujourd’hui » comme le moment d’un passage, destiné à disparaître dans le moment même de l’énonciation78. On retrouve cette définition nietzschéenne du philosophe comme « l’homme du jour et du moment » au fil des entretiens que Foucault donne en ces années : « Diagnostiquer le présent, dire ce que c’est que le présent, dire en quoi notre présent est différent et absolument différent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire notre passé. C’est peut-être à cela, à cette tâche-là qu’est assignée maintenant la philosophie79. »

Cet ancrage dans le présent n’est pourtant pas, pour Foucault, un carac-tère spécifique de la philosophie contemporaine. La forme particulière du discours philosophique occidental, depuis l’âge classique, est déterminée précisément par le rapport que ce discours entretient à un présent contingent qui doit pourtant se constituer comme support de la manifestation d’une vérité éternelle. La triade du « je-ici-maintenant80 » représente le jeu par lequel le mouvement de la vérité vient à sa manifestation et où l’évidence se dévoile en tant que conscience saisissant le « je » qui pense. Ce qui organise le geste philosophique est précisément la tentative de montrer comment la vérité, l’espace et le temps se nouent au présent sous la forme d’une subjec-tivité invisible, mais instituante, qui disparaît et se reforme incessamment. Que la vérité se dévoile d’un coup à l’attention du sujet ou que ce dernier soit pris dans le mouvement même par lequel la vérité vient à l’évidence, c’est toujours dans le présent, dans le jeu du « je-ici-maintenant », que la vérité se manifeste dans le discours philosophique. C’est pourquoi le discours philo-sophique depuis Descartes ne peut pas se passer d’une théorie du sujet qui permet de reprendre, réabsorber et finalement conjurer ce « maintenant » sous la forme d’une conscience de soi. Définir l’enchevêtrement du cogito et de la philosophie comme mode d’être propre au discours philosophique, c’est alors l’enjeu de la longue séquence comparative entre le discours phi-losophique et le discours scientifique et littéraire ouverte par le deuxième chapitre du manuscrit, justement intitulé « Maintenant ».

On caractérise souvent l’opposition entre les discours philosophique et scientifique selon le binôme subjectivité/objectivité : une philosophie de l’existence et de la subjectivité doit parler du sujet dans la mesure où elle se consacre à quelque chose qui n’est pas objectivable. Inversement, et c’est la tentative husserlienne, on peut chercher à fonder scientifiquement la théorie du sujet pour ensuite asseoir les vérités scientifiques sur la vérité du sujet constituant. Il est important de souligner que Foucault écarte ces

77. Le Discours philosophique, chap. I : « Le diagnostic »78. Ibid.79. « Foucault répond à Sartre », op.cit., p. 693.80. Le Discours philosophique, chap. II : « Maintenant ».

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370 Luca Paltrinieri

7 août 2015 10:54 -Comment lire L’archéologie du savoir de Michel Foucault ? - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 370 / 472 - © PUF -

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deux perspectives réflexives précisément parce qu’elles refoulent la contin-gence du « maintenant » qui définit le discours philosophique lui-même.

À la différence du discours scientifique, qui ne peut fonder l’universalité de ses vérités qu’en expulsant son « maintenant », et du discours littéraire, qui au contraire invente un ici et un maintenant muets sur lequel il peut arti-culer l’imitation de la parole ordinaire, la philosophie cherche constamment à mettre en mots son propre « maintenant », à en faire la théorie et à le jus-tifier comme le moment où la vérité vient à l’universel. Le projet inavoué de la philosophie de Descartes à Husserl a été de montrer que « le ici est le lieu de tous les ici » et que le présent est la structure de toutes les temporalités : « Tout comme la justification de son maintenant contraint le discours philo-sophique à devenir comme dévoilement ou comme manifestation, l’inter-prétation de ce même maintenant le contraint à être ou une recherche de l’origine, ou une recherche du sens81. » Ainsi la recherche incessante de l’être fondamental du sujet et le recul vers l’origine, que Foucault avait déjà qua-lifiés d’impasses d’une philosophie qui se pense selon les deux modèles de la métaphysique de la représentation et de l’anthropologie82, ne sont pas des « choix dans une tradition » mais des contraintes imposées par la structure du discours philosophique.

L’analyse archéologique de ce discours consistera alors à découvrir « comment il est capable d’indiquer de lui-même l’aujourd’hui où il se trouve situé83 », en somme comment il peut prendre en compte les conditions d’accès à la vérité qui lui sont données dans le moment présent. L’archéologie ne se situe donc pas sur le même niveau que le discours philosophique, elle cherche plutôt à comprendre comment ce discours si particulier se donne une sorte d’autorisation d’accès à la vérité qui se manifeste en lui, et qui constitue sa justification à partir du présent et sous la forme de la subjecti-vité. La description archéologique cherchera alors à cerner ce discours non pas comme une forme générale de la raison, mais comme une forme histo-rique, qui a un moment et un lieu de naissance très précis et surtout des conditions de possibilité dont il s’agit de vérifier la pertinence aujourd’hui.

Or, cette possibilité de prendre la philosophie comme objet d’un dia-gnostic n’est donnée qu’après la « nouvelle mutation » dont la pensée de Nietzsche est le symptôme le plus éclatant. Dans le manuscrit sur le Discours philosophique, le « moment Nietzsche » représente l’ouverture de la crise dans laquelle la philosophie contemporaine se perd, s’éloigne d’elle-même et se retrouve ensuite condamnée à réfléchir à cette dépossession de soi qui caractérise son présent. Le « grand pluralisme » de Nietzsche, opposant la multiplicité des forces, des sens, des dieux, et des « moi » à l’unicité du sujet et de la méthode, a désarticulé le discours philosophique occidental en dissolvant ce qui le distinguait des autres modalités discursives : ainsi le

81. Ibid., chap. IV : « Fiction et philosophie ».82. Les Mots et les Choses, op.cit., pp. 229 sq.83. Le Discours philosophique, chap. II : « Maintenant ».

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371 L’archive comme objet

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philosophe devient historien, psychologue, littéraire84. D’une part la possi-bilité d’accomplir des « actes philosophiques » s’est dispersée à l’intérieur d’autres discours : les mathématiques avec Bourbaki, la littérature avec Mallarmé, Rilke, Blanchot, la politique avec Artaud et Bataille. D’autre part c’est l’individualité paradoxale du philosophe lui-même qui est désormais en crise : au cogito de Descartes, geste suprême d’une subjectivité destinée à s’effacer dans son propre discours, se substitue l’Ecce Homo de Nietzsche, qui introduit le philosophe dans l’ici et maintenant, tout en lui assignant une identité intermittente qui disparaît et renaît à chaque acte de discours.

Avec Nietzsche, en somme, l’interrogation kantienne sur les conditions de possibilité de la philosophie en général devient une interrogation sur le philosophe « comme espèce parlante ». Si Kant lassait ouverte la possibilité d’un rapport positif du discours philosophique avec les domaines tradition-nels de l’investigation sur le sujet et de la recherche d’un fondement, la philo-sophie post-nietzschéenne devra désormais s’en détourner précisément parce que disparaît la possibilité d’une justification universaliste de l’accès, « main-tenant », à la vérité. Ainsi la philosophie contemporaine prend généralement la forme de l’interrogation et du recul par rapport au discours philosophique de la modernité, mais cette prise de distance a paradoxalement lieu dans les dimensions, acceptées naïvement, des discours traditionnellement rivaux de la philosophie moderne. Ainsi le positivisme logique appellera métaphysique tout énoncé philosophique qui n’a pas la forme de l’énoncé scientifique, mais elle renoncera par conséquent à l’analyse du sujet et à l’investigation sur les fondements. La philosophie heideggérienne, en revanche, se rapprochera d’une poésie censée retrouver la dispersion première du Logos et la différence de l’Être, en qualifiant de « métaphysique » tout discours philosophique qui prétend atteindre les fondements par la réflexion, mais elle renoncera ainsi à toute pensée pratique, inévitablement reprise par une métaphysique de la volonté. À l’inverse, la philosophie existentielle cherchera à reprendre la tâche de la philosophie dans un discours dialectique où s’engage la liberté, l’acti-vité, l’histoire des hommes, sous peine de disqualifier tout discours qui ne se donnerait pas la forme d’une critique de l’implicite. De l’autre côté, la fusion entre exégèse religieuse et interprétation philosophique a fini par qualifier de métaphysiques tous les discours qui, se donnant la forme de l’enchaînement causal, refoulent la transcendance. Ainsi, d’un extrême à l’autre, l’accusation de « métaphysique » frappe soit un discours philosophique qui assigne au langage la possibilité de dire l’être, soit un discours qui voudrait dire l’être des choses par l’analyse de la langue.

Or, ces quatre nouvelles formes du discours philosophique contem-porain, dans leur face-à-face, maintiennent précisément cette métaphysique de la représentation que Foucault imputait au discours philosophique de la modernité. Leur « recul » par rapport au « vide » ouvert dans la philosophie par Nietzsche se situe dans l’espace même qui avait rendu possible le discours

84. Ibid., chap. XI : « La nouvelle mutation ».

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philosophique moderne, dont elles n’ont pas abandonné le dessein général85. Ainsi, tout en prenant pour objet ce « vide », elles ne prennent pas acte de la transformation du rôle du philosophe annoncée par Nietzsche : non plus dire le « vrai », à partir de son « maintenant », mais se tourner vers le sys-tème de son actualité, c’est-à-dire vers ce qui est extérieur à la philosophie et n’appartient plus à l’ordre de son discours.

En ce sens, c’est précisément en se donnant comme objet le « nihilisme » de la philosophie contemporaine – qui n’est à vrai dire rien d’autre qu’une réponse inadéquate, parce qu’anachronique, au vide ouvert par l’événement Nietzsche – que l’archéologie devient elle-même une « ethnologie interne de notre culture et de notre rationalité86 ». Autrement dit, plus qu’un enga-gement dans le rang du structuralisme, l’archéologie se révèle comme une enquête sur les conditions de possibilité des oppositions humanisme/struc-turalisme, sens/système, interprétation/formalisation qui traversent la philo-sophie contemporaine. Le manuscrit sur le Discours philosophique montre ainsi que l’archéologie foucaldienne a pu être une tentative de surmonter la crise de la philosophie contemporaine en la replaçant à l’intérieur d’une mutation plus générale de notre régime discursif.

6. L’archive comme objet

C’est donc une enquête sur l’impensé de la philosophie post- nietzschéenne et sur sa cécité face à la mutation de tout l’univers du dis - cours, corrélative de l’effacement du discours philosophique classique, qui convainc Foucault à redéfinir l’archéologie comme une enquête de dia-gnostic sur l’actualité. Reste à savoir « comment [on] pourrait énoncer le mode d’être du discours à l’intérieur duquel on parle87 », ce qui sera le sujet de trois derniers chapitres du manuscrit. Il s’agit pour Foucault de saisir la « mutation dans laquelle nous sommes pris » en acceptant la discontinuité qui caractérise notre présent « même et surtout lorsqu’elle nous dérobe de notre sol »88. De ce point de vue, si les philosophies du « tournant linguis-tique », qui ont cherché à décrire notre présent par l’intérêt porté au langage, ont saisi la nouveauté de la fonction structurante du langage, ils lui ont trop souvent attribué la place jadis réservée à la vérité, à la connaissance, à la conscience, comme si le souci du langage était la réponse à de vielles inter-rogations. Or, pour Foucault, la nouvelle donne est au contraire à chercher

85. Toutefois l’attaque la plus violente est, encore une fois, dirigée contre la phénomé-nologie de Merleau-Ponty, sorte de synthèse qui voudrait en même temps « justifier toutes les structures naïves de la logique et l’analyse de l’a priori de l’expérience », en s’installant comme fondement de toutes les formes de la pensée contemporaine : « La phénoménologie c’est l’ombre portée sur lui-même, de tout le discours philosophique tel qu’il a existé depuis trois siècles dans le monde occidental ».

86. « Sur les façons d’écrire l’histoire », op.cit., p. 626.87. Le Discours philosophique, chap. XII : « Penser après Nietzsche ».88. Ibid., chap. XIII : « L’archive ».

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373 L’archive comme objet

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dans la prolifération du langage, dans sa conquête de nouveaux espaces et dans l’extension inédite d’un discours dont il faut conserver les traces : la mutation la plus importante de notre régime du discours est « l’organisation d’une archive intégrale89 », où il faut entendre par « archive » l’ensemble de tous les discours avec les conditions qui maintiennent leur cohérence et leur autonomie dans une culture donnée.

En effet, si le discours est ce qui a été effectivement dit, l’archive repré-sente l’autre face du discours, le principe de sélection des énoncés, l’espace de transformation, de circulation, de contrainte qui garantit la corrélation entre groupes d’énoncés : il n’y a de discours que dans la mesure où il existe une archive, et inversement l’existence de cette dernière dépend de l’auto-nomie et de la cohérence atteintes par l’ensemble d’énoncés d’un discours. Le discours apparaît alors comme une série infinie de différences minuscules qui repose sur l’homogénéité de l’archive, et inversement une mutation de l’archive n’apparaîtra comme telle que dans la mesure où elle s’inscrit dans des configurations discursives relativement stables. Ainsi, toutes les modifi-cations et transformations qui apparaissent sur l’une de deux faces n’existent que par la stabilité et l’identité de l’autre face, les événements du discours instaurant la continuité de l’archive et réciproquement.

Dans le domaine du langage, cette réalité biface de l’archive-discours se situe entre le système de la langue et les actes de parole et permet donc de comprendre pourquoi seulement certaines possibilités énonciatives, parmi toutes celles qu’offre le système de la langue, sont effectivement réalisées90. Mais l’isolement de cet espace intermédiaire de l’archive-discours a des consé-quences encore plus importantes pour l’histoire archéologique, car il permet d’esquiver les pièges de l’histoire des idées et de l’histoire des mentalités, en autorisant l’archéologue à chercher le système de contrainte d’une culture non pas dans les formes sociales ou économiques, ni dans une sorte de « pou-voir de la pensée », mais dans la façon dont les formes discursives existantes dans l’archive déterminent des « points de choix » qui permettent à leur tour l’émergence de nouveaux discours. Par conséquent, il faut aussi entendre par archive ce qui permet l’analyse d’une culture au sens large, entre la pensée et les conditions d’existence : l’archive-discours est « l’universel interstice », analysable selon ses formes et lois propres par « une discipline qui sera à la fois relais, étape nécessaire entre certaines disciplines déjà constituées, et analyse de cela même qui le rend possibles »91. Cette discipline qui traite de l’archive comme d’une forme du tri, principe de choix qui recueille, rejette et permet l’inscription, la conservation et la circulation des énoncés des dis-cours, c’est précisément l’archéologie.

Bien évidemment, si l’archéologie est l’analyse de l’archive-discours, elle est d’emblée confrontée à des limites infranchissables, car une culture n’a

89. Ibid., chap. XIII et chap. XV : « La mutation d’aujourd’hui ».90. Voir dans ce volume p. 340.91. Ibid., chap. XIII : « L’archive ».

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accès à ce qu’elle est que dans l’élément de son archive : elle ne peut parler que par les énoncés possibles dans son archive, surtout elle ne peut pas parler de l’archive sans que chacun de ses discours ne soit repris dans l’archive lui-même. C’est pourquoi « une culture ne pourra jamais atteindre une ethno-logie générale d’elle-même92 » : tout au plus elle pourra faire des analyses partielles, explorer par l’intérieur, et « comme par tâtonnement », ses limites absolues, ou encore « indiquer de loin, en pointillé, ce qui en est aujour-d’hui de l’ordre général du discours »93. Autrement dit, l’archéologie peut réaliser son diagnostic seulement par l’histoire, ou mieux en faisant valoir la recherche historico-archéologique comme une espèce d’ethnologie de notre culture : « Par une comparaison interne, mais diachronique, pourrions-nous indiquer quelque chose qui caractérise notre actuel système de discours et d’archive94. » L’archéologue n’est rien d’autre que l’historien dont la tâche est de « dire, négativement, en décrivant ce qui a été dit, quelle est la différence d’aujourd’hui95 ». Et Foucault, dans le dernier chapitre du manuscrit sur Le Discours philosophique, retrace une longue histoire, de l’Antiquité à nos jours, de la disposition de l’archive et du discours : en d’autres termes, une histoire du domaine de ce qu’il appellera, dans L’Archéologie du savoir, « le savoir » en tant que champ d’historicité et espace de conditions de possibilité où peut se situer un sujet connaissant96.

Or c’est précisément la spécificité de la tâche du diagnostic qui justifie l’importance que Foucault assigne à l’élément de la rupture. Nous avons vu que l’archéologue n’affirme pas les discontinuités en tant que telles, mais les postule afin de faire émerger des nouvelles périodisations. Mais une « histoire totale » de l’archive-discours est tout aussi impossible qu’une « ethnologie générale » de notre culture : on ne peut faire l’histoire du discours qu’en prenant appui sur la stabilité anhistorique de l’archive, et inversement on ne peut faire l’histoire de l’archive qu’en neutralisant les différences conti-nues du discours. C’est là que le principe anticausaliste de la comparaison devient essentiel, car nous ne pouvons décrire l’archive que par la différence des autres cultures et des autres époques « à partir de la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui l’indique dans son altérité ; c’est ce qui, hors de nous, nous délimite97 ». En somme, seuls les discours qui « ont cessé d’être les nôtres » peuvent parler de notre présent et nous dire qui nous sommes, et c’est pour cette raison que l’analyse archéologique des discours passés peut valoir comme « notre diagnostic98 ». Mais pour pouvoir définir ce qui est différent de nous, écrit Foucault dans le manuscrit, il faut

92. Le Discours philosophique, op.cit., chap. XIV (sans titre).93. Ibid., chap. XIII : « L’archive ».94. Ibid., chap. XIV (sans titre).95. Manuscrit du séminaire Aron, partie III. Sur l’archéologie comme « théologie néga-

tive », voir Luca Paltrinieri, L’Expérience du concept, op.cit., pp. 160-161.96. AS, p. 248.97. AS, p. 179.98. AS, p. 180.

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375 L’archive comme objet

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déjà présupposer que le « nous » que nous sommes se situe d’emblée dans une « discontinuité préalable », que nous vivons, en somme, dans un monde de la rupture. Les ruptures sont « des événements globaux qui concernent à la fois l’archive et le discours » et qui permettent déjà de postuler la dis-continuité entre notre présent et le nuage des discours passés, et donc de faire valoir l’analyse historique comme un diagnostic de notre présent99. L’on voit bien, en somme, que l’hypothèse de la « rupture », loin d’obéir aux exigences de la description historique, est d’abord requise par la spécificité d’une ana-lyse qui se donne en premier lieu la tâche de « diagnostiquer le présent » et dire l’actualité d’un « nous ». Il ne reste désormais qu’un pas à faire vers la généalogie100.

Conclusion

Si L’Archéologie du savoir ne peut pas être archivé tout simplement comme un livre-échec ou considéré comme un essai de méthodologie rétrospective, c’est que tout au long du parcours tourmenté qui conduit à son écriture on voit Foucault esquisser les principes d’une analyse historique qui est déjà généalogique. Il ne faut sans doute pas attendre l’irruption d’une perspective « politique » pour voir émerger la démarche historique de la généalogie : le principe de la discontinuité entre le présent et le passé, qui ouvre le jeu des comparaisons diachroniques, le refus du causalisme historique et surtout la définition de la tâche de diagnostic axée sur le présent, sont autant de prin-cipes méthodologiques que l’on retrouvera dans les enquêtes généalogiques des années 1970. L’opposition courante entre archéologie et généalogie, défi-nissant la deuxième comme une méthode issue de l’échec de la première, doit alors être rediscutée. Sans doute les efforts pour définir la spécificité de l’histoire archéologique relèvent-ils d’une démarche de justification rétro-spective, par laquelle Foucault répond à ses adversaires qui l’accusent de vou-loir « tuer l’histoire ». Mais il ne s’agit pas seulement d’un plaidoyer en faveur des enquêtes déjà accomplies. En traçant le difficile parcours de l’archéologie entre la Scylla de l’histoire des idées et le Charybde de l’histoire des mentali-tés, Foucault fait plus que se pencher sur le passé : il tâtonne, il expérimente, il cherche à se forger des instruments.

Le manuscrit sur le Discours philosophique représente une étape impor-tante et méconnue de ce tâtonnement : de par son objet et sa démarche, qui le situent directement dans la continuité des Mots et les Choses, il est difficilement réductible à une étape préparatoire de L’Archéologie du savoir. Il représente plutôt un développement indépendant de l’archéologie qui, en

99. Le Discours philosophique, op.cit., chap. XIV (sans titre).100. Cf. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Hommage à Jean Hyppolite,

Paris, Puf, « Épiméthée », 1971, réédité dans DEI, pp. 1004-1024. Sur l’explication de ce pas, voir Luca Paltrinieri, L’Expérience du concept, op.cit., pp. 162-181.

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se donnant pour objet le discours philosophique lui-même, parvient à une première redéfinition de l’archéologie comme une enquête de diagnostic sur notre actualité. Foucault pouvait faire de l’archéologie comme un discours de deuxième degré sur notre culture, distingué à la fois du discours his-torique et du discours philosophique. En désignant la nappe du discours-archive comme son objet propre, il annonçait la transformation insensible de l’archéologue du savoir en « historien du présent ».

Luca Paltrinieri(LabTop, CRESPPA, UMR 7217, université Paris-VIII-Saint-Denis,

université Nanterre-Paris-Ouest-La-Défense, CNRS)

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